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Directeur de la publication : Edwy Plenel Dimanche 20 Avril www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/55 Sommaire Les nouveaux visages de l’UMP LE SAMEDI 19 AVRIL 2014 | PAR ELLEN SALVI p. 7 Aquilino Morelle, la chute d’un artisan du remaniement PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 8 Elysée: les folies du conseiller de François Hollande PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 13 « Poutine va un jour ou l'autre rejeter l'accord » sur l'Ukraine PAR AMÉLIE POINSSOT p. 16 Jean Echenoz, piéton du monde PAR CHRISTINE MARCANDIER p. 17 Nantes: le chef de la police assume sans réserve les blessés par Flashball PAR LOUISE FESSARD p. 19 Algérie: Bouteflika réélu, c'est «la victoire des affairistes et de l'informel» PAR PIERRE PUCHOT p. 21 Ce que Valls devrait apprendre de l'expérience Zapatero PAR MARTINE ORANGE p. 23 Le «gel» de Manuel Valls est un acide : la preuve PAR HUBERT HUERTAS p. 25 Dans le Vaucluse, des élus UMP et FN font alliance PAR MARINE TURCHI p. 26 Ezra Suleiman : «Une élite française qui se sert plus qu'elle ne sert» PAR JOSEPH CONFAVREUX p. 29 Le parlement européen se réforme après le piratage de ses mails PAR JÉRÔME HOURDEAUX p. 32 A l'Assemblée, une ancienne de BNP Paribas prend les commandes du budget PAR MATHIEU MAGNAUDEIX p. 34 Un plan d’austérité injuste, dangereux et illégitime PAR LAURENT MAUDUIT p. 37 Cambadélis placé au premier rang d'un PS crépusculaire PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 39 Travailleurs détachés: la fin du «dumping social» n'est pas pour demain PAR LUDOVIC LAMANT p. 41 Le dumping fiscal, cette « compétition » qui ruine l'Europe PAR DAN ISRAEL p. 46 Joseph Daul, l'anti-Mélenchon au parlement européen PAR LUDOVIC LAMANT p. 49 Le génie de Wang Bing ? Filmer le travail de l'homme dans un monde sans travail PAR EMMANUEL BURDEAU p. 51 Un ancien de Mobil Oil: «Le gaz de schiste est pire que le charbon» PAR JADE LINDGAARD p. 54 L'histoire oubliée des prisonniers du FLN PAR JOSEPH CONFAVREUX Les nouveaux visages de l’UMP LE SAMEDI 19 AVRIL 2014 | PAR ELLEN SALVI Ils ont moins de 40 ans et ont créé la surprise aux municipales en faisant basculer des dizaines de villes de gauche à droite. Alors que leurs aînés s’épuisent dans des batailles d’ego, les jeunes élus UMP se veulent loin de la droitisation et des « vieilles méthodes » de leur parti.

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Sommaire

Les nouveaux visages de l’UMPLE SAMEDI 19 AVRIL 2014 | PAR ELLEN SALVI

p. 7

Aquilino Morelle, la chute d’un artisan duremaniement PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 8

Elysée: les folies du conseiller de FrançoisHollande PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 13

« Poutine va un jour ou l'autre rejeter l'accord »sur l'Ukraine PAR AMÉLIE POINSSOT

p. 16

Jean Echenoz, piéton du monde PAR CHRISTINE MARCANDIER

p. 17

Nantes: le chef de la police assume sans réserveles blessés par Flashball PAR LOUISE FESSARD

p. 19

Algérie: Bouteflika réélu, c'est «la victoire desaffairistes et de l'informel» PAR PIERRE PUCHOT

p. 21

Ce que Valls devrait apprendre de l'expérienceZapatero PAR MARTINE ORANGE

p. 23

Le «gel» de Manuel Valls est un acide : lapreuve PAR HUBERT HUERTAS

p. 25

Dans le Vaucluse, des élus UMP et FN fontalliance PAR MARINE TURCHI

p. 26

Ezra Suleiman : «Une élite française qui se sertplus qu'elle ne sert» PAR JOSEPH CONFAVREUX

p. 29

Le parlement européen se réforme après lepiratage de ses mails PAR JÉRÔME HOURDEAUX

p. 32

A l'Assemblée, une ancienne de BNP Paribasprend les commandes du budget PAR MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 34

Un plan d’austérité injuste, dangereux etillégitime PAR LAURENT MAUDUIT

p. 37

Cambadélis placé au premier rang d'un PScrépusculaire PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 39

Travailleurs détachés: la fin du «dumping social»n'est pas pour demain PAR LUDOVIC LAMANT

p. 41

Le dumping fiscal, cette « compétition » qui ruinel'Europe PAR DAN ISRAEL

p. 46

Joseph Daul, l'anti-Mélenchon au parlementeuropéen PAR LUDOVIC LAMANT

p. 49

Le génie de Wang Bing ? Filmer le travail del'homme dans un monde sans travail PAR EMMANUEL BURDEAU

p. 51

Un ancien de Mobil Oil: «Le gaz de schiste estpire que le charbon» PAR JADE LINDGAARD

p. 54

L'histoire oubliée des prisonniers du FLN PAR JOSEPH CONFAVREUX

Les nouveaux visages de l’UMPLE SAMEDI 19 AVRIL 2014 | PAR ELLEN SALVI

Ils ont moins de 40 ans et ont créé la surprise aux municipales enfaisant basculer des dizaines de villes de gauche à droite. Alorsque leurs aînés s’épuisent dans des batailles d’ego, les jeunes élusUMP se veulent loin de la droitisation et des « vieilles méthodes» de leur parti.

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L’UMP comptait sur eux pour remporter les municipales.Elle devra désormais compter avec eux pour se reconstruire.Christophe Béchu à Angers, Arnaud Robinet à Reims, GéraldDarmanin à Tourcoing, Xavier Bonnefont à Angoulême, LaurentMarcangeli à Ajaccio… Leurs noms sont encore méconnus dugrand public et pourtant, ces jeunes élus sont devenus il y a quinzejours les nouveaux chouchous des ténors de la droite qui lorgnentla présidentielle de 2017 et tentent de se constituer d’ici là unvivier de fidèles.

Ils sont une petite trentaine. Ont moins de 40 ans. Et ontcréé la surprise les 23 et 30 mars derniers, en faisant basculerdes villes ancrées à gauche depuis plusieurs années. Loindes querelles intestines de leur parti qu’ils disent regarder« d’un œil consterné », ils souhaitent dépoussiérer l’UMP, ens’affranchissant de l’héritage de leurs aînés et en profitant de leurconnaissance du terrain pour porter de nouvelles idées sur le plannational.

Sur les quelque 175 villes de plus de 9 000 habitants récemmentpassées à droite, 109 communes ont été conquises par despersonnalités issues du premier parti de l’opposition (auxquelless’ajoutent 41 villes remportées par des candidats Divers droite, 22UDI, 3 MoDem et 1 Nouveau Centre). La liste des maires UMPfraîchement élus confirme la faiblesse du renouvellement de lavie politique française en matière de parité, puisque seules 15femmes y figurent (pour 94 hommes). En revanche, la “vaguebleue” a fait émerger un nombre important de jeunes responsablespolitiques, 58,72 % d’entre eux ayant moins de 50 ans.

Qui sont ces nouvelles figures de l’UMP ? Plusieurs d’entre ellesont d’abord écumé les bancs de la fac de droit avant de se lanceren politique (Laurent Marcangeli, 33 ans, à Ajaccio ; FlorencePortelli, 35 ans, à Taverny ; Laurent Brosse, 28 ans, à Conflans-Sainte-Honorine…). D’autres sont issues du privé (Jean-DidierBerger, 34 ans, à Clamart ; Ugo Pezzetta, 39 ans, à la Ferté-sous-Jouarre…). D’autres encore collaboraient dans l’ombre depersonnalités politiques de premier plan (Brice Rabaste, 32 ans,à Chelles, chef de cabinet de Jean-François Copé ; Grégoire deLasteyrie, 29 ans, à Palaiseau, passé par le cabinet de NathalieKosciusko-Morizet à l’écologie).

À l’exception de quelques-uns, ces nouveaux élus ont derrièreeux plusieurs années de militantisme. Les premiers tracts qu’ilsont distribués étaient estampillés RPR ou UDF. À la création del’UMP en 2002, ils ont suivi Nicolas Sarkozy et ses promessesd'ouverture. La plupart d’entre eux étaient déjà largement rompusà la chose politique avant de s’installer dans leur fauteuil de maire.En témoigne le parcours du nouvel édile d’Angers, ChristopheBéchu, 39 ans, dont le CV n’a rien à envier aux baronnies locales :adjoint au maire d’Avrillé (1998-2008), président du conseil

général de Maine-et-Loire (depuis 2004), conseiller régional desPays de la Loire (2010-2011), député européen (2009-2011),sénateur de Maine-et-Loire (depuis 2011)…

Le nouveau maire d'Angers, Christophe Béchu. © Reuters

La liste des nouveaux maires UMP de moins de 40 ans compteégalement un certain nombre de députés, dont certains élus pour lapremière fois en 2012. Ils ont choisi de s’engager pour un mandatlocal, en sachant déjà qu’ils devraient choisir entre la mairie etle Parlement à compter de 2017, date à laquelle s’appliquera laloi sur le non-cumul des mandats. Laurent Marcangeli fait partiedes cinq députés UMP ayant voté en faveur du texte. « Je ne mereprésenterai pas aux législatives de 2017 », tranche-t-il.

Soutien de Jean-François Copé, mais n’appartenant à « aucunechapelle », le nouvel édile d’Ajaccio (Corse-du-Sud) est fierd’avoir « fait mentir tous les sondages » en battant celui quidirigeait la ville depuis 2001, Simon Renucci (Corse, social-démocrate, apparenté PS). Encarté au RPR à l’âge de 17 ans,secrétaire national de l’UMP depuis 2013, il souhaite désormaisrester implanté en Corse et « apporter (sa) contribution » à la viede son parti grâce à sa « vision du terrain ».

Les députés Gérald Darmanin – nouveau maire de Tourcoing(Nord) – et Arnaud Robinet – qui a remporté Reims (Marne) –ont quant à eux voté contre le non-cumul des mandats. « Lespropositions de loi ont un impact direct sur la vie des collectivités,il me semble donc nécessaire d’avoir un mandat local et unmandat national. Mais si la loi doit être appliquée, je garderaila mairie », promet aujourd’hui Robinet. Darmanin a lui aussiexpliqué sur son blog qu’il choisirait, le cas échéant, son mandatde maire.

« Tout ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir »Benjamin des députés UMP, ancien collaborateur de ChristianVanneste et de David Douillet, désormais membre de la “teamXB” (pour Xavier Bertrand), Gérald Darmanin a voté contrele non-cumul des mandats parce qu'il jugeait le texte troppeu ambitieux. Lui plaide pour un changement plus profonddes pratiques politiques, prônant notamment le non-cumul desmandats dans le temps, qu’il considère comme « le contraire durenouvellement ».

Un discours qui aura su séduire les électeurs, mais qui ne convaincguère au sein de son propre camp. « Les jeunes députés commeDarmanin sont comme tous les autres, regrette l’un de sescollègues parlementaires UMP, sous couvert de “off”. Sitôt élus

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à l’Assemblée, ils se sont empressés d’aller conquérir une ville.Tout ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir. J’ai hâte de voir ce qu’ilsferont en 2017… Ils espèrent tous devenir ministres. Je vois malcomment ils y arriveront sans mandat national. »

Courtisés par les candidats à la primaire de 2016, qui ontsurchargé leurs agendas pour venir les soutenir lors desmunicipales, les nouveaux maires UMP sont également suivisde très près par Nicolas Sarkozy. L’ancien président de laRépublique a ainsi multiplié les coups de fil de félicitations àl’issue du second tour. « Ça ne vous dérange pas qu'on nousécoute ? », aurait-il lancé à certains en guise d’introduction,rapporte Le Parisien.

Sarkozy reçoit plusieurs jeunes députés UMP, en septembre 2013. Parmi eux(à droite, sur la photo), Darmanin et Marcangeli. © www.cadets-bourbon.com

« Il m’a appelé pour me féliciter et me dire de ne pas changer »,se réjouit le nouvel édile de Saint-Étienne (Loire), Gaël Perdriau,qui ne cache pas sa fierté d’avoir été personnellement convié àrencontrer « prochainement » Sarkozy dans ses bureaux parisiens.« J’ai évidemment accepté !J’ai toujours fait campagne pourlui. Je le trouve franc, direct, courageux », s’enthousiasme-t-il,avant de nuancer son propos : « Après, je ne sais pas si l'onpeut faire du neuf avec du vieux… » Plusieurs nouveaux mairesUMP ont confirmé à Mediapart avoir été invités à participer,dans les semaines à venir, à des déjeuners collectifs organisés ruede Miromesnil, en compagnie d'autres jeunes élus et de l'ancienprésident.

En attendant que les rencontres informelles et les coups de filintéressés se transforment en propositions concrètes, les jeunesélus répètent à l’envi que seul leur mandat local compte. Unegrande carrière nationale ? Plus tard. Peut-être. « On est encoreloin de tout ça », souffle Laurent Marcangeli. « Le terrain,c’est la force de la nouvelle génération, souligne Grégoire deLasteyrie, 29 ans, qui a détrôné l’ancien ministre de la ville,François Lamy, à Palaiseau (Essonne). À la veille du premiertour des municipales, on avait frappé à 95 % des portes dePalaiseau. Contrairement à nos adversaires socialistes, nousavions un programme très concret, sans esprit partisan. C’est cequi a marché. »

Le nouvel édile de Ouistreham (Calvados), Romain Bail, 29 ans,a lui aussi axé sa campagne « sur l’intérêt général et non surl’intérêt partisan ». « J’ai défendu des sujets de gauche comme laréforme des rythmes scolaires, à condition qu’elle ne ressemblepas à ce que propose le gouvernement », indique cet ancien

professeur d’histoire-géo, qui a commencé à militer à l’âge de 16ans. « Je n’ai pas du tout fait une campagne UMP, surenchéritFlorence Portelli, devenue à 35 ans la nouvelle maire de Taverny(Val-d’Oise), qui a basculé à droite après vingt-cinq années degauche au pouvoir. 66 % des gens de ma liste n’étaient pasencartés. Sans faire ma Ségolène Royal, on peut dire que j’ai toutmisé sur la démocratie participative ! »

Robin Reda tient le même discours. À 22 ans, cet étudiantà Sciences-Po vient d’être élu à Juvisy-sur-Orge (Essonne),devenant ainsi le plus jeune maire de France. « Dans moncas, ce n’est pas l’UMP qui a gagné, mais le rassemblement,explique-t-il. Ma victoire tient beaucoup aux militants de terrainet aux cadres locaux. » Qu’importe si Jean-François Copé a tentéde récupérer à son profit la “vague bleue” des municipales endéclarant au Monde qu’il voyait là « une belle reconnaissance desa légitimité ». « C’est normal qu’il en fasse la promotion, maisil ne peut pas s’octroyer ce travail », glisse l’élu.

Nathalie Kosciusko-Morizet, Robin Reda et ValériePécresse, en septembre 2013. © Facebook / Robin Reda

« Copé a fait son travail de chef, mais hormis le soutien dequelques caciques du parti, l’UMP n’a pas franchement aidé lanouvelle génération, poursuit Romain Bail. C’est fini le tempsoù l'on nous soutenait financièrement. » Et pour cause : « Lescaisses sont vides… » Sans surprise, seul le chef de cabinet dupatron de l'UMP, Brice Rabaste, élu à Chelles (Seine-et-Marne),défend celui qui l'a formé en politique et qu'il « suivra partout ».« On peut mettre le renouvellement au crédit de Copé qui a toutfait pour soutenir la nouvelle génération, sans regarder qui étaitfillonniste ou copéiste », dit-il.

Malgré une conjoncture nationale favorable due au rejet de lapolitique gouvernementale, la grande majorité des élus interrogéspar Mediapart ont tout de même choisi de se distinguer de leurparti pour mener campagne. Embourbée dans les affaires et lesquerelles d’ego, l’UMP n’avait guère meilleure presse auprès desélecteurs.

« Si j’étais Sarkozy, je m’occuperais de bien autrechose que des Français »« J’ai voulu faire une campagne locale, sans aucun leader,indique le député et maire de Reims, Arnaud Robinet. J’ai affichél’étiquette UMP pendant toute la campagne parce que je nesouhaitais pas mentir, mais je ne voulais en aucun cas participerà la guerre des chefs. » La nouvelle génération ne mâche pas

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ses mots dès lors qu’il s’agit d’évoquer les séquelles provoquéespar la crise interne survenue fin 2012, lors de l’élection pour laprésidence de l'UMP. « Je regarde les querelles de l’UMP avecune certaine exaspération, reconnaît l’édile de Saint-Étienne,Gaël Perdriau. Tout le travail que nous faisons sur le terrain estmis à mal par les petites phrases des uns et des autres. C’est unvrai manque de respect vis-à-vis des militants. »

Laurent Marcangeli fustige lui aussi cette « guéguerrepermanente » qui « a un peu nui au lancement de la campagne ».« Les électeurs nous disaient qu’on ne s’en sortirait jamais,raconte le député et maire d’Ajaccio. Ils nous ressortaient lavieille rengaine de “la droite la plus bête du monde”… »Également interpellé sur le sujet à maintes reprises, Robin Redaest sorti des municipales « renforcé par une conviction : lesélecteurs attendent vraiment le renouvellement ».

Aucune figure de la nouvelle génération ne semble aujourd’huipressée de rejoindre officiellement l’une des nombreuses écuriesque compte l’UMP. En revanche, tous esquissent déjà leurspréférences en vue de la primaire de 2016, dont beaucoupdéfendent le principe. « La primaire, c’est moderne ! Il fautvivre avec son temps, argue l’édile d’Angoulême (Charente),Xavier Bonnefont, 34 ans. Cela permettra à de nouvelles figuresd’émerger. »

Arnaud Robinet, qui se revendique – comme son collègueparlementaire Gérald Darmanin – de la “team XB”, plaide luiaussi en faveur d’un scrutin interne, à condition que celui-ci soit« rapidement organisé ». Dans le cas contraire, le député et mairede Reims craint que le processus ne continue de « brouiller lescartes » et que « chacun (ne) joue sa petite musique de son côté »,ajoutant ainsi de la cacophonie à la cacophonie. Quant à savoirquelle figure de l’UMP serait aujourd’hui la plus à même deconduire le parti pour la présidentielle de 2017, les jeunes élusrestent très prudents.

Le député Arnaud Robinet, nouveau maire de Reims. © DR

Les noms de Bruno Le Maire, Laurent Wauquiez et NathalieKosciusko-Morizet sont davantage cités que ceux de Jean-François Copé et François Fillon, acteurs principaux du « tristespectacle » joué fin 2012. « Ils sont tous les deux hors course pour2017 parce qu’ils se sont trop mal comportés », assure le maire deOuistreham, Romain Bail, qui dit se reconnaître davantage dans« la ligne de Juppé, celle d’une droite républicaine ». « Ils ont

plongé l’UMP dans une guerre d’apparatchiks dignes d’autrestemps chez les socialistes. Ces deux guignols ont réussi à saboteren une heure tout notre travail de terrain. »

Reste la question du retour de Nicolas Sarkozy, dont Grégoire deLasteyrie rappelle qu’il « continue à avoir énormément de relaisdans le parti ». « La perspective de son retour suscite un espoirchez les militants », affirme le nouveau maire de Palaiseau. « Nousaurons besoin de tous les talents de l’UMP et Nicolas Sarkozyen fait partie », élude l’édile d’Angoulême, Xavier Bonnefont.« Dans tous les cas, je suivrai le choix de Copé », ajoute BriceRabaste, chef de cabinet du patron de l'UMP et maire de Chelles,sans préciser les intentions de son mentor. Mais parmi les jeunesélus, certains se font beaucoup plus critiques vis-à-vis de l’ancienprésident de la République.

« Je ne suis pas convaincu que nous ayons besoin d’un “NicolasSarkozy le sauveur”, lance le maire de Ouistreham, Romain Bail.Il n’y a pas encore de leader à l’UMP et je trouve dommage qu’iljoue là-dessus. Cela nous garde dans un atermoiement attentistequi n’est pas bon. Si j’étais Sarkozy, je m’occuperais de bien autrechose que des Français. Il s’en est occupé pendant 5 ans et ils nel’ont pas reconduit. Il faut passer à autre chose maintenant. »

Le nouveau maire de Ouistreham, Romain Bail (au centre)et son équipe municipale. © Twitter / @BailRomain

S’il revient pour de bon, « Nicolas Sarkozy devra changerd’entourage », explique de son côté Arnaud Robinet. Le députéet maire de Reims en est convaincu : l’ex-président de laRépublique« ne peut pas repartir avec ceux qui l’ont accompagnéen 2012, tous ces protagonistes qui ont essayé de droitiser l’UMPet qui se sont cramés vis-à-vis des Français ». L’élu fait partiede ceux qui auraient préféré que le parti procède à un« droitd’inventaire » à l’issue des législatives de 2012.« Maintenant,c’est trop tard, on a trop attendu », déplore-t-il, suivi sur ce pointpar la maire de Taverny, Florence Portelli, qui « regrette »quel’UMP n’ait pas su« se remettre en question » : « J’ai de grandsmoments de solitude assez régulièrement… »

Le maire de Ouistreham continue à se revendiquer « sarkozyste »,mais ne cache pas avoir lui aussi été« gêné » parcertains« changements survenus à la fin du mandat »de NicolasSarkozy.« J’ai pris ma carte à l’UMP en 2002 et depuis je n’aijamais quitté le navire, souligne cet ancien professeur.Cela m’aparfois amené à défendre des idées indéfendables. »

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« L’avenir se situe au centre droit »La ligne adoptée par l'ancien président de la République à compterde 2010 et du fameux discours de Grenoble ne choque pas toutle monde. « La droitisation, ça n'existe pas », garantit l'édile deSaint-Étienne, Gaël Perdriau. « Je ne peux pas critiquer cette lignecar c'était une période très particulière, le pays était en crise »,ajoute celui de Chelles, le copéiste Brice Rabaste.

Brice Rabaste et Jean-François Copé. © chellois.com

Outre ces deux exemples, la plupart des jeunes élus interrogés parMediapart affichent toutefois leur malaise quant à la droitisationopérée par l’UMP et à la stratégie élaborée par l’ancien conseillerofficieux de Sarkozy, Patrick Buisson, durant la présidentiellede 2012. S’ils se reconnaissent toujours dans « les valeurs de ladroite », ils avouent toutefois avoir perdu le fil de la ligne adoptéepar le parti depuis bientôt cinq ans. « Tout ce qui est excessif estvain, indique Laurent Marcangeli. Ceux qui essaient de couriraprès certaines thèses doivent faire attention à ce qu’ils font. Lesélecteurs préfèrent toujours l’original à la copie. »

Se réclamant « gaulliste et patriote », le député et maire d’Ajaccioplaide pour un recentrage de l’UMP. « Le parti doit se réorienter,se retrouver, se rechercher, esquisse également Arnaud Robinet.Il faut mener un partenariat très fort avec nos partenairescentristes. L’avenir se situe au centre droit. » À ce propos,Laurent Marcangeli, comme l’édile de Taverny Florence Portelli,regrette que la voix de l’opposition ne soit portée médiatiquementque par quelques-uns, « qui ne sont pas élus et ne représententqu’une vision partielle du parti ».

Dans le viseur des nouveaux maires : Guillaume Peltier etGeoffroy Didier, les fondateurs de la Droite forte, l’aile droite del’UMP. Régulièrement invités par les médias, tous deux incarnentdans l’esprit collectif “la jeunesse” du parti et de facto son avenir.Au grand dam de « ceux qui préfèrent le terrain aux plateauxde télévision ». « Nous ne sommes pas la face cachée, car

nous sommes très connus localement, poursuit le député et maired’Ajaccio. Mais les médias devraient nous appeler plus souvents’ils veulent donner une image fidèle de l’UMP. »

Guillaume Peltier et Geoffroy Didier, en juin 2013. © Facebook / La droite forte

Le succès des jeunes élus aux municipales rebat certes un peules cartes. Mais Arnaud Robinet veut « prendre la victoire avechumilité ». « Au vu des taux d’abstention et des résultats obtenuspar le FN, il n’y a vraiment pas de quoi fanfaronner, affirme ledéputé et maire de Reims. Ces résultats appellent surtout à uneautre façon de faire de la politique. »

Exercer le pouvoir, mais autrement. Telle est l’ambition de lanouvelle génération de l’UMP. « Nous pouvons peser en amenantun autre style, affirme le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau.Cela passe par un contact permanent avec les gens.Ce que nousvivons sur le terrain doit alimenter le projet de notre parti pourla France. » Alors que « la droite ne jure pour l’heure que pardes calculs destinés à récupérer des électeurs », selon l’édile deJuvisy-sur-Orge Robin Reda, les jeunes maires entendent doterl’UMP d’un « fond idéologique » solide, directement inspiré deleur expérience locale.

D’autres, à l’instar de Romain Bail, s’aventurent encore plus loin.« Les gens n’en peuvent plus des donneurs de leçons, explique lemaire de Ouistreham. Le manque de transparence, le cumul desmandats, les privilèges… Ça suffit ! Nous devons rompre avec cesvieilles méthodes. Il faut repenser tout le système des institutionsfrançaises. » Forts de leur succès et de la courtisanerie de leursaînés, les nouveaux maires entendent bien imposer leur voix etleurs idées. « Les ténors de l’UMP ne pourront pas se passerde nous, assure Robin Reda. Ils devront prendre en compte cetteenvie de renouvellement qui s’est exprimée aux municipales ets’adapter à ce que nous leur remontons du terrain. »

« Si l'on me demande mon avis, je le donnerai bien volontiers »,surenchérit le député et maire d’Ajaccio Laurent Marcangeli,avant d’ajouter : « Enfin, si l'on ne me le demande pas, je ledonnerai quand même. » Un point de vue partagé par ArnaudRobinet qui estime que « le poids politique » de la nouvellegénération « peut inciter (leurs) aînés à se calmer ». Le députéet maire de Reims met toutefois ses petits camarades en garde :« Attention à ne pas allumer une autre guerre en se lançant dansun conflit générationnel ! »

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Boite noireSauf mention contraire, toutes les personnes citées dans cet articleont été interrogées par téléphone entre les 11 et 18 avril. Pourdresser la liste des communes de plus de 9 000 habitants qui

ont basculé de gauche à droite, j'ai utilisé les données recenséespar Francetvinfo.fr, que j'ai complétées sur l’âge, le sexe et lesmandats précédents ou en cours. Dans de rares cas, je n'ai pastrouvé l’âge des élus. Il se peut aussi que certains mandats déjàeffectués m'aient échappé.

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Aquilino Morelle, lachute d’un artisan duremaniementPAR LÉNAÏG BREDOUXLE SAMEDI 19 AVRIL 2014

Aquilino Morelle. © Reuters

Vendredi, le conseiller politique deFrançois Hollande a démissionné aprèsnos révélations sur ses conflits d’intérêtsavec les laboratoires pharmaceutiques.Ami de Valls et de Montebourg, il étaitdevenu une pièce maîtresse à l’Élysée,après avoir été une des chevilles ouvrièresdu remaniement.

Cela semblait inéluctable. Vendredi midi,Aquilino Morelle, conseiller de FrançoisHollande, a annoncé sa démission aprèsles révélations de Mediapart sur sesconflits d’intérêts avec les laboratoirespharmaceutiques. Il n’a fallu que 24 heurespour que l’Élysée tranche. « Il n’y a euaucune hésitation au sommet », jure unproche du président de la République.

Inconnu du grand public, AquilinoMorelle était un des personnages clés auChâteau. À la fois conseiller politiqueet responsable de la communication, ila été l'une des chevilles ouvrières duremaniement. C’est dire si son départfragilise à la fois François Hollandeet ses « amis » Manuel Valls etArnaud Montebourg, dont il a organisé lerapprochement.

Le premier ministre a d’ailleurs faitsavoir qu’il avait convoqué AquilinoMorelle à Matignon. « Il lui a conseilléde quitter l’Élysée afin de répondrelibrement aux questions de la presse », aindiqué l’entourage de Valls à l’AFP. Laveille au soir pourtant, Matignon parlaitencore « d’allégations peu sourcées » etdu sentiment que le conseiller présidentiel« avait tout fait correctement ».

Quant au président de la République, ils’est senti obligé de réagir publiquement.« Aquilino Morelle a pris la seuledécision qui s'imposait, la seule décisionqui convenait, la seule décision qui luipermettra de répondre aux questions quilui sont posées », a dit François Hollandedepuis Clermont-Ferrand, où il effectuaitune visite avec Arnaud Montebourg.

Au Château, Morelle occupait une positionsingulière. Géographiquement d’abord,puisqu’il avait obtenu d’occuper le bureauattenant à celui du président de laRépublique, celui du conseiller spécial deNicolas Sarkozy, Henri Guaino, et qui futaussi celui de Valéry Giscard d’Estaing.Politiquement ensuite : Aquilino Morellen’était pas issu du sérail hollandais, nide la fameuse promotion Voltaire oùFrançois Hollande avait connu nombre deses collaborateurs, comme Sylvie Hubac,sa directrice de cabinet, ou Pierre-RenéLemas, le secrétaire général débarqué lasemaine dernière et remplacé par un autrecamarade de promo, Jean-Pierre Jouyet.

Pendant la primaire, Morelle n’avait mêmepas soutenu Hollande : il était le directeurde campagne d’Arnaud Montebourg, aprèsavoir travaillé avec Bernard Kouchnerdans les années 1990 et Lionel Jospinà Matignon entre 1997 et 2001. Il sedéfinissait toujours par les mêmes mots,et dans le même ordre : « patriote,républicain et socialiste ». Il se méfiaitde la technocratie bruxelloise et tenait undiscours critique sur l’Europe telle qu’elles’est bâtie depuis plusieurs décennies. Ilse disait profondément de gauche, attachéà ce que le PS revienne à la défense desclasses populaires, lui qui faisait partie desrares conseillers fils d’ouvriers.

Pendant l’affaire Florange, un desmoments clés du quinquennat, Morellepartage la ligne de Montebourg sur lanationalisation partielle mais il sait qu’ilest seul à l’Élysée. Il sait aussi queFrançois Hollande a déjà tranché. Il ditalors avoir « un conflit de loyauté »pour justifier son refus de répondre auxquestions, et fait partie de ceux quiconvainquent Montebourg de rester augouvernement.

Mais dans son rôle de porte-paroleofficieux de l’Élysée, Aquilino Morelleexpliquait, parfois vivement, pourquoi laligne social-libérale choisie par FrançoisHollande depuis le pacte de compétitivitéde l’automne 2012 était nécessaire. Qu’iln’y avait guère d’autre politique possible.Que plaider pour une relance de lademande relevait de vieilles lunes de lavieille gauche, voire de l’extrême gauche.

Sur les affaires, il a accepté de jouer leporte-flingue. Pendant l’affaire Cahuzac,il ne se prononce pas sur le fond et reprendlogiquement – c’est son job – les élémentsde langage sur la supposée « absence depreuves ». Mais il finit par lancer lorsd’une conversation en tête à tête avecl’auteure de ces lignes : « Edwy Plenel,c’est quelqu’un qui sait manœuvrer. C’estun trotskard manipulateur. » Et parle de« l’hybris » et du « manque d’humilité »de Mediapart. Quand on l’interroge sur lerôle d’EuroRSCG et de Stéphane Fouksdans la défense du ministre du budget,il balaye son passage dans l’agence decommunication : « Ils m’ont viré avecpertes et fracas au bout de quatre mois, etjeté comme un malpropre à la rue. »

Plus récemment, après les photos deFrançois Hollande sortant de chez JulieGayet, Morelle était chargé de répondreaux questions sur la sécurité du présidentde la République et sur la mise àdisposition, un jour, d’un véhicule del’Élysée pour aller chercher l’actrice.Quand nous l’interrogeons, le conseillerconfirme l’information et tente aussitôt deminimiser : « Vous savez, c’est commedéposer quelqu’un au métro. » Morelle faitalors volontairement référence à un trajetde l’Élysée jusqu’au métro Madeleineavec l’auteure de ces lignes, à qui il avaitproposé de poursuivre la conversationquelques minutes dans sa voiture defonction. Il sait que cela n'a rien à voir,mais il n'a pas tout oublié des techniquesd'EuroRSCG…

Le conseiller politique était plutôt rétifaux questions de société qui ne lepassionnaient guère. Au moment du débatsur le mariage pour tous, il s’interrogeaitsans trancher dans un sens ou dans

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l’autre sur l’opportunité d’accorder ledroit à la PMA pour les couples defemmes. Défenseur de« la République »,il partageait avec Manuel Valls sonapproche de la laïcité et d’un « besoind’ordre » dans une société dont il s’étaitaussi convaincu de la « droitisation ».D’autant plus depuis qu’il épluchait lessondages à l’Élysée.

« Avec Manuel, nous avons unami commun »Hollande et Morelle s’étaient rapprochésdurant la campagne présidentielle.Dans l’entre-deux-tours de la primaire,« Aquilino » avait fait partie, autourd’Arnaud Montebourg, des plus chaudspartisans d’un ralliement à FrançoisHollande plutôt qu’à Martine Aubry.Convaincu que c’était la meilleure chancepour le futur ministre du redressementproductif de capitaliser ses 17 % dupremier tour. Et que cela pouvaitêtre une opportunité personnelle. Àl’époque, Morelle tente de négocierune circonscription parisienne, après seséchecs en 2002 et en 2007. En vain.Aquilino Morelle ne sera pas député, ilsera conseiller du prince.

Il arrive dans le sillage de FrançoisHollande à l’Élysée dès mai 2012 –conseiller spécial, sans le titre dontil ne veut pas pour ne pas coller àl’image d’Henri Guaino, et sans quel’on comprenne toujours ce qu’il fait.Conseiller politique, chargé des étudeset des sondages, de la communication,des discours : la définition de son postea souvent varié en deux ans. Seulescertitudes : il a toujours communiqué avecla presse (dont Mediapart), et il a connuune période de disgrâce évidente jusqu’àl’automne 2013.

Ces derniers mois, il a progressivementeffectué son retour au premier plan. Àla faveur de la communication parfoiscatastrophique de l’Élysée dont l'affaireLeonarda a été le symbole, du départ

de Valérie Trierweiler avec qui il nes’entendait guère et, surtout, de l’alliancepolitique qu’il va contribuer à bâtir.

Aquilino Morelle © Reuters

Politiquement proche d’ArnaudMontebourg, Aquilino Morelle racontevolontiers être « ami » avec Manuel Valls,qu’il a rencontré au cabinet de LionelJospin à Matignon. « Avec Manuel, nousavons un ami commun », dit Montebourg.Pendant des mois, le conseiller de FrançoisHollande a fait le go-between entre lesdeux ministres, et tenté de théoriserleur alliance par un besoin supposé de« protection » de la société française.

« Ils partagent un même républicanismeintransigeant, un même volontarismeéconomique et un même réalisme du pointde vue de la construction européenne »,explique alors Morelle. Une constructionintellectuelle qui était loin de convaincretous les partisans de Montebourg. « Ellen’existe que dans la tête de Morelle ! »,balançait il y a deux mois un proche del’ex-candidat à la primaire.

Dans l’entre-deux-tours des électionsmunicipales, Aquilino Morelle est encoreà la manœuvre pour organiser un déjeunerentre Valls et Montebourg au cours duquelles deux hommes se mettent d’accordsur un « deal politique » et sur leurrefus catégorique de continuer à travailleravec Jean-Marc Ayrault. Le ministre duredressement productif envoie même uncourrier à François Hollande pour exigerune réorientation de la politique qui nepeut passer, à ses yeux, par un maintien del’ex-maire de Nantes qu’il déteste.

Parallèlement, Morelle devient la bêtenoire de Matignon où reviennent, avecinsistance, les récits de conversations oùle conseiller de François Hollande enfonceconsciencieusement Jean-Marc Ayrault,lui reprochant sa faiblesse politique, sonconformisme ou encore son incapacité à

animer politiquement le gouvernement.« Un vrai travail de sape », jure unconseiller ministériel. Il commence aussi àvoir un petit groupe de députés pour leurtransmettre des éléments de langage.

Avec Valls premier ministre etMontebourg promu ministre del’économie, Aquilino Morelle peut espérerentrer au gouvernement. Il est annoncé àplusieurs reprises comme secrétaire d’Étatà la santé, sous la tutelle de MarisolTouraine. Mais celle-ci n’en veut pas : ellese méfie de lui et veut garder la main sur cedossier qualifié de « priorité » par FrançoisHollande.

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Qu’importe : Morelle reste à l’Élyséeet peut imaginer devenir un des pivotsde la relation avec Matignon. D’autantque son ennemi juré au Château, lesecrétaire général Pierre-René Lemas, yest remplacé par Jean-Pierre Jouyet avecqui le conseiller politique a déjà travaillédu temps de Lionel Jospin.

Mais François Hollande ne s’est jamaisenfermé dans une relation exclusive avecun de ses conseillers, et jamais Morellen’a été la seule voix que le chef del’État a écoutée. Il n’était pas non plustrès apprécié dans la majorité ou dansles cabinets ministériels, où les rumeurssur son train de vie – l’anecdote ducireur de chaussures avait fait le tour dugouvernement – et sur son dilettantismeétaient connues de tous. Sa démissioncontrainte a de toute façon eu raison del’ascension à laquelle il aspirait.

Boite noireJe connais Aquilino Morelle depuis deuxans et demi et la campagne de laprimaire d’Arnaud Montebourg. Nousétions régulièrement en contact.

Elysée: les folies duconseiller de FrançoisHollandePAR MICHAËL HAJDENBERG

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LE VENDREDI 18 AVRIL 2014

Aquilino Morelle quittant l'Elysée. © (dr)

A-t-il l’image d’un médecin intègre,adversaire de l’industrie pharmaceutique ?Mediapart a découvert qu’il avait travailléen cachette pour des laboratoires, ycompris à une époque où il était censéles contrôler. A-t-il la réputation d’êtresolidement ancré à gauche ? Il se comportecomme un « petit marquis » au Palais où ilabuse des privilèges de la République.

La première fois que David Ysebaert aciré les chaussures d’Aquilino Morelle,

c’était au Bon Marché, dans le VIIe

arrondissement de Paris. Il lui a laissésa carte. Et quelques semaines plustard, raconte le cireur, « une femme,probablement sa secrétaire, m’a appelépour prendre rendez-vous ». Au Palaismême. Depuis, tous les deux moisenviron, « le temps de garantie pour unglaçage », il revient à l’Élysée s’occuperdes souliers du conseiller politique deFrançois Hollande, également directeur desa communication. « Aquilino Morelle a30 paires de souliers de luxe faites surmesure, pour son pied qui a une formeparticulière. Des Davison, des Weston…Des chaussures de plein cuir toujours dumême style. »

À deux reprises, explique le cireur,confirmant des informations que noustenions de bonne source à l’Élysée,Aquilino Morelle a même fait privatiserun salon de l’hôtel Marigny afin de sefaire cirer les chaussures seul au milieude cette pièce toute en dorures. « Il yavait une urgence apparemment. Il était

au téléphone, en chaussettes, au milieu decette salle immense. Et moi j’étais face àlui en train de lui cirer ses souliers. »

Aquilino Morelle. © Reuters

L’épisode, qui date de mars 2013, aalimenté bon nombre de conversationsdans les couloirs de l’Élysée. Il tranchequelque peu avec l’image de modestieet de normalité que souhaitait imprimerFrançois Hollande. Mais au Palais, plusrien n’étonne dans le comportement decelui qui est devenu l’homme fort ducabinet présidentiel, depuis que son amiManuel Valls a été nommé premierministre, et que son ennemi, le secrétairegénéral de l’Élysée Pierre-René Lemas, aété remercié.

Intrigué par le comportement de cemédecin, énarque, qui fut la plume deLionel Jospin à Matignon, puis le directeurde campagne d’Arnaud Montebourgpendant la primaire socialiste, Mediaparta enquêté pendant six semaines surl’itinéraire de ce fils d’immigrésespagnols, présenté à longueur deportraits comme « un fils du peuple »incarnant l’aile gauche au pouvoir.

Or ce que nous avons découvert estbien plus grave qu’un comportementmégalomane ou un goût prononcé pourla transgression. Aquilino Morelle, ceconseiller de l’ombre qui n’a pris qu’unefois la lumière, lorsqu’il a signé, entant qu’inspecteur de l’IGAS (Inspection

générale des affaires sanitaires), un rapporttrès médiatisé sur le scandale sanitaire duMediator, a beaucoup menti, et a beaucoupomis.

Il a l’image d’un médecin parfaitementintègre, farouche adversaire de l’industriepharmaceutique et des conflits d’intérêtsdepuis ce rapport ? Mediapart a découvertqu’il avait travaillé en cachette pour deslaboratoires pharmaceutiques, y compris àune époque où il était censé les contrôler,au mépris de la loi. Il a la réputationd’être un homme aux idées bien ancréesà gauche ? Il se comporte comme un« petit marquis » au Palais où il abusedes privilèges de la République. Il estconnu pour sa plume aiguisée ? Il alongtemps fait écrire ses discours pard’autres, notamment à l’Élysée, où sonmanque de travail fait jaser.

Depuis qu’il est sorti de l’ENA en 1992,Aquilino Morelle est rattaché à l’IGAS,ce grand corps de l’État en charge desaffaires sociales et sanitaires. Il a fait,depuis lors, des passages par des cabinetsministériels et par le privé, mais en2007, il réintègre son corps d’origine.Il est, cette année-là, le rédacteurd’un rapport sur « l’encadrement desprogrammes d’accompagnement despatients associés à un traitementmédicamenteux, financés par lesentreprises pharmaceutiques ».

Au même moment, Aquilino Morelletravaille pour un laboratoire danois,Lundbeck. Un dirigeant du laboratoirede l’époque raconte : « Il nous avaitété recommandé par un professeur del’AP-HP (Assistance publique hôpitauxde Paris). Son profil était séduisant.On s’est rencontrés. Il m’a dit qu’ilcherchait à travailler pour l’industriepharmaceutique, qu’il avait du tempslibre, que son travail à l’IGAS ne luiprenait que deux jours sur cinq, ce quim’a semblé bizarre. Mais son profil et soncarnet d’adresses nous intéressaient. »

Pour le compte du laboratoire, l’inspecteurde l’IGAS organise deux rendez-vousavec des membres du CEPS (comitééconomique des produits de santé),cet organisme chargé de fixer le

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prix des médicaments et les taux deremboursement. « Il nous a ouvert desportes, raconte le dirigeant. Et c’est unenjeu majeur : nous permettre d’allerdéfendre notre dossier auprès de la bonnepersonne. On cherchait à stabiliser le prixdu Seroplex, un antidépresseur. »

Ce dirigeant n’a cependant pas demandéà Aquilino Morelle de l’accompagner lorsdes rendez-vous. « J’ai pensé que çapouvait être contre-productif. Il était dansune position tellement compliquée, si peuéthique, que ça pouvait être à doubletranchant. D’habitude, ce sont plutôt desgens à la retraite qui ont ce type d’activité.»

Interrogé par Mediapart, Aquilino Morellen’a envoyé que des réponses par e-mail(voir la boîte noire), repoussant sans cessele rendez-vous dont il avait convenu.Rémunéré 12 500 euros (hors taxe) pourcette prestation, il assure que tout a été faitdans les règles en vertu du fait qu’« entant que fonctionnaire, un certain nombred’activités annexes sont autorisées, dontl’enseignement et le conseil ».

A-t-il déclaré ce contrat auprès de sonadministration ? « Ces activités ont dû êtredéclarées à l’IGAS. Je n’en ai pas retrouvéla trace en dépit de mes recherches, nousécrit-il. Ce sont des faits anciens – septans – et banals. »

Sollicitée sur ce ménage auprès d’unlaboratoire, l’IGAS nous a d’abordrépondu que « l’article 25 de la loi du13 juillet 1983 permet aux fonctionnairesd'exercer certaines activités annexes. Àce titre l'expertise, la consultation, lesactivités littéraires et scientifiques, lesenseignements peuvent être autorisés parle chef de service. C'est ce qui a été fait en2007 ».

Nous avons donc retrouvé le chefde service (c’est-à-dire le directeur)de l’IGAS à l’époque, André Nutte,aujourd’hui en retraite. « J’ai franchementune bonne mémoire, explique-t-il aprèsavoir cité dans l’instant les différentsrapports écrits par Morelle à l’époque.Mais je ne me souviens pas avoir signéune telle autorisation. Si l’IGAS a une

pièce, qu’ils la sortent. On verra bien qui asigné. Car ça n’a pas de sens. C’est commesi l'on accordait le droit à un directeurd’hôpital entré à l’IGAS d’aller travaillerparallèlement dans une clinique privée.Ou à un inspecteur du travail de conseillerune entreprise. »

Nous avons rapporté l’échange à l’IGAS,qui a du coup changé de discours ce16 avril. En réalité, explique l’institution,une autorisation n’a été donnée en 2007que pour donner des cours à l’universitéParis 1. Aucune autre autorisation n’a étéretrouvée.

Il faut dire que permettre un tel cumulaurait été une aberration selon MichelLucas, directeur de l’IGAS de 1982à 1993, à l’origine des révélationssur les millions de francs détournés àl’ARC (Association pour la recherchesur le cancer) : « Ces deux fonctionssont incompatibles. On n’autorise jamaisun inspecteur à travailler pour uneentreprise privée. Alors un laboratoirepharmaceutique… »

L’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 estd’ailleurs clair : « Les fonctionnaireset agents non titulaires de droit publicconsacrent l'intégralité de leur activitéprofessionnelle aux tâches qui leur sontconfiées. Ils ne peuvent exercer à titreprofessionnel une activité privée lucrative,de quelque nature que ce soit. » À défautde dérogation spécifique, « la violation(de cette règle) donne lieu au reversementdes sommes indûment perçues, par voie deretenue sur le traitement ».

Pis, au vu de l’article 432-12 du codepénal, cette double activité pourrait êtreconsidérée comme une prise illégaled’intérêts. En 2007, au moment desfaits, le délit était puni de cinq ansd’emprisonnement et 75 000 eurosd’amende.

Chantre de la transparence…pour les autresAquilino Morelle a visiblement tout tentépour dissimuler ces faits. L’argent qu’ila gagné pour ces activités a été encaissévia une société, l'EURL Morelle, qu’il acréée en 2006, et qui a été radiée par le

tribunal de commerce en mars 2013. Maisles comptes n’ont jamais été déposés àce même greffe en dépit des obligationslégales.

Le 28 février 2007, le jour même oùil réintègre l’IGAS, Aquilino Morelle,unique actionnaire de son entreprise, sedémet de son rôle de gérant et y placeson frère cadet Paul. Le profil de PaulMorelle, qui ouvrira deux ans plus tard,en 2009, un magasin de fleurs, vins et

chocolats dans le XVe arrondissement deParis, ne semble pas coller avec celui d’unexpert en médicaments. Mais la démarcheest utile : dès lors, plus aucune société n’estdirectement associée au nom d’AquilinoMorelle lors d’une recherche au greffe.

Jamais dans son histoire, Aquilino Morellen’a fait référence à son travail pourl’industrie pharmaceutique. « Aucunerègle ne disposait que je doive “faireétat” de ces contrats », nous répond-ilaujourd’hui.

C’est pourtant lui, qui, sur les plateaux detélévision, et lors de multiples émissionsde radio, claironnait partout, au momentde son rapport sur le Mediator, que latransparence était nécessaire, comme icilors d’un passage à France Info le 24 juin2011 :

« (Il faut) que chacun soit au clairavec lui-même et avec les autres. Il n’ya pas d’interdiction d’avoir un rapportavec l’industrie pharmaceutique pour unmédecin. Ça peut se comprendre. Ce quiest obligatoire, c’est de rendre publiccela. Il faut que ces contacts soientpublics. Quand vous publiez vos relations,vous êtes transparent et chacun peutregarder si (…) il n’y a pas quelquechose qui peut poser un problème entermes d’indépendance. C’est juste ça.Mais c’est énorme. (Si) on a un rapportavec l’industrie pharmaceutique, il fautque tout le monde le sache. On aboutit àdes situations où les experts sont partiesprenantes. Juge et partie. Il faut en finiravec ça. »

Lors d’un chat à Metronews, il synthétiseassez bien ce qu’il martèle partout àl’époque : « Oui, il est exact que l'industrie

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pharmaceutique a une forte influence surla politique actuelle du médicament. (…)La culture dominante considère que leslaboratoires pharmaceutiques auraientune sorte de "droit" à commercialiserleurs produits, comme s'il s'agissaitd'une"marchandise" comme les autres... Ilfaut changer cet état des choses. »

À la question d’un internaute :« Pouvez-vous citer les noms deslaboratoires qui font le plus delobbying auprès des hommes/femmespolitiques? », il répond : « Toute l'industriepharmaceutique est concernée. »L’internaute est probablement loinde s’imaginer qu’il parle en touteconnaissance de cause.

Aquilino Morelle s’interroge-t-il sur lebien-fondé de la démarche après queLundbeck a choisi de mettre fin à leurrelation commerciale en décembre 2007 ?Aucunement. En 2008 et 2009, il continuede vouloir travailler pour l’industriepharmaceutique. Chez Sanofi, un hautdirigeant nous raconte l’avoir reçu. Et chezServier, le laboratoire qu’il a démoli dansson rapport sur le Mediator et dont lepatron Jacques Servier est mort ce 16 avril,on nous explique avoir également reçu sacandidature à cette époque. Il est vrai quele scandale sanitaire n’avait pas encoreéclaté. Mais dans le milieu, la réputationde Servier, son recours systématiqueà de jeunes visiteuses médicales ouencore ses recherches approfondies surles appartenances politiques de ses futurssalariés, sont déjà archi-connus.

À l’époque, de l’avis de différentslaboratoires qui ont reçu sa candidature,Aquilino Morelle cherche un emploi àplein temps. Ou plus exactement unerémunération, pour accompagner son

parcours politique, plutôt qu’une réelleactivité. Ce qui n’intéresse pas leslaboratoires. Il fait chou blanc.

Aquilino Morelle n’a cependant pasattendu la fin des années 2000 pour bienconnaître l’industrie pharmaceutique. En

1992, il sort de l’ENA. Non pas à la 2e

place comme il le raconte à Laurent Bineten 2012 dans le livre Rien ne se passe

comme prévu. Mais à la 26e. Lors du grandOral, il est repéré par Pierre Moscovici, et,assez vite, il intègre le cabinet de BernardKouchner, alors ministre de la santé.

Là non plus, nous n’en avons pasretrouvé trace dans ses biographies, maisAquilino Morelle occupe un poste bienspécifique : conseiller technique en chargedu médicament. La même fonction quecelle occupée par Jérôme Cahuzac deuxans auparavant (voir notre article sur lacorruption à ce poste à cette époque). Lerôle est si central qu’il permet de se faire enquelques mois un carnet d’adresses fournidans le milieu pharmaceutique.

Après la défaite de la gauche auxlégislatives de 1993, Aquilino Morelleréintègre l’IGAS, où il laisse un souvenirtrès mitigé. Vingt ans plus tard, desinspecteurs parlent encore de la façondont il s’est servi d’une mission etd’un rapport collectif sur le don dusang en milieu pénitentiaire pour nourrirabondamment un livre personnel surl’affaire du sang contaminé, La Défaite

de la santé publique, qui lui vaudra undébut de notoriété. À l’époque, il n’est pasvu comme tire-au-flanc. Mais comme untouche-à-tout, qui, du coup, a tendance àbâcler son travail d’inspecteur.

En 2002, après cinq années à Matignonauprès de Lionel Jospin, il est d’officeréintégré à son corps d’origine. Il a perduaux municipales de 2001 (Nontron), auxlégislatives de 2002 (Vosges), commeil perdra en 2007 (Seine-Maritime) : sacarrière politique est au point mort, et ilveut gagner de l’argent. Euro RSCG, viaStéphane Fouks, qui a participé à l’échecde la campagne de Lionel Jospin, lui offreune porte de sortie, avec la bénédiction dela commission de déontologie.

À Euro RSCG, pourtant, il s’occupetrès vite de l’industrie pharmaceutique.Du côté marketing dans la brancheHealthcare. Et du côté Corporate, onlui demande de travailler sur l’imagedes laboratoires, de conseiller sur lesstratégies de communication, de réfléchirà la façon d’améliorer l’image desmédicaments auprès des consommateurset des médecins. À l’époque, lesprincipaux clients d’Euro RSCG dansce secteur s’appellent Pfizer, Lilly,Aventis, Sanofi. Mais il ne donne passatisfaction, visiblement jaloux de soncarnet d’adresses, peu travailleur et pasbien doué pour les relations commercialesselon ses anciens collègues.

L’inspecteur en disponibilité décide alorsde faire fructifier son carnet d’adressespour son propre compte. Parallèlement àsa campagne pour le non au référendumeuropéen aux côtés de Laurent Fabiusen 2005, à des fonctions peu prenantesau Génopôle d’Évry puis au Pôle decompétitivité de Medicen, il met en placel’EURL Morelle. Le laboratoire américainLilly le rémunère 50 000 euros (3 fois12 500 euros hors taxe), essentiellementpour organiser des déjeuners dans de très

bons restaurants du VIIIe arrondissement.

Un haut dirigeant de l’époque sesouvient : « Il m’a fait rencontrerdes parlementaires de gauche commeMarisol Touraine (aujourd'hui ministredes affaires sociales), Jean-Marie Le Guen

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(aujourd'hui secrétaire d'État chargédes relations avec le Parlement)ou Jérôme Cahuzac. Ainsi que desjournalistes. » Autant de personnes quisavent donc pertinemment qu’AquilinoMorelle a travaillé pour l’industriepharmaceutique…

« Il participait au travail de lobbyinghabituel, raconte ce dirigeant. Il appuyaitmon discours – forcément, on le payaitpour – sur la place des génériques,sur l’emploi, sur la place à faire à denouveaux médicaments innovants. En tantqu’administrateur du LEEM (syndicat desentreprises du médicament), je tenais undiscours classique. Et lui, intellectuel,cultivé, agréable dans le contact, savait yfaire pour appuyer. » À notre demande,Lilly a retrouvé dans ses archives l’intitulédu contrat : « mission d’analyse et deconseil sur l’image de Lilly, et préparationà la communication de crise ». À cetteépoque, Lilly doit d’ailleurs gérer une criseimportante avec le scandale du Zyprexa,ce médicament pour les psychotiques quigénère des milliers de plaintes dans lemonde en raison de risques connus dulaboratoire mais cachés au public.

Abus en tous genresAu vu de nos découvertes sur sonparcours, cette expertise supposée encommunication de crise pourrait luiêtre bien utile. D’autant qu’à l’Élysée,les langues se délient. Au cours denotre enquête, nous avons rencontréde très nombreuses personnes officiantau Palais. Nous avons pris soin derecouper et vérifier chaque information,surtout en raison des bouleversementsactuels au cabinet, susceptibles d’attiserles règlements de comptes. D’ailleurs, leservice communication a déjà commencéà faire passer le message qu’il « ne s’agitque de rumeurs malveillantes ». Nousn’avons pas pu poser de questions précisesà Aquilino Morelle sur ces sujets, maisalerté du fait que nous souhaitions parlerde ses abus, il évoque lui aussi des «affirmations dénuées de tout fondement,qui visent uniquement à me salir. Il

arrive dans la vie politique que certainespersonnes aient intérêt à jeter la suspicionsur une autre ».

Bien sûr, dans un univers compassé, legoût du luxe très assumé d’AquilinoMorelle surprend. Mais où est le mal ?D’autant qu’Aquilino Morelle ne manquejamais de rappeler ses origines modestes,sa famille nombreuse immigrée espagnole,sa mère parlant mal le français, son pèreouvrier affûteur chez Citroën. On peutêtre riche, de gauche, « foncièrementde gauche » selon Les Échos, passerbeaucoup de temps au Flore, et trouverque « ce qui est dur, c'est de voir lesouvriers pleurer», ainsi qu’il le déclaraitau quotidien.

Suite à l’affaire Cahuzac, les ministresont dû remplir une déclaration depatrimoine. « Le fils du peuple quin’oubliera jamais d’où il vient » (dixitle JDD) leur envoie alors une tribunequ’il avait publiée en juillet 2010 dansLibération, titrée « Un homme de gauchepeut-il être riche ? ». Il y développe l’idéeque « la sincérité d’un engagement oula force d’une conviction ne peuvent semesurer à la seule aune d’un compte enbanque ». Ce que personne ne dément, niau Palais ni ailleurs.

Mais à l’Élysée, ce sont les manièresqui choquent. La façon dont il s’adresseau petit personnel, l’utilise, le terrorise.Et les abus multiples. Aquilino a obtenuque ses deux chauffeurs ne soient pasversés au pool commun. Ils sont donc àsa disposition… et à celle de ses proches.Par exemple, le mardi en fin d’après-midi,comme nous avons pu le vérifier, un desdeux chauffeurs véhicule son fils pour

des activités personnelles dans le XVe

arrondissement.

Au su de tous, Aquilino Morelle n’hésitepas non plus à demander à ses secrétairesde s’occuper de ses affaires personnelles,par exemple quand il a un souci avecun de ses nombreux locataires. D’aprèsnos recherches dans différents cadastresde France, Aquilino Morelle, qui vit dans

le Ve arrondissement à Paris, possèdeen effet des biens immobiliers à Paris,

Saint-Denis, Sarlat, Périgueux ou encorePerpignan, la plupart acquis en indivisionavec sa femme, elle-même directrice decabinet de la ministre de la culture.

Depuis janvier, le conseiller politiquese serait mis à travailler. Car jusque-là,Aquilino Morelle était parfois présentécomme un bourreau, mais jamais detravail. En mai 2013, lors de la projection àl’Élysée du documentaire « Le Pouvoir »,de Patrick Rotman, une bonne partie ducabinet est présente pour se voir à l’écran.Au milieu du film, une scène montreAquilino Morelle qui arrive à l’Élysée etmonte l’escalier qui mène à son bureau.Dans la salle de projection, une voixs’élève : « Tiens, il est 11 heures ! » Éclatde rire général.

Toute l’année 2012, Aquilino Morelles’est ainsi attribué auprès du président lesdiscours écrits par l’ancienne plume PaulBernard, avec qui les relations s’étaientrapidement tendues. Alerté, le présidenta fini par sortir le nègre des griffes duconseiller en décembre 2012.

Très souvent, le conseiller spécials’absente. Et personne ne sait où ildisparaît. Aux bains du Marais, il nousa été confirmé qu’il venait, à uneépoque, « pas tous les vendredis, maistrès souvent en effet, au milieu de l’après-midi. Pour le sauna, le hammam, ungommage, parfois un massage ». Àd’autres moments, il s’adonne aux sportsde combat, avec un certain talentparaît-il, qu’il ne faut cependant pasexagérer : Aquilino Morelle est parfoisprésenté comme multi-champion deFrance de karaté. Vérification faiteauprès de la fédération française, il nel’a jamais été. Ni même finaliste. Nimême champion dans les catégories jeunes(consulter ici les palmarès complets).

Le poste de conseiller spécial du présidentlaisserait-il tant de temps pour les activitésparallèles ? Il faut le croire puisqueAquilino Morelle occupe par ailleurs unposte de professeur à mi-temps à laSorbonne, soit « 96 heures équivalent TDpar an », explique l’université. Nommépour la première fois en 2003, il a étérenouvelé pour la deuxième fois en 2012

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comme l’a déjà écrit le Lab Europe1. Ildispense trois enseignements : Régulationdu système de santé en Master 2, Grandsproblèmes contemporains en Master 1 etun cours de culture générale préparant lesétudiants au concours de l'ENA. Ce qui luiprocure un petit complément de salaire, del’ordre de 2 000 euros par mois.

Le président de la République a étéalerté de certains écarts de son conseiller.Pendant la première année de mandat,message a ainsi été transmis à AquilinoMorelle d’arrêter de faire monter dela cave de l’Élysée des crus haut degamme pour de simples déjeuners oudes réunions de travail, parfois avec desjournalistes. Une pratique qui passe malquand d’autres membres de cabinet disentrembourser leurs plateaux-repas à 8 euros.Quelques semaines plus tard, FrançoisHollande décidera d’ailleurs de limiterla consommation de bons crus, et devendre une partie de la cave de l’Élysée.

Lors des voyages officiels de début dequinquennat, certains se plaignent aussi deson goût peu modéré pour la piscine enjournée et les chambres de luxe en soirée.

Rien ne semble trop beau, trop grandpour le conseiller du président. Dans sonbureau – celui qu’occupait Henri Guainosous la présidence Sarkozy – juste àcôté de celui de François Hollande, ila demandé quelques menus travaux lorsde son arrivée. Puis a fait changer desmeubles plusieurs fois.

En avril 2013, alors que se soldel'affaire Cahuzac et qu'apparaissentau grand jour ses relationsavec l'industrie pharmaceutique, unesuccession d’incidents au Palais semblentsonner son heure. Il est mis en retraitpendant plusieurs mois, ne participeplus aux déplacements à l’étranger ni

à certaines réunions décisives. MaisFrançois Hollande ne prend pas la décisionde s’en débarrasser.

© Reuters

Et c’est même l’inverse qui se produit,à l’automne 2013, après plusieurs ratésdans la communication présidentielle.Il revient particulièrement en grâce aumoment de l’affaire Julie Gayet. Puisil est carrément promu. Artisan durapprochement Montebourg/Valls, il n’ade cesse de militer pour que ManuelValls remplace Jean-Marc Ayrault. Ce quiadvient le 31 mars 2014. Quinze jours plustard, plus que jamais, il est parvenu à seplacer au centre du dispositif et règne enmaître à l’Élysée.

Boite noireÀ l’issue de cette longue enquête desix semaines, à plein temps, j’ai sollicitéAquilino Morelle le vendredi 11 avril, afinqu’il puisse répondre à mes nombreusesquestions. Il rentrait d’un voyage officielau Mexique le samedi 12 avril. Il m’aappelé dès son retour. Mais il a rapidementvoulu que l’entretien se fasse par écrit, cequi est contraire aux règles de Mediapart.Il a alors souhaité que je lui adresse lesquestions à l’avance. Nouveau refus, bienévidemment.

Il a alors exigé les thématiques, dela façon la plus détaillée possible. Ceque j’ai accepté de faire, en partie.Il a alors renvoyé un e-mail avecdes éléments de réponse, forcémentpartiels. Nous avons fixé un rendez-vous, de façon que je puisse lui poserdes questions complémentaires, insister,relancer, pointer les incohérences : autantde choses impossibles par écrit, ceque sait parfaitement un directeur decommunication rodé.

Mais le rendez-vous a été repousséplusieurs fois à sa demande, au vu de sa «lourde charge de travail ». Alors que nousdevions nous voir mercredi 16 avril, il m’ade nouveau fait savoir qu’il ne pourraithonorer ce rendez-vous, me proposantd'envoyer de nouvelles questions par mail.Il n'y a pas répondu.

AJOUT: Ce jeudi 17 avril après-midi,Aquilino Morelle a publié un droit deréponse à Mediapart sur sa page Facebook.Il ne nous l'a pas spécifiquement adressé,mais comme ce message est public, nousle reproduisons en intégralité sous l'ongletProlonger.Vous pouvez lire également encliquant ici notre billet de blog quirépond à ce texte.

« Poutine va un jour oul'autre rejeter l'accord »sur l'UkrainePAR AMÉLIE POINSSOTLE SAMEDI 19 AVRIL 2014

Le président polonais Bronis#aw Komorowski (à gauche)avec son conseiller Roman Ku#niar (à droite) © dr

48 heures après la signature de l’accordà Genève entre l'Ukraine, la Russie,les États-Unis et l'Union européenne,rien ne semble acquis dans les régionsukrainiennes de l’Est. En Pologne, le paysmembre de l’UE le plus mobilisé depuisle début de la crise, cela n’étonne guère.Entretien avec le conseiller du présidentpour les affaires internationales.

Varsovie, de notre envoyéespéciale. Dans les couloirs feutrés dupalais présidentiel de Varsovie, à la veilledu week-end de Pâques, fête très priséedes Polonais, il en est qui ne chômentpas. C’est le cas de Roman Ku#niar,conseiller du président pour les affairesinternationales. Son bureau croule sous les

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dossiers, il en avait oublié notre rendez-vous. Mais il prend tout de même le tempsde répondre longuement à nos questions.

Roman Ku#niar est conseillerdu président polonais Bronis#awKomorowski (Plateforme civique, droitelibérale) pour les affaires étrangères.Professeur de sciences politiques et derelations internationales, il a par le passédirigé l’Institut polonais des affairesinternationales – l’équivalent de l’IFRIen Pologne –, et il a travaillé commediplomate et spécialiste des affairesétrangères pour différents gouvernementsdepuis 1990. À deux reprises au cours desa carrière, il est démis de ses fonctionsen raison de son avis divergent de celuidu gouvernement polonais (en 2002 ils’oppose à la participation polonaise àla guerre en Irak, et en 2007 il seprononce contre l’installation du bouclierantimissile américain en Pologne). Depuisfin 2010, il est devenu l’un des prochesconseillers du président polonais. Or avecla crise ukrainienne, la Pologne tientpour la première fois un rôle clé surla scène diplomatique européenne, et legouvernement prend part activement aurapprochement de Kiev avec Bruxelles.Entretien.

Mediapart. L’accord trouvé à Genèvemet-il fin à l’escalade des tensions enUkraine ?

Roman Ku#niar : Non, ce n’est pas lafin des pressions exercées par la Russiesur l’Ukraine. Il ne fait aucun doute queVladimir Poutine va un jour ou l’autrerejeter cet accord, car son but est de fairede l’Ukraine un pays satellite de la Russie,ou du moins de la maintenir dans uneinstabilité permanente afin de l’empêchersur le long terme de se rapprocher del’Union européenne. L’accord ne va tenirque quelques jours, quelques semainestout au plus. Rappelons que tout cela

se passe dans le contexte de l’électionprésidentielle prévue le 25 mai, que laRussie cherche à remettre en cause.

Le président polonais Bronis#aw Komorowski (à gauche)avec son conseiller Roman Ku#niar (à droite) © dr

Cela dit, l’accord trouvé à Genève permetaux autorités de Kiev de respirer unpeu. Mais il ne faut pas oublier quela Russie a derrière elle une longuehistoire d’accords internationaux qu’ellen’a jamais respectés... Il faut savoir fairela différence entre ce qu’annonce VladimirPoutine et ce qu’il fait en réalité :malheureusement, à l’ouest, les dirigeantsont trop tendance à croire les mots duprésident russe.

Les groupes séparatistes dans l’est del’Ukraine n’ont d’ailleurs pas reculé pourl’instant, malgré les termes de l’accord.Ces hommes n’agissent pas tout seuls, ilssont soutenus par le pouvoir russe.

Quel a été le rôle du gouvernementpolonais tout au long de la criseukrainienne ?

Tout d’abord, nous avons été surpriscomme les autres Européens par le refusde Viktor Ianoukovitch de signer l’accordd’association. Pendant les mois quiont précédé, nous étions à vrai diretrès impliqués, et le président Bronis#awKomorowski lui-même s’est rendu unevingtaine de fois en Ukraine avant lesommet de Vilnius. Ensuite, après larupture des négociations, nous avons agides deux côtés, à la fois en essayantde convaincre encore Ianoukovitch designer l’accord, et à la fois en soutenantle mouvement du Maïdan. Le but étaitde trouver une solution pacifique. Lepremier ministre, Donald Tusk, ainsi queRados#aw Sikorski, notre ministre desaffaires étrangères, se sont égalementengagés personnellement et sont allés voir

à plusieurs reprises d’autres dirigeantseuropéens pour les convaincre d’agir sur ledossier ukrainien.

Pourquoi le gouvernement polonais est-il si attaché à un rapprochement del’Union européenne avec l’Ukraine ?

Pour nous, c’est une évidence quel’Ukraine a un avenir en Europe. Pour desraisons historiques et sociologiques, lesPolonais se sentent naturellement prochesdes Ukrainiens. Mais c’est aussi dansl’intérêt de l’UE d’européaniser l’Ukraine,notamment pour des raisons stratégiques :c’est mieux pour l’Union d’avoir un grandpays à sa frontière, ce sera un facteurde stabilité. Car depuis quelques années,on observe une régression à l’est del’Union : des régions qui étaient jusque-là autonomes sont passées sous influencerusse.

Enfin, c’est dans l’intérêt des Ukrainienseux-mêmes de se rapprocher de l’UE –même si c’est à eux de le décider, et pas ànous. En termes économiques, ils ont plusd’intérêt à rejoindre l’Union européenneque l’Union eurasiatique, où prévaut unstyle de gouvernance et de régulationnéosoviétique. De fait, il se dégage enUkraine une volonté de rejoindre l’Unioneuropéenne. Les Ukrainiens sont dans lamême position que nous il y a quelquesannées ; quand ils voient ce que la Polognea accompli depuis 1989, ils se disent : « Siles Polonais y sont arrivés, pourquoi pasnous ? »

Cela signifie-t-il à terme une adhésion àl’Union ?

Il est trop tôt pour parler d’adhésion,l’Ukraine est trop loin de nos critères.Mais leur droit à prétendre rejoindre l’UEne peut pas être dénié, surtout quand ondonne cette perspective à la Turquie, qui adéposé une candidature alors qu’elle n’estpas selon moi un pays européen. Il fautdonner aux Ukrainiens une perspectivepour qu’ils puissent entamer les réformessuivant les standards européens. Si unemajorité d’Ukrainiens se prononcent pourl’adhésion, il n’y a pas de raison de leurbarrer la route !

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La réaction européenne prochedu rien du toutLa Pologne n’est pas suivie par tousles pays européens sur ce dossier,notamment la France…

La France a une histoire différente,liée à ses colonies : elle a les yeuxnaturellement davantage tournés versl’Algérie et l’Afrique du Nord que versl’Est. Il est intéressant aussi de rappelerque la France était très hostile au début desannées 1990 à l’entrée de la Pologne dansl’Union européenne ! François Mitterrandlui-même ne voulait pas de la Polognedans l’UE, il ne s’y intéressait pas, laPologne semblait très loin à l’époque.Mais l’Europe, ce n’est pas ce quepense la France, et regardez maintenant :nous sommes membres de l’UE et cettepensée a complètement disparu ! Imaginezque la même chose se produise avecl’Ukraine… Simplement, cela prend dutemps à certains pays européens pour sefaire à cette idée. Bien entendu, l’Ukrainene va pas rejoindre l’UE dans un futurproche, mais il ne fait aucun doute qu’elleest européenne. Pour nous, la questionde la réunification de l’Europe centraleest cruciale. L’Ukraine, la Biélorussie,la Moldavie, ce n’est pas l’Asie, c’estl’Europe.

Et la Russie ?

80 % du territoire russe se trouve en Asie,et les Russes eux-mêmes ne manifestentaucune volonté de rejoindre l’espaceeuropéen. Il s’agit d’une autre civilisation.Ce pays est une union à lui tout seul, et ilest de toute façon plus grand que l’UE.

Il est pourtant difficile de distinguer,entre l’Ukraine et la Russie, deuxcivilisations différentes… Ces deuxpays ont aussi, culturellement ethistoriquement, beaucoup en commun !

Oui, nous avons conscience des lienssymbiotiques qui unissent l’Ukraine et laRussie. Il ne s’agit pas pour les Ukrainiensde tourner le dos à la Russie ni de coupertous les liens humains qui existent entre lesdeux pays.

Est-ce que le gouvernement polonaisintervient actuellement en Ukraine ?

Oui, nous essayons d’aider les Ukrainiensdans trois domaines. Tout d’abord,nous essayons d’agir au niveau de lagouvernance locale et de la participationcitoyenne, car c’est quelque choseque nous avons beaucoup développéen Pologne avec la décentralisation :une équipe de fonctionnaires polonaisest actuellement en Ukraine pourleur transmettre ce savoir-faire. Nousles aidons également dans le secteurdes PME, très caractéristique del’économie polonaise : plusieurs expertset entrepreneurs participent ainsi à desmissions en Ukraine pour contribuer auchangement de son système économique,complètement malsain et sous l’emprisede l'immense pouvoir des oligarques. Ilfaut rendre la vie économique ukrainienneplus indépendante de ces magnats qui ontun rôle dévastateur. Enfin, nous apportonsnotre savoir-faire dans la lutte contrela corruption, au sujet de laquelle legouvernement ukrainien prépare une loi.

L’objectif de tout cela, c’est de rendre lepays plus démocratique. Nous essayonsparallèlement de convaincre l’Unioneuropéenne d’intervenir de la mêmemanière : la Pologne ne peut pas fairetout cela toute seule. L’Ukraine est sicorrompue, à tous les échelons, que latâche est immense... Mais la population estvolontaire : elle voit justement que nousy sommes arrivés en Pologne, donc ellene voit pas pourquoi elle n’y arriverait paselle aussi.

Est-ce que la réponse européenne àl’annexion de la Crimée par Moscouvous a satisfait ?

Non, les sanctions doivent être sérieuses,douloureuses. Pour l’heure, elles sont sanssignification économique. En réalité, l’UEa plutôt heureusement surpris le Kremlinavec son attitude “ soft ”. Or il ne fait aucundoute que Poutine, avec l’annexion de laCrimée, a violé la loi internationale – uneopération qui n’est pas arrivée en Europedepuis la Seconde Guerre mondiale. Jepense qu’au début il s’attendait à uneréaction plus dure de la part de l’Ouest

mais que, convaincu de l’importance dela Crimée pour la Russie, il s’est toutde même engagé dans son tour de force.Ensuite, il a compris qu’il avait en facede lui un adversaire faible, peu sérieux,dominé par cette approche défaitiste qu’ona connue en 1939. Notre réaction a étéproche du rien du tout, et c’est pourquoi ilcontinue.

Comment l’Union européenne devrait-elle réagir à vos yeux ?

Il y a plusieurs moyens d’action possibles.Par exemple, avant la Seconde Guerremondiale, lorsque la Russie a attaqué laFinlande, la SDN a exclu la Russie de sesinstances. Aujourd’hui, l’ONU pourraitsuspendre tous les contrats économiqueset politiques avec la Russie. Le problème,c’est que certains pays de l’UE bloquent lamise en place de vraies sanctions, commeChypre, qui est une colonie financièrerusse… Chypre, que l’on a sorti l’andernier de la crise financière, continue deprotéger l’argent russe… ! D’autres pays,comme la Hongrie et la Slovaquie, quifont du commerce avec la Russie, sontégalement réticents. Alors que fait l’UE ?Elle interdit à quelques personnalitésrusses de voyager ! Ce n’est pas sérieux…Or il faut agir, sinon Poutine va poursuivresa progression. Ce n’est pas dans notreintérêt d’avoir une Union soviétique quise reconstruit à nos portes et qui grignotepetit à petit plusieurs régions de l’Est. Carc’est bien de cela dont il s'agit : la Russieva reconstruire petit à petit un empire,qui se révélera un jour dangereux pourl’Europe entière.

Je crois qu’il faut réfléchir sur le longterme, et non pas s’attacher à un ou deuxmilliards d’euros que l’on risque de perdreavec une vraie politique de sanctions.Il faut un peu de courage et accepterquelques sacrifices. Il faut aussi faire jouerla solidarité européenne, notamment pourl’énergie. Car sur le long terme, la Russie aplus besoin de l’argent européen que l’UEdu gaz russe. Toute cette situation, au fond,est absurde, car en réalité c’est l’Unioneuropéenne qui a le pouvoir économique,financier et technologique, pas la Russie.

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Nous ne sommes plus à l’époque dela guerre froide, avec deux blocs à lapuissance équivalente.

Jean Echenoz, piéton dumondePAR CHRISTINE MARCANDIERLE SAMEDI 19 AVRIL 2014

Dans son précédent roman, 14, JeanEchenoz concentrait la Première Guerremondiale en une centaine de pages et cinqdestinées. Avec Caprice de la reine et ensept récits, c'est le monde qu'il arpente.Rencontre avec un écrivain « explorateurautant qu’historien » et premières pagesdu recueil en fin d'article.

Jean Echenoz n’a de cesse de surprendreses lecteurs : chaque fois qu’il a semblé secouler dans un genre, c’était pour mieuxle subvertir – ainsi du roman policier,du récit d’aventures, des biographiesimaginaires (Ravel, Courir ou Des éclairs)ou du roman de guerre avec 14… Sondernier ouvrage, Caprice de la reine, estun nouveau détour, au sens tout autantgéographique que formel : sept récitscomme autant de lieux composent cerecueil, malgré son titre qui, Echenoz s’enamuse à la fin de notre entretien, caméraéteinte, pourrait faire croire à un romanhistorique à la Chantal Thomas.

On en est loin : ces caprices sont autantde stases ou parcours, regroupés dansun volume qui pourrait d’abord sembler« hétéroclite », de l’aveu même deson auteur. De « Nelson » à « Troissandwiches au Bourget », Echenoz nousconduit d’un manoir anglais en 1802 àla banlieue contemporaine, en passantpar la Mayenne, Babylone, le jardin duLuxembourg, les États-Unis et même unsous-marin. Sans compter les lieux quedéploient ces espaces, puisque Le Bourgetentre en écho avec Cachan ou Créteil ou,de manière plus surprenante, avec NewYork et Medellin. Les lieux sont, pourJean Echenoz, des personnages commedes moteurs de fiction, des possibles, lessujets et objets du récit. Une digressionde « Caprice de la reine » se donned'ailleurs à lire comme un art poétique du

recueil dans son ensemble : « Il est difficiledans une description ou dans un récit,comme le fait observer Joseph Conraddans sa nouvelle intitulée "Un sourire dela fortune", de mettre chaque chose à saplace exacte. C’est qu’on ne peut pas toutdire ni décrire en même temps, n’est-cepas, il faut bien établir un ordre, instituerdes priorités, ce qui ne va sans risquede brouiller le propos : il faudra doncrevenir sur la végétation, sur la nature,cadre non moins important que les objetsculturels – équipements, bâtiments –, quenous essayons d’abord de recenser.»

C’est à cette tâche tout autant « difficile »que ludique et capricieuse – une fugue,musique et départ – que s’attache JeanEchenoz : « recenser », « arpenter »comme autant de verbes définissant lamarche et l’écriture. Chaque chose doitêtre « à sa place exacte », des troupeauxde vaches en Mayenne aux fonds sous-marins ou ponts du monde, mais l’ordreapparent cache des failles – il manqueun sandwich au Bourget, malgré le titredu récit qui en annonce trois – et desmouvements souterrains, comme ceux desvaches tandis que l’écrivain « est en traind’achever d’écrire ceci. Les vaches n’ontpas l’air d’avoir tellement bougé, à moinsqu’après avoir effectué dans notre dos unballet frénétique, en nous voyant revenirelles aient sagement repris leur positioninitiale ».

Tout est leurre dans ce Caprice dela reine : on pourrait croire ces septrécits – écrits entre 2002 et 2014 pourdifférents supports, revues, magazineset catalogues – réunis par le hasard(ou le caprice de l’écrivain). De fait,ils sont comme une vue en coupe del’œuvre de leur auteur, un feuilleté ouun concentré, un « of-meat » – ausens où Huysmans entendait ce terme:« de toutes les formes de la littérature,celle du poème en prose était la formepréférée de des Esseintes. Maniée par unalchimiste de génie, elle devait, suivantlui, renfermer, dans son petit volume, àl'état d'of-meat, la puissance du roman »(À Rebours). Echenoz est cet « alchimistede génie » qui concentre en sept miniatures

les échappées américaines de son œuvre(« Génie civil », récit d’un passionnéde ponts qui, pour les observer in situ,décide « d’arpenter le monde »), sesvrais-faux romans d’aventures, sa passionde la documentation (« Babylone ») ouson tropisme pour les vies romancées : àRavel, Zatopek ou Tesla succède Nelson,le fameux amiral qui, il faut le lirepour le croire, souffre « affreusement dumal de mer »… Les lecteurs d’Echenozretrouveront dans Caprice de la reine lesdécrochages saugrenus et ludiques de saprose, son génie du lieu, son attention auxdétails et anecdotes : Satie et sa collectionde parapluies (une centaine retrouvée àsa mort), les tablettes d’argile gravées« recto verso » par les « Babyloniens quiles conservent telles quelles ou qui, parprécaution, quand ces informations sontimportantes, les font cuire »…

Chaque récit pourrait être le point dedépart de dizaines d’autres, laissés ensuspens dans une phrase ou une remarquequi n’est qu’en apparence anodine.L’espace est chambre d’échos pour JeanEchenoz, un éventail, en témoignent lescroisements (involontaires) dans ce recueilavec deux autres livres publiés ce mois-ci : dans « Nelson », Echenoz narre unemanie de l’amiral qui ne se déplace jamaissans avoir rempli ses poches de glands. Et,chaque fois qu’il se rend chez des amis, illes plante dans leurs parcs et jardins « caril prévoit les choses à très long terme : ilreboise et toute occasion lui est bonne ».Il s’agit pour lui de « planter des arbresdont les troncs serviront à construire lafuture flotte royale. De ces glands qu’ilenfouit naîtront les mâts, les coques, lesponts et entreponts »… Comment ne paspenser à l’aveu d’une même manie parErri de Luca dans Le Tort du soldat? Luiaussi plante des arbres car « celui qui faitl’écrivain doit rendre au monde un peudu bois abattu pour imprimer ses livres ».Autre pli de l'éventail, la liste de « Vingtfemmes dans le jardin du Luxembourg etdans le sens des aiguilles d’une montre »qu’égraine Jean Echenoz, « mes reines »comme il les appelle tendrement, en échoaux « grandes dames en marbre » de MilanKundera, « le grand cercle formé par les

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statues des anciennes reines de France,toutes sculptées dans le marbre blanc » quisert de décor aux premières pages de LaFête de l’insignifiance.

Suspens, hypothèses, déploiements duhasard, clins d'œil ironiques, (re)lectures :tout, dans Caprice de la reine, pourraitrépondre à un programme d'écritureénoncé dès le premier roman de JeanEchenoz, en 1979, Le Méridien deGreenwich : « Que l'on entreprenne ladescription de cette image, initialementfixe, que l'on se risque à en exposerou supposer les détails, la sonorité etla vitesse de ces détails, leur odeuréventuelle, leur goût, leur consistanceet autres attributs, tout cela éveille unsoupçon. Que l'on puisse s'attacher ainsià ce tableau laisse planer un doute sursa réalité même en tant que tableau.Il peut n'être qu'une métaphore, maisaussi l'objet d'une histoire quelconque, lecentre, le support ou le prétexte, peut-être, d'un récit. » Echenoz est toujoursailleurs, dans un peut-être, véhicule del'imaginaire comme du réel. Rien n'estpar hasard dans ce recueil, et le nomdu personnage de « Génie civil », Gluck(chance et hasard en allemand) n'est qu'unedes facéties de ce Caprice. « On ne sauraitdonc se mouvoir qu’avec un but, un axe,un cap, une idée fixe en tête, sinon mieuxvaut rester derrière ses fenêtres », énonceGluck, justement. Cet axe, à la dimensiondu recueil, c'est le lieu comme (pré)texte,l'ici et maintenant à défaut d'un ailleursqui toujours est leurre : « C'est un leurre,un malentendu, car c'est moins une régionque l'on découvre que son nom, c'est luiqu'on parcourt plutôt qu'elle. »

C’est le monde – ou les noms du monde –qu’arpente Jean Echenoz, « explorateurautant qu’historien », en lointain héritierd’Hérodote. Il réussit le tour de force detransformer un panorama en récit – ilfallait que le descriptif « sonne comme dela fiction », nous confirme-t-il – et, commeil a pu concentrer la Première Guerremondiale en une centaine de pages dans14, il puise des épopées dans le minuscule :chez lui « l’idée banale » est « toujoursintrigante ». Les sept récits qui composent

Caprice de la reine sont tout autant unjournal d’écrivain, des Choses vues, qu’unvrai-faux récit de voyage. Ainsi, se rendreau Bourget est pour Echenoz aussi bien levecteur d’une réflexion sur l’art du récitou l’écriture que d’un regard politiquesur le monde – de la fenêtre du RER,il remarque un bidonville « tout près dusiège de l’entreprise Paprec, leader dansle domaine de la collecte, du recyclageet de la valorisation des déchets – etl’on pensera, de cette proximité, ce qu’onvoudra ». Jamais le regard d’Echenozne pèse, mais son acuité vaut message.Caprice de la reine est une invitation à ladistance – Jean Echenoz n’a-t-il pas écritson récit de Mayenne au… Brésil ? –, uneinvitation « à ne pas emprunter les mêmestrottoirs, histoire de changer de point devue ».•

Jean Echenoz, Caprice de la reine,éditions de Minuit, 128 p., 13 € – 9 €49 en version numérique.

• Lire un extrait en pdf• Parallèlement les éditions de Minuit

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Nantes: le chef de la policeassume sans réserve lesblessés par FlashballPAR LOUISE FESSARD

LE VENDREDI 18 AVRIL 2014

Le bilan des blessés de la manifestationde Nantes contre l'aéroport ne cessede s'alourdir. Trois hommes ont étégrièvement blessés à l’œil par des tirspoliciers. Interrogé par Mediapart, ledirecteur départemental de la sécuritépublique assume: « Ceux qui prennentle risque de s’en prendre aux forcesde l’ordre s’exposent eux aussi à desdommages corporels.»

Trois jeunes hommes ont été grièvementblessés à l’œil par des tirs policiers,lors de la manifestation du 22 février àNantes contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. L'un est éborgné et les deuxautres ont peu de chances de retrouverla vue. Sur la page Facebook d’appelà témoignages qui a été créée, plusieursautres manifestants affirment, photos àl’appui, avoir été atteints par des tirs deFlashball au visage : sur le crâne avec neufpoints de suture, sur la joue ou encore àla lèvre. Quatre enquêtes pour violencesont déjà été confiées à la délégationrennaise de l'Inspection générale de lapolice nationale (IGPN).

C'est un bilan particulièrement lourd etinédit pour une manifestation en France.Contacté par Mediapart, Jean-ChristopheBertrand, directeur départemental de lasécurité publique de Loire-Atlantiquedepuis juillet 2013, a accepté de répondrele 15 avril à nos questions par téléphone.Il assume sans sourciller les violencescommises et rappelle qu'une enquêtede l'IGPN est en cours. «Ceux quiprennent le risque de s’en prendre auxforces de l’ordre s’exposent eux aussi àdes dommages corporels», déclare Jean-Christophe Bertrand.

Jeudi 17 avril, deux jours après cetentretien, Jean-Christophe Bertrand aincité, dans une note de service révéléepar France-3 Pays de la Loire, lespoliciers blessés à saisir eux aussi lajustice en leur annonçant la créationd'une structure dédiée pour recueillir leursplaintes. Il indique avoir lui-même décidéde déposer plainte en tant que directeurdépartemental: il veut «marquer tout (son)soutien aux fonctionnaires (...) mais aussi

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pour prendre en compte le caractèreexceptionnel d'une manifestation qui afortement marqué les esprits». Entretien.

Quel était le cadre d’utilisation duFlashball superpro et du Lanceur deballes de défense 40×46 (plus puissant etprécis) au cours de cette manifestation ?

Jean-Christophe Bertrand : Le Flashballet le LBD ont effectivement étéutilisés dans cette manifestation, dansle cadre légal. À savoir dans dessituations de légitime défense, quanddes fonctionnaires ont été agressés pardes jets de divers projectiles, dont despavés catapultés, des billes d'acier, desboulons, et des cocktails Molotov. Et àcertains moments, dans un autre cadred’emploi, qui est la dispersion desattroupements après que des sommationsont été effectuées.

Les fonctionnaires ont obligationde faire un rapport après chaqueutilisation de ces armes. Combien de tirsont eu lieu au cours de la manifestationdu 22 février ?

Je ne peux pas vous dire. Ce sera à l’IGPNde le déterminer lors de son enquête.

La police française est réputée pourson savoir-faire en matière de maintiende l’ordre. Est-ce normal qu'au coursd'une manifestation, trois personnessoient grièvement blessés au visage pardes tirs policiers au point, pour l’un,d’avoir perdu un œil ?

Il y avait 20 000 manifestants (50 000selon les organisateurs, ndlr). Tout ceuxqui ont défilé pacifiquement et n’ont pascherché l’affrontement avec les forces del’ordre n’ont rien eu. Mais un petit millierde personnes ont voulu en découdre et sesont exposées à une réplique des forcesde l’ordre. On peut considérer que troisblessés au visage c’est beaucoup, maisil faut rapporter ce chiffre au nombrede manifestants. Nous encadrons tous lesjours des manifestations à Nantes sansavoir à utiliser ces armes, ce qui prouvel’extrême violence de la manifestation du22 février. Nous n’avions jamais connuça à Nantes, et rarement dans le restede la France. Au total, 130 policiers

et gendarmes ont été blessés (dont 27adressés au CHU et un seul cas grave d'unofficier d'une CRS souffrant d'une fractureau bras, ndlr).

Il faut attendre les résultats de l’enquêtede l’IGPN pour savoir si ces personnes onteffectivement été blessées par des tirs deFlashball et de LBD, et pour savoir ce queces personnes faisaient au moment où ellesont été blessées. L’un des manifestantsblessés à l’œil (Quentin Torselli, ndlr) setrouvait au milieu de gens qui affrontaientles forces de l’ordre. Je me demande cequ’il faisait là (le jeune homme affirmequ'il reculait et était pacifique, ndlr).

Doit-on en conclure que les forcesde l’ordre françaises sont autorisées àcrever les yeux de manifestants qui seretrouvent au milieu d’affrontements ?

Ceux qui prennent le risque de s’enprendre aux forces de l’ordre s’exposenteux aussi à des dommages corporels.La réplique est proportionnée. Si l'ona équipé les forces de l’ordre d’armesnon létales, c’est pour éviter que lesfonctionnaires n'aient recours à des armesconventionnelles (armes à feu, ndlr).

Mais comment expliquer qu’autant depersonnes aient été touchées au visage,alors qu’il est expressément interdit auxfonctionnaires de viser au-dessus desépaules, sauf cas de légitime défense ?

Si la personne bouge entre le momentoù le fonctionnaire appuie sur la queuede détente de l’arme et l’impact, il y atoujours un risque que le point d’impact nesoit pas celui initialement visé.

Les policiers et gendarmes ont-ilsreçu des instructions particulière quantà l’usage de ces armes avant lamanifestation ?

Je rappelle que les fonctionnaires dotésde cette arme, à savoir les CRS,les gendarmes mobiles et les agentsde sécurité publique, ont reçu uneformation technique et juridique. Donc ilsconnaissent parfaitement leurs conditionsd’usage.

«Je dépose plainte»Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Sur une vidéo filmée par unphotographe indépendant, on voit desCRS et un camion à eau poursuivre,gazer et asperger d'eau à hautepression des manifestants qui tententde secourir Quentin Torselli, blesséquelques instants plus tôt. Y a-t-il eu desentraves aux secours ?

Non, il faut faire attention aux vidéos, caron ne voit pas ce qui se passe derrièreles manifestants. La caméra est tournéeuniquement vers les fonctionnaires. Onne peut donc pas analyser la scène entoute impartialité. Je ne pense pas queles fonctionnaires dans le camion à eauaient pu entendre ce que criaient lesmanifestants devant.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Deux journalistes ont déposé plaintepour violence. L’un d’eux, unphotographe, a reçu un tir de Flashballdans le torse après avoir crié «Hé,c’est des journalistes ». Il se trouvait aumilieu de plusieurs reporters clairementidentifiables par leurs caméras etappareils photo. Pourquoi tirer sur unjournaliste ?

Il faut bien analyser les images et leson, parce qu’il n’est pas certain que lesfonctionnaires aient entendu ce qu’il criait.Quand des journalistes sont mélangés auxcasseurs, c’est assez difficile de séparerle bon grain de l’ivraie. Dans le feu del'action, il n'est pas facile de trier.

Est-ce normal que des agents du GIPN(Groupe d'intervention de la policenationale) de Rennes soient intervenusen maintien de l’ordre sur la voiepublique, cagoulés, sans matricule, nimoyen d’identification ?

Ils étaient identifiés en tant quefonctionnaires de police. De toute façon,personne n’est capable de lire unmatricule dans un contexte aussi agité demanifestation. Le GIPN était initialementdédié à la protection de la mairie. Enfin d'après-midi, la situation est devenue

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tellement critique qu’ils ont demandé àvenir porter assistance à leurs collègues,qui se trouvaient entre le cours des 50-Otages et le parking de la Petite-Hollande.

[[lire_aussi]]

Attendiez-vous un milliers de«casseurs», selon le chiffre qui a ensuiteété donné par la préfecture de Loire-Atlantique ?

Nous avions des informations de risquesd’agrégation de gens violents, ce qui s’estrévélé exact. Mais nous n’avions pas dechiffre précis.

Dans une lettre ouverte au ministrede l’intérieur, Françoise Verchère,conseillère générale du Parti de gaucheet l'une des responsables du collectifdes élus doutant de la pertinence del'aéroport (le Cédépa), s’est étonnéeque la police ne soit pas intervenueplus tôt pour interpeller le petitgroupe de personnes qui se livraità des dégradations en tout début demanifestation. Qu’en est-il ?

Je rappelle à Mme Verchère quelorsqu’on est élu de la République,on respecte les lois de la République.En l’occurrence, les organisateurs d’unemanifestation sont censés déclarer sonparcours auprès des pouvoirs publics. Ceque se sont obstinément refusé à faire lesorganisateurs de la manifestation du 22février (plusieurs réunions se sont tenuesentre la préfecture et les organisateurs,sans qu'aucun accord n’ait été trouvé,ndlr).

Face à l’absence de dialogue et à leurvolonté de passer par le centre-ville,nous avons dû prendre des mesures deblocage des accès en centre-ville. Nousavions donc des forces mobilisées pourverrouiller le centre-ville et que nousne pouvions pas déplacer pour allerinterpeller des gens qui commettaient desdégradations le long du parcours de lamanifestation. Il n’y a aucun manichéismede notre part !

Vous avez annoncé dans une note deservice du 17 avril vouloir vous-mêmedéposer plainte. Pourquoi ?

Il y avait un certain nombre de demandesde la part de fonctionnaires qui avaientl'impression d'avoir été oubliés, au vude la couverture médiatique offerte auxmanifestants blessés. D'où mon souhaitd'organiser le recueil de ces plaintes. Et,à titre personnel, je déposerai égalementplainte à l'appui des personnels agressés,en tant que chef de service, commeles textes m'y autorisent. Il y a eudes blessures physiques, comme desacouphènes, et d'autres moins visibles,psychologiques. Plusieurs fonctionnairessouffrent de troubles liés à la violenceinouïe à laquelle ils ont dû faire face.

Boite noireCet entretien a eu lieu par téléphone le 15avril 2014 et a été complété le 18 avril(dernière question). Il n'a pas été relu parM. Bertrand.

Algérie: Bouteflika réélu,c'est «la victoire desaffairistes et de l'informel»PAR PIERRE PUCHOTLE SAMEDI 19 AVRIL 2014

Des partisans d'Abdelaziz Bouteflikafêtent sa victoire, dans la nuit du jeudi 17 auvendredi 18 avril, à Alger © Pierre Puchot

Abdelaziz Bouteflika a remporté l'électionprésidentielle avec 81,53 % des suffrages,contre 12,18 % pour son rival,l’ancien premier ministre Ali Benflis.Comment envisager désormais l’équilibredu pouvoir en Algérie ? Et que penser del’absence des forces islamistes ? Entretienavec le politologue Ahmed Rouadjia,enseignant chercheur à l'université deM'sila.

De notre envoyé spécial en Algérie.Abdelaziz Bouteflika a remporté l'électionprésidentielle du 17 avril avec 81,53 % dessuffrages, contre 12,18 % pour son rival,l’ancien premier ministre Ali Benflis, ontannoncé les autorités algériennes dans uneconférence de presse organisée vendredi18 avril à Alger. Le taux de participationannoncé était de 51,70 %.

Au lendemain de cette parodie de scrutin,où il suffisait de se rendre dans un bureaude vote pour constater des effractions toutau long du processus de vote (lire icinotre article), Alger donnait l'impressionde connaître un vendredi (le premier jourdu week-end) comme les autres, malgré lesquelques coups de Klaxon et un dispositifsécuritaire renforcé. Fort de ce calmeretrouvé après une campagne tendue, lepouvoir algérien s’est même octroyé leluxe d’annoncer le rachat de 51 % desparts de l’opérateur téléphonique Djezzy,après plusieurs années de négociations.Un rachat qui coûtera 2,643 milliards dedollars aux contribuables algériens.

Non sans humour, le journal en ligneTout sur l'Algérie intitulait ce vendredison éditorial : « L'Algérie commesur des roulettes », en référence auprésident algérien, qui s’est présentéen fauteuil roulant pour aller voterle 17 avril. Comment expliquer lesuccès d’un homme et d’une famille,qui parviennent une nouvelle fois às’imposer à la tête de l’État algérien,pour le quatrième mandat consécutif ?Comment envisager désormais l’équilibredu pouvoir en Algérie ? Et que penserde l’absence des forces islamistes duranttoute la campagne ? Entretien à chaudavec le politologue Ahmed Rouadjia,enseignant chercheur à l’université de

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M'sila, et directeur du laboratoired’études historiques, sociologiques et deschangements sociaux et économiques.

Vendredi 18 avril, à Alger. © Pierre Puchot

Mediapart : Comment analysez-vouscette nouvelle victoire d’AbdelazizBouteflika ?

Ahmed ROUADJIA : Cette élection estla conséquence logique de la consolidationet du triomphe du clan de Bouteflika, audétriment de tous les autres. Ce triomphe,le clan du président à la chaise roulantele doit au soutien discret, mais efficace,que lui ont toujours apporté certainespuissances étrangères, les États-Unis, laFrance, l’Espagne, le dotant ainsi d’unelégitimé à l’international. Mais aussi lacaste locale des affairistes, des corrompuset de l’informel, qui ont tous intérêt à ceque l’État algérien demeure faible pourqu’ils puissent, eux, faire appliquer les loisdu pays selon leurs propres intérêts. UnÉtat faible, une justice bananière et servileenvers l’exécutif, une monnaie de singe –le dinar –, dévaluée et inconvertible,voilà qui arrange tout à fait ces groupesd’intérêts.

À défaut d’être objectif, essayons d’êtreau moins impartial : Bouteflika n’a pasinventé la corruption en Algérie ; ill’a seulement encouragée de manièreimplicite et concrètement consolidée, etc’est déjà assez. Il ne s’est pas entouréseulement d’hommes médiocres, maisaussi de personnages corrompus pour quil’intérêt de la nation algérienne, et del’État, est le cadet de leurs soucis : ChakibKhalil, l’ex-ministre de l’énergie et desmines, congédié sous la pression interne,notamment des services secrets de l’armée(DRS), à la suite du scandale de Sonatrach(société nationale de pétrole) où ils ontdécouvert que plusieurs milliards d'euros

avaient été détournés par le biais descontrats de gaz, de commissions occultes,et de surfacturation, etc.

Cette enquête a mis en cause égalementd’autres hauts responsables cooptéset choyés par Bouteflika, comme leministre des travaux publics, AmmarGhoul, d’obédience islamiste (MSP), quela justice soupçonne d'avoir détournéplusieurs millions d'euros grâce auchantier de l’autoroute est-ouest. Malgréune enquête bien ficelée du DRS, lespersonnes mises en cause n’ont pas étéentendues par la justice : Chakib Khalila quitté l’Algérie non pas en catimini,mais la tête haute, pour regagner les États-Unis. Quant à Ghoul, il a conservé sonposte. Seuls les seconds couteaux ontété condamnés pour l'heure : MohammedMéziane, P-DG de la Sonatrach, l’unde ses fils, et le secrétaire général duministère des travaux publics.

Comment qualifier ce scrutin ?

Ce scrutin comporte sans nul douteune foule d’irrégularités, mais aussi unepart de vérité sociologique en faveur duprésident malade : cette part de vérité,c’est la peur du vide, la crainte duretour à la décennie noire, le besoinde sécurité « paternelle » qui a pousséquantité de petites gens à donner leurvoix à celui-ci. La seconde vérité, d’ordrepolitique celle-là, réside dans le fait quele clan qui a appuyé la candidaturede cet homme, gravement atteint dansses facultés, a utilisé tous les moyensmatériels et symboliques dont disposel’État : publicité et propagande grâce auxgrands médias, comme la télévision, lalogistique administrative, la promesse derécompenses, et l’intimidation directe ouindirecte exercée à l’endroit des électeursqui seraient tentés de voter en faveur del’un des adversaires du président sortant.

Comment imaginez-vous la nouvellerépartition des pouvoirs au cours duquatrième mandat ?

Elle sera déterminée, pour partie, parles rapports de force engendrés parla victoire du président Bouteflika surson rival principal, Ali Benflis, qui a

toujours ses appuis au sein du FLN, etpour partie en fonction de « l’équilibrerégional » qui a toujours été, depuisl’indépendance, pris en compte comme undes critères principaux de répartition despouvoirs entre les différents clans censésreprésenter leurs wilayas respectives.

«Même dissous, le FIS demeureun acteur important»Comment expliquez-vous la dynamiqueBenflis, qui a mené une campagneefficace après dix années de silence,jusqu'à réunir des meetings de 5 000personnes, là où le FLN-RND ne faisaitpas salle comble ?

La dynamique Benflis n’est pas sortie exnihilo. Elle est le résultat d’un travail desensibilisation, conduit de longue haleineauprès de la population par l’intermédiairede ses partisans qui disposent d’appuis etde relais dans les 48 wilayas du pays. C’estcette dynamique de Benflis qui a pousséBouteflika à prendre à témoin ses hôtes (leministre espagnol des affaires étrangères,Lakdar Brahimi…) pour dire tout le malqu’il pense de son concurrent ! Ali Benflisn’a certainement pas tort lorsqu’il dénonceau soir de ce scrutin, depuis son quartiergénéral, « une opération de fraude àgrande échelle ». Notons que le taux departicipation aurait été, selon le ministèrede l’intérieur, de 51,70 %, bien inférieurau taux enregistré en 2009, et qui était

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de 74,11 %. C’est à peu près le seul quel’on peut conserver en tête, les autres sontfantaisistes.

Des partisans d'Abdelaziz Bouteflikafêtent sa victoire, dans la nuit du jeudi 17 auvendredi 18 avril, à Alger. © Pierre Puchot

Les mouvements islamistes ont étépratiquement absents des débats. LeMSP et Ennahda ont choisi d’intégrer lefront du boycott. Comment expliquez-vous cette stratégie ?

Ces deux mouvements, en particulierle MSP, à l’origine issu des Frèresmusulmans, ont fait partie de « l’allianceprésidentielle » jusqu’à mi-mandat. Sonancien dirigeant, Abu Jarra Soltani, s’étaitvu octroyer le poste de ministre d’Étatjusqu’à son retrait du gouvernement en2011. Leur discrétion au cours de lacampagne électorale s’explique par le faitque ces deux partis se sont disqualifiésaux yeux d’une bonne partie de leurssympathisants traditionnels, en raison deleurs accointances avec le pouvoir en placeet de leur implication dans les affaires decorruption.

Leurs divisions internes ont abouti à leuréclatement, lequel a donné lieu à lanaissance des factions. Cela ne favorisepas le débat d’idées, ni l’éclosion d'unvéritable projet politique en leur sein.En boycottant les élections, ces deuxpartis entendaient dissimuler aux regardsdu peuple l’indigence de leur programmepolitique et économique, programmequi ne leur permet pas, dans le casd’une compétition électorale, de recueillirle nombre de suffrages requis pourleur permettre de compter dans l'arènepolitique.

Ces partis islamistes n’ont aujourd'huiqu’une audience populaire limitée, et n’ontabsolument pas le vent en poupe comme

naguère le Front islamique du salut (FIS).Ses partisans éprouvent d'ailleurs une forterépulsion envers le MSP et Ennahda, qu’ilsqualifient de « suppôt » du pouvoir.

L’arrestation d'Ali Belhadj (l'ancienchef du FIS) devant le siège duconseil constitutionnel lors du dépôtdes candidatures en mars a étésymbolique de cette absence. Que reste-t-il aujourd'hui de l'influence du Frontislamique du salut (FIS) en Algérie ?

Ali Belhadj n’en est pas à sa premièrearrestation par les services de sécurité.Chaque fois que le pays traverse unepériode critique, et que le régime semet à sévir contre les manifestationspopulaires, Ali Belhadj sort aussitôt deson silence pour dénoncer avec vigueurles errements du régime en place. Lui etses partisans n’ont jamais été absents dela scène politique, et c’est seulement leverrouillage des grands médias publics etle « black-out » dont ils sont l’objet quidonnent l’impression qu'ils ont disparu.

[[lire_aussi]]

En vérité, le FIS, même dissous, demeureune réalité politique avec laquelle lerégime devrait compter à l'avenir. L’appeldu pied fait en leur direction parle candidat Benflis témoigne de leurpoids dans la société algérienne, deleur enracinement au sein des couchesdéshéritées. Ali Belhadj bénéficie d’unegrande popularité non seulement auprèsdes salafistes purs et durs, mais aussiparmi les personnes qui ne partagentpas ses convictions extrémistes. Ceci enraison de ses prises de position constantes,invariables, à l’égard du régime, prisesde position qui le font passer pour « unhomme de principes », courageux et «incorromptible ». Ce sera à n’en pas douterun acteur des années à venir.

Ce que Valls devraitapprendre de l'expérienceZapateroPAR MARTINE ORANGE

LE JEUDI 17 AVRIL 2014

La ressemblance est frappante. ManuelValls, pour appliquer le pacte deresponsabilité de François Hollande,emprunte la voie d’austérité que l’ancienpremier ministre espagnol avait ouverteen 2010. Mêmes mesures, mêmesplans successifs, même révolte des élussocialistes. Va-t-il connaître le mêmesort ?

Les intenses préparations pour mettreen musique le pacte de responsabilité,annoncé le 14 janvier par FrançoisHollande, étaient d’un certain point de vueinutiles. Coupes budgétaires, gel du salairedes fonctionnaires et des retraites, coupesdes prestations sociales, coupes dans lesdépenses des collectivités locales… leprogramme a déjà été écrit et mis en œuvredepuis bien longtemps. Le gouvernementValls reprend le chemin emprunté parle gouvernement socialiste Zapatero en2010. Les ressemblances en sont mêmetroublantes. Retour sur un passé espagnolqui pourrait être un futur français.

© Reuters

Mai 2010. Le gouvernement de JoséLuis Rodriguez Zapatero est confrontéà une crise économique et financièreaiguë. L’explosion de la bulle immobilièresuivie par l’effondrement du systèmebancaire, qui a imposé un sauvetage enurgence, a mis l’économie à genoux.L’activité s’effondre, le chômage galope

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et le déficit budgétaire dépasse les 11%du PIB. Les marchés financiers qui sesont déjà attaqués à la Grèce, à l’Irlandeet au Portugal ont l’Espagne en lignede mire. Les taux d’intérêt obligatairesatteignent les 7%, seuil jugé fatidique parles observateurs.

Dos au mur, le gouvernement Zapaterolance un nouveau plan de rigueur.En février, il a déjà augmenté lesimpôts et la TVA et a décrété le geldes embauches des fonctionnaires. Ceprogramme doit permettre de réduire ledéficit de 50 milliards d’euros. Maisl’Europe exige une autre politique : plutôtque de nouvelles recettes fiscales, legouvernement espagnol doit mettre enplace un plan de réduction des dépenses.Le terme « réformes structurelles » n’estpas encore entré dans le vocabulaire de laCommission européenne.

Début mai, il dévoile donc son nouveauprogramme : 15 milliards d’eurosd’économies supplémentaires sont àtrouver. Deux mesures phares se dégagentde ce plan de réduction budgétaire :réduction de 5% des salaires de la fonctionpublique et suspension de la revalorisationdes retraites. À cela s’ajoute la fin d’uncertain nombre de prestations sociales,d’aides aux personnes les plus faibles.

Le changement radical du gouvernementZapatero provoque de violents débats ausein du parti socialiste espagnol (PSOE),où certains élus accusent le gouvernementde trahison. De nombreux députés sedisent déterminés à obtenir une révisionprofonde du plan ou du moins desérieux amendements lors de la discussionparlementaire. «Nous allons demanderdans les prochains jours un débatà l’intérieur du groupe parlementairepour obtenir plus de justice dans lessacrifices», affirmaient Juan AntonioBarrio de Penagos et José Antonio PerezTapias, membres d’Izquierda Socialista,un courant du PSOE.

C’est à une voix de majorité près que JoséLuis Zapatero réussit à faire adopter sonplan, fin mai. Au dernier moment, le partisocialiste a suivi afin d’éviter la chute dugouvernement.

Revenant sur cette période, José LuisZapatero a justifié ces décisions dans unlivre de mémoire, Le Dilemme, publié fin2013. Il y expliquait qu’il avait pris cesmesures, à rebours de ses convictions etde son programme, par « responsabilité ».Il s’expliquait plus longuement dansun entretien à InfoLibre, traduit etpublié par Mediapart:« J’ai pris desdécisions qui ont supposé un changementdans la ligne que j’avais imposée pourlutter contre la crise. Ce changementétait motivé par le fait qu’en 2009,nous étions arrivés à une limite, celledes 11 % de déficit public, un chiffreimportant. Ma conviction d’avoir menéune politique de cohésion sociale jusqu’àla limite du possible durant la criseest défendable, je crois, étant donnéque mon gouvernement a maintenu lesengagements fondamentaux de l’Étatprovidence. »

© Reuters

Il répondait aussi aux critiques qui luiavaient été faites, non seulement d’avoirtrahi ses engagements de campagne maisd’avoir fait peser les efforts sur lesfonctionnaires et les retraités. « Laréduction de salaire des fonctionnairesa été très progressive. Les salaires lesplus bas des employés du public n’ontpas diminué, ou alors de 1 %, et lesplus élevés de 8, 9 ou 10 %. Et nousn’avons pas touché aux retraites les plusfaibles. Nous devions réduire les dépenses,et les engagements budgétaires à cemoment-là ne nous donnaient guère lechoix : il nous fallait réduire quelquespostes sensibles comme le salaire desfonctionnaires ou les retraites. Nousn’avons pas du tout touché aux bourses, àl’éducation et à la santé, que nous avionssignificativement renforcées les annéesprécédentes.» À quatre ans de distance, lesmêmes arguments reviennent.

Pourtant, la situation de la France n’estpas celle de l’Espagne en 2010. Alorsque le déficit budgétaire espagnol était de11,3%, celui de la France est de 4,3%du PIB. En un an, il a diminué de plusd’un point. Ce qui représente déjà un effortexceptionnel. Même si le chômage est trèsélevé – 12,3% de la population active–, il n’atteint pas les niveaux très élevésde l’Espagne, alors 20%. Surtout, à ladifférence de l’Espagne, la France n’a pasle couteau des marchés sous la gorge : lestaux d’intérêt obligataires sont à des plusbas historiques, autour de 2%.

Mais la règle s'impose. S’inscrivant dansles politiques de dévaluation internemortifères suivies par les pays européens,le gouvernement français a choisi lemême programme que celui de José LuisZapatero: 50 milliards d’euros de baissedes dépenses publiques. Les salaires de lafonction publique sont appelés à être geléset non réduits comme en Espagne. Maisla différence n’est qu'apparente. Le geldes salaires dans la fonction publique està l’œuvre depuis 2010; s’il est maintenujusqu’en 2017, cela devrait représenterune réduction de l’ordre de 5% au moins.Même chose pour les retraites. La réformedu travail, qui a déjà commencé en France,va être prochainement inscrite dans laloi, à la suite de l’accord sur la nouvelleconvention de l’assurance chômage signéele 21 mars.

Ce pacte de responsabilité est en trainde recevoir le même accueil chez lesélus socialistes français que le programmed’austérité chez les socialistes espagnolsà l’époque. À nouveau, il est questionde trahison, de rupture. À nouveau, desdéputés et sénateurs socialistes menacentde ne pas voter ce plan s’il ne subitde sérieux aménagements. Même si les

institutions de la Ve République donnentbeaucoup d’assurance à l’exécutif, legouvernement Valls paraît déjà s’appuyersur une majorité fragile.

Epargnants contre travailleursLes similitudes vont-elles s’arrêter là ?Ce qui s’est passé par la suite enEspagne n'est guère rassurant. Le plan

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d’austérité est à peine voté que legouvernement Zapatero présente un moisplus tard une vaste réforme du marché dutravail. Les mouvements patronaux et lessyndicats n’ayant pu se mettre d’accord,le gouvernement se dit forcé de prendreles choses en main. Il déclare «assumerpleinement» ce texte qui veut à la fois«lutter contre la précarisation du travail»et apporter «une plus grande flexibilité».Le coût des licenciements, surtout pourles contrats à durée indéterminée, doit êtrenettement diminué.

La rupture avec le monde syndical estconsommée. Mais Zapatero reste persuadédu bien-fondé de sa démarche : alorsque le taux de chômage est passé de9% à 20%, cette réforme va «redonnerconfiance aux travailleurs comme auxemployeurs, pour déboucher à terme surdes créations d'emplois». Comme un air dedéjà vu…

Mais rien ne se passe commeprévu. L’économie espagnole plonge, lechômage s’aggrave encore et les déficitss’accentuent, faute de recettes suffisantes.Un troisième plan de rigueur est présentéen décembre 2010. Le gouvernementcherche encore 15 milliards d’économiessupplémentaires. L’âge de la retraite estappelé à reculer de 65 à 67 ans, les aidesaux chômeurs, un peu l’équivalent duRSA, sont supprimées, un certain nombred’actifs étatiques (aéroports, loterie, etc.)vont être privatisés. Pour stimuler larelance, il est prévu d’accorder uneimposition à taux réduit pour les PME.Pourtant, rien ne change et l’économiecontinue de s’enfoncer.

Revenant sur ces moments « terribles »,l’ancien premier ministre espagnol s'estmontré très critique vis-à-vis de l’Europe,de la politique de la Commissioneuropéenne, de la Banque centraleeuropéenne. «Au-delà des circonstancesrelatives à l’intensité des politiquesd’austérité, la principale différence dansla lutte contre la crise entre la zone euroet les États-Unis, le Japon ou la Grande-Bretagne, c’est que les banques centralesde ces pays ont eu de l’audace alorsque la BCE a agi de façon contrainte. Si

une initiative monétaire avec des mesuresquantitatives avait été prise dans la zoneeuro, on serait probablement sortis de larécession avant, et avec plus de force,car cela aurait aidé à réduire la dette età relancer l’économie. Il est vrai que cen’est qu’une solution transitoire et qu’ilfaut continuer pour que l’économie soitcompétitive, mais il est certain que nousn’avons pas pu l’appliquer parce qu’elletouchait un élément essentiel, constitutif,de la zone euro », expliquait José LuisZapatero dans l’entretien avec InfoLibre.

Insistant sur le fait que l’Europe avaitchoisi, avec la défense d’une monnaieforte, les épargnants au détriment destravailleurs, le premier ministre espagnolracontait qu’il était intervenu à plusieursreprises auprès d’Angela Merkel pour luiexpliquer qu’il y avait des limites ausacrifice. « La réponse était toujours lamême : "Si je présente autre chose auparlement allemand, il ne votera pas".»

À peine nommés, Michel Sapin, ministredes finances, et Arnaud Montebourg,ministre de l’économie, se sont rendus àBerlin pour rencontrer leurs homologuesallemands et discuter de leur programme.Après avoir prononcé son discours degouvernement, dans lequel il semblaitévoquer une certaine résistance face auxexigences de la Commission européennede ramener le déficit budgétaire à 3%dès 2015, Manuel Valls a lui aussi faitle voyage à Berlin pour y rencontrerMartin Schulz, président des socialisteseuropéens. À son retour, il n’était plusquestion de demander quelque report ouaménagement. Doit-on comprendre que laréponse de Martin Schulz à Manuel Vallsa été la même que celle d'Angela Merkel àJosé Luis Zapatero ? Que l'Allemagne netransigerait pas?

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À l’exception de l’Irlande, qui a su tirerparti de son statut de paradis fiscal pourmultinationales, tous les pays européensqui ont appliqué des politiques d’austéritéet de dévaluation interne se retrouventdans la même situation : le déficitbudgétaire a été résorbé par la chute de laconsommation et des importations et non

par une relance des exportations. Au sortird’un choc de récession sans précédent,ils se retrouvent avec une économieanémiée et partiellement passée au noir,un appareil productif laminé, un chômageénorme en dépit de toutes les mesuresde « flexibilité », et un endettementinsoutenable : en 2010, l’endettementitalien était de 100% du PIB; en 2013, ildépasse les 133%.

Par quel miracle ce qu’il est advenu auxautres ne se produirait-il pas en France ?Alors que l’économie française est déjàen stagnation, en raison notamment desefforts de réduction budgétaire passés,un nouveau plan d’austérité risque de laplonger en récession, pour la troisièmefois en moins de six ans. Une chutequi ne serait pas sans conséquencesur ses voisins. Même si beaucoup adéjà été fait, en matière de retraite, dechômage, de santé, de droit du travail,d’autres mesures seraient à nouveauréclamées. Comme en Espagne, un plande rigueur pourrait succéder à l’autrepour tenter d’atteindre ce mythique 3%du PIB, d’autant qu’une partie desréductions accordées aux entreprises n’estpas financée.

Faut-il dire la fin de l’histoire ? Épuisé,sans soutien face à une population enrévolte, n’ayant plus de majorité auparlement, le gouvernement de José LuisZapatero décida d’appeler à des électionslégislatives anticipées en juillet 2011.En novembre, le parti populaire (droite)emporta une victoire écrasante. Le partisocialiste espagnol tomba à son plus basniveau depuis le retour de la démocratieen Espagne. Il avait été balayé commel’avaient été auparavant les socialistesitaliens, portugais et grecs. L’Europedevient une arme de destruction massivepour la social-démocratie.

Le «gel» de Manuel Vallsest un acide : la preuvePAR HUBERT HUERTAS

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LE VENDREDI 18 AVRIL 2014

Officiellement c'est un «gel», dans laréalité c'est une amputation. Le «gel» desallocations et des retraites et le «gel» dessalaires des fonctionnaires sont en fait unacide. Il ronge et rongera votre pouvoird'achat. Explications et tableaux sur unplan d'austérité qui ne veut pas dire sonnom.

Dans l’art de la guerre, on appelle çaun leurre. Une manière d’enfumer sonadversaire. En matière de revenus oud’allocations, on préfère parler de «gel », mais cela revient au même. Cettefigure de rhétorique vise à faire croirequ’on ne touche pas aux salaires, tout enles baissant quand même. En présentantmercredi 15 avril son plan d’économie, eten annonçant son « gel », Manuel Vallss’est ainsi défendu de toute atteinte aupouvoir d’achat, mais il a taillé dans levif. Ce qu’il présente comme une « non-revalorisation » est en fait une amputation.

Manuel Valls, à l'issue du conseildes ministres de mercredi, entouré des

ministres concernés par son plan. © Reuters

Officiellement, le « gel » consiste à nepas tenir compte de l’inflation, donc àne pas “revaloriser” les salaires. Dans lesfaits, cela revient à les dévaloriser. Un peucomme un pisciculteur laisserait mourirses poissons dans des bassins qui fuient,parce que rajouter de l’eau lui reviendraittrop cher. L’avantage du « gel », c’estqu’il est anesthésiant, comme en petitechirurgie, quand un coup de vapeur glacépermet à un patient de ne pas avoir tropmal si on lui pose un point de suture.L’inconvénient, c’est que la douleur finitpar se réveiller.

L’exemple le plus récent est celui du« gel du barème de l’impôt sur lerevenu ». Mis en place sous le précédentquinquennat, et confirmé au début de

l’actuel, ce « gel » avait permis auxgouvernements précédents d’annoncerqu’ils n’augmentaient pas l’impôt. Quandles feuilles sont arrivées dans les boîtesaux lettres, les contribuables ont mesurél’écart entre le gel annoncé et le coupde chaud sur les finances familiales. Desdizaines de milliers de Français, exonérésjusque-là, ont dû acquitter d’un jour àl’autre l’équivalent d’un mois de salaire.

Le coup du « gel » annoncé par le premierministre aura le même effet différé,mais qui n’en sera que plus cuisant.Certaines allocations seront « gelées » aumoins jusqu’en 2015, et l’Association desparalysés de France estime par exempleque cette mesure aggravera la précaritédes personnes handicapées. De même, lesretraites seront « gelées » pendant deuxans, alors que la réforme n’avait prévucette mesure que pour une durée de sixmois.

Mais l’annonce la plus dure concerne lesfonctionnaires, c’est-à-dire en premier lieules enseignants, les agents hospitaliers, lespoliciers, les militaires, les juges… Leursalaire était déjà « gelé » depuis 2010, il lerestera jusqu’en 2017. Sept ans de revenusrongés par l’inflation. Allez demander auxbanques de vous accorder des prêts à tauxzéro pour cent pendant un septennat, vousverrez leur réaction !

Les services de Manuel Valls précisentque « les règles d’avancement dansla fonction publique d’État » serontpréservées. Cela veut dire, en langageclair, que les promotions obtenues partel ou tel agent, donc sa progressionde carrière, ne lui permettront plusd’améliorer sa situation, mais seulementde la maintenir à son plancher, puisque lesbénéfices de l'avancement ne feront plusque compenser les pertes provoquées parle« gel ». Qui avance fait du surplace,et qui n'avance pas recule… Autant direque les grilles de carrière de la fonctionpublique seront vidées de leur substance.

Un précédent existe à un tel phénomène.Dans l’audiovisuel public, le fameux“point d’indice” avait aussi été« gelé »pendant de longues années. Au boutd’une dizaine d’années, la situation est

devenue tellement absurde, et tellementintenable, que les conventions collectivesqui régissaient le travail des différentsmétiers ont purement et simplementdisparu, certaines n’étant toujours pasremplacées, comme à Radio France parexemple…

Donc le « gel » n’est pas un gel mais unacide, aux conséquences lourdes à moyenterme, sur l’organisation des services etdes emplois, et aux effets immédiats sur lessalaires ou les allocations. Pour mesurercet effet en termes de revenus mensuels,reportez-vous aux deux tableaux ci-dessous.

Le premier tableau, “Allocations etretraites”, calcule les conséquences dugel jusqu’en 2015. Le second tableauconcerne les fonctionnaires. Il calcule lesconséquences mensuelles de ce gel, de2010 à 2017. Le calcul de la perte depouvoir d’achat est effectué sur la based’une inflation de 1,6 % (c’est-à-dire de lamoyenne de l’inflation annuelle pour lesannées 2010, 2011, 2012, 2013, et 2014).

Exemple : Si votre allocation, ou votreretraite, est de 1 000 euros, vous perdrez15 euros mensuels en 2014, 30 eurosmensuels en 2015, et votre pension réelle(en euros constants) sera alors d'unevaleur de 970 euros comparée à celle de2013…

Exemple : Si vous êtes enseignant, et quevotre salaire était de 2 000 euros en 2010,votre perte mensuelle annuelle est de 32euros par mois, le cumul de ces pertesen sept ans sera de 224 euros par mois,et votre salaire réel (en euros constants),hors promotions, sera d'une valeur de1 776 euros comparé à celui de 2010.

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Dans le Vaucluse, des élusUMP et FN font alliancePAR MARINE TURCHILE JEUDI 17 AVRIL 2014

Dans le Vaucluse, où l'extrême droiteréorganise elle-même la droite, deuxépisodes marquent le flou des frontières.

Le président UMP et le 2e vice-présidentFN de l'agglomération du Grand Avignonont été élus avec les voix des deux partis.Au conseil municipal, un groupe de quatreélus issus de listes UMP et Rassemblementbleu marine s'est créé.

Ce sont des connivences qui, il y aquelques années encore, auraient suscitél’indignation. Mais dans le Vaucluse,la porosité entre UMP et FN est telleaujourd’hui que les épisodes qui ont suiviles élections municipales n’ont provoquéaucune réaction publique.

Ni l’élection de président (UMP) del’agglomération d’Avignon avec les voix

du FN et celle du 2e vice-président(FN) avec les suffrages de l’UMP; nila création d’un groupe d’opposition auconseil municipal d'Avignon par quatreélus issus de listes UMP et Rassemblementbleu marine. Ces deux éléments factuelsfont du Vaucluse le premier départementoù la recomposition de la droite s'organise,à certains endroits, avec l'extrême droite.

Le dernier épisode a eu lieu mercredi.Quatre élus issus des listes UMP etRassemblement bleu marine (RBM) ontquitté leurs équipes pour former ungroupe d'opposition au conseil municipald'Avignon. Le président de ce nouveaugroupe n’est autre que… le directeurde campagne du candidat UMP auxmunicipales Bernard Chaussegros.

Élu pendant 17 ans dans la majorité dela maire sortante d’Avignon, Marie-JoséeRoig, et numéro trois sur la liste UMP enmars, Philippe Marcucci a convaincu lanuméro deux de Chaussegros de s’allieravec deux membres du RPF élus sur la listeRassemblement bleu marine de PhilippeLottiaux (lui-même ancien collaborateurde l'UMP Patrick Balkany).

Pour justifier ce que beaucoup,localement, considèrent comme une «trahison », Marcucci – qui n'a pas retournénotre appel – invoque deux raisons: levote de Bernard Chaussegros en faveurde la candidate PS lors de l'élection dumaire ; et la promesse non tenue dumême Chaussegros de le laisser siéger àl’agglomération du Grand Avignon.

« Force est de constater que pour demultiples raisons, on a perdu. On a quandmême pris une branlée sévère », a expliquéPhilippe Marcucci lors d’une conférencede presse (voir la vidéo). Nous avonsenvisagé de créer une opposition quisoit objective, vigilante, constructive. Lepremier conseil municipal m’a bouleversé.Le vote de deux partis de l’oppositionUMP pour le maire et la standing ovationm’ont laissé pour le moins pantois. »

La conférence de presse de Philippe Marcucci. © AVInews

« Maintenant, avec le recul, je ne pensepas que Bernard (Chaussegros) avait lescompétences pour être maire d’Avignon »,a asséné Florence Duprat, qui fut pourtantsa numéro deux pendant les municipales.Les deux élus de la liste RBM prennenteux aussi leurs distances avec l’étiquettecréée par Marine Le Pen, qu’ils qualifientde « coquille vide ».

Ce choix a été « très mal perçu localement», rapporte le collaborateur d’un éluUMP du département. « Marcucci estaccusé de traîtrise, de vouloir exister.» Cette situation est d’abord le résultatdes « divisions de la droite locale »(racontées ici et là par Mediapart), estime-t-il: « Philippe Marcucci espérait pouvoirexister une fois Bernard Chaussegrosparti du Grand Avignon, mais il ne partpas. Il l’a très mal pris. Il crée ce groupepour exister, avoir une assise. » Pourautant, l’élu UMP va-t-il être exclu duparti?

Au siège parisien de l'UMP, oùl’information a circulé, on explique «attendre d’être saisi par la fédération ». «Ce sont les responsables des fédérationsqui envoient un courrier signé au siège,pour mettre ces cas à l’ordre du jourdu bureau politique », précise-t-on. Leprochain aura lieu le 23 avril. Sollicité parMediapart jeudi après-midi, le présidentde la fédération UMP du Vaucluse, Jean-Michel Ferrand, n’a pas donné suite.

En déplacement à l’étranger, BernardChaussegros – qui n’a pas répondu à notrecoup de fil –, s’est contenté de glisser àla Provence: «Maintenant on sait qui estBrutus, c’est ça la politique à Avignon. »Marie-Josée Roig y voit quant à elle une« démarche stupéfiante». Raillant le nomde ce nouveau groupe (baptisé « SempreFidelis », qui signifie « Toujours fidèle »),l’ex-maire UMP d’Avignon a ironisé: « SiMarcucci est fidèle, en tout cas, ce n’estni à Chaussegros, ni à l’UMP » mais « àlui-même et à ses arrière-pensées ». Quantaux élus RPF, ils ont dû « se tromper sur lacouleur du bleu », car la couleur du RBMest « bleu marine », lance-t-elle.

Le président UMP de l'agglo éluavec les voix du FNLa semaine dernière, un autre épisodea démontré combien les frontières entrel'UMP et le FN étaient poreuses:le vote du président de la communautéd’agglomération du Grand Avignon, quicompte 72 élus (30 sièges à droite, 27à gauche, 11 au FN-RBM et 4 sansétiquette). L'UMP a réussi à maintenirl'agglomération à droite dès le premiertour grâce aux 11 voix du Front national,ajoutées aux 30 de la droite. Le candidatUMP, Jean-Marc Roubaud, a ainsi contréla nouvelle maire PS d'Avignon, CécileHelle.

Plus surprenant: le maire FN du Pontet,

Joris Hébrard, est devenu le 2e vice-président, avec les voix des 30 élus de ladroite. Sans fracas.

À cette élection, Roubaud et Hébrardont obtenu le même nombre de voix(43 sur 72). Des chiffres qui interrogentlocalement. « Y a-t-il eu des discussions,

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des rencontres? Il n’y a eu aucuneabstention, aucun vote nul, ce qui laissepenser qu’il y a pu avoir un accordpréalable entre UMP et FN », expliqueà Mediapart le collaborateur d’un éluUMP du Vaucluse. « L'existence d'unaccord préalable UMP-FN relève doncde l'évidence mathématique », écrit laProvence.

Contacté par Mediapart, Jean-MarcRoubaud réfute tout « accord » enamont avec le Front national. « Onlaisse la politique à la porte. Les quinzemaires sortants avaient prévu un accordpour ne présenter qu’un candidat parcommune pour les vice-présidences. Aprèsles élections, aucun maire n’a remisen cause cet accord », justifie l’élu(la maire socialiste d’Avignon n'a passigné ce document, mais elle l’auraitvalidé verbalement, selon M. Roubaud).

Lui qui figurait parmi les membresfondateurs de la Droite populaire a étébattu aux législatives de 2012, aprèsune triangulaire avec le FN et le PS.Aujourd'hui, avoir été élu avec les voix duFN ne lui pose aucun problème: « Si l'oncommençait à avoir des états d’âme… Jeveux faire un contrat de gouvernance avectout le monde, loin des clivages politiqueset sans ostracisme. Pour moi, il n’y apas de débat, cela n’intéresse que lesobservateurs politiques comme vous, maispas les gens que je croise dans la rue! »

Jean-Marc Roubaud aura en tout casbesoin des voix frontistes pour obtenirune majorité absolue lors des votes.Interrogé sur le sujet par la Provence, ils'est contenté de répondre que la droitedisposait de « 31 voix, donc une majorité» (la majorité absolue est à 37). LeFront national a lui assuré qu'il n'avait

pas donné par son vote « un blanc-seing» au président UMP et qu'il jouerait «pleinement son rôle d'opposition ».

Jean-Marc Roubaud avec Jean-François Copéet Michèle Tabarot, venus le soutenir en février

pour les municipales. © objectifgard.com

En 1998, l’élection de cinq présidentsde région (UDF et Démocratie libérale)avec les voix du FN (Jacques Blancen Languedoc-Roussillon, Charles Bauren Picardie, Bernard Harang en RégionCentre, Charles Millon en Rhône-Alpes,Jean-Pierre Soisson en Bourgogne) avaitsuscité un tollé.

Au terme de sept jours de réflexion,seuls deux d'entre eux avaient rendu leursiège: Jean-Pierre Soisson en Bourgogneet Bernard Harang dans la Région Centre.Les trois autres étaient restés inflexibles etavaient choisi de sauver leur fauteuil plutôtque leur étiquette. Ils avaient été exclus deleur parti.

À Amiens et Montpellier, des milliers depersonnes étaient descendues dans la rue.Au RPR, Jacques Chirac avait condamnéceux qui pactisent avec « un parti denature raciste et xénophobe ». « Unealliance avec le FN conduirait à uneimpasse morale, politique et électorale.Si certains pensent différemment, ils ontdroit de le dire. En revanche, ils n'ont pasle droit de le mettre en pratique », avaitdéclaré Philippe Séguin, alors présidentdu RPR.

À l’époque, le patron du conseil généralde l'Oise et ancien secrétaire général duRPR, Jean-François Mancel, qui avaitnégocié un rapprochement avec le Frontnational, avait lui aussi été exclu. Il avaitdéclaré « ne pas voir de raison de refuserle concours des élus FN » et expliqué

qu’« à partir du moment où la stratégie deguerre avec le FN a été un échec total, ilfaudrait être cinglé pour la poursuivre ».

Rien de tel dans le Vaucluse aujourd’hui. «Ni indignation ni quolibet n'ont émailléla première séance du nouveau conseilcommunautaire », relate la Provence.L’arrivée de l’UMP Jean-Marc Roubauddans le fauteuil de président, avec le pleindes voix d'extrême droite, « a largementété saluée par les élus et un public venuen nombre garnir la salle polyvalente deMontfavet », précise le quotidien.

Plus au nord du département, l'extrêmedroite a en revanche échoué à s'emparerde la communauté de communes desPays de Rhône et Ouvèze (CCPRO).La députée FN Marion Maréchal-Le Penavait précisément choisi de se présenterà Sorgues (en dixième position sur uneliste menée par un ancien adjoint de lamajorité UMP), pour tenter une OPAsur la CCPRO, avec l'aide du député etmaire d'Orange, Jacques Bompard (ex-FN,Ligue du Sud).

Mais son échec à Sorgues dès lepremier tour a rebattu les cartes. Bomparda donc poussé la candidature d'AlainRochebonne, maire divers droite deCouthézon, soutenu par ses homologuesde petites communes. Ambigu avecl'extrême droite (lire notre enquête), ilest accusé par ses adversaires d'être « lecheval de Troie de Jacques Bompard». Face au sénateur UMP Alain Milon,président sortant de la CCPRO, l'électiona été extrêmement serrée dans ce nord-Vaucluse tenu par les Bompard. Le 12avril, le sénateur l'a finalement emporté ausecond tour avec 26 voix contre 24.• Lire notre enquête « Dans le Sud-Est,

les stratégies de l'UMP pour survivreface au FN »

Ezra Suleiman : «Une élitefrançaise qui se sert plusqu'elle ne sert»PAR JOSEPH CONFAVREUX

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LE JEUDI 17 AVRIL 2014

Comment les chercheurs étrangers quitravaillent sur la France regardent-ils lasituation du pays ? À quelles causesattribuent-ils les tensions, crispations etblocages qui traversent l’Hexagone ?Deuxième entretien de notre série avecl'Américain Ezra Suleiman.

Ezra Suleiman est professeur de sciencepolitique à l'université de Princeton,aux États-Unis, et membre du conseild'orientation de l'Institut Montaigne.Il a notamment travaillé sur les élitesfrançaises, sur lesquels il a notammentécrit Les Élites en France. Grands corpset grandes écoles (Seuil, 1979), Leshauts fonctionnaires et la politique (Seuil,1976) et Les notaires. Les pouvoirs d'unecorporation (Seuil, 1987). Il est, plusrécemment, l'auteur de Schizophréniesfrançaises, paru chez Grasset en 2008.

Comment regardez-vous aujourd’hui lasituation de la France, après deux ansde présidence Hollande et une débâclesocialiste aux dernières élections ?

Ezra Suleiman. © (dr)

Tout le monde est d’accord pour direque la situation est grave. On connaît lesstatistiques du chômage, de la balance desexportations, de la dette, des engagementsenvers Bruxelles. Mais ce qui me troubleest de ne pas apercevoir un programme,ou même l’ombre d’un programme, quipermettrait de sortir la France de cet état

malheureux. On sent que l’adhésion de lapopulation à un projet politique n’existeplus.

Un homme politique doit convaincre quele chemin qu’il propose est le bon et,en France, il existe des doutes profondsà la fois sur le chemin – ce qui estcompréhensible – et sur ceux qui sontcensés montrer la voie – ce qui l’est moins.Il me semble que tous ces revirementset toutes ces hésitations depuis deux ansproduisent davantage de déstabilisationque de « synthèse ». Dans cette situation, jetrouve parfaitement logique que les jeunesn’aient pas confiance et ne votent pluspour le parti socialiste.

Vous aviez publié en 2008 un ouvrageintitulé Schizophrénies françaises.Quelques années plus tard, cesschizophrénies se sont-elles accentuéesou atténuées ?

Elles se sont accentuées. En particuliercette contradiction profonde d’un paysinégalitaire qui affiche le mot « Égalité »au fronton de ses 36 000 mairies. LaFrance est un pays moins inégalitaire qued’autres pays, notamment que les États-Unis, mais aucun pays n’affiche un telécart entre la manière dont il se représenteet ce qu’il est en réalité. S’il y avait aumoins une tendance à rendre ce pays pluségalitaire, cette discordance serait moinsproblématique, mais ce n’est pas le cas.

Je reste atterré par la manière dont lesystème scolaire français non seulementreproduit les inégalités, mais les valide.Quand on parle de réforme de l’éducation,en France, on parle des rythmes scolaires,de l’organisation de l’enseignementsupérieur, mais pas de la nécessaire remiseen question d’une organisation sociale etscolaire qui interdit à certaines couches dela population toute chance de réussite.

Cette béance entre les représentations etles réalités est particulièrement sensiblesur la question du multiculturalisme etde l’immigration. La lutte contre lesdiscriminations demeure embryonnairemais la France fait comme si elle n’étaitpas une société multiculturelle, en pensantqu’en niant sa composante multiculturelle,elle lutte contre les discriminations. Cetteschizophrénie alimente un vote et undiscours nationaliste ou raciste.

À l’aune de la situation américaine,jugez-vous que les blocages français

sont liés au régime de la Ve République,alors que les États-Unis sont aussi unrégime présidentiel ?

Nos deux régimes sont très différents.Dans le régime français, le présidentqui possède une majorité à l’Assembléeest réellement très puissant. Le présidentaméricain n’est jamais aussi puissant queça. On le décrit comme l’homme le pluspuissant au monde, mais aucun de nosprésidents ne se vit comme tout-puissant.Je ne suis pas sûr que ce soit le cas pour lesprésidents français…

Aux États-Unis, le président, même quandil possède une majorité, doit négocierconstamment avec les représentants élusde son parti. Il doit les convaincre. Eneffet, contrairement à la France, surtoutdepuis l’inversion du calendrier entre lesélections présidentielles et législatives,leur élection ne dépend pas du président.Un député peut tout à faire dire : « Jene voterai pas cette loi parce que sinonje ne serai pas réélu. » Un présidentaméricain, contrairement à un présidentfrançais, ne peut donc pas compter sur unemajorité docile au parlement. Cela l’obligeà composer avec le pouvoir législatif.

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Une autre différence importante pourexpliquer les blocages politiques françaisme semble résider dans une formed’hypocrisie vis-à-vis du clivage droite-gauche. En France, la différence entregauche et droite existe surtout dans larhétorique. Si j’exclus le Front nationalet l’extrême gauche, il n’y a que desdifférences de degré, et non de nature,entre ce que vous appelez la gauche etla droite. Cela explique qu’il y ait unconsensus pour laisser les choses en l’état,en ne faisant que de petites variantes entrele centre-gauche et le centre-droit.

Je ne dis pas que c’est bonnet blancet blanc bonnet, mais les différencessont surtout mises en avant pendant lescampagnes électorales, ou en raison desoppositions entre personnalités. Il y ades vraies différences entre les sentimentsd’appartenance ou dans l’esprit des gens,mais pas dans les politiques menées. Ilpourrait en théorie tout à fait y avoir unegrande coalition en France, comme il y ena en Allemagne. La France fait comme s’ily avait une concurrence intense, mais lesdifférences idéologiques sur la conceptionde la société et de l’économie sont ténues,même s’il y a des points d’achoppementsemblématiques.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Vous n’avez pas, comme nous, unedroite libérale qui veut en finir avectoute protection sociale ou interdiretout plafonnement des dépenses pourles campagnes électorales. L’UMP n’apas comme projet de supprimer lasécurité sociale. Aux États-Unis, nousavons une véritable différence dans lespolitiques menées par les démocrates etles républicains, parce que les deux partisn’ont pas du tout la même conception dela société. Cela entraîne d’autres formesde blocages, mais ce conflit réel évite lejeu de dupes qui fait que la France va dedéception en déception.

Ce consensus entre la gauche et ladroite n’existait pas à d’autres périodesde l’histoire de France. Autrefois, lesÉtats-Unis étaient un pays où distinguerles deux principaux partis était souvent

difficile. J’ai l’impression que la situations’est inversée, puisque c’est désormaisla France qui se trouve dans une tellesituation.

« Démantèlement de l’Etatdémocratique »

La France semblait pourtant épargnéepar le « démantèlement de l’Étatdémocratique », que vous décriviez dansun autre de vos ouvrages. Commentexpliquez-vous alors les difficultésfrançaises actuelles ? Ce que je désignais par « démantèlementde l’État démocratique », était l’attaqueen règle menée dans certains payscontre l’administration, la bureaucratie,les services de l’État… La France sedistingue de l’ensemble du monde en lamatière. À chaque nouveau président, ellenomme un nouveau ministre de la fonctionpublique ou de la réforme administrative ;et il ne se passe pratiquement rien. Dece fait, elle évite le démantèlement deservices importants pour la population.Mais elle reporte sans cesse la questionde l’efficacité et de la juste distributionde ces services, alors que l’administrationfrançaise est, dans certains secteurs,inefficace, pléthorique et injuste.

Le nouveau premier ministre a annoncéune grande réforme territoriale et unesimplification administrative de grandeampleur…

L’inefficacité d’une partie del’administration française a été aggravéepar la décentralisation qui a surtout ajoutéde nouveaux échelons aux précédents. LaFrance confond décentralisation politiqueet décentralisation administrative. Ilfaudrait d’abord être précis sur lespouvoirs qu’on est prêt à déléguer avant deréfléchir à l’architecture administrative.

Vous avez longtemps travaillé sur lesélites françaises. Quelles responsabilitésleur faire porter dans la situationfrançaise sans céder aux rhétoriquespoujadistes trop faciles ?

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Quiconque gouverne un pays porte unepart de responsabilité quand celui-ci vamal. Mais il me semble que la Francese trouve dans une situation particulièreparce que son élite a été conçue pourune autre époque qui ne correspond plusdu tout à notre monde contemporainmondialisé. Son fonctionnement et sonmode de recrutement ont été mis en placesous Napoléon et cette structure n’a étéque renforcée par les régimes qui ont suivi.

Cela a pu fonctionner, quand cette élitepolitique et administrative avait un sensde l’État important, par exemple ausortir de la Seconde Guerre mondiale.Mais aujourd’hui, comme l’a dit RogerFauroux, cette élite se sert plus qu’elle nesert.

L’autre particularité de cette élite, qu’onne retrouve à ce point dans aucun autrepays, est son endogamie et le fait que,lorsqu’on y est, on n’en sort plus. Il y a uneincroyable consanguinité et la certitudeque non seulement il n’est quasimentjamais possible d’accéder à l’élite, maisque lorsqu’on est installé en son sein, onne pourra jamais en descendre.

Pour l’État qu’elle est censée servir, maisaussi pour elle-même, cette élite gagneraitpourtant à s’ouvrir, alors qu’elle continueà se fermer. Cette élite française a descompétences réelles, mais ce sont toujoursles mêmes. Je peux vous citer des milliersd’études qui montrent les bénéfices quel’on tire, soi-même, à se frotter àdes gens venant d’horizons différents,

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avec des formations variées. Diversifierle recrutement des élites politiques ens’ouvrant à toutes les minorités n’est passeulement un impératif de justice, c’estégalement bon pour les corps qui acceptentcette ouverture. Les entreprises de hightech l’ont très bien compris.

Comment font les États-Unis pour avoirune élite plus ouverte et hétérogène ?

L’affirmative action américaine a souventété mal comprise en France. Il nes’agit pas d’établir des quotas, mais,à compétences égales, de privilégier ladiversité, et d’avoir une politique activepour repérer les talents. Les grandesuniversités américaines sont ainsi très enavance sur les grandes écoles françaises.Elles ont 35 000 demandes pour 1 000ou 1 500 places. Il serait très facile defaire un concours ou de recruter sur le seuldossier scolaire. Mais elles savent qu’avecce genre de processus, elles ne feront venirque des profils homogènes.

Elles ont compris que, même d’un pointde vue égoïste, elles gagnent à accueillirdes expériences, des nationalités, desformations, des parcours sociaux trèsdifférents. Les grandes écoles françaisesse contentent de faire passer un concourset attendent derrière leur guichet que les« meilleurs » viennent à eux.

Logo de Harvard

Les universités américaines choisissentelles aussi les meilleurs – elles ne font pasde philanthropie – mais elles dépensentdes millions de dollars pour diversifierleur recrutement, en se mettant en quêtede personnes qui n’auraient jamais penséà candidater pour Harvard ou Princeton,mais qui sont sollicitées en raison à

la fois de leur excellence et de leurparcours spécifique. Il ne me semble pasque les universités françaises qui formentles futures élites aillent chercher destalents parmi les gens qui ne viennent pasdirectement à elles.

Dans les « schizophrénies françaises »que vous aviez repérées, vousnotiez également le décalage entrel’importance réelle de la France dansle monde et l’image qu’elle s’en faisait.Cette schizophrénie est-elle toujoursaussi forte ?

J’ai le sentiment que c’est moins fortqu’il y a quelques années. Sa faiblesseéconomique lui laisse beaucoup moins demarges de manœuvre. En dépit de sonsiège au conseil de sécurité de l’ONU,son influence s’est beaucoup réduite,comme on l’a vu, l’été dernier, dansl’affaire syrienne, où la France s’esttrouvée complètement désemparée quandObama a changé d’avis sur l’opportunitéde frappes contre le régime après l’attaquechimique de Bachar al-Assad. Il étaitalors manifeste qu’elle n’avait mêmeplus vraiment d’influence sur ses voisinseuropéens.

[[lire_aussi]]

J’ai l’impression que la France commence,de manière saine, à accepter cette situationde puissance moyenne et que, même si ellegarde une influence culturelle et bénéficiede son histoire, elle n’est plus à la hauteurde la Chine, de l’Inde ou du Brésil…

Le parlement européen seréforme après le piratagede ses mailsPAR JÉRÔME HOURDEAUXLE JEUDI 17 AVRIL 2014

Le Parlement européen demande uneréforme du processus d'appel d'offresaccusé d'avoir rendu les institutionseuropéennes « captives de certainsvendeurs de logiciels », et en particulierde Microsoft. Pour la première fois, lehacker qui avait piraté les boîtes mails deseurodéputés s'exprime.

La révélation, par Mediapart au moisde novembre dernier, de la facilitéavec laquelle il était possible de piraterle réseau informatique du Parlementeuropéen semble avoir finalement euquelques effets. Deux textes, votés jeudi3 avril et ce mercredi 16 avril, posenten tout cas les bases d’une remiseà plat du système informatique desinstitutions européennes. Ils imposent unaudit complet de l’ensemble des logicielsutilisés par le Parlement, à commencerpar ceux de Microsoft directement misen cause lors de l’attaque informatique.Ils pressent la Commission européennede revoir sa politique en matière d'appelsd'offres liés à la sécurité informatique desinstitutions.

Pour rappel, le 21 novembre dernier,Mediapart avait raconté comment unhacker avait réussi à infiltrer lesboîtes mails de quatorze eurodéputés,assistants parlementaires et fonctionnaireseuropéens en utilisant une faille dansle système de messagerie de MicrosoftExchange. En pleine polémique sur lasurveillance généralisée, notamment desdirigeants européens, dévoilée par EdwardSnowden, le « pirate » avait insisté sur ladimension politique de son action.

Soulignant avoir réalisé son exploit avecdu matériel « bas de gamme », il expliquaitavoir voulu « secouer un peu » leseurodéputés pour « améliorer la prisede conscience » et, « qui sait, améliorerles choses pour le prochain mandat ».« Si, avec du matériel aussi ridicule,il est possible de s’immiscer dans leréseau de communication de responsablespolitiques chargés de décider de lapolitique européenne, que faut-il penserde notre processus démocratique ? »insistait-il.

Mais, contactées par Mediapart et d’autresmédias, les institutions européennesavaient tout simplement nié cesrevendications politiques, limitant cetteattaque à un simple problèmeinformatique. « Il s’agit d’un problèmeopérationnel urgent, mais ce n’est pas unequestion de politique publique », avait

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ainsi déclaré au site Slate la commissairechargée de la société numérique, NeelieKroes.

À quelques semaines des électionseuropéennes, les eurodéputés AméliaAndersdotter (Parti pirate) et BartStaes (Verts) ont cependant réussi àposer les bases d’une véritable réformede fond de la sécurité informatiqueeuropéenne au détour d'une sériede textes, particulièrement techniques,n’ayant pourtant a priori pas grand-chose àvoir avec les questions d’espionnage : lesdécharges. Celles-ci s’inscrivent en faitdans le processus de contrôle budgétairedes institutions européennes qui prévoitqu’à chaque fin d’exercice, le Parlementa le pouvoir de valider, ou de refuser,le budget d’une année écoulée. À cetteoccasion, les eurodéputés ont égalementle pouvoir d’imposer certaines mesuresde contrôle et de formuler certainespropositions qui s’imposent alors auxinstitutions européennes.

Or, à l’occasion de la préparation desdécharges 2014 (portant sur le budget de2012) du Parlement, votée le 16 avril, etde la Commission européenne, votée le3 avril, la Suédoise Amélia Andersdotteret le Belge Bart Staes ont réussi àfaire adopter une série d’amendementstirant les conséquences politiques duhacking du mois de novembre dernier.En introduction, les eurodéputés affirmentque le Parlement « est vivement préoccupépar le fait que les boîtes de messageriepersonnelles et confidentielles de certainsdéputés, assistants parlementaires etfonctionnaires aient été compromisesaprès l'“attaque de l'homme du milieu”(NDLR - Le type d’attaque utilisée par lehacker) dont le Parlement a fait l'objet, oùun pirate a intercepté les communicationsentre des smartphones privés et le wi-fipublic du Parlement ».

Ils demandent « instamment que tous lessystèmes de TIC (NDLR - Technologiesde l’information et des communications)et de télécommunications parlementairesfassent l'objet d'un audit de sécuritéindépendant mené par un tiers (…)en vue d'établir une feuille de route

claire vers une politique de sécurité desTIC plus solide en 2015 ». Dans unautre amendement, ils listent une séried’opérations devant être réalisées « au

minimum » avant le 1er décembre 2014 :différents tests de « pénétrations », c’est-à-dire d’intrusion informatique, un examendes applications utilisées, des listes decontrôles d’accès aux applications etinfrastructures, et surtout « un examen ducode source des applications » utiliséespar les institutions européennes.

Ce dernier point est sans doute l’un desplus audacieux. Le principal reproche faitau système informatique des institutionseuropéennes est en effet l’utilisation delogiciels dit « propriétaires », c’est-à-dire dont le code source, gardé secretpour des raisons de propriété intellectuelle,demeure la propriété de la société éditrice.Or ces logiciels, qu’ils soient conçus parMicrosoft ou d’autres sociétés commeApple, entraînent de facto une totaledépendance du client qui se trouvedans l’obligation de n’acquérir que desnouveaux logiciels compatibles avec lesystème déjà en place, et donc vendus parcette même société.

Ainsi, concrètement, une fois que vousavez décidé de passer votre systèmeinformatique chez Microsoft, toute miseà jour ou tout achat de nouvellesapplications devra obligatoirement sefaire chez Microsoft. De plus, le géantaméricain de l’informatique a été denombreuses fois accusé d’insérer dans seslogiciels des « backdoors », c’est-à-diredes portes dérobées, permettant d’accéder,voire de modifier, celui-ci à distance. Cesaccusations récurrentes ont été confirméesces derniers mois par les différentesrévélations d’Edward Snowden.

Comme le résumait l’expert en sécuritéinformatique et ancien cryptanalyste ausein de la DGSE, Éric Filiol, interrogéau mois de novembre dernier parMediapart : « Choisir Microsoft, celarevient tout simplement à offrir lesclefs aux Américains. » Pour pouvoir seconformer aux demandes du Parlementeuropéen, et réaliser correctement leuraudit, les institutions européennes vont

ainsi devoir imposer à Microsoft de leurdévoiler les codes sources des logicielsqu’il leur fournit, au risque de violer letexte voté.

Outre les questions de sécuritéinformatique, la décharge de laCommission européenne s’attaque, elle, àce qui est vu par beaucoup d’eurodéputéset d’associations comme la réelle sourcedu problème : la dépendance desinstitutions européennes vis-à-vis deMicrosoft. Comme le racontait Mediapartau mois de novembre dernier, le géantaméricain est en effet le partenaireprivilégié de l’Union européenne depuismaintenant plus de vingt ans grâce à descontrats signés dans la plus totale opacité.

Des institutions «captives»Malgré un « règlement financier »imposant normalement des appels d’offrespublics et des mises en concurrence,les institutions européennes ont toujoursréussi à renouveler leurs contratsavec Microsoft via des « procéduresnégociées ». Cette disposition permet detraiter directement avec une entreprise àcertaines conditions, et notamment lorsquecelle-ci est capable de répondre à elle seuleà l’ensemble d’un appel d’offres.

Or, dans la décharge Commission,qui est chargée de négocier lescontrats informatiques pour l'ensembledes institutions européennes, le Parlement« s'inquiète de ce que les institutionsde l'Union soient, de fait, captives decertains vendeurs de logiciels » et déploreque la Commission « n’a[it] fait aucunpas en 2012 vers la préparation d’offresouvertes et publiques (…), basées sur descritères transparents et des spécificationsfonctionnelles plutôt que sur des noms demarques ».

Il rappelle par ailleurs que « la tailledu contrat SACHA II (NDLR - sur lafourniture de logiciels informatiques), etla liste complète de noms de marques deproduits qui y sont définis, était si largeque seul un petit nombre de contractants(deux) pouvait participer ». Pour éviterun nouveau recours à des procéduresnégociées, le Parlement « presse la

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Commission de préparer des offrespubliques plus petites et ouvertes afin depermettre à plus d’acteurs de participerà de tels marchés et avec une plus largediversité d’offres ».

Même si cette série d’amendements tireclairement les conséquences de l’attaquedévoilée au mois de novembre dernier etpose les bases d’une véritable réforme,celle-ci n’est pourtant pas près devoir le jour. « L’audit va permettrede cartographier les infrastructureseuropéennes. Ça va être très utile », seréjouit Maël Brunet de l’Open ForumEurope, une association militant pour ledéveloppement des logiciels ouverts ausein de l’Union européenne. « Mais il vaêtre difficile de forcer Microsoft à ouvrirses codes sources. On peut imaginerqu’une personne sera habilitée à lesexaminer mais sans les rendre publics. »

Concernant la passation des marchéspublics, « les termes utilisés par leParlement sont très forts », poursuit-il,« mais il y a très peu de chance pour que çainflue à court terme sur le partenariat avecMicrosoft ». D’autant plus que le contratactuel, signé en 2011, arrive bientôt àéchéance et qu’il devrait sans surprise êtrerenouvelé.

La Free Software Foundation Europe(FSFE), l’association européenne depromotion du logiciel libre, a en effetrécemment obtenu communication d’un« document d’orientation pour uneprocédure négociée avec Microsoft »,montrant que la commission avait fait unenouvelle fois le choix de l’opacité pourmaintenir son partenariat privilégié avecla société. Dans ce document, qui a étélargement tronqué avant sa publication, onpeut tout de même apprendre, en page 11,que le contrat avec Microsoft devrait êtrerenouvelé au mois de mai prochain.

Il n’en demeure pas moins que cevote est un geste politique fort dela part des eurodéputés qui marquentainsi leur désapprobation avec la manièredont la commission a jusqu’à présentgéré son système informatique. Ce textepourra de plus servir de base aux futurseurodéputés. « Certes, ce n’est pas

un basculement soudain, mais c’est uncombat qui progresse », estime MaëlBrunet. L’audit permettra notamment « decommencer à travailler sérieusement surles infrastructures ».

Interrogée par Mediapart, AméliaAndersdotter a de son côté salué ce vote, etfait part de son optimisme. L’eurodéputée,qui souligne que « Microsoft fournit lesdeux tiers de l’ensemble des logicielsdu Parlement », s’attend même à ceque la société « soit très contente etaccueille très favorablement » l’auditde ses logiciels. « Ce sera pour euxl’occasion de prouver leur bonne volontéet d’afficher leur transparence ». Au moisde janvier dernier, Microsoft avait en effetannoncé vouloir regagner la confiance desÉtats et institutions publiques, notammenteuropéennes, en ouvrant des « centres detransparence » dans lesquels leurs clientsgouvernementaux pourraient vérifier lescodes sources des logiciels.

Ces votes démontrent en tout cas uneréelle montée en puissance des questionsrelatives à la sécurité informatique, àl'indépendance numérique et aux logicielslibres au sein du Parlement. Au mois defévrier dernier, les eurodéputés avaientdéjà adopté un rapport tirant lesconséquences des révélations d’EdwardSnowden et comportant un chapitrecomplet consacré à la « sécuritéinformatique dans l’Union européenne ».

« Les révélations en matière desurveillance de masse qui ont provoquécette crise peuvent être l'occasion pourl'Europe de prendre l'initiative pourmettre en place, en tant que mesurestratégique prioritaire, une capacitéautonome de ressources informatiquesclés », soulignaient les eurodéputés. « Unetelle capacité informatique européennedevrait se fonder autant que possible surdes normes ouvertes, des logiciels et,si possible, du matériel ouverts, rendanttoute la chaîne d'approvisionnementtransparente et contrôlable », poursuivaitle rapport, qui appelait à un véritable « newdeal numérique ».

Une nécessité partagée par le hackerauteur du piratage et qui, pour lapremière depuis la révélation de sonaction, s’exprime dans Mediapart. Lire sonentretien page suivante:

«Une petite étincelle de prise deconscience»Pour la première fois depuis la révélationdu piratage du service mails du Parlementeuropéen, le hacker auteur de cetteintrusion informatique a accepté dedonner son avis, tout d'abord, sur laréaction des institutions européennes, puissur les votes des décharges du mois d'avril.

Comment avez-vous pris les réactionsdes institutions européennes à larévélation de votre piratage parMediapart au mois de décembredernier ?

Du côté de la Commission, ça a été : «Circulez, y a rien à voir, et surtout ne nousparlez pas de Microsoft car ça n'a rien àvoir. » Une réaction qui montre qu’il n’ya aucune volonté de remettre en cause lescontrats avec Microsoft.

Je pensais que ma démonstration avaitprouvé que le système actuel a forcémentdes conséquences catastrophiques surla confidentialité des communicationsau Parlement... Celui-ci est totalementdépendant de Microsoft, une société elle-même très liée à la NSA, dont on connaîtles pratiques particulièrement agressivesgrâce aux révélations d’Edward Snowden.Et qui dispose de moyens sans communemesure avec les quelques dizaines d’eurosqui m’ont été nécessaires… Donc, pourmoi, la Commission a essayé d'enfumertout le monde, et c'est particulièrementirresponsable de leur part.

Il y a eu ensuite la réaction desservices techniques qui ont commencépar couper le wifi public du Parlement.C'était gentiment symbolique maisparticulièrement inutile, y compris contrece type d'attaque. Ça ressemblait à unegesticulation destinée à montrer auxeurodéputés qu'ils avaient réagi. Mais çan'a en rien réglé les problèmes de fond queje voulais pointer par mon action.

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Le premier est l'incapacité, dans lesystème actuel, pour les eurodéputés depouvoir utiliser des logiciels libres s'ilsle souhaitent. Mais surtout, il faut toutsimplement aujourd’hui intégrer commeune donnée de base le fait que Microsoft= backdoor. C’est d’autant plus vrailorsqu'on est un organe démocratique,avec un pouvoir politique.

Ensuite, il y a eu quelques réactions deparlementaires mais je n'ai sans doutepas tout vu ou entendu. Les deuxassistantes vertes ayant publié une tribunesur Mediapart ont réagi sainement. Ellesen ont profité pour faire une opérationde communication autour de ce quedéfendent les Verts au PE sur ce sujet. Or ilfaut reconnaître que c’est en général assezpositif.

Êtes-vous satisfait de la réponsepolitique apportée par le vote desdécharges du Parlement et de laCommission ?

Ces amendements montrent qu'il y a desparlementaires qui comprennent pourquoile logiciel libre est important et qui saventquelles sont les bonnes procédures pourobtenir une sécurité correcte. Certains onttrès bien compris le problème et, ça, c’estvraiment enthousiasmant.

La décharge de la Commission demandela fin de la dépendance des institutionseuropéennes vis-à-vis de Microsoft. Elleremet également en cause la confianceaveugle en une entreprise pour l'expertiseen sécurité, et veut avoir davantagede compétences internes. Autre pointtrès important, elle souligne l'importancedes formats et des standards ouverts,permettant à la fois d'avoir une meilleuretransparence des institutions auprès dupublic et aussi pour les institutionsde se laisser le choix et les portesouvertes concernant de futurs possibleschangements d'outils.

Si on reprend l'histoire des emails,ce dernier point est essentiel : avecun « tout » Microsoft Exchange etles protocoles standards d'envoi et deréception d'emails désactivés, il estimpossible pour les eurodéputés de passer

à d'autres logiciels qui pourraient leurpermettre une meilleure sécurité. Si onse met à utiliser des protocoles etdes standards ouverts, non seulement lasécurité va augmenter mais en plus lespotentiels changements de choix serontnettement moins douloureux.

Cela dit, ce ne sera pas suffisant. Toutd’abord, je suis persuadé que la majoritédes eurodéputés n'ont pas pris consciencede la signification de tout cela. Maisl'événement a tout de même fourni unepetite étincelle de prise de conscience, et– c'est difficile à dire – a peut-être aidé aupassage de ces amendements.

Toutefois, ces décharges ne font que poserde très bonnes bases. Elles devront êtreutilisées lors du prochain mandat commepoint d'appui pour faire pression sur laCommission et demander des comptes.Ça devrait être un outil important, maisil faudra sûrement y consacrer encorebeaucoup de temps et d'énergie.

Concernant l’audit des codes sourcesdes logiciels demandé dans ladécharge du Parlement, pensez-vousque Microsoft va jouer le jeu ? Cettemesure est-elle suffisante pour avoirdésormais confiance en leurs produits ?

Je doute fortement que cela puisse menerà un niveau de confiance correct. Il estpossible, par exemple, qu’ils fournissenttout ou partie de leur code pour unaudit qui serait effectué par une entrepriseextérieure, qui sera soumise à une clausede non-divulgation. Mais à ce moment-là,qu'est-ce qui prouvera que le code qu'ilsont fourni correspond bien exactementaux logiciels qui tournent sur le réseaudu Parlement ? C'est quelque chosed’extrêmement difficile à vérifier.

Le problème est que Microsoft refusetoujours de rendre publics ses codessources. Il y aura donc forcément unintermédiaire, une personne ou entrepriseaccréditée, qui aura le droit d’étudierune version du code ou de bout decode qui lui sera fournie par Microsoft.Comment vérifier que des bouts du code

n'ont pas été modifiés/enlevés avant d'êtredonnés ? Comment vérifier la bonne foi del’auditeur ?

Réaliser un audit digne de ce nom surdu code Microsoft, c’est extrêmementdifficile. Le Parlement devrait se rendrecompte que seul du code ouvert et lisiblepar tout le monde peut mener à des auditsqui ont du sens. C'est une condition sinequa non.

A l'Assemblée, uneancienne de BNP Paribasprend les commandes dubudgetPAR MATHIEU MAGNAUDEIXLE MERCREDI 16 AVRIL 2014

La socialiste Valérie Rabault, 40 ans, a étéélue mardi rapporteure générale du budget.C'est la première femme à ce poste. Illui reviendra notamment de discuter descoupes budgétaires avec l'exécutif. Éluedéputée en 2012, cette ancienne dirigeantede BNP Paribas va devoir gérer la colèrede la majorité.

Lors des questions au gouvernement,mardi 15 avril, les députés l'ont bombardéede mots écrits, diligemment distribuéspar les huissiers en livrée. Quelquesheures plus tôt, Valérie Rabault, députéedu Tarn-et-Garonne élue dans la vaguerose de 2012, venait d'être désignée parles socialistes à un des postes les plusprestigieux de l'Assemblée : rapporteuregénérale du budget à la commissiondes finances, fonction détenue depuisjuin 2012 par Christian Eckert, devenusecrétaire d'État au budget de ManuelValls.

Elle est la première femme à occuper ceposte à l'Assemblée nationale – même siNicole Bricq, ex-ministre de Jean-MarcAyrault, l'a occupé au Sénat.

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Valérie Rabault © DR

Le rapporteur général de l'Assemblée estau cœur de la machine parlementaire.En lien avec le gouvernement, il est chargéde la préparation des lois budgétaires. LaFrance envisage d'économiser 54 milliardsd'euros dans les trois ans à venir, auxquelspourraient s'ajouter d'autres milliards s'ilse confirme que le retour aux 3 % de déficitbudgétaire se fera dès l'an prochain.

Il (elle en l'occurrence) dispose aussi d'unepossibilité d'évaluation de « toute questionrelative aux finances publiques ». À cetitre, il ne peut pas se voir opposer lesecret fiscal (même s'il y est astreint), etpeut mener des investigations « sur pièceset sur place ». Un pouvoir étendu decontrôle dont avait usé Christian Eckert,son prédécesseur, en demandant descomptes à Bercy sur la fameuse liste desévadés fiscaux de HSBC Genève.

Sa mission risque de virer très viteau casse-tête. Ce mercredi, les députésont découvert médusés les annoncesbudgétaires de Manuel Valls, dont ilsn'étaient même pas informés. « On était enétat de sidération », témoigne l'un d'eux.Le retour des vieilles habitudes, malgré lespromesses de Manuel Valls de davantageassocier le Parlement.

Dans la majorité, l'heure est à la révolte.Il y a une semaine, onze socialistes n'ontpas voté la confiance à Manuel Valls.Dès le 29 avril, les députés devront votersur le programme de réduction des déficitsadressé par la France à Bruxelles. « Ily aura de la perte en ligne », parie undéputé. Déjà, des piliers de l'Assembléen'excluent pas un recours au vote bloqué,le fameux 49-3, pour faire passer lepacte de responsabilité en juin. Ce qui nemanquerait pas d'être vu comme un coupde force du pouvoir.

Mardi matin, lors de la réunion du groupePS, Valérie Rabault, jusqu'alors secrétairenationale du PS et vice-présidente de lacommission des finances de l'Assemblée,n'a toutefois même pas eu besoin d'enpasser par une élection. Son rival pource poste, Dominique Lefebvre, un prochede l'ancien ministre du budget JérômeCahuzac, bénéficiait en sous-main dusoutien de l'ex-ministre de l'économiePierre Moscovici. Mais il a jeté l'épongejuste avant le vote. Sur demande expressede Bruno Le Roux, le patron desdéputés PS, inquiet que son groupe,meurtri par la saignée des municipales,n'apparaisse divisé. Selon Le Monde,François Hollande lui-même s'en seraitinquiété. « De toutes façons, Lefebvre seserait fait écrabouiller », assure LaurentBaumel, de la Gauche populaire. Rabaulta donc été élue « par applaudissements ».De fait, si les deux candidats sontdans la ligne "hollandaise" (difficile àce poste d'envisager quelqu'un qui nesoit pas capable d'endosser les positionsgouvernementales), Dominique Lefebvreincarne jusqu'à la caricature l'orthodoxiebudgétaire et réclamait dans sa lettre decandidature la « loyauté impérative » desdéputés lors des votes.Valérie Rabault a évoqué dans saprofession de foi la « douloureuseséquence électorale des municipales ».« Certaines et certains parmi vous sontmême devenus la seule incarnation de lagauche dans leur circonscription », a-t-elle écrit à ses collègues. À des députés quise plaignent d'être caporalisés et rabroués,elle a proposé de « faire exister le débatentre nous (…) en évacuant le jargon desfinances publiques qui nous prive d'un vraiéchange démocratique ». Et même de leurfaire des fiches « non techno » sur lescomplexes débats budgétaires!

Même si Valérie Rabault appartient à l'ailelibérale du PS (c'est aussi une anciennede la Convention pour une SixièmeRépublique d'Arnaud Montebourg), ellea su capitaliser sur le ressentiment desdéputés socialistes, matérialisé par larécente lettre des 90 députés réclamant unnouveau « contrat de majorité ». Unelettre qu'elle n'a pas signée, au contraire

de son prédécesseur Eckert : elle étaitalors pressentie pour le poste de secrétaired'État au commerce de Manuel Valls... Unposte qu'elle a finalement refusé, n'ayantni le choix de son directeur de cabinet nide précision sur les marges de manœuvrepolitiques dont elle disposerait.

« Ce qui compte, c'est ce que jevote »L'exécutif n'est pas mécontent qu'unefemme jeune, qui n'est pas uneapparatchik, occupe le poste. « Enfinquelqu'un qui sait de quoi elle parle ! »soupire un proche de François Hollande.Diplômée des Ponts et Chaussées (etpas de Sciences-Po ou de l'ENA commenombre de ses collègues), Rabault,encartée au PS depuis 2000, connaît trèsbien le monde de la finance : dans diverspostes de cadres dirigeants, elle a étéchargée de 2003 à 2011 du contrôle durisque chez BNP Paribas. Un poste aucœur de la finance internationale, qu'ellea occupé avant et après la crise financièrede 2008. Valérie Rabault a d'ailleurs étédésignée parmi les 100 femmes les plusinfluentes de la finance par le magazineFinanceNews.En 2011, avant la présidentielle, elle aécrit avec une autre économiste, KarineBerger (elle aussi élue députée en 2012),Les Trente Glorieuses sont devant nous,un livre à rebours des prophètes du déclin.Elles y prônaient une relance massive,concentrée sur l'investissement dans lasanté, les transports et l'énergie (lire ici etlà). Après son élection, François Hollandel'avait désignée coprésidente du Conseild'analyse économique (CAE).

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Le CV de Valérie Rabault, sur leréseau social "LinkedIn"

Voilà donc une ancienne de BNPParibas chargée de mettre en musiqued'éventuelles futures lois bancaires oufinancières, mais aussi d'élaborer lesprojets de loi de finances ou de sécuritésociale qui comprendront des mesuresdrastiques d'économie. Risque-t-elle d'êtretrop sensible aux arguments des différentslobbies du monde financier ou à ceux, tout-puissants de Bercy ? Sera-t-elle en positionde force face à ses anciens employeurs…ou face à de futurs employeurs potentiels,elle qui a démissionné de son poste en juin2012 pour devenir députée ?« Ce qui compte, c'est ce que je vote», répond Valérie Rabault. Pour l'instant,elle n'a d'ailleurs pas donné le sentimentd'être le porte-voix du lobby bancaire oude protéger des intérêts financiers. « Elleincarne une certaine liberté de ton etd'action », applaudit Laurent Baumel, dela Gauche populaire, qui appelle de sesvœux depuis des mois une « rébellionparlementaire ».

Elle n'a pas été rapporteure du projet deloi de la réforme bancaire – justementpar peur d'être accusée de conflit d'intérêtsalors qu'elle venait de quitter la BNP. C'estson amie Karine Berger qui a hérité duposte. Mais Valérie Rabault a aidé celle-ci à ferrailler contre Bercy. Une bataillelargement symbolique, puisque la granderéforme promise a accouché d'une souris.

En octobre dernier, elle avait proposé àses collègues d'annuler la compensationpar l'État du milliard de haussesde cotisations patronales prévues pourfinancer la réforme des retraites. Un

cadeau annoncé par Pierre Moscovici lui-même lors de l'université d'été du Medef.Voté par 6 socialistes sur 16 et le Frontde gauche, l'amendement n'avait été rejetéen commission des finances qu'avec l'aidede la droite. Elles et d'autres députésavaient aussi proposé, contre l'avis dugouvernement, de réduire l'impôt sur lessociétés des PME. Ou d'encadrer plusscrupuleusement le crédit impôt recherche(CIR), qui permet aux entreprises dedéduire de leur impôt 30 % des dépensesde recherche et développement.

Un mois plus tard, elle proposait,une nouvelle fois contre l'avis dugouvernement, de renforcer la luttecontre l'optimisation fiscale des grandesentreprises. La disposition avait étéadoptée (Mediapart s'en était alors faitl'écho) mais avait été censurée par leConseil constitutionnel. « On ne lâcherapas là-dessus », assure toujours KarineBerger.

Valérie Rabault est aussi rapporteured'une mission d'information de lacommission des finances sur le "shadowbanking" (ou finance de l'ombre), tousces établissements de crédit nonconventionnels et non régulés quimenacent de déstabiliser l'ensemble dusystème financier.« Valérie utilise ses anciennesresponsabilités dans la banque à bonescient. Parce qu'elle connaît bien lesecteur financier, le lobby bancairea moins de prise sur elles que surd'autres », résume Pierre-Alain Muet,député proche de Martine Aubry, qui afait campagne pour elle et la comparevolontiers à Henri Emmanuelli, figure del'aile gauche du PS qui fut banquierd'affaires chez Rothschild. « Oui, ellevient de la banque… Nobody's perfect!s'amuse Michel Vergnier, un membre dela commission des finances à la gauchedu PS. Mais jusqu'à présent, elle adéfendu des mesures intéressantes pourrééquilibrer notre politique. »

Un plan d’austérité injuste,dangereux et illégitimePAR LAURENT MAUDUITLE JEUDI 17 AVRIL 2014

Blocage des rémunérations desfonctionnaires, gel des retraites et desprestations sociales, mesures d'économiessur les pauvres : Manuel Valls détailleun plan d'austérité de 50 milliards d'eurosd'une violence à laquelle même la droiten'a pas eu recours. À croire que la Francea été placée sous la tutelle de la Troïkaeuropéenne.

La rupture de François Hollande avecla gauche est décidément consommée !Après avoir décidé d’organiser unplan d’allègements fiscaux et sociauxd’une ampleur historique en faveur desentreprises sans leur demander la moindrecontrepartie ; après avoir nommé àMatignon le premier ministre le plus àmême de mettre en œuvre cette politiquenéolibérale, en l’occurrence Manuel Valls,il a donné son imprimatur, mercredi16 avril, au cours du conseil desministres, à l’un des plans d’austérité lesplus violents que la France ait connusdepuis la Libération, de même natureque ceux de 1982 ou 1983. Ce pland’austérité, dont Manuel Valls a déclinéles grandes lignes en milieu de journée,présente la triple caractéristique d’êtreéconomiquement dangereux, socialementinjuste et démocratiquement illégitime.

Voici ci-dessous les deux documents quipermettent de découvrir les détails dece plan d’austérité. Le premier documentest l’allocution que Manuel Valls aprononcée à l’issue du conseil desministres, pour présenter ces mesures. Lesecond document a été publié dans lafoulée par ses services pour présenter ledétail des dispositions.

* Un plan d’austérité injusteÀ l’examen de ce plan, qui n’estencore guère détaillé, le premier constatqui saute aux yeux est, de fait, soncaractère socialement injuste. Portant sur50 milliards d’euros d’économies qui

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devront être réalisées en 2015, 2016et 2017, à hauteur de 18 milliards surle budget de l’État, 11 milliards surles collectivités locales, 10 milliards surl’assurance maladie et 11 milliards surles autres dépenses de protection sociale,il vise en somme à faire financer parles salariés modestes, les fonctionnaires,ou encore les retraités les cadeaux deplus de 36 milliards d’euros (30 au titredu « pacte de responsabilité », auxquelss’ajoutent d’autres baisses d’impôt) quiviennent d’être annoncés en faveur desentreprises.

C’est cela, la principale injustice dece plan : il vise à organiser le plusgigantesque transfert de revenus qui aitjamais eu lieu en France des ménages,notamment les plus pauvres, vers lesentreprises, y compris les plus riches.

Ce plan, qui ressemble strictement en touspoints à celui qu’aurait pu présenter endes circonstances identiques un FrançoisFillon sous la présidence de NicolasSarkozy, comporte, ensuite, quand onl’examine poste par poste, de nombreusesautres injustices.

– 18 milliards d’euros d’économiessur l’État. Ce premier volet du pland’austérité, ce sont les 5,2 millions defonctionnaires qui vont en faire les fraispuisque leurs rémunérations de basevont continuer à être bloquées. « Nousconfirmons le gel du point d’indice », aen effet déclaré Manuel Valls. Ce gel acommencé en 2010, sous la présidencede Nicolas Sarkozy et devrait donc sepoursuivre. Jusqu’à quand ? Jusqu’en2017 ? La formulation utilisée par lepremier ministre est assez ambiguë pour lesuggérer.

Cette disposition sera socialement trèslourde de conséquences, puisque lesrémunérations de base des trois fonctionspubliques sont bloquées continûmentdepuis plus de quatre ans. Ce gel vacontribuer à un effondrement du pouvoird’achat de catégories sociales dont lesrevenus sont souvent faibles. À titred’indication, l’Insee vient de publier uneétude (elle est ici) qui révèle que les

salaires net moyens des trois fonctionspubliques ont baissé en euros constants en2012.

Explication de l’institut : « Dansla fonction publique de l’État (FPE),ministères et établissements publicsconfondus, le salaire net moyenen équivalent-temps plein (EQTP) aaugmenté de 1,1 % en euros courants entre2011 et 2012. Compte tenu de l’inflation,il a baissé de 0,8 % en euros constants.Il atteint en moyenne 2 460 euros net parmois en 2012. Dans la fonction publiqueterritoriale (FPT), l’évolution entre 2011et 2012 est de + 1,4 % en euros courants,soit - 0,5 % en euros constants. Le salairenet moyen en EQTP est de 1 850 euros parmois en 2012. Dans le secteur hospitalierpublic (SHP), le salaire net moyen croîtde 1,3 % en euros courants entre 2011et 2012 et baisse de 0,6 % en eurosconstants. Le salaire net moyen en EQTPest de 2 240 euros par mois en 2012. »

[[lire_aussi]]

Les fonctionnaires, qui ont trèsmajoritairement voté pour FrançoisHollande au second tour de l’électionprésidentielle, vont donc payer un lourdtribut au plan d’austérité. L’Élysée etMatignon n’ont, toutefois, pas osé allerau-delà, en mettant en application uneautre mesure sulfureuse qui avait été aussimise à l’étude dans le groupe de réflexionconstitué autour de François Hollande :un blocage des mesures de promotion oud’avancement dans la fonction publique.

Pour ce qui concerne l’État, les autresdispositions évoquées par Manuel Vallslors de son allocution, ou dans ledocument publié par Matignon, restentparticulièrement imprécises. Si imprécisesqu’il ne faut pas exclure d’autres trèsmauvaises surprises lorsque le véritabledétail du dispositif sera transmis auParlement et ne pourra plus être entouré defortes zones d’ombre.

Dans le cas des effectifs de lafonction publique, les 60 000 créationsde postes dans l’éducation nationale,qui constituaient la promesse pharedu candidat François Hollande, sont-

elles ainsi toujours d’actualité ? Ou,comme y a réfléchi secrètement cesdernières semaines l’Élysée, ces créationspourraient-elles être légèrement revues àla baisse, d’environ 15 000 postes ?

Dans son allocution, Manuel Vallsest resté très évasif, sansmentionner le moindre chiffre :« Les effectifs des ministères,hors éducation nationale, sécurité etjustice continueront de diminuer. Cesdiminutions s’accompagneront toutefoisde redéploiements afin de préserver nosservices publics. » Le communiqué deMatignon est, lui, un tout petit peu plusprécis : « Les créations d’emplois prévuesdans l’Éducation nationale, la sécurité etla justice seront maintenues, dans le cadrede la priorité donnée à la jeunesse, et à lasécurité des Français. »

Toujours au titre de l’État, le documentde Matignon fait cette mention qui n’apas été remarquée parce qu’elle est trèselliptique : « Les interventions de l’Étatseront également recentrées pour êtreplus efficaces. » Énoncée de la sorte, laformule passe, effectivement, inaperçue.Mais c’est un tort car il faut avoirà l’esprit que ce que les têtes d’œufde Bercy, dans leur jargon, appellent« dépenses d’intervention » constitueune immense enveloppe budgétaire deplus de 60 milliards d’euros, soit plusque les recettes de l’impôt sur lerevenu, et dans ce montant sont comprisde nombreux crédit sociaux. Dans lelot, il y a ainsi ce que l’on appelleles interventions de guichet (minimasociaux, aides au logement, prestationsversées aux anciens combattants, boursesscolaires ou universitaires...), mais aussiles subventions d’équilibre aux régimesspéciaux de retraite ou transferts auxcollectivités locales…

Même si le gouvernement a démentidepuis plusieurs jours toute suppressiondes aides au logement pour les étudiantsnon boursiers, il faudra donc encoreattendre pour savoir qui d’autre sera visépar les coupes claires dans ces crédits.

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Enfin, dans ce chapitre, une dernièreformulation évasive peut susciter unelégitime inquiétude et inviter à penserque quelques mauvais coups sont engestation : « Les opérateurs et autresagences de l’État verront leurs dépensesde fonctionnement et leurs interventionsrevues à la baisse », peut-on lire dans ledocument. Dit de la sorte, cela passe aussiinaperçu. Mais il faut avoir à l’esprit queles opérateurs de l’État sont au nombrede 550 (on peut télécharger la listeici) et jouent un rôle économique etsocial souvent décisif (on trouvera icibeaucoup de données à leur sujet).

Un plan avec beaucoup de zonesd'ombre– 11 milliards d’euros d’économies surles collectivités locales. Ce second voletest encore plus évasif et imprécis quele premier. Lors de son intervention,Manuel Valls n'a guère donné de détails.Et le document de Matignon se cantonne,lui aussi, à des généralités, du genre :« La Dotation Globale de Fonctionnementsera reformée dans le projet de loi definances (PLF 2015), pour encourager lescomportements vertueux et renforcer lesmécanismes de solidarité financière entrecollectivités riches et défavorisées. »

Mais il est fort probable que dans lessemaines et les mois qui viennent, lorsquel’on aura une idée plus concrète dece qui se trame, on découvrira desmesures lourdes de conséquences. Soitparce qu’elles contribuent à l’asphyxiefinancière de certaines collectivités, soitparce qu’elles poussent à des dispositionsimpopulaires.

– 10 milliards d’euros d’économies surl’assurance maladie. Ce troisième voletdu plan d’austérité entretient, lui aussi,de grandes zones d’ombre sur ce queveut réellement faire le gouvernement. Ledocument de Matignon indique en effettrois pistes pour réaliser ces économies– mais trois pistes singulièrement floues :« - mieux organiser les parcours desoins, en renforçant les soins de premierrecours, en développant la chirurgieambulatoire, en facilitant le retour à

domicile après une hospitalisation, enaméliorant le suivi des personnes âgéesen risque de perte d’autonomie ; -agir sur la pertinence médicale pourréduire le nombre d’actes et améliorernotre dépense de médicaments, grâceà une consommation plus raisonnée, àun plus grand recours aux génériqueset à des prix davantage en adéquationavec l'innovation thérapeutique ;d’interventions inutiles ou évitables. »

Là encore, il faut donc attendre pour savoirce que cachent ces formulations langue debois.

– 11 milliards d’euros d’économiessur l’assurance maladie. Ce quatrièmepaquet du plan d’austérité est, lui, dès àprésent un peu plus précis et comprend desmesures qui auront aussi des conséquencessociales graves.

D’abord, les prestations sociales neseront pas revalorisées pendant un an.Explication du document de Bercy : «Cette stabilité concernera les pensionsdu régime de retraite de base (1,3milliard d’euros). Le même effortpourrait être réalisé s’agissant desretraites complémentaires qui relèventdes partenaires sociaux (2 milliardsd’euros). Cet effort temporaire épargnerales retraités dont les pensions sont les plusmodestes puisque le minimum vieillessecontinuera, lui, d’être revalorisé. Leniveau des autres prestations sociales(logement, famille, invalidité) seraégalement stable jusqu’en octobre 2015(0,7 milliard d’euros). Cette mesure netouchera pas les minima sociaux (RSA,ASS, AAH, minimum vieillesse), dont larevalorisation sera garantie. »

Cette décision va donc avoir de trèsgraves répercussions sur les 15 millions deFrançais qui sont retraités, dont le pouvoird’achat, de l’avis de tous les spécialistes,risque de s’effondrer, car cette dispositionde gel des retraites de base va venirse cumuler avec l’accord survenu entreles partenaires sociaux, prévoyant que lesretraites complémentaires (Agirc-Arrco)soient revalorisées d'un point de moins

que l'inflation en 2013, 2014 et 2015(lire L'accord sur les retraites rogne lepouvoir d'achat).

Sus donc aux retraités ! Mais sus aussiaux pauvres… Ne prenant visiblementsoin de n’épargner aucune catégorie deFrançais, même les plus pauvres, FrançoisHollande et Manuel Valls ont décidéque les bénéficiaires du RSA apporterontaussi leur quote-part au plan d’austérité.« Décidés dans le plan pauvreté de janvier2013, les engagements de revalorisationexceptionnelle pour le RSA, le complémentfamilial et l’allocation de soutien familialsont confirmés. Mais elles seront décaléesd’une année », a dit le premier ministre.

Décryptons, pour que cela soit plusclair. Lors de sa campagne, le candidatsocialiste avait pris des engagementsénergiques pour faire reculer la pauvreté.Et en application de ces promesses,une conférence nationale de lutte contrela pauvreté s'est tenue à Paris les 11et 12 décembre 2012. C’est à cetteoccasion qu’un plan avait été présenté,prévoyant toute une série de mesurescomme la revalorisation de 10 % duRSA (Revenu de solidarité active) surcinq ans et la création de 8 000 placesd'hébergement d'urgence. Dans la vidéoci-dessous, on peut visionner Jean-MarcAyrault résumant les décisions de cetteconférence pour le RSA.

En clair, la hausse de 1,3 % du Revenu desolidarité active (RSA) « socle » (revenuminimum pour personnes sans ressources)

intervenue au 1er janvier 2014 auraitdû être complétée par une augmentation

exceptionnelle de 2 % le 1er septembre2014. Dans le cadre de ce plan pluriannuelde lutte contre la pauvreté et l'exclusionsociale, le gouvernement avait en effetdécidé une augmentation de 10 % d'ici à lafin du quinquennat.

Au terme du plan d’austérité, c’est donccette hausse de 2 % qui est finalementannulée. Et du même coup, le planpauvreté est gravement remis en cause.

Usant toujours de la langue de bois, ledocument de Matignon apporte aussi cetteautre précision, un tantinet elliptique : « La

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modernisation de la politique familialeengagée en 2013 sera poursuivie, enrenforçant l'équité des aides aux familles,et en orientant davantage les prestationsvers l'emploi des femmes (0,8 milliardd’euros). » Traduction : cette mesurequi vise à renforcer « l’équité »– il faut être gonflé pour oser écrirecela ! – permettra de dégager 800 millionsd’euros d’économies. Mais la formuleest encore trop tordue pour que l’onpuisse comprendre quelle disposition de lapolitique familiale va être rabotée…

* Un plan d’austérité dangereuxSocialement explosif, ce plan d’austéritéest aussi économiquement dangereux,pour de multiples raisons.

D’abord, le gouvernement soumet lesfonctionnaires, les retraités ou encore lespauvres à un violent plan d’austérité dansun seul but : trouver les financementsnécessaires pour apporter les 36 milliardsd’euros de cadeaux annoncés auxentreprises. Sans ces cadeaux, il n’auraitpas eu besoin de soumettre le pays à unetelle purge. En clair, le plan d’austériténe vise en rien à réduire les déficitspublics, pour être en conformité avec lesengagements pris auprès de Bruxelles.

Or, le gouvernement va offrir ces 36milliards d’euros aux entreprises sans lamoindre contrepartie. Sans obtenir desentreprises des engagements en termesd’emploi ou d’investissement. Il est doncprobable que ces cadeaux provoquentsurtout des effets d’aubaine et viennentgonfler profits et dividendes au profit desactionnaires. C’est ce que suggérait uneétude récente de l’Insee (lire Le chocde compétitivité stimulera d’abord... lesprofits !).

En clair, le plan d’austérité n’a aucunejustification économique. À l’inverse, ilrisque d’avoir de nombreux effets pervers.Poussant à la baisse le pouvoir d’achatdes Français, qui a subi depuis deux ansune chute sans précédent depuis 1984, ilrisque de replonger le pays dans l’anémie,alors que les signes de reprises sont encoreextrêmement ténus.

Il y a donc une forme de dogmatisme dela part du gouvernement, dans la décisionqu’il a prise de mettre en œuvre ce pland’austérité, et dans les modalités. Car,à bien des égards, on sent la patte dela « Troïka » dans ce plan d’austérité :il est très proche de ces fameusesréformes dites structurelles dont raffolentle FMI, Bruxelles et la Banque centraleeuropéenne. Voici donc, en somme, laFrance en train de suivre une voie assezproche de celle de l’Espagne. Une sortede cercle vicieux : davantage d’austéritéqui conduira à moins de croissance quiconduira à plus de déficits, qui conduira àplus d’austérité…

Ce cercle vicieux, c’est le prix Nobeld’économie Paul Krugman qui l’ale mieux décrit dans l’une de seschroniques récentes du New York Times: « François Hollande a cessé dem’intéresser dès que j’ai compris qu’iln’allait pas rompre avec l’orthodoxiedestructrice de l’Europe et son parti prisd’austérité. Mais maintenant, il a faitquelque chose de vraiment scandaleux.Ce qui me choque, c’est qu’il souscrivedésormais aux doctrines économiques dedroite, pourtant discréditées. (…) QuandFrançois Hollande est arrivé à la tête dela deuxième économie de la zone euro,nous sommes quelques-uns à avoir espéréqu’il se dresse contre cette tendance.Mais comme les autres, il s’est soumis,soumission qui vire désormais à lafaillite intellectuelle. L’Europe n’est pasprès de sortir de sa deuxième “grandedépression”. »

* Un plan d’austérité illégitime

C’est la dernière réflexion à laquelleinvite ce plan d’austérité : s’il apparaîtstupéfiant, c’est aussi parce qu’il est misen œuvre, comme dans une folle fuiteen avant, par un pouvoir qui vient d’êtregravement sanctionné, précisément pouravoir ébauché cette politique d’austérité.

Ce plan prend donc des allures deprovocation. Alors que la gauche estfracturée comme elle ne l’a jamais été ;alors que la majorité présidentielle vientd’imploser et que les Verts viennent desortir du gouvernement ; alors que la

fronde a gagné jusqu’aux rangs socialistes,avec des députés de l’aile gauche quirefusent de voter la confiance au nouveaugouvernement, François Hollande, plusisolé que jamais, continue, tête baissée,dans son impasse. Pas un geste socialen direction des pauvres, pas un gesteen direction des députés de son propreparti, il use des pouvoirs exorbitants que

lui confèrent les institutions de la Ve

République pour faire l’exact contraire dece que semble vouloir le pays.

Cet entêtement-là, où conduira-t-il ?Depuis de longs mois, François Hollandeattise contre lui une colère qu'il fait minede ne pas entendre. Une colère qui vaencore grossir…

Cambadélis placé aupremier rang d'un PScrépusculairePAR STÉPHANE ALLIÈSLE JEUDI 17 AVRIL 2014

Cambadélis. © (dr)

À huis clos et dans le flou statutaire,Cambadélis remplace Désir à la tête du PS.Ce choix ne sera finalement pas validé parun vote militant. Il s'agit en priorité de «tenir » l'appareil.

Évolution de palais, au PS. Ce mardisoir, dans une salle au sous-sol del'Assemblée nationale, le conseil nationaldu parti socialiste a élu à sa tête Jean-Christophe Cambadélis, 62 ans, par 147voix (67,1 % des exprimés, seuls 230des 302 votants ont participé au scrutin,onze se sont abstenus). À huis clos.Le nouveau premier secrétaire a proposéune « direction resserrée » d'une grossetrentaine de membres (contre 88 sousHarlem Désir), où l'on trouve très peu dehollandais, et a constaté « le départ de

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la majorité » du courant des proches deBenoît Hamon (« Un monde d'avance »)et des membres de la « motion StéphaneHessel ». Avec l'aile gauche du PS(emmenée par Marie-Noëlle Lienemann etEmmanuel Maurel), ceux-ci ont présentéun candidat commun contre lui : ils'agissait du premier secrétaire fédéralde la Nièvre, Sylvain Mathieu, qui arecueilli 72 voix (32,9 %). Un score non-négligeable pour un inconnu, candidat deconsensus entre Maurel et les amis deHamon.

Malgré l'alerte de l'association Anticor,rappelant les condamnations passéesde Cambadélis « en janvier 2000à cinq mois de prison avec sursiset environ 15 000 euros d’amende, pouravoir bénéficié d’un emploi fictif » et « enjuin 2006 à six mois de prison avec sursiset 20 000 euros d’amende, après avoirété reconnu coupable de recel d’abus deconfiance », la question éthique n'a jamaisété abordée par les cadres socialistes. Bientrop occupés à justifier ou dénoncer lalégitimité démocratique d'une désignationaux airs de putsch estudiantin sur le retour.

Jean-Christophe Cambadélis, lors de son discoursau conseil national du PS, le 15 avril 2014 ©

compte twitter de Jean-Christophe Cambadélis

Contrairement à ce que Cambadélis avaitlaissé entendre il y a une semaine,les militants ne seront pas consultésdirectement sur ce choix décidé en hautlieu par l'exécutif, après l'exfiltration deDésir au secrétariat d'état aux affaireseuropéennes. En tout cas, pas tout de suite.Des « états-généraux militants » devraientêtre organisés à l'automne, a confusémentexpliqué « Camba » lors de sa conférencede presse, au cours desquels « la feuillede route » du nouveau premier secrétaireserait soumise au vote.

Impossible de savoir aujourd'hui si des« feuilles de routes concurrentes »pourront être déposées, notamment parl'aile gauche. Cette dernière réfléchità l'hypothèse d'organiser une pétitionmilitante afin d'obtenir un congrèsextraordinaire, mais sans trop y croire nonplus. En attendant que le flou s'éclaircisse,Cambadélis a bien l'intention de reprendreen main le parti.

« Les Français, comme les militants, nousont dit : “Occupez-vous de nous” », aexpliqué le nouveau patron de Solférino.Alors, il entend « reformuler le socialisme» et, pour cela, prendre le temps de « faireremonter l'ensemble des interpellationsrecensées lors des porte-à-porte militantsdes municipales, pour construire desréponses collectives ». Puis, en « discuteravec les premiers fédéraux », avoir des« rendez-vous téléphoniques réguliers »avec des cadres locaux du parti, chargerchaque secrétaire national d'un territoire…En résumé : contrôler l'appareil.

« On veut repolitiser un discours quis'est trop technocratisé, assure le députéChristophe Borgel, ami fidèle des annéesMnef et Unef. La loyauté au gouvernementpasse par le débat et parfois l'expressionde désaccords dans le parti. » Ce seraitune façon d'apporter sa pierre à la réussitedu deuxième temps du quinquennat, età la rationalisation de la communicationvoulue par Manuel Valls. Avec toujourscette idée fixe chez le dirigeant socialiste,que « ce n'est pas la ligne qui a étésanctionnée aux municipales », mais «le manque de crédibilité et d'efficacité ».C'est aussi une manière de se réapproprierdes débats ayant trop tendance à se tenirdans le groupe socialiste, entre des députésde plus en plus opposés à jouer lesgodillots. Et ce, alors que le nouveauministre des relations avec le parlement,Jean-Marie Le Guen (un proche de trèslongue date de « Camba »), a brutalementréaffirmé la primauté de l'exécutif, devantle groupe PS, mardi matin.

Sur le fond, rien ne devraitfondamentalement changer. Les axesdéfinis par le nouveau premier secrétaire(lire ici son discours), comme autant

de thèmes des futures conventions qu'ilpromet d'organiser d'ici le prochaincongrès prévu fin 2015, conviennent àla nouvelle majorité du PS : « fractureterritoriale » (ou l'affirmation de la récentepréoccupation péri-urbaine), « entreprises» (« Il est temps de moderniser notredoctrine à ce sujet », dit Cambadélis)et « culture » (une perche tendue aux «aubrystes urbains », au même titre quel'annonce d'une « université permanentede la transition écologique »).

Il n'est rien de prévu en revanchesur la politique salariale, l'international,les questions d'intégration ou lesinstitutions. À l'écouter, le PS pourraitenfin mettre des mots sur l'aggiornamentoidéologique indicible, qu'il connaît depuisl'arrivée de Hollande au pouvoir, et plusencore de Manuel Valls à Matignon.

À la tête du parti, Cambadélis tenteune synthèse d'un nouveau genre, quel'on retrouve dans son organigrammede direction. Le strausskahnien a lesoutien des « reconstructeurs » (prochesde DSK, Fabius et Aubry, avec qui ilavait pris le PS en 2008 au congrès deReims), des « vallsistes » (Carlos DaSilva, Luc Carvounas, Clotilde Valter,Samia Ghali), des « peillonistes » (MarcMancel, Eduardo Rihan-Cypel) et des «moscovicistes » (Karine Berger, ÉmericBréhier, Matthias Fekl). On retrouvemême des membres de la « gauchepopulaire » (comme François Kalfon) etun ami d'Arnaud Montebourg (PatricePrat). Incarné, cet alliage n'est pas des plusinnovants. Il fleure même bon les années1970, et le « Kostas » (son pseudonymetrotskyste tendance OCI) de « l'Unef de lagrande époque ».

Vidéo disponible sur mediapart.fr

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« Il a fait un discours d'apparatchiken ne parlant que d'organisation, noteun conseiller national le connaissant delongue date. C'est fou, il est resté lemême. Maintenant, on va voir s'il saitencore verrouiller comme avant… » Celuiqui est davantage habitué aux "off" avecles journalistes qu'aux débats télévisés etaux grands discours s'est tout de mêmeéloigné du lambertisme, depuis qu'il abasculé au PS en 1986, et qu'il fut n°2 de Lionel Jospin en 1995, puis brasdroit de Dominique Strauss-Kahn dans lesannées 2000. Il n'empêche, certains de seschoix interrogent déjà sur la modernitéet le renouvellement proclamés au micro,comme autant de clins d'œil au siècledernier, à contre-temps.

Les trois « directeurs d'étude » qu'il aainsi choisis pour l'entourer symbolisentses divers compagnonnages stratégico-idéologiques, avec un furieux lookseventies : Alain Bergougnioux (65 ans)et Alain Richard (69 ans), tous deuxrocardiens historiques, ainsi que HenriWeber (69 ans), ancien leader de Mai-68(également trotskyste, mais tendanceLCR) puis fabiusien de choc.

Pour parfaire l'ambiance, la missiond'organiser un « comité de liaison » avecles autres partis de gauche a été confiéeà Julien Dray, un « jeunot » de 59 ans,ancien leader trotskyste de la charnièredes années 1980, passé ensuite au PS deJean-Luc Mélenchon à François Hollande,avant d'errer à nouveau sur le flanc gauchedu PS. « Camba » et « Juju », tous deuxfraîchement débarqués au PS, avaient «piloté » ensemble les manifs lycéennescontre la loi Devaquet, en 1986. Près detrente ans plus tard, les voici réunis pour

tenter de redorer le blason crépusculaire dece même PS, mais aussi de leurs carrièresclaires-obscures.

Signe de la confusion des âges semblanttroubler Cambadélis, celui-ci a commis« un lapsus jospinien » à la tribune duconseil national, confondant 1977 avec…1917. Pas sûr toutefois que cette prisedu Palais d'hiver solférinien apporte auxsocialistes des lendemains qui chantent.

Travailleurs détachés: la findu «dumping social» n'estpas pour demainPAR LUDOVIC LAMANTLE JEUDI 17 AVRIL 2014

Une majorité d'eurodéputés a approuvémercredi le compromis final sur lestravailleurs détachés, avec le soutien dessocialistes français. La portée limitée dutexte ne mettra pas un terme aux multiplesabus des dernières années.

Après des années de débats électriques,une large majorité d'eurodéputés a fini pardonner son feu vert, mardi à Strasbourg,à un tout petit accord sur les travailleursdétachés. Le compromis final, adopté à474 voix contre 158 (39 abstentions),avec le soutien des socialistes français, nefait qu'aménager à la marge la directivefondatrice de 1996. La commission avait,dès le départ, refusé de proposer unenouvelle directive qui puisse répondreà l'ensemble des abus constatés sur leterrain. Pas de quoi mettre fin, pour de bon,à la rivalité entre travailleurs européens.

Comme attendu, le groupe des socialistesau parlement s'est fortement divisé surla question : si le PS a voté pour, desélus socialistes d'Italie, d'Espagne ou deBelgique ont eux rejeté le compromis.La majorité s'est constituée autour d'unealliance de circonstance entre le PPE(droite, majoritaire), les libéraux, les Vertset donc une partie des socialistes. Lagauche unitaire européenne (GUE) a votécontre ce texte, qui n'a pratiquement pasbougé par rapport au compromis scellépar les ministres des 28 en décembre, et

qui s'efforce de préciser, par exemple, ladéfinition juridique du « détaché » pouréviter certains abus.

Sur le front institutionnel, le dossier estdésormais classé. Mais il pourrait resurgirà tout moment, durant la campagne deseuropéennes jusqu'à fin mai, alors que leFront national de Marine Le Pen a fait dece texte l'un des symboles d'une Europequi organiserait le « dumping social», sourde aux intérêts des travailleursnationaux – c'est un texte « criminel », a-t-elle jugé mardi.

Sur le terrain, les dégâts provoqués parla directive de 1996 sont profonds.Environ 1,2 million de travailleurs étaientconsidérés comme « détachés » en 2011sur le continent – c'est-à-dire envoyés dansun autre État membre par leur entreprise,au nom de la « libre prestation des services» prévue par les traités. À l'origine, letexte, entré en vigueur en 1999, encadraitsurtout l'arrivée de travailleurs grecs ouportugais dans les pays d'Europe du Nord.Mais l'élargissement à l'Est à partir de2004 a changé la donne, et accéléré lephénomène, tout comme l'évolution dela jurisprudence européenne (lire notrearticle : Pourquoi l'Union peine à luttercontre le dumping social). Dans les principaux pays d'accueil(l'Allemagne, la France et les Pays-Bas), des entreprises ont recours à cestravailleurs « low cost », sans toujoursrespecter la durée maximale du tempsde travail, ou encore les règles salarialesen vigueur. Une forme de concurrencedéloyale pour les travailleurs « locaux »des États membres en question, alors queles taux de chômage enregistrent des pics,sous l'effet de la crise. La situation estparticulièrement sensible dans le secteurdu BTP, qui emploie au moins le quartdes « détachés » (lire notre reportagesur un chantier en Auvergne). C'est pour

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répondre à ces abus que la commissiona proposé de « toiletter » sa directive de1996.

Le secteur du BTP est l'un de ceux quiemploient le plus de salariés détachés. Ici, unchantier à Madrid en janvier 2014. © Reuters

En décembre, les ministres de l'emploides 28 étaient parvenus à s'entendre surun « deal » provisoire. C'était loin d'êtreune mince affaire, tant l'Europe, sur cettequestion emblématique, est écartelée. D'uncôté, des exécutifs soucieux d'imposerdavantage de garanties sociales et decontrôles pour les entreprises. De l'autre,des gouvernements, surtout à l'Est(Pologne en tête), pour qui ce principede libre circulation des travailleurs est unpilier de l'Union, qu'il n'est pas questiond'affaiblir, en renforçant le recours auxcontrôles par des inspecteurs du travail,par exemple.

À la sortie du conseil de décembre,Michel Sapin avait paradé, vantant un «accord satisfaisant et ambitieux, conformeà la position défendue avec constancepar la France ». Dans la foulée se sontouvertes des négociations à trois, ces «trilogues » bruxellois à huis clos (avecdes représentants du parlement, du conseilet de la commission), dont rien ne filtrejamais, et dont il n'est pas sorti – pourcette fois – grand-chose. Les margesde manœuvre, côté parlement, semblaientparticulièrement faibles pour améliorer lacopie, tant l'accord de décembre s'est faità l'arraché.

Facteur supplémentaire de l'équation : c'estPervenche Berès, une socialiste française,qui supervisait les négociations au nomdu parlement – et qui semble avoir toutfait pour protéger le compromis dégagé endécembre par son collègue Michel Sapin,qui était alors ministre de l'emploi.

Ce qui fait dire aujourd'hui à Jean-Luc Mélenchon, dans un communiquéparticulièrement vif : « Pervenche Berès,la présidente PS de la commission del'emploi et des affaires sociales, a trahisa commission en donnant l'accord duparlement aux chefs d'État sur ce contenuau rabais, alors que sa commission étaitbien plus exigeante ». Le co-président duFront de gauche fait référence au textevoté en juin 2013 par la commissionEmploi, qui était effectivement plusambitieux que le compromis voté cemercredi.

Réponse de l'intéressée : « Oui, l'accorda ses limites. C'est pour cette raisonque notre programme pour les électionseuropéennes appelle à une révision dutexte de 1996. Une simple directived'application ne peut pas tout régler. » Etde poursuivre : « L'art de la critique estfacile pour ceux qui voient en permanencele verre à moitié vide. Le remplir à moitiéplein est déjà bien plus difficile… »

« Communiquer » plutôt que «notifier »...Au chapitre des avancées, les négociationsen trilogue du début d'année ont permisde clarifier un point de vocabulaire– décisif aux yeux de certains. LesÉtats membres qui souhaitent musclerles contrôles des inspecteurs du travail,ou de l'Urssaf, pourront le faire, àcondition qu'ils « communiquent » lesnouveaux critères en vigueur, en amont,à la commission. Jusqu'à présent, letexte parlait de « notifier » ces critèresà l'exécutif bruxellois, laissant entendreque la commission pouvait juger dela pertinence, ou non, de certainscritères. Désormais, cette inquiétude estévacuée, et les capitales feront ce qu'ellesveulent en la matière. Le changement determe peut paraître anecdotique, mais laconfédération européenne des syndicats(CES), par exemple, en avait fait l'un deses chevaux de bataille.C'est tout ? Oui, ou presque. Lerenoncement le plus spectaculaire,côté parlement, porte sur le champd'application de la « responsabilitéconjointe et solidaire ». En décembre,

c'était l'un des volets les plus ambitieuxdu compromis: si un sous-traitant metla clé sous la porte, du jour aulendemain, le travailleur détaché quien était l'employé peut se retourner,juridiquement, à l'échelon du dessus.Pour le dire vite : Bouygues devientresponsable, en dernier ressort, de tous lessalariés détachés d'un chantier Bouygues.Mais cette avancée n'est obligatoire quedans un seul secteur, celui du BTP. Pourles autres, c'est facultatif...

[[lire_aussi]]

Or en juin 2013, une majoritéd'eurodéputés de la commission emploiavait plaidé pour que l'obligation portesur l'ensemble des secteurs de l'économie– y compris dans l'agroalimentaire,ou les transports, où les fraudes, làaussi, sont nombreuses. La position étaitplutôt audacieuse, quand on connaît leséquilibres européens sur le sujet. Il yavait donc un enjeu, pour le parlement, àjouer sa carte dans les « trilogues ». Maisl'affaire n'a rien donné, les négociateursayant, semble-t-il, capitulé d'entrée de jeusur ce dossier très sensible.

De ce point de vue, la manœuvre rappelleles négociations sur le budget pluriannuelde l'Union, en 2013. Le parlement, quiavait fixé une position beaucoup plusambitieuse à l'origine, avait fini par secoucher, et accepter les grandes lignes del'accord conclu quelques mois plus tôt lorsd'un conseil européen de chefs d'État etde gouvernement, incapable de dégagerdes marges de négociations sur un dossiertrès délicat. À chaque sujet très sensiblepour les capitales, les élus peinent toujoursautant à exister.

« Tout n'est pas résolu », reconnaîtl'eurodéputée EELV Karima Delli, quis'est impliquée tôt dans ce dossier, et avoté pour le compromis. Mais « toutesles formations politiques, dont le Frontnational, qui demandent "l'annulation" dela directive, se trompent. Détruire ce texte,arraché au forceps, condamnerait l'Unioneuropéenne à l'immobilisme, c'est-à-dire àla "loi de la jungle" et à la concurrencedéloyale entre travailleurs européens, quifont le lit des populismes d'extrême droite

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et des eurosceptiques ». Karima Dellimise en particulier sur le texte sur lesdétachés en cours d'adoption en France,pour combler certaines des lacunes de lalégislation européenne (lire ici et là pourles discussions côté français).

Comme souvent à Bruxelles, l'alternativese répète, quand il s'agit de dossiers decette complexité. Soit accepter quelquesavancées, même modestes, qui vont dansle bon sens, mais qui peuvent aussi paraîtrebien dérisoires par rapport à l'ampleur duproblème. Soit refuser en bloc, pour nepas cautionner ces compromis forcémentfrustrants, et ne rien renier de sesambitions de départ.

Le dumping fiscal, cette« compétition » qui ruinel'EuropePAR DAN ISRAELLE JEUDI 17 AVRIL 2014

Le livre Dumping fiscal. Enquête sur unchantage qui ruine nos États en détailleles mécanismes, et donne les clés pourdénoncer l'absurdité d'un système qui minela souveraineté politique et le pouvoir descitoyens.

Elle constitue le fondement de bien desdébats autour de la santé économiquede la France et de l’Europe, mais ellereste pourtant invisible. La question,fondamentale, de la concurrence fiscaleentre États n’est que trop rarement abordéede front. C’est tout le mérite du livre d’ÉricWalravens, publié le 17 avril (éditionsLes petits matins/Institut Veblen), de sortirce sujet des non-dits, d’en démonter lesmécanismes, et de remettre en cause unelogique qui contribue inexorablement à laruine des États européens et à la perte deleur souveraineté.

« La compétition économique domineles relations entre États. La fiscalitéen est l’une des armes privilégiées »,écrit dès les premières pages l’auteur,journaliste économique à l’agence depresse belge Belga, qui tient par ailleursun très bon blog sur Mediapart. « Lepropos de ce livre est d’explorer les

coulisses d’un chantage qui contribueà délégitimer l’impôt », souligne-t-il.Pour son premier ouvrage, le journalistes’est penché sur des sujets qui ont troplongtemps semblé sans intérêt à sesconfrères. « Je m’occupe de la politiqueeuropéenne, et j’ai toujours été frappéde voir à quel point, lors des conseilseuropéens et des conférences de presse quiles suivent, les questions fiscales étaientreléguées au second plan, raconte ÉricWalravens à Mediapart. Les seuls quecela intéresse à Bruxelles, ce sont lesjournalistes suisses et luxembourgeois.Mais pour eux, les questions d’impôts et detaxes représentent un intérêt national. »

À la faveur des récentes initiativesinternationales, dont Mediapart se faitrégulièrement l’écho, le sujet a unpeu quitté le cercle restreint desparadis fiscaux. Au gré des révélations,sur la façon dont les multinationaless’exonèrent de tout impôt ou presque enEurope, ou sur l’exil fiscal de telle starou de tel capitaine d’industrie, l’opinionpublique prend lentement conscience del’ampleur du problème. Les indignés d’unjour auront tout intérêt à lire ce livre, quidresse un catalogue saisissant de toutesles dérives, la plupart légales, possiblesen Europe. L’auteur s’est principalementconcentré sur les efforts des Pays-Bas,de la Belgique, du Luxembourg et del’Irlande pour attirer sur leur territoire

les riches particuliers et les entreprisesflorissantes nés dans les pays voisins. Etles astuces, souvent racontées dans le livrepar des acteurs les ayant défendues ou lesayant vues naître, sont légion.

Par exemple, qui sait que depuisqu’une ingénieuse niche fiscale aété votée en Belgique, en 2003, laproduction cinématographique belge apresque quadruplé ? Au détriment dela France principalement. La Belgiqueproduit aujourd’hui près du tiers desfilms français, au grand dam destechniciens hexagonaux, privés d’unepartie de leur travail par un systèmesophistiqué d’ingénierie financière. Cesystème permet même à l’État belge deprendre en charge une grosse partie dusalaire des stars des films tournés del’autre côté de la frontière. Ce qui fait deDany Boon « le fonctionnaire le mieuxpayé du royaume », ironise l’auteur.

La Belgique est aussi un « paradis fiscalaccidentel », pointe-t-il : alors que l’impôtsur le revenu, et donc sur le travail, y estl’un des plus élevés au monde, le pays, quiconnut le secret bancaire jusqu’en 2010,n’exige en revanche aucun impôt sur lafortune ou sur les plus-values aux richesdétenteurs de capital qu’elle héberge. Ilest donc en pointe dans la « chasse auxriches » en Europe, aux côtés notammentdu Royaume-Uni, où une vieille règledatant de l’empire colonial « offre lapossibilité – unique au monde – d’êtrerésident britannique tout en déclarant undomicile à l’étranger ». Et donc de nepas payer ses impôts en Grande-Bretagne.L’idéal pour des centaines de milliardairesissus de pays du Sud, qui ne payent pasnon plus d’impôts trop importants dansleur pays d’origine. Un cran est encorefranchi avec les « visas dorés », qui voientde petits pays européens comme Maltefaire payer l’octroi de la nationalité à deschanceux très fortunés…

À des degrés divers, d’autres pays se sontaussi lancés dans cette chasse. Depuis2004, une loi espagnole, surnommée « loiBeckham », permet d’offrir à certainsétrangers un taux d’impôt sur le revenu de24 %, « très inférieur au taux marginal

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de 45 % en vigueur à l’époque ». Etdepuis 1992, c’est le Danemark qui permetaux chercheurs et à d’autres « professionshautement rémunérées » de ne payer que25 % d’impôt pendant trois ans… Pourattirer les sportifs, les cadres, les stars,les investisseurs, on met ainsi au rebut leprincipe de progressivité de l’impôt. Etl'on contribue à une hausse inacceptabledes inégalités. « En haut de l’échelle desrevenus, l’impôt devient même régressif :les taux acquittés par les plus riches sontplus faibles que ceux des pauvres et desclasses moyennes », souligne le livre.

Les entreprises françaisesadorent la BelgiqueMais c’est surtout quand elle vise lesentreprises que la compétition fiscale batson plein. Le Luxembourg en a faitsa marque de fabrique, comme nous ledétaillions récemment. L’Irlande est unautre cas d’école. À 12,5 %, l’impôt surles bénéfices des sociétés y est déjà l’undes plus bas d’Europe. Mais l’industriefinancière, particulièrement proche dupouvoir politique, sait y faire pour imposerses vues : la loi de finances de 2012contiendrait 21 propositions directementsoufflées par le secteur financier, « etla loi de 2013 inclut une nouvellesérie d’avantages » ! Et pour éviterd’ennuyer trop les géants du Net qui sontinstallés à Dublin, le pays a « oublié »de créer un cadre légal pour calculer,et donc contrôler, les prix de transfertemployés par les multinationales. Or,comme Mediapart l’expliquait ici, lejeu sur les prix de transfert est justementun des domaines de prédilection des« Intaxables » comme Google ou Apple…Ajoutez à cela un montage fiscal connusous le sobriquet de « double irlandais »,qui s’allie lui-même avec le « sandwichnéerlandais » aux Pays-Bas (où 6 000sociétés en profiteraient), et vous obtenezla recette pour effacer la plupart desardoises fiscales.

[[lire_aussi]]

Là encore, la Belgique n’est pas en reste.Selon le PTB, parti d’extrême gauche,le brasseur AB Inbev, fleuron national

propriétaire des marques Stella Artois,Corona ou Leffe, a payé en 2013…0,002 % d’impôt (26 000 euros surun bénéfice net de 5,98 milliards) !Ce tour de passe-passe est notammentrendu possible par le principe desintérêts notionnels : depuis 2005, uneentreprise finançant elle-même ses propresprojets de développement peut déduirede ses impôts un certain pourcentagedes sommes investies. La logique ? Legouvernement fait comme si l’entrepriseavait emprunté de l’argent à une banque,cas dans lequel elle aurait eu le droitde déduire de ses impôts les intérêtsversés à l’établissement financier. Unraisonnement tiré par les cheveux, maisqui a permis au gouvernement de l’époquede faire plaisir aux grandes entreprises,lesquelles lui suggéraient fortement defaire passer leur facture fiscale sous le tauxde 4 %.

Les intérêts notionnels attirent bien sûrnombre d’entreprises étrangères. « Unearme de destruction massive pour lesfiscs étrangers », résume un chercheurcité dans l’ouvrage. Et les sociétésdu CAC 40, dont des entreprises oùl’État français est actionnaire, sont lespremières sur les rangs. « Un gratte-cielde l’avenue Louise, à Bruxelles, accueilledésormais deux holdings de BernardArnault, Hannivest et LVMH FinanceBelgique, qui comptabilisent ensemble 6milliards d’euros de fonds propres – et àpeine 5 salariés, écrit Éric Walravens.Àla même adresse, EDF avait domicilié dès2007 sa filiale EDF Investment group,capitalisée à hauteur de 7,6 milliardsd’euros. En 2011, cette structure a réaliséun bénéfice de 306 millions d’euros,sur lequel elle a acquitté un impôt de900 000 euros (soit 0,3 %). (…) Auchan,Total, GDF Suez, Veolia et bien d’autresprofitent désormais du régime, au granddam du fisc français. »

Pour naviguer dans les méandresdes lois existantes, les entreprisespeuvent s’appuyer sur une petitedizaine de cabinets d’audit et deconseil, présents partout dans lemonde. La lourde responsabilité de

KPMG, PriceWaterhouseCoopers etautres « catalyseurs de concurrencefiscale », est analysée de façonconvaincante dans un chapitre original,que nous vous proposons en intégralitédans les pages suivantes.

Le constat du journaliste est sombre :« Le débat sur l’impôt aujourd’hui n’estplus tellement un débat sur ce qui estsouhaitable, mais sur ce qui est possible.Le système est-il juste ? La questiondevient très secondaire. Ceux qui peuvent– souvent les plus riches – passent entreles mailles du filet. Tant pis pour lesautres. » Le système s’est particulièrementdéveloppé au sein de l’Union européenne,où la libre circulation des capitaux est undogme, défendu notamment par l’autoritéjuridique suprême de tous les pays del’UE, la Cour de justice européenne.

Éric Walravens, qui confie à Mediapartavoir « une inclinaison pro-européennenaturelle, sans doute comme tous lesBelges », ne peut que pointer le « vicecentral de la construction européenne,où les règles de majorité et d’unanimiténe permettent pas de faire progresser aumême rythme des dossiers qui devraientpourtant aller de pair ». Quand lalibéralisation des marchés et des servicesest régulièrement renforcée par des votesà la majorité au sein de l’Union, lestraités prévoient que l’unanimité desÉtats membres doivent tomber d’accordlorsqu’il s’agit de valider des mesuresd’harmonisation fiscale et sociale.

Il a ainsi fallu presque vingt ansde combat pour faire céder leLuxembourg et l’Autriche sur le secretbancaire, et encore à une échelle bienmodeste. « L’Europe s’est transformée– d’abord informellement puis de façoninstitutionnalisée – en un espace où lalibre circulation du capital est un droitabsolu, écrit Walravens. Le seul espaceau monde où la liberté du capital primesur les considérations démocratiquesnationales. »

Dumping fiscal. Enquête sur unchantage qui ruine nos États.

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Éric Walravens. Les petits matins/Institut Veblen. 205 pages. 15euros. Parution : 17 avril 2014.

Pages suivantes, des extraits du livre

Chapitre 7 – Les catalyseurs de laconcurrence fiscale

« Cutting through complexity ». C’estle slogan de KPMG, l’un des quatregéants qui se partagent le marchémondial du conseil aux entreprises.Littéralement, « Couper à travers lacomplexité » : une nécessité pour lebusiness à l’heure d’une mondialisationeffrénée, alors que les multinationalesdoivent gérer des contraintes multiples,respecter des milliers de pages delégislation et payer leurs taxes dans unnombre de pays d’autant plus importantqu’elles deviennent tentaculaires. Pours’en sortir, elles peuvent s’appuyer surune foule de conseillers externes, enparticulier ceux des Big Four, cesquatre cabinets qui dominent le secteurdu conseil. PricewaterhouseCoopers (23milliards d’euros de chiffre d’affaires en2011), Deloitte Touche Tohmatsu (23milliards), Ernst & Young (18 milliards) et

KPMG (18 milliards)1.

À côté de ces géants, qui emploient àeux seuls près de 700 000 personnesdans le monde, prospèrent une vingtainede conseils en stratégie et organisation,parmi lesquels le Boston ConsultingGroup, McKinsey et Bain. Leurs chiffresd’affaires sont moins imposants queceux des quatre gros, mais s’exprimentnéanmoins en milliards d’euros. Ilsemploient plusieurs milliers de personnes.McKinsey compte par exemple 9 000collaborateurs. À côté d’une activitétraditionnelle d’audit, ils offrent une largepalette de conseils : gestion des risques,stratégies de développement, améliorationdes performances et – c’est ce qui nousintéresse ici – optimisation fiscale.

Les experts du conseil conçoivent l’impôtcomme un coût parmi d’autres pourl’entreprise. Leur objectif est de leminimiser de façon mesurable. Pour cefaire, les grands cabinets d’audit ont misau point une méthode appelée TESCM,

qu’ils promeuvent depuis quelques annéesauprès des multinationales : la tax efficientsupply chain management. « Sa raisond’être est très simple, explique un pontede KPMG dans une tribune publiée dansle Financial Times. Elle existe parce queles taux d’impôt, comme le travail, lapropriété ou les coûts de transport, varientd’un pays à l’autre. Les entreprises n’ontreconnu que trop tardivement que l’impôtest un facteur critique pour la rentabilité

globale de la chaîne de production2. »

Pour le dire autrement, les sociétés d’auditproposent aux entreprises d’appliquer letaylorisme à leur gestion fiscale. Ce nesont plus les travailleurs qu’on alignedans une usine, mais les pays sur untableau Excel détaillant leurs avantagesfiscaux, qu’il convient d’exploiter defaçon systématique.

« À chaque étape, depuis lesmatières premières jusqu’au produit final,beaucoup de compagnies nous demandentce que font leurs concurrents dans tel outel segment. Nous leur offrons donc unbenchmarking par segment de la chaîne deproduction en termes d’efficacité fiscale», m’a expliqué un expert d’un des BigFour. La référence ultime en la matièreest la multinationale pétrolière Shell. «C’est une société d’une grande efficacité.Elle compte six cents avocats fiscaux eninterne. C’est incroyable ! Une sociétécomme ça n’a même pas besoin deconseils extérieurs. À cet égard, Shell estla référence. Ils sont si bien organisés etleur taux d’imposition effectif est si bas,proche de zéro, globalement, que c’est laréférence pour les autres entreprises. »

Diageo est l’une d’entre elles.Peu connue du grand public, lamultinationale britannique commercialisepourtant certaines des marques d’alcoolles plus populaires, comme Smirnoff,Johnnie Walker, Guinness et Baileys.Grâce à deux milliers d’entités légales, ellea réussi à limiter à 7 % sa facture fiscaleglobale. Mais pourquoi ne pas payerencore moins ? Ses dirigeants ont lancéun appel d’offres : le cabinet juridique quilui permettra de faire baisser d’un point cetaux global remportera le marché.

Pour atteindre de tels objectifs, on analyseméticuleusement la chaîne de valeurd’une multinationale et on redécoupeses activités. La propriété intellectuelle,la dette, les services administratifs etles quartiers généraux sont isolés etrelocalisés en tenant mieux compte desdifférents régimes fiscaux. En répartissantainsi leurs activités dans le monde, lessociétés peuvent réduire considérablementla part de leur bénéfice soumise à l’impôt.Dans le cas des géants de l’Internet, unetrès large portion est exemptée de taxes.

Flirter avec la légalité

Pour aider les multinationales à réduireleur contribution, les conseillers fiscauxne manquent pas d’imagination. Depuisl’éradication des régimes les plusdommageables dans l’Union européenne,ils ont turbiné pour leur offrir de nouvelleséchappatoires.

Les centres de services partagés (CSP,ou Shared Services Organizations, SSO)ont ainsi pris de l’ampleur ces dernièresannées. Il s’agit, pour une multinationale,de regrouper une série d’activités, commela comptabilité, la gestion fiscale oules ressources humaines, dans une filialelogée de préférence dans un pays à faiblefiscalité. La Suisse s’est spécialisée dansl’accueil de ce genre de sociétés partagées.Toutes les filiales de la multinationaledans le monde paient ces services rubissur l’ongle : autant d’argent qui échappeà l’impôt local sur le bénéfice etqui augmentera le bénéfice final de lamultinationale. Les cabinets d’audit aidentles entreprises à développer des filiales deservices partagés. KPMG a, par exemple,mis sur pied un « institut des servicespartagés et de la délocalisation ».

En France, le sujet reste tabou. « Lesgroupes ne veulent surtout pas s’exposeret faire parler d’eux sur ces sujets quiimpliquent réduction de coûts, plan social,délocalisation ou externalisation : cesont des mots tabous que les groupess’interdisent. Et c’est d’autant plus vraique le groupe a de la visibilité, et doncen particulier pour ceux du CAC 40qui réalisent des bénéfices », selon unexpert de PwC cité dans Les Échos. « La

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rationalisation des process est menée defaçon mondiale hors France. La plupartdes groupes qui remettent à plat leurmodèle opérationnel s’autolimitent sur leterritoire français. » Il n’empêche : de plusen plus d’entreprises françaises y auraientrecours.

Plus douteux encore que les servicespartagés, les montages hybrides sont uneautre forme d’organisation en plein boom.Ils permettent aux sociétés de s’infiltrerdans les interstices fiscaux internationauxen profitant des nuances législatives.Les prêts à participation bénéficiaire enconstituent le meilleur exemple. Leurparticularité est que les intérêts ne doiventêtre payés que si l’emprunteur réaliseun profit à partir de l’investissement.Un bel instrument financier, sans aucundoute. S’agit-il d’un prêt rémunéré parvoie d’intérêts ? Ou est-ce une formed’investissement qui donnera lieu aupaiement de dividendes ? Cette ambiguïtéoffre de lucratives possibilités si elle estutilisée dans deux pays. Imaginons qu’unefiliale luxembourgeoise octroie un tel prêtà une filiale belge. Par voie de ruling,le Luxembourg accepte de le requalifieren investissement. Les dividendes entresociétés d’un même groupe n’étant pastaxés en Europe, ils sont payés librementpar la filiale belge. Mais, du côté belge,l’administration continue de considérerque le versement est un prêt. Les intérêtspayés sont donc déductibles. Exonérationd’un côté, déduction de l’autre. Lacompagnie gagne sur les deux tableaux.Il existe de nombreuses autres formesde montages hybrides, reposant sur laqualification ambiguë des éléments dedette (actions ou prêt). Ici encore, lesgrandes firmes d’audit jouent un rôleimportant dans leur transmission.

Le secteur flirte en permanence avec leslimites de la légalité. De leur propreaveu, les Big Four proposent des montagesfiscaux dont ils estiment qu’ils ont une

chance sur deux d’être jugés légaux3.Un salarié de PricewaterhouseCoopers aconfié à une commission parlementairebritannique que certains schémas sont enréalité bâtis sur une hypothèse de légalité

de 25 %. Autrement dit, on propose desmontages dont il est hautement probablequ’ils soient illégaux. Cet état de faitsemble toléré en matière fiscale. Onimagine difficilement un moniteur d’auto-école conseiller à un jeune conducteur unvirage serré qui aurait une chance sur deuxd’enfreindre le code de la route.

En 2012, la filiale luxembourgeoise dePwC a été la cible d’un reportage deFrance 2 pour « Cash Investigation », dontles journalistes ont mis la main sur 47 000pages de documents de travail. Ceux-cidévoilent, schéma à l’appui, les montagesfiscaux mis en place par les grandesentreprises pour échapper à l’impôt. Lasociété s’est défendue en faisant valoir queles conseils prodigués aux clients « sont,sans aucune exception, conformes auxlois et aux règlements luxembourgeois,aux règles et traités internationaux ainsiqu’aux codes de déontologie auxquels

PwC se soumet4 ». Difficile de le vérifier.(Des extraits du reportage de France 2sont visibles sur Mediapart, à la fin de cetarticle, ndlr.)

Cependant, à plusieurs reprises, l’illégalitédes pratiques a été établie par la justice.En mars 2013, Ernst & Young a reconnuque « certains employés » avaient offertà deux cents clients des montages fiscauxabusifs qui leur ont permis de réduire leurfacture fiscale de plus de deux milliards dedollars. La firme a conclu une transactionavec la justice américaine pour seulement123 millions !

Quelques années plus tôt, en 2005, KPMGavait accepté de payer 456 millions dedollars pour classer la plus importanteaffaire pénale en matière de fiscalitéconnue aux États-Unis. Neuf dirigeantsétaient accusés d’avoir organisé au moins11 milliards de fausses pertes fiscales,générant une perte de revenus de 2,5milliards pour le Trésor américain. Lesprocédures visant les responsables ainsique les sociétés impliquées se poursuiventaujourd’hui encore. Certains ont purgé despeines de prison, d’autres ont été acquittés.

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Des interlocuteurs reconnusMalgré ces mises en cause répétées deleur crédibilité, les firmes d’audit pèsentdans le débat public. Fréquemment citésdans les médias, leurs experts apportentdes éclairages sur des sujets divers.C’est particulièrement le cas en matièrefiscale, où leur expertise est reconnue endépit d’une évidente partialité. Une deleurs grandes spécialités est la diffusionde comparaisons entre pays sur lescharges fiscales, où les taux élevés deprélèvements sont pointés du doigt. Lerapport « Paying Taxes » préparé parPwC et la Banque mondiale, par exemple,a une nouvelle fois servi à critiquer leniveau trop élevé de la fiscalité française.« La France est très mal positionnée dansles classements internationaux comparantles taux d’imposition des entreprises »,

ont résumé Les Échos1. En cause :des prélèvements sociaux particulièrementimportants par rapport au reste del’Europe. Ces classements stigmatisentgénéralement les pays à fiscalité élevée,présentés de façon plus ou moins explicite

comme les mauvais élèves de la classe2.Jamais il n’est mentionné que les paysscandinaves, où les taux de prélèvementssont les plus élevés, sont aussi ceuxoù les indicateurs de bien-être sont lesmeilleurs. Cette pratique de comparaisonsystématique fait du secteur de l’auditun puissant catalyseur du climat deconcurrence fiscale.

Certains cabinets ne cherchent même pasà se donner une apparence de neutralité.La journée de libération fiscale (« TaxFreedom Day »), parrainée par desinstituts ultralibéraux à travers le mondeet, en Belgique, par la filiale locale dePwC, offre un exemple flagrant de dériveidéologique. La firme a repris et développéce concept, véhiculé à l’origine par ladroite américaine, consistant à calculer« le jour où le travailleur moyen cessede travailler pour l’État et commence àtravailler pour lui-même ». Dans cetteconception pour le moins étroite, l’Étatest un corps étranger qui ponctionneses citoyens, tandis que les notionsde redistribution et de service public

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n’existent tout simplement pas. En 2013,la Belgique a été « libérée » le 14 juin.La France a dû patienter un mois et demide plus pour atteindre sa « libération »,le 28 juillet. Ceux qui ont vécu cellede l’été 1944 apprécieront la confusionsémantique. Pas étonnant, dans un telclimat idéologique, que même la gauches’abandonne à une rhétorique de « ras-le-bol fiscal ».

L’influence des cabinets de conseil ne selimite d’ailleurs pas à l’espace médiatique.Ils sont aussi consultés directementpar les gouvernements, qui apprécientleur expertise globale. Ils ont ainsi étélargement impliqués dans la proliférationdes boîtes à brevets (« patent boxes ») àtravers l’Europe, sollicités par des Étatsdésireux d’attirer les activités de rechercheet développement. Ils sont égalementconsultés pour assurer la promotion dupays auprès des investisseurs étrangers.

Via leurs filiales locales, les géantsglobaux de l’audit se muent alors enmercenaires de la compétitivité nationale,n’hésitant pas à jouer des coudes. Unresponsable d’un grand cabinet m’aexpliqué, par exemple, qu’il avait dûarbitrer une dispute entre ses filiales suisseet britannique : la seconde n’hésitait pasà encourager les clients de la premièreà se délocaliser à Londres pour profiterdes largesses du gouvernement de DavidCameron ! Ici encore, le secteur de l’auditagit comme un catalyseur de concurrence.

La proximité entre les gouvernementset les sociétés de conseil estd’autant plus grande que ces dernièresrecrutent fréquemment d’anciens hautsfonctionnaires. Dans certains pays, onfrôle la consanguinité. Au Luxembourg,par exemple, la frontière qui sépareintérêts publics et privés est fine commeune feuille de papier à cigarette. Déjà trèsécoutés sous les gouvernements de Jean-Claude Juncker, les pontes de l’audit etdu secteur financier ont encore gagné eninfluence sous le libéral Xavier Bettel.Son parti n’a jamais caché avoir écrit sonprogramme électoral avec l’aide des BigFour, afin d’identifier de nouvelles nichessusceptibles de rendre le paysage fiscal

luxembourgeois encore plus attractif. Lepatron de la branche locale d’Ernst &Young (EY), Alain Kinsch, faisait mêmeparti de la délégation libérale dans les

négociations gouvernementales3.

Pire encore, à Malte, le gouvernementa confié à un cabinet la responsabilitéde gérer son programme d’achat decitoyenneté. Non content de monnayerle passeport Schengen, le gouvernementlocal a signé un contrat avec Henley &Partners – par ailleurs l’inspirateur de lamesure – pour recevoir les demandes deriches étrangers et délivrer les passeports.On croit rêver.

En Irlande, le patron de PwC, FeargalO’Rourke, descendant d’une influentedynastie politique, conseille à la fois legouvernement en matière fiscale et lesmultinationales sur les façons de réduireleur facture. L’homme est très écouté, enparticulier par Charlie McCreevy, le trèslibéral ministre des Finances de 1997 à2004. « J’avais l’habitude de lui demanderconseil sur des questions techniques, cequ’il faisait gratuitement », se félicite celuiqui deviendra commissaire européen aux

services financiers4.

Certains cabinets sont prêts à allerloin pour satisfaire les gouvernementsqui les engagent. Ainsi la filialeirlandaise d’EY a-t-elle réalisé uneétude délibérément biaisée sur unprojet européen d’harmonisation fiscale.Consciente que le projet d’assiettecommune pour l’impôt des sociétés(Accis) nuirait à ses intérêts, l’Irlande alancé un appel d’offres pour donner unvernis d’objectivité à sa position. « Quandl’Irlande a commandé son étude, on nousa adressé des questions pour savoir sinous voulions participer, m’a confié unresponsable du concurrent Deloitte. Maisça ne nous intéressait pas, parce que noussavions qu’elle avait été construite, lors del’appel d’offres, de façon à répondre dansun sens négatif pour l’Accis. » La filialed’EY a fait preuve de moins de scrupules.Elle a obtenu le marché et confectionnéune étude sur mesure pour Dublin.

Catalyseurs de concurrence fiscale, lescabinets d’audit peuvent donc aussiagir, en service commandé, en agentsanti-harmonisation. Loin de dissiper lacomplexité comme elles prétendent lefaire, ces sociétés contribuent alors àpréserver un système fragmenté, où lesÉtats sont mis en concurrence les uns avecles autres.

« Plus d’avocats fiscaux que demédecins »

La coopération et la justice fiscale nefigurent pas, il est vrai, en haute placedans le cursus des écoles de droit et decommerce qui fournissent au secteur duconseil le gros de ses contingents. Dansun article amusant intitulé « Candide chezAl Capone », un étudiant atypique dumaster en gestion fiscale de l’universitéde Bruxelles, Mohssin Shah, décrit « laredondance du discours fiscaliste, [dont]le mantra tient en quelques points »,notamment le mépris du politique. Si lesdétails de la loi sont enseignés, c’estpour mieux les contourner. « Les bonsfiscalistes ne fraudent pas, ils optimisent.Entre l’optimisation et la fraude fiscale,la seule différence est la case prison,s’amusent à me répéter mes professeurs ».

Cette évolution est récente. Si lacommunauté des fiscalistes a commencéà se développer dès l’entre-deux-guerres, elle n’a véritablement pris del’ampleur qu’à partir des années 1980.La prolifération des stratégies fiscalesagressives a suivi la mise sur pied,par les universités, de cours de droitfiscal qui étaient peu prisés jusque-là. La profession a connu par la suiteune croissance exponentielle. « Nousavons aujourd’hui plus d’avocats fiscauxpar tête que de médecins », noteun fiscaliste néerlandais. C’est que lebusiness de l’optimisation fiscale rapporte.La rémunération des intermédiaires peutreprésenter une part considérable de

l’impôt non payé5. Certains imaginentde changer les mentalités dès l’école.Plutôt que de véhiculer une rhétoriquede compétition globale chère à DavidCameron, des professeurs de l’Écolede management de Grenoble veulent

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enseigner le pacifisme économique. Ilsont même signé un « Manifeste pour uneéducation à la paix économique », danslequel ils proposent de déconstruire lelangage de la concurrence de tous contre

tous6. Un projet qui n’est, selon eux, « pasutopique ». On laissera à chacun le soind’en juger.

Utopique ou pas, une atténuation de laconcurrence économique est une conditionpréalable au colmatage des failles béantesexploitées aujourd’hui par toute uneprofession pour éviter l’impôt. S’ils ne seperçoivent que comme concurrents dansune course globale, les États ne trouverontpas la cohérence nécessaire à un cadreharmonisé. À défaut d’un compromismondial, des avancées sont possibles dansl’Union européenne, voire dans la zoneeuro. La crise économique prolongée quecelle-ci traverse offre des occasions derepenser le système. Encore faudrait-il queles gouvernements s’en saisissent.

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Joseph Daul, l'anti-Mélenchon au parlementeuropéenPAR LUDOVIC LAMANTLE MERCREDI 16 AVRIL 2014

C'est une star à Bruxelles, mais ilest inconnu en France. Joseph Dauldirige le premier groupe politique auparlement européen, le PPE. Proched'Angela Merkel, Daul est devenu l'un desFrançais les plus influents.

De notre envoyé spécial à Bruxelles.Depuis son entrée au parlement il y aquinze ans, c'est l'un des rares momentsde bravoure qu'on lui connaisse surles bancs de l'hémicycle. Joseph Daulprend la parole, ce 5 février 2013, àStrasbourg, après un discours fleuve deFrançois Hollande sur l'avenir de l'Europe.Cet eurodéputé de droite qui dirige,en toute discrétion, le premier parti duparlement européen, va exprimer, ce jour-là, un sentiment de ras-le-bol et de dépitpartagé par l'immense majorité des élus del'hémicycle, qui finiront par l'applaudir.

À l'époque, le débat sur le budget del'Union fait rage. Le bras de fer est engagéentre les capitales qui veulent un budgetau rabais, et nombre d'eurodéputés quiplaident pour une relance plus ambitieusepar l'UE. « Nous ne marcherons pas danscette combine », prévient Joseph Daul(UMP). Si ce budget est adopté, lance-t-ilà François Hollande, « autant mettre la clésous la porte tout de suite et dire la véritéà nos concitoyens ».

L'Alsacien, qui ne lâchera pas ses feuillesde notes pendant les sept minutes de sonintervention, parle sans esbroufe et visejuste. Il rappelle au président françaisles promesses de campagne oubliées enchemin – en particulier celle de la «réorientation » de l'Europe vers lacroissance: « J'ai beau chercher, je ne voispas où est passé votre pacte de croissancede 120 milliards d'euros, où sont cesmilliards monsieur le président ? Dites-le-nous ! » Un rang derrière lui, DanielCohn-Bendit est aux anges, surpris parla soudaine combativité de son collègue,d'ordinaire moins coupant.

Joseph Daul en mars 2014, à Strasbourg. ©PPE.

Malgré un manque de charisme flagrant,l'éleveur de veaux Joseph Daul s'estimposé, à 66 ans, comme l'un des Françaisles plus puissants de Bruxelles – auxcôtés, notamment, de Michel Barnier, àla commission européenne. Non contentde diriger le groupe conservateur du partipopulaire européen (PPE) au parlement,Daul vient de récupérer les rênes du partitout entier, le PPE, après le décès duBelge Wilfried Martens en octobre 2013– un cumul des postes aux allures deconsécration pour le Français.Mais l'homme est aussi totalementinconnu à Paris. C'est le paradoxeDaul : rouage essentiel de la machineeuropéenne, au cœur de bon nombre

de « deals » politiques à Bruxelles, endialogue permanent avec Angela Merkel,mais invisible aux yeux des citoyensfrançais, laborieux à l'oral, anonyme dansl'Hexagone. À tel point que l'on pourraitdire de ce germanophile de droite qu'il estun parfait anti-Mélenchon...

Si Daul est censé incarner une droitesociale à Strasbourg (tendance JacquesChirac), face au libre-échangisme desconservateurs anglo-saxons, il est surtoutdevenu, au fil des ans, le révélateur d'unemanière terne de pratiquer la politiquedans la bulle bruxelloise : par-delà lesconvictions, c'est la capacité à négocierd'arrache-pied des compromis qui compte,pour s'imposer et grimper les échelons.« C'est vrai qu'il y a un sérieux décalageentre la reconnaissance dont il jouit dansles cercles européens, qui est très forte,et son anonymat relatif, en France »,estime Arnaud Danjean, un eurodéputéUMP qui fit campagne avec Daul dansle Grand-Est, en 2009. Sa décision de nepas rempiler pour un quatrième mandat, en2014, alors qu'il avait, de l'avis général, debonnes chances de présider le parlement,n'a fait quasiment aucun bruit médiatiqueen France. À peine quelques brefs articles,en priorité dans Les Dernières Nouvellesd'Alsace.« Avec la fonction qu'il occupe auparlement, en toute logique, il pourraitfaire des plateaux télé à Paris », renchéritson collègue Alain Lamassoure, l'unedes figures de la droite française àStrasbourg. « Mais ce n'est pas sontempérament, et Joseph n'a pas envie defaire des efforts pour ce genre d'exercice.Ce n'est pas son truc. »« Il a uncôté élu local de village qui n'aimepas monter sur l'estrade », complète lasocialiste Catherine Trautmann, elle aussialsacienne.Autre explication : l'actualité des dernièresannées a été archi-dominée par la criseéconomique, qui n'est pas exactement lesujet de prédilection de Joseph Daul.L'Alsacien a ainsi choisi de sous-traitercertains des dossiers les plus brûlantset médiatisés à ses proches, quitte àperdre un peu plus en visibilité. « Il aeu la sagesse, pendant la crise, de ne

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pas tout contrôler, confirme un diplomatehaut placé. Il s'est par exemple beaucoupappuyé sur l'expertise d'une eurodéputéenéerlandaise, Corien Wortmann-Kool, surl'essentiel des dossiers de gouvernanceéconomique. »Interrogé par Mediapart, l'intéressé, lui,met en avant les contraintes d'agenda :« C'est impossible de faire les deux !Si vous voulez exister ici (à Bruxelles,ndlr), c'est strictement impossible (depeser dans le débat français en mêmetemps, ndlr)… » Au cours du mois defévrier, il s'est rendu à Lisbonne, Sofia,Budapest, Dublin, Paris, Cracovie, Berlinet Amman, en Jordanie – sans oublierses allers-retours hebdomadaires entreBruxelles et son fief alsacien. « C'est monfonctionnement depuis toujours : quandj'ai géré la crise de la vache folle, j'aibeaucoup travaillé, mais je suis toujoursresté en deuxième ou troisième position,c'est mon job, et ce n'est pas dans lesjournaux. »

Un symbole de l'« Europeallemande » ?Daul a quitté l'école à 14 ans pour travaillerdans l'exploitation familiale. Il est entréen politique par le syndicalisme agricole.Après un passage par le centre nationaldes jeunes agriculteurs (CNJA), il présidela fédération nationale bovine, rattachée àla FNSEA, à un moment clé : en pleinecrise de la vache folle, dans les années1990, où il se bat pour obtenir des aidesde « survie » pour les éleveurs français. Àcette époque, il travaille en confiance avecJacques Chirac, qu'il connaît bien depuisle passage de ce dernier au ministère del'agriculture, dans les années 1970. C'estle même Chirac qui recommande Daulauprès de Nicolas Sarkozy, alors à latête de la campagne du RPR pour leseuropéennes de 1999 : l'agriculteur obtientson ticket d'entrée pour le parlementeuropéen.

Dans la foulée, il obtient la présidence dela commission agriculture, où il fera sesgammes. La bascule se produit en janvier2007 : alors que l'ancien ministre AlainLamassoure faisait figure de favori pourprésider le groupe PPE au parlement, ce

dernier se retire, préférant miser sur unposte de ministre des affaires européennesaprès l'élection de Nicolas Sarkozy en mai(qu'il n'obtiendra pas). Daul se présente,et remporte une élection très ouverte, aucinquième tour, avec une bonne partie desvoix de la droite allemande.« C'est d'abord un paysan conservateur,avec des convictions pro-européennes »,dit de lui Cohn-Bendit. Tout en rondeurs,revendiquant un « parler simple et franc», l'Alsacien n'a rien à voir avec leprofil du technocrate hors sol si répanduà Bruxelles. Son fils et son gendregèrent aujourd'hui l'exploitation agricolefamiliale, qui compte près de 80 hectares(700 bovins), à Pfettisheim, dans lesenvirons de Strasbourg.Autre legs de ses années de syndicalismeagricole, plus embarrassant : des démêlésavec la justice. Joseph Daul fut l'undes huit prévenus, aux côtés de l'ex-président de la FNSEA Luc Guyau,poursuivis pour « complicité et receld'abus de biens sociaux », dans une affairede détournement de fonds – quelque16 millions d'euros – au profit de laFNSEA, au cours des années 1990.Le tribunal correctionnel de Paris arelaxé, en décembre 2008, l'ensembledes prévenus, tout en signalant des «dérives » dans le financement du mondeagricole. Sur le moment, l'affaire a faitgrincer des dents, en particulier chezcertains conservateurs allemands, maiselle n'a pas freiné la carrière bruxelloise del'Alsacien.Aussi discrète soit-elle, l'ascension deJoseph Daul entre les murs du parlementen dit long sur la manière dont sepratique la politique à Strasbourg. Pourêtre respecté entre ses pairs, peu importele charisme : il faut avant tout savoirnégocier. Apprendre à conclure, à touteheure du jour et de la nuit, des compromisâpres et souvent très techniques – entreles élus de son groupe politique, entresa propre formation et les autres groupespolitiques du parlement, entre le parlementeuropéen et les autres institutions. Il fautsans cesse batailler sur des amendements,déplacer le curseur le plus possible vers ses

intérêts, et tenter de ne pas trop lâcher encours de route. Surtout, jamais de conflitsà ciel ouvert.À ce jeu-là, plutôt très hermétique pourle grand public, le syndicaliste Daul estexpert. Il ferait partie de cette lignée deprofessionnels de la synthèse sans grandeenvergure qui ont fait fortune à Bruxelles,à l'instar, par exemple, du Belge HermanVan Rompuy (aujourd'hui à la tête duconseil européen). Quitte à dépolitiser lesdébats. « Ce n'est pas un bon orateur, cen'est pas non plus un spécialiste de tel outel dossier, ni un expert. C'est avant toutun grand négociateur », assure AntoineRipoll, son directeur de cabinet de 2009 à2012. « Il se trouve que le parlement estune machine à produire des compromis :Daul est tombé dans la bonne institution. »« Joseph est un terrien, quelqu'unde très pragmatique. Ce n'est pasun bon débatteur, mais un finnégociateur. Il travaille le temps qu'ilfaut pour aboutir », renchérit la socialisteCatherine Trautmann. L'ancienne mairede Strasbourg, qui termine son quatrièmemandat d'eurodéputée, ne cache pas, ellenon plus, sa sympathie pour JosephDaul. D'autant que les deux se retrouventunis dans la défense acharnée du siègealsacien pour le parlement européen,contre l'offensive des Britanniques.

Joseph Daul avec Angela Merkel au parlementeuropéen, à Bruxelles, le 28 mars 2007. © Reuters.

Au sein des rangs de la droite, l'art ducompromis poussé à l'extrême pratiquépar Daul en gêne certains. « Si j'avaisété président de groupe à sa place,j'aurais peut-être été davantage dans unedynamique d'opposition », estime AlainLamassoure. Daul ne fait pas mystère, enparticulier, de sa solide relation d'amitiéavec Martin Schulz, le président socialiste

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du parlement européen – qui est aussicandidat à la présidence de la commission,pour remplacer José Manuel Barroso cetteannée, avec des chances d'y parvenir.« À l'UMP, on lui reproche d'être tropgentil avec Martin Schulz. Pourtant, vu lacrise que l'on traverse, c'est bien d'avoirun interlocuteur sérieux », veut croireCatherine Trautmann.Mais la principale raison du succès deDaul est ailleurs. Il est le plus Allemanddes élus français. « Je ne sais pas combienil y a de ministres dans le gouvernementde grande coalition allemande, maiss'ils sont 30, je dirais qu'il est le

31e », s'amuse Lamassoure. « C'est unspécialiste du franco-allemand, il parleparfaitement l'allemand et il s'est montrétrès utile sur tous les dossiers du franco-allemand lorsque j'étais ministre desaffaires européennes », se souvient BrunoLe Maire, qui se targue de « contactsexcellents ». Aux grandes heures dutandem « Merkozy », Daul fut, semble-t-il, un intermédiaire précieux, pour aiderNicolas Sarkozy à mieux travailler avecAngela Merkel, qu'il comprenait mal.« J'ai toujours été un Alsacien franco-allemand. Pour moi, quoi qu'on en dise,si l'on veut que l'Europe fonctionne, lefranco-allemand est primordial », résumeJoseph Daul, reprenant l'un des éternelsrefrains de la construction européenne.« Quand j'ai un souci sur un texte,ou une question, j'envoie un texto àAngela Merkel, et j'ai la réponse, toujourstrès rapidement, presque en direct. Entermes d'analyse de la situation, en termesde fonctionnement, on est vraiment enphase » (confirmation dans ce reportagede Canal Plus tourné au parlementeuropéen).Sur le fond des dossiers, Daul sembledavantage à l'unisson avec les élusde la CDU (les chrétiens-démocratesallemands d'Angela Merkel) qu'avec leseurodéputés de l'UMP, dont il est pourtantissu. Rigueur budgétaire, allègement despressions fiscales sur les entreprises, «modernisation » du marché du travail…Sur tous ces sujets clés, à l'heure dela crise, il vote à l'allemande. « Daul,vous êtes sûr qu'il est français ? »

raille un conseiller du parlement, pour quil'ascension de l'Alsacien s'explique par unesoumission à la toute-puissante CDU-CSU(avec ses 42 élus, c'est le parti nationalle plus représenté au parlement, tous paysconfondus).

« Orban est un ami »À sa manière, le succès de Daul relancel'épineux débat sur l'« Europe allemande», qu'avait dénoncée, en 2012, lesociologue Ulrich Beck dans un pamphletmusclé. Mediapart a déjà racontécomment les postes clés du parlement– son président, son secrétaire général et leprésident de la conférence des présidentsde commission – étaient occupés par desAllemands. Et voici que l'un des autreshommes forts de l'hémicycle, patron de lamajorité, est un Français particulièrementdocile envers les troupes de la CDU.

« C'est totalement faux, réagit undiplomate français de premier plan enposte à Bruxelles. Regardez les positionsqu'il prend sur le siège du parlementà Strasbourg, sur la politique agricolecommune, ou encore lors des débats surle budget l'an dernier : il était beaucoupplus proche des positions de FrançoisHollande que d'Angela Merkel. » Le vraitalon d'Achille de Daul serait plus unproblème plus général : l'homme auraittendance à s'écraser devant les chefs degouvernement, ce qui diminuerait d'autantl'influence du parlement sur la scèneeuropéenne, face aux capitales.

« Le problème de Daul, c'est qu'il s'arrêtetoujours en chemin : ses critiques sontsouvent justes, mais il fait le dos rond faceau pouvoir, que ce soit Nicolas Sarkozyà l'époque ou Angela Merkel aujourd'hui», regrette Daniel Cohn-Bendit. « Parexemple, il était pour une candidature deMichel Barnier comme chef de file du PPEpour les européennes, mais il ne l'a pasdit à haute voix, il n'a pas voulu se battrecontre la CDU (en majorité favorableà Jean-Claude Juncker, qui l'a emporté,ndlr). »À sa manière, le cas Orban, plusdouloureux pour le PPE, attesterait dumême travers : une certaine soumissionde Daul face aux responsables au pouvoir

dans les capitales, qu'ils soient allemandsou pas. Malgré sa dérive autoritaire, lechef du gouvernement hongrois, ViktorOrban, à plusieurs reprises épinglé parla commission européenne, n'a jamais étémenacé d'exclusion – du PPE commedu groupe PPE au parlement européen.« Viktor Orban est un ami et reste un ami.Il a été élu démocratiquement, et je n'aipas vu qu'il ait créé des goulags », évacueDaul.

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Pourtant, au plus dur du bras de ferentre Budapest et Bruxelles, les voixse sont multipliées pour exclure laFidesz, le parti d'Orban, des rangsdu PPE. « C'est évidemment l'un desproblèmes de son mandat », jugeCatherine Trautmann. Mais Daul soigneplus que tout ses relations à l'Est– quitte à s'inscrire en porte-à-fauxavec ses collègues français. Argumentofficiel : il se sent proche de cettefamille d'élus, comme le Polonais JerzyBuzek, qui ont combattu le communisme.Dans les faits, il sait aussi quel'Europe centrale et orientale représentedésormais un réservoir considérable devoix conservatrices.Daul se rend chaque année au fin fondde la Pologne pour y chasser le sanglier,à l'invitation d'agriculteurs locaux. Il estaussi l'un des artisans de la candidature deJerzy Buzek à la tête du parlement – dontle mandat (2009-2012) s'est révélé bienterne. Il se dit aussi « ami » avec l'ex-président letton, Valdis Dombrowskis,qu'il assure avoir conseillé, au plus dur dela crise économique lettone, alors que labanqueroute menaçait (Daul sera nomméle 3 mai prochain… grand commandeur dela Légion d'honneur lettonne).C'est aussi pour ne pas froisser les élus lesplus « traditionalistes », venus de l'Est, queJoseph Daul, par ailleurs très conservateuren la matière, a laissé son groupe seradicaliser sur les questions de société.Les 273 élus du PPE ont ainsi rejeté, endécembre, le « rapport Estrela », qui prôneun accès généralisé à la contraception, età des services d'avortement sûrs, pour lesfemmes dans l'UE. Puis se sont divisés,

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en février, sur le rapport « Lunacek »,qui plaide pour un plan d'action européenpour les droits LGBT (Joseph Daul avoté contre). Avant de bloquer, en mars,un texte sur l'égalité des rémunérationshomme-femme… Rien de glorieux. Depuis son élection à la tête dugroupe PPE en 2007, Daul ne cessedonc de cultiver ces deux tropismes :défendre coûte que coûte le franco-allemand, et donner davantage de visibilitéaux pays d'Europe centrale et orientaledans la machine parlementaire. Quitteà négliger les pays méditerranéens, ets'éloigner, surtout, des Anglo-Saxons, pluseurosceptiques : le groupe du PPE auparlement a perdu les conservateurs deDavid Cameron, qui forment en 2009 leurpropre groupe (ECR), plus critique del'UE et opposé au projet fédéraliste.Joseph Daul ne sera plus eurodéputé aprèsles élections de mai prochain. D'ici là,celui qui a discrètement soutenu FrançoisFillon lors des primaires de l'UMP en2012 suivra, sans doute avec une certainedistance, la campagne qui s'annonce enFrance. Daul ne le dira pas à un journaliste,mais le slogan de l'UMP – « Une autreEurope » – ne l'enchante guère, alors qu'ilporte cette Europe à pleines mains depuisdix ans à Bruxelles. À peine accepte-t-ilde dire le mal qu'il pense de la désignationde Nadine Morano, tête de liste dansle Grand-Est, pour le remplacer : « Jevoulais qu'Arnaud Danjean soit numéroun, c'est très clair (il est numéro deux,ndlr). Mais les décisions politiques sontce qu'elles sont. » Nadine Morano, elle,peut se rassurer : elle aura sans doute lescaméras à ses côtés tout au long de sonfutur mandat à Strasbourg.

Boite noireLa plupart des intervenants ont été jointspar téléphone, ou interviewés dans leurbureau à Bruxelles, depuis le début dumois de janvier. J'ai rencontré JosephDaul le 11 février, dans son bureau duparlement, pour un entretien d'une heure.Ce portrait peut se lire en symétriquede celui consacré à l'eurodéputé Jean-LucMélenchon, publié en juillet 2013 surMediapart – à chaque fois, j'ai essayé

de comprendre ce que le travail et lediscours de ces deux élus révélaient dufonctionnement du parlement européen.

Le génie de Wang Bing ?Filmer le travail del'homme dans un mondesans travailPAR EMMANUEL BURDEAULE MARDI 15 AVRIL 2014

Le centre Georges-Pompidou consacreune rétrospective au cinéaste chinoisWang Bing. Son magistral À l'ouest desrails (2004), où il filmait les derniersmois de l’immense complexe industrielde Shenyang, a inauguré un nouvelart documentaire. Dans tous ses films,jusqu'aux Trois Sœurs duYunnan en sallece mercredi, Wang Bing n'a cessé depuisd'interroger ce à quoi œuvre l’hommequand il n’a plus de travail.

À l'ouest des rails (2004)

Lundi 14 avril s’est ouverte larétrospective que le centre Pompidouconsacre à l'un des plus grands cinéastes dece temps. Le premier film de Wang Bingdate de dix ans à peine. Il documentait,on s’en souvient sans doute, les derniersmois de l’immense complexe voué àl’industrie lourde de Shenyang, situé dansle Dongbei, à l’extrême nord-est de laChine. Ces neuf heures découpées entrois parties, « Rouille », « Vestiges »et « Rails », apparaissent aujourd’hui

comme un des moments qui ont définile cinéma contemporain selon un certainrapport au passé. À l’ouest des rails (2004)a inauguré un nouvel art documentaire,capable d’atteindre au monumental grâceà l’avènement du numérique, malgré desmoyens très faibles – en l’occurrence ilsétaient quasi nuls –, et composé comme un

long poème de ruines dédié au XXe sièclefinissant.

« Filme cet endroit. Il n’en resterabientôt plus rien. » La phrase adresséepar un ouvrier au cinéaste y sonnaitcomme l’annonce d’un retour à l’une desmissions originelles du cinéma, mise enœuvre par les frères Lumière, théorisée parAndré Bazin puis reprise par des cinéastescomme Jean Eustache ou Werner Herzog :témoigner d’une perte. Enregistrer ce quiest, mais aussi et peut-être surtout ce quibientôt ne sera plus.

Tourné vers hier, À l’ouest des railsl’était aussi vers demain d’une manièrenon moins significative quoique plusmystérieuse. À mesure que les moispassaient dans les ateliers dédiés au ferou au cuivre, à mesure que faillites,fermetures et privatisations approchaient,les ouvriers remplaçaient en effet lesgestes du travail par ceux de l’attente,de la débrouille ou du mah-jong. Cechef-d’œuvre enregistrait une fin, cellede l’industrie lourde, d’un certain mondeouvrier, mais il montrait aussi dans quellesirrésistibles métamorphoses cette fin étaitprise. Les ateliers se changeaient enmaisons de fortune, les matériaux bientôtpromis à l’abandon étaient recyclés à desfins privées. Dans une usine désormaisvide, un flash-back faisait réapparaîtreles ouvriers parmi les vapeurs d’unbain souterrain. Soudain, Wang Bing neprésentait plus ceux-ci comme des salariésne passant là qu’une partie de leur temps,mais comme les habitants naturels d’unesorte de cité lacustre immémoriale.

Tout en étant le drame d’une fin, Àl’ouest des rails amorçait donc égalementd’autres cycles qui, sans avoir rien d’uneconsolation ou d’un rachat, mettaient letravail dans le loisir et le loisir dans letravail, le temps perdu dans le temps

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encore récemment occupé à gagner savie, les gestes de la distraction dans ceuxdu devoir… Il n’est pas sûr que cetteseconde leçon, celle d’un film attachéà l’imprévisibilité des devenirs, ait étéaussi bien entendue que la première, celled’un film dressant comme aucun autre lebilan d’un siècle. Qu’à cela ne tienne :Wang Bing n’a cessé depuis de reprendreet de prolonger la question des formesque peut prendre l’activité humaine dèslors que l’homme, parce que sans emploi,doit assurer sa subsistance par ses propresmoyens. Il l’a fait avec une obstinationqui n’est pas le moindre des traits forçant,chez lui, l’admiration. À quoi travailleral’homme quand il n’aura plus de travail ?Là est l’affaire de cette œuvre magistrale.

Survies

Fengming, chronique d'une femme chinoise (2007)

« Survie » est logiquement l’un des motsqui reviennent le plus volontiers à proposde Wang Bing. C’est un mot délicat etpeut-être aussi un peu facile. Il faut doncbien veiller à ne pas en figer le sens et à yentendre le rapport entre deux états, deuxsurvies. Il y a la petite survie, la misèredes oubliés, des isolés, des rescapés : cesont eux, les personnages d’À l’ouest desrails et de tous les films réalisés à sasuite par Wang Bing. Et il y a la grandesurvie. Les mêmes s’y hissent à l’occasion,avec autant de modestie que d’entêtement,quand la nécessité à laquelle ils doiventfaire face les conduit à improviser desmanières d’être imprévues, inédites etpeut-être héroïques.

[[lire_aussi]]

C’est ainsi qu’à l’automne 2009, WangBing a tenu à présenter côte àcôte deux documentaires, à l’occasionde l’exposition qui se tenait dansles salles de la galerie parisienneChantal Crousel. Fengming, chronique

d’une femmechinoise (2007) d’une part,L’Homme sans nom (2009) d’autre part.Parole et silence, passé et présent, viepolitique et vie nue. Chronique d’unefemme chinoise recueille en plan fixe, dansla pièce principale de son appartement, lelong récit de He Fengming, aujourd'huiâgée de 75 ans environ. Celle-ci etson mari, alors journaliste pour unquotidien régional, furent persécutés pour« droitisme » à la fin des années 1940et au début des années 1950 : son marin’en réchappa pas mais elle oui, enfaisant preuve d'une persévérance et d'uneingéniosité hors du commun. L’Hommesansnom montre quant à lui un « ermite »vivant à l’écart de tout dans une manièrede grotte (voir ici le porfolio des photosde Wang Bing). Wang Bing le suit dansd’incessantes activités, colmater, semer,cueillir, glaner, chauffer, que le film serefuse à qualifier, laissant chacune d’ellessignifier à la fois l’alimentation, l’habitatet le chauffage.

He Fengming ne cesse de parler et denommer, ramenant ainsi en permanencele passé à la surface du présent, faisantpar exemple passer l’urgence de ce qu’ellenarre dans la simple opération de se leverpour aller allumer la lumière. L’« Hommesans nom » ne nomme rien, à l'inverse,pas même lui-même. Aucune parole n'estprononcée, aucun titre avancé pour ce quiarrive. Un processus a pourtant lieu, làaussi, une remontée à la surface à la faveurde laquelle un innommable succède à unautre.

Le premier innommable, c’est celui deconditions de vie si misérables qu’ilne saurait y avoir de mots pour elles,ni peut-être d’images. De sorte quela première réaction du spectateur peutêtre d’embarras : est-il vraiment décentque j’assiste à cela ? Mais ce premierinnommable laisse progressivement placeà un second, dans lequel l’absence deparole libère au contraire la possibilitéd’une vie pleine bien que sans emploi,ne manquant de rien bien que tout ymanque en vérité. La raison en est simple :il apparaît que la totalité des gestescomposant cette vie n’appartient à aucun

ordre ou à tous à la fois, travail etdésœuvrement, subsistance et obsession,loisir et délire. Si l’homme doit être ditsans nom, c’est alors en un sens éthique etpolitique précis : rien de ce qu’il accomplitne répond aux nominations ordinaires.Tout ce qu’il fait est et n’est pas travail.

Communismes

Le Fossé (2010)

Chronique d’une femme chinoise etL’Homme sans nom forment l'un desdeux diptyques du cinéma de WangBing. L'autre se compose de Chroniqued’unefemme chinoise et du Fossé (2010).Seul long-métrage de fiction réalisé à cejour par Wang Bing, Le Fossé met en scèneun camp de rééducation pour « droitiers »semblable à celui où périt le mari de HeFengming. La première scène passée, oùles prisonniers travaillent encore à creuserun canal d’irrigation, l’action se transportedans un dortoir souterrain. C’est là que vase poursuivre le grand cycle des matièreset des survies si essentiel à ce cinéma.

Dormir et manger ; ou au contraire lutterde toutes ses forces contre le sommeil, depeur de ne pas se réveiller ; dépouilleret évacuer les cadavres, se vêtir de leurshaillons ou s’en faire une couverture ; semaintenir en position assise à l’aide d’uneficelle, comme si l’on était devenu unemarionnette ; dicter à un camarade, dansun reste de souffle, la dernière lettre qu’ondestine à sa famille ; assister un autrecamarade qui vomit puis ne pas résister àl’envie de se nourrir de son vomi, tant lafaim est grande.

Ce dernier détail a évidemment valeurd’emblème. L’extrémité des conditionsd’existence ne va pas chez WangBing sans une certaine horreur pouvantcontrevenir aux standards occidentaux dece qu’il convient de montrer. Mais ily a décidément là, insistons-y, un souci

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éthique qu’il ne faut pas méconnaître : lesouci d’ouvrir, fût-ce à travers l’horreurou à travers une manière de surnaturel,à une circulation et à une réattributionuniverselles des fonctions, des usages etdes places.

L’homme de Wang Bing n’a pas de travail.Et pourtant il peut à bon droit apparaîtrecomme le travailleur absolu. Aucun gestene lui est inutile, aucun reste ne lui estdéchet. Il ne saurait laisser à terre ce quitombe ou ce qui gît : ramasser, relever – ausens moral inclus – sont avec la marche lesgrands marqueurs physiques de ce cinéma.

Ces films, depuis toujours, se font sansautorisation, loin des instances et desdiscours officiels. Ils sont peu, voire pasvus en Chine. S'ils l'étaient davantage, ilest douteux qu’ils plairaient aux autorités.Né en 1967, Wang Bing est issu d’unefamille d’intellectuels du Shaanxi – sonpère était ingénieur en mécanique – qui,dit-il, n’a jamais cru au communisme. Lui-même, à l’évidence, n’y croit guère.

Une profonde dimension communistetraverse néanmoins ce cinéma, l’aspirationen un communisme intégral, uncommunisme qu’on pourrait dire naturel,naturaliste ou cosmique. L’objet de larecherche de Wang Bing n’est autre eneffet, à bien y regarder, que de formulerle projet ou de recueillir les traces d’unmonde, à venir ou passé, dans lequel,cessant de délimiter une sphère séparéedans l'ordre du faire humain, le travailprendrait un caractère assez total pour quele mot même devienne superflu.

Le spectateur pourra très bientôt levérifier. Ce mercredi 16 avril sort en effetLes Trois Sœursdu Yunnan (2012), danslequel trois petites filles vivant à 3 000mètres d’altitude dans le sud-ouest de laChine doivent s’inventer seules une vie oùles adultes n’ont qu’une part intermittente,comme si se fabriquait là une indifférenceà la fois tragique et native entre lesjeux d’enfant et le labeur de la terre.Et à la fin de l’année sortira un autrechef-d’œuvre, ‘Til Madness Do Us Part(2012). Dans cette chronique de la vied’un hôpital psychiatrique, ce sont cettefois les gestes et les manies propres à

l’isolement, la promiscuité et les attentionsentre les patients qui dessinent le modèleinouï d’une contre-vie loin du travail,désœuvrée et pourtant inlassablement àl’œuvre d’elle-même.

'Til Madness Do Us Part (2012)

• Wang Bing/Jaime Rosales : cinéastesen correspondance. Rétrospectives,avant-première, expositions… jusqu'au26 mai 2014 au centre Pompidou àParis.

Un ancien de Mobil Oil:«Le gaz de schiste est pireque le charbon»PAR JADE LINDGAARDLE MERCREDI 16 AVRIL 2014

Un ancien dirigeant du groupe pétrolieraméricain Mobil Oil explique sonopposition radicale aux forages de gaz etd'huile de schiste. Il pointe les pollutionsmassives, l'impact important sur le climat,les ressources limitées et appelle à sortirdes énergies fossiles.

Au temps de la guerre froide, onl’aurait qualifié de transfuge. Ancien vice-président exécutif du groupe pétrolierMobil Oil, Louis Allstadt est devenuun opposant résolu à l’exploitation desgaz et des pétroles de schiste (voir parexemple ici cette audition publique).Aujourd’hui retraité, il a dirigé desopérations d’exploration et de productionde l’entreprise après avoir été en chargede ses activités d’approvisionnement, decommerce et de transport pour le monde.Il a également supervisé, côté Mobil, lafusion de son entreprise avec la sociétéExxon – Exxon Mobil est aujourd’hui l’un

des plus grands groupes mondiaux. Autotal, Louis Allstadt a travaillé trente et unans dans les hydrocarbures.

Louis Allstadt, pendant notreentretien par Skype, le 2 avril (OA).

Mediapart a pu l’interroger pendant prèsd’une heure, par Skype et en public,dans le cadre d’une discussion qui asuivi la projection du film de LechKowalski Holy Field Holy War (voirici), début avril. Nous publions ci-dessousla retranscription de cette conversation,complétée par un échange par email.

Dans cet entretien, il s'inquiète enparticulier des fuites de méthane, unpuissant gaz à effet de serre, lorsdes forages de gaz de schiste. Deschercheurs viennent de mesurer des tauxde fuite très supérieurs aux estimationsde l'agence américaine de protection del'environnement (voir ici leur article).

Pourquoi vous opposez-vous àl’exploration et l’exploitation des gaz deschiste, vous, un ancien cadre dirigeantde l’industrie pétrolière ?

Louis Allstadt. J’ai pris ma retraite del’industrie pétrolière et gazière en 2000.Je n’ai aucune intention de travailler denouveau dans ce secteur. Il y a six ansenviron, des amis m’ont demandé s’il étaitpossible de forer en toute sécurité des puitsde gaz à seulement 150 mètres du lacqui fournit l’eau potable de notre village.J’ai d’abord trouvé très étrange de vouloirforer aussi près.

Puis je me suis plongé dans les différencestechnologiques entre la fracturationhydraulique et les méthodes desforages conventionnels. La fracturationhydraulique utilise de 50 à 100 foisplus d’eau et de produits chimiquesque les anciens forages conventionnels.Son infrastructure industrielle est aussibeaucoup plus importante. Le problèmedes déchets est majeur : il faut environ

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20 millions de litres d’eau et environ200 000 litres de produits chimiques pourfracturer. Un tiers environ de ces liquidesressort du puits chargé de métaux lourds.Ce sont des déchets toxiques et pourune part radioactifs. Le lien a été faitentre leur stockage sous pression, dans lespuits d’injection, et des tremblements deterre à proximité. La moindre fuite créeun sérieux problème aux réserves d’eaupotable.

Les riverains de forages par fracturationhydraulique sont victimes de nuisancesimportantes. Il existe des procédés derecyclage de l’eau usée qui permettentde consommer 30 % d’eau « fraîche »en moins. Mais il faut quand mêmeénormément d’eau. Des progrès ont aussiété accomplis dans la réalisation despuits, permettant de réduire les fuites deméthane. Mais ces améliorations sont bienfaibles au regard de la force brutale decette technologie.

Au bout de quelques années, je suis arrivéà la conclusion que cette technologie nepeut pas être utilisée sans dommage, enparticulier à proximité de là où des gensvivent et travaillent. Or je me suis renducompte que les réglementations étaienttrès limitées. La loi américaine autorise parexemple les exploitants à garder secrètela composition des produits chimiquesqu’ils utilisent pour forer. Elle autoriseégalement les forages très près des écoleset des bâtiments publics. J’espère doncque vous aurez de bien meilleures lois quenous.

Puits et stockage de gaz de schiste autour deBattlement Mesa, dans le Colorado (©TC).

À quoi servent les gaz et huile de schisteaux États-Unis ?

Le gaz de schiste n’est pas différent dugaz conventionnel. C’est chimiquementla même chose. Pareil pour le pétrole.

Le gaz, qu’il provienne d’un foragepar fracturation hydraulique ou d’unforage conventionnel, passe par les mêmestuyaux, les mêmes gazoducs et sertde la même manière au chauffage deslogements, à produire de l’électricité,à cuisiner. Aujourd’hui les principalessources d’énergie aux États-Unis sontle pétrole, qui sert principalement dansles transports (essence, diesel, carburantaérien) et un peu pour le chauffage.Le charbon est utilisé pour produire del’électricité. Les pourcentages des unes etdes autres varient en fonction des régionsaméricaines.

L’électricité est beaucoup produite àpartir de charbon aux États-Unis,ressource qui émet énormément de gazà effet de serre, plus que le gaz. Or l’undes arguments des pro-gaz de schisteest d’affirmer que cette méthode réduitl’impact climatique de la productiond’énergie. Que leur répondez-vous ?

Si vous brûlez tout le gaz, vous émettezmoins de dioxyde de carbone qu’avecle charbon. Le problème, c’est qu’unegrande partie de ce gaz fuit et s’échappedans l’atmosphère sous forme de méthane,qui est 80 à 100 fois pire, en pouvoirde réchauffement, que le CO2 pendantles vingt ans qui suivent son rejet. Cesfuites sont un gros problème. Et ellesrendent en réalité le gaz pire que lecharbon. Des études sur les champs deproduction indiquent un taux de fuitedans l’atmosphère qui peut atteindre 6 %.Sous les rues des grandes villes, lesvieux tuyaux qui fournissent le gaz auxlogements et aux bâtiments fuient quant àeux de 3 à 5 %. S’y ajoutent les fuites desstations de compression, et celles qui seproduisent chaque fois que vous allumezvotre gazinière. Or il suffit de 1 à 1,5 %de fuite pour que le recours au gaz soitaussi mauvais que le charbon en matièred’émission de gaz à effet de serre.

Donc, même s’il semble que brûler du gazsoit plus propre que brûler du charbon,c’est faux. On ne le sait que depuis cesdernières années. Je dois dire que cela m’a

surpris lorsque je l’ai découvert. Tous lestests réalisés jusqu’ici indiquent que nousavons un très gros problème.

L’exploitation du gaz et des huilesde schiste constitue une activitéimportante aux États-Unis aujourd’hui.L’Europe peut-elle être un nouveleldorado ?

Action du collectif "Les dindons" contrele forage de Hess Oil à Jouarre, 22 septembre 2013.

Vous pouvez probablement apprendrede ce qui s’est passé aux États-Unis. Au départ, les entreprises gazièresprétendaient que là où il y a du gaz deschiste, vous pouvez bâtir un puits et enextraire du gaz. Pendant quelques années,des puits de forage sont effectivementapparus là où se trouvaient des gisementsde gaz. Ce qu’on a découvert, c’est quece gaz n’est pas présent partout dansle sous-sol, mais seulement en quelquesendroits d’un potentiel gisement, ce qu’onappelle des « sweet spots », des « partiestendres ». Donc l’exploitant qui tombesur une « partie tendre » peut très biens’en sortir. Mais ceux qui ne les ont pastrouvées ne s’en sortent pas si bien.

Par ailleurs, les premières estimations del’étendue des réserves gazières ont ététrès surestimées. Au départ, il se disaitque les États-Unis pouvaient avoir dansleur sous-sol l’équivalent de cent ansde consommation de gaz. Maintenant,on ne parle plus que de vingt ans oumoins. Je ne connais pas précisément lasituation des réserves européennes. Mais

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je crois qu’il va se passer la mêmechose que pour le reste des extractionsde minerais : le produit est concentré encertains rares endroits, et il ne sera pasrentable d’exploiter le reste. Regardez ladécision que vient de prendre Shell, un desplus gros groupes pétroliers au monde :ils réduisent leur engagement financier eten main-d’œuvre aux États-Unis dans lepétrole de schiste. C’est emblématique desdifficultés rencontrées par d’autre majors(voir ici à ce sujet, ndlr).

Autre argument des défenseurs desforages de gaz et de pétrole de schiste :permettre l’indépendance énergétiquedes États-Unis. N’est-ce pas à vos yeuxun horizon qui compte ?

C’est ce que disaient les entreprises audépart. Elles le disent toujours parfois.Mais cet argument ne se justifie vraimentpas. Les puits de pétrole et de gaz deschiste s’épuisent très vite. En un an,la rentabilité peut décliner de 60 %,alors que les gisements conventionnels degaz déclinent lentement et peuvent resterproductifs 40 ans après le début du forage.

L’autre aspect, c’est que les foragesvisent les « parties tendres ». Quandelles sont épuisées, d’autres emplacementsmoins productifs doivent être forés. Celane semble pas promettre des horizonsd’indépendance énergétique aux États-Unis. Au contraire, je pense qu’ils vontrecommencer à importer du gaz d’ici lafin de la décennie. Les États-Unis nesont pas indépendants énergétiquement etne le deviendront pas grâce aux foragesde gaz et d’huile de schiste. Mêmes’ils deviennent le plus gros producteurmondial de pétrole, ils continueront à enimporter d’énormes quantités.

Quant aux emplois créés, ils ne bénéficientpas aux riverains des forages, maisprofitent à des spécialistes venus du Texasou d’Oklahoma ou d’ailleurs, qui ne

restent que tant que dure le forage, etpartent ensuite. Ils sont en général decourte durée.

Prise de vue depuis le campementd'Occupy Chevron en Pologne.

Si le bilan des gaz et huile de schisteest si mauvais, pourquoi l’exploitationse poursuit-elle aux États-Unis etpourquoi Barack Obama en fait-il unetelle promotion, notamment lors deson voyage officiel en Europe le moisdernier ?

Je pense que la position du présidentObama est fortement influencée parson nouveau secrétaire à l’énergie,Ernest Moniz, qui est favorable à lafracturation hydraulique. Par ailleurs,l’information sur la quantité des fuites deméthane dans l’atmosphère et leur impactsur le climat est relativement récente.Il faut du temps aux gouvernementspour absorber l’information et changer destratégie.

C’est aussi une question géopolitique enlien avec ce qui se passe aujourd’huien Ukraine. Je serais surpris que lesÉtats-Unis exportent de grandes quantitésde gaz. Certaines entreprises veulent enexporter, sous forme de gaz naturelliquéfié (GNL), parce que le prix du gazest plus élevé en Europe et en Asie. Maisje n’y crois pas. Nous n’avons pas àce jour de terminal d’exportation gazière.Peut-être un ou deux seront construitsun jour, mais ils coûteraient beaucoupd’argent. Le transport par mer de gazliquéfié coûte aussi très cher. Ce seraitdonc un investissement très risqué. Il n’yaura pas assez de gaz pour maintenir uneactivité d’exportation sur le long terme.

En France et en Europe on parlebeaucoup de transition énergétique. LesÉtats-Unis pourraient-ils répondre àleurs besoins d’énergie sans les gaz ethuiles de schiste ?

La clé à long terme, c’est le passage auxénergies renouvelables : éolien, solaire,hydraulique. C’est la seule solution. Leshydrocarbures faciles et bon marché ontdéjà été exploités. Il ne reste plus queles gaz et huile de schiste – mais leurproduction va décliner – et les gisementsnon conventionnels, en eau profondeet dans l’Arctique – mais ils coûtentextrêmement cher. Les renouvelablesdoivent donc très vite commencer àremplacer les fossiles.

Si vous prenez en compte les externalitésdes carburants fossiles (le coût de leursimpacts sur l’environnement, ndlr), le coûtimportant de la protection des régionscôtières, des inondations, et des autreseffets du dérèglement climatique, lesénergies renouvelables sont d’ores et déjàcompétitives. Car avec les hydrocarbures,il faut payer deux fois : une fois à l’achat,et ensuite en impôts pour rembourser lesdommages qu’ils causent.

L’opinion publique américaine est-ellefavorable ou opposée aux gaz et huilesde schiste ?

Aux États-Unis, les sondages peuvent diretout et son contraire. Sur les études lesplus crédibles, il semble qu’environ 40 %des personnes interrogées sont opposées àla fracturation hydraulique, environ 40 %y sont favorables et 20 % indécises.Il faut comprendre qu’aux États-Unis,les propriétaires fonciers sont aussi lesdétenteurs des droits miniers. Si bien queles propriétaires de terres ont tendance àêtre favorables aux forages des gaz deschiste car ils y peuvent toucher des droitset des recettes grâce à la location de leursterres. C’est différent dans la plupart desautres pays. Les voisins de forages de gazde schiste qui ne possèdent pas beaucoupde terrain ont tendance à s’inquiéter du sortdes déchets issus de ces forages. Ainsi quedu trafic routier intense des camions quivont et viennent des puits.

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Vous considérez-vous comme unlanceur d’alerte ?

Je ne m’étais pas formulé les choses ainsi.Peut-être. Sauf que je ne dis rien qui nesoit déjà bien connu dans l’industrie deshydrocarbures, ce qui ne correspond doncpas à la définition exacte de ce qu’est unlanceur d’alerte.

Comment l’industrie énergétique a-t-elle réagi à vos déclarations ?

Ils ont été étonnamment silencieux. Ilsn’ont rien répondu, en fait.

Vous semblez être passé d’une critiquedes gaz et huiles de schiste à unecritique plus générale de l’utilisationdes énergies fossiles en raison de leurseffets néfastes sur le climat.

[[lire_aussi]]

Tout à fait. Je me suis d’abord inquiétédes effets locaux des exploitations desgaz de schiste là où j’habitais. Puis aufil des ans, je me suis beaucoup moinsinquiété pour les forages car les recherchesindiquent que les réserves ne sontvraisemblablement pas si importantes. Jesuis aujourd’hui beaucoup plus inquiet deseffets des gaz et huiles de schiste surle dérèglement climatique. Peu importeoù vous forez, peu importe d’où vousémettez : les gaz rejetés vont dansl’atmosphère et créent un problème pournous tous, quel que soit votre lieu de vie.

Pensez-vous qu’il faut aujourd’huisortir du pétrole ?

Ce n’est pas si simple d’en sortir.Cela prendra du temps. Mais nousdevons commencer à emprunter cettevoie. Les coûts des renouvelables baissent.Leur viabilité augmente assez vite.Notre approvisionnement énergétique doit

changer. Nous devons remplacer lesénergies fossiles aussi vite que possiblepar les renouvelables.

Boite noireCet entretien a eu lieu par skype eten public le 2 avril dernier, au cinémal’Entrepôt à Paris.Remerciements à Lech Kowalski, OdileAllard et au cinéma l’Entrepôt pourl’organisation de cette discussion. Merciégalement à Émilie Saada pour latraduction.

L'histoire oubliée desprisonniers du FLNPAR JOSEPH CONFAVREUXLE MARDI 15 AVRIL 2014

Vidéo dans l'article

Pendant la guerre d’Algérie, le FLN afait des prisonniers afin d’internationaliserle conflit et de se poser en interlocuteurmilitaire et politique. Explications del’historienne Raphaëlle Branche.

Frère Luc, du monastère de Tibhirine, donton sait l’enlèvement et la fin tragiqueen 1996, avait déjà connu la capture.

C’était le 1er juillet 1959. Les hommesqui l’avaient enlevé le libérèrent cinqsemaines plus tard, contrairement à lagrande majorité des prisonniers du Frontde libération national algérien qui neretrouvèrent jamais leurs maisons.

Contre toute attente, alors qu’il nepossédait pas de camps où les garder, leFLN fit des prisonniers, civils et militaires,pour internationaliser le conflit grâce àl’action de la Croix-Rouge internationaleet pour montrer qu’il n’était pas une simpleguérilla, mais un acteur militairementpuissant et politiquement important.

L’histoire oubliée des prisonniers duFLN appartient au contexte plus largedes mutations des guerres après 1945,avec ses combattants invisibles et sansuniformes et, en 1949, quatre nouvellesconventions de Genève visant à protégerles combattants désarmés (conventions I,II et III) et les civils (convention IV).

Pour la France, signataire de ces accordsen 1951, l’Algérie fut le premier terraind’expérimentation.

Prisonniers du FLN, par RaphaëlleBranche. Payot. 288 pages. 21 euros.

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