Soigner l'autre. L'éthique, l'hôpital et les exclus

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SOIGNER L'AUTRE L'éthique, l'hôpital et les exclus

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DU MÊME AUTEUR

ÉTUDES Médecine et éthique. Le devoir d'humanité, Le Cerf, 1990. AIDES. Solidaires, Le Cerf, 1991. Accompagner jusqu'au bout de la vie, avec Michèle-H. Salamagne,

Le Cerf, 1992. Responsabilités humaines pour temps de sida. Les enjeux éthiques, Les empê-

cheurs de penser en rond, 1994. ENTRETIENS Des motifs d'espérer ? La procréation artificielle, « Science, morale et

droit », Le Cerf, 1986. La Force d'espérer, avec Claude Bruaire, Desclée de Brouwer, 1986. Partir. L'accompagnement des mourants, Le Cerf, 1986. Le Sida. Rumeurs et faits, Le Cerf, 1987. Racismes, L'Autre et son visage, Le Cerf, 1988. La Forza dello spirito, avec Claude Bruaire, G. Giappichelli, 1990. Accompagner la vie, avec François Paul-Cavallier, Médiapaul, 1990. La Joie austère, avec René Samuel Sirat, Le Cerf, 1990. RECUEILS ET PRÉSENTATIONS DE TEXTES Christianisme et droits de l'homme, Les Libertés, 1985. Islam et droits de l'homme, Les Libertés, 1985. Judaïsme et droits de l'homme, Les Libertés, 1985. Le Sida - problèmes politiques et sociaux, La Documentation française, 1987. Nouvelles pauvretés, nouvelles solidarités, La Documentation française, 1988. COLLECTIFS « Vie et mort : le fait moral », in Éthique médicale et droits de l'homme,

Actes-Sud/Inserm, 1988. « De la bioéthique au débat », in Le Défi bioéthique, Autrement, 1991. « Humanité et dignité », in L'Éthique, l'Homme, la Santé, La Vie mutua-

liste, 1992. « Contre la stigmatisation, la responsabilité », in L'Homme contaminé –

le tourment du sida, Autrement, 1992. « Cancer et sida : inventer l'éthique ? », in Cancer, sida et société - Pour

une approche globale de la santé, ESF, 1993. « Cancer and AIDS : Do We Need New Ethics ? », in Cancer, AIDS and Society. Integrating Science, Medicine and Health Policy, International Council For Global Health Progress, 1993.

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EMMANUEL HIRSCH

SOIGNER L'AUTRE L'éthique, l'hôpital et les exclus

belfond 12, avenue d'Italie

75013 Paris

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L'auteur tient à remercier Jean-Daniel Baltassat pour sa précieuse collaboration.

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Editions Belfond, 12, avenue d'Italie, 75013 Paris. Et, pour le Canada, à Edipresse Inc., 945, avenue Beaumont Montréal, Québec, H3N 1W3. ISBN 2.7144.3548.3 © Belfond 1997

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A celles et ceux qui consacrent leur vie à soigner l'autre. C'est dans notre rencontre au jour le jour à l'Espace éthique de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris que s'éla- bore très concrètement un projet commun : pour une éthique du soin.

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« Le soin est l'appel à l'engagement d'humanité. » Bruno CADORÉ

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INTRODUCTION

Le temps du discernement

Il n'est pas simple de se découvrir contemporain d'un mouvement qui, sous les déferlantes des connaissances, se révèle être une instrumentalisation sournoise de cette huma- nité de l'homme qui fait de nous des êtres vivants d'une essence toute particulière.

La sagesse populaire, teintée d'amertume et de nostalgie, dit qu'on ne résiste pas au progrès. Quand le progrès se fait mythique et la science religieuse, la résistance devient contre-nature... Donc, loin de moi l'idée de mener une escarmouche si bien dévaluée d'avance et qui le plus sou- vent se joue comme aux gendarmes et aux voleurs. Les bons d'un côté, ceux-là qui savent léviter au-dessus de toute contingence, héros de la volonté et de la performance d'un demain techno-scientiste, et les nuls de l'autre, petits mous- quetaires de la prudence, de la réserve, de la restriction, de toutes ces mauvaises pensées qui empêchent de fuir en rond notre devoir collectif de responsabilité. La raison de ce livre réside tout entière dans ma certi- tude qu'il est grand temps d'ouvrir mieux, plus franche- ment et plus démocratiquement, le débat sur cette opposi- tion réelle et vécue entre un progrès scientifique et médical, dont nul ne peut contester les apports et les soulagements, et la difficulté à en percevoir la finalité humaine. Autrement dit,

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lorsqu'il s'agit de soigner l'homme, de prendre en compte sa douleur, ses fragilités et ses désespérances, en quoi les sciences du vivant nous sont-elles un soutien ? Jusqu'où et comment ? Que peut le pouvoir des techno-sciences dans l'abandon et la solitude de la misère, dans la vieillesse, l'enfermement du handicap et la perspective de la mort ? A quoi nous oblige-t-il ? Est-il porteur d'un sens, d'une repré- sentation idéale de l'homme qui puisse nous permettre ensemble de partager le monde tel qu'il est et que nous le vivons... ou le consommons ?

Ma démarche philosophique n'a jamais été très sou- cieuse des enjeux universitaires. En fait, on m'a souvent reproché d'être bien peu philosophe, du moins comme on l'entend dans la tradition : concepteur de concepts. C'est sans doute vrai, car c'est une tout autre philosophie qui m'intéresse et me mobilise.

Dans un contexte où les prouesses biomédicales exci- taient déjà les passions des penseurs d'autorité, je suis allé apprendre à quoi ressemblaient la réalité, l'homme et le soin confrontés aux désastres des maladies chroniques J'y ai acquis, dans un long et constant compagnonnage avec les soignants, médecins et administratifs, la conviction que le service public hospitalier est tout autant un lieu de pro- fonde humanité qu'un remarquable laboratoire d'innova- tions sociales et politiques. Tandis que s'épuisent ailleurs les querelles d'une bioéthique systématiquement mise en pièces par une recherche scientifique qu'animent des principes et des finalités strictement industrielles et commerciales, là, nul ne peut se soustraire aux obligations récurrentes d'une citoyenneté responsable.

Aujourd'hui, en assumant la responsabilité de l'Espace éthique au sein de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, j'éprouve la richesse infinie de cette confrontation aux réa- lités immédiates des pratiques de soins. Par souci d'indépen- dance, j'ai pu également construire et défendre, au sein d'équipes particulièrement motivées, des lieux de débats

1. Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d' humanité, Paris, Le Cerf, 1990.

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médiatiques, à France Culture évidemment, mais également à France 3 avec le magazine « Sidamag » devenu depuis février 1997 « Vivre avec », qui, outre le sida, s'ouvre aux réalités quotidiennes des maladies chroniques. Je dois enfin beaucoup à l'expérience très exceptionnelle que représente la vie associative dans le contexte sociopolitique actuel. Mes fonctions notamment au sein de l'association Arcat-Sida ont pour beaucoup favorisé ma perception de réalités délicates souvent inédites. La valeur humaine de nos implications au plus près de la réalité est garante de la qualité des réponses innovantes que nous concevons au service de la cité.

Les missions du soin

D'expérience, j'ignore tout de l'engagement purement idéologique. La pratique, avec ses évidences et ses enseigne- ments, nourrit sans répit mon désir d'agir. Auprès des per- sonnes qui s'engagent sans retenue dans l'accompagne- ment de situations humaines les plus déroutantes, les plus extrêmes, j'apprends chaque jour davantage ce que signifie une implication pour la vie. La nudité et le désarroi y sont pain quotidien. Comment maintenir des principes et des condi- tions d'humanité quand tout semble indiquer qu'il n'y a plus rien à faire ? Comment éviter la routine et la simplification qui nous font franchir, subrepticement, le seuil de l'inhuma- nité ? Lorsqu'il ne s'agit plus de guérir ou même de sauver, comment exprimer notre souci de l'autre ?

Les plus humbles des soignants pourraient souvent éprou- ver eux-mêmes le rejet de leur mission dans un contexte qui reste parfois si peu valorisant. Ils continuent pourtant à considérer comme de leur devoir l'expression d'une résis- tance éthique accomplie dans une solitude sociale qui devrait plus fortement nous interroger.

Nos débats de société sont désormais riches de questions portant sur les pratiques médicales. Mais, bien souvent, l'opi- nion approximative, l'idéologie de circonstance en falsifient

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la pertinence. C'est ainsi que s'accroissent des zones d'ombres où l'état de fait entame nos principes, bouleverse nos valeurs et nos références. Qu'en est-il aujourd'hui des distinctions savantes introduites entre l'homme, sa vie et le vivant ? A quel projet de l'homme et de la personne humaine nous soumettent effectivement certaines expéri- mentations apparemment audacieuses ? Quelles sont nos pratiques du respect et de la dignité ?

Nous manquons d'un espace de débat qui, sur des sujets engageant aussi lourdement nos devenirs, donne voix à la responsabilité sociale commune, c'est-à-dire à tout un cha- cun sans exclusive du savoir. Bien sûr, la science de l'homme est complexe et par conséquent la diffusion de son savoir l'est aussi. Mais il n'est réclamé à personne une éru- dition biogénétique. L'humanité de l'homme, son expres- sion, sa tension et jusqu'à son abdication tissent une culture, la visibilité d'un sens à l'existence dont nous sommes tous les ouvriers. Et peut-être même ceux qui en voient les franges extrêmes s'effilocher sous leurs vies en sont-ils les plus experts...

A l'inverse, que resterait-il de nos liens sociaux, de notre fondement démocratique, si notre destinée commune était réellement réduite au pouvoir du savoir ?

Je n'éprouve ni mépris ni mésestime pour l'homme de science et de recherche. Il accomplit sa tâche : comprendre et savoir, expérimenter et proposer. La question qui nous est posée est de savoir si cette quête doit – et peut ! – se revê- tir d'une exigence quasi métaphysique : préserver l'homme de ce qui l'humanise trop, à savoir la souffrance et la mort. Est-ce cela la mission véritable dont nous voulons l'investir ? Et, en ce cas, sommes-nous prêts à en payer, solidairement, le prix ?

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Une commune conscience

Le souci de l'autre, parce qu'il est humain et qu'il est mon « proche social », n'est pas une offrande de bons sentiments, de compassion et de fausses générosités. C'est notre exposi- tion au temps de l'histoire et à notre devenir. C'est notre soli- tude et notre précarité. C'est notre refus de la fatalité parce que l'accomplissement possible de notre responsabilité.

Il nous est urgent d'admettre, après toutes les débâcles totalitaires d'un siècle pénible pour l'humanité, que nous ne pourrons être digne demain qu'ensemble et dans la recréation perpétuelle de cette dignité. J'aimerais, avec ces quelques pages, raviver les lignes de

force d'une éthique des soins et des pratiques médicales qui a beaucoup à nous apprendre et à nous questionner, dès lors que l'on veut assumer une citoyenneté active. La lucidité et le discernement sont qualités accessibles à tous. Ils s'impo- sent comme pédagogie et stratégie dans une société qui a pour projet de se maintenir équitable autant que juste et de refuser l'abandon des plus affaiblis dans un avenir déjà dis- tendu par les complexités que nous lui apportons. N'est-ce pas l'objectif volontaire de nos démocraties ?

En ayant à l'esprit que le fanatisme scientifique et la néga- tion des fragilités ouvrent déjà un conflit moral qui se limi- tera de moins en moins aux controverses verbales. Les meurtres commis aux États-Unis par les membres de la lutte contre l'avortement de même que, en Europe, l'éruption de rigidités « moralistes » délétères et prêtes à tout sonnent comme autant de sinistres avertissements.

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Première partie LA MAIN TENDUE

« Éthique : science de la morale ; art de diriger les conduites humaines. »

Dictionnaire Le Petit Robert

« Dans le malheur, nous approchons de cette limite où, privés du pouvoir de dire "je", privés aussi du monde, nous ne serions plus que cet autre que nous ne sommes pas. »

Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969

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1 NE PARTEZ PAS !

PREMIER INSTANTANÉ : La fin des fins...

Hôpital Paul-Brousse (Villejuif), dans le service des longs et moyens séjours, dirigé par le Dr Renée Sebag-Lanoë.

Les patients – on dit volontiers des « pensionnaires » – sont tous très âgés. Ici, la solitude, la dégradation physique et la mort appartiennent aux réalités ordinaires. Une nour- riture d'angoisse que ces femmes et ces hommes effleurent chaque jour de leurs mains tremblantes, de leurs regards et de leurs pensées. Dans une lassitude que seule l'attention et le respect des soignants parviennent quelquefois à apaiser. Ils sont à la fin des fins.

Parmi eux, entre eux, une question, la terrible question revient, obsédante comme un reproche : pourquoi est-on là ? Pourquoi n'est-on pas « parmi les autres » ? Pourquoi la marée retirée de toute une existence nous abandonne-t-elle ici, dans un hôpital et non dans un « chez-soi », dans les traces chaudes de notre existence ?

Pourquoi l'abandon ? Pourtant, ici, dans cet hôpital-ci, avec peu de moyens,

l'équipe soignante parvient à éviter la banalisation de l'ultime étape de ces vies. Chacun cherche à compenser ce qui manque, ce que l'extérieur ne veut ou ne peut plus don- ner : la dignité d'être vieux.

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Les chambres portent souvent les traces intimes de leurs occupants. Ce sont des pièces à vivre, parsemées d'images et d'objets lourds de souvenirs et d'affection. Néanmoins, l'amertume affleure dans les conversations. Un souci occupe toutes les pensées : être digne, être humain. Jusqu'au bout.

Accueillant le médecin qui fait sa visite quotidienne, une femme s'exclame : – Oh ! je voudrais bien changer. Mais c'est comme ça et

pas autrement ! – Désirez-vous quelque chose en particulier ? La femme secoue la tête. – Non... Mais qu'est-ce que je fais là à souffrir ? Je me le demande... Dans le couloir, très fréquenté et qui tient un peu d'une

place de village, une autre femme se lamente : – J'ai perdu la tête. Je ne sais même plus ce que je fais ni

ce que je dis... Que le bon Dieu me prenne le plus vite pos- sible, voilà tout ce que je demande !

Une autre, assise dans un fauteuil, comme en écho hoche son mince visage flétri :

– Oui, c'est la fin des fins ! On n'a plus le goût de rien à vivre comme ça... Parce qu'on est trop fatigués. Et en plus, il n'y a que des coups durs à nos âges... Mais quoi ? On tue le temps comme on peut.

Elle laisse passer un silence et ajoute : – Que voulez-vous, vivre la vie comme ça... On va peut-

être commencer... commencer quoi ? A ne rien faire du tout, hein ! Avec ma voisine, on se dispute. Mais on s'entend bien quand même. C'est qu'il faut tenir le choc. Quatre- vingt-dix ans, il faut tenir !... Sauf que je n'ai plus la force. Je ne peux même plus tenir une bouteille. Vous savez, tous les soirs je demande à partir. J'ai assez souffert dans ma vie... C'est pas qu'ici tout le monde soit pas charmant, au contraire. Mais il faut dire que je ne suis pas exigeante non plus ! La plus grande misère, c'est d'être tout le temps malade. Et la solitude. Pour me remonter, je me dis qu'il y en a qui vivent encore pire et qu'ils sont plus seuls que moi.

Un homme approuve : – Moi, je ne sais même pas si ma famille est encore

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vivante ! Tout ce qui me reste comme famille, c'est le per- sonnel d'ici. Une femme est morte dans la matinée. Les échanges res-

sassent cette mort attendue, espérée et redoutée : – Elle est morte comme ça, dit une voisine de chambre

de celle qui est « partie ». Ce matin elle était encore en vie, puisqu'elle bougeait. Elle a même mangé. Puis ça y est, elle est morte.

– C'est le mieux, quand on a cet âge-là. Elle passait son temps à dessiner. Il y en a partout dans l'étage, de ses des- sins. Tout le monde l'aimait bien.

– Oui, mais quand même. Ici, c'est l'antichambre de la mort ou de la folie. C'est ça et rien d'autre.

– Je suis une vieille cloche, voilà ! s'exclame une femme. Avant, ça allait un peu. Maintenant, plus du tout. J'habitais Gentilly. Maintenant, j'habite plus nulle part...

– Dans mon temps, ce n'était pas comme aujourd'hui, reprend la vieille dame dans son fauteuil. On avait des habi- tudes qui valaient mieux que celles d'aujourd'hui ! Dans le moderne, je pourrais rien faire !

– Je pense à la mort. Je serais contente qu'elle vienne ! Comme notre petite mère qui est partie ce matin. Si seule- ment !... On se dit que ça va arriver... Mais c'est long. Faut croire qu'on n'est pas attirantes. On n'est pas des louis d'or, hein !

– Moi, il faut que j'en finisse avec la vie. J'ai décidé de faire une grève de la faim ! Mais je voudrais bien mourir dehors. Ah ! que je serais bien ! Quand donc je serai morte ?... Je me demande pourquoi on m'a mise là. Parce que je suis vieille et malade ? Mes petits-enfants, ils auraient jamais dû me mettre là. Je ne me plais pas ici. Ici, ils font ce qu'ils peuvent mais quand même. On ne sent que le vieux et le passé. Mais je ne sais pas où je pourrais aller ailleurs. Je suis une vieille dont personne ne veut. Pourquoi est-on de force dans ces maisons ?

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DEUXIÈME INSTANTANÉ : Un monde qui diminue

Patrick est un jeune homme d'à peine trente ans ; Chris- tine a vingt-trois ans. Atteints de sclérose en plaques, leur handicap est lourd et le mal s'aggrave par crises doulou- reuses. Naguère, ils étaient valides, puis soudain, leur hori- zon ne fut plus qu'une maladie détruisant, un à un, les pos- sibles de leur existence.

Patrick et Christine, comme tant d'autres, ne peuvent inventer et entretenir l'espoir ou le projet d'une guérison. Seul celui d'une certaine « qualité » de l'existence reste à leur portée : acquérir une place parmi les autres. Se faire une place dans le regard de cette foule de bien-portants, et peut- être même dans leur cœur. En tout cas, continuer d'exister comme un être humain à part entière, responsable de ses choix, assumant sa souffrance comme sa vie. Quelle qu'elle soit. Luttant contre la maladie avec sa propre volonté... Ou cessant de lutter par sa propre volonté.

Mais il faut d'abord se dresser contre un quotidien qui peut-être, pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises rai- sons, crée un enfermement plus grand encore que celui du corps handicapé. Il leur faut échapper à un monde qui se rétracte comme un muscle paralysé et qui n'est alors qu'un lent prélude à la mort annoncée. Et il faut que « les autres » accordent de l'humanité aux corps impotents. Qu'eux aussi, ils n'abandonnent pas.

Patrick dit : – Je ne suis pas grand-chose... Le dire, c'est déjà ouvrir

un peu mon cœur. A cause de la maladie, mes facultés diminuent. Je ne sais pas où je vais me retrouver. Si je cherche à savoir qui je suis, je dois bien me comparer aux autres. Alors, je regarde autour de moi, et là, la comparai- son n'est pas en ma faveur !

– Les gens ne nous accordent souvent que de la pitié, dit Christine. C'est ce que je ressens. Pourtant, je suis une fille qui aime la vie ! J'aurais tellement aimé avoir une existence normale. Mais à quinze ans, un jour où je devais

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partir avec ma mère en vacances en Allemagne, juste avant le départ, comme ça, d'un coup, j'ai été paralysée des yeux. Après deux mois passés à l'hôpital de la Pitié- Salpêtrière, j'ai appris que j'avais une sclérose en plaques. Je pouvais encore très bien marcher. Mais ensuite, cela n'a plus été possible. Puis il y a eu les mains. Maintenant, je suis immobile, là.

– Dès le début de ma maladie, tout a été dur, dit Patrick. Ça a commencé quand j'avais vingt ans. Mes copains vivaient leurs vies normales et moi tout d'un coup... A vingt ans, c'est très dur. J'ai été abandonné. Et puis aussi, de moi-même, j'ai laissé tomber des relations. Je me suis enfermé dans la ferme de mes parents, dans les Ardennes... Dans un premier temps, j'ai étudié, je me suis intéressé à l'électronique. Jusqu'au moment où j'ai compris que tout était fini. Devenir handicapé, c'est ça. Tu te sens progressivement coupé des autres. Même avec tes proches. Une muraille se dresse autour de toi. Les gens n'arrivent plus à te comprendre. Et plus grand-chose n'a de valeur, la vie se vide.

– Au début, je voulais me suicider. Je me disais qu'une vie comme ça, ce n'était pas pour moi... Je me sentais mise à l'écart des gens normaux. J'ai perdu tous mes copains, mes copines. J'étais tellement révoltée par cette maladie !

– Un valide vit sa vie, il est libre, il a des projets, des envies et il essaie de les atteindre. Moi, tout ce que je peux faire, c'est me demander si je vais arriver jusqu'à cette porte sans tomber, si je vais être capable d'attraper ce verre sans le renverser ! On se raccourcit de tous les côtés. Voilà ce qui se passe. On se recroqueville. Tout est trop grand pour nous. Notre espace, ce n'est plus qu'une peau de chagrin, un petit espace rabougri et démoralisant. Vrai- ment démoralisant !

– Pourtant, on est bien obligé d'accepter... Mais c'est tellement pénible. En deux ans la maladie a tellement évo- lué ! C'est vraiment une maladie pourrie. Il y a des atta- ques du mal qui sont parfois si violentes !

– La difficulté, ce qui se rajoute à tout, c'est la solitude.

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Ce qu'on apprend, c'est que plus la souffrance est grande, plus on est seul. Totalement seul. J'ai eu envie de me sui- cider. J'ai bricolé un revolver d'alarme... Et puis tout se fait et se défait drôlement. Quelque chose de l'extérieur va nous aider et on ne le sait pas. Un jour, j'ai reçu le petit journal d'un mouvement politique. Il y avait dedans des analyses sur la culture, la politique, la religion... Tout ce qui est spirituel a toujours eu une grande importance pour moi. Et voilà que ce journal tout simple a fait l'effet d'un flash. Je me suis intéressé à ce que je lisais. Peut-être que, sans la maladie, je ne lui aurais pas accordé un regard, mais là il y avait des questions et des problèmes qui ne concernaient pas que les autres mais moi aussi. La vie en général. Celle de tout le monde. Et j'ai refait surface par ce biais-là. J'étais trop vidé, trop abattu pour prendre l'initia- tive, il fallait que quelque chose de l'extérieur me secoue.

– Je n'ai pas beaucoup de gens autour de moi. Même ma sœur ne vient plus me voir. Je n'ai plus que ma mère... Pour moi, ce n'est pas une mère, c'est vraiment une copine. La maladie nous enferme, c'est vrai. La mala- die, puis la solitude qui l'accompagne. La solitude, la mise à l'écart, c'est plus intense que la souffrance. Le plus dur, en fait, c'est d'être dans un foyer où il n'y a que des han- dicapés et des malades. On ne peut plus communiquer avec ceux qui mènent une vie normale. Si on laisse faire, on ne sait même plus à quoi ressemble le monde exté- rieur. Pourtant, on est là. On pense, on parle. On a même tout le temps de réfléchir !

– Curieusement, le fait d'être handicapé m'a permis d'avoir une qualité de relation beaucoup plus forte avec quelques personnes, plus élevée que lorsque j'étais valide. On va nécessairement plus loin, plus au fond des ques- tions qui importent. Mais c'est aussi parce que j'ai eu la chance d'avoir mon handicap à l'âge adulte. J'ai des sou- venirs très vifs de la vie d'avant. Les plus jeunes sont soit surprotégés, soit abandonnés par leur famille. Comment peuvent-ils savoir ce qu'est le bonheur ? Ceux qui demeu- rent à vie en réclusion dans un centre spécialisé, sans jamais avoir de contact avec la réalité de l'existence, à

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quoi peuvent-ils se référer ? Ils n'ont aucune idée de la vie normale, même limitée. Il faut un peu d'autonomie...

« En plus, tout est si compliqué quand on devient han- dicapé. Il faut penser aux détails les plus infimes dès que l'on veut entreprendre quelque chose. Être plus qu'atten- tif. Sinon le corps se venge. Alors, on peut devenir une charge terrible pour les autres. J'ai ressenti une grande res- ponsabilité, peut-être même une culpabilité envers mes parents qui souffrent de me voir vivre ainsi. L'important, c'est de se prouver qu'on vaut toujours quelque chose. Qu'on appartient toujours au monde ! – Je pense parfois à la mort. Surtout la nuit, quand je ne peux pas dormir. A ce moment-là, je pense à des tas de trucs bêtes. Je pense à mon père qui est mort très jeune. Il avait seulement trente-neuf ans ! A mes amis de ce foyer qui sont morts eux aussi. Fahrid avait dix-neuf ans. Sa maladie est allée très vite. Il vivait dans l'angoisse, vingt- quatre heures sur vingt-quatre. C'était terrible. Très cho- quant que la maladie le détruise ainsi. J'ai vécu ça très mal. Je pleurais pour lui. Ça m'a énormément bouleversée. J'ai encore du mal à l'accepter. – Avant, je n'ai jamais pensé que la maladie pouvait avoir un sens. Aujourd'hui, je suis convaincu que cette épreuve a une signification. C'est une conséquence, pas une injustice. C'est permis par Dieu et je crois que moi aussi j'ai ma petite pierre à apporter au monde. On est tous solidaires et, pour moi, ce que je peux offrir aux autres passe par la souffrance. Pourtant, j'ai horreur de la souffrance. Mais tout se trouve dans l'acceptation. Avoir une attitude positive face à la douleur, cela vous ensei- gne certaines valeurs. Des valeurs que l'on peut offrir soi- même, à son tour, quand on est réduit à ce point à la trame des choses. C'est à nous, lorsque c'est encore pos- sible, qu'il appartient d'aller à la rencontre des autres. En tant que catholique, je crois que j'ai ma petite pierre à apporter au monde. Au monde de ceux qui sont encore plus handicapés que moi. « Mais le temps travaille contre moi, je le sais. Il y a eu une période où je pensais à la mort tous les jours. Tout

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La médecine, l'hôpital donnent parfois aujourd'hui l'impression d'être devenus de grandes machines de plus en plus « efficaces », lancées dans une course folle au progrès scientifique, mais où l'on a perdu de vue la dimension du soin, du souci de l'autre.

Face à l'immense fragilisation que provoquent les maladies chroniques ou invalidantes, ou encore la grande vieillesse, le monde médical semble souvent se consacrer à la recherche de pointe plutôt que d'assurer une présence, de s'inquiéter avant tout de la personne, ce dont bien des soignants ont conscience.

Comment remettre l'humain au centre des préoccupations de la médecine et du soin, alors que l'on est écartelé entre des contraintes budgétaires toujours plus fortes et l'explosion des technologies révolutionnaires ? Comment les concilier avec la présence massive de vieillards isolés, ou d'exclus de notre société ?

Emmanuel Hirsch pose lucidement ces questions, et propose des éléments pour y répondre. Mais il le fait à sa manière, pragmatique, en partant de son expérience de terrain au sein des hôpitaux. Il fonde sa réflexion sur le concret, sur ce qu'il a vu et entendu ; il s'inspire de nombreux témoignages qui font de ce livre, plus qu'un essai, un formidable document sur l'hôpital, la recherche, mais aussi sur la maladie, la vieillesse, la mort, et la manière dont elles sont prises en charge par notre société.

Emmanuel Hirsch est producteur à France Culture, rédacteur en chef du magazine « Vivre avec » sur France 3, et président de l' association Arcat-sida. Il dirige, au sein de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris, « l'Espace éthique ».

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