Skitalets - Le Decorateur

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Stepan Skitalets (Скиталец Степан Гаврилович) 1869 – 1941 LE DÉCORATEUR (Любовь декоратора) 1902 Traduction de S. N. Yelenkowska et Félicien Fagus parue dans la Revue blanche, vol. 29, 1902. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

Transcript of Skitalets - Le Decorateur

Le Dcorateur

Stepan Skitalets( )

1869 1941

LE DCORATEUR( )

1902

Traduction de S. N. Yelenkowska et Flicien Fagus parue dans la Revue blanche, vol. 29, 1902.Le dcorateur Kostovski se mit boire au moment juste o il ne fallait pas. On montait une ferie: le succs dpendait absolument de la splendeur du dcor. Les affiches les plus persuasives par toute la ville avaient t placardes; la premire reprsentation tait imminente, on achevait les derniers prparatifs, et le personnel entier, chacun selon son emploi, sy adonnait avec fivre. Les plus importants dcors taient sur le chantier, quand voil que tout coup clata la catastrophe que le rgisseur redoutait par-dessus tout: Kostovski abominablement ivre.

Ces accs divrognerie tombaient toujours au moment prcis o lon tait dans le plus pressant besoin de ses services. On et dit quun dmon le guettait et le poussait alors irrsistiblement vers le liquide dfendu. Dans cet tat, Kostovski subissait comme une crise de malice, de perversit, une dmangeaison de tout contrarier, mme en se causant du tort lui-mme: il ne se possdait plus, il appartenait au dmon.

Les sensations les plus violentes devenaient alors une ncessit pour cette nature imptueuse et gnialement dsordonne, et il les trouvait dans un surcrot de griserie. Ces jours-l taient remplis pour lui de rencontres invraisemblables et daventures qui narrivaient qu lui.

En revanche, une fois dgris il se remettait au travail avec frnsie: tout brlait et craquait autour de lui, et lui-mme flambait sous linspiration.

Aussi, on ne le chassait pas, car ctait de plus un dcorateur admirable, incomparable dans sa spcialit.

Il compromettait la bonne rputation de la troupe par les scandales quil soulevait, aussi bien que par sa mise nglige, malpropre mme, et un extrieur bassement plbien; mais de ses brosses sortaient des dcorations tellement belles et dune si tonnante valeur artistique, que le public le rclamait pour lapplaudir, et que tous les comptes rendus des journaux le citaient ni plus ni moins que les auteurs et les autres interprtes. Mais tous les gens du thtre le tenaient lcart, personne ne se souciait de lier connaissance avec lui; les choristes buvaient aussi, mais eux se considraient comme des personnages trs suprieurs cet ouvrier-dcorateur, dont ils vitaient avec soin la compagnie. Quant aux danseuses du corps de ballet, elles le traitaient comme un tre sans sexe, et mme le fuyaient avec rpugnance. De son ct, il ne sintressait pas elles.

Une pourtant lui plaisait, Julie, une toute jeune ballerine; encore ne laimait-il quen artiste, quand il la considrait voltigeant sur la scne, illumine par les rayons lectriques du rflecteur, quil manuvrait. Certaines inclinaisons de la jolie petite tte, certaines attitudes lenchantaient, et il ajoutait des aliments son plaisir en la faisant ressortir au milieu des autres danseuses, par le jet de quelque rayon plus clatant. Hors de la scne, il ne lui parlait point, et elle de son ct affectait de ne pas le remarquer.

Vivant dans une trange solitude, sans amours et sans amis, rouage indispensable, mais qui personne ne sintressait, il prouvait le sentiment dune vague et latente insulte, et chaque fois que ce sentiment saccumulait au-del dune certaine limite, il se rejetait la boisson. Et cest ce qui venait de se produire ce moment prcis o il tait au plus haut degr indispensable.

Aprs la rptition, le gros rgisseur demeur sur la scne entretint de sa peine le charg daffaires de la troupe, un lgant brun, au type smite.

La large et grasse face du rgisseur exprimait la proccupation, linquitude et une colre peine contenue.

Non, mais dites-moi, rptait-il avec presque des larmes dans la voix, cependant que la tempte samassait dans son cur quallons-nous faire maintenant? Quallons-nous faire maintenant?

Et, croisant ses vastes mains sur son ventre norme, il dvisageait furieusement son interlocuteur.

Quelle brute, ce Kostovski! rpondit le charg daffaires; la dernire fois que cela lui prit, nous tions en mer, ctait pendant notre voyage... (et ce nest pas fini, cela lui est bien gal!) Donc, savez-vous que, pendant la traverse, voil quil tombe la mer? Ctait amusant! Je dormais. Tout dun coup un vacarme me rveille. Nous tions en panne, prs dYalta, cause dune tempte. On crie: Un homme vient de tomber la mer! Je sautai bas du lit. Qui? Kostovski! Comment, Kostovski! Jattendais tout autre nom: aussi me suis-je immdiatement recouch, car Kostovski nest pas un homme, cest un cochon.

Comment tait-il tomb? tait-il ivre?

Mais naturellement! Il stait endormi sur le pont, et on ne pensait plus lui; voil que le bateau penche et la mer enlve mon Kostovski!

Ho-ho-ho-ho! sclata le rgisseur.

H-h-h-h! fit chorus le charg daffaires. Mais le plus merveilleux, cest que la mer na pas voulu de lui: leau navait pas eu le temps de le dgriser, quil se retrouvait sur le pont. Un phnomne absolument incroyable: la mer elle-mme rejetait un pareil dtritus!

Le rgisseur partit dun nouvel clat de rire, qui de nouveau secoua lnormit de son ventre..

Et o est-il, maintenant? A-t-on pu mettre la main sur lui? demanda-t-il quelque peu radouci par le rcit de laccident arriv Kostovski.

Il est ici, il cuve son eau-de-vie. Aprs lavoir cherch partout, on la enfin repch dans un bouge, aux prises avec des ouvriers, et transport ici comme un colis. Il a un il poch.

Faites-le venir, ce pochard!

Le jeune homme traversa rapidement la scne et disparut derrire les coulisses. Du fond de leur solitude muette, on entendit sa voix qui appelait:

Kostovski! Kostovski!

Presque aussitt il rejoignit le rgisseur, clignant des yeux comme pour dire: voil la comdie qui va commencer.

Il vient tout de suite. Il a honte, il nose plus se montrer.

Des pas lents sapprochrent, et sur la scne apparut lhomme dont la mer navait pas voulu.

Ctait un gaillard de taille moyenne, solidement bti, muscl, quelque peu vot: Kostovski portait une blouse bleue, entirement illustre dclaboussures de couleur et de taches dhuile, et quune large ceinture de cuir serrait la taille; son pantalon crasseux disparaissait dans de hautes bottes. En somme, il donnait limpression dun ouvrier quelconque. En revanche, de ses mains longues comme celles dun gorille et nerveuses, de sa face assez laide et vulgaire mais pleine de caractre avec ses pommettes prominentes et ses longues moustaches rousses pendantes, lide dune force terrible mais contenue manait. Sous ses gros sourcils froncs, ses yeux bleus projetaient un regard la fois taciturne et doux. Une autre particularit de cette physionomie tait son expression de fougue et dnergie extraordinaire: sous lil gauche un norme bleu, tmoignage de quelque coup rudement appliqu, stalait. Au-dessus du front, une tignasse de cheveux raides se hrissait, et de la personne entire de Kostovski se dgageait la notion dune nature fruste, tumultueuse, ingouvernable.Il salua timidement et en mme temps avec fiert, sans donner la main personne.

Que faites-vous, Kostovski, hein? lui demanda le rgisseur; la reprsentation est pour demain et nous voil forcs de la remettre. Pourquoi me causez-vous du tort, dites? Est-ce honnte de votre part? Pourquoi vous grisez-vous? Et cette dcoration que vous portez sous lil, en tes-vous fier?

Kostovski recula, plongea ses cinq doigts dans la toison de ses cheveux, puis, comme prenant feu, avec un lan passionn:

Marc Loukitch! sexclama-t-il dune voix rauque mais pntrante, jai bu! Mais cest fini. Je ferai tout ce quil faut! Cest samedi aujourdhui donc pas de reprsentation; je ne bouge pas dici jusqu demain. Je travaillerai la nuit entire! Je... je... Ah, mon Dieu!

Kostovski brandit ses deux mains en lair et sembla envahi soudain dune nergie sauvage. Il aspirait au travail comme une expiation.

Saisissez-vous ce quil faut faire? Il sagit dtablir une dcoration de la grandeur de la scne. Et quelque chose de tout fait beau! Comprenez-vous? Tout fait beau!

Je le ferai! Je le ferai! scria Kostovski, sanimant mesure et enfouissant dans sa crinire ses dix doigts, cette fois. Soubliant, il commena darpenter la scne, puis, revenant sarrter devant le rgisseur:

Redites-moi le motif de la dcoration, quoi doit-elle servir? demanda-t-il, redevenu plus calme.

Voil: Cest, nest-ce pas, pour le deuxime acte: Les deux hommes se sont gars dans un steppe pendant la nuit. Lendroit doit tre absolument dsert et sauvage... Ils sont pris de peur... Des choses terrifiantes doivent saccomplir ici... Il faut donc que vous reprsentiez ce steppe avec tous les accessoires, les lointains, la brume, les nuages, dans un sentiment tel que davance le public frissonne deffroi...

Suffit, interrompit Kostovski, je peindrai le steppe! Je travaillerai de nuit, sur la scne mme, la clart des lampes. Tout est bien prpar?

Eh oui, travaillez seulement! fit le charg daffaires.

Kostovski sentait dj le tourmenter son gnie de dcorateur. Il se dtourna de ses chefs, il ne les voyait plus, ne les entendait plus, il les oubliait. Il se planta au milieu de la scne et appela dune voix puissante de commandement:

H! Paul! H, Jean, arrive! Vite! Mais dpchez-vous, enfants du diable, Kostovski travaille!

Paul, louvrier attach au thtre, et Jean son aide, un passionn pour la scne, saffairrent, talant une vaste toile, apportant les brosses et les pots de couleurs.

Eh bien, dit le charg daffaires au rgisseur, Dieu merci, il se ressaisit: on naura pas contremander la reprsentation! Partons dner, il ne faut pas le dranger maintenant.

Ils sen allrent.

La scne resta claire toute la nuit. Le thtre vide tait silencieux comme un spulcre. On nentendait que les pas de Kostovski, lequel, arm de ses longues brosses, sloignait ou se rapprochait de la toile. Tout autour de lui, des seaux et des pots de couleur.

Le travail avanait. Kostovski, lil meurtri, le visage tout macul de couleur, les cheveux et les poils des moustaches hrisss, surmontait avec ses pinceaux une uvre de Titan. Ses yeux luisaient, sa figure flambait sous linspiration.

Il crait.

A onze heures du matin la troupe entire, runie pour la dernire rptition, sattroupait devant luvre. Artistes, choristes, ballerines, contemplaient lnorme dcoration, tantt la scne, tantt du parterre, et exprimaient haute voix leur admiration. Au fond de la scne, dont il occupait toute la largeur, stalait le gigantesque tableau, reprsentant un steppe.

Au premier plan, un emmlement de hautes et paisses herbes, bardanes et gypsophiles. Plus loin, un tombeau dlaiss, tout couvert de mousses et de gramines, et plus loin encore, le steppe, morne, lugubre, sinistre, rien quune tendue infinie, menaante et fantastique, une steppe des temps lgendaires et hroques, o aucune route ntait trace, quaucun tre vivant ne foula jamais. Il semblait tout instant quallait surgir Ilia Mourowitz criant haute voix:

Se trouve-t-il quelquun dans ces plaines?

Mais le steppe sombre garde le silence, un silence terrifiant, et sur lhorizon se dcoupent des tumulus funraires, et au-dessus, les nuages daspect fantmal et malfique. Et ces nuages et ces spulcres semblaient se multiplier sans fin; tout ce paysage dgageait une impression de fatalit funbre. Il oppressait le cur; il semblait que quelque chose dpouvantable devait ncessairement sy fomenter, et la multitude de ces tertres et le couvercle de nuages prenaient une signification symbolique, ils apparaissaient vivants, de quelque vie tragiquement surnaturelle.

De prs, on ne distinguait quune mle de taches de toutes couleurs sabres de zig-zags convulsifs, comme sous la frnsie de quelque balai ivre.

Mais plus on sloignait, et plus despotiquement simposait lobsession de limmense steppe que le gnie crateur faisait vivre. Plus on regardait, plus on subissait ce sentiment doppression dominatrice.

Tous comblrent dloges louvrier.

Oh, ce Kostovski! criait-on. Bravo! Quel talent! Quelle sorcellerie!

Eh bien, quoi! rpondait-il navement, nous ne sommes que des ouvriers: sil faut travailler, nous travaillons; si lon peut samuser, nous nous amusons! nous sommes comme a!

Tous le plaisantrent, mais pourtant ils parlrent de lui toute la journe, car, en vrit, jamais encore, il ne stait distingu ce point.

Pour lui, il se remit son labeur avec un entrain qui ne faisait que grandir.

Pendant la rptition il peignit le temple indien, pestant contre ses aides, et dans le feu de linspiration il accommoda vertement le rgisseur lui-mme qui voulait lui faire une observation. Bref il se conduisait selon son habitude, en indomptable et en irresponsable, et gardant toujours une manire de fiert. Il allait et venait dans son atelier, plus bouriff et plus crasseux que jamais. Il brossa le temple le plus superbement fantastique; il planait dans lextase de la cration. Tout son tre, dfait par une nuit dinsomnie, exprimait la force et lnergie exalte; son visage blafard avec son bleu, les mches bouriffes de ses cheveux, la flamme de ses yeux do jaillissaient des rayons azurs, tout manifestait la persvrance de sa fivre cratrice.

Il tait compltement absorb par son temple, lorsquil perut des pas lgers et respira un parfum dlicat. Il se retourna: Julie tait devant lui.

Elle portait encore son costume de danseuse qui la dshabillait toute. Ctait une mignonne petite brune, en brassire rose, en souliers blancs, avec une courte jupe de mousseline. Sa gorge ferme se soulevait rgulirement et paisiblement, son visage frais, au teint dor bruni, souriait; ses yeux en amande, noirs et humides, regardaient tendrement Kostovski et semblaient lui faire toutes les promesses. Elle semblait une fe des contes. Il tait difficile de simaginer un petit tre plus dissemblable du dcorateur, elle, toute beaut et tout charme, et lui, intimid et gauche, avec ses gestes dgingands, qui se tenait devant elle sans savoir que dire, et la contemplant avec admiration. Kostovski ne songeait plus son uvre, et le long pinceau que tenait sa main glissa jusquaux menus pieds de la fe... Elle clata dun rire cristallin qui dcouvrit ses luisantes petites dents aigus, sapprocha de lui, lgre et gracieuse, et lui tendant sa petite main, dit hardiment:

Bonjour Kostovski!

Plusieurs mois scoulrent.

Le public emplissait la salle du grand thtre dopra. Derrire la toile on travaillait avec fivre, on se heurtait, dans un tumulte extraordinaire.

A travers le rideau, on percevait le bruit de la foule en mme temps que les harmonies majestueuses de lorchestre attaquant louverture.

Les ouvriers se pressaient de planter les dcorations; les poulies criaient; des tnbres du cintre, descendaient ou montaient les vastes toiles sur lesquelles on entrevoyait des palais, des coupoles, des forts, et les vagues de la mer.

Tout lquipage des machinistes tait commande par Kostovski. Il tait mconnaissable, son visage semblait rajeuni, illumin: ses yeux bleu luisaient dallgresse: ses chaussures taient exactement cires, un veston de velours moulait fidlement son torse, et plus de mches hrisses.

Abaissez le fond de la mer! cria-t-il dune voix retentissante. Et descendit une gigantesque toile reprsentant le fond de la mer. Le dcorateur recula et la regarda avec amour. Ctait sa nouvelle uvre.

coute, Paul! clama-t-il de nouveau, quand les sirnes commenceront nager, fais en sorte que Julie soit contre le fond mme.

Cest entendu!

Le metteur en scne passa en courant, un vtran de qui le masque us rvlait la longue exprience de tout ce qui se passait derrire les coulisses.

Ho! les anges! que le diable vous emporte, hurla sa voix enroue! les sirnes, vos places, les sirnes!

Enfin, tout se trouva prt pour que les sirnes pussent traverser le fond de la mer en nageant, suspendues laide de poulies.

Kostovski se tenait dj post aux combles, le rflecteur lectrique braqu sur la scne: cest lui qui tait charg de lclairage des dcors et des acteurs.

Le fond de la mer simprgna dune clart douce et potique. Une lueur dun vert argent semblait traverser leau de bas en haut, vers la lumire vive du jour, tandis quau fond tout vivait dans un perptuel crpuscule. A la limite de la perspective, surgissait un rocher de corail autour duquel des plantes tranges, presque vivantes, faisaient rayonner leur vgtation paradoxale, et se soutenaient les mduses glatineuses. Au milieu de ce monde primordial et difforme, subitement apparut un tre fminin, beau miraculeusement, la chevelure flottante, aux paules nues; son corps sachevait en apparence de poisson sous une brasillante armure dcailles argentes. La monstruosit du paysage sous-marin soulignait la splendeur de sa figure et de son buste. Elle volua avec laisance dun poisson en faisant tinceler sa parure dcaills. Tout un essaim dautres sirnes la suivirent. Baignes par les rayons du rflecteur, elles prenaient toutes une beaut surnaturelle, de par la volont de Kostovski. Une surtout, immerge tout au fond, captait lil par lclat trange dont sa beaut rayonnait: de caressants clairs lectriques aurolaient tout son corps ondoyant, lenveloppant dun charme magique, et ses yeux scintillaient pareils deux toiles. Elle semblait ptrie de lumire, dune lumire perptuellement changeante et qui faisait delle comme la reine de la mer.Elle nignorait pas quel enchanteur la favorisait de cette splendeur blouissante, enchantement des spectateurs, et quand elle passa auprs du dcorateur, elle fit mouvoir en signe de reconnaissance son tincelante nageoire, et une averse de reflets endiamants la couvrit, nouvelle munificence de son amoureux artiste. Puis elle disparut derrire les frises, et lui, sur la pointe des pieds se soulevant, lui rpondit par un baiser.

Cet amour ntait un secret pour personne dans la troupe; Julie ne sortait du thtre quaccompagne de Kostovski, ils logeaient dans le mme htel et leurs chambres taient contigus. Kostovski ne la quittait jamais et vivait dans ladoration de la belle qui lui permettait de lui faire la cour. Il la suivait comme un chien fidle, il lattendait patiemment la porte de sa loge, pendant quelle enlevait ses fards et shabillait tout en babillant avec ses camarades.

Ce soir l surtout, il lui fallut longtemps demeurer en sentinelle devant lescalier des artistes. Des femmes emmitoufles descendaient au bras de leurs cavaliers. Les coulisses achevaient de se vider, et elle napparaissait toujours pas. Kostovski devenait triste et soucieux sans prter attention rien qu la porte, qui prsent ne souvrait qu de rares intervalles, presque toutes les femmes tant sorties, quand parut la choriste Rose, une juive qui ne passait pas pour timide.

Pourquoi restez-vous l, demanda-t-elle, en relevant les sourcils et esquissant une moue malicieuse. Cest moi la dernire, il ny a plus personne; quant Julie, elle est partie depuis longtemps.

Comment, partie? fit Kostovski dont la figure exprima un vif chagrin.

Ha! ha! ha! se mit rire Rose, de son rire argentin; mais elle est partie avant la fin du spectacle, avec son soupirant! Et voil longtemps quelle sest lasse de vous, mon pauvre ami!

Le dcorateur fit quelques pas et saisit ses toupets.

Cela nest pas vrai! dit-il sourdement.

Mais si, voyons! rpondit la juive. Et cest par votre faute. Elle ne voulait que simplement se faire mettre en vidence, et vous lavez claire si bien que tout lorchestre est fou delle. Oh! elle arrivera maintenant, elle na plus besoin de vous!

Et la choriste dgringola lescalier en riant.

Kostovski restait immobile la mme place, et dans le silence et le vide du thtre, il sentait dans son cur sourdre et crotre une douleur inconnue.

Quand il vint frapper la porte de Julie, elle le reut froidement. Ses yeux humides luisaient, indiffrents et froids, sous ses pais cils noirs; de sa chevelure ngligemment rassemble, deux boucles tombaient sur ses joues; assise sur son lit elle lisait un livre, un peignoir japonais la vtait toute, et des mules chaussaient ses menus pieds.

Julie..., bgaya Kostovski que lmotion touffait.

Assez, vous! dit-elle dune voix sche, et feignant de ne rien remarquer de son trouble, jai vraiment autre chose faire que moccuper de vous...

Julie...

Et sallongeant sur le lit elle se replongea dans sa lecture, comme si rien net d len arracher.

Cette frivole tactique de femme lirrita. Pourquoi cette feinte insultante quand il est si simple de sexpliquer franchement?

Julie, tu me parles comme un visiteur importun dont on veut se dbarrasser. Que signifient ces crmonies?

Il ny a pas de crmonies! rpliqua-t-elle; cest la simplicit mme, comme nos relations: chacun est libre de faire ce quil veut, nest-ce pas? Moi je lis... Faites aussi quelque chose. Si vous vous ennuyez, allez chez vous.

Elle le chassait.

Cette simplicit de relations, ce vous au lieu du tu lexasprrent.

coutez! fit-il avec emportement et son tour ne la tutoyant plus. Il faut que je vous parle, et jattendrai la fin de votre lecture...

Elle ne rpondit rien et demeura tendue sur le lit, considrant le livre ouvert. Un lourd silence pesa.

Kostovski stait assis prs de la table et regardait Julie. Accoude sur les oreillers, elle prit une pose gracieuse de chatte, et soccupa de cacher sous sa robe ses petits pieds chausss de mules; cela agaa Kostovski. A travers la lgre toffe du peignoir se dessinaient les formes de son corps, les larges manches laissaient voir jusquaux coudes ses menus bras potels; tant de grce et de charme sortait delle toute que Kostovski, travers la haine qui lui montait au cur, sentait sourdre un apptit de la saisir et lenlacer... Il dtourna les yeux. La chambre tait misrable: une mesquine chambre dhtel bas prix, claire llectricit. Prs de la porte, larmoire aux costumes; prs de la table, une commode, puis une glace... Au portemanteau tait pendue sa jaquette en peluche avec des pattes de chat. Il contemplait avec irritation et cette jaquette et ces pattes. Il se rappela avec quelle tendresse nagure elle laccueillait, caressant ses cheveux drus de sa petite main. Et combien cette caresse tait douce...

Elle jeta furieusement le livre et sauta bas du lit.

Nous navons rien nous dire! scria-t-elle, toute rouge de colre. Tout est dj dit! Il est temps den finir avec toute cette comdie sentimentale!

Kostovski, tremblant, se leva.

Comdie sentimentale... rptait-il amrement; Julie! que sest-il pass entre nous?

Rien ne pouvait se passer entre nous! dit-elle avec emportement. Nous sommes trop diffrents lun de lautre... nous navons rien de commun... et... et il faut rompre nos relations!

Elle bouscula une chaise et allant sasseoir dans un coin obscur elle le fixa de ses grands yeux noirs. Ces yeux gardaient toujours, sans que sen doutt leur matresse, leur expression inviteuse et prometteuse. En vous repoussant elle vous appelait.

Je vois, fit tristement Kostovski, sasseyant prs delle. Tu veux me quitter, on raconte que tu en as un autre, un abonn des premiers rangs... Eh bien, quittons-nous! Seulement, pourquoi toutes ces ruses et cette querelle? Je ne veux pas que cela finisse ainsi... Je veux que nous gardions un bon souvenir pour plus tard... Mais, Julie, tche de comprendre que ceux... des premiers rangs... ne te considrent que comme... une chair... Tandis que moi... je taime, que le diable te prenne, maudite!

Il lavait saisie au-dessus des coudes et la secouait de ses bras normes.

Oh! que vous tes brutal! vous minjuriez! laissez-moi! Vous allez me dmettre les bras! Quelle brute!

Elle cherchait toujours un prtexte de querelle. Lui, de son ct, sentit bouillonner en lui la colre, un dsir brlant de la battre, de la dchirer, de la jeter la porte... Il lui serra plus durement encore les bras. Ses yeux verdirent, il grina des dents et les muscles de sa face se contractrent.

Ae! fit-elle.

Mais il tait dj ses genoux.

Chrie, adore, mon trsor, mon bonheur! Tu es tout pour moi! Tous mes sentiments, toutes mes penses, tout pour toi! Oui, je suis une brute, mais je taime! Je ne peux pas vivre sans toi! Si tu me repousses, je sombrerai de nouveau! coute, chrie, mon bonheur... Je te demande pardon!... Tu vois: je baise tes mains, ta robe... je pleure... pardon!...

Et, agenouill devant elle, ce grand et robuste homme prenait les mains de la frle crature, y versait des baisers et pleurait...

Lorsquil releva la tte, il rencontra son regard trange et double; ce regard des grands yeux noirs humides nexprimait ni amour, ni compassion, ni mpris, mais quelque chose daffreusement humiliant, semblable de la curiosit, mais plus impitoyable encore: la curiosit dun naturaliste quand il procde ses expriences sur un lapin vivant ou dun collectionneur qui pingle un insecte de rare espce. Kostovski intressait cette femme: il lintressait par son excentricit et sa spontanit. Tout lui paraissait intressant: les transitions soudaines de la brutalit la tendresse, ltranget de lexplication, cet accs de fureur suivi dune si parfaite humiliation devant elle, et les larmes... Kostovski vit comme par inspiration le fond du cur de Julie... Il se comprit, lui bless mortellement, il distingua que Julie ne pouvait laimer, quelle tait un tre dun tout autre monde... quils taient miraculeusement trangers lun lautre...

Toutes paroles moururent dans sa gorge. Il ne dit rien, il saisit son chapeau et sans mme la regarder senfuit de lhtel.

Presque inconsciemment il se retrouva dans un ignoble cabaret frquent par des cochers de fiacre. Depuis longtemps il navait bu, mais en ce moment il sentit que le cabaret lui tait indispensable; il lui fallait entendre le bruit des voix autour de lui, humer la senteur de leau-de-vie.

Il sassit auprs dune petite table isole, dans un coin. Il se fit servir une bouteille deau-de-vie, avec quelques mauvais hors-duvre. La nappe tait tache de bire; les lampes clairaient peine le cabaret bond dindividus ivres. Tous buvaient, criaient, faisaient tinter la vaisselle; les garons aux figures blafardes sempressaient de servir les boissons, et dans la pice voisine claquaient les billes de billard, et un des joueurs chantonnait les couplets dune romance comique:

Que je marche ou que sans but, jerre.

Toujours ma Julie, je pense.

Oh, dmon! gronda Kostovski en se versant un deuxime petit verre deau-de-vie et il avala dun trait le liquide brlant.

Il sencolrait; mme ici, dans ce bouge, elle venait le poursuivre! Il dcida de loublier pour toujours; il lexcra, la mprisa et ne voulut plus se souvenir delle.

Mais peu peu ses penses sloignaient du cabaret, et de nouveau elle semparait de lui.

Il la voyait en costume de sirne. Son corps finissant en poisson, recouverte dune caille argente, claire par des rayons de toutes couleurs, et si admirablement belle! Son sourire irrsistible lappelait tandis quelle seffaait dans les profondeurs immenses de la mer. Et lhomme amoureux de la sirne comprenait quil tait perdu, que jamais il ne recouvrerait ni son insouciance, ni la force et la sant de son cur. Il se rappela quelle tait sa vie avant davoir connu la sirne et ses baisers. Il buvait, oui. Mais ce ntait point livrognerie; rien que la bravoure, le vagabondage de la force, le cur assoiff de gaiet et de mouvement...

Ensuite, tel que le pcheur lgendaire, dans le filet il trouva sa sirne. Il la prit dans ses bras, il se mit la couvrir de baisers et... adieu la belle vie insouciante et libre: lhomme tait perdu par la sirne.

Oh, dmon! rugit-il, achevant de vider la bouteille deau-de-vie et acharn se dbarrasser de mme des cauchemars qui lassigeaient. Mais elle le tourmentait impitoyablement, elle lui apparaissait tantt fe, tantt bergre; dautres fois naade, ou encore elle sapprochait de lui drape dans la vaste robe dintrieur, et des boucles brunes tombaient sur ses joues roses. Un halo palpitant lentourait, elle tait linonde de rayons.

Dans la salle de billard on chantait toujours les mmes couplets. Peu peu le cabaret se remplit dune sorte de brouillard que perait peine la lumire des lampes, le tumulte des buveurs semblait sloigner et narriver plus que par ondes, comme un cho.

La sirne apparaissait au milieu de ces ondes, souriait et faisait signe Kostovski. Par moments il levait la tte, voyait la bouteille et continuait de boire. Le brouillard devenait plus dense et tourbillonnait devant ses yeux. Mais travers il retrouvait toujours limage potique et chre.

Quand aprs plusieurs jours de recherche dans tous les cabarets on retrouva Kostovski et quon leut dgris, il recommena de diriger la manuvre du fond de la mer et des sirnes. Il avait repris son extrieur dautrefois: malpropre, nglig, plus taciturne que jamais et les touffes de ses cheveux encore plus en tumulte.

Il revint se poster derrire les coulisses, prs du cintre, pour illuminer les sirnes. Son cur semblait plong dans le froid et la nuit, la rage le dvorait. Cette fois il vitait rsolument toute la troupe, la hassait et se confinait dans son isolement.

Les sirnes nageaient au fond de la mer. Il les claira. Seulement ce ntait plus la mme lueur potique; ctait un brouillard verdtre et triste et les sirnes paraissaient au travers, souffreteuses, prives de vie, et pareilles des cadavres voguant.

Et lorsque Julie son tour traversa la scne en nageant, tout au fond comme son ordinaire, de lugubres rayons glauques lensevelirent, et la sirne ressemblait un spectre, une larve. Sa face tait devenue bleue, livide, horrible, avec des lvres noires, des fosses sans couleur la place des yeux, et son corps de poisson devint quelque chose dinnommablement mucilagineux. Un frisson de dgot passa parmi tous les spectateurs; le corps bleui de Julie flottait mme un amas phosphorescent, il se confondit enfin avec lui, composa un on ne sait quoi dinforme, de monstrueux, et comble de lhorrible, de diaboliquement vivant.

Et le dcorateur tournait lentement le rflecteur, il contemplait la funbre ferie quil crait mesure, il se sentait mesure faire seffondrer le charme; il lui apparaissait que la femme dont il adora la beaut navait jamais t belle, quil la restituait enfin sa ralit, elle qui de beaut navait reu, que lorsquil lilluminait des rayonnements de son amour._______

Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 9 mai 2012.

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LA BIBLIOTHQUE RUSSE ET SLAVE

LITTRATURE RUSSE - TUDES

Hros lgendaire.

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