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1 Satiricon, 37 et 38 Discours d’Herméros, présentation de Fortunata. Fellini, Satyricon, 1969, Trimalcion et Fortunata (première femme à gauche de T) Situation du passage :

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Satiricon, 37 et 38

Discours d’Herméros, présentation de Fortunata.

Fellini, Satyricon, 1969, Trimalcion et Fortunata (première femme à gauche de T)

Situation du passage :

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Le festin a commencé depuis quelque temps, mais les convives n’en sont encore qu’au début du service, après le

plat représentant les signes du zodiaque, mais avant que ne soient servis les grands plats-surprises, le sanglier-

affranchi, le porc « non vidé », le Priape en pâtisserie. Encolpe affirme cependant ne plus pouvoir manger et de fait

son regard se détourne des nourritures pour se poser sur les invités. Il découvre alors son voisin de table, l’affranchi

Herméros avec lequel il engage la conversation. Quelle image donne ici Pétrone des affranchis ?

Tableau repris de : « Nourriture et culture dans la cena Trimalcionis », Johana Augier-Grimaud

http://lettres.sorbonne-universite.fr/IMG/pdf/AugierBAT2-1.pdf

I Le langage d’Herméros

1) Une syntaxe simple

Le discours, reproduit au style direct d’Herméros propose des phrases courtes, et la simplicité de leur syntaxe est

manifeste : peu de propositions subordonnées, à l’exception des propositions relatives qui sont nombreuses.

Herméros utilise par deux fois des propositions conditionnelles :

Mero meridie si dixerit illi tenebras esse, credet (futur antérieur et futur simple : éventuel)

Lacte gallinaceum si quaesieris, invenies (mêmes temps)

Et deux fois aussi des propositions finales (ut + subjonctif) :

Ut domi nasceretur

Ut illi ex India semen boletorum mitteretur

Il n’hésite pas à s’adresser directement à Encolpe à de nombreuses reprises, le prenant à parti avec des formules

toutes faites, créant ainsi une complicité avec le jeune homme :

« ignoscet mihi genius tuus, noluisses de manu illius panem accipere » « et ubi non putes » « tantum auri vides »

« nec est quod putes » « vides tot culcitras » « cave contemnas ».

2) Un vocabulaire familier et imagé

Herméros utilise des expressions toutes faites, qu’il répète parfois : ainsi « ad summam », en somme revient trois

fois dans son discours (l. 7, 14 et et 17) « nec quid nec quare » on ne sait ni où ni comment, des jurons:

« mehercules », des exclamations « babae babae » (traduction possible : bababa ! ou po ! po ! ou oh là là !), dont il

fait aussi des substantifs « babaecalis ».

Ces expressions sont parfois un mélange de latin et de grec, comme « topanta » ou « saplutus », déformations

latines de termes à l’origine grecs. Il n’hésite pas devant des termes familiers « sucossi », pleins de suc, pour signifier

la richesse, voire franchement vulgaires « lupatria », « culavit in gregem ». Il est probable que le texte continue ce

jeu sur l’obscénité avec l’emploi dans les lignes suivantes de « vernaculae », « meliusculae », « Graeculis ».

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Enfin il multiplie les formulations imagées « nummos modio metitur », mesurer l’argent au boisseau.

(Définition du CNRLT : Boisseau

« A.− MÉTROLOGIE 1. Récipient de forme cylindrique destiné à mesurer les solides, dont la capacité varie selon les lieux et les époques et qui est encore en usage dans certains pays. ... pommes de terre, qu'il vendait au boisseau (ZOLA, La Terre,1887, p. 169).

2. Quantité contenue dans ce récipient. Un boisseau de blé, de charbon, de sel (Ac. 1798-1878). Rien (...) qui ne s'évalue en tonnes, livres, boisseaux (VALERY, Variété 2,1929, p. 33). − P. ext. Grande quantité… »).

Fortunata est aussi décrite comme « pica pulvinaris », une pie au lit (bavarde ? criarde ?). Quant à l’expression « conjicere in rutae folium », jeter, rouler dans une feuille de rue, qu’Herméros reprend au paragraphe 58, lorsqu’il s’en prend à Giton et à Ascylte :

« nec sursum, nec deorsum non cresco, nisi dominum tuum in rutae folium non conjeci nec tibi parsero, licet mehercules Jovem Olympium clames»,

« Ni du haut ni du bas, je ne grandirai plus si ton maître je ne l‘ai pas fait passer sous une feuille de chou, et toi non plus je ne te ménagerai pas, foutredieu, même si tu appelles Jupiter à ton secours » (Hatier p. 161).

Elle évoque la toute-puissance, mais son sens précis reste un peu incertain (traductions attestées : « rouler dans une

feuille de chou », « faire du hâchis », « rentrer dans un trou de souris »).

Ainsi en donnant la parole à Herméros, Pétrone nous donne accès à une langue latine plus courante et plus familière

que celle transcrite par les textes littéraires. Le monde des affranchis se donne à lire d’abord par son langage.

II Fortunata et Trimalcion

1) L’épouse légitime de Trimalcion

La première apparition de Fortunata est caractérisée par l’activité et le mouvement : « huc atque illuc discurreret ».

De fait Herméros la présente comme veillant à tout « providet omnia ». Elle possède un certain nombre de qualités :

elle n’est pas dépensière, elle est sobre, de bons conseils : « est sicca, sobria, bonorum consiliorum ». L’expression

suggère même une certaine avarice.

Ces qualités lui valent la confiance de Trimalcion, et Herméros n’hésite pas à ironiser sur son ami, qui obéit ainsi à ce

que dit et pense une femme : « mero meridie si dixerit illi tenebras esse credet ». Il met ainsi en avant la complicité

importante qui existe entre les deux personnages, complicité que la suite du texte nous justifie. Quand il raconte

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comment il a fait fortune (chapitre 76), Trimalcion explique que Fortunata n’a pas hésité à vendre tous ses bijoux

pour l’aider à se renflouer, lorsque sa première tentative de commerce avait échoué.

De fait Fortunata ne prend part au banquet que plus tard : ainsi que l’affirme Trimacion à Habinnas : « Tu la connais

[…] tant qu’elle n’aura pas serré l’argenterie et distribué les restes aux serviteurs, elle n’avalera pas une goutte

d’eau ». (67, Hatier, p. 167).

2) Une personnalité critiquée

Hémeros n’hésite pas malgré cela à mettre en cause le caractère de Fortunata : c’est une mauvaise langue (« malae

linguae ») et ce défaut, lié à la parole se retrouve avec l’expression imagée : « pica pulvinaris ». Le choix de la pie

renvoie bien sûr à son cri désagréable, mais suggère aussi son attirance pour ce qui brille, entre la cupidité et

l’avarice. Au moins Hermeros reconnaît sa constance. Le parallélisme « Quem amat, amat ; quem non amat, non

amat » la souligne, et suggère qu’elle est capable de manifester de manière très claire ce qu’elle pense des gens.

Peut-être cherche-t-elle à dissuader Trimalcion de trop dépenser ? Ce qui pourrait déplaire à ses compagnons de

banquets et de beuveries. Jusque là, Fortunata ne se distingue pas particulièrement de l’image traditionnelle de

l’épouse acariâtre et avare.

3) Une origine toujours problématique

Pourtant, si elle joue le rôle de la « domina », son passé ruine cette apparence. Herméros n’hésite pas à rappeler

qu’elle était esclave et prostituée. Le terme de « lupatria » est explicite et le mépris éclate dans la formule :

« noluisses de manu illius panem accipere». Cet aspect se manifeste aussi dans la suite du banquet, lorsque

Trimalcion invite Fortunata à danser pour conduire une « cordax » (52). Cette danse est considérée comme la danse

propre à la comédie et ses connotations restent négatives.

Définition de la cordax La danse à Rome

Dictionnaire des Antiquités grecques et latines Daremberg et Saglio, article « saltatio »

En associant Fortunata à ce type de danse, Trimalcion rappelle son passé, ce qu’il fait de manière plus violente

encore un peu plus tard. Quand une dispute éclate dans le couple, Trimalcion venant d’embrasser longuement un

bel esclave, celui-ci réplique aux reproches de sa femme : « De quoi ? Elle ne se rappelle pas d’où je l’ai tirée, cette

putasse de flûtiste syrienne (« ambubaia ») ? Je l’ai achetée sur des tréteaux à la foire et j’en ai fait une femme

libre, et là voilà à se gonfler comme une grenouille et qui en oublie de cracher dans sa poche ! » (64, Hatier p. 172).

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Fortunata ne parvient donc pas à faire oublier son passé pour acquérir la respectabilité de la matrone romaine qui

règne sur l’économie domestique. Même ses qualités ne semblent faire d’elle qu’une bonne intendante, toujours au

service du maître. On voit aussi qu’à aucun moment, il n’est question d’une quelconque descendance, ce qui est le

fondement même du mariage pour les citoyens romains.

III Portrait de Trimalcion

Le discours d’Herméros permet aussi de voir comme Trimalcion est vu par ses pairs.

1) Une richesse ostentatoire

Tout le discours d’Herméros est ponctué de termes renvoyant à l’argent : nummus, utilisé trois fois (« nummos », l.4

et « nummorum nummos »l.11), « fundos », « auri », « argentum », « fortunis », « saplutus ». Il emploie aussi de

nombreuses formules intensives : « tantum auri », tant d’or, « quantum milvi volant », autant qu’en survolent les

milans, « plus…quam », plus que « tot », si nombreux pour souligner l’excès qui caractérise Trimalcion.

D’autant que cette richesse est ostentatoire : elle se voit « in ostiarii illius cella », (se souvenir de l’arrivée d’Encolpe

dans la maison : « l’entrée était occupée par le concierge en livrée poireau, sanglé d’un ceinturon cerise, qui

écossait des pois dans un légumier d’argent », (§ 28, Hatier p. 143). Cette richesse se voit aussi dans le très grand

nombre de ses esclaves, dont la dixième partie n’a jamais vu le maître (« decumam partem esse quae dominum

suum non noverit »), et jusque dans la bourre des coussins (qui justement ne se voit pas !). Celle-ci est en effet

teinte en rouge, « conchyliatum aut coccineum ». Cette couleur indique le luxe, étant donné le prix des éléments

permettant de l’obtenir, soit les coquillages (« conchyliatum »), soit les kermès (de petits insectes, « coccineum »).

2) Une richesse grandissante

Le caractère exponentiel de cette richesse est également souligné par

Herméros. Trimalcion est totalement autonome, il n’a besoin de rien

en dehors de ses domaines. Cette idée est mentionnée par deux fois,

d’abord à la forme négative : « nec est quod putes illum quicquam

emere », puis positive : « omnia domi nascuntur ». De fait le verbe

« nascor » est utilisé par quatre fois, « nascuntur », « nascebatur »,

« nasceretur », « nata sit », ce qui souligne l’accroissement pour ainsi

dire naturel des richesses de Trimalcion.

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Ce grandissement relève de l’hyperbole :

ainsi pour améliorer ses productions,

Trimalcion va de plus en plus loin. Il

commence par faire venir des béliers de

Tarente, puis des abeilles de l’Attique (la

région d’Athènes), puis « semen boletum »,

de « la semence de bolet » d’Inde.

L’entreprise devient à chaque fois plus

lointaine et plus difficile (Quid de la culture

des champignons dans l’Antiquité ???).

La mention de l’onagre relève également de

l’hyperbole. Mulet et mule sont des animaux

issus du croisement d’un âne (equus asinus) et d’une jument (equus caballus). L’onagre (equus onager) est un âne

sauvage, originaire d’Asie, actuellement en grand danger d’extinction. Dans l’Antiquité, les mules issues de l’onagre

(dites mules de Lybie) étaient particulièrement recherchées pour leurs qualités

(https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9mione).

3) Affranchis et hommes libres

La richesse apparaît ainsi comme la seule valeur. Le nom même de Fortunata en témoigne. Herméros termine son

discours en s’exclamant : « tanta est animi beatitudo ! » :

Traduction Hatier : « Tellement le bonhomme est riche ! » Traduction Nisard (1842): « Dieux, l’heureux mortel ! » Traduction Louis de Langle (1923): « On peut dire que voilà un homme heureux ! ». Cette richesse donne à Trimalcion une évidente supériorité. Herméros insiste sur cette dimension, car l’opposition

entre les affranchis et les hommes libres, entre ceux qui sont bien nés et ceux qui possèdent désormais la richesse

est manifeste. Hermeros met en garde Encolpe, le priant de ne pas mépriser les compagnons (« collibertos ») de

Trimalcion : « Reliquos autem collibertos ejus cave contemnas ».

Tout son discours défend les affranchis, en montrant le pouvoir qu’ils ont acquis. L’expression qu’il utilise :

« quemvis ex istis babaecalis in rutae folium conjiciet », « il ferait passer sous une feuille de chou n’importe lequel

de vos petits snobinards » (traduction Hatier p. 148) en témoigne. C’est la même expression qu’il reprend un peu

plus tard, lors du festin, lorsqu’il se met en colère contre Ascylte et Giton qui se moquent ouvertement du festin.

Conclusion :

Le discours d’Herméros donne la parole aux affranchis. Il dessine un monde où la richesse est la valeur ultime, mais

où il s’agit toujours de se défendre face aux hommes libres. Le portrait qu’il fait de lui-même l’explicite. Autrefois

libre, fils d’un roi devant tribut à Rome, il s’est volontairement mis en esclavage pour recouvrer sa liberté après

quarante années de travail. Il a acquis un domaine personnel, et dirige lui-même une vingtaine d’esclaves. Aussi peut

il désormais affirmer : « Homo inter homines sum, capite aperto ambulo ; assem aerarium nemini debeo » : « Je

suis un homme parmi les hommes, je marche la tête haute, je ne dois pas une pièce d’un as à personne » (57,

traduction Hatier p. 160).