SIGNE, CHIFFRE, ÉCRITURE || Iphigénie : poétique et politique du sacrifice

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Armand Colin Iphigénie : poétique et politique du sacrifice Author(s): FRANÇOISE JAOUËN Source: Littérature, No. 103, SIGNE, CHIFFRE, ÉCRITURE (OCTOBRE 1996), pp. 3-19 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704662 . Accessed: 15/06/2014 22:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.163 on Sun, 15 Jun 2014 22:35:37 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Iphigénie : poétique et politique du sacrificeAuthor(s): FRANÇOISE JAOUËNSource: Littérature, No. 103, SIGNE, CHIFFRE, ÉCRITURE (OCTOBRE 1996), pp. 3-19Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704662 .

Accessed: 15/06/2014 22:35

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■ FRANÇOISE JAOUËN , YALE UNIVERSITY

Iphigénie : poétique et

politique du sacrifice

Dans Racine d'analyses

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fait lobjet de d'analyses qui s'en prennent essentiellement à la seule invention de

Racine par rapport à la version d'Euripide : le personnage d'Ériphile. Toute la pièce repose sur ce personnage, dont l'identité véritable ne sera révélée qu'à l'acte V, et qui viendra se substituer in extremis à la fille d'Aga- memnon, victime sacrificielle désignée par les oracles. Or, dès 1675, quelques mois à peine après la première ď Iphigénie , François Granet, auteur d'une « dissertation » sur la pièce, se trouve pris entre deux feux. D juge « qu'il n'y a rien de plus pur ni de plus proprement écrit que son Iphigénie », et ajoute même : «J'y ai trouvé les vers admirables, et pleins d'expressions justes et riantes ; et j'y ai remarqué des traits d'un prix infini et des sentiments maniés avec une délicatesse qu'on ne peut assez louer. » Mais ces éloges se tarissent

brusquement :

Monsieur Racine n'a pas tant de sujet qu'il s'imagine de s'applaudir de l'invention de l'heureuse Ériphile ; car c'est ainsi qu'il parle dans sa préface. Les dieux demandent une fille du sang d'Hélène, nommée Iphigénie. Cette

princesse est la fille de Clytemnestre, et on leur donne Ériphile, qui est la fille d'Hélène. La catastrophe de cette pièce est contre l'intention de Diane, et le

personnage d'Ériphile est absolument inutile ; ou plutôt, il est vicieux,

puisqu'il donne à la pièce une fin qu'elle ne doit pas avoir (l ).

Cette critique est l'argument principal d'une longue analyse que Granet consacre à la pièce, une analyse parfaitement juste pour l'essentiel. Racine était autorisé à modifier les versions antérieures de la légende selon ses propres besoins de dramaturge, mais il devait le faire selon les règles du vraisemblable, et Granet démontre point par point combien Ylphigénie s'en écarte, tant au niveau de la motivation des personnages (« de la peinture des caractères ») que de la logique interne de certaines scènes. Mais ce qui rend par-dessus tout la pièce invraisemblable, selon lui, c'est un unique vers - « une fille du sang d'Hélène » - , pris dans l'énoncé de l'oracle sur lequel repose l'intrigue, et qui

1 François Granet, « Remarques sur l'Iphigénie de Monsieur Racine », Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine , Hildesneim, New York, Georg Olms Verlag, 1975.

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

désigne la victime du sacrifice, avant de la nommer expressément Iphigénie. Or, dit-il, « c'est une question de grammaire dans laquelle il s'agit de savoir si dans la pureté de notre langue on peut également entendre par les termes une fille du sang d'Hélène , Ériphile, fille d'Hélène et Iphigénie sa nièce. » L'usage de la langue indique clairement que ce n'est pas le cas, et que la victime ainsi désignée ne peut être que la fille d'Agamemnon. Granet en conclut, en toute logique grammaticale, que « si l'oracle a demandé le sang d'Ériphile, il a parlé improprement ». La preuve, ajoute-t-il, c'est que Calchas, truchement des dieux, doit changer de langage à la fin de la pièce : « je vous ferai remarquer seulement que Calchas avait appris la langue depuis qu'il avait prononcé le premier oracle. Au lieu de dire, une fille du sang d'Hélène , il dit en termes fort propres, un autre sang d'Hélène ; ce qui convient très bien à Ériphile. » Le coup de théâtre du dernier acte, qui révèle qu'Iphigénie est le vrai nom d'Ériphile et permet la substitution de la victime, est donc parfaitement invraisemblable.

Ériphile, fille illégitime d'Hélène et de Thésée, devient ainsi un person- nage bâtard, qui pervertit la légende, et la grammaire. Victime désignée du sacrifice, elle devient le bouc émissaire de la critique, puisque trois siècles plus tard, Barthes et Goldmann feront eux aussi d'Ériphile la pierre de touche de leur analyse, essentiellement négative, de la pièce. Le premier estime que « sans Ériphile, Iphigénie serait une très bonne comédie (2) » ; le second parle d'une « faiblesse esthétique de la pièce (3) ». Ériphile est donc de trop dans un ouvrage auquel il manque quelque chose pour être véritable « œuvre ».

Et pourtant, Racine tient à son personnage ; il en fait l'argument princi- pal de l'examen de sa pièce qu'il met en préface de l'édition originale dy Iphi- génie. Puis il se lance brusquement dans une défense énergique d'Euripide, et plus particulièrement de son Alceste , qui venait de subir les assauts du parti des « Modernes ». Racine démontre que les critiques sont sans fondement, puisqu'elles s'appuient sur une erreur de lecture. Les Modernes, tout simple- ment, ne savent pas lire. Cela ressemble fort à une mise en garde ; Iphigénie repose entièrement sur un problème de signification, sur le sens à donner à un énoncé. Doit-on alors relire la pièce, et comment ? Quelle lecture peut à la fois tenir compte des objections de Granet et donner une légitimité à Ériphile et à l'énoncé du premier oracle ?

Dans Iphigénie , les dieux se font entendre par le truchement d'une série d'oracles distincts. Deux d'entre eux définissent deux personnages à des pôles opposés : d'un côté Achille, l'illustre guerrier, ce héros « vanté par tant d'oracles » (1. 1, 21), et de l'autre Ériphile, inconnue à elle-même : « un oracle effrayant [...] me dit que sans périr je ne puis me connaître » (II. 1, 435-6).

2 Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963, p. 109. 3 Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, 1959, p. 406.

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE I

C'est aussi un oracle qui suscite l'action dramatique. Les dieux parlent, et le logos s'exprime. La pièce naît d'un énoncé de la parole divine et repose sur le sens à lui attribuer. Elle se clôt par ailleurs d'une certaine manière sur elle-même, puisque c'est un sacrifice « secret » qui suscite le premier oracle (1. 1, 55), lui-même «expliqué» par un deuxième oracle, qui à son tour entraîne le dernier sacrifice - « auguste et solennel » - , celui d'Eriphile devenue Iphigénie, mettant ainsi un point final à la pièce. Entre les deux, la pièce la plus compliquée de Racine.

À l'inverse des autres tragédies où l'on assiste au développement linéaire d'une action singulière, on pourrait presque dire qu Iphigénie est une pièce à rebondissements. Les deux lettres d'Agamemnon, l'arrivée inopinée d'Achille, l'égarement ď Arcas sont autant de péripéties qui servent la progres- sion de l'action dramatique. Par contraste avec l'accalmie qui paralyse les Grecs à la veille de l'assaut sur Troie, tout le camp s'agite : l'émeute gronde parmi l'armée, Ulysse presse le roi de mettre son dessein à exécution, Arcas part en courant prévenir l'arrivée d'Iphigénie, Eurybate revient « à la course » annoncer à Agamemnon l'arrivée de Clytemnestre, « Achille va combattre et triomphe en courant » (1. 1, 110). Malgré tout, ces rebondissements de l'ac- tion, s'ils sont suivis d'effets - arrivée d'Iphigénie, envoi d'une seconde lettre, réconciliation entre Iphigénie et Achille - , ne modifient en rien les données de départ et ne font pas avancer d'un pas la résolution du premier oracle. On a l'impression d'un vaste développement erratique de l'action, d'un large mouvement désordonné. À cette agitation générale de l'action correspond une agitation du discours, car la question posée par l'oracle force les personnages à un travail d'analyse qui les contraint à opposer une stratégie rhétorique au mystère de la parole divine. Cet oracle cependant, et c'est ce qui le distingue, n'est pas un discours qu'il faut élucider. C'est d'ailleurs là que se situe le noeud de la tragédie : il ne s'agit pas d'interpréter l'oracle, mais de déterminer la nature du signe qu'il présente. La question est de savoir si l'oracle est à entendre littéralement (comme le pensent Agamemnon, Ulysse et les Grecs en général), ou si, comme tous les oracles selon Doris, « toujours avec un sens il en présente un autre » (II. 1 , 44 1 ) . Or la question du sens, ici, ne repose pas sur l'exégèse d'un énoncé, mais sur l'identification de la victime, problème qui ne sera présenté qu'à la fin de la pièce, et d'une manière inversée. Il ne s'agit pas d'un quiproquo entre deux personnages qui porteraient le même nom, et résolu par la révélation d'une différence, mais bien de l'inverse : deux person- nages distincts, portant deux noms différents, qui s'avèrent à la fin de la pièce titulaires du même patronyme. La pièce se déroule donc sur une brèche ouverte dans un signifiant qui a priori ne prête à aucune équivoque : le nom propre, celui qui désigne l'origine, et qui a ici valeur de nom commun. Il faut donc déterminer non seulement la nature du signe mais aussi la nature de la chose. Double incertitude donc. Cela, les personnages ne le savent pas, à

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

l'exception d'Achille, qui « sent » qu'il ne s'agit pas d'un problème d'inter- prétation, et qui refuse systématiquement de « lire de trop loin dans le secret des dieux » (I. 3, 248).

Toutes ces interrogations, enfin, ont pour toile de fond un décor d'apo- calypse. Il n'est question que de feu et de sang, au propre comme au figuré. Il s'agit du sang de l'origine, celui dont sortent ces demi-dieux, et aussi celui de la fin, versé par Ériphile pour clore la tragédie. Quant aux flammes, ce sont celles du passé, avec Lesbos réduite en cendres, et celles du futur, qui détruiront Troie. Enfin ce sont aussi bien évidemment les feux de la passion : de l'amour, mais aussi du pouvoir. Et bien qu'il s'agisse de faire commencer l'histoire, qui est en l'occurrence un mythe, il s'agit aussi d'une certaine manière d'un retour en arrière : Andromaque a précédé Iphigénie. Nous sommes déjà au pied de Troie, et Troie est déjà détruite. L'image de la destruction et du massacre est déjà un tableau de l'histoire. Cette nouvelle pièce ne peut donc rien nous apprendre de nouveau, si ce n'est peut-être à lire et à relire encore cette histoire appartenant déjà à l'Histoire, écrite sur le mode du futur, et de tous les possibles, et qui va devenir « l'éternel entretien des siècles à venir » (1. 5, 396).

Quel est précisément le sujet de la pièce ? On est à la veille de la guerre de Troie, mythe fondateur par excellence, et il s'agit de faire démarrer et la flotte des Grecs et la tragédie. Pourquoi avoir armé cette expédition de « mille vaisseaux chargés de vingt rois » (1. 1, 27) qui va mettre l'Asie à feu et à sang ? Parce qu'un « insolent » a « volé la conquête » de Ménélas, frère d'Agamem- non, «seul auteur de ce fameux ouvrage» (1.3, 310, 319). C'est Ulysse, ministre ď Agamemnon, qui tient ce discours, et qui fait remarquer au « fils du puissant Atrée » que sans lui les chefs de l'armée grecque seraient restés au foyer, auprès de leur famille : « Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes/ Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes. » Ulysse n'est d'ailleurs pas seul à trouver que ce conflit a des enjeux pour le moins curieux. Clytemnestre, loin de se lamenter sur le décret des dieux qui condamnent sa fille, s'en prend directement à Agamemnon. Comment invoquer l'honneur, la patrie, le bien de l'État pour justifier la transgression suprême que représente ce meurtre de la fille, qui ne servira qu'à déclencher une guerre qui va durer dix ans, où la quasi-totalité de la tribu des héros va se faire massacrer, et où il ne s'agit après tout que d'aller reprendre une femme qui passe sa vie à se faire enlever :

Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie, Cette Hélène qui trouble et l'Europe et l'Asie, Vous semble-t-elle un prix cligne de vos exploits ? Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ? (IV. 4, 1300-1304.)

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■

À des yeux moins aveuglés par les grands principes, Hélène pourrait fort bien passer pour une hétaïre. Dès le départ, donc, un problème de légitimité se pose. Il se pose en termes d'appropriation et de possession, et l'enjeu se résume presque à un jeu de mots. L'armée grecque, paralysée parle manque de vent, doit offrir un sacrifice aux dieux afin de pouvoir prendre la mer, pour assiéger Troie et reprendre la mère d'Ériphile, Hélène. Mais il s'agit aussi de prendre, de donner, de reprendre, d'emprunter et de tenir une parole, et la prise de pouvoir dépend de l'appropriation d'un lieu, d'un nom et d'un discours. Car ce que révèle l'oracle, c'est aussi que le pouvoir du nom et le nom du pouvoir ne peuvent trouver leur sens que par rapport à un double « lieu » : celui du divin (l'autel du sacrifice) et celui de l'Histoire (Troie).

Agamemnon est celui à qui l'oracle a été révélé. Il est donc le premier concerné, en tant que chef de l'armée grecque, et en tant que père d'Iphigénie. C'est donc à lui d'accomplir l'oracle qui demande qu'Iphigénie soit sacrifiée pour que les vents se lèvent et que les vaisseaux puissent enfin prendre la mer pour assiéger Troie. Il est aussi celui chez qui le message des dieux va créer une confusion extrême. Ce personnage défini à l'extrême (« Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée » [1. 1, 17]) perd tout d'abord le sentiment de son identité lorsqu'il entend l'oracle :

Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas, Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas. (1. 1, 36.)

C'est ensuite la parole qui lui échappe (« Je demeurai sans voix » [1. 1, 67]). Il commence alors à se perdre dans l'accumulation des superlatifs qui lui tient lieu de nom (« ce nom de roi des rois et de chef de la Grèce » [1. 1, 83]). Cette perte d'identité est telle qu'il lui faut emprunter à la fois un nom et un langage, en l'occurrence ceux d'Achille, pour lutter contre le doute qui l'envahit et l'impuissance qui le paralyse (« D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le lan- gage » [I. 1, 95]). Ce subterfuge, une missive destinée à attirer Iphigénie au camp grec, sera découvert par Achille, qui le traitera comme une véritable usurpation de sa parole et de son nom. Mais cette lettre marque surtout le début d'un processus inéluctable. Agamemnon, ayant abdiqué son nom pro- pre et sa parole au profit d'un autre, se trouve maintenant dans un état d'indécision tel qu'il est à la merci du discours d'autrui. C'est en premier lieu Ulysse qui, fin stratège, laisse tout d'abord s'épancher la révolte du roi devant l'oracle avant de le convaincre de s'y soumettre en lui représentant l'honneur et son devoir de chef d'État. Agamemnon obéit, mais revient peu après sur sa décision et envoie une seconde lettre, en son nom propre cette fois-ci, pour tenter de prévenir l'arrivée d'Iphigénie et de Clytemnestre. Cette décision de s'opposer à Ulysse et aux dieux se passe dans le plus grand secret et se double

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

d une calomnie d'autant plus grave qu'elle met en cause la parole d'Achille : «Je leur écris qu'Achille a changé de pensée » (1. 1, 152). L'envoi de cette deuxième lettre a pour effet secondaire de faire tomber Agamemnon dans la casuistique ; il s'est en effet engagé envers Ulysse :

Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole ; Et, si ma fille vient, je consens qu'on l'immole. (I. 1, 334-35.)

La « parole » d'Agamemnon fournit ici un bel exemple de restriction men- tale ; son engagement repose sur une condition dont il est persuadé, et pour cause, qu'elle ne sera pas remplie.

Lorsqu'Iphigénie arrive au camp, malgré les efforts de son père, Aga- memnon, maintenant «esclave des rigueurs du sort et des discours des hommes » (1. 5, 373), se trouve alors engagé, à son corps défendant, par sa parole, qui est ici doublement parole donnée (le serment fait à Ulysse) et parole empruntée (le langage d'Achille) : toutes ses précautions oratoires n'ont servi à rien. L'unique assertion de son autorité s'est retournée contre lui, et son entrevue avec Clytemnestre le fait vaciller une nouvelle fois. Pour elle, le dilemme d'Agamemnon n'existe pas ; le sacrifice d'Iphigénie n'a aucun sens. Reprenant les arguments du discours de la légitimité tenu par Ulysse, et auquel Agamemnon fait écho, elle les retourne et les vide de leur sens en exposant impitoyablement à la fois les faiblesses du raisonnement et celles d'Agamem- non. Quand bien même cette guerre serait une affaire d'honneur, ce n'est pas cela qui motive le roi :

Mais non ; l'amour d'un frère et son honneur blessé Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé : Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre, L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre, Tous les droits de l'empire en vos mains confiés, Cruel ! c'est à ces dieux que vous sacrifiez ; [...] (IV. 4, 1310-1315).

Le coup est d'autant mieux ajusté qu'Agamemnon, « sous le charme » de son nom, s'était lui-même fait l'aveu de cet orgueil :

Moi-même, je l'avoue avec pudeur, Charmé de mon pouvoir et plein de ma grandeur, Ce nom de roi des rois et de chef de la Grèce Chatouillait de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse. (I. 1, 81-84.)

Enfin, au discours de l'impuissance par lequel Agamemnon tentait de se justifier, Clytemnestre oppose la logique implacable des faits :

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■

Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?

Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?

Quel champ couvert de morts me condamne au silence ? (IV. 4, 1280-1285.)

Cette tirade de Clytemnestre est remarquable de simplicité ; elle consiste en une reprise directe des arguments d'Agamemnon qui venait de déclarer à Iphigénie :

Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières, Mon amour n'avait point attendu vos prières. Je ne vous dirai point combien j'ai résisté... (IV. 4, 1248-1250.)

Pour Clytemnestre, ces protestations ne sont qu'une figure du discours, des mots vides de sens, puisqu'ils ne sont suivis d'aucun effet. Aux témoins absents de la prétérition, elle oppose implacablement les témoins concrets de la destruction. La résistance d'Agamemnon, ses combats ne sont que des orne- ments qu'elle balaye pour exposer la réalité moins glorieuse qu'ils recouvrent. La rhétorique s'effondre, sapée par ses propres arguments.

La perte de pouvoir d'Agamemnon, inéluctable depuis le début, est tout entière prise dans un jeu de langage. Pour pouvoir « emprunter » la parole d'Achille, il a dû « donner » la sienne, et il ne peut donc plus la « tenir ». Et le fait qu'il ait parlé « au nom » d'Achille entraîne un passage du figuratif au littéral ; ayant abdiqué le pouvoir de son discours politique au profit de la parole d'un autre, il transfère son autorité (et son identité) à Achille, dans un geste absent d'abdication, aussitôt reconnu par Clytemnestre, qui fait acte de soumission au nouvel ordre incarné par Achille :

C'est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ; Et votre nom, Seigneur, l'a conduite à la mort.

Ira-t-elle, des dieux implorant la justice, Embrasser leurs autels parés pour son supplice ? Elle n'a que vous seul : vous êtes en ces lieux Son père, son époux, son asile, ses dieux. (III. 5, 961-66.)

Loin donc de confirmer Agamemnon en « monarque, reconnu du ciel et de la terre (4) », la pièce montre l'incapacité fondamentale de celui-ci à régner. Il est un roi « dépossédé » (V. 3, 1655), de son pouvoir, des moyens de son pouvoir, de son discours, qu'il est forcé « d'emprunter », et même de sa fonction de père et d'époux. Il finit par perdre jusqu'à son nom, qu'Arcas ne peut plus prononcer (III. 5). Sa légitimité n'est assurée ni par le peuple, prêt à

4 Jean-Marie Apostolidès, « La Belle aux eaux dormantes », Poétique , n° 58 (1984), p. 144.

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

la guerre civile, ni par les chefs d'armée, ni par les dieux. Il avait déjà commencé à déléguer son pouvoir à Ulysse, non pas au titre de conseiller, d'ambassadeur ni de « porte-parole », mais au titre de véritable agent ou actant de sa politique :

Seigneur, de mes efforts je reconnais l'impuissance :

Je cède et laisse aux dieux opprimer l'innocence. La victime bientôt marchera sur vos pas (1. 5, 396-99).

Agamemnon, même lorsqu'il en a les moyens, ne sait pas se servir du pouvoir. Au dernier acte, il se voile le visage (V. 5, 1738), dans un geste qui n'est plus l'expression de la douleur sublime (s), mais celui du renoncement.

Achille, quant à lui, véritable antithèse, qui affronte Agamemnon, forme bloc ; il est tout d'une pièce et n'est confronté à aucun dilemme tragique. Il échappe à ce point à l'interprétation psychologique qu'il disparaît le plus souvent des analyses. C'est Péguy qui résume sans doute le mieux l'irritation ressentie devant cette incarnation sans faille des vertus héroïques. Dans un long éloge de Racine et d 'Iphigenie en particulier, où il admire la « méchan- ceté » des personnages, Achille est le seul à déchoir ; incapable d'être mé- chant, car « il est bête », dit Péguy sans réplique (ó). C'est cependant la solidité du personnage qui fait son intérêt principal. Il est celui qui résiste, aux dieux, à Agamemnon, et presque à l'analyse en ce qu'il n'est définissable par rapport à rien d'autre qu'à lui-même, au point d'échapper presque totalement à la représentation. À l'inverse d'Agamemnon, défini par sa fonction publique (roi, chef des Grecs), par sa parenté (père, époux, fils d'Atrée), et enfin par toute une série d'adjectifs de plus en plus infamants (triste, injuste, perfide, barbare, sanguinaire, etc.), Achille, lui, ne peut être qualifié. On ne peut dire sur lui que des évidences : il est le fils de Thétis et c'est un guerrier. Il n'a pour ainsi dire pas de passé. Il est une somme de potentialités réunies dans un nom prédestiné ; il est le héros « vanté par tant d'oracles, [...] à qui le ciel promet tant de miracles » (1. 1, 21-22). Pris entre les oracles et les miracles, Achille est sur le point de devenir ce qu'il est déjà. Il est une véritable instance de pouvoir, et, pour parler de lui, il n'y a que son nom.

Ériphile est la seule pour qui Achille est une réminiscence, une image, celle de son enlèvement dans les ruines de Lesbos. Il est « ce destructeur fatal des tristes Lesbiens » (II. 1, 481), un « vainqueur sauvage » (II. 1, 503). Mais cette image est néanmoins fragmentaire ; elle se limite en fait à une « sanglante main » (II. 1, 482), à un « bras ensanglanté » (II. 1, 503). Et lorsqu'Ériphile,

5 Sur le voile d'Agamemnon comme représentation sublime, voir Jean-Michel Glicksohn, Iphigénie de la Grèce antique au siècle des Lumières, P.U.F., 1985, p. 18. 6 Charles Péguy, « Victor-Marie, Comte Hugo », Œuvres complètes , La Pleiade, Gallimard, 1957, pp. 770 sq.

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE ■

terrifiée à l'idée de voir son ravisseur, ose enfin le regarder, c'est pour nous offrir l'irreprésentable, une litote : «Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche » (II. 1, 507).

Achille, qui ne peut donc être « représenté », dans tous les sens du terme, est aussi celui sur lequel le discours d'autrui n'a pas de prise. Pour lui, contrairement à Agamemnon, la rhétorique des autres se réduit à des « dé- tours trop ingénieux » (1. 2, 247), à de la « vaine éloquence » (II. 7, 765), à des « discours frivoles » (III. 7, 1095). Les prières d'Iphigénie sont de la même manière qualifiées d'« inutiles discours » (V. 2, 1357). Toutes ces paroles ne sont que des bruits qu'il faut faire taire (IV. 4, 1357). Le propre discours d'Achille est un monolithe sur lequel se brise l'argumentation. Au cours de l'affrontement entre le père et l'amant, à Agamemnon qui tente de le subjuguer en lui rappelant qu'il est son vassal et qu'il est lié par le serment, Achille oppose les deux seules répliques irréfutables :

Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours ? Aux pieds de ces remparts quel intérêt m'appelle ? [...] Qu'ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j'ai faites ?

Je n'y vais que pour vous, barbare que vous êtes ; Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ; Vous, que j'ai fait nommer et leur chef et le mien ; (IV. 6, 1397-1409).

Il reste, jusque dans la soumission, maître de ses actes, puisque c'est à lui qu' Agamemnon doit son autorité. À la logique de l'État, de l'honneur et de la guerre, il oppose celle de l'autodétermination, qui ne se justifie par rien d'extérieur à elle-même. Devant ce rejet de ce double faux discours, celui de la raison d'État et du devoir d'allégeance, Agamemnon ne peut que se taire et se laisser emporter par la passion, devenue illégitime, car elle n'est plus celle du pouvoir, ni même de l'amour, mais celle de l'orgueil :

Ma gloire intéressée emporte la balance. Achille menaçant détermine mon cœur : Ma pitié semblerait un effet de ma peur. (IV. 4, 1455-1457.)

Privé des armes de la rhétorique, Agamemnon passe à la rhétorique des armes, prêt à sacrifier sa fille pour défier Achille, et non plus pour obéir à l'oracle. Cet aveuglement restera d'une certaine manière la marque du personnage, et son destin, puisqu'après le partage des dépouilles de Troie, c'est à Agamemnon que reviendra Cassandre, énonciatrice d'oracles « vrais » mais dont la parole ne sera jamais crue.

il

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

La stratégie oratoire d'Achille, quant à elle, se résume à nier la légitimité même de tous les discours qu'on lui adresse ; celui d'Ulysse : «Je vous laisse étaler votre zèle » (1. 2, 200) ; celui de Clytemnestre : « Et que prétend de moi votre injuste prière» (III. 7, 1074) ; et celui d'Iphigénie elle-même: «Ah cessez de tenir ce langage ! » (V. 2, 1561 .) Et en tout premier lieu, bien sûr, les discours d'Agamemnon, tyranniques, car ils ont recours à des moyens qui ne correspondent pas à leurs buts. Lorsqu' Agamemnon annonce à Iphigénie qu'elle va être sacrifiée, il invoque le devoir d'affection de sa fille tout en s'abritant derrière la supérieure raison d'État et la menace du désordre si l'oracle n'est pas obéi ; il aggrave encore la faute politique en faisant porter la responsabilité du sacrifice non seulement aux Grecs, mais aussi aux dieux :

Montrez, en expirant, de qui vous êtes née ; Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée. Allez ; et que les Grecs qui vont vous immoler, Reconnaissent mon sang en le voyant couler. (IV. 4, 1268-1272.)

Il mélange donc le cœur, la politique et le divin, sans jamais pouvoir les replacer dans leur ordre, pour s'exonérer d'une multiple transgression qui viole l'amour, l'État, les serments donnés, la nature même, et pour servir une gloire illégitime, car elle s'appuie sur des moyens injustifiables. Le sacrifice d'Iphigénie est, selon les termes de Clytemnestre, « un horrible festin », « un ordre inhumain », « un meurtre honoré du sang de l'innocence » (IV. 4). Pour Achille, les discours d'Agamemnon se réduisent au « parjure », à « l'outrage » et à la « trahison », et le sacrifice « viole l'amitié et la nature » (III. 6). Rien, pas même la parole divine, ne peut venir légitimer ce qui est représenté tout au long de la pièce comme une transgression primordiale, un acte inqualifiable qui ne peut être justifié par aucune morale, aucune « raison » et même aucune logique, comme le souligne Achille à plusieurs reprises. Il est le seul person- nage de la pièce à ne pas s'étonner du décret des dieux et à ne pas s'interroger sur sa signification. Il va jusqu'à mettre en doute l'oracle divin pour y substi- tuer le sien :

Votre fille vivra, je puis vous le prédire. Croyez du moins, croyez que, tant que je respire, Les dieux auront en vain ordonné son trépas : Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. (III. 7, 1099-1102.)

Ce n'est pas la parole divine qu'Achille remet en cause, mais bien l'oracle lui-même qui, parce qu'il médiatise cette parole, lui impose déjà une signifi- cation sujette à interprétation. « L'honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles », dit Achille pour qui le logos ne peut faire l'objet que d'une révélation

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE I

et non dune glose. « Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux », lance-t-il à Ulysse et à Agamemnon qui lui rappellent les oracles qui marquent sa destinée et lui ont annoncé sa mort au pied des murailles de Troie. Ce héros prédestiné qui garde malgré tout l'entière responsabilité de son existence et qui récuse à la fois le discours mondain et celui des glossateurs se définit par un nom propre à l'exclusion de toute représentation. Achille, « lui seul de tous les Grecs maître de sa parole » (II. 3, 634), s'affirme par un discours univoque qui ne cherche pas à convaincre, mais à dire, et à faire :

Je perds trop de moments en des discours frivoles ; Il faut des actions et non pas des paroles. (III. 7.)

Pris à partie par l'oracle, Agamemnon, Clytemnestre et Achille exposent une hiérarchie du discours. Agamemnon utilise la rhétorique, un discours artificiel parce qu'emprunté, dans tous les sens du terme. Clytemnestre, quant à elle, réfute les figures du discours et atteint à l'éloquence. Achille, enfin, récuse à la fois la rhétorique et l'éloquence, la raison et les effets. Ce héros, né d'une déesse, annoncé par les oracles et promis aux miracles, est triplement marqué par la divinité. Désigné par les dieux, il porte un nom « vrai » qui ne souffre aucune épithète et il parle en conséquence. Il est celui dont le langage et la parole ne font qu'un acte de discours - irréfutable, parce qu'absolument identique à lui-même.

Au cinquième acte, les dieux paraissent venir appuyer le bien-fondé de la révolte d'Achille, qui prend les armes contre le sacrifice. Ils viennent garantir le témoignage apporté par le deuxième oracle et le deuxième sacrifice qui signalent maintenant une chose : Achille avait dès le début le droit et le fait pour lui. Consacré par l'acte politique, que vient cautionner le divin, Achille est lié au ciel dans le dernier vers de la pièce. Venu demander raison de l'Etat et de l'Histoire aux Grecs, il est définitivement reconnu comme héros de l'histoire, comme acteur politique légitime auto-investi de son propre droit divin, dans une épiphanie du pouvoir permise par l'ambiguïté du texte :

N'en doutez point, Madame, un dieu combat pour vous. Un dieu en ce moment exauce vos prières ; Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières : Achille est à l'autel, Calchas est éperdu... (V. 5, 1728-31.)

La pièce ainsi modifiée, Euripide ainsi « dépassé » et le mythe perverti, Ylphigénie racinienne prend un éclat particulier dans le contexte historique. Racine poursuit une stratégie entamée de longue date, visant à se faire consa- crer comme premier auteur de sa génération. Pour cela, trois publics sont à conquérir : ses pairs, le public et le roi. Pour ce dernier, l'exercice consiste à faire l'éloge royal ; pour ses pairs, il lui faut non pas se rallier le public pour

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

lutter contre les critiques (ce qui fut la stratégie de Corneille), mais faire la preuve écrasante de sa supériorité. Racine semble avoir profité, à l'occasion de sa pièce, d'un concours de circonstances lui permettant de mener son offensive sur plusieurs fronts.

C'est au mois d'août 1674, à l'occasion des fêtes données à la cour pour célébrer la victoire de Louis sur la Franche-Comté, qu'a lieu la première représentation d 'Iphigénie, première pièce de Racine à être donnée à Ver- sailles. L'année précédente avait débuté l'affaire de la Régale, qui marquait de façon éclatante une nouvelle étape du conflit entre Louis et le pape à propos de la question de l'autorité temporelle de l'Église de Rome sur l'Église galli- cane (7). Or, la fin de la pièce peut réveiller certains échos de ce côté. D'une part, la mise en scène du contraste entre l'éclatante victoire royale sur la Franche-Comté et la déroute d'Agamemnon ne peut qu'être agréable. Le roi de légende pris en défaut flagrant d'autorité, incapable de maîtriser ses passions et son discours, ne peut que faire briller d'un éclat particulier les succès de Louis XIV et son éloquence, attribut naturel de la royauté qui atteint, de l'avis général, des sommets inégalés. D'autre part, le spectacle d'un héros s'insurgeant avec succès contre le prêtre Calchas, truchement des dieux, pourrait être interprété comme un commentaire sur l'infaillibilité papale, souligné par l'intervention d'un deuxième oracle désavouant le premier et par le geste d'Ériphile, qui arrache le couteau des mains du prêtre pour s'immoler elle-même. Car Achille, devenant ce qu'il est, se consacre lui-même instance légitime de puissance, au pied de l'autel où va se faire le sacrifice du signe double de la signification, de l'équivoque de l'acte politique. Ériphile, l'instru- ment féminin requis par le culte de Diane/Artémis (s), devient elle aussi légitime ; elle s'autodésigne et fait le geste indispensable à l'autorisation du sacrifice (9) , achevant ainsi de substituer à la garantie théologique l'tf ¿-solution du pouvoir devenu divin de son propre fait. Elle se substitue au bouc émissaire en écartant, comme autant d'accessoires vidés de sens et qui ne sont plus que les instruments de l'attentat contre le pouvoir en train de naître, les « profa- nes » mains du prêtre brandissant « le fer sacré », assumant ainsi pleinement le poids de la faute politique et l'absolution d'Achille. Et si Iphigénie, prêtresse de Diane, « pleure » son ennemie, ce n'est pas parce qu'elle est une âme sensible. C'est maintenant sa fonction dans l'Histoire. Porteuse de la mort de

7 Sur l'affaire de la Régale et ses ramifications, voir Robert Mandrou, Louis XIV et son temps , P.U.F., 1893, pp. 204-233. 8 Sur le rôle politique des femmes dans le culte d'Artémis et la fonction d'Iphigénie dans la pièce d'Euripide, voir Marcel Détienne, « Violentes "Eugénies". En pleines Thesmophories : des femmes couvertes de sang », in J.-P. Vernant et Marcel Détienne, La Cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, 1979, pp. 184-214. 9 Sur le consentement necessaire de la victime du sacrifice, voir Marcel Detienne, « Pratiques culinaires et esprit de sacrifice », op. cit., p. 19.

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE I

son double, elle devient l'effigie, le signe, sèma! tombeau de l'ordre ancien ( i o) , l'ombre de l'Église absorbée maintenant dans une « auguste alliance ».

Est-ce à dire qu'Achille « remplace » Agamemnon, déchu de son pou- voir, dans la représentation de l'absolue souveraineté royale par celui qui va en devenir l'historiographe ? Pas exactement. Il s'agit plutôt d'une lignée qui s'établit, à rebours, et sur le mode du reflet. C'est précisément parce qu'Achille n'est pas Louis que l'effet d'encensoir peut jouer, par la montre ostentatoire du lieu vide du pouvoir, que seul Louis peut remplir. Achille ne fait que signifier la puissance politique ; il n'aura jamais le pouvoir, ni dans le mythe - puisqu'il trouve la mort annoncée devant Troie - ni dans Andromaque , puisqu'il n'est plus qu'une présence absente, un symbole de l'hégémonie grecque, que son fils Pyrrhus finira par oublier (11). Il n'est que l'un des deux termes de « l'auguste alliance », l'immanence du pouvoir jamais réalisé. Ainsi, grâce à Iphigenie, « au moment même de son triomphe, l'absolutisme s'offre, dans le monde clos du théâtre, le spectacle de ce qui aurait pu être sa faiblesse (12). »

Et Achille incarne aussi, d'une certaine manière, une autre figure de la prétérition, celle de l'éloge royal, amorcé dès 1666, avec Y Alexandre. Dans « L'épître au roi » qui préfaçait sa pièce, Racine nous disait (ainsi qu'à son auguste destinataire), que ce « héros » et ce « conquérant » était tout sauf une image de Louis ; lequel d'ailleurs ne s'y était pas trompé, puisque « quelques efforts que l'on eût faits pour défigurer [s]on héros, sa majesté l'a[vait] reconnu pour Alexandre », et non pas pour lui-même. Louis, lui, selon toute apparence, et contrairement à d'autres, savait voir, et lire entre les lignes. Racine continuait en disant qu'avant de chanter les louanges du roi (« carrière trop vaste et trop difficile»), il fallait qu'il se fasse encore la main «sur quelques autres héros de l'antiquité ». C'était préparer l'arrivée d'Achille, qui semble présenter toutes les qualités requises : comble de l'héroïsme et dernier héros sans tache de la liste racinienne. Annoncé par les oracles et promis aux miracles, il se trouve être aussi, a posteriori, une espèce de hérault, annonçant Louis Dieudonné, dont la naissance miraculeuse, bénédiction tardive du ciel en veine d'indulgence envers un couple royal vieillissant et en mal de progé- niture après vingt-trois ans de mariage stérile, prit alors toutes les allures d'un oracle de la grandeur à venir. Enfin Achille, contrairement à Alexandre, n'a pas eu à se plaindre qu'il « n'a eu personne de son temps qui pût laisser à la postérité la mémoire de ses vertus ». Alexandre, dit-on, pleura sur la tombe

1 0 « Certains disent que le corps est le tombeau [sèma] de l'âme, parce qu'elle y est ensevelie pendant cette vie. Comme d'autre part, c'est par lui que l'âme signifie ce qu'elle veut dire, on dit qu'à ce titre le nom de sèma [signe] lui convient. Mais ce qui me paraît plus vraisemblable, c'est que ce sont les orphiaues qui ont établi ce nom dans la pensée que l'âme expie les fautes pour lesquelles elle est punie, et qu'elle est enclose aans le corps, comme dans une prison, pour qu'il la maintienne saine et sauve ; il est donc, comme son nom l'indique, le sòma [sauveur] de l'âme, jusqu'à ce qu'elle ait acquitté sa dette... » Platon, Cratyle , 400 b, trad. Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1967. 1 1 « (...) un roi victorieux /(...)/ Qui ne se souvient plus qu'Achille était son père », Andromaque , H, 8. 12 uiicKsonn, op. cit., p. yu.

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

d'Achille, jaloux non pas de la gloire du héros grec, mais du témoignage qu'en laissa Homère. Le conquérant du monde ne pouvait se prévaloir d'un si glorieux historiographe. Cette allusion prend tout son intérêt lorsqu'on sait qu'elle sera reprise à l'envi dans les harangues et les discours de réception de l'Académie pour faire valoir le besoin impérieux d'une véritable histoire du règne. Racine ne sera nommé historiographe royal qu'en 1677, onze ans plus tard. Doit-on croire qu'il se met déjà sur les rangs en 1666 ? On sait qu'il a un sens aigu de la promotion. En attendant la consécration finale, il sera nommé le 27 octobre 1674 au poste de Trésorier de France au bureau des finances de Moulins. Rien que de très banal, la vénalité des charges permet de gravir les échelons sans mérite particulier. Mais Racine obtient ce poste gratuitement, par décret royal et sur intervention de Colbert, assorti d'un privilège royal (et rare) le dispensant de l'obligation de résidence, condition jugée indispensable à la jouissance des bénéfices de cette charge. Le geste est de taille ; il corres- pond à une rente annuelle de 2 400 livres par an, une somme largement supérieure aux gratifications reçues précédemment par Racine, et qui n'ont jamais dépassé 1 500 livres.

Il reste enfin à Racine à justifier pleinement le rôle d'Ériphile et à régler certains comptes dans la querelle des Anciens et des Modernes. La préface dlphigénie s'y emploie de deux manières. Dûment éduqué par ses maîtres de Port-Royal, il connaissait ses classiques, et savait le grec, contrairement à la vaste majorité de ses contemporains. Il en profite et fait jouer cette science. La préface se compose de deux parties : la première est un commentaire sur la pièce elle-même, la seconde une défense d'Euripide. Racine justifie son inven- tion d'Ériphile, et c'est alors que non seulement le personnage, mais aussi le sacrifice lui-même signifie Racine et le consacre.

Car le dithyrambe d'Euripide qui conclut la préface ď Iphigenie est lui aussi une manière de sacrifice du modèle grec et renvoie à la pièce tout entière. Iphigénie elle-même est une « découpe » du poème d'Euripide, qui reproduit, à des siècles de distance, la rivalité entre Euripide et Eschyle. Racine rejoint Achille à l'autel, se substitue à Calchas et, en véritable mageiros (boucher sacrificateur), démembre à son tour la pièce d'Euripide, après avoir découpé, dans le « corps » de la pièce, la rhétorique en morceaux de bravoure, exposant les faiblesses des raisonnements et des moyens, pour enfin la reconstituer, en « constitution » politique de la tragédie racinienne (13). Ériphile, « amante de la discorde», qui ne voyait en Achille qu'un «bras ensanglanté» et de « cruelles mains », ouvre la brèche nécessaire dans le signifiant tragique pour que la chose politique y trouve son lieu ; elle verse à son tour « le sang des

1 3 Sur les rapports entre dithyrambe, tragédie et sacrifice dans la poésie grecque, voir Jesper Svenbro, « La découpe du poème », Poétique , n° 58 (1984).

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE I

héros », devient Iphigénie, « qui naît dans la force », « qui fait naître la force » ( 1 4) . La version d'Euripide est sacrifiée, offerte en holocauste à la gloire de Racine.

Enfin, en véritable chora , Ériphile « donne lieu » à une « autre réalité portant le même nom (15) », à une place vide, celle de la puissance po'itiquc/poïétique en train de s'instaurer. Car Ériphile, c'est le tragique à l'œuvre. Là aussi, « à l'autel », elle assigne un lieu, celui de la création poétique, et cautionne la liberté prise avec le mythe, ce que ne pouvait faire la véritable Iphigénie, fille d'Agamemnon. Racine ne manque pas de le souligner dans la préface de sa pièce :

Quelle apparence que j'eusse souillé la scène par le meurtre d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu'il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et incroyable parmi nous ?

Je puis dire donc que j'ai été très heureux de trouver dans les anciens cette autre Iphigénie que j'ai pu représenter telle qu'il m'a plu...

La substitution permet ainsi d'apporter une solution à un problème avec lequel Racine se débattait depuis le début. On avait reproché à son Alexandre d'être trop romanesque, et au Pyrrhus ď Andromaque de ne pas l'être assez. La question de l'adaptation des mœurs et des caractères antiques aux règles de la bienséance dictées par le goût classique se trouvait ainsi réglée. Il a soin de le signaler : «J'ai reconnu avec plaisir, dit-il, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes. » De plus, l'invention du personnage permettait aussi à Racine d'éviter de « dénouer [s] a tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ». Ériphile fournissait donc à Racine un excellent prétexte pour se soumettre de bonne grâce aux règles de la bienséance et de la vraisemblance tout en égratignant au passage ceux qui croyaient encore au théâtre à machi- nes. Coup double donc, et qui fonctionne dans les deux sens. Car la vraisem- blance et la bienséance sont tout au plus de faux prétextes. Rien n'empêchait

1 4 Sur la signification des noms des personnages, voir Glicksohn, op. cit. 1 5 « [...] il faut convenir qu'une première réalité existe : ce qui a une forme immuable, et qui ne naît point et ne périt point, ce qui n'admet jamais en soi aucun élément venu d'ailleurs, ce qui ne se transforme jamais en autre chose, ce qui n'est perceptible ni par la vue ni par un autre sens, ce qu'il est donné à l'intellect seul de contempler. Une seconde réalité porte le même nom : elle est semblable à la première, mais elle tombe sous les sens, elle naît, elle est toujours en mouvement, elle naît dans un lieu déterminé, pour en disparaître ensuite ; elle est accessible à l'opinion jointe à la sensation. Enfin il y a toujours un troisième genre, celui du lieu [chôra] : il ne peut mourir et fournit un emplacement à tous les objets qui naissent. » Platon, Timée, 52 a-b, trad. Albert Rivaud, Les Belles- Lettres, 1956.

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■ L'IPHIGÉNIE DE RACINE

en effet Racine d'avoir recours aux dieux et aux métamorphoses par le truchement du récit, et de convoquer un autre Théramène. Ou encore il aurait pu invoquer les contraintes de la représentation ; la première à' Iphigénie eut lieu dans un théâtre de verdure, où il n'était pas question de faire intervenir le lourd appareillage requis par le deus ex machina. Faux-semblants et écrans et fumée, donc, qui ont pour but de justifier et d'absoudre le personnage et son créateur. Loin d'être « inutile » ou « vicieux », comme le jugeait Granet, le personnage d'Ériphile était indispensable.

Enfin, fidèle à lui-même, Racine veut avoir le dernier mot. La noble défense d'Euripide qui conclut la préface d 'Iphigénie est, elle aussi, un effet de reflet, ambigu cette fois, pour ne pas dire équivoque. Pourquoi avoir choisi pour cet éloge Y Alceste, une pièce qui n'a aucun rapport avec Iphigénie ? Il se trouve qu'il s'agit d'une allusion à peine détournée à une autre controverse, qui marque une étape dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. Au programme des réjouissances de Versailles de l'été 1674, outre la pièce de Racine, se trouve aussi un opéra de Lulli, Alceste , sur un livret de Quinault tiré d'Euripide. Malgré son succès, l'opéra se voit attaqué par le parti des Anciens en train de se constituer. Lulli a pris trop de libertés, et sa « modernité » est du plus mauvais goût. Charles Perrault, qui cherche à asseoir son influence à la cour, se lance alors au secours de Lulli, et publie en juillet 1674 (quelques jours à peine après la première ď Alceste, le 4 juillet, et peu de temps avant la première ď Iphigénie, le 18 août) une Critique de l'opéra , où il attaque Euri- pide, coupable, selon lui, d'invraisemblance et de mauvais goût, deux défauts inexcusables dans l'esthétique classique. Les dates paraissent trop rappro- chées pour signaler autre chose qu'une simple coïncidence, et la défense d'Euripide par Racine ne serait que la défense attendue de sa source favo- rite (ìó). Mais les trois œuvres sont liées ; Racine avait commencé à travailler sur une première version de Ylphigénie en janvier 1673, puis songé lui aussi à une Alceste , dont il aurait rédigé une ébauche. Les répétitions de Y Alceste de Lulli ayant commencé dès novembre 1673, on peut se demander si Racine n'a pas été alors pris de court, et forcé de se rabattre sur Iphigénie. D'autre part, on imagine mal qu'il n'ait pas au moins essayé sa pièce à Versailles avant la première représentation, d'autant que les contraintes de la mise en scène étaient toutes nouvelles pour lui. Il est donc hautement probable que Perrault a eu l'occasion de voir Ylphigénie avant la première. Il ne fait aucun doute en tous cas qu'il en connaissait le sujet et que sa Critique prend en partie Racine pour cible.

Dans sa riposte, Racine fait l'éloge d'Euripide et de son Alceste , et s'en prend aux Modernes en les accusant de ne pas savoir lire. Il était alors en

1 6 La Critique de Perrault porte privilège du 16 juillet ; celui ď Iphigenie est daté du 28 janvier 1675 et la pièce est publiée sans doute en février.

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SIGNE CHIFFRE ÉCRITURE I

position de force, car, encore une fois, bien peu de gens pouvaient à l'époque se vanter comme lui de savoir le grec et de lire l'original. Marc Soriano souligne, dans son Dossier Charles Perrault, que l'intrigue d'Iphigénie et celle ď Alceste sont similaires, car il s'agit dans les deux cas de la substitution d'une victime sacrificielle. Racine, attaqué indirectement, répondrait donc sur le même terrain (17). Mais on peut donner à la riposte une valeur plus générale. Racine doit défendre Euripide, non seulement parce qu'il s'inspire de lui, mais aussi, et peut-être surtout, pour lui rendre sa place de plus grand tragédien de l'Antiquité. Car si Racine parvient à faire mieux que sa source, il devient par définition plus grand que le plus grand. C'est bien ainsi que la préface présente le problème. « Quelle apparence, dit Racine dans un passage déjà cité, de dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et incroyable parmi nous ? » Euripide, le plus grand tragédien grec, est absurde et incroyable pour le public éclairé du règne de Louis le Grand. Seul Racine, à même de lire l'original, peut à la fois rétablir la gloire de son illustre prédécesseur et faire sa critique, pour enfin doubler son propre prestige en faisant mieux que son maître.

Et pour mettre les choses tout à fait au point, Racine termine sa préface en citant Quintilien, dans « l'ordre », en français, puis en latin :

Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à prononcer sur les ouvra-

ges de ces grands hommes, de peur qu'il nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n'entendons pas ; et s'il faut tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu'en y blâmant beaucoup de choses.

1 7 Deux ouvrages donnent le détail des péripéties de l'affaire : Marc Soriano, Le Dossier Charles Perrault (Hachette, 1972), et Étienne Gros, Philippe Quinault, sa vie et ses œuvres (Slatkine Reprints, 1970 [1926]).

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