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Courrier de l’environnement de l’INRA n° 54, septembre 2007 137 Sergio Dalla Bernardina L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux 2006, Éditions Métailié, « Traversées », 200 p. « Nuit gravement à la santé du poulet » L’espace médiatique est de plus en plus occupé par les amis des animaux – éthologues, vétérinaires, philanthropes – chantant les louanges de « nos amis les bêtes ». Grâce au travail de ces spécialistes, l’animal, d’énigmatique qu’il était, est devenu compréhensible. Et plus on le comprend, plus on l’admire… L’homme aussi, dans certains secteurs des sciences humaines, devient de plus en plus transparent : il suffit, comme nous le suggèrent les sociologues américains, de ne pas le prendre pour un « idiot culturel », de ne plus vouloir percer ses motivations inconscientes pour que tout devienne finalement clair. Au regard de ces tendances, le dernier ouvrage de Sergio Dalla Bernardina L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux (Métailié, 2006) fait l’effet d’un pavé dans la mare tant cet ouvrage est dérangeant, parfois même agaçant. S’il risque d’en mettre plus d’un mal à l’aise, il n’en demeure pas moins qu’il nous incite à revisiter nos convictions, nos sensibilités et à interroger leurs fondements. Cette étude rédigée dans un style enlevé peut être reçue comme un livre supplémentaire parmi la grande famille des livres sur les animaux. L’animal y est omniprésent, bien entendu, mais en tant qu’ « objet transitionnel », sorte de « doudou pour adultes », comme le qualifie Dalla Bernardina, « dernier chaînon d’une longue succession d’appropriations arbitraires » (p. 15). Si autrefois nous faisions parler à notre place le bon sauvage, le pauvre, le paysan, « aujourd’hui, l’ambiguïté de nos projections sur nos semblables les plus démunis étant devenue trop lisible, il ne nous reste plus que l’animal, ce dernier faire-valoir, pour mettre en scène nos bons sentiments et nos haines (toujours) légitimes. » De l’homme prétexte, on serait ainsi passé à l’animal prétexte (p. 15-16). Les vertus de la race L’auteur procède par une série de mises en doute. Avons-nous bien assimilé la leçon antiraciste ? On serait en droit de l’espérer. Pourtant, nous dit l’auteur, il suffit de se pencher sur le monde des dresseurs ou de feuilleter les revues consacrés aux animaux d’appartement pour y retrouver, intactes, les théories d’Arthur de Gobineau sur le lien entre race et dispositions psychologiques : « Le

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Courrier de l’environnement de l’INRA n° 54, septembre 2007 137

Sergio Dalla Bernardina

L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux

2006, Éditions Métailié, « Traversées », 200 p.

« Nuit gravement à la santé du poulet »

L’espace médiatique est de plus en plus occupé par les amis des animaux – éthologues, vétérinaires, philanthropes – chantant les louanges de « nos amis les bêtes ». Grâce au travail de ces spécialistes, l’animal, d’énigmatique qu’il était, est devenu compréhensible. Et plus on le comprend, plus on l’admire… L’homme aussi, dans certains secteurs des sciences humaines, devient de plus en plus transparent : il suffit, comme nous le suggèrent les sociologues américains, de ne pas le prendre pour un « idiot culturel », de ne plus vouloir percer ses motivations inconscientes pour que tout devienne finalement clair.

Au regard de ces tendances, le dernier ouvrage de Sergio Dalla Bernardina L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux (Métailié, 2006) fait l’effet d’un pavé dans la mare tant cet ouvrage est dérangeant, parfois même agaçant. S’il risque d’en mettre plus d’un mal à l’aise, il n’en demeure pas moins qu’il nous incite à revisiter nos convictions, nos sensibilités et à interroger leurs fondements.

Cette étude rédigée dans un style enlevé peut être reçue comme un livre supplémentaire parmi la grande famille des livres sur les animaux. L’animal y est omniprésent, bien entendu, mais en tant qu’ « objet transitionnel », sorte de « doudou pour adultes », comme le qualifie Dalla Bernardina, « dernier chaînon d’une longue succession d’appropriations arbitraires » (p. 15). Si autrefois nous faisions parler à notre place le bon sauvage, le pauvre, le paysan, « aujourd’hui, l’ambiguïté de nos projections sur nos semblables les plus démunis étant devenue trop lisible, il ne nous reste plus que l’animal, ce dernier faire-valoir, pour mettre en scène nos bons sentiments et nos haines (toujours) légitimes. » De l’homme prétexte, on serait ainsi passé à l’animal prétexte (p. 15-16).

Les vertus de la race

L’auteur procède par une série de mises en doute. Avons-nous bien assimilé la leçon antiraciste ? On serait en droit de l’espérer. Pourtant, nous dit l’auteur, il suffit de se pencher sur le monde des dresseurs ou de feuilleter les revues consacrés aux animaux d’appartement pour y retrouver, intactes, les théories d’Arthur de Gobineau sur le lien entre race et dispositions psychologiques : « Le

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raisonnement est très simple », pouvait-on lire sous la plume d’Alpino cité par l’auteur : « à partir de l'axiome que l'habilité et les mérites du chien résultent de la pureté du sang, et vu l'hybridation généralisée que nous voulons bannir de nos races canines, il faudra promouvoir tous les moyens favorisant la régénérescence du sang et la purification de la bâtardise (revue Caccia e tiri, 1885, citée par Dalla Bernardina, p. 35). Autre occurrence, contemporaine cette fois : « Fidèle, intelligent, affectueux et noble, telles sont les qualités du bouvier appenzellois. Bon gardien, mais aussi bon sportif, vous pourrez pratiquer avec lui tous les sports canins et notamment l'agility et la nage. Une telle noblesse ne s'acquiert qu'avec la distance. Ainsi, il ne fera pas la fête au premier venu et se montrera distant avec les étrangers » (Atout chien, cité par Dalla Bernardina, p. 31).

Notre amour pour les animaux annoncerait-il un progrès moral ? Serait-il le témoignage d’un « nouveau contrat » que nous aurions signé avec les autres espèces ? Cela se dit. Mais si l’on considère froidement les récits décrivant ce tendre attachement (de l’affection de Caligula pour son cheval à celle de Mitterrand pour son labrador), on s’aperçoit qu’ils mettent en scène une passion asymétrique : celle d’un « maître », généreux, philanthrope et égalitaire, pour son « esclave » humble et reconnaissant. Ainsi, écrit Dalla Bernardina, l’amour pour les animaux, dans ce qu’il a de narcissique et de paternaliste, rappelle d’autres amours : celui du châtelain pour ses protégés, du PDG pour son chauffeur, du missionnaire pour ses convertis, de l’apparatchik pour ses prolétaires, etc. Il rappelle aussi, et le propos est particulièrement scandaleux, celui de l’ethnologue pour ses « indigènes » : « En fait, quoi de plus noble, de plus enivrant, que de se faire le porte-parole de ces masses anonymes maintenues au fil des siècles à l’écart de l’histoire ? Quoi de plus rassurant, pour un Moi toujours menacé, que d’être entouré par une multitude d’autochtones mal alphabétisés, humbles et reconnaissants à qui restituer la parole confisquée ? N’y a-t-il pas quelque chose d’indécent dans l’orgueil qui nous envahit en pensant à la joie de nos informateurs les plus désemparés, lorsqu’ils retrouveront leur témoignage voire leur photo dans un journal ou dans un ouvrage ? » (p. 71-72).

Dans L’éloquence des bêtes, Sergio Dalla Bernardina pousse à l’extrême une hypothèse de travail qu’il poursuit depuis longtemps, mais que l’ambiance ethnologique des années 1980-1990, réfractaire aux apports de la psychanalyse – pas de référence au « désir », pas de recours aux « pulsions » dans l’explication des faits culturels – avait rendue pratiquement « inaudible ». On sait que les spécialistes de l’anthropologie religieuse, de James Frazer et Lucien Lévy-Bruhl à Walter Burkert et René Girard, ont beaucoup insisté sur la mauvaise foi de l’« homo necans »1 et sur la myriade de rites de déculpabilisation, d’expiation, de restitution qu’il a inventée pour justifier son action – des rites que Karl Meuli, dans les années 1930, avait qualifié de « comédie de l’innocence ». S’agit-il de conduites complètement révolues ? Telle est la question de Dalla Bernardina. Ne retrouve-t-on pas dans les comportements collectifs de l’homme moderne des indices confirmant la présence de ce même besoin contemporain occidental d’expiation et de déni ?

Dans un article rédigé en 1984, Dalla Bernardina avançait une première réponse : l’analyse d’un corpus de poèmes cynégétiques du XIXe siècle à la lumière des réflexions freudiennes sur le mot d’esprit et sur l’expérience esthétique montrait les démarches « de restitution » – on remercie la proie – et « de diversion » – on attire l’attention sur les aspects inessentiels, on rejette sur autrui la responsabilité du récit de chasse. Le respect des clichés, le recours quasi religieux à des formules stéréotypées répondaient à une stratégie, évidente pour l’observateur d’aujourd’hui, mais inconsciente chez les acteurs de l’époque. Il s’agissait de donner un sens à la mort de l’animal et de savourer au passage les plaisirs équivoques liés à l’expérience du spectacle sanglant2.

1. Du latin necere : tuer, faire périr.

2. Il simbolismo venatorio. Analisi di tre testi dell’800 bellunese, op.cit. p. 249- 276. Dans cet article, l’auteur insistait sur l’intérêt de l’œuvre de Walter Burkert et de René Girard dans l’analyse des dynamiques culturelles relatives au champ de la

nature bien avant leur récente « réhabilitation ».

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Quelques années plus tard, Dalla Bernardina met en résonance les comportements contradictoires de l’homme contemporain – à la fois consommateur et protecteur de la nature sauvage, destructeur de forêts primaires et chantre ému du développement durable – et les formes récentes de « comédie de l’innocence »3.

« Nuit gravement à la santé du poulet »

Dans L’éloquence des bêtes, le soupçon de mauvaise foi, d’escamotage rituel, n’épargne plus personne. En projetant sur notre société une sorte de « regard éloigné », à la manière d’un Martien découvrant notre planète, l’auteur interprète les actions des protecteurs des animaux, des végétariens, des antispécistes (ceux qui voient dans la frontière entre les espèces une construction arbitraire) comme des actes symboliques doublement instrumentaux :

– des prises de pouvoir individuelles permettent à l’« objecteur de conscience » de s’accaparer, au nom de l’animal, les prérogatives morales du « sauveteur », du « secouriste », de « celui qui aime la vie, alors que les autres …» ;

– des incantations collectives offrant l’opportunité à une société « structurellement carnivore » de faire amende honorable vis-à-vis de ses victimes.

Pour soutenir cette hypothèse, l’auteur examine une série de figures paradoxales, associées à l’abolition de la frontière entre l’homme et l’animal qui, en dépit de leur incohérence, peuplent notre imaginaire sans que nous y trouvions à redire. C’est le cas, notamment, de l’image utopique de l’arche de Noé. Ce mirage d’une cohabitation possible et souhaitable entre carnivores et herbivores, entre proies et prédateurs, alimente l’univers disneyen, et se trouve au centre de récits « écologistes » (l’Histoire de la mouette et du chat qui lui apprit à voler de Luis Sepúlveda) ou de films d’animation (La prophétie des grenouilles ou Chicken Run) prônant la fin de l’alimentation carnée et présentant les fermiers, « nos pourvoyeurs habituels de viande de poulet » (p. 170), comme des tortionnaires sans scrupules.

Derrière le topos de l’arche de Noé, on voit se profiler une nouvelle représentation du lien entre les espèces : la mise en parallèle, de plus en plus fréquente chez les amis des animaux, des abattoirs et des camps d’extermination. En rebondissant sur une série d’exemples proposés dans un tout autre esprit par Elisabeth de Fontenay (1998), et en se référant aux travaux de Peter Singer (1977), de Charles Patterson (2003), Dalla Bernardina s’interroge sur le sens anthropologique, donc collectif et indépendant des motivations individuelles, de ces positions peu réalistes mettant sur un même plan la vie d’un humain et celle d’un poulet. Certes, on pourrait considérer ces rapprochements osés, comme l’expression d’un engagement éthique de quelques individus particulièrement sensibles, végétariens ou militants du front de libération animale. « Mais un fait évident », écrit Dalla Bernardina, « nous incite à envisager la question sous un autre angle : ce même discours sur la sensibilité des animaux, sur leur proximité avec les humains, n’est pas l’apanage des végétariens. Nombreux sont ceux qui, à l’instar du spectateur de Chicken run, s’émeuvent tout en continuant de consommer carné. En déduire l’incohérence du discours par rapport à la pratique ne nous conduirait pas très loin… Ce discours, en fait, devient tout de suite cohérent si on l’appréhende sous l’angle symbolique. Il est cohérent, et même efficace, dès que l’on accepte l’hypothèse que ce qui est poursuivi, derrière la variété des motifs individuels, est un objectif collectif : il s’agirait moins d’abolir la distance que de l’expliquer, de la naturaliser, de la renforcer tout en la dissimulant » (p. 174). En réalité, n’en déplaise aux spécialistes en éthique animale, nous savons depuis toujours que même les poulets auraient droit à la vie, et que les supprimer avec humanité, après un long séjour de vacances dans la Bresse, ne résout pas le problème. Mais, confrontés à l’alimentation carnée, nous réagissons comme les Nuer [qui avouent, dans un de leurs proverbes] : « si nos cœurs sont tristes nos estomacs sont dans la joie. » C’est ainsi que nous

3. L’Utopie de la nature. Chasseurs, écologistes, touristes. Paris, Imago, 1996.

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souscrivons à la leçon de Chicken run. Nous soutenons l’évasion des gallinacés, nous sommes outrés par le comportement des fermiers... et nous continuons à manger des poulets. (…) L’opération

sentirait-elle la duperie ? Ce n’est pas la première fois, suggère Dalla Bernardina, que nous arrivons à

résoudre nos contradictions en alternant anathème et confession, dénégation et regret public.

Autrefois, nous pleurions sur le sort du bœuf sacrificiel tout en ravivant, entre deux sanglots, le feu du

chaudron. Dans un proche avenir, si les conventions morales l’exigent, nous sortirons peut-être de

chez le rôtisseur en brandissant des sachets « politiquement corrects » avec la mention : « Nuit

gravement à la santé du poulet » (p. 171).

La conclusion de l’auteur, on l’aura compris, est difficilement compatible avec les approches en

sciences humaines qui s’en tiennent aux intentions manifestes, aux mobiles conscients des sujets

sociaux : « pourquoi ces histoires transgressives sur la distance homme-animal ont-elles aujourd’hui

un si grand succès ? Peut-être parce qu’elles continuent à rendre les services assurés, autrefois, par les

mythes et les contes animaliers… Leur caractère irréaliste peut étonner (des chats solidarisent avec des

rats, des cochons sont comparés aux victimes de l’holocauste …), mais toute hésitation se dissipe

lorsqu’on accepte le principe que même la société contemporaine, comme les précédentes, comme les

sociétés primitives, éprouve le besoin de se raconter des histoires, invraisemblables mais édifiantes,

pour se consoler, pour se justifier. Même l’excès de franchise de ces descriptions à la limite du

tolérable peut s’expliquer dans la même perspective : le discours sur la responsabilité des humains

devient ainsi un mea culpa, une action sublimatoire, à la manière de la tragédie grecque, permettant de

purifier, dans un aveu public opportunément théâtralisé, la souillure collective » (p. 181).

La cruauté du chasseur et l’érotisme du boucher

Profiter des animaux tout en pleurant sur leur sort est une attitude qui interroge Dalla Bernardina et le conduit à examiner deux dispositifs de ce type. Un des plus connus est celui du bouc émissaire. S’il est vrai que les professionnels du monde animal et les « amateurs d’animaux » (à l’instar de Brigitte Bardot) ont peu de chances de s’enthousiasmer pour ce livre, ceux qui, en revanche, y trouveraient peut-être des arguments pour « normaliser » leur passion – des arguments autres que l’amour de la nature, la protection du gibier, la défense du terroir et de ses anciennes traditions… – sont paradoxalement les chasseurs. Dans un chapitre consacré à la « cruauté », nous apprenons que l’engouement des écologistes pour le retour du loup, l’intérêt des lecteurs de National Geographic pour les traques et les lynchages entre bêtes sauvages ne sont pas dépourvus de composantes sadiques : « Les agissements du loup offrent au public des scénarios, et donc des modèles de comportement, où le recours à la force est légitime. Ce spectacle peut donner envie de changer de chaîne. Il peut, en revanche, séduire tous ceux qui se sentent bridés par les conventions sociales et trouvent qu’il est souhaitable, de temps à autre, de « se désinhiber », de « laisser libre cours aux émotions » (p. 110).

Nous apprenons aussi que la faute du chasseur n’est pas tant de tuer et de manger ses proies, souvent avec plaisir, que de rendre visible le fait inéluctable de la mort des animaux à une société qui fait tout pour le masquer.

Il en va de même pour la figure du boucher, note l’auteur. Accusé par Charles Patterson d’être enclin au nazisme, et par Florence Burgat d’incarner, comme dans un film de Marco Ferreri, « la triade que forment la sexualité, la carnivoréité et la mort » (p. 138), le boucher permet de rapprocher, sur le plan symbolique, consommation de viande et consommation sexuelle et de stigmatiser, d’un seul coup, aussi bien l’une que l’autre : « Sa cruauté cesse de se poser en conjecture… pour devenir le symbole des cruautés réelles et imaginaires les plus variées : « boucher » comme synonyme de « machiste », de « violeur », de « sadique », de « mari jaloux qui fait un carnage »… Mais dans cette lecture de type sémiologique qui questionne la figure du boucher comme simple signifiant, même l’animal finit par devenir un prête-nom, docile instrument d’une stratégie égocentrique (« la victime, c’est moi »). Vu

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sous cet angle, en fait, l’animal n’est qu’un prétexte. L’humanité que nous sommes prêts à lui reconnaître ne sert qu’à sanctionner l’inhumanité des autres, relégués au rang de « bouchers », et à nier la part d’animalité que nous partageons avec lui (notre côté pulsionnel, féroce et charnel, notre caducité…) » (p. 141-142). On l’aura compris, le discours est dénué de tout compromis.

Anthropocentrisme permanent

On ne manquera pas de noter le caractère quelque peu « décalé » de cette pensée, fort éloignée de la

démarche de Dominique Lestel lorsqu’il prône une ethnographie des sociétés animales et nous convie

à nous intéresser « aux agents autonomes ou partiellement autonomes et à leurs relations avec les

humains » (p.11). Dalla Bernardina ne privilégie pas l’interaction homme/animal, mais bien le

discours des hommes sur les animaux.

Dans le très bel ouvrage de Philippe Descola Par-delà nature et culture (2005), nous apprenons que la

place et le statut des animaux, les distances ontologiques entre les espèces que nous avons tendance à

universaliser, sont en fait des variables culturelles. L’étude de Sergio Dalla Bernardina – s’il faut prendre au sérieux l’épilogue satirique qu’il nous propose en guise de conclusion – se situe clairement du côté de l’universalisme. Dans le monde « ésopéen » (et anthropocentrique) de L’éloquence des bêtes, les animaux ont beau être (re-)présentés par les humains comme des partenaires, des objets, des cousins par alliance ou des ancêtres totémiques, il n’en demeure pas moins qu’à la fin de la représentation, qu’ils le veuillent ou non, ils finiront par être mangés.

Sophie Bobbé

Références bibliographiques

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DALLA BERNARDINA S., 2006. L’éloquence des bêtes. Quand l’homme parle des animaux. Métailié (Traversées), Paris, 200 p.

DALLA BERNARDINA S., 1996. L’Utopie de la nature. Chasseurs, Écologistes, Touristes. Imago, Paris, 320 p.

DALLA BERNARDINA S., 1985. Il simbolismo venatorio. Analisi di tre testi poetici dell’800 bellunese. Annali della Facoltà di lettere e filosofia dell’Università di Siena, vol. V, Olschki, Firenze.

DE FONTENAY E., 1998. Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animal. Fayard, Paris, 784 p.

DESCOLA P., 2005. Par-delà nature et culture. « Bibliothèque des Sciences Humaines », Gallimard, Paris, 623 p.

GIRERD J.R., TCHERENKOV I., 2003. La prophétie des grenouilles. Milan jeunesse, Toulouse, 48 p.

LESTEL D., 2001. Les origines animales de la culture. Flammarion, Paris, 368 p.

PATTERSON C., 2003. Eternal Treblinka/Un’eterna Treblinka. Editori Riuniti, Roma.

SEPÚLVEDA L., 1996. Histoire de la mouette et du chat qui lui apprit à voler. Métailié, Paris, 126 p.

SINGER P., 1997 Questions d’éthique pratique. Bayard (Essais), Paris, 370 p.

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Michel Pascal, Olivier Lorvelec, Jean-Denis Vigne

Invasions biologiques et extinctions : 11 000 ans d'histoire des vertébrés

en France

2006, Belin-Quae, 352 p.

Enfin un ouvrage sérieux, pensé et raisonnable sur le problème des invasions biologiques. Parmi les bases de la démarche scientifique, on cite souvent l’objectivité et l’absence a priori de parti pris… Certes, mais quand il s’agit de biodiversité et de protection de la nature, rares sont les auteurs qui répondent à un tel critère. Le sujet – brûlant – n’avait été réellement abordé qu’aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande. En Europe, il n’avait été approfondi qu’en Grande-Bretagne – pour des raisons évidentes. Voici le retard rattrapé en Europe continentale de manière brillante.

Le travail présenté ici mérite d’être qualifié d’original à plus d’un titre.

C’est tout d’abord une étude qui frise l’épistémologie, puisque la définition même d’une espèce invasive est repensée : « une invasion biologique est le fait d'une espèce qui a accru son aire de répartition initiale, avec ou sans rapport avec l'activité humaine, et constitue, dans l’aire nouvellement conquise, une ou des populations pérennes se reproduisant et se maintenant sur place sans d'obligatoires apports extérieurs. » Ainsi une espèce invasive ne se comprend que dans un cadre spatio-temporel défini. Il convient donc d’avoir une approche géographique – cela va de soi – mais également une approche historique du phénomène. C’est l’explication du sous-titre, qui révèle bien des surprises car, quand on va au-delà de la mémoire des hommes, on relève des paradoxes. Ainsi le mouflon de Corse, l’un des emblèmes de notre île de Beauté, est le descendant d’une population marronne.

Un tel travail ne pouvait échapper à une étude rationnelle du rôle de l'homme dans les processus d'invasion biologique. Ceci, évidemment, ne pouvait se faire sans la prise en compte d'une longue période temporelle. Les auteurs ont choisi de situer l’étude dans le cadre de l'Holocène (de - 9200 ans av. J.-C. à nos jours) car, suivant les géologues, paléontologues, archéologues et climatologues, c’est au début de cette période que les sociétés humaines occupant la France sont passées du stade de chasseur-cueilleur à celui d'agriculteur-éleveur.

La collaboration efficace entre naturalistes et archéologues a permis la constitution méthodique d’un inventaire qui révèle au grand jour les lacunes de nos connaissances. Par les questions qu'il suscite, cet ouvrage, même s’il ne concerne que les vertébrés, est tout autant un premier aboutissement qu’un appel à une nouvelle politique de recherche.

C’est pourquoi les premières lignes de la préface de Daniel Simberloff, maître en la matière, sont à retenir : « La richesse des informations contenues dans l’ouvrage […] lui confère un rôle de référence et sa publication constitue un événement marquant dans le domaine de la biologie des invasions et dans celui de la conservation. »

Voyons maintenant pas à pas le déroulé de l’ouvrage.

À la suite d’une introduction très travaillée – « Invasions biologiques et extinctions : concepts et méthodes » – deux courtes parties situent, pour l’une, l’évolution de la faune de vertébrés durant l’Holocène en France, pour l’autre, la gestion des invasions biologiques de vertébrés en France. La plus grande partie de l’ouvrage retrace l’histoire de la faune des vertébrés durant l’Holocène en France. Elle se divise en six chapitres, successivement : les espèces autochtones éteintes ; les espèces autochtones disparues ; les espèces autochtones de retour ; les espèces autochtones en expansion ; les espèces strictement allochtones ; les espèces aux frontières. Chaque espèce est étudiée dans une fiche où l’on trouve l’aire de répartition et l’évolution de celle-ci dans le temps,

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l’histoire de l’espèce (régression, introduction, domestication…), son impact sur les écosystèmes et les mesures de gestion qui la concernent.

Le statut de sept cent dix espèces a été examiné. Cinq cent quatre-vingt-cinq ont été retenues comme autochtones, disparues ou allochtones de la faune holocène de la France ou, pour le moins, d'une de ses dix-sept entités biogéographiques définies pour les besoins de l'étude (onze entités terrestres et six bassins hydrographiques).

Parmi celles-ci, cent cinquante-trois, soit plus du quart, se sont établies en France, ou au moins dans une de ses entités biogéographiques, au cours de l'Holocène et sont représentées, ou ont été représentées pendant plusieurs siècles, par une ou des populations répondant à la définition retenue de l'invasion biologique. Quatre-vingt-huit d'entre elles sont des espèces nouvelles pour la France.

Pendant cette même période, cinquante espèces ont disparu du pays. En conséquence, au cours des onze derniers millénaires, le renouvellement de la faune de vertébrés en France présente un solde positif de trente-huit espèces.

Le taux séculaire d'invasion (nombre d'invasions biologiques par siècle) a pu être établi pour chacune des sept sous-périodes de l'Holocène prises en considération dans cette étude. Sa valeur, inférieure à l'unité pour l'ensemble des sous-périodes comprises entre - 9200 av. J.-C. et 1600 de notre ère (soit 10 800 ans), croit selon un modèle exponentiel dans le temps pour atteindre la valeur de cent trente-six invasions par siècle pour les cinquante dernières années du XXe siècle.

Une telle approche quantitative doit sa pertinence à la forte collaboration instaurée à l'occasion de cet ouvrage entre naturalistes, écologistes et archéozoologues. Cette étroite collaboration a permis la confrontation de données issues de champs disciplinaires très variés comme la paléontologie, l'archéologie, l'histoire, la biogéographie, l'histoire naturelle, l'écologie, l'épidémiologie, pour ne citer que les principales, afin d'établir le statut d'autochtone ou d'allochtone accordé aux différentes espèces prises en considération.

Cet ensemble de conclusions qui ne porte que sur un seul taxon (les vertébrés) – et pas l'un des plus riches – laisse entendre que le sujet des invasions biologiques sera probablement de plus en plus préoccupant à l'avenir, tout particulièrement si la libéralisation et la mondialisation des échanges commerciaux ne s'accompagnent pas d'une réglementation adaptée.

L'élaboration d'une politique globale et raisonnée en la matière apparaît d'autant plus urgente pour la France que des négociations ont actuellement lieu au niveau international. Un argumentaire promouvant le développement de travaux pluridisciplinaires relevant de la science-action figure dans le chapitre conclusif de l’ouvrage. Suivant Daniel Simberloff : « … Espérons que la somme d’informations contenue dans cet ouvrage favorisera les efforts à consentir en matière de recherche et de gestion pour faire face à la menace grandissante que représentent les invasions biologiques pour le patrimoine naturel en France. »

Hervé Le Guyader

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Jared Diamond

Effondrement

Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie Traduction de A. Botz et J.L. Fidel, Gallimard, 2006, 648 p.

Cet ouvrage propose une analyse historique de la disparition de sociétés plus ou moins lointaines, en divers points du globe. Il aborde plus particulièrement la question sous son angle environnemental et démontre comment, plusieurs fois déjà au cours de l’histoire, une mauvaise gestion par les sociétés de leur milieu a pu conduire à leur effondrement, ou du moins leur faire courir ce risque.

L’auteur, Jared Diamond, physiologiste et géographe à l’université de Californie, est également écrivain et vulgarisateur. Son expérience, riche et variée – hier dans de grandes sociétés exploitant des ressources naturelles, aujourd’hui de responsable de la branche américaine du World Wildlife Fund – combine deux mondes qui tendent trop souvent à s’opposer sur la question de l’environnement.

Dans le contexte actuel – fortes préoccupations concernant la protection de l’environnement à l’échelle de la planète entière, prise de conscience de données telles que le changement climatique qui semble se généraliser, mesures nécessaires qui peinent à s’inscrire dans un véritable mouvement de fond et de longue durée – l’objectif de l’auteur est de « mettre en lumière le rôle que peuvent jouer certaines variables dans l’effondrement des sociétés » en se fondant sur une méthode comparative ainsi qu’une grille de lecture à cinq entrées. Une dizaine de sociétés, des Anasazis à la Chine montante du XXIe siècle, en passant par les Mayas et Vikings, sont, suite à une description précise de leurs caractéristiques principales, analysées à partir de cinq critères : dommages environnementaux, changement climatique, hostilité des voisins, relations avec les partenaires commerciaux, réponse apportée aux problèmes environnementaux. La plus grande partie de l’ouvrage consiste ainsi à mettre en évidence le lien qui existe entre la survie ou non de sociétés très diverses et leur environnement.

La force de la démonstration réside notamment dans la précision des études et données citées, ainsi que dans la modération du propos, loin d’une critique simpliste. Déforestation, sécheresse, rapports conflictuels intérieurs au sein de l’empire Maya sont par exemple quelques-unes des données utilisées par Diamond pour tenter de comprendre leur disparition.

À partir de ces exemples, l’auteur élargit son étude à la situation du monde contemporain, soulignant les parallélismes nombreux entre les obstacles actuellement rencontrés et ceux auxquels furent confrontées des sociétés il y a parfois deux mille ans. Nous invitant à utiliser la connaissance de civilisations anciennes pour régler nos propres problèmes, cet ouvrage fait le point sur les différentes démarches possibles pour qu’une société assure sa pérennité, sur les causes qui peuvent engendrer son effondrement, mais aussi sur le rôle que peuvent aujourd’hui jouer les entreprises dans la préservation de notre milieu, face aux douze grandes menaces recensées par l’auteur.

Pour finir, l’ouvrage dément certaines opinions qui tendent à minimiser le risque environnemental menaçant la Terre. Il se permet pourtant quelques notes d’optimisme – après 600 pages réellement alarmantes.

Que retenir de cet ouvrage ?

Tout d’abord, concernant ce qui permet de surmonter une épreuve (laquelle peut lier plusieurs facteurs de la grille d’étude), l’auteur distingue deux approches (chap. 8). D’un côté, l’approche « bottom up », permet à des groupes humains relativement restreints de percevoir l’importance de remédier à un

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problème, chaque particulier ayant directement conscience de retirer un avantage du fait de changer son type de comportement. Appliqué à de petites îles du Pacifique comme Tikopia ou l’archipel des Tonga, ceci a permis la préservation de sociétés pourtant confrontées aux mêmes menaces que les Pascuans, qui eux n’ont pas survécu, nous y reviendrons.

D’un autre côté, l’approche parfaitement opposée, de type « top down », a été fructueuse pour des sociétés de taille plus importante, jouissant d’une organisation politique réellement structurée. Dans le Japon de l’ère Tokugawa (1603-1867), par exemple, le pouvoir du shogunat, lorsqu’il a pris conscience de la déforestation massive en cours, a inversé la tendance en déployant des outils juridiques à chaque étage de la hiérarchie sociale et politique du pays. Des normes précises ont été appliquées à la coupe du bois, à son transport, au type de construction des villes ; le pays s’est ouvert au commerce extérieur et a développé la pêche pour diversifier ses ressources alimentaires et alléger la pression sur les forêts… Cette approche a de surcroît permis de faire prendre conscience à chacun de la nécessité de changer de comportement, malgré le nombre élevé de personnes concernées, ceci se traduisant notamment par une auto-limitation de la population.

À l’inverse, le chapitre 14 est consacré aux décisions catastrophiques que peuvent parfois prendre les sociétés. D’abord, un groupe peut échouer à anticiper, le manque d’expérience faisant qu’il n’est pas sensibilisé à la survenue d’un problème – comme, peut-être, les Mayas qui ne disposaient pas de science en rapport avec les conséquences de la déforestation. Le groupe peut aussi avoir oublié des situations similaires très antérieures – comme les Anasazis qui ne maîtrisaient pas l’écriture ; il peut encore se fier à de mauvaises analogies – comme les Vikings s’installant en Islande et croyant déjà connaître un environnement nettement plus fragile de celui d’origine. Ensuite, quand le problème survient, le groupe peut ne pas le percevoir : dans les îles de Magareva, on introduisit certaines cultures qui épuisèrent totalement le sol pourtant en apparence capable d’engendrer une végétation tout à fait luxuriante. Cette mauvaise appréciation peut tenir à diverses causes : distance des gestionnaires au problème recensé ; tendance à la fluctuation des phénomènes, comme le réchauffement climatique actuellement, ou la sécheresse, pour les Mayas et Anasazis ; oubli des transformations dues à l’influence de l’homme. De plus, lorsqu’il l’a enfin perçu, l’homme peut échouer à résoudre le problème, par égoïsme et du fait de conflits d’intérêts, par manque de projection à long terme et de recul face à l’immédiateté de la question (comme au Rwanda, à Haïti, qui demeurent pauvres car le souci principal des populations est de pouvoir se nourrir), du fait de l’existence de conflits de valeurs (par exemple religieuses à l’île de Pâques), de décisions prises en groupe de façon irrationnelle, en situation de stress ou d’intense pression, enfin par déni d’origine psychologique – en évacuant le problème s’il suscite de la crainte. Pour finir l’homme peut essayer de résoudre le problème mais échouer, ses efforts étant trop coûteux ou trop tardifs.

L’auteur propose, en ouverture du chapitre 16, une liste des douze maux dont souffre notre propre société, lesquels sont tous étroitement imbriqués et d’une égale importance selon lui : – la destruction des habitats naturels pour en faire des zones artificielles, avec pour conséquences des incendies, un manque de matières premières, des difficultés de stockage des eaux ; – l’importance des aliments sauvages dans les apports de protéines chez l’homme, comme le poisson, la pêche étant gérée de façon non durable ; – la perte, déjà avérée, de beaucoup de biodiversité (or chaque espèce fournit au système un service qu’il nous sera coûteux ou impossible à remplacer dans le futur si elle disparaît) ; – l’érosion et la dégradation des sols (or la population en perpétuelle croissance démographique devra être nourrie) ; – l’excès d’utilisation des énergies fossiles, rares ; – la consommation excessive d’eau douce, indispensable à la vie ; – l’existence d’un plafond de photosynthèse, lié au climat, qui tend à se dégrader ; – les dégagements de produits toxiques à lente dégradation dans différents milieux terrestres, d’où des malformations chez certaines espèces, des effets endocrinologiques ;

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– les conflits entre des « espèces étrangères », déplacées d’un endroit de la planète à l’autre par les hommes, et des espèces autochtones qui parfois ne survivent pas à la concurrence pour se procurer les nutriments ; – les émissions de gaz qui détruisent la couche d’ozone et produisent un réchauffement global ; – l’augmentation de la population humaine donc des besoins en énergie, eau, nourriture ; – les risques liés à notre impact sur l’environnement, par consommation de ressources et production de déchets, à un rythme accéléré par l’entrée de nouveaux états dans le cercle de croissance et de développement économique. J. Diamond dénonce clairement un mode de développement de l’homme qui n’est assurément pas durable et insiste sur la nécessité de résoudre chacun de ces douze maux, affirmant clairement qu’au cours du siècle à venir la solution sera trouvée, sous notre impulsion, ou que, si l’on ne s’y est pas intéressé, les conséquences en seront dévastatrices, du type guerres, génocides, famines, épidémies, voire effondrement de notre société.

Quelles analyses possibles ?

De façon globale, les théories développées par J. Diamond contribuent à une prise de conscience générale du risque environnemental, par une démarche novatrice, très documentée et modérée.

Extrêmement fouillé, même si quelques chiffres sont aujourd’hui l’objet de polémiques, cet ouvrage reflète véritablement un travail de fond qui démontre une nette volonté de comprendre, et pas seulement de démontrer. Ainsi, les exemples choisis montrent combien la question de l’environnement joue systématiquement un rôle dans le développement d’un groupe humain, la démarche paraissant d’autant plus intéressante que l’environnement est replacé dans un contexte global, comprenant sociologie, histoire, économie, religion, traditions, etc., ce qui illustre la nécessité actuelle de considérer l’environnement comme une composante à part entière du système dans lequel évoluent les sociétés, et non pas comme une préoccupation dont peuvent se passer ceux qui le désirent.

Un autre intérêt de l’ouvrage est de clairement faire le point sur les grands risques environnementaux du XXIe siècle, qui rejoignent plusieurs exemples passés : l’auteur insiste à juste titre sur la nécessité de considérer chacun d’entre eux avec une égale attention, tous étant étroitement liés. Ainsi, J. Diamond préconise un traitement global de ces menaces, sans hiérarchie des risques si notre société veut trouver des solutions justes et adaptées aux problèmes qu’elle affronte. L’attention portée par exemple à la question de la gestion de l’eau n’a pas d’intérêt si l’on ne reconsidère pas les pollutions dues aux activités humaines, donc l’impact de chacun, dans une population croissante, sur l’environnement de façon plus globale. La gestion des déchets comme de l’énergie sont dès lors impliquées, et permettent de lutter contre le réchauffement climatique, de préserver la biodiversité. Cette pensée est ainsi novatrice : bien souvent l’on insiste sur un point en particulier, mais l’isoler des autres fait perdre toute notion de l’importance que revêt réellement le point soulevé.

Soulignons également la pertinence des exemples choisis : des groupes humains très différents, par le milieu dans lequel ils se sont développés, leurs traditions, l’époque et la durée de leur développement… mais, de l’histoire de chacun, nous pouvons aujourd’hui tirer un enseignement relatif à notre propre survie, en dépit des habituels préjugés invoquant des mœurs ou un niveau de développement trop différents des nôtres pour que leur exemple nous éclaire. Pour J. Diamond, notre plus grande force est notre connaissance de ces sociétés et de leur histoire, ainsi que notre capacité à communiquer, échanger et établir des plans communs dans un monde mondialisé où l’information circule facilement et rapidement.

Ce livre a également le mérite de lutter contre les idées couramment répandues d’une sorte de « négationnisme écologique », contre des phrases toutes faites du type : « si l’on épuise une ressource, l’on peut toujours passer à une autre qui résout les mêmes besoins », « entreprises et environnement

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doivent être mis en balance », « la préoccupation environnementale est réservée aux pays riches », « si des problèmes environnementaux surviennent, nous ne serons plus là pour les voir »… Il dément également une certaine vision des entreprises d’extraction de matières premières perçues comme très polluantes, ou le fait de penser que le rôle du consommateur est trop minime pour qu’il puisse peser sur la balance des décisions. Bien au contraire, l’auteur souligne la responsabilité de chacun et notre capacité, en prenant en compte la donnée environnementale, à encourager tous les types d’entreprises, qui sont au centre de notre société, ce qui lui sera d'ailleurs très clairement favorable, pour des raisons financières : les catastrophes environnementales sont coûteuses et mieux vaut anticiper la législation des États ; c'est également une valorisation de l’esprit de l’entreprise.

En outre, il n’est pas uniquement question d’effondrement de sociétés. J. Diamond souligne au contraire les exemples où les problèmes ont pu être surmontés, où des dirigeants ont pris de bonnes décisions en ce domaine. L’exemple le plus marquant est probablement celui du Japon de l’ère Tokugawa : le lecteur assiste à un règlement de la question quasi exemplaire, grâce à un pouvoir central fort et à une réelle prise de conscience de la nécessité de changement par la population. Il en est de même pour les peuples de Nouvelle-Guinée, qui ont sacrifié une partie de leurs valeurs religieuses pour protéger leurs forêts.

Enfin, si l’accueil réservé à cet ouvrage par la presse ou des experts a été largement favorable – « C’est probablement le livre le plus important que vous lirez jamais », selon Tim Flannery, dans Science – c’est également parce que Diamond a su éviter l’écueil du « déterminisme environnemental » : ce sont bien les choix des humains qui déterminent la survie ou non de leur système, pas uniquement un type d’environnement, bien que certains soient plus ou moins favorisés. Par exemple, les Incas ont su reboiser leurs terres alors que les Pascuans continuaient à couper des arbres pour transporter leurs gigantesques moaï. J. Diamond appelle donc encore une fois l’homme à prendre ses responsabilités, que ce soit en tant que citoyen, dirigeant politique, militant ou consommateur, et l’on comprend que chacun a la possibilité d’influencer une réaction commune face à de graves menaces pour notre société, sans se contenter de subir ces changements. C’est probablement là l’un des points forts de la démonstration de J. Diamond.

Néanmoins, deux faiblesses pourraient être relevées.

Tout d’abord, les dernières pages, au long desquelles l’auteur cherche à apporter une note d’optimisme, après quinze chapitres relativement inquiétants sur notre futur, semblent bien superficielles et ne trouvent pas véritablement leur place dans ce livre. Les raisons que nous devrions avoir d’être optimistes ne sont pas clairement développées, pas plus que ce que l’auteur pourrait préconiser pour éviter notre propre « effondrement » : prendre note du passé est certes fondamental pour construire l’avenir, mais pas suffisant. Un bilan plus approfondi de la situation actuelle et des possibilités d’y remédier aurait été bienvenu pour achever l’ouvrage et replacer le lecteur dans son propre contexte après de nombreux détours dans l’espace et le temps. Après avoir clairement écrit que le globe, dans la mondialisation actuelle, se compare à l’île de Pâques isolée au milieu du Pacifique et prête à s’effondrer, l’auteur devrait semble-t-il fournir des pistes de réflexion plus élaborées que celles de la communication et de la connaissance. De même, il ne propose pas réellement de solutions concrètes. En outre, après avoir posé les facteurs de consolidation ou non d’une société, il aurait pu être intéressant de connaître son analyse de notre société face à ces critères. Pourquoi échouerions-nous ? Pourquoi au contraire serions-nous plus proches des Japonais de l’ère Tokugawa ? Sommes-nous capables d’un tel résultat ?

Cette dernière question doit en effet être reconsidérée. Une donnée fondamentale diffère entre notre société, si l’on considère la planète mondialisée dans son ensemble, et l’archipel japonais seul, ou l’île de Pâques et ses habitants : jusqu’où peut-on espérer d’un groupe de six milliards d’hommes qu’il agisse dans une seule et même direction, sous la pression d’un pouvoir unique centralisé et fort, pour protéger un environnement dont le changement a des conséquences différentes selon les régions ?

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Comment unir des groupes culturels, sociaux et économiques si divers dans une même tendance ? La différence qui me semble réellement importante est en effet la dimension de la société menacée, et la zone géographique concernée, puisqu’il s’agit de la Terre entière. La pollution ne concerne plus une île mais une planète, la déforestation a lieu à des milliers de kilomètres de distance au même instant, et plus seulement sur les flancs de quelques vallées… Sans verser dans un pessimisme extrême, il me semble que cette question d’échelle peut remettre en question certaines des extrapolations parfois implicites de l’auteur à la situation actuelle.

Camille Treujou, Sciences Po

[email protected]

Faustine Régnier, Anne Lhuissier et Séverine Gojard

Sociologie de l’alimentation

2006, La Découverte, « Repères », 89 p.

Du stade oral au Mac Do, des évolutions du panier de la ménagère au retour de l’autoconsommation, des aliments tabou à l’engouement pour les cuisines exotiques, Sociologie de l’alimentation aborde une multitude de thèmes liés à la nourriture, à sa préparation, à son partage…

Construit en quatre parties, l’ouvrage aborde tour à tour, les enjeux culturels, sociaux et même médicaux de l’alimentation. Il détaille l’évolution des pratiques domestiques tant en termes de préparation des repas que d’achat de leurs composants ou de modes de prise de repas. Il revient sur la persistance des différences sociales et, pour finir, tente de décrypter les évolutions contemporaines que sont le retour aux produits « terroir », la quête de saveurs exotiques, l’apparition d’alicaments…

Les chapitres traitant de la construction identitaire et des structures sociales sont passionnants. Ils permettent au néophyte de se retrouver dans telle ou telle culture… ou telle ou telle catégorie sociale. Les liens entre alimentation et prestige social sont particulièrement frappants : quelle est l’image du saumon fumé aujourd’hui qu’il est devenu parfaitement accessible ? Comment « enrichir » un plat ? Avec des épices ? Qu’en est-il de la place de la viande ? Et, aujourd’hui, de celle du bio ?

Il est possible que les livres sur la mode ou le sport ne touchent que les « fashionistas » et les lecteurs de l’Équipe… mais, de l’étudiant au professeur, du sociologue au quidam, chacun est (fatalement) concerné par l’alimentation.

Bref, un petit livre qui met en appétit et donne envie de creuser le sujet. Juliette Hovart1

1. Chef de groupe études chez TNS Healthcare, J. Hovart travaille depuis plusieurs années sur des problématiques alimentaires, comme les usages et habitudes des Français en termes de prise de repas et, depuis 2006, dans une cellule spécialisée en épidémiologie. Elle est responsable, notamment, de la mesure de prévalence de l’obésité en France « ObÉpi-Roche 2006 ».

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Louis Malassis

Ils vous nourriront tous, les paysans du monde, si…

2006, CIRAD-CEMAGREF, Paris, 464 p.

Avec ce livre, Louis Malassis achève son imposante trilogie dont l'ambition est d'être « la somme des savoirs ruraux et de la culture paysanne à l'échelle du monde »1. Comme l'annonce l'auteur, ce dernier volet, synthèse en quelque sorte des itinéraires historiques et géographiques des deux précédents ouvrages, constitue une aide à la réflexion sur l'avenir du monde agricole, en prenant appui sur la connaissance du passé. Aussi n'est-il pas étonnant d'y retrouver thèmes et autres idées fortes déjà présents dans ses précédents écrits.

Cette ambitieuse entreprise est à la dimension de l'auteur. On sait que Louis Malassis, fils de paysans bretons, a exercé de nombreuses et hautes responsabilités dans la sphère agricole, comme enseignant, notamment dans les établissements d'enseignement supérieur de Rennes et de Montpellier, comme haut fonctionnaire (il fut directeur général de l'enseignement et de la recherche au ministère de l'agriculture), comme expert international, comme homme d'action (il est le président fondateur d'Agropolis et président d'Agropolis Muséum), comme auteur…

Un tel écrit ne se résume pas : tout essai de synthèse ne peut qu'en affadir le propos. Tout au plus peut-on le caractériser à grands traits. En fait, l'essentiel de la problématique de l'auteur est résumée dans l'énergique manifeste situé en fin d'ouvrage : « Manifeste en faveur des paysans du monde ». Il s'agit de mener le combat des « cinq pour » : pour un développement humain, équitable et durable ; pour de nouveaux paysans ; pour une agriculture nourricière, productive et durable ; pour une mondialisation humanisée ; pour une humanité civilisée. Présentée ainsi, cette liste pourrait ressembler à un catalogue de bonnes intentions. En fait il n'en est rien : derrière chacune de ces propositions, on trouve un argumentaire documenté, précis et très convaincant.

Véritable mine d'informations et de réflexions sur tout ce qui concerne l'agriculture et le monde rural de la planète, c'est aussi et peut-être surtout un vibrant et émouvant hymne à la gloire des paysans du monde2 : les « paysans de l'histoire » comme les « nouveaux paysans », selon la typologie adoptée par l'auteur. Hommage est rendu à ces hommes, éternels exploités « par tous les titulaires de pouvoirs politiques, l'État, les princes et les seigneurs, les villes, les administrateurs, et par les titulaires de pouvoirs économiques, particulièrement les détenteurs de terre, les usuriers et les marchands », sans oublier les pouvoirs religieux. Et c'est à ces êtres, méprisés par la société dominante, souvent révoltés, toujours réprimés, que l'on doit la croissance et le développement de nos sociétés : c'est sur leur labeur, à eux qui parvenaient à peine à satisfaire leurs propres besoins élémentaires (se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner), que se sont construites nos civilisations. On se prend à imaginer ce qu'aurait été la vision d'un Karl Marx qui aurait théorisé l'évolution du système capitaliste, fondé sur l'exploitation d'un prolétariat rural.

Pour l'auteur les choses sont claires. Les paysans ont la capacité de relever ce défi difficile qui est de nourrir des hommes plus nombreux et mieux alimentés, tout en protégeant la nature. Ils y parviendront s'ils ont la possibilité de poursuivre cette « longue marche », à peine commencée dans de nombreux pays du Sud, qui les conduit à l'émancipation. « Mais la longue marche n'est jamais finie et se renouvelle avec l'évolution des sociétés. » Le défi n'est pas facile à relever tant sont

1. Rappelons les précédents volumes : La longue marche des paysans français, Fayard, 2001, 400 p., L'épopée inachevée des paysans du monde, Fayard, 2004, 524 p.

2. En témoigne la dédicace : « En hommage au combat des paysans et paysannes du monde ».

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nombreux les obstacles, que ce soit le développement d'un libéralisme effréné, la difficulté de concilier productivité et durabilité ou encore l'impérieuse nécessité qu'il y a de conserver la capacité productive de la nature au bénéfice des générations futures.

Car rien n'est écrit d'avance. Cette longue marche est un combat permanent, le combat des « cinq pour » à mener aussi bien à l'échelon individuel (formation, information, culture), qu'aux niveaux collectif (partis politiques, organisations professionnelles, associations), national (régimes politiques, économiques et sociaux) ou international (organismes internationaux, ONG). Cela nécessite un fort engagement militant, car « ce sont les militants qui changent le monde et font que le développement généralisé et la civilisation de l'entière humanité ne soient pas que des mythes. Telle est l'ultime phrase de cet imposant ouvrage.

Tout au long de ces pages, Louis Malassis présente, analyse et démontre. Et il le fait sans aucune concession aux idées reçues ni aux idées actuellement dominantes. Par exemple, il ne craint pas d'affirmer que « les anti-productivistes qui prônent une agriculture douce nous trompent » : satisfaire, dans toutes leurs exigences quantitatives et qualitatives, les besoins alimentaires des hommes d'aujourd'hui et de demain nécessite une agriculture productive. Autre exemple qui fera peut-être grincer les dents de nombre de conformistes, il ose affirmer que la terre n'est pas une marchandise comme une autre. Il se demande notamment « si la propriété privée est justifiée, ou si la propriété collective ou nationale ne pourrait être compatible avec l'exploitation individuelle et autonome. »

Ce livre d'une très grande richesse devrait donc être lu par tous ceux qui, de près ou de loin, s'intéressent aux problèmes agricoles et ruraux. Ce livre qui au total nous délivre un message optimiste. Optimiste, si…

Pierre Marsal

Michel Soriano

La planète va bien. C’est nous qui allons mal !

2007, Éditions Management et Société, « Questions de société », 256 p.

Note au lecteur : pas de note sur cet ouvrage, le lecteur pressenti – Jacques Lecomte – ayant refusé « d’écrire sur du vide », sidéral qui plus est. Nous ne pouvons donc pas vous conseiller de l’acheter… mais nous pouvons rendre à l’éditeur l’exemplaire qui nous a été donné en service de presse.