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A description of sectarian issues in multicultural policy.

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Mathmatiques et culture

Rflexions sur lvolution des communautarismes en Belgique

En Belgique, pays de Contre-Rforme, la tactique des piliers donne aux discussions intra- et inter-communautaires un caractre difficile. Le chantier des relations entre les groupes et les personnes qui relvent des traditions arabes, musulmanes, juives ou isralites y est donc plus compromis que dans les pays de tradition rpublicaine.

Serge PahautUniversit libre de BruxellesDe nombreux signaux attestent depuis quelques dcennies une remonte universelle des sentiments, des reprsentations et des conduites communautaristes, et lon sait que cette volution nest pas dabord lie lintensification des flux migratoires.

Dans la Belgique du tournant du sicle, ces phnomnes ne sont pas en soi dune nature diffrente de celle quon leur connat ailleurs dans le monde. Pays trs marqu par la Contre-Rforme, ce pays prsente cependant des caractristiques singulires, dont on tentera ici de comprendre lallure spcifique quy prend le balancement entre les deux rgimes fondamentaux qui depuis un sicle ont retenu lattention des sociologues: la communaut (Gemeinschaft:coutumire et solidariste) et la socit (Gesellschaft: lgaliste et ouverte aux contrats). On veut tenter de faire comprendre ici en quel sens lvolution de la socit civile belge a donn aux discussions intra- et inter-communautaires un caractre spcifiquement difficile, en particulier dans la sphre des relations entre les groupes et les personnes qui relvent des traditions arabes, musulmanes, juives ou isralites.

Dissymtrie des traits culturels

Parler de telles relations, cest assortir des termes souvent asymtriques, et par exemple le lecteur aura not ci-dessus que les traits religieux et nationaux ne sassemblent pas de la mme manire dans les communauts issues des vagues dimmigration marocaine, turque, spharade ou ashknaze. Mais sarrter de tels contrastes revient souvent sinterdire de parler. Paradoxalement, trop dinformation sur la culture des autres paralyse souvent la communication: une rudition htive, alimente par la diffusion rapide de textes tapageurs, ne sert souvent qu se commettre en oppositions formules pour tre peu maniables[1], au termes desquelles dans tel ensemble (Petit vhicule, karasme, etc) le national et le religieux sont indissociables, ou le juridique et le politique, ou le familial et le national, et ainsi de suite, avec pour effet des blocages non ngociables dans les communications. Comment, dira-t-on, peut-il tre possible de parler de morale avec des x orthodoxes ou des y traditionnels alors que leur morale dpend de T, etc?

Dans ce domaine, il ny a souvent pas de solution, et seul le temps offre aux analyses et aux synthses le milieu porteur quelles requirent. Ainsi que disait lancienne alchimie, les corps nagissent quen solution. A dfaut de cette longue patience, on est pour chapper au blocage condamn au forage ou au discours politique. Nous verrons que la Belgique a peu pratiqu cette souhaitable dissolution des corps dans le milieu porteur de la rpublique.

Il est entendu que partout la religion ou la nationalit relvent au moins autant du projet que de lhritage; mais on sait que les grands communs dnominateurs associs de tels projets ne vont pas sans dinfinies variations dans les facteurs qui accompagnent lvolution des groupes, des familles et des personnes. Du ct des projets dintgration culturelle grande chelle, religieuse ou nationale, on sait que lhistoire de chacun des ensembles voqus est riche en pisodes et en rsultats contrasts pour ce qui est de lassortiment des divers groupes, sous-groupes et inter-groupes qui lui donnent sa substance. Mais la disparit de ces relations dappartenance ou dallgeance pose ltude des religions des problmes ce jour insurmontables, puisque les univers qui sparent soufi et musulman ne prsentent pas de commune mesure avec ceux qui sparent berbre et arabophone, ou hassid et lecteur de Mamonide. Cette incommensurabilit a pour consquence que seuls des noncs trs gnraux permettent de confronter ces grands projets, que ne peuvent complter, pour ceux quintresse le concret, que le gnie du romancier et ou de lhistorien.

Le lecteur aura donc compris quon ne discutera pas ici de la porte de tels noncs dfinitifs qui enrlent Beni Hilal, Khazars et autres groupes au service de telle ou telle analyse plus ou moins subversive, o il sagit par exemple de dissoudre un ensemble national ennemi. La discussion de ce genre littraire nous loignerait du contexte belge rcent du communautarisme. Il tait cependant invitable de le mentionner, pour ne pas laisser le lecteur sinterroger sur la dmarche suivie ici. On parlera en effet au seul niveau des collectifs quvoquent les grandes traditions mentionnes ci-dessus, familires tout un chacun en Belgique.

Problmatique du communautarisme en Belgique

Les sociologues nont pas recul devant les simplifications, et la problmatique communaut/socit leur a permis de comparer des collectivits diffrentes. On demandera dexcuser le caractre trivial de lnonc suivant qui rsume les remarques dveloppes plus loin: le communautarisme se dveloppe et prospre dans les zones sociales o le droit moderne a faiblement pntr.

On parle de communautarisme lorsque les relations deviennent irritantes, voire empoisonnes ds que certaines chelles collectives entrent en jeu. Ce ressenti vnneux est pourtant chose assez ordinaire. Sous le nom pjoratif de communautarisme, on rassemble les tactiques mises en uvre dans les transactions mal assures o des personnes physiques ou morales incorporent des relations, invocations, reprsentations ou forces, lorsque celles-ci font leur rfrence toutes communauts qu'on voudra: rsidus la Pareto, rciprocits contractuelles, solidarits institutionnelles ou communauts d'allgeance aux rgles d'un projet. Qui craint que les choses ne sarrangent pas peut se rclamer dun ensemble dont linvocation les empche de mal tourner. dfaut de repres politiques reconnus et habitables, les acteurs se tournent volontiers vers ces rfrences communautaires.

En ce sens, la Belgique active, celle du march des transactions entre acteurs libres et gaux, relve le plus souvent du modle de la Gesellschaft. Politiciens, juristes et commerants, pour mentionner trois collectivits professionnelles des transactions sociales libralises, voqueront plus volontiers des rgles et procdures juridiques qui leur servent de recours quils ne parleront de mfiance communautaire, mme dans des situations o les rapports de force pourraient y conduire. On ne voit pas aujourdhui que des commerants ismaliens aient plus de difficults faire valoir leur cause dans une affaire que des juristes protestants, de grands commis isralites ou des politiciens luxembourgeois. Les rgles du jeu sont connues, et en tous cas publiques; et chacun peut consulter son avocat. Et pour sortir dembarras on nest pas tenu dinvoquer autre chose que ces rgles du jeu. La procdure permet toujours de sortir dembarras et de dnoncer un accord suspect avant dtre soumis des effets dommageables. En un mot, pour les professions qui peuvent faire appel au droit, la rfrence communautaire peut sans doute exister, mais elle relve presque toujours du non-dit, et on peut dire que son invocation nest sauf exception pas ncessaire. Cest la part de vrit dont peuvent raisonnablement se rclamer ceux qui disent que la socit belge est aujourdhui fort peu raciste.

En un autre sens, et dans des univers sociaux en principe ouverts aux valeurs universelles (cole, partis politiques, manifestations de rue), mais o les recours en droit sont moins bien assurs, plus proches donc dune moderne et prcaire Gemeinschaft, le communautarisme a depuis quelques dcennies trouv un terrain dlection, et singulirement dans les ensembles quun dfaut dencadrement laisse en proie des mcanismes dagrgation sommaire. Une des vises des projets de modernisation totalitaires fut, on le sait, de mobiliser ces univers instables pour transformer sans mdiation la socit civile. Le recul gnral de ces mouvements sociaux au cours de la seconde moiti du XXme sicle a permis cette rcession, quaccompagne une rgression des projets galitaires. Pour donner un exemple bien connu des sociologues de lducation, les sentiments, reprsentations et conduites communautaristes sont plus forts et surtout plus dcisifs dans les communauts lies aux coles pauvres; les enfants bien dots nont en gros gure de problmes avec les diverses communauts dont ils relvent. Pour prendre un cas limite, il est entendu que les enfants japonais qu'on croise dans les autobus de Bruxelles n'ont ni projet ni devoir d'assimilation d'une valeur europenne quelconque; on attend d'eux peu de choses, en gros ngatives, qu'on ne peut gure spcifier qu'en parlant de l'ordre public, quils respectent volontiers. Les enfants dorigine marocaine, qui parlent le franais et comprennent lhistoire rgionale et la politique locale, sont en revanche considrs comme mal intgrs. La pauvret du tissu scolaire qui les prend en charge se traduit souvent, de fait, en crispations sur leurs attaches communautaires, seuls recours dans les nombreuses transactions hors-droits que leur impose un monde tranger. On sait que lcole en Belgique, suite aux guerres scolaires, prsente un haut degr de dmixage social, qui chez les professionnels a nom sgrgation. On a vu rcemment que les partis politiques en qute de marchs captifs ne reculent pas devant les dmarches communautaristes, quitte sen faire reproche rciproquement; ils ont prolong ces dmarches jusqu labsurde, recrutant par douzaines des commerants libanais ou des pauvres aramens dans des banquets politiques. Enfin, la rue aussi a chang. Au dix-neuvime sicle, les pauvres manifestaient pour un monde moins injuste; aujourdhui, on assiste des manifestations de camionneurs ou de scientologues. De tels espaces, dont la configuration oscille dangereusement entre le terrain vague et les transactions normes, sont ouverts aux pidmies communautaristes et leurs dynamiques vigoureuses. On a pu dire ce titre que les sectes, qui croisent aussi modernit et archasme, mettent en uvre des relations qui, vues du point de vue de la socit librale, semblent calques sur celles des communauts.

Rhtorique de laffrontement

Pourquoi est-il chaque jour plus dlicat de parler des communautarismes en Belgique? Ce nest pas quil soit impossible dy proclamer son avis, ce que font de nombreux protagonistes qui occupent lavant-scne dans ce qui se noue sous nos yeux comme un drame sans unit au sens de Raymond Aron. Suivons cette image. Leurs rpliques sont reprises et dveloppes par le chur, sur un mode second, discrtement touff, que lon a choisi depuis quelques annes dappeler voix citoyenne. La marche lirrversible catastrophe, que tous assurent rcuser, est impute par chacun aux agissements incontrls des autres. En termes prosaques, le discours citoyen en est souvent rduit prendre acte des refus sectaires.

On souligne trs gros traits ce tableau de lvolution dramatique que nous connaissons, parce quil correspond ainsi aux conclusions dobservateurs attentifs des signaux de communautarisation. Ainsi, aprs une rcente manifestation de protestation contre lintervention dIsral Gaza (11 janvier 2009), un article paru dans un quotidien large diffusion alerte le lecteur sur le fait quun conflit politique a t dtourn sur le pav bruxellois par un clerg entreprenant, recourant pour encadrer ses ouailles des slogans o la dmocratie, la tolrance et les droits de lhomme ont peu de place (Manuel Abramowicz, Claude Demelenne et Sam Touzani, 2009). Nous navons pas reprendre ici les discussions internes la gauche progressiste. Il suffira dobserver que certaines ractions quon peut y lire montrent le peu de degrs de libert que laisse aux commentateurs la vigueur de cette mobilisation. Une remarque pntrante montre combien lauditeur de bonne foi en tait ce jour-l rduit lesprance: Ces slogans [Gaza, pire quAuschwitz, Gaza, la nouvelle Shoah] sont navrants mais en mme temps reconnaissent que la Shoah ou Auschwitz taient des horreurs (mme si ces jeunes nen ralisent pas lampleur) et condamnables. (Tom Goldschmidt, 2009). Leffet de dcouragement li cette manifestation fut si lourd sur ceux qui souhaitent encourager lengagement politique des jeunes que larticle dAbramowicz, Demelenne et Touzani sera considr comme incomplet par divers lecteurs, qui observent quun tel rcit substitue lopprobre jet sur les manifestants la protestation contre lagression isralienne (Mateo Alaluf, 2009). Nous navons pas non plus discuter ici la pese dun antismitisme plus ou moins masqu derrire ces slogans.

On veut en effet insister sur lintrt prdictif dune analyse du contexte belge. En effet, si la mobilisation des jeunes gnrations par lIslam radical est un phnomne plantaire, lattention que leurs prtent les mdias varie dun pays lautre, ainsi que ses effets politiques.

Pilier chrtien et refus de lalternance politique

Ltat est garant et arbitre du rglement des conflits politiques. Depuis quelque temps, lhorizon est dans nos pays devenu celui de la dmocratie parlementaire o des groupes saffrontent pour le contrle de la politique gouvernementale. L o ltat est faible, des instances collectives plus marques sous le rapport du communautaire tentent de prendre le relais du dbat politique, et elles le font volontiers de faon redouble, sur le mode de la rupture avec un ordre rpublicain dclar inadquat des valeurs qui lui sont ironiquement trangres. Par suite, si la discussion parlementaire pitine sur un sujet o la libert de nos parlementaires est en butte aux manuvres dun tat tranger qui a recours des procds dinfluence communautariste, il appartient lExcutif de trouver les moyens de mener terme le processus de prise de dcision. Cest ce qui sest produit en avril 1990, lorsquune longue bataille parlementaire autour de la dpnalisation de lavortement dboucha sur une ultime priptie: le roi des Belges refusait de signer un texte inadquat des valeurs trangres nos lois.

On sait combien ce type de dbordement de lordre rpublicain et de ses critres est caractristique de la dynamique des groupes et associations chrtiens tous les niveaux de la Belgique du XXme sicle: syndicats, mutuelles, partis politiques et coles du monde chrtien belge y portent dans leur existence mme la marque dun refus longtemps persistant de la polarisation sociale ou politique, et de la volont explicite de crer des entits lies au bien commun, situes par construction, au nom de la paix sociale, non pas dans mais contre les luttes sociales, politiques ou philosophiques[2]. La Belgique a longtemps t gouverne par des partis politiques chrtiens large spectre[3] qui entendent couvrir et absorber les marchs captifs des partis dont ils refusent le libre jeu. En ce sens, la Belgique de Contre-Rforme a t le plus souvent gouverne comme un pays parti unique avec droit de tendance: une socit o les choix politiques sont repris et discuts lintrieur dun groupe. Ce groupe entend faire mieux que gouverner sans les autres: il veut incarner leur place les orientations et les divisions invitables du parcours politique. En ce sens, il ne sagit pas dune oligarchie, mais dun projet anti-rpublicain, caractristique trs visible au XIXme, mais quil faut souligner aujourdhui pour bien la voir [4]. Ce double jeu, inspir lorigine par la volont daffirmer une transcendance opposable aux polarisations sociales, politiques ou philosophiques, correspond trop bien certaines stratgies fondamentales du jeu politique pour ne pas se survivre dans lunivers relativement lacis du tournant du sicle. Le paradoxe devient plus franc lorsque des partis dclricaliss en viennent la fin du XXme sicle ne garder de leur ancienne stratgie, si efficace, que la syntaxe pure, lorsquils deviennent, comme cest le cas en Belgique, un Centre dmocrate humaniste. Dans ces dnominations, limportant, comme souvent, est ce qui nest pas dit: il sagit bien en effet de ntre pas (seulement) libral ou socialiste. Cest ce qui sest pass en Belgique, y compris dans de nombreuses crises politiques dites fondamentales: lheure des dcisions, la prise en compte des divisions internes au parti catholique a pes plus que celle des rapports de force entre partis, dont elle tire pourtant, naturellement, ses nergies potentielles.

Ce modle est assurment remarquable, et il est bien vrai que dans la politique belge du XXme sicle il a t pouss loutrance. Pour autant, sagissant dun modle, il sert aussi ailleurs; du reste, en Belgique mme, il a t abondamment repris toutes les chelles du pouvoir politique, et aussi lintrieur des autres partis: lchelle locale de la commune comme celle de la rgion, il est monnaie courante de voir un parti semparer des objectifs de ses ennemis comme dautant denjeux ngocier, sans permettre pour autant ses affilis de parcourir lespace de libert ainsi cr. Chaque parti se veut centre du monde. Encore une fois, ces ressources tactiques sont disponibles dans tous les pays. Mais si la Belgique sest fait une spcialit des libraux sociaux ou des socialistes libraux cest en raison de lmulation cre autour de ce modle mcanique, redoutable dans son efficace simplicit: tout pilier a vocation coloniser le centre.

Que les ides rpublicaines sont exotiques en Belgique

Le vocabulaire du socio-culturel porte la marque de ces dfaites multiplies de la socit rpublicaine. De la mme manire quen politique les mots social ou libral sont devenus des adjectifs qui sanctionnent les louvoiements de la politique dun parti centriste chimrique, les mots qui parlent de culture ou de relations entre communauts subissent souvent de tels glissements lis des refus. Cest ainsi que voici quelques dcennies les politiques dassimilation des trangers ont t ( juste titre) considres comme rductrices, voire suspectes de volont de dracinement; on les a donc remplaces par des politiques dintgration. Or, il nexiste dsormais pas de mot plus mpris dans certaines poches des milieux politiques ou associatifs, voire enseignants, que le mot dintgration, auquel on associe gnreusement tous les vices de la dfunte politique dassimilation. Entretemps, comme de juste, les politiques continuent voluer. Mais ces mots, et dautres, figurent comme des idoles dsaffectes, associes aux ides dont on prtend ne plus vouloir. Leur rcusation atteste des pouvoirs imaginaires, conquis sur la lassitude et la duplicit des dtenteurs du pouvoir de dcision politique.

Quon rende un mauvais service aux jeunes des communauts de limmigration en leur faisant croire que leurs problmes se rgleront ainsi, cest une chose. Il ne sagirait que de modes, voire de la tentation de crer un pilier islamique belge, et lon pourrait devant ces manuvres au centre du terrain politique, choisir de sen accommoder, et mme de bon cur. Ainsi va un pays que les hasards de lhistoire ont situ trop loin des rpubliques mais trop prs de Dieu, et dont les monarques se sont avrs avec une belle constance assez peu constitutionnels. Aprs tout, ayant su vivre avec des chrtiens pas toujours dmocrates, nous pourrons vivre avec des musulmans pas tous dmocrates. tre rpublicain, lac ou de gauche nest aprs tout pas un devoir, mais une chance, et certains jours on sen passerait bien.

Persistance de prjugs dorigine religieuse

Mais il est des dissonances dont la rsolution ne peut tre diffre, mme pour les procrastinateurs impnitents. Il nous faut donc pour conclure souligner la persistance de menaces lourdes[5]. Lorsquau dbut du XVIIme sicle monta sur lhorizon la configuration du Marchand de Venise rclamant sa livre de chair, peu surent y lire la prdiction de grands maux. Le personnage du Juif enivr par la justice quon ne lui rend pas et oublieux de la charit quil na pas rejoignait le clich majeur de lhistoriographie religieuse dominante dans cette partie du monde. Lhistoire des ides est trs complexe; mais on voit bien que la mfiance radicale lendroit du Juif est dangereuse quand elle apparat sous des plumes qui se veulent instruites et dpourvues de prjug agressif. Lorsque des acadmiques reprennent de tels poncifs, on a donc affaire un matriel hautement corrosif de la moralit publique. Trop cest trop![6].

Relevons quelques indices prlevs la faveur dune polmique entre universitaires quon sexcuse de ranimer, parce quelle atteste de clivages durables. Au dpart, des textes qui reprennent le dossier de lIsral nazi, instruit frais nouveaux et assorti dune rduction du Juif la ngation de lAutre: l'intolrance au fait juif remonte la plus haute antiquit elle n'est jamais que la contrepartie aux procdures mises en uvre par les juifs pour ne pas disparatre[7].

Le ton assur risque de dissimuler la lgret de cette lecture sociologisante de la kashrout. Tradition? Ignors, le projet rationnel et les patientes analyses de Mose Mamonide, pour qui le refus de lidoltrie pratique par les nations ne fonde quun sous-ensemble des commandements. Exgse? Ngligs, les travaux de Paul Beauchamp (1969) et de ses collgues sur la dimension cosmologique des distinctions et autres sparations, rduites ici une obsessionnelle exclusion de limpur moyennant un renvoi obscur au Lvitique. Histoire? Encombrants, les travaux des historiens sur la construction des royaumes dIsral et de Jude, leurs confdrations, leurs alliances et leurs populations. Il semble quil faille lauteur un peuple endogame, lgaliste, monothiste, et tout cela par leffet dune xnophobie de minorit, toutes inclinations mauvaises puisque Un demi-sicle plus tard, l'Etat d'Isral reste une dmocratie approximative, au pass occult, qui donne certains nationaux (femmes, religieux, arabes) une place des plus ambigus, qui pratique un apartheid de fait. Ces propos plus que maladroits risquent dtre lourds de consquences.

Sept ans aprs cette polmique on sen voudrait dtre svre sans raison. Il nous reste, pour comprendre, une maxime posthume de La Rochefoucauld ajoute dans ldition de 1693: Il n'est jamais plus difficile de bien parler que quand on a honte de se taire problme qui admet plusieurs solutions. Terre de Contre-Rforme, la Belgique est un terrain privilgi pour lobservateur des effets politiques de lantijudaisme longtemps structurel de lglise romaine. Nous avons tent de suggrer que la redoutable efficacit de la tactique belge des piliers, qui blinde les bonnes consciences, prpare mal la ncessaire relecture des Versets douloureux de toute sorte.

Sagissant dun autre sujet, on ne peut que rappeler ici que jusque dans les annes 1950 il tait trs exceptionnel chez les thologiens denvisager quun Juif ne doive pas faire pas lobjet dun projet de conversion[8]. Peut-on observer que linterculturel aura ses professionnels avant davoir mrit dtre tudi et enseign? Ce problme est assurment universel. La solution belge ne le sera peut-tre pas.

Abramowicz, Manuel, Demelenne, Claude et Touzani, Sam, Le pouvoir aux barbus? Non merci?, Le Soir, 14/1/2009.

Alaluf, Mateo, Le dictionnaire du prt--penser: Nouvelle Shoah, Politique, 58, fv. 2009.

Beauchamp, Paul, Cration et sparation. tude exgtique du chapitre premier de la Gense. Paris, Cerf 1969.

Brajbart, Sara, et al., Lanne de toutes les rgressions, La libre Belgique 9/4/2002.

Closon Marie-Christine, Berten, Andr, De Munck, Jean, Digneffe, Franoise, Kaminski, Dan, Van Parijs, Philippe, La lutte contre lantismitisme et son dvoiement, La libre Belgique, 11/06/2002.

de Coorebyter, Vincent, Clivages et partis en Belgique, Courrier hebdomadaire du CRISP, 2008, n 2000, pp. 7-95.

Goldman, Henri, Le retour d'une autre bte immonde: la rumeur, La libre Belgique, 27/6/2002 et Points critiques, juin 2002.

Goldschmidt, Tom, en vrac, 12/01/2009 sur le site blogs.politique.eu.org/henrigoldman/

Martens, Francis, La vrit a pri, La libre Belgique, 3/4/2002 et La revue nouvelle, mars-avril 2002.

Nothomb, Simon-Pierre, Lordre va-t-il rgner Gaza? Le Soir, 18/12/2001.

Susskind, David, Trop, cest trop!, Le Soir, 19/12/2001.

Touati Charles, Le dossier sur le christianisme, Revue des tudes Juives, 160 (2001), pp 493-498.

[1] On ne relve pas ici cet encyclopdisme pour disqualifier certains essais polmiques. Il sagit plutt de les situer comme un style typique des rglements de compte communautaire quoi leurs auteurs rduisent la Fin de lHistoire. Serge Moscovici rappelle volontiers que le travail des sciences sociales nous rend le familier sous une lumire trange alors que les reprsentations sociales nous donnent l'trange sous des espces familires.

[2] Dans le cadre des cleavage structures de Lipset et Rokkan (voir Coorebyter, 2008), on suggre ici que le monde chrtien belge, dabord tranger aux partis appuys sur des clivages effectifs (et pourvus donc de bases sociales caractrises par des identits collectives, des projets et des organisations), sest donn progressivement les moyens (syndicats, associations patronales, etc) de sa fin: gouverner non pas sans partage, mais en simposant au centre du jeu. Les piliers seraient donc une ressource dgage par une tactique, non la projection du clivage entre bases sociales. [3] Ce rgime a connu une longue phase dinstauration au XIXme, et a connu de notables exceptions, dont la dernire (1999-2004), dissue encore incertaine.

[4] Lipset et Rokkan connaissent la comptition intgrative entre glise et tat. Dans une lecture dynamique, pour les vques du XXme sicle, les bases sociales sont des enjeux, et non des bases. Il faut retenir que leur projet de rechristianisation exera une pression plus intense que celle dont lEglise du Moyen Age fut capable.

[5] tienne Balibar observe depuis des dcennies que les mots culture, religion ou population jouent le mme rle, dans les mmes phrases, que le mot race au cours des annes 1930. Cette observation gagne aujourdhui en fatalit ce quelle a perdu doriginalit. [6] Cest ainsi quun leader de la communaut juive ragissait un texte d'un notable de lUniversit Catholique de Louvain qui avait dans un grand quotidien fait usage dune rhtorique calcule o les Israliens reprenaient le rle du massacreur nazi (voir Nothomb, 2001, et Susskind, 2001). [7] Voir Martens 2002; ce coup fumant, qui ne devrait pas interrompre la conversation dans un salon de bonne tenue, a t publi sans commentaire dans un journal de notables et dans un grand mensuel de rflexion, tous deux catholiques. Suite un cri dalarme suscit par la gravit de ces affirmations (Brajbart et al. 2002), certains prirent la dfense de lauteur, que lon prtendit accus dantismitisme, et ngligrent de discuter ses noncs; on notera dans ce contexte que Goldman (2002) les mentionne avec une autre prudence que Closon et al., (2002).

[8] Sans prjuger de la pratique, souvent plus humaine, il suffit de rappeler la position singulire de lEthica de Pierre Ablard sur ce point doctrinal trs sensible. Les travaux de Menahem Macina commentent patiemment cette rcente volution (voir par exemple le site www.upjf.org). Un texte trs rflchi, rdig voici 40 ans lpoque de Nostra Aetate, value lampleur du parcours inverse (Touati, 2001) mais surtout les balises accessibles. On y retrouve laffirmation bienveillante Christianisme et Islam frayent la voie du Messie.

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