SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais LA...

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1 ère ES1-EAF oral – Séq n°4 SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours LA N°10

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1ère ES1-EAF oral – Séq n°4

SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours LA N°10

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SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours LA N°11

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SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours Document complémentaire Antoine COMPAGNON, Un été avec Montaigne, Editions des Equateurs-France Inter (2013)

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SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours Document complémentaire : Texte de l’Antiquité HERODOTE, L’Enquête, Livre II (Vè siècle avant JC)

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SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours Documents complémentaires : Histoire des Arts Paul Gauguin , D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897)

François DUBOIS, La Nuit de la Saint Barthélémy, détail (1572)

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Documents complémentaires : Histoire des Arts

1- Gallo GALLINA (1796-1874) Indiens du Pérou faisant un sacrifice

2- Théodore de BRY, Indigènes faisant griller de la viande humaine (1592)

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SEQUENCE N°4 : MONTAIGNE, Les Essais, « Cannibales » (1595) Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours Document complémentaire MONTESQUIEU, Lettres persanes, Lettre XXIV, Rica à Ibben. À Smyrne.

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois. Paris est aussi grand qu'Ispahan: les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept 5 maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras. Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine que les Français; ils courent, ils volent: les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les 10 feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain 15 où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues. Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner. 20 Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes 25 équipées. D'ailleurs ce roi est un grand magicien: il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête 30 qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits. Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien 35 s'appelle le pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l'exercer, de certains articles de croyance. IL y a deux ans qu'il lui envoya un grand écrit qu'il appela constitution, et voulut obliger, sous de grandes 40 peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l'exemple à ses sujets; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que tous 45 les chrétiens disent avoir été apporté du ciel: c'est proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution : elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège. Il faut

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pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal; et, par le grand Ali, il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi: car, puisque les femmes sont d'une création 50 inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du paradis? J'ai ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire. 55 On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient ; on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que, malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui: ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux; et cependant on dit qu'il 60 aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier: c'est un corps ; mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien. Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du 65 génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.

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Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIème siècle à nos jours DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES • Texte A : Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, 1578

(orthographe modernisée) • Texte B : Michel de Montaigne, Essais, livre III, chapitre VI « Des coches », 1588 (adaptation en

français moderne par André Lanly) • Texte C : Extrait du discours prononcé par J.M.G. Le Clézio, lors de la remise du Prix Nobel de

Littérature, le 7 décembre 2008, à Oslo

TEXTE A - Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, 1578 (orthographe modernisée)

Artisan d’origine modeste et de religion protestante, Jean de Léry participa à une expédition française au Brésil. À cette occasion, il partagea pendant quelque temps la vie des indiens Tupinambas. Vingt ans après son retour en France, il fit paraître un récit de son voyage.

Au reste, parce que nos Tupinambas sont fort ébahis de voir les Français et autres des pays lointains prendre tant de peine d’aller quérir1 leur Arabotan, c’est-à-dire bois de Brésil, il y eut une fois un vieillard d’entre eux qui sur cela me fit telle demande : « Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin pour quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? » 5 À quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni même2 du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains3 (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient pour faire de la teinture, il me répliqua soudain : « Voire4, mais vous en faut-il tant ? 10 - Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon5) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises6 et de draps rouges, voire même (m’accommodant7 toujours à lui parler de choses qui lui étaient connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vu par deçà8, un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. 15 - Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. » Puis ayant bien retenu ce que je lui venais de dire, m’interrogeant plus outre, dit : « Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? » - Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. » Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au 20 bout, il me demanda derechef : - « Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ? » - « À ses enfants, s’il en a, et à défaut d’iceux9 à ses frères, sœurs et plus prochains parents. » - «Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette heure connais-je10 que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grand fols : car vous 25 faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent après vous ? La terre qui vous a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui nous a nourris les 30 nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. » - Voilà sommairement et au vrai le discours que j’ai ouï de la propre bouche d’un pauvre sauvage américain.

1 Quérir : aller chercher. 2 Ni même : ni surtout. 3 Ains : mais. 4 Voire : soit.

5 En lui faisant trouver bon : pour le persuader. 6 Frises : étoffes de laine. 7 M’accommodant : essayant. 8 Par deçà : chez les Tupinambas,

au Brésil. 9 À défaut d’iceux : s’il n’a pas d’enfants. 10 Connais-je : je me rends compte.

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TEXTE B - Michel de Montaigne, Essais, livre III, chapitre VI « Des coches », 1588 (adaptation en français moderne par André Lanly)

Dans ce passage de ses Essais, Montaigne se fonde sur les témoignages qu’il a lus pour critiquer le comportement des conquérants européens dans le Nouveau Monde.

La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux1 montrent que [ces hommes] ne nous étaient nullement inférieurs en clarté d’esprit naturelle et en justesse [d’esprit]. La merveilleuse magnificence des villes de Cusco2 et de Mexico et, parmi beaucoup d’autres choses semblables, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l’ordre et la grandeur qu’ils ont dans un jardin [normal], étaient excellemment façonnés en or, comme, dans 5 son cabinet3, tous les animaux qui naissaient dans son État et dans ses mers, et la beauté de leurs ouvrages en joaillerie, en plume, en coton, dans la peinture, montrent qu’ils ne nous étaient pas non plus inférieurs en habileté. Mais en ce qui concerne la dévotion, l’observance des lois, la bonté, la libéralité4, la franchise, il a été très utile pour nous de ne pas en avoir autant qu’eux. Ils ont été perdus par cet avantage et se sont vendus et trahis eux-mêmes. Quant à la hardiesse et 10 au courage, quant à la fermeté, la résistance, la résolution contre les douleurs et la faim et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples que je trouverais parmi eux aux plus fameux exemples anciens que nous ayons dans les recueils de souvenirs de notre monde de ce côté-ci [de l’Océan]. Car, que ceux qui les ont subjugués suppriment les ruses et les tours d’adresse dont ils se sont servis pour les tromper, et l’effroi bien justifié qu’apportait à ces peuples-là le fait de voir 15 arriver aussi inopinément des gens barbus, différents d’eux par le langage, la religion, par l’aspect extérieur et le comportement, venant d’un endroit du monde où ils n’avaient jamais imaginé qu’il y eût des habitants, quels qu’ils fussent, [gens] montés sur de grands monstres inconnus, contre eux qui non seulement n’avaient jamais vu de cheval mais même bête quelconque dressée à porter et à avoir sur son dos un homme ou une autre charge, munis d’une peau luisante et dure5 20 et d’une arme [offensive] tranchante et resplendissante, contre eux qui, contre la lueur qui les émerveillait d’un miroir ou d’un couteau, échangeaient facilement une grande richesse en or et en perles, et qui n’avaient ni science ni matière grâce auxquelles ils pussent, même à loisir, percer notre acier ; ajoutez à cela les foudres et les tonnerres de nos pièces [d’artillerie] et de nos arquebuses, capables de troubler César lui-même, si on l’avait surpris avec la même inexpérience 25 de ces armes, et [qui étaient employées] à ce moment contre des peuples nus, sauf aux endroits où s’était faite l’invention de quelque tissu de coton, sans autres armes, tout au plus, que des arcs, des pierres, des bâtons et des boucliers de bois ; des peuples surpris, sous une apparence d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues : mettez en compte, dis-je, chez les conquérants cette inégalité, vous leur ôtez toute la cause de tant de victoires. 30

1 Il s’agit des peuples indiens d’Amérique du Sud victimes des conquérants européens. 2 Cusco, alors capitale du Pérou. 3 Cabinet : bureau. 4 Libéralité : générosité. 5 Peau luisante et dure : il s’agit de l’armure.

TEXTE C - Extrait du discours prononcé par J.M.G. Le Clézio, lors de la remise du Prix Nobel de Littérature, le 7 décembre 2008, à Oslo.

Je dois à la forêt une de mes plus grandes émotions littéraires de mon âge adulte. Cela se passe il y a une trentaine d’années, dans une région d’Amérique centrale appelée El Tapón de Darien, le Bouchon, parce que c’est là que s’interrompait alors (et je crois savoir que depuis la situation n’a pas changé) la route Panaméricaine qui devait relier les deux Amériques, de l’Alaska à la pointe de la Terre de Feu. L’isthme de Panama, dans cette partie, est couvert d’une forêt de 5

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pluie extrêmement dense, dans laquelle il n’est possible de voyager qu’en remontant le cours des fleuves en pirogue. Cette forêt est habitée par une population amérindienne, divisée en deux groupes, les Emberas et les Waunanas, tous deux appartenant à la famille linguistique Ge-Pano-Karib. Etant venu là par hasard, je me suis trouvé fasciné par ce peuple au point d’y faire plusieurs séjours assez longs, pendant environ trois ans. Pendant tout ce temps, je n’ai rien fait d’autre que 10 d’aller à l’aventure, de maison en maison – car ce peuple refusait alors de se grouper en villages – et d’apprendre à vivre selon un rythme entièrement différent de ce que j’avais connu jusque là. […] Ayant assimilé le système de communisme primordial que pratiquent les Amérindiens, ainsi que leur profond dégoût pour l’autorité, et leur tendance à une anarchie naturelle, je pouvais 15 imaginer que l’art, en tant qu’expression individuelle, ne pouvait avoir cours dans la forêt. D’ailleurs, rien chez ces gens qui pût ressembler à ce que l’on appelle l’art dans notre société de consommation. Au lieu de tableaux, les hommes et les femmes peignent leur corps, et répugnent de façon générale à construire rien de durable. Puis j’ai eu accès aux mythes. Lorsqu’on parle de mythes, dans notre monde de livres écrits, l’on semble parler de quelque chose de très lointain, 20 soit dans le temps, soit dans l’espace. Je croyais moi aussi à cette distance. Et voilà que les mythes venaient à moi, régulièrement, presque chaque nuit. Près d’un feu de bois construit sur le foyer à trois pierres dans les maisons, dans le ballet des moustiques et des papillons de nuit, la voix des conteurs et des conteuses mettait en mouvement ces histoires, ces légendes, ces récits, comme s’ils parlaient de la réalité quotidienne. Le conteur chantait d’une voix aigüe, en frappant 25 sa poitrine, son visage mimait les expressions, les passions, les inquiétudes des personnages. Cela aurait pu être du roman, et non du mythe. Mais une nuit est arrivée une jeune femme. Son nom était Elvira. Dans toute la forêt des Emberas, Elvira était connue pour son art de conter. C’était une aventurière, qui vivait sans homme, sans enfants – on racontait qu’elle était un peu ivrognesse, un peu prostituée, mais je n’en crois rien – et qui allait de maison en maison pour 30 chanter, moyennant un repas, une bouteille d’alcool, parfois un peu d’argent. Bien que je n’aie eu accès à ses contes que par le biais de la traduction – la langue embera comprend une version littéraire beaucoup plus complexe que la langue de chaque jour – j’ai tout de suite compris qu’elle était une grande artiste, dans le meilleur sens qu’on puisse donner à ce mot. Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pièces d’argent sur sa poitrine, et par-35 dessus tout cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d’emportement mesuré et cadencé, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient présents. A la trame simple des mythes – l’invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d’humains venues du fond des temps, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de l’amour charnel, l’acide de la 40 jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle était la poésie en action, le théâtre antique, en même temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle inventait, dans la noirceur de la forêt, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n’a pas d’autre nom que la beauté. Comme si elle portait dans son chant la puissance véridique de la nature, et c’était là sans doute le plus 45 grand paradoxe, que ce lieu isolé, cette forêt, la plus éloignée de la sophistication de la littérature, était l’endroit où l’art s’exprimait avec le plus de force et d’authenticité. I - Vous répondrez d’abord à la question suivante – DEVOIR SURVEILLE : Quel type d’argumentation est utilisé pour mettre en relief les qualités des peuples du Nouveau Monde, que vous dégagerez ? I - Vous traiterez ensuite le sujet suivant en devoir maison facultatif : Écriture d’invention (10-15 lignes) Quelques années plus tard, le vieillard Tupinambas qui a discuté avec Jean de Léry (texte A) raconte à son peuple, lors d’une cérémonie publique, l’arrivée et le séjour de cet Européen dans leur village du Brésil.