Séquence 1 : La poésie du banal et la banalité poétique… · Lecture cursive personnelle et...

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1e STMG A - Descriptif des activités (septembre 2015- mars 2016) Séquence 1 : La poésie du banal et la banalité poétique… Objet d’étude Écriture poétique et quête du sens Problématique Comment l’écriture poétique transfigure-t-elle la banalité des objets ? Textes étudiés en lecture analytique - Arthur Rimbaud, « le buffet », extrait du Cahier de Douai, 1870. - Francis Ponge, « le cageot », extrait du Parti pris des Choses, 1942 - Jacques Réda, « la bicyclette », extrait de Retour au calme, 1989 Texte(s) complémentaire(s) Bénabar, « Le sac à main », album Les Risques du métiers, 2004. Histoire des arts / Langue et culture de l’antiquité Duchamp, Fontaine Activité personnelle de l’élève Travail d’écriture poétique à la manière d’un des auteurs du corpus débouchant sur la production d’ « un poème-objet » ou d’une oeuvre mêlant écriture poétique et image(s). Lecture cursive personnelle et obligatoire - Francis Ponge, Le Parti-pris des Choses - Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris - François Bon, Autobiographie des Objets Séquence 2 : Tous tranquille sans la petite Antigone… Objets d’étude Le théâtre et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours La question de l’homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à nos jours Problématique(s) Antigone, une oeuvre engagée ? Antigone, entre princesse capricieuse et résistante héroïque. Extraits de l’oeuvre étudiés en lecture analytique Les numéros de pages renvoient à l’édition de la Table ronde, collection « La petite vermillon », paru en 2008 - Antigone et Ismène (pages 22-24, de « Écoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. » à « Mais qu’est-ce que cela fait ? ») - Antigone et Hémon (pages 37 à 44), de « Pardon, Hémon » à « C’est fini pour Hémon, Antigone ») - Antigone et le garde ( pages 112-117, de « Si vous avez besoin de quelque chose » à « Ils sortent tous. ») Texte(s) complémentaire(s) - Un extrait d’Antigone de Sophocle (scène d’exposition) - Antigone et Créon (pages 93-97, de « Tu aimes Hémon ? » à « Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes ! ») (Commentaire littéraire) Histoire des arts / Langue et culture de l’antiquité - Extraits de la mise en scène de Nicolas Briançon, créée au théâtre de Marigny en 2003. - Trois tableaux liés au mythe d’Antigone Activité personnelle de l’élève Écriture d’une scène à insérer dans l’oeuvre et réalisation d’un enregistrement audio.

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1e STMG A - Descriptif des activités (septembre 2015- mars 2016)

Séquence 1 : La poésie du banal et la banalité poétique…

Objet d’étude Écriture poétique et quête du sens

Problématique Comment l’écriture poétique transfigure-t-elle la banalité des objets ?

Textes étudiés en lecture analytique - Arthur Rimbaud, « le buffet », extrait du Cahier de Douai, 1870.

- Francis Ponge, « le cageot », extrait du Parti pris des Choses, 1942

- Jacques Réda, « la bicyclette », extrait de Retour au calme, 1989

Texte(s) complémentaire(s) Bénabar, « Le sac à main », album Les Risques du métiers, 2004.

Histoire des arts / Langue et culture de l’antiquité

Duchamp, Fontaine

Activité personnelle de l’élève Travail d’écriture poétique à la manière d’un des auteurs du corpus débouchant sur la production d’ « un poème-objet » ou d’une oeuvre mêlant écriture poétique et image(s).

Lecture cursive personnelle et obligatoire

- Francis Ponge, Le Parti-pris des Choses - Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris - François Bon, Autobiographie des Objets

Séquence 2 : Tous tranquille sans la petite Antigone…

Objets d’étude Le théâtre et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours La question de l’homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à nos jours

Problématique(s) Antigone, une oeuvre engagée ? Antigone, entre princesse capricieuse et résistante héroïque.

Extraits de l’oeuvre étudiés en lecture analytique

Les numéros de pages renvoient à l’édition de la Table ronde, collection « La petite vermillon », paru en 2008 - Antigone et Ismène (pages 22-24, de « Écoute, j’ai bien réfléchi

toute la nuit. » à « Mais qu’est-ce que cela fait ? ») - Antigone et Hémon (pages 37 à 44), de « Pardon, Hémon » à

« C’est fini pour Hémon, Antigone ») - Antigone et le garde ( pages 112-117, de « Si vous avez besoin

de quelque chose » à « Ils sortent tous. »)

Texte(s) complémentaire(s) - Un extrait d’Antigone de Sophocle (scène d’exposition) - Antigone et Créon (pages 93-97, de « Tu aimes Hémon ? » à

« Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes ! ») (Commentaire littéraire)

Histoire des arts / Langue et culture de l’antiquité

- Extraits de la mise en scène de Nicolas Briançon, créée au théâtre de Marigny en 2003.

- Trois tableaux liés au mythe d’Antigone

Activité personnelle de l’élève Écriture d’une scène à insérer dans l’oeuvre et réalisation d’un enregistrement audio.

Lecture cursive personnelle et obligatoire

Sorge Chalendon, Le quatrième mur Sophocle, Antigone Henry Bauchau, Antigone

Séquence 2 : Tous tranquille sans la petite Antigone…

Séquence 3 : vivre ensemble, une utopie ?

Objet d’étude La question de l’homme dans les genres de l'argumentation du XVIe à nos jours

Problématique Quels regards la littérature porte-t-elle sur la vie en société ? Quelles utopies l’art et la littérature proposent-ils ?

Textes étudiés en lecture analytiques - François Rabelais, Gargantua, extrait du chapitre 57 (l’Abbaye de Thélème), 1534

- Jean de La Fontaine, « Les Membres et l’Estomac », Fables, 1668

- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine des fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755 (extrait)

Textes complémentaires Les sources d’inspiration de Jean de La Fontaine : - Esope, « Fable 159 » - Tite-Live, Histoire romaine, II, 32

Histoire des arts ou langue et culture de l’antiquité

- Bruegel l’Ancien, La Tour de Babel,1563. - Photographies de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille. - Sortie au cinéma : Persepolis, Marjane Satrapi et Vincent

Paronnaud

Activité personnelle de l’élève Dissertation : Les apologues, fables, et contes — voire certains romans — prétendent, par le biais d’un récit, délivrer au lecteur une leçon ou un message. D’après vous, ces écrits peuvent-ils vraiment et efficacement accomplir cette fonction ou sont-ils d’abord de simples outils destinés davantage à divertir qu’à instruire ?

Lecture cursive personnelle et obligatoire (au choix, parmi ces livres à se procurer)

- Georges Orwell, 1984 - Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons

électriques ? - Ray Bradbury, Fahrenheit 451

Texte 1 (LA) : Francis Ponge, « Le cageot », Le Parti-pris des Choses, 1942

Texte 2 (LA) : Jacques Réda. « La Bicyclette », extrait du recueil Retour au Calme, 1989. Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain, Au bout d'un corridor fermé de vitres en losange, On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches Et se pulvérise à travers les feuilles d'un jardin, Avec des éclats palpitants au milieu du pavage Et des gouttes d'or - en suspens aux rayons d'un vélo. C'est un grand vélo noir, de proportions parfaites, Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d'une bête En éveil dans sa fixité calme : c'est un oiseau. La rue est vide. Le jardin continue en silence De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau. Parfois un chien aboie ainsi qu'aux abords d'un village. On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs. La bicyclette vibre alors, on dirait qu'elle entend. Et voudrait-on s'en emparer, puisque rien ne l'entrave, On devine qu'avant d'avoir effleuré le guidon Éblouissant, on la verrait s'enlever d'un seul bond À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle, Et lancer dans le feu du soir les grappes d'étincelles Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion.

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Texte 3 (LA) : Arthur Rimbaud, « Le buffet », extrait du recueil Le Cahier de Douai, 1870

Le buffet

C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre, Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ; Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries, De linges odorants et jaunes, de chiffons De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries, De fichus de grand'mère où sont peints des griffons ;

- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

- Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.

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Texte complémentaire : Bénabar, « Le Sac à main », album Les Risques du Métier, 2004

Je le tiens, j'ai réussi, je procède à l'autopsieDe cet animal fidèle qui la suit comme un petit chienCoffre-fort, confident, partial et unique témoinQu'elle loge au creux de ses reinsMais qu'elle appelle, comme si de rien, son « sac à main ».

Poudrier des Puces dans un étui de velours noir,Dont les grains de poudre blanche patinent le miroir.Livre de poche, pastilles de menthe et plan de métroÉchantillon de parfum, baume pour les lèvres, trois ou quatre stylos.

Des cigarettes, oui mais elle a décidé d’arrêter,Alors demi-paquets de dix, qu'elle achète deux par deux.La sonnerie étouffée, téléphone qu'elle tarde à trouverUn appel manqué, ça l'énerve, encore raté.

Bien sûr, le portefeuille, enfoui comme un magot de pirateLourd comme un parpaing, il contient les photos ;Ses parents, pattes d’éléphant, un noël avec une cousineAu fond, la table en Formica, celle qu'est maintenant dans notre cuisine.

À la place de choix, où je souris bêtementComme « « l'équipier du mois »; oui, mais pour combien de temps ?J'ai gagné le droit d'être montré aux copinesComme ceux qui, avant moi, étaient dans la vitrine.

L'agenda coupable devient machine à remonter le tempsNotre premier rendez-vous, vendredi deux juin à vingt heures,Mon nom de plus en plus présent, jusqu'au jour de l'emménagementEt soulignée en rouge, la date de mon anniversaire.

Je passe dans le futur, je descends mercredi prochainT'as rendez-vous à midi, avec un certain SébastienBoulevard de « c'est fini », au Bistrot des AmantsLe portrait dans le porte-monnaie bientôt ne sera plus le mien.

Document complémentaire (Histoire des Arts)

Marcel Duchamp, Fontaine, 3e réplique, réalisée sous la direction de l'artiste en 1964 par la Galerie Schwarz. Première version de l’oeuvre : 1917

Séquence 1 : travaux personnels de fin de séquence

ATTENTION : n’attendez pas le dernier moment pour préparer et terminer ces

travaux car rapidement après les vacances de la Toussaint, vous aurez, en guise de devoir à la maison, un commentaire littéraire.

Date Nature du travail ConsignesPour le vendredi 6 novembre

Préparation à l’épreuve orale du bac (première partie de l’épreuve : exposé)

Choisissez un texte et une question pour préparer un exposé type répondant aux attentes de l’épreuve.Trois élèves au moins présenteront leur travail à la classe (volontaires ou tirés au sort en cas d’absence de volontaires).Toutes les préparations seront ramassées et notéesC h a q u e p r é s e n t a t i o n d e v r a comporter : - Introduction rédigée- Plan détaillé de l’analyse avec des

relevés précis et des procédés étudiés et interprétés

- Conclusion rédigée.

Pour le vendredi 20 novembre

Travail de création À la manière d’un des poèmes étudiés («  Le cageot  », «  La bicyclette » ou «  le Buffet ») écrivez un texte poétique sur un objet banal.Puis, en associant votre texte à une photographie prise par vous-même de cet objet, créez une affiche poétique et artistique originale.

«  À la manière de…  » signifie que vous devez vous appuyer sur l’analyse du texte modèle (le poème que vous choisissez) pour en imiter l’écriture.

Extrait 2 (LA)

Jean Anouilh, Antigone, 1942 (pages 37 à 44)

ANTIGONE, court à Hémon. – Pardon, Hémon, pour notre dispute d'hier soir et pour tout. C'est moi qui avais tort. Je te prie de me pardonner.HÉMON – Tu sais bien que je t'avais pardonné, à peine avais-tu claqué la porte. Ton parfum était encore là et je t'avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) A qui l'avais-tu volé, ce parfum ?ANTIGENE – À Ismène.HÉMON – Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle robe ?ANTIGENE – AussiHÉMON – En quel honneur t'étais-tu faite si belle ?ANTIGONE – Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort.) Oh ! mon chéri, comme j'ai été bête ! Tout un soir gaspillé. Un beau soir.HÉMON – Nous aurons d'autres soirs, Antigone.ANTIGONE – Peut-être pas.HÉMON – Et d'autres disputes aussi. C'est plein de disputes, un bonheur.ANTIGONE – Un bonheur, oui… Ecoute, Hémon.HÉMON – OuiANTIGONE – Ne ris pas ce matin. Sois grave.HÉMON – Je suis grave.ANTIGONE – Et serre-moi. Plus fort que tu ne m'as jamais serrée. Que toute ta force s'imprime dans moi.HÉMON Là. De toute ma force.ANTIGONE, dans un souffle. – C’est bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis elle commence doucement.) Ecoute, Hémon.HÉMON – Oui.ANTIGONE –J e voulais te dire ce matin… Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux…HÉMON – Oui.ANTIGONE – Tu sais, je l'aurais bien défendu contre tout.HÉMON – Oui, Antigone.ANTIGONE –Oh ! Je l'aurais serré si fort qu'il n'aurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du soir qui vient, ni de l'angoisse du plein soleil immobile, ni des ombres… Notre petit garçon, Hémon ! Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée - mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. Tu le crois, n'est-ce pas ?HÉMON – Oui, mon amour.ANTIGONE – Et tu crois aussi, n'est-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme ?HÉMON, la tient. – J’ai une vraie femme.ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui. – Oh ! tu m'aimais, Hémon, tu m'aimais, tu en es bien sûr, ce soir-là ?HÉMON, la berce doucement. – Quel soir ?ANTIGONE – Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille ? Tu es sûr que tu n'as jamais regretté depuis, jamais pensé, même tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt dû demander Ismène ?HÉMON – Idiote !ANTIGONE – Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m'inonde quand j'ai la tête au creux de ton cou ?HÉMON – Oui, Antigone, je t'aime comme une femme.ANTIGONE – Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit.HÉMON, murmure. – Antigone…ANTIGONE – Oh ! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vérité. je t'en prie. Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ?

Extrait 1 : Antigone, Jean Anouilh, 1942 (pages 24-27)ISMÈNE Écoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l’aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis. ANTIGONE Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir. ISMÈNE Si, Antigone. D’abord c’est horrible, bien sûr, et j’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle. ANTIGONE Moi je ne veux pas comprendre un peu. ISMÈNE Il est le roi, il faut qu’il donne l’exemple. ANTIGONE Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l’exemple, moi… Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l’entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à ne pas désobéir. ISMÈNE Allez ! Allez !… Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Ecoute-moi. J’ai raison plus souvent que toi. ANTIGONE Je ne veux pas avoir raison. ISMÈNE Essaie de comprendre au moins ! ANTIGONE Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous,depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant. ISMÈNE Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.

ANTIGONE Je ne t’écoute pas. ISMÈNE Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bras, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu’au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d’imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf — qu’on sent qu’on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu’ils vont comme des nègres et qu’ils feront tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal… Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, quelle est arrivée au point où l’on ne peut plus la supporter ; qu’il faudrait quelle s’arrête, mais quelle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë… Oh! je ne peux pas, je ne peux pas… ANTIGONE Comme tu as bien tout pensé ! ISMÈNE Toute la nuit. Pas toi ? ANTIGONE Si, bien sûr. ISMÈNE Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse. Antigone, doucement Moi non plus. Mais qu’est-ce que cela fait ?

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HÉMON – Oui, Antigone.ANTIGONE, dans un souffle, après un temps. – Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que j'aurais été très fière d'être ta femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en t'asseyant, sans penser, comme sur une chose bien à toi. (Elle s'est détachée de lui, elle a pris un autre ton.) Voilà. Maintenant, je vais te dire encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il faudra que tu sortes sans me questionner. Même si elles te paraissent extraordinaires, même si elles te font de la peine. Jure-le-moi.HÉMON – Qu’est-ce que tu vas me dire encore ?ANTIGONE – Jure-moi d'abord que tu sortiras sans rien me dire. Sans même me regarder. Si tu m'aimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec son pauvre visage bouleversé.) Tu vois comme je te le demande, jure-le-moi, s'il te plaît, Hémon… C'est la dernière folie que tu auras à me passer.HÉMON – Je te le jure.ANTIGONE –  Merci. Alors, voilà. Hier. d'abord. Tu me demandais tout à l'heure pourquoi j'étais venue avec une robe d'Ismène, ce parfum et ce rouge à lèvres. J'étais bête. Je n'étais pas très sûre que tu me désires vraiment et j'avais fait tout cela pour être un peu plus comme les autres filles, pour te donner envie de moi.HÉMON – C’était pour cela ?ANTIGONE –  Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputés et mon mauvais caractère a été le plus fort, je me suis sauvée. (Elle ajoute plus bas.) Mais j'étais venue chez toi pour que tu me prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule, il va parler, elle crie.) Tu m'as juré de ne pas me demander pourquoi. Tu m'as juré, Hémon ! (Elle dit plus bas, humblement.) Je t'en supplie… (Et elle ajoute, se détournant, dure.) D'ailleurs, je vais te dire. Je voulais être ta femme quand même parce que je t'aime comme cela, moi, très fort, et que -je vais te faire de la peine, ô mon chéri, pardon !- que jamais, jamais, je ne pourrai t'épouser. (Il est resté muet de stupeur, elle court à la fenêtre, elle crie.) Hémon, tu me l'as juré ! Sors. Sors tout de suite sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas vers moi, je me jette par cette fenêtre. Je te le jure, Hémon. Je te le jure sur la tête du petit garçon que nous avons eu tous les deux en rêve, du seul petit garçon que j'aurai jamais. Pars maintenant, pars vite. Tu sauras demain. Tu sauras tout à l'heure. (Elle achève avec un tel désespoir qu'Hémon obéit et s'éloigne.) S'il te plaît, pars, Hémon. C'est tout ce que tu peux faire encore pour moi, si tu m'aimes. (Il est sorti. Elle reste sans bouger, le dos à la salle, puis elle referme la fenêtre, elle vient s'asseoir sur une petite chaise au milieu de la scène, et dit doucement, comme étrangement apaisée.) Voilà. C'est fini pour Hémon, Antigone.

Extrait 3 (LA)

Antigone, Jean Anouilh, 1942 (pages 111-117)

ANTIGONE — Comment vont-ils me faire mourir ? LE GARDE — Je ne sais pas. Je crois que j'ai entendu dire que pour ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou. ANTIGONE — Vivante ? LE GARDE — Oui, d'abord. Un silence. Le garde se fait une chique. ANTIGONE — Ô tombeau ! Ô lit nuptial ! Ô ma demeure souterraine !… (Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule… LE GARDE, qui a fini sa chique. — Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En plein soleil. Une drôle de corvée encore pour ceux qui seront de faction. Il avait d'abord été question d'y mettre l'armée. Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que c'est encore la garde qui fournira les piquets. Elle a bon dos, la garde ! Etonnez-vous après qu'il existe une jalousie entre le garde et le sergent d'active… ANTIGONE, murmure, soudain lasse. — Deux bêtes… LE GARDE — Quoi, deux bêtes ? ANTIGONE — Des bêtes se serreraient l'une contre l'autre pour se faire chaud. Je suis toute seule. LE GARDE — Si vous avez besoin de quelque chose, c’est différent. Je peux appeler. Antigone — Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à quelqu’un quand je serai morte. LE GARDE — Comment ça, une lettre ? ANTIGONE — Une lettre que j’écrirai. LE GARDE — Ah ! ça non ! Pas d’histoires ! Une lettre ! Comme vous y allez, vous ! Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là ! ANTIGONE — Je te donnerai cet anneau si tu acceptes. LE GARDE — C’est de l’or ? ANTIGONE — Oui, c’est de l’or. LE GARDE — Vous comprenez, si on me fouille, moi, c’est le conseil de guerre. Cela vous est égal, à vous ? (Il regarde encore la bague.) Ce que je peux, si vous voulez, c’est écrire sur mon carnet ce que vous auriez voulu dire. Après, j’arracherai la page. De mon écriture, ce n’est pas pareil. ANTIGONE, a les yeux fermés : elle murmure avec un pauvre rictus. — Ton écriture… (Elle a un petit frisson.) C’est trop laid, tout cela, tout est trop laid. LE GARDE, vexé, fait mine de rendre la bague.— Vous savez, si vous ne voulez pas, moi… ANTIGONE — Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite… J’ai peur que nous n’ayons plus le temps… Ecris : « Mon chéri…» LE GARDE, qui a pris son carnet et suce sa mine. — C’est pour votre bon ami ? ANTIGONE — Mon chéri, j’ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m’aimer… LE GARDE, répète lentement de sa grosse voix en écrivant. — « Mon chéri, j’ai voulu mourir et tu ne vas peut-être plus m’aimer…» ANTIGONE — Et Créon avait raison, c’est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs. J’ai peur… LE GARDE, qui peine sur sa dictée. — « Créon avait raison, c’est terrible…» ANTIGONE — Oh ! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends seulement maintenant combien

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c’était simple de vivre… LE GARDE, s’arrête. — Eh ! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez- vous que j’écrive ? Il faut le temps tout de même… ANTIGONE — Où en étais-tu ? LE GARDE, se relit. — «C’est terrible maintenant à côté de cet homme…» ANTIGONE — Je ne sais plus pourquoi je meurs. LE GARDE, écrit, suçant sa mine. — «Je ne sais plus pourquoi je meurs…» On ne sait jamais pourquoi on meurt. ANTIGONE, continue.— J’ai peur… (Elle s’arrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C’est comme s’ils devaient me voir nue et me toucher quand je serais morte. Mets seulement : «Pardon.» LE GARDE — Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place ? ANTIGONE — Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t’aime… LE GARDE — « Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles. Je t’aime…» C’est tout ? ANTIGONE — Oui, c’est tout. LE GARDE — C’est une drôle de lettre. ANTIGONE — Oui, c’est une drôle de lettre. LE GARDE — Et c’est à qui qu’elle est adressée?

À ce moment, la porte s’ouvre, les autres Gardes paraissent, Antigone se lève, les regarde, regarde le Premier Garde qui s’est dressé derrière elle, il empoche la bague et range le carnet, l’air important…Il voit le regard d’Antigone. Il gueule pour se donner une contenance.

LE GARDE — Allez ! pas d’histoires! Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête. Elle s’en va sans un mot vers les autres Gardes. Ils sortent tous.

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Texte complémentaire : Antigone, Sophocle, (vers 442 avant J.C)

Prologue LA SCÈNE EST À THÈBES , DEVANT LE PALAIS DE CRÉON.

ANTIGONE. Compagne de ma destinée, Ismène, ma sœur, de tous les maux que nous avons hérités d’Œdipe, en connais-tu un seul que Zeus veuille épargner à notre vie ? Non, il n’est point de douleur, point de malheur, point de honte ni d’ignominie que je ne voie au nombre de tes maux et des miens. Et maintenant, quel est encore ce nouveau décret que dans la cité populeuse, le roi, dit-on, a fait publier tout récemment ? Le sais-tu ? as-tu appris quelque chose ? ou bien ignores-tu les maux qu’à nos amis préparent nos ennemis

ISMÈNE. Moi, chère Antigone ? Mais, aucune nouvelle de nos amis ni agréable ni douloureuse ne m’est parvenue, depuis que nous avons toutes deux été privées de nos deux frères, tués hélas ! en un seul jour et l’un par l’autre. Et depuis le départ de l’armée argienne, cette nuit même, je n’ai rien appris qui doive ajouter à mon bonheur ou à mes maux.

ANTIGONE. Je le savais bien ; et voilà pourquoi hors des portes du palais je t’ai fait sortir, afin que seule tu m’entendes.

ISMÈNE. Qu’y a-t-il ? Tu me parais rouler dans ton esprit quelque projet.

ANTIGONE. Eh quoi ! au sujet de la sépulture de nos deux frères, Créon n’a-t-il pas honoré l’un d’un tombeau et refusé à l’autre cet honneur ? Étéocle, dit-on, a été justement enseveli et honoré chez les morts ; quant à l’infortuné Polynice, mort misérablement, tous les citoyens, paraît-il, ont reçu la défense de l’ensevelir et de le pleurer ; on le laisse sans larmes, sans tombeau et la proie des oiseaux. C’est là, dit-on, ce que le bienveillant Créon nous veut, à toi et à moi, oui vraiment à moi aussi, nous veut imposer. Il doit venir ici le déclarer hautement à ceux qui l’ignorent ; l’affaire est d’importance à ses yeux, et quiconque essaierait d’agir sera lapidé par le peuple de Thèbes. Tel est l’état des choses ; à toi bientôt de montrer si tu es de noble race, ou si tu démens ta naissance.

ISMÈNE. Mais, malheureuse, si les choses en sont là, quelque parti que je prenne, que gagnerais-je ?

ANTIGONE. Vois si tu veux prendre part à mon entreprise et m’aider.

ISMÈNE. Quelle entreprise ? quels sont donc tes projets ?

ANTIGONE. Veux-tu avec moi ensevelir le cadavre ?

ISMÈNE. Est-ce que vraiment tu songes à l’ensevelir, malgré l’interdit officiel ?

ANTIGONE. Oui, je l’ensevelirai, lui, mon frère et le tien, même si tu t’y refuses.

ISMÈNE. Malheureuse ! après que Créon l’a défendu !

ANTIGONE. Mais il n’a pas le droit de m’ôter ce qui m’appartient.

�Antigone au chevet de Polynice, Benjamin Constant, 1868

Antigone, Marie Stillman (1844-1927), date de l’oeuvre inconnue

Conférence-débat

Pour être enfin tranquille avec la petite Antigone !

Votre mission

Pour faire le bilan de la séquence sur Antigone, préparer une vraie conférence, divisée en cinq sujets qui traiteront les cinq questions posées à propos de la pièce de Jean Anouilh :

- En quoi peut-on parler d’une oeuvre théâtrale engagée, écrite comme le dit Anouilh lui-même, en rapport avec les événements réels vécus par les français en 1942 ?

- L’évolution du personnage éponyme au cours de la pièce : comment évolue Antigone dans la succession des scènes d’affrontement que nous avons étudiées ?

- Par quels procédés théâtraux la révolte est-elle représentée dans cette pièce ?- En quoi cette pièce est une tragédie ?- Quel est votre point de vue sur les tableaux qui représentent le mythe d’Antigone?

Comme il y a cinq sujets à traiter, il faut vous organiser dans la classe pour répartir le travail en cinq groupes.Il s’agit d’un travail commun à toute la classe : chacune et chacun d’entre vous, dans chaque groupe, doit y contribuer pour en tirer les bénéfices mérités.C’est à vous de vous organiser pour désigner les orateurs et oratrices et les intervenant(e)s (auteur, acteurs, historiens, spécialistes, …)

- Chaque sujet de cette édition spéciale doit être court et aller à l’essentiel (quatre minutes maximum)

- À l’issue de la préparation, aujourd’hui, vous présenterez votre travail à l’oral.- Chaque groupe prendra en charge la publication d’un résumé du travail réalisé sur le mur padlet

que vous trouverez sur kolibrilyre.

En échange d’une note bonus, des volontaires pourront mettre en forme l’ensemble du travail réalisé dans une édition écrite numérique en utilisant ce modèle de prezi : http://prezi.com/rsx4189rlrwe/?utm_campaign=share&utm_medium=copy

(Prezi public accessible depuis kolibrilyre)

BONUS !

Travail de création : audio-théâtre

Écrire, jouer et enregistrer un dialogue théâtral en imaginant les scènes manquantes d’Antigone. Travail à faire seul ou en groupe.

Voici quelques suggestions de scènes à écrire. Bien sûr, vous pouvez ne pas vous limiter à ces propositions et en inventer d’autres, à condition qu’elles puissent s’insérer dans l’oeuvre de Jean Anouilh.

- La demande en mariage.- Ismène se doute de quelque chose, elle en parle à Hémon.- Après la scène de rupture, Hémon se confie à Ismène- Le jour d’après, restés seuls, Créon et, Ismène (et la nourrice) parlent des événements

de la veille.- Le monologue d’un personnage après les événements.- …

Étape 1 : choisir quelle scène écrire, l’inventer, la rédiger seul ou à plusieurs. Le résultat ne doit pas être inférieur à une page dactylographiée (taille de caractère 12, police comic).

Étape 2 : se répartir et apprendre les rôles.

Étape 3 : s’enregistrer, monter et réaliser

Le meilleur moyen de parvenir à un résultat satisfaisant est d’utiliser le logiciel libre Audacity (www.audacity.fr) et d’apprendre à s’en servir. Il permet soit : - de s’enregistrer directement avec l’ordinateur sur lequel il est installé, - de traiter un fichier audio enregistré à l’aide d’un lecteur mp3 ou d’une téléphone.

Audacity permet de corriger certains défauts (volume insuffisant, manque de pauses, bruits parasites…) de modifier les voix, d’ajouter divers effets (reverb, distorsion, écho, etc…). Surtout, cet outil vous permettra de réaliser un montage parfait de votre travail en le découpant si besoin et en insérant des ambiances sonores, des bruitages, de la musique, etc…

Alors, lâchez-vous et soyez audacieux !

En fouillant un peu sur la toile, vous trouverez des exemples de pièces radiophoniques, n’hésitez pas y puiser des idées.

Étape 4 : publier… Quand vous serez parvenus à cette étape, je vous donnerai quelques derniers conseils pour finaliser votre travail.

TRAVAIL À FAIRE POUR LE 05 FÉVRIER !!!!

Texte 1(LA) : François Rabelais, Gargantua, chapitre 57, « l’abbaye de Thélème », 1534

Dans Gargantua, Rabelais raconte comment Grandgousier, le père de Gargantua, remercie Frère Jean d’avoir combattu à ses côtés contre Pichrochole , en lui offrant une abbaye qu’il organiserait 1

à sa manière.

Toute leur vie était dirigée non par les lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre-arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause :

FAIS CE QUE VOUDRAS, car des gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et les éloigne du vice ; c'est ce qu'ils nommaient l'honneur. Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion ou une contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et d’enfreindre ce joug de servitude ; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est refusé. Grâce à cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation pour faire tous ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : " Buvons ", tous buvaient. S'il disait : "Jouons ", tous jouaient. S'il disait : "Allons nous ébattre dans les champs ", tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à la courre, les dames, montées sur de belles haquenées , avec leur palefroi richement harnaché, 2 3

portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, ou un lanier, ou un émerillon ; les 4

hommes portaient les autres oiseaux. Ils étaient tant noblement instruits qu'il n'y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu'en prose. Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied et à cheval, plus vigoureux, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l'aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu'étaient celles-là. Pour cette raison, quand le temps était venu pour l'un des habitants de cette abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, ou pour une autre cause, il emmenait une des dames, celle qui l'aurait pris pour son dévot, et ils étaient mariés ensemble; et ils avaient si bien vécu à Thélème en dévotion et amitié, qu'ils continuaient d'autant mieux dans le mariage; aussi s'aimaient-ils à la fin de leurs jours comme au premier de leurs noces.

Pichrochole : dans Gargantua, nom du roi qui avait attaqué le royaume de Grandgousier1

Jument.2

Cheval de grande valeur.3

Oiseau de proie.4

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Texte 2 (LA) : La Fontaine « Les membres et l’estomac », Livre III, fable 2, 1668

Je devais par la Royauté Avoir commencé mon Ouvrage. A la voir d'un certain côté, Messer Gaster en est l'image. 5

S'il a quelque besoin, tout le corps s'en ressent. De travailler pour lui les membres se lassant, Chacun d'eux résolut de vivre en Gentilhomme, Sans rien faire, alléguant l'exemple de Gaster. Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu'il vécût d'air. Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme. Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n'en profitons pas : Notre soin n'aboutit qu'à fournir ses repas. Chômons, c'est un métier qu'il veut nous faire apprendre.

Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre, Les bras d'agir, les jambes de marcher. Tous dirent à Gaster qu'il en allât chercher. Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent. Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur ; Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur : Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent. Par ce moyen, les mutins virent Que celui qu'ils croyaient oisif et paresseux, A l'intérêt commun contribuait plus qu'eux.

Ceci peut s'appliquer à la grandeur Royale. Elle reçoit et donne, et la chose est égale. Tout travaille pour elle, et réciproquement Tout tire d'elle l'aliment. Elle fait subsister l'artisan de ses peines, Enrichit le Marchand, gage le Magistrat, Maintient le Laboureur, donne paie au soldat, Distribue en cent lieux ses grâces souveraines, Entretient seule tout l'Etat. Ménénius le sut bien dire. 6

La Commune s'allait séparer du Sénat. 7

Les mécontents disaient qu'il avait tout l'Empire, Le pouvoir, les trésors, l'honneur, la dignité ; Au lieu que tout le mal était de leur côté, Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre. Le peuple hors des murs était déjà posté,

La plupart s'en allaient chercher une autre terre, Quand Ménénius leur fit voir Qu'ils étaient aux membres semblables, Et par cet apologue, insigne entre les Fables, Les ramena dans leur devoir

Emprunt à Rabelais, Quart livre, chapitre 57 : allégorie de l’estomac et de la puissance de vie charnelle5

Homme politique romain (IVe siècle av JC). Dans un épisode rapporté par Tite-Live, Ménénius fait revenir dans Rome 6

la plèbe qui avait fait sécession en lui racontant cette fable d’Esope, souvent reprise depuis lors de troubles politiques, sur la nécessité d’une solidarité entre les membres du corps social.

Le peuple.7

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Texte 3 (LA) : Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine des fondements de l'inégalité

parmi les hommes, 1755

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent , mais pour la philosophie ce sont le fer et le blé 8

qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain ; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre ; et l’une des meilleures raison peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.

Le mythe des âges successifs de l'humanité apparaît dans les Travaux et les Jours d’Hésiode : Prométhée a trompé les 8

dieux en volant le feu ; Zeus, en représailles, envoie Pandore à Prométhée et enlève à l'homme nouveau les moyens de vivre ; le travail lié à l'arrivée de la femme clôt définitivement l'âge de la tranquillité et de la proximité de l'homme avec les dieux. Les dieux créent plusieurs races d'hommes, dont la succession correspond à plusieurs âges : or / argent, bronze, fer, qui représentent à chaque fois un éloignement des dieux et de la Justice.

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Textes complémentaires pour l’étude de la fable de La Fontaine

Esope (environ -620 av.JC à - 560 av.JC.) : Fable 159

Un jour les membres se dépitèrent contre le ventre. Nous nous tuons, dirent-ils, à travailler, et pour qui ? pour un glouton qui, sans prendre aucune part à notre travail, en retire seul tout le fruit. Qu’il prenne lui-même de quoi se nourrir, disait le bras, je ne veux plus lui rien donner. J’ai tant fait de pas pour ce fainéant, disait le pied, que j’en suis tout fatigué ; il est temps que je me repose. Arrive ce qui pourra, disait la jambe, je ne veux pas, moi, bouger d’ici. Le ventre ainsi abandonné ne tarda guère à s’affaiblir. Aussitôt tous les membres s’en ressentirent ; et comme chacun d’eux perdait ses forces à mesure que le ventre perdait les siennes, ils tombèrent bientôt en défaillance. Tite-Live ( 59 av. JC – 17 ap. JC), Histoire romaine, II, 32:

Le sénat décida d'envoyer Menenius Agrippa haranguer la plèbe : c'était un homme qui savait parler et il avait les faveurs de la plèbe dont il était issu. Autorisé à entrer dans le camp, il se borna, dit-on, à raconter l'histoire suivante, dans le style heurté de ces temps éloignés. Autrefois le corps humain n'était pas encore solidaire comme aujourd'hui, mais chaque organe était autonome et avait son propre langage ; il y eut un jour une révolte générale : ils étaient tous furieux de travailler et de prendre de la peine pour l'estomac, tandis que l'estomac, bien tranquille au milieu du corps, n'avait qu'à profiter des plaisirs qu'ils lui procuraient. Ils se mirent donc d'accord : la main ne porterait plus la nourriture à la bouche, la bouche refuserait de prendre ce qu'on lui donnerait, les dents de le mâcher. Le but de cette révolte était de mater l'estomac en l'affamant, mais les membres et le corps tout entier furent réduits dans le même temps à une faiblesse extrême. Ils virent alors que l'estomac lui aussi jouait un rôle aussi, qu'il les entretenait comme eux-mêmes l'entretenaient, en renvoyant dans tout l'organisme cette substance produite par la digestion, qui donne vie et vigueur, le sang, qui coule dans nos veines. Par cet apologue, en montrant comment l'émeute des parties du corps ressemblait à la révolte de la plèbe contre les patriciens, il les ramena à la raison.

Art, architecture et utopie

Bruegel l’Ancien, La Tour de Babel, 1563

Le Corbusier, La Cité radieuse (Marseille), 1947-1952