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ANTHEMIS VOLUME 2 – 493 Section 6 Le niveau transversal § 1. Les principes généraux du droit Sophie Seys Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis Avocate Delphine de Jonghe Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis François Tulkens Chargé d’enseignement aux Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Introduction 1. L’existence des principes généraux du droit en tant que source du droit est largement acquise aujourd’hui, même s’il existe encore une fraction de la doctrine pour s’interroger sur la positivité de cette catégorie juridique 1 qualifiée (ici, à l’unanimité) d’« ambiguë » 2 . 1 Par exemple : de Bechillon (M.), La notion de principe général du droit, Presses universitaires d’Aix- Marseille, Aix-en-Provence, 1998, conclusions de la thèse, spéc. p. 277 ; Rodière (R.), « Les principes généraux en droit privé français », Rev. intern. dr. comp., 2 e  vol. (Journées franco-hongroises), 1980, p. 309 et s., n os  11 et 17 ; Gijssels (J.), « “Algemene rechtsbeginselen” zijn nog geen recht », R.W., 1988- 1989, p. 1105-1116. 2 Cf. not. en ce sens : Deumier (P.), Le droit spontané, Economica, Paris, 2002, p. 197 ; Sace (J.), « Quelques réflexions sur les principes généraux du droit », in Mélanges Philippe Gérard, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 80 ; ou encore, Morange (G.), « Une catégorie juridique ambiguë : les principes généraux du droit », Revue de droit public et de science politique, 1977, p. 761-778. Pour un relevé des nombreuses études consacrées aux principes généraux du droit, nous renvoyons à la bibliographie impressionnante établie par Pierre Marchal dans son étude récente intitulée « Principes généraux du droit », R.P.D.B., complé- ment XI, Bruylant, Bruxelles, 2011, p. 306-312.

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Section 6

Le niveau transversal

§ 1. Les principes généraux du droit

Sophie Seys

Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis

Avocate

Delphine de Jonghe

Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis

François Tulkens

Chargé d’enseignement aux Facultés universitaires Saint-Louis

Avocat

Introduction

1. L’existence des principes généraux du droit en tant que source du droit est largement acquise aujourd’hui, même s’il existe encore une fraction de la doctrine pour s’interroger sur la positivité de cette catégorie juridique 1 qualifiée (ici, à l’unanimité) d’« ambiguë » 2.

1 Par exemple : de Bechillon (M.), La notion de principe général du droit, Presses universitaires d’Aix-Marseille, Aix-en-Provence, 1998, conclusions de la thèse, spéc. p. 277 ; Rodière (R.), « Les principes généraux en droit privé français », Rev. intern. dr. comp., 2e vol. (Journées franco-hongroises), 1980, p. 309 et s., nos 11 et 17 ; Gijssels (J.), « “Algemene rechtsbeginselen” zijn nog geen recht », R.W., 1988-1989, p. 1105-1116.

2 Cf. not. en ce sens : Deumier (P.), Le droit spontané, Economica, Paris, 2002, p. 197 ; Sace (J.), « Quelques réflexions sur les principes généraux du droit », in Mélanges Philippe Gérard, Bruylant, Bruxelles, 2002, p. 80 ; ou encore, Morange (G.), « Une catégorie juridique ambiguë : les principes généraux du droit », Revue de droit public et de science politique, 1977, p. 761-778. Pour un relevé des nombreuses études consacrées aux principes généraux du droit, nous renvoyons à la bibliographie impressionnante établie par Pierre Marchal dans son étude récente intitulée « Principes généraux du droit », R.P.D.B., complé-ment XI, Bruylant, Bruxelles, 2011, p. 306-312.

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Les sources du droit revisitées

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L’« insécurité conceptuelle » 3 intrinsèque des principes généraux du droit tient notamment à l’histoire de l’irruption de cette source non écrite dans le cercle très fermé des sources formelles du droit dans les années 1950-1970.

2. Après un essai d’éclaircissement des nombreux éléments d’ambiguïté qui affectent les principes généraux du droit (I), nous illustrerons le propos en traitant en particulier des principes généraux de bonne administration (II). Enfin, dans la dernière partie de la contribution, on examinera le(s) rapport(s) que les principes généraux du droit entretiennent avec les théories contem-poraines des sources du droit, d’une part, et avec le soft law, d’autre part (III).

Compte tenu de l’organisation du présent ouvrage, les lignes qui suivent n’ont pour objet d’étude que les principes généraux du droit autres que ceux de droit constitutionnel ou de droit européen, sauf quelques exceptions 4. Par ailleurs, dans les limites imparties, il n’est pas possible de traiter des principes généraux dans toutes les branches du droit. On traitera de ceux qui sont exemplatifs de notre propos, une analyse analogue pouvant sans doute être faite pour les principes ou les branches du droit non examinés.

I. Les principes généraux du droit : une catégorie juridique ambiguë

3. Les principes généraux du droit sont à la fois bénéficiaires et victimes du f lou qui les caractérise. Leur souplesse et le sens intuitif du juste auxquels ils renvoient permettent à une multitude d’acteurs de s’en réclamer (et de prétendre exercer une inf luence sur leur émergence, le cas échéant). Plai-deurs, doctrine et décisions juridictionnelles s’y réfèrent, tout comme le Constituant et le législateur qui renvoient eux-mêmes à plusieurs reprises aux principes généraux du droit. Mais ces voix plurielles s’accordent rarement à l’unisson sur un usage cohérent et précis de la notion.

Les f lottements terminologiques et les multiples tentatives de classification des principes généraux du droit confirment leur ambiguïté fondamentale 5. Des expressions aussi diverses que celles de « principe », « principe de/du droit »,

3 Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », in Mélanges Jacques van Compernolle, Bruylant, Bruxelles, 2004, p. 404.

4 Cf. les contributions respectives de Jan Velaers et de Jérémie van Meerbeeck dans le volume 1 du présent ouvrage pour une étude des principes généraux du droit en droit constitutionnel, d’une part, et en droit européen, d’autre part.

5 En ce sens : Leurquin-De Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », Ann. dr. Louvain, 1996, p. 277 ; Simon (D.), « Y a-t-il des principes généraux du droit communautaire ? », Droits, 1991, no 14, p. 74.

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Les principes généraux du droit

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« principe général », « principe général de/du droit », « principe général sensu lato » et « principe général sensu stricto » sont utilisées tantôt comme équiva-lents, tantôt pour distinguer les principes généraux entre eux, tantôt encore pour différencier les véritables principes généraux du droit des « pseudo- » principes qui ne peuvent pas (encore) prétendre à ce titre 6. Parmi les typo-logies des principes généraux du droit, on trouve aussi des classifications des principes généraux du droit par branches du droit 7, selon la place qu’ils occupent dans la hiérarchie des normes 8 ou encore selon l’intensité du lien qu’ils entretiennent avec les valeurs les plus fondamentales 9. Ces distinc-tions, qui varient d’un auteur à l’autre sans qu’aucune ne s’impose vérita-blement, ne retiendront pas plus notre attention ici.

Les principes généraux du droit sont souvent présentés comme des règles de droit non écrites (i) de caractère général (ii), qui sont « dégagées » surtout par le juge (iii) à partir des prémisses de notre ordre juridique (iv) mais qui ont a priori une valeur supplétive par rapport à la loi (v). Aucun des éléments qui précèdent ne permet toutefois de qualifier correctement les principes généraux du droit sans un commentaire nuancé, tant et si bien que tous ceux qui s’y intéressent commencent par faire le deuil d’une définition concise de la notion 10.

6 Paul Van Orshoven distingue par exemple les « principes généraux sensu lato » (qui renvoient à des conceptions morales ou philosophiques) des « principes généraux sensu stricto » (qui doivent être consi-dérés comme des sources formelles du droit), « Non scripta lex, sed nata lex. Over het begrip en de plaats in de normenhiërarchie van algemene rechtsbeginselen », R.W., 1989-1990, p. 1378-1380, no 7-9. Sur la distinction entre les « principes (généraux) de droit », d’une part, et « les principes (généraux) du droit », d’autre part, et sur l’expression retenue dans la présente contribution, cf. infra, nos 14 et 15.

7 E.a. Vergoustraete (I.), Leclercq (J.-Fr.), Bossuyt (A.) et Erniquin (Th.), Rapport annuel de la Cour de cassation de Belgique (2002-2003), « Chapitre IV. – Principes généraux du droit », p. 437-459 (ci-après désigné : « Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003) »).

8 Ce qui est sans doute la classification qui présente le plus d’intérêt pour le praticien (cf. infra, nos 16-18). En ce sens, cf. e.a. : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 325-326 ; Vande Lanotte (J.) et Goedertier (G.), Handboek Belgisch publiekrecht, La Charte, Bruges, 2010, p. 161 ; Van Ommesla-ghe (P.), « À propos des principes généraux du droit comme normes de droit positif interne », in Liber Amicorum Jacques Malherbe, Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 1124.

9 E.a. Xavier Dieux identifie, par exemple, des principes généraux du droit de portée technique et des principes généraux du droit qui expriment des impératifs de morale sociale (Le respect dû aux antici-pations légitimes d’autrui, Bruylant, Bruxelles, 1997, p. 48-52 et 84). Pour une classification mélangeant l’échelle de la hiérarchie des normes et celles des valeurs, cf. la classification proposée par Paul Martens qui distingue les « prima principia » pré-juridiques, le « principia essendi » de valeur constitutionnelle, les « principes infralégislatif et supraréglementaire » et, enfin, les « métanormes » (« Y a-t-il des prin-cipes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 391-394).

10 Cf. e.a. : Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1104 et références citées en note 6 ; Van Orshoven (P.), « Non scripta lex, sed nata lex. Over het begrip en de plaats in de normenhiërarchie van algemene rechtsbeginselen », op. cit., p. 1375-1376. Dans son étude récente, Pierre Marchal recense pas moins de dix définitions des principes généraux du droit qui divergent sensiblement les unes des autres (« Principes généraux du droit », op. cit., p. 320-321).

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Malgré cela, tout le monde (ou presque 11) s’accorde pour inclure les prin-cipes généraux du droit parmi les sources du droit positif. On notera d’em-blée l’importance du rôle assumé par les trois juridictions suprêmes du pays, qui tantôt reconnaissent le rang de principe général du droit tantôt refusent celui-ci aux « principes » et autres « règles » invoqués trop tôt ou sans rigueur suffisante 12, comme il sera montré ci-après.

4. Dans ce premier chapitre, on rappellera d’abord brièvement l’émergence contrariée des principes généraux du droit en tant que source du droit (A), avant d’en examiner les principaux caractères (B) et, enfin, le(s) processus d’élaboration (C).

A. Bref historique : une émergence non désirée mais irrésistible, maquillée sous des idées rassurantes

5. D’autres avant nous ont déjà résumé avec brio les grandes étapes de la réception des principes généraux en droit belge 13. Elles peuvent être rappe-lées brièvement comme suit.

6. Émergence – Les principes généraux du droit ont entamé leur conquête à la moitié du siècle dernier. Avant les années 1970, le Conseil d’État était seul à avoir reconnu l’existence des principes généraux du droit comme une source autonome du droit dans deux arrêts datant de 1949 et 1950, à la suite de l’inf luence favorable de son homologue français 14.

Des voix illustres s’étaient élevées pour encourager la Cour de cassation à abandonner à son tour le mythe de la complétude de la loi qui obligeait souvent les principes généraux du droit à avancer masqués sous un ratta-

11 Cf. références citées supra à la note 1.12 Pour un bel exemple, cf. celui du rejet, non sans hésitations, par la Cour de cassation, de la « rechtsve-

rwerking », Cass., 17 mai 1990, J.T., 1990, p. 442 ; adde Stijns (S.), « La rechtsverwerking, fin d’une attente (dé)raisonnable ? », J.T., 1990, p.  685 ; Moreau-Margrève (I.), « Rechtsverwerking, réflexions pour un requiem », Ann. dr. Liège, 1990, p. 286.

13 Cf. e.a. : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 338-339 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », in Au-delà de la loi ? Actualités et évolutions des principes généraux du droit, Anthe-mis, Louvain-la-Neuve, 2006, p. 11-14.

14 C.E., 24 octobre 1949, Doevenspeck, no 140 (à propos des droits de la défense), C.E., 21 février 1950, Wolles, no 265 (sur l’admissibilité de la rétroactivité d’un acte administratif de portée individuelle). Quant à la notion de « principe général du droit administratif », le Conseil d’État la consacrera sans équivoque pour la première fois dans un arrêt du 23 décembre 1959, Detournay, no 7.518, selon Jacques Jaumotte (« Les principes généraux du droit administratif à travers la jurisprudence administrative », in Le Conseil d’État de Belgique. Cinquante ans après sa création (1946-1996), Bruylant, Bruxelles, 1999, p. 606 et 613). Pour un commentaire détaillé de la réception des principes généraux du droit par le Conseil d’État et l’influence du droit français à cet égard, cf. : ibid., spéc. p. 594 et références citées en note 3 et p. 613-621.

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Les principes généraux du droit

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chement torturé au texte de loi 15. Quelques arrêts de la Cour de cassa-tion prononcés entre 1950 et  1960 avaient consacré, de manière encore implicite, les principes généraux du droit tels que le principe de la perma-nence de l’État et de la continuité du service public, le régime statutaire du personnel des associations de droit public et la théorie des troubles de voisinage 16. Dans deux arrêts prononcés le 2 mai 1961, la Cour de cassa-tion reconnaissait expressément le principe général du droit de défense en tant que « principe général […] inséparable de tout acte de juridiction » 17. Il faudra toutefois attendre l’intervention décisive de Monsieur le procureur général Ganshof van der Meersch, lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation du 1er septembre 1970 18, pour que la Cour consacre définitivement l’entrée des principes généraux du droit dans le catalogue de nos sources positives.

7. Consécration et suites – Ce n’est qu’à la suite de cette célèbre mercuriale que la Cour de cassation s’engagera dans une reconnaissance « complète » des principes généraux du droit. En effet, sur le fond, la Cour avait sans doute admis déjà, dans quelques arrêts antérieurs précités, que les principes généraux puissent constituer une « loi » au sens de l’article  608 du Code judiciaire dont il lui revenait d’assurer le contrôle. Sur la forme de la requête en cassation par contre, ce n’est qu’à partir de 1971 que la Cour admettra la recevabilité des moyens pris de la seule violation d’un principe général du droit, sans référence à aucune disposition légale, sur la base de l’article 1080 du Code judiciaire – à condition toutefois que le principe concerné ne soit formulé dans aucune disposition légale 19.

15 Parmi celles-ci, citons : Henri Rolin, conseiller à la Cour de cassation ; Jean Dabin et Paul de Visscher, cités in Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi et les principes généraux du droit », Mercuriale prononcée lors de l’audience de la rentrée solennelle de rentrée de la Cour de cassa-tion, le 1er septembre 1970, J.T., 1970, p. 557-572 et p. 581-596. Cet auteur avait lui-même déjà plaidé la même cause en 1963, soit bien avant sa fameuse mercuriale prononcée en 1970 (cf. Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense, principe général de droit. Réflexions sur des arrêts récents », in Mélanges Jean Dabin, Sirey, Paris, 1963, p. 563-614).

16 Cf. les différents arrêts cités in Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 573-578 et 607-611.

17 Cass., 2 mai 1961, deux arrêts, Pas., 1961, I, p. 926 et 928, analysés in Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 611-613.

18 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 557-572.19 Kirkpatrick (J.), « L’article 1080 du Code judiciaire et les moyens de cassation pris de la violation d’un

principe général du droit », in Liber Amicorum Prof. Em. E. Krings, Story-Scientia, Bruxelles, 1991, spéc. p. 629-631.

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La plupart des principes généraux du droit qui sont reconnus par la Cour de cassation l’ont été durant les années 1970 et 1980 20. Depuis lors, la Cour a consacré peu de nouveaux principes 21. La doctrine (y compris celle qui est au plus proche de la Cour 22) souligne l’attitude prudente, voire « méfiante » 23, de la Cour en la matière. Il suffit de consulter la longue liste des règles auxquelles la Cour de cassation dénie le caractère de principe général du droit pour s’en convaincre 24.

Quant au Conseil d’État, les principes généraux du droit occupent tradi-tionnellement une place nettement plus importante dans sa jurisprudence, compte tenu de l’absence de codification générale du droit administratif, de l’absence de texte limitant les moyens pouvant être avancés face à une violation de la « loi », et du contrôle fondamental qu’il assure sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire par l’administration 25.

8. Théorie classique des principes généraux du droit – En Belgique, le Propos sur le texte de la loi et les principes généraux du droit précité a donc été détermi-nant dans l’évolution des idées à propos de la valeur des sources non écrites dans notre ordre juridique d’inspiration « légicentriste » 26 et dans la concep-

20 En 1986 déjà, Philippe Claeys Bouuaert soulignait qu’à quelques exceptions près, la Cour de cassation avait reconnu la plupart des principes généraux du droit entre 1970 et 1976 (« Algemene rechtsbeginselen van het recht. Vijftien rechtspraak van het Hof van Cassatie », R.W., 1986-1987, p. 996). Récemment, Pierre Marchal étendait l’âge d’or de la consécration des principes généraux du droit dans la jurisprudence de la Cour jusqu’aux années 1980 (« Principes généraux du droit », op. cit., p. 343). Ont par exemple été recon-nus en tant que principes généraux du droit durant cette période : le principe de la non-rétroactivité des lois et des arrêtés réglementaires, le principe non bis in idem, le principe de l’interdiction de l’abus de droit, etc. Pour une liste de ces principes et des décisions les consacrant, cf. : ibid., p. 339.

21 Parmi les principes généraux du droit qui ont été reconnus plus récemment, citons le principe de la sépa-ration des pouvoirs (Cass., 10 juin 1996, Pas., 1996, I, p. 611) ou le principe de la caducité des obligations en raison de la disparition de leur objet (Cass., 14 octobre 2004, Pas., 2004, p. 1590). Pour un état de la question en 2011 : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 339-343 et en 2005, Bossuyt (A.), « Les principes généraux dans la jurisprudence de la Cour de cassation », J.T., 2005, p. 725-734.

22 Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 340-343 ; Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op. cit., p. 473 ; Krings (E.), « Aspects de la contribution de la Cour de cassation à l’édification du droit », J.T., 1990, p. 547.

23 Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1108. On a pu identifier la même « méfiance » à l’égard de la notion de principe général du droit de la part du Conseil d’État (cf. les propos du Premier Président du Conseil d’État Paul Tapie cités par Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 612).

24 Parmi celles-ci, figurent par exemple : le principe du double degré de juridiction, le brocard suivant lequel « l’accessoire suit le principal », l’adage patere legem quam ipse fecisti, etc. Cf. à cet égard : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 340-342 et Bossuyt (A.), « Les principes généraux dans la juris-prudence de la Cour de cassation », op. cit., spéc. p. 733-734.

25 En raison aussi de l’absence de tribunaux administratifs de première instance, vis-à-vis desquels le Conseil d’État n’exercerait alors qu’un contrôle de cassation administrative (en ce sens, Jaumotte (J.), « Les prin-cipes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 612).

26 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 47.

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tualisation des principes généraux du droit et des caractères qui leur sont associés, en particulier 27.

La révolution fut de taille. À une époque à laquelle la loi écrite est encore considérée comme suprême et parée de toutes les perfections (complète, claire, etc.), Monsieur le procureur général Ganshof van der Meersch proposait d’admettre que le droit n’était pas tout entier exprimé dans la loi (dont il reconnaissait qu’elle pouvait d’ailleurs contenir des lacunes). Bien plus, il initiait aussi ses contemporains à une compréhension ouverte et nuancée des sources du droit en soulignant que le « nouvel » 28 instrument juridique qui devait compter désormais parmi les sources du droit se carac-térisait par un rapport trouble aux catégories juridiques traditionnelles 29.

En effet, les principes généraux du droit :

- ne font pas partie du droit écrit, même lorsqu’ils sont formulés dans un texte ;

- sont généraux, mais différemment de la règle de droit « ordinaire » ;- constituent une source de droit autonome par rapport à la loi, mais ont

une valeur supplétive et un caractère subsidiaire par rapport à celle-ci ;- empruntent aux aspirations profondes de notre ordre social, tout en

étant distincts de la morale et de la philosophie politique ;- sont distincts des règles coutumières, même si leur reconnaissance par

le juge est tributaire d’un large consensus ;- sont « énoncés » par le juge, mais ne sont pas « créés » par lui ;- et, enfin, apportent un élément de souplesse dans l’application du droit,

en faisant prévaloir l’esprit du droit sur la lettre, le sens commun sur la

27 Cf.  infra, nos 11 à 35. La réception des principes généraux du droit, plus précoce en droit français, a influencé leur réception en droit belge. À cet égard cf. e.a. les ouvrages de Boulanger (J.), « Principes généraux du droit et droit positif », in Mélanges Georges Ripert, L.G.D.J., Paris, 1950 ; Letourneur (M.), « Les principes généraux du droit dans la jurisprudence du Conseil d’État », in Études et documents du Conseil d’État (E.D.C.E.), 1951, p. 19-31, auxquels Monsieur le procureur général Ganshof van der Meersch se réfère dans sa mercuriale de 1970.

28 En réalité, on relativisera la nouveauté des principes généraux du droit qui ont existé de tout temps, depuis les débuts de la philosophie du droit et en droit romain déjà. Dans la doctrine belge, la notion de « principes généraux du droit » serait apparue très tôt, dès 1838, selon P. Maroy (« Application des principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative – Rapport belge », in Application des principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, compte-rendu des journées admi-nistratives 1961, Institut des Sciences administratives, 1961, Bruges, p. 83, cité in Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 613).

29 On peut penser aujourd’hui qu’on se trouve dans une situation similaire à l’égard du soft law en tant que source du droit vis-à-vis de laquelle différents éléments obligent aussi à une compréhension ouverte et nuancée (cf. infra, nos 45 à 49).

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technique, la justice sur la simple légalité et contribuent à la cohérence des branches du droit et du droit en général 30.

9. Garde-fous contre l’arbitraire des juges – Consciente que « les principes généraux du droit mettent en cause, sans doute, les aspects les plus créateurs et donc les plus délicats de la fonction juridictionnelle » 31, la théorie classique a offert plusieurs réponses rassurantes à ceux qui voyaient dans les principes généraux du droit un outil livré à l’arbitraire des juges 32, que l’on peut résu-mer en substance comme suit.

La théorie classique a d’abord cherché si le législateur lui-même n’avait pas (implicitement mais certainement) autorisé le recours aux principes géné-raux. La nécessité de faire appel aux principes généraux du droit a ainsi été justifiée par l’obligation faite au juge de statuer même en cas de silence, d’obscurité ou d’insuffisance de la loi, inscrite à l’article 5 du Code judiciaire (ancien article 4 du Code civil) et dont on a déduit que le juge doit statuer, en ce cas, en faisant application des principes généraux du droit. On a vu ensuite une reconnaissance expresse des principes généraux du droit dans l’adoption du Code judiciaire en 1967 et son article 2 qui autorise de ne pas appliquer le droit commun de la procédure à une action en justice s’il existe des disposi-tions légales non abrogées ou des « principes de droit » dont l’application n’est pas compatible avec celle des dispositions du Code judiciaire 33.

Par ailleurs, l’on a insisté : le juge ne « crée » pas les principes généraux du droit 34. Il se contente de « déclarer », « constater » le principe général du droit à partir des applications particulières qu’en a faites le législateur. Et lorsque le principe n’a reçu d’application particulière dans aucun texte ? Le juge est réputé interpréter alors « la volonté présumée du législateur », car si celui-ci ne s’est référé au principe général du droit dans aucun texte ou seulement pour en régler des applications déterminées, c’est parce que « son existence est si

30 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., spéc. p. 566-568 et 572 ; Gans-hof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., spéc. p. 580-582, 587-589 et 613-614. Ces propositions seront développées successivement ci-après (cf. infra, nos 11 à 35 et no 48). Pour la facilité, les principes généraux du droit sont désignés, dans les titres des paragraphes qui suivent, de manière abrégée par : « PGD ».

31 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », ibid., p. 579.32 En ce sens : Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 388.33 Projet de loi contenant la Code judiciaire, rapport, Doc. parl., Chambre, sess. ord. 1965-1966, 59, no 49,

p. 4-7 ; Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 566-567 et 570. À propos de l’interprétation de la notion de « principes de droit » au sens de l’article 2 du Code judiciaire, cf. infra, no 15.

34 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 567. On notera le recul opéré par l’éminent magistrat par rapport à ses propos de 1963 (cf. supra, note 31). On peut penser que l’atténua-tion apportée en 1970 quant au rôle du juge ne l’a été que pour des raisons stratégiques.

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certaine que le législateur estime ne pas devoir la constater dans un texte de loi » 35. La théorie classique des principes généraux du droit a pris ainsi un grand soin à préserver la mainmise du législateur sur le processus d’émer-gence des principes généraux du droit, fût-ce au prix d’une fiction.

Enfin, toujours dans cette conception classique, l’introduction des principes généraux du droit n’énerve pas la prééminence de la loi dans la hiérarchie des sources. Il a été indiqué (prétoriennement, sur les propositions de la doctrine…) que les principes généraux du droit complètent la loi, son absence ou ses insuffisances éventuelles, mais ils ne sont pas pris en considération si leur application est inconciliable avec la volonté (expresse ou tacite, mais certaine) du législateur 36. Ils se situent hiérarchiquement en dessous de la loi et au-dessus des arrêtés d’exécution. Selon la formule consacrée, les principes généraux s’expriment « à côté de la loi, mais pas contre celle-ci » 37.

10. L’émergence des principes généraux peut donc être vue comme un « putsch » judiciaire poussé par une doctrine progressiste, qui dut toutefois masquer cette « irruption du grand droit des normes inexprimées dans le petit droit des normes écrites » 38 derrière les voiles rassurants d’une absence de remise en cause frontale du système classique des sources du droit (et de la prééminence de la loi et celle du législateur en particulier).

B. Les principes généraux du droit aujourd’hui : portrait nuancé

11. Évolutions de la théorie des principes généraux du droit – La doctrine contemporaine relaie toujours une partie des propositions qui précèdent, lesquelles sont encore jugées pertinentes pour caractériser les principes généraux du droit aujourd’hui. Il en va notamment ainsi de leur caractère non écrit et général.

D’autres caractères associés aux principes généraux du droit ont par contre fortement évolué, à la suite de l’entrée dans notre ordre juridique des normes issues du droit européen et du droit international directement applicable (arrêt Le Ski, 1971), d’une part, et à l’instauration d’un contrôle

35 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 568 et 570. Cf. aussi : Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 580 et 588.

36 Cf. e.a. : Cass., 30 octobre 2000, Pas., 2000, I, p. 1645 ; 20 février 1991, Pas., 1991, I, p. 597 ; Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., spéc. p. 567-568 ; Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op. cit., p. 470 et Sace (J.), « Quelques réflexions sur les principes géné-raux du droit », op. cit., p. 79.

37 Cf. e.a. Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), ibid., p. 470 ; Van Orshoven (P.), « Non scripta lex, sed nata lex… », op. cit., p. 1375.

38 Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 12.

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Les sources du droit revisitées

502 – Volume 2 anthemis

de constitutionnalité des lois (mis en place en 1983-1989), d’autre part. Ces deux changements majeurs dans nos institutions juridiques ont conduit à une multiplication des niveaux de gestation des principes généraux du droit et des juges appelés à en assurer sinon l’identification, à tout le moins le respect (i.e. Cour constitutionnelle, Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’homme, en plus de la Cour de cassation, du Conseil d’État et des juges du fond). Par ailleurs, la perception actuelle des principes généraux du droit s’est enrichie de l’inf luence d’autres sciences sociales (et de la sociologie critique en particulier) 39.

Ces évolutions ont amené une partie de la doctrine 40 à affiner plusieurs aspects de la théorie classique, à savoir principalement : l’intervention (active) du juge dans la procédure d’élaboration des principes généraux du droit, la perméabi-lité (plus assumée) du droit positif avec la morale et la norme sociale par le biais des principes généraux du droit et la place hiérarchique des principes généraux du droit (infralégislative et supraréglementaire, mais aussi constitutionnelle, voire supraconstitutionnelle) dans la hiérarchie des normes 41.

1. Non écrits

12. Les PGD ont une existence autonome par rapport à leur support écrit éventuel – Les principes généraux du droit sont caractérisés en premier lieu par leur caractère non écrit, sur lequel tout le monde s’accorde. Ainsi, les principes généraux du droit n’appartiennent pas au droit écrit, même lorsqu’ils sont repris dans un texte, dans la mesure où ils existent indépendamment de leur reconnaissance écrite possible 42. Il arrive que les principes généraux du

39 Thibierge (C.), « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », Rev. trim. dr. civ., oct.-déc. 2003, e.a. p. 604-605 et p. 625-627 et références citées ; Morvan (P.), « Les principes généraux du droit et la technique des visas dans les arrêts de la Cour de cassation », 5e Cycle de conférence Droit et technique de cassation, 4 avril 2006, spéc. p. 7-13, disponible sur : www.courdecassation.fr/colloques_activites_forma-tion_4/2006_55/technique_cassation_6798.html ; Leurquin-De Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », op. cit., p. 276.

40 E.a. Gijssels (J.), « “Algemene rechtsbeginselen” zijn nog geen recht », op. cit., p. 1105-1116 ; Leurquin-de Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », op. cit., p. 275-289 ; Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., spéc. p. 38-92 et 236-239 ; Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 387-407 ; Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1103-1127 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 11-20 ; Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 1-59.

41 Comme il est exposé plus en détail ci-après (nos 12 à 35).42 Ainsi, lorsque le législateur consacre un principe général du droit ou organise son application ou même

déroge à celui-ci dans une matière déterminée, il affecte l’autonomie du principe dans la mesure où il détermine la portée du principe dans la matière dans laquelle il intervient. En ce cas, la loi ne se substitue toutefois au principe général du droit que dans la stricte mesure de l’intervention du législateur, mais pas au-delà (Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 326). Cf. infra, no 16, le caractère subsi-diaire des principes généraux du droit.

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 503

droit soient constatés dans un texte : il s’agira tantôt d’une application parti-culière d’un principe 43, tantôt d’une formulation générique de celui-ci 44. Mais cette formulation écrite éventuelle ne conditionne pas leur existence, les principes généraux du droit ne doivent pas être moulés dans un texte pour être applicables 45. En ce sens, on a pu écrire, en 1970, qu’« [i]l n’existe pas de différence de nature entre le principe général de droit non écrit et celui qui est formulé dans la loi » 46.

13. Bémols – Plusieurs observations doivent cependant relativiser ce constat. La consécration d’un principe général du droit dans un texte aura un effet sur son autorité ou sa force, de même que sur le rang hiérarchique qu’il occupe dans la hiérarchie des normes 47.

Le support écrit d’un principe général du droit a aussi son importance d’un point de vue procédural devant la Cour de cassation. En effet, un prin-cipe général du droit peut être visé isolément dans un moyen de cassation uniquement à condition qu’il ne soit libellé dans aucun texte. Par contre, si le principe général du droit est consacré (en tout ou en partie) par une norme écrite, il faut invoquer la violation de cette norme, sous peine d’ir-recevabilité du moyen de cassation 48, et ce même si le principe général du droit a une portée qui dépasse celle de la loi 49.

43 Par exemple : la règle selon laquelle le juge ne peut pas statuer ultra petita inscrite à l’article 1138, 2° du Code judiciaire constitue une application particulière du principe dispositif (Cass., 20 février 2002, R.G. no P. 01.1045 F).

44 Par exemple : le principe général du droit à l’égalité et à la non-discrimination consacré par les articles 10 et 11 de la Constitution reçoit aussi des consécrations éparses dans des textes particuliers, par exemple dans les normes anti-discriminations transposant les directives européennes en la matière.

45 Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op.  cit., p.  1110 ; Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 607 et jurisprudence du Conseil d’État citée à la note 64.

46 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit.,p. 568.47 Cf. infra, nos 16 à 18 et no 46.48 Cf. supra, no 7. Si le principe général du droit est confirmé comme tel par la norme écrite, il faut viser

cette norme et pas le principe comme tel. Si la norme écrite ne constate qu’une application particu-lière du principe, il faut viser le principe et son application (Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1110, note 35 ; Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op. cit., p. 472).

49 Krings (E.), « Aspects de la contribution de la Cour de cassation à l’édification du droit », op. cit., p. 547 et décisions de jurisprudence citées en note 6. Pierre Marchal souligne qu’il s’agit d’une expression du caractère subsidiaire des principes généraux du droit par rapport à la loi (« Principes généraux du droit », op. cit., p. 326 et 344 et cf. aussi infra, no 16). À cet égard, on peut se demander si l’irrecevabilité d’un moyen qui serait déduite de l’absence d’indication des dispositions légales violées par un moyen pris de la violation d’un principe général du droit ne procède pas d’un « formalisme excessif » contraire à l’article 6, § 1 de la C.E.D.H., dans la mesure où la seule indication du principe général du droit dont le requérant en cassation invoque la violation apparaîtrait suffisante pour déterminer la base juri-dique conformément à laquelle la Cour de cassation doit exercer son contrôle (compar : Cour eur. D.H., 29 mars 2011, RTBF c. Belgique, req. 50084/06, §§ 72-75).

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Les sources du droit revisitées

504 – Volume 2 anthemis

2. Généraux

14. Les PGD sont généraux (versus les règles de droit « ordinaires ») – Les principes généraux du droit sont, par définition, caractérisés par leur géné-ralité. Celle-ci est différente de la généralité qui caractérise toute règle juri-dique 50, dans la mesure où les principes généraux du droit visent une série indéfinie et imprévue de situations juridiques 51. A contrario, la règle juridique « ordinaire » a vocation à s’appliquer à une généralité de cas qui visent cepen-dant toujours la même situation juridique prédéterminée (i.e. les mêmes actes et faits juridiques) 52.

Dans le même ordre d’idées, il y aurait lieu de distinguer les « principes géné-raux du droit » tels que définis ci-dessus par rapport aux « principes de » droit qui regroupent les exposés systématiques de règles propres à un domaine déterminé du droit positif 53.

15. Discussions – Si ces distinctions sont généralement admises 54, la rigueur de leur mise en œuvre par les juges est parfois contestée 55, tandis que

50 Sauf précision contraire, on se référera, dans la suite de la contribution, à la notion de « règle » ou de « norme » juridique au sens classique du terme, c’est-à-dire à la norme définie comme « un comman-dement obligatoire et sanctionné appartenant à un ordre juridique déterminé » (Hachez (I.), « Balises conceptuelles autour des notions de “sources du droit”, “force normative” et “soft law” », R.I.E.J., no 65, 2010, p. 19, no 18).

51 En servant par exemple de fondement à d’autres règles particulières que celles qu’il a inspirées au départ (pour un exemple, cf. Van Gysel (A-Ch.), « L’intérêt de l’enfant, principe général de droit », R.G.D.C., 1988, p. 186).

52 Cette différence de nature entre le principe général du droit et la règle de droit était déjà identifiée en ces termes par Boulanger (J.), « Principes généraux du droit et droit positif », op. cit., cité in Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 566-567. Cf. aussi : Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1112 ; Delmas-Marty (M.), Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994, p. 83.

53 Ibid. Pour la clarté de l’exposé, nous adhérons à cette distinction dans la présente contribution. À notre sens, cette subtilité terminologique n’est cependant pas déterminante dans l’accession d’un principe au rang de règle de droit, vu le manque de rigueur et de cohérence globale quant à l’utilisation de cette distinction. Autrement dit, il serait abusif de réserver le statut de règle de droit aux seuls principes qui sont identifiés par les juges comme des « principes généraux du droit » (à la différence des « principes (généraux) de droit »). Cf. à ce sujet, les réserves examinées ci-après (cf. infra, no 15).

54 Contra : Philippe Jestaz pour lequel le critère de la distinction entre le principe et la règle ordinaire n’a toujours pas été établi, celle-là relevant davantage de l’intuition (Les sources du droit, Dalloz, Paris, 2005, p. 23-24). Dans le même sens : Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 10. Sur l’appréciation toujours relative de la « généralité » des principes généraux du droit, cf. encore : Nobbio (N.), « Principi generali del diritto », in Contributi ad un dizionario guiridico, Giuffrè, Milan, 1994, cité in Moderne (F.), « Actualités des principes généraux du droit », R.F.D.A., 1998, p. 496.

55 Ainsi, selon certains, il est contestable, par exemple, que le principe de l’exceptio non adimpleti contractus puisse être considéré comme un principe général du droit (cf. e.a. Cass., 15 juin 2000, Pas., 2000, p. 1094) dès lors qu’il ne serait pas exportable au-delà de la situation déterminée de l’inexécution fautive d’obliga-tions issues d’un contrat synallagmatique (Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op.  cit., p.  113 ; Kirkpatrick (J.), « L’article  1080 du Code judiciaire… », op.  cit., p.  633). À l’inverse, les

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 505

l’expression « principes de droit » à l’article 2 du Code judiciaire renvoie non seulement aux principes généraux du droit mais aussi aux principes propres à un contentieux précis, tel par exemple le principe de discrétion requis dans les affaires disciplinaires entre avocats 56.

Les principes généraux du droit ne présentent par ailleurs pas tous le même degré de généralité. Certains principes généraux du droit s’appliquent de manière transversale à toutes les branches du droit 57, tandis que d’autres voient leur portée limitée à une (ou certaines) d’entre elles 58. Un principe général du droit peut aussi procéder d’un autre 59. C’est le juge qui, en définitive, déter-minera la portée exacte du principe général qui est invoqué devant lui.

catalogues récents des « règles qui ne sont pas reconnues en tant que principes généraux du droit » par la Cour de cassation (e.a. Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op. cit., p. 461 et 463, notes 39 et 56) recensent certaines règles qui, quoique reconnues en tant que « principes de droit » par des arrêts anciens de la Cour, ne seraient pas pour autant constitutives d’un principe général du droit, telles que « l’obligation de mise en demeure du débiteur » (Cass., 9 avril 1976, Pas., 1976, I, p. 887) ou « le principe du droit de visite des grands-parents » (Cass., 4  mars 1976, Pas., 1976, I, p.  732) et alors même que les notices des arrêts rédigées par le Parquet de cassation comportent parfois elles-mêmes l’expression « principe général du droit ». À ce propos, cf. : Wéry (P.), « Principes généraux du droit et droit des obligations contractuelles », in Liber Amicorum Paul Delnoy, Larcier, Bruxelles, 2005, p. 596-598 ; Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 84-86 ; Soetaert (R.), « Rechtsbeginselen en marginale toetsing in cassatie », in Liber Amicorum Jan Ronse, Story-Scientia, Bruxelles, 1986, p. 56.

56 Cass., 22 septembre 1972, Pas., 1972, I, p. 82-84, cité in Boucquey (P.) et de Broux (P.-O.), « Les recours juridictionnels contre les décisions des autorités de régulation », in La protection du citoyen face à l’administration, La Charte, Bruxelles, 2007, p. 277-278 et note 208. Pour un autre exemple, cf.  l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 197/2011 du 22 décembre 2011, dans lequel la Cour était saisie de la question de savoir quelles règles procédurales la Cour d’appel de Bruxelles doit appliquer en cas de recours portés devant elle par des entreprises qui contestent la régularité des actes de perquisition menés par l’Auditorat du Conseil de la concurrence en application des dispositions de la loi sur la protection de la concurrence économique, coordonnée le 15 septembre 2006 (LPCE). L’Auditorat de la Concurrence a soutenu devant la Cour en l’espèce que l’article 2 du Code judiciaire autorisait la Cour d’appel de Bruxelles à appliquer par analogie à cette procédure les « principes de droit » applicables au contrôle de la régularité des actes d’instruction en matière pénale qui sont notamment inscrits aux articles 131 et 235bis du Code d’instruction criminelle (cf. cons. A.3.8.). Sans se prononcer spécifique-ment sur la notion de « principe de droit » énoncée à l’article 2 du Code judiciaire, la Cour a jugé que les dispositions de la LPCE en cause ne violaient pas les articles 10 et 11 de la Constitution et le droit à un procès équitable si elles étaient interprétées comme permettant à la Cour d’appel de Bruxelles de déterminer les modalités du contrôle juridictionnel y prévu en ayant égard, « le cas échéant, aux articles 131 et 235bis du Code d’instruction criminelle » (au terme d’une interprétation alternative, cf. cons. B.14 – B.18).

57 Par exemple : le principe général des droits de la défense (ou « du droit de défense », pour utiliser la terminologie de la Cour de cassation) dont les exigences sont par ailleurs renforcées en matière pénale, Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 376 et 382.

58 Par exemple : en droit administratif, l’adage patere legem quam ipse fecisti (reconnu comme un principe général du droit par le Conseil d’État, et non par la Cour de cassation), Marchal (P.), « Principes géné-raux du droit », op. cit., p. 368. À ce propos, voir aussi infra, notes 212 et 213.

59 Par exemple : (i) le principe du contradictoire qui découle du principe « plus général » des droits de la défense, (ii) le principe de l’interdiction de l’abus de droit qui découle du principe (« plus général » ?) de l’exécution de bonne foi des conventions énoncé à l’article  1134, al.  3, du Code civil (Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op.  cit., p.  377 et  s. et 409, respectivement) (iii) le principe de

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Les sources du droit revisitées

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3. Situés à des rangs multiples dans la hiérarchie des normes

16. Les PGD ont un niveau « infralégislatif et supraréglementaire » 60 – En règle, la place des principes généraux du droit dans la hiérarchie des normes est identique à celle que la théorie classique leur a attribuée à l’origine, à savoir, et non sans une contradiction interne, une valeur de loi, tout en étant subordonnés à la loi sensu stricto, mais primant les dispositions réglementaires en sens contraire 61. On empruntera volontiers la formule de Paul Martens qui se réfère dès lors au niveau « infralégislatif et supraréglementaire » des principes généraux du droit 62 : un principe général du droit peut primer, en principe, sur les actes du pouvoir réglementaire mais pas sur une norme de valeur législative 63.

Un caractère « subsidiaire » et une valeur « supplétive » sont souvent attribués aux principes généraux du droit pour traduire cette place d’entre-deux que les principes généraux du droit occupent dans la hiérarchie des normes, selon que le législateur est intervenu (ou non) pour régler la matière couverte par le principe. Ainsi, en cas d’intervention du législateur, les principes généraux

légitime confiance qui forme un aspect du principe de sécurité juridique, ce dernier faisant lui-même partie des principes de bonne administration. Mais le principe de légitime confiance est parfois lié aussi à d’autres principes, tels que le principe d’égalité, le principe de minutie et le principe du raisonnable (Van Damme (M.) et Wirtgen (A.), « Het rechtszekerheids- en vertrouwenbeginsel », in Beginselen van behoorlijk bestuur, Opdebeek (I.) et Van Damme (M.) dir., Bruges, la Charte, 2006, p. 318-321 et Popelier (P.), Rechtzekerheid als beginsel voor behoorlijke regelgeving, Intersentia, Anvers, 1997, p. 173-174).

60 Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 393.61 Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 607. Contra cette opinion

généralement admise : Paul Van Orshoven pour lequel le législateur ne pourrait pas déroger aux prin-cipes généraux du droit qui seraient l’expression supérieure de l’état de droit (« Non scripta lex, sed nata lex… », op. cit., p. 1375-1383 ; du même auteur, « Algemene rechtsbeginselen, in alle rechstakken. Over de grondwettelijke waarde van de publiek- en privaatrechtelijke beginselen », Publiekrecht. De doorwerking van het publiekrecht in het privaatrecht. Postuniversitaire cyclus Willy Delva, Mys & Breesch, Gand, 1997, p. 1-36).

62 L’expression « principe général à valeur législative » est en effet malheureuse, dans la mesure où si le principe général du droit ne peut faire échec à la loi, il n’a pas, à proprement parler, valeur de loi. C’est ce qui fait dire à certains auteurs, de manière quelque peu paradoxale, qu’« une source écrite a une valeur supérieure à un principe général de valeur similaire » (Corten (O.) et Schauss (A.), Le droit comme idéo-logie. Introduction critique au droit belge, 2e éd., éd. de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2009, p. 113). Ils entendent par là que le législateur reste libre de donner le contenu qu’il souhaite à un principe, en sorte que « le principe général complète la source écrite d’un certain niveau de la hiérarchie […] mais ne peut aboutir à l’écarter ou à l’abroger » (ibid.).

63 Pour une application récente, cf. : Cass., 29 novembre 2004, R.W., 2006-2007, p. 173, dans lequel la Cour a jugé que les principes de bonne administration (et les principes du droit à la sécurité juridique et au respect des attentes légitimes de l’administré en particulier) ne pouvaient pas justifier que les réductions de cotisations patronales ne soient pas réclamées par l’ONSS en raison des attentes légitimes que celui-ci avait pu faire naître dans le chef d’un employeur dont il était établi, par ailleurs, qu’il ne satisfaisait pas aux conditions légales pour bénéficier de la réduction de cotisations en question. Dans le même sens : Cass., 6 novembre 2000, Pas., 2000, p. 1681 ; Cass., 18 décembre 2009, Pas., 2009, p. 3076 ; C.A., 29 janvier 1987, no 32/1987, cons. B.c.3.

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Les principes généraux du droit

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du droit sont dits subsidiaires par rapport à la loi au sens où la lex specia-lis (voire dérogatoire) l’emporte alors sur le principe général du droit. En miroir, lorsque le législateur n’est pas intervenu ou seulement de manière partielle ou lacunaire, les principes généraux du droit sont réputés suppléer à la volonté de celui-ci 64.

17. Exceptions – La primauté de la loi sur les principes généraux du droit connaît toutefois d’importantes exceptions.

Tout d’abord, un principe général du droit de valeur infralégislative et supraréglementaire pourra écarter l’application de la loi lorsque celle-ci le permet expressément, à l’instar de ce que prévoit l’article  2 du Code judiciaire 65.

Ensuite, les principes généraux du droit de valeur constitutionnelle sont hiérarchiquement supérieurs à la loi 66. Il s’agit des principes généraux du droit dégagés par la Cour constitutionnelle qui sont susceptibles de justifier l’annulation d’une loi qui leur serait contraire ou de permettre à l’inverse à celle-ci de résister au contrôle de constitutionnalité 67.

Enfin, les principes généraux issus du droit européen 68 ou international directe-ment applicable l’emportent aussi sur une norme de valeur législative interne.

18. In concreto – En pratique, le rang hiérarchique d’un principe général du droit est à déterminer au cas par cas, en ayant à l’esprit les observations suivantes (en plus de celles qui précèdent).

64 Les principes généraux du droit s’appliquent alors « à côté de la loi » pour en combler les lacunes ou inciter le juge à interpréter une certaine législation de manière plus restreinte ou plus étendue (Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op. cit., p. 470), cf. supra, note 37. Cf. en ce sens : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 326, 333-334.

65 À propos de l’interprétation de la notion de « principes de droit » au sens de l’article 2 du Code judi-ciaire, cf. supra, no 15.

66 Une doctrine récente soutient cependant que la distinction entre les principes généraux du droit de valeur constitutionnelle et les principes généraux du droit « ordinaires » est récusée tant par la nature que par le fonctionnement de ceux-ci (Vandenbruwaene (W.), « Beginselen van behoorlijk bestuur : eindelijk grondwettelijke waarde ? », note sous Cass., 1er mars 2010, R.W., 2010-2011, p. 1092-1095 et références citées. Pour un développement de cette position, spécialement à propos des principes géné-raux de bonne administration, voir infra, no 39). Signalons par ailleurs que, de lege ferenda, la doctrine s’interroge sur l’opportunité d’élever certains principes généraux du droit à un rang « supraconstitu-tionnel » qui lierait le constituant lui-même (tels que les droits fondamentaux, la démocratie, la sépa-ration des pouvoirs). Sur cette question, cf. : Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 398-401 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 15.

67 Paul Martens distingue ainsi le rôle « constructif » et le rôle « destructif » que les principes géné-raux du droit de valeur constitutionnelle peuvent jouer. Figurent parmi ces principes : les droits de la défense, le principe d’impartialité, etc. (« Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op.  cit., p.  391-392 et  401-403). Nous renvoyons pour le surplus à la contribution de Jan Velaers au présent ouvrage pour une étude détaillée de ces principes.

68 Cf. la contribution de Jérémie van Meerbeeck dans le volume 1 du présent ouvrage collectif.

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Les sources du droit revisitées

508 – Volume 2 anthemis

Lorsqu’un principe général du droit est exprimé dans un texte ou induit de manière implicite mais certaine par celui-ci, il occupera, en règle, le même rang dans la hiérarchie des normes que le support textuel dont il est inféré 69.

Par ailleurs, un principe général du droit peut se voir reconnaître à la fois une valeur infralégislative et une valeur constitutionnelle (et/ou supranationale) 70. Dans ce cas, le législateur qui interviendrait pour déroger audit principe devra prendre garde de ne pas porter atteinte à la substance constitutionnelle (et/ou conventionnelle) de celui-ci 71 ou d’autres dispositions supérieures, comme les articles 10 et 11 de la Constitution 72.

En définitive, ce sont les juges qui déterminent la place des principes géné-raux du droit dans la hiérarchie des normes, avec les risques d’incertitude et de désaccord possible entre les juges suprêmes que cela comporte 73. Ce sont encore eux qui « sous-pèsent » les principes généraux du droit « de même niveau » lorsque ceux-ci entrent en concurrence 74.

On trouvera une belle illustration des incertitudes qui entourent la déter-mination du rang hiérarchique des principes généraux du droit 75 dans un arrêt récent de la Cour de cassation du 1er mars 2010, à propos de l’éter-nel conf lit entre légalité et sécurité juridique 76. Dans cet arrêt, la Cour de

69 Bossuyt (A.), « Les principes généraux dans la jurisprudence de la Cour de cassation », op. cit., p. 735 ; Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 334.

70 Par exemple : le principe général du droit de la défense qui, en plus de son statut de principe général « ordi-naire », est considéré comme un principe général de valeur constitutionnelle, tout en étant aussi consacré à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui a un effet direct en droit interne.

71 Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 393 ; Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 609, note 70.

72 Cf. par exemple : C.C., 19 décembre 2007, no 156/2007, cons. B.9, dans lequel la Cour constitutionnelle a souligné que le législateur pouvait prévoir une règle qui déroge au principe du droit audi alteram partem en tant que principe de bonne administration à condition que celle-ci « ne soit pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution ».

73 Si, par le passé, la Cour de cassation a pu reconnaître certains principes généraux à valeur constitution-nelle, cette compétence lui a été ôtée depuis la création de la Cour constitutionnelle, qui est, en prin-cipe, exclusivement compétente pour reconnaître un principe général du droit à valeur constitutionnelle (Vande Lanotte (J.) et Goedertier (G.), Handboek Belgisch publiekrecht, op. cit., p. 162). La Cour de cassa-tion semble toutefois se reconnaître toujours compétente pour dénier une valeur constitutionnelle à un principe général du droit, cf. par ex. à propos du principe de non-rétroactivité des lois, basé sur le principe de sécurité juridique : Cass., 17 novembre 2005, R.W., 2005-2006, p. 1469, note Popelier (P.), p. 1469.

74 Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1124.75 Ces incertitudes sont si nombreuses qu’elles portent certains auteurs à remettre en cause l’idée même de

hiérarchie des normes face aux enchevêtrements complexes mis en lumière, entre autres, par la place variable qu’occupent les principes généraux du droit. Cf. e.a. Delmas-Marty (M.), Pour un droit commun, op. cit., p. 86-89.

76 Cass., 1er  mars 2010, R.W., 2010-2011, p.  1091, note Vandenbruwaene (W.). Pour d’autres exemples, cf. Cass., 27 mars 1992, R.C.J.B., 1995, p. 53 et obs. Geelhand (N.), « Le principe de la croyance légitime en droit administratif et en droit fiscal » ; adde, pour une actualisation de la question, Afschrift (Th.), « Les principes généraux de bonne administration et de sécurité juridique », in L’évolution des principes

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cassation a cassé l’arrêt des juges d’appel qui avait écarté l’exception d’illé-galité soulevée par l’administration à l’égard d’une décision de régularisa-tion d’un permis d’urbanisme, au bénéfice des attentes légitimes que cette décision avait fait naître chez les bénéficiaires du permis, sans examiner la légalité de la régularisation ordonnée 77. Cet arrêt a suscité des interpréta-tions très divergentes. Pour certains, la Cour de cassation y aurait reconnu une valeur constitutionnelle au principe général de sécurité juridique en tant que principe de bonne administration, qui requerrait des juges du fond que ce principe soit mis en balance avec un autre principe général du droit de même niveau (i.e. le principe de légalité inféré de l’article 159 de la Constitution) 78. Pour d’autres au contraire, la Cour de cassation aurait seulement confirmé, à l’occasion de cet arrêt, la primauté de la loi (et en particulier du principe de légalité) sur les principes généraux du droit (en l’espèce, celui de la sécurité juridique) 79.

Entre ces deux interprétations « radicales », on préférera renvoyer aux conclusions de Madame l’avocat général Mortier qui établissent un raison-nement en deux temps 80. Selon celles-ci, le juge est tenu, dans un premier temps, d’examiner l’exception d’illégalité qui est soulevée devant lui. Ensuite, mais seulement si le juge constate que l’acte contesté est illégal, il doit examiner aussi, dans un deuxième temps, la mesure dans laquelle les exigences inhérentes au principe de sécurité juridique sont susceptibles de tempérer les conséquences de la déclaration d’illégalité. Certains interpré-teront cet arbitrage dans le sens d’une valeur équivalente (i.e. constitution-nelle) reconnue au principe de sécurité juridique par rapport au principe de légalité dans la mesure où les attentes légitimes du citoyen peuvent éven-tuellement tempérer les effets d’un acte illégal. Là où d’autres y verront, au contraire, une confirmation de la valeur infralégislative du principe de sécu-rité juridique, puisque celui-ci intervient seulement de manière secondaire, après que le contrôle de légalité opéré en vertu d’un principe général du droit de valeur supérieure aura été effectué par le juge.

généraux en droit fiscal, Larcier, Bruxelles, 2009, p. 107 et s. ; voir aussi infra no 39, Cass., 11 février 2011, T.F.R., 2012, no 418, p. 296-299 et Bruxelles, 4 mai 2011, J.D.F., 2011, p. 98-107.

77 Il était question, plus précisément, d’un permis d’urbanisme irrégulier pour lequel une décision de régularisation avait été prise par la députation permanente de la province du Limbourg. L’inspecteur urbanistique avait sommé les bénéficiaires du permis de régulariser la situation, en imposant des astreintes par jour de retard. Devant le juge du fond, les bénéficiaires du permis faisaient valoir les attentes légitimes nées de la décision de régularisation, non contestée en outre par le fonctionnaire délégué, tandis que l’administration contestait pour sa part la légalité de cette décision.

78 Ibid., p. 1093-1095 et références citées.79 Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op.  cit., p.  333 et  335. Pour une autre illustration :

Bruxelles, 4 mai 2011, J.D.F., 2011, p. 98.80 Conclusions de Madame l’avocat général Mortier, sous Cass., 1er mars 2010, op.  cit., disponibles sur

www.juridat.be.

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4. Perméables à la morale et à la norme sociale

19. L’on soulignait déjà lors des premiers commentaires sur les principes généraux du droit dans les années 1960 les liens étroits entretenus par les prin-cipes généraux du droit avec une sorte de sens intuitif du juste, d’une part, et avec la réalité sociale, d’autre part 81. Cette proximité des principes généraux du droit avec les sphères de l’activité humaine situées en dehors du droit est devenue plus explicite encore avec le concours d’une partie de la doctrine contemporaine, qui ne cherche plus à maquiller la fonction d’interface entre le droit et le non-droit assumée par les principes généraux du droit 82.

20. Les PGD reposent sur « le sentiment collectif de justice » 83. Rapports à la morale (éthique, équité) – Il a été démontré, de manière pertinente, que de nombreux principes généraux du droit procèdent de considérations philoso-phiques ou morales qui font une large place à l’équité 84. Ainsi, l’« essence », la « nature », le « fondement » ou le « caractère intrinsèque » de telle ou telle insti-tution juridique appuient souvent un plaidoyer pour la reconnaissance d’un principe général du droit. Or, ce sont souvent (voire toujours pour certains 85) des choix idéologiques qui sous-tendent l’identification de cette « nature des choses » (et celle des institutions juridiques en particulier) qu’expriment les principes généraux du droit 86.

81 Cf. Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 580 ; Buch (H.), « La nature des principes généraux du droit », Revue de droit international et de droit comparé, 1962, p. 55-70.

82 La doctrine classique a pointé dès le début l’empreinte morale et sociale des principes généraux du droit. Il s’agissait toutefois d’insister surtout sur l’aspect transcendantal des principes généraux du droit (dans une approche idéaliste du droit) et de mettre en garde contre la confusion entre le droit (dont on admet-tait que les principes généraux fassent partie) et le non-droit (où devaient rester les normes philoso-phiques et morales). La filiation des principes généraux du droit avec la sphère du non-droit a été revue et développée selon une approche davantage réaliste et sociologique du droit par des auteurs tels que Xavier Dieux dans les années 1990 ou Patrick Morvan plus récemment, comme il sera vu ci-après.

83 Nous empruntons le titre des deux paragraphes qui suivent à Walter Ganshof van der Meersch qui souli-gnait, en 1963, que les principes généraux du droit reposent « sur un besoin social et sur le sentiment collectif de justice » (in « Le droit de la défense… », op. cit., p. 580).

84 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 73 ; Renauld (J.), « Principes généraux du droit et équité », in Miscal-lanea Ganshof Van der Meersch, t. II, Bruylant, Bruxelles, 1972, spéc. p. 892-893.

85 Cf. par exemple la dénonciation nietzschéenne de la vérité (ou de « la nature des choses ») en tant que valeur susceptible, comme telle, d’être évaluée dès lors qu’elle est choisie par l’homme parmi d’autres valeurs disponibles : « Tout ce qui possède de la valeur dans le monde aujourd’hui ne la possède pas en soi, en vertu de sa nature, – la nature est toujours dénuée de valeur – au contraire, une valeur lui a un jour été donnée et offerte, et c’est nous qui avons donné et offert ! C’est nous seuls qui avons d’abord créé le monde qui intéresse l’homme en quelque manière ! Mais c’est justement le fait de le savoir qui nous manque, et s’il nous arrive de le saisir pour un instant, nous l’avons de nouveau oublié l’instant suivant […] » (Nietzsche (F.), Le Gai savoir, § 301, « Illusion des contemplatifs », souligné dans l’original. Dans le même sens : La généalogie de la morale, III, §§ 24 à 27).

86 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 63-75 et exemples cités aux p. 63-66 ; Jestaz (Ph.), « Autorité et raison en droit naturel », in Arguments d’autorité et arguments de raison en droit, Haarscher (G.), Ingber (L.) et

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Les principes généraux du droit

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En ce sens, les principes généraux du droit sont rattachables à l’échelle des valeurs qu’une société se donne à un moment de son histoire 87, avec un degré d’évidence variable 88. Plusieurs des définitions des principes géné-raux du droit qui sont proposées par la doctrine se réfèrent ainsi à leur fondation morale 89. Leur formule évasive (« principe de confiance », « abus de droit »…) permet par ailleurs à ceux qui s’en réclament de faire la part belle à leurs ressentis d’intuitions de la solution « juste » à dégager 90.

Dans ce contexte, l’impératif de « distinguer » les principes généraux du droit par rapport à la morale (ou à l’éthique, dirons-nous aujourd’hui) se comprend plutôt comme une différence non exclusive entre les présupposés

Vander Elst (R.) dir., Némésis, Bruxelles, 1988, p. 269.87 Sur le rapport entre les principes généraux du droit et la morale, cf. e.a. : Gérard (Ph.), « L’idée de règle

de reconnaissance : valeur, limites et incertitudes », R.I.E.J., no 65, 2010, spéc. p. 75 à 79 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 20. Sur le rapport entre droit positif et morale, plus géné-ralement, e.a. : Delos (J.T.), « Les buts du droit : bien commun, sécurité, justice », in Le but du droit : bien commun, justice, sécurité, Le Fur (L.) dir., Sirey, Paris, 1938, p. 29-47, spéc. p. 39.

88 Parmi les exemples les plus évidents qui reposent sur une certaine conception de l’équité, citons les principes tels que l’interdiction de l’enrichissement sans cause, la théorie de l’abus de droit, la théorie des troubles de voisinage, les grands principes qui règlent l’organisation de la justice ou, encore, ceux qui visent à l’exercice d’une « bonne » administration (concernant ces derniers : cf.  infra, II). Moins évidente à première vue, la prééminence de l’intérêt général sur les intérêts particuliers est un autre jugement de valeur qui sous-tend, par exemple, le principe de la continuité des services publics. De manière générale, l’impératif de cohérence des institutions présidera aux principes généraux plus tech-niques ou spécifiques à une branche déterminée du droit tel que celui de la prééminence des règles du droit international directement applicable sur celles du droit interne (Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 67-75).

89 Les principes généraux du droit sont définis, par exemple, comme « des règles d’une très grande géné-ralité d’application, qui se retrouvent dans de nombreuses parties d’un ordre juridique et peuvent donc être considérées comme le dominant dans son ensemble. Elles sont déduites par déduction, à la suite d’une étude de l’ordre juridique tout entier, considéré dans son esprit, c’est-à-dire dans les valeurs qu’il consacre » (Virally (M.), La pensée juridique, L.G.D.J., Paris, 1960, p. 171) ; comme « des règles non écrites qui forment l’armature morale et institutionnelle de l’organisation sociale […] » (Dumon (F.), « Benelux-Gerechtshof », A.P.R., Story-Scientia, Gand, 1984, p. 184, no 240, cité in Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 321) ou encore, comme « soit des idées directrices fonda-mentales que sous-tendent les institutions, soit des valeurs qui polarisent l’activité juridique et qui transcendent les systèmes de droit. Idée directrice : la séparation des pouvoirs. Valeur : le respect de la personne humaine et sa prééminence, par exemple » (Foriers (P.), La pensée juridique de Paul Foriers, t. II, Bruylant, Bruxelles, 1982, p. 675 et s., spéc. p. 688, cité in Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 321). Dans le même sens : « Il y a, à la racine de tout système de droit, une concep-tion de l’homme et du monde, qui implique un certain nombre de postulats. C’est à ce fond éthique que se rattachent les principes généraux du droit » (Rivero (M.J.), Droit administratif, 5e éd., Dalloz, Paris, 1971, p. 75, cité in Daurmont (O.) et Batselé (D.), « 1985-1989 : cinq années de jurisprudence du Conseil d’État relative aux principes généraux du droit administratif », A.P.T., 1990, p. 262). Paul Delnoy suggère pour sa part que le comblement d’une lacune se fasse, à défaut de principe général induit de textes divers, en cherchant « dans le fonds commun de notre culture juridique que constitue le droit romain et le droit naturel » (Éléments de méthodologie juridique, Larcier, Bruxelles, 2005, p. 419).

90 Pour des auteurs qui se réfèrent au sens intuitif du juste sous-jacent aux principes généraux du droit, cf. par exemple : Buch (H.), « La nature des principes généraux du droit », op. cit., spéc. p. 70 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 20 ; id., « Y a-t-il des principes généraux de valeur

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moraux « à l’état pur », d’une part, et ceux qui sont parvenus à pénétrer le droit positif, sous la forme des principes généraux du droit, d’autre part, sans établir de frontière étanche entre ces deux ensembles. Il existe, en d’autres termes, un continuum entre les postulats éthiques d’une société et les prin-cipes généraux du droit qu’elle se donne, qui est marqué « quelque part » par « quelque chose » qui permet à certains d’entre eux de pénétrer la sphère du droit 91. On le verra, il s’agit d’un processus d’élaboration informel qui recon-naît, « à un moment donné », l’effectivité normative suffisante à un principe pour qu’il devienne une règle de droit 92.

21. Les PGD reposent sur « un besoin social » 93. Rapports à la norme sociale (effectivité, acceptabilité 94) – Les principes généraux du droit n’accèdent à la juridicité que lorsqu’ils sont susceptibles de recevoir un « consensus quasi- unanime » 95 : ils touchent à « ce qui est fondamental dans l’ordre de l’assen-timent » 96 et tirent ainsi leur autorité et leur force de leur conformité à la conscience juridique collective 97.

Les principes généraux du droit sont donc proches de la norme sociale par leur origine, d’abord, et parce que celle-ci conditionne leur reconnaissance comme règle de droit, ensuite.

L’origine sociale des principes généraux du droit, d’abord, met l’accent sur les motivations pragmatiques liées à l’émergence d’un principe général du droit et dévoile celui-ci comme un concept utilitaire pour la concrétisation des fins poursuivies par un système juridique donné 98. Les principes généraux du droit naissent des réalités, des aspirations et des besoins de la société. Ils sont

constitutionnelle ? », op. cit., spéc. p. 390-391, 398 et 406 ; Pattaro (E.), « Les principes généraux du droit : entre raison et autorité », in Arguments d’autorité et arguments de raison en droit, op. cit., p. 275-278.

91 Sur l’« effet direct de l’axiologie dans l’ordre juridique » permise par les principes généraux du droit, comme l’expression d’une renaissance d’un « finalisme axiologique », cf. : Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 64 et 87-88.

92 Cf. infra, nos 23 à 35, spéc. no 34.93 Cf. supra, note 83.94 Cette expression est empruntée à Paul Martens (« Y a-t-il des principes généraux de valeur constitution-

nelle ? », op. cit., p. 398).95 Krings (E.), « Aspects de la contribution de la Cour de cassation à l’édification du droit », op. cit., p. 547.96 Buch (H.), « La nature des principes généraux du droit », op. cit., p. 56.97 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Le droit de la défense… », op. cit., p. 580. Selon Paul Delnoy, « Il est

essentiel de montrer au juge que ce principe est ressenti comme tel par la société d’aujourd’hui et corres-pond aux conceptions sociales, économiques, philosophiques, etc. de l’heure » (op. cit., p. 419). Mireille Delmas-Marty, pour sa part, décrit le principe comme « l’expression d’une conscience juridique » (Pour un droit commun, op. cit., p. 83).

98 En ce sens : Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 404 ; Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 67.

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donc voués à évoluer à son rythme, comme on le souligne souvent 99. Pour un exemple, voyez celui de l’émergence du principe de précaution en droit de l’environnement 100. D’autres définitions des principes généraux du droit proposées par la doctrine insistent sur cet ancrage des principes généraux du droit dans la réalité sociale 101.

Ensuite, la proximité des principes généraux du droit avec la norme sociale intervient dans la reconnaissance de ceux-ci. La subordination des prin-cipes généraux du droit à un consensus « quasi unanime » se comprend aisé-ment dans la conception classique des principes généraux, dans laquelle le juge n’est autorisé à « constater » l’existence de principes généraux du droit non écrits qu’à la condition de rendre compte de la volonté implicite (mais certaine) du législateur 102.

Le rôle attribué à la loi dans l’émergence d’un principe général du droit a évolué dans la conception contemporaine 103. Si l’on est désormais libéré de cette référence artificielle à la volonté « toujours latente » du législateur, il reste un constat : le juge ne crée par un principe général du droit à partir de rien mais sur la base des acquis du système à un moment donné dans toutes ses composantes 104. Il se réfère notamment (mais pas exclusivement) pour ce faire à l’opinio juris de la communauté des savants, sans que celle-ci soit d’ailleurs identifiée avec plus de précision 105. Outre leur origine transcen-

99 Par exemple : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 326 ; Rapport annuel de la Cour de cassation (2002-2003), op.  cit., p.  436 ; Buch (H.), « La nature des principes généraux du droit », op. cit., p. 69. Sur la question de l’élévation de certains principes généraux du droit au rang « supra-constitutionnel » pour placer les valeurs qu’ils représentent à l’abri des évolutions du temps qui sont jugées indésirables aujourd’hui, cf. supra, note 66.

100 Cf. infra, no 47.101 Les principes généraux du droit sont aussi définis, en effet, comme « des normes fondamentales,

qui sont présentes, de manière plus ou moins implicite, dans un ou plusieurs systèmes juridiques ou branches du droit, où elles sont “trouvées” par la doctrine mais surtout par la jurisprudence, pour répondre aux besoins et aux attentes (jugées indiscutables) de la société » (Soetaert (R.), « Rechts-beginselen en marginale toetsing in cassatie », op. cit., p. 51) ou encore comme « certaines règles non écrites qui dans une société déterminée sont admises par l’unanimité des consciences, au même titre que des règles écrites. Cette unanimité d’adhésion fait que ces principes généraux constituent du droit positif exprimé par une volonté collective et que, partant, ils ont une force obligatoire pour tous les membres d’une communauté sociale, nationale ou même internationale » (Bekaert (H.), Introduction à l’étude du droit, Bruylant, Bruxelles, 1973, p. 172, no 175), cités in Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 321.

102 Pour rappel, selon la conception classique, le caractère non écrit d’un principe général du droit s’ex-plique par le fait que « son existence est si certaine que le législateur estime ne pas devoir la constater dans un texte de loi » (Ganshof van der Meersch (W.J.), précité supra, note 35).

103 Cf. infra, nos 23 à 35, spéc. no 32.104 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 84-89 et 238-239. Cf. plus amplement : infra, nos 23 à 35, spéc.

nos 24 à 31.105 Ibid., p. 239.

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dante dans le patrimoine des valeurs, les principes généraux du droit sont donc tout autant ancrés dans leur acceptation concrète, matérielle, par le cercle plus ou moins grand des « sages expérimentés » qui sont crédités d’un pouvoir d’inf luence sur les évolutions du droit (communis opinio doctorum) 106.

Mais l’adhésion des sages n’inf luence que de manière indirecte l’éclosion d’un principe général du droit qui relève, en premier chef, du juge. C’est en effet l’intervention du juge qui sera déterminante pour l’entrée d’un principe géné-ral du droit dans le droit positif, à partir d’un faisceau d’indices démontrant l’arrivée à maturité d’un principe pour être constitutive d’une règle de droit suffisamment précise, sanctionnable, etc. Et le consensus de la communauté des juristes ne sera qu’une composante parmi d’autres de ce faisceau d’indices 107.

Par ailleurs, même si leur reconnaissance par la jurisprudence implique un large consensus, les principes généraux du droit doivent néanmoins être distingués de la coutume et des usages puisqu’à la différence de ces derniers, les principes généraux du droit ne dépendent pas d’une pratique générale 108.

22. « Idéalisme réaliste » et instrumentalisation des PGD – Des développe-ments qui précèdent, il ressort que les principes généraux du droit puisent dans les valeurs extérieures à l’ordre juridique, tout en étant en même temps immanents à la réalité sociale. Cet « idéalisme réaliste » est un autre caractère ambigu des principes généraux du droit 109, qui explique en partie les utilités multiples qu’ils présentent pour le praticien.

Idéalisme : l’ordre des valeurs fondamentales auquel renvoient les principes généraux explique sans doute en partie la tendance des plaideurs à s’y référer

106 Pattaro (E.), « Les principes généraux du droit : entre raison et autorité », op. cit., p. 273-280 et 289. Adde Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 398.

107 Cf. infra, nos 23 à 35.108 Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1124 ; Van Orshoven (P.), « Non

scripta lex, sed nata lex… », op. cit., p. 1380, no 10.109 À propos de la nécessité d’avoir égard à la transcendance et en même temps à l’immanence des buts du

droit de manière générale, cf. les propos exposés au début du siècle dernier déjà, qui sont aisément trans-posables aux principes généraux du droit : « […] l’idée directrice […] est intérieure au corps social organisé. Elle lui devient immanente ; […] elle est la clef de voûte du système de lois et de règles qui donnent à la société sa forme, son unité et son existence […] L’idée directrice sera l’âme du groupe tant qu’il durera, elle donnera un sens à ses lois […] Mais immanente au groupe et principe de son existence, elle lui est aussi transcendante. Elle existait avant lui, car elle a fourni un but et un programme aux fondateurs. Puis, la fondation une fois faite, et le groupe entré dans la catégorie de la “continuité et de la durée”, l’idée directrice conserve sa supériorité, car elle demeure […] le principe vital des institutions sociales, “elle leur communique une vie propre séparable de celle des individus”. » (Delos (J.T.), « Les buts du droit : bien commun, sécurité, justice », op. cit., p. 37, souligné dans l’original). Cf. ibid., p. 38 et s. pour l’emprunt de la formule d’« idéalisme réaliste ».

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Les principes généraux du droit

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pour auréoler leurs prétentions d’une solennité 110 qui, selon certains, ne se justifie pas toujours 111 (cf. supra, morale).

Réalisme : la reconnaissance des principes généraux du droit est tributaire de l’adhésion préalable du juge à la démonstration de la validité empirique ou factuelle (i.e. l’effectivité) de la règle de droit exprimée par le principe (cf. supra, norme sociale 112).

Pragmatisme enfin : le principe général du droit est considéré comme le seul instrument d’effectivité disponible pour un précepte non reconnu par le législateur comme tel, dont on veut assurer la réception comme une règle de droit, dès lors qu’il est la seule voie qui donne ouverture à cassation de manière autonome 113.

C. Processus informel(s) de génération et autonomie relative des principes généraux du droit

23. Le caractère des principes généraux du droit qui a le plus évolué par rapport à la conception classique est celui de l’intervention du juge, juge auquel on s’accorde aujourd’hui pour lui attribuer la « paternité active » 114 des principes généraux du droit. Cette évolution s’est logiquement effectuée en parallèle avec un affranchissement progressif des principes généraux du droit par rapport à la prééminence de la loi. Le déplacement du centre de gravité, dans la naissance des principes généraux du droit – depuis le légis-lateur vers le juge – pose essentiellement trois questions, à savoir : celle de l’autonomie des principes par rapport à leur « nouvel » émetteur assumé (i.e. le juge), celle de leur qualification en tant que sources « formelles » du droit et celle du pouvoir créateur de droit qu’ils confèrent au juge.

110 Vedel (G.) et Delvolvé (P.), Droit administratif, t. I, 12e éd., PUF, Paris, 1992, p. 479 cité in Leurquin-de Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », op. cit., p. 278.

111 Georges Ripert soulignait déjà en 1955 que, par l’invocation des « principes de droit », l’homme public ne recherche que « des vêtements magnifiques pour des opinions discutables » (Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., Paris, 1955, Chap. VI « Les principes juridiques », no 132, cité in Morvan (P.), « Les principes… », op.  cit., p. 1). Dans le même sens, cf. : Jestaz (Ph.), Les sources du droit, op.  cit., p. 23 ; Kirkpatrick (J.), « L’article  1080 du Code judiciaire… », op.  cit., p.  632 ; Krings (E.), « Aspects de la contribution de la Cour de cassation à l’édification du droit », op. cit., p. 548 et note 13.

112 Cf. aussi infra, nos 23 à 35 (spéc. no 32) et no 43.113 À la différence de la coutume, des usages ou de la tradition (Dieux (X.), Le respect dû…, op.  cit.,

p. 39-40). Pour une référence au caractère instrumental des principes généraux du droit, cf. encore : Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 404.

114 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 79.

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Les sources du droit revisitées

516 – Volume 2 anthemis

24. « Découverte » versus « création », jusqu’à « invention » des PGD par le juge – Définir le rôle du juge dans l’accession des principes généraux du droit au statut de source du droit a toujours été malaisé 115.

L’office du juge dans la naissance des principes généraux du droit est, en effet, caractérisé par un exercice d’équilibriste entre deux nécessités contradic-toires : laisser au juge une certaine latitude pour trancher une question même en l’absence de texte, d’une part, et empêcher celui-ci de disposer à sa guise d’une source de création du droit en dehors de tout contrôle démocratique, d’autre part. L’article 5 du Code judiciaire (qui oblige le juge à statuer sous peine de déni de justice) et l’article 6 du Code judiciaire (qui fait interdic-tion au juge de se prononcer par voie d’arrêts de règlement) sont convoqués respectivement pour justifier les deux branches de ce dilemme 116.

La doctrine classique a résolu la question, nous l’avons vu plus haut, en main-tenant l’illusion d’une émergence des principes généraux du droit maîtrisée de bout en bout par le législateur. La doctrine des sources de l’époque est parvenue à ses fins (i.e. l’admission des principes du droit en tant que source du droit) par un tour de force du raisonnement assez remarquable. Elle est parvenue, en effet, à faire passer l’acte de formulation des principes généraux du droit par le juge comme secondaire par rapport à l’action ou l’inaction (pourtant toujours indirectes, elles) du législateur en la matière, en confiant à celui-ci le pouvoir imparable d’une volonté toujours-déjà-là, quel que soit le scénario envisagé. De cette façon, que le législateur intervienne (positive-ment) par le biais de dispositions éparses interprétées de manière conciliante, (négativement) en adoptant une disposition législative contraire au principe émergent, ou qu’il s’abstienne tout simplement d’intervenir, ce sont toujours ses aspirations profondes que le juge est réputé « interpréter », « constater », « déclarer », « énoncer », « affirmer », « appliquer » lorsqu’il formule un principe général du droit 117.

115 Comme en témoignent d’ailleurs les guillemets qui entourent souvent le verbe utilisé pour décrire le rôle du juge dans l’émergence des principes généraux du droit (i.e. « créer », « découvrir », « constater », « formuler », etc.). Cf. e.a. Soetart (R.), « Rechtsbeginselen en marginale toetsing in cassatie », op. cit., p. 51 ; Morange (G.), « Une catégorie juridique ambiguë : les principes généraux du droit », op. cit., p. 763.

116 L’article 5 du Code judiciaire est souvent référencé pour justifier le recours aux principes généraux du droit (cf. supra, no 9), tandis que l’article 6 du Code judiciaire est souvent cité pour circonscrire le rôle du juge dans l’élaboration des principes généraux du droit. Cf. par exemple : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 322 et 327 ; Delmas-Marty (M.), Pour un droit commun, op. cit., p. 79-80.

117 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 567-568. Sur l’interven-tion législative destinée tantôt à contrecarrer, tantôt à acquiescer tacitement à l’émergence d’un principe général du droit, cf. ibid., p. 570, étant entendu qu’en toute hypothèse, le juge ne peut pas consacrer un principe général du droit qui serait contraire à la loi écrite (e.a. ibid., p. 567).

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 517

La quête d’une forme de vérité ultime sous-jacente aux principes généraux du droit participe à l’artifice de cette « découverte » docile des principes généraux du droit par le juge sous le haut contrôle du législateur 118.

« Les vapeurs du droit “en suspension” » 119 dans l’esprit des lois ne charment cependant plus la doctrine aujourd’hui, qui s’est largement départie de la conception classique de la genèse des principes généraux du droit. Forte d’un regard porté désormais sur les réalités du monde telles qu’elles se présentent dans les faits (et non plus vers des cieux idéalisés), la doctrine contempo-raine dénonce la conceptualisation des principes généraux du droit opérée par ses prédécesseurs comme un héritage arbitraire d’une vision « roman-tique », « spiritualiste » du droit 120 ou comme une image déformée à force de simplification d’une réalité bien plus complexe et nuancée 121.

Il est désormais acquis que le juge intervient pour une part primordiale dans l’élaboration des principes généraux du droit. Son rôle actif a été souligné de plus en plus fermement au fil du temps 122. Ce serait toutefois aller un

118 Les principes généraux du droit sont envisagés, en effet, comme ceux qui « au sein de [l’ordre juri-dique], ne se dédui[sen]t d’aucun autre » (Buch (H.), « La nature des principes généraux du droit », op. cit., p. 56 et 58). Le même auteur souligne plus loin que « les principes généraux constitu[e]nt un commencement dans l’ordre idéal du droit » (ibid., p. 63). Cette perspective n’est pas sans rappeler celle de la philosophie classique qui a longtemps été orientée vers un souci de recherche des vérités premières ou causa sui (cf. e.a. Descartes (R.), Discours de la méthode, VIe partie. Contra pour une critique de la tradition de pensée idéaliste qui pose les valeurs comme des commencements et causes d’elles-mêmes : Nietzsche (F.), e.a. Crépuscule des idoles, « La “raison” en philosophie », § 4, et Par-delà bien et mal, §§ 15 et 21).

119 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 7, à partir de l’expression de Jean Carbonnier qui décrit les principes généraux du droit comme « en suspension dans l’esprit de notre droit » (Droit civil. Introduc-tion, 1re éd., PUF, Paris, 1955, no 29, p. 101).

120 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 6-7.121 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 78 et 236-237.122 Il faut souligner ici que le rôle créateur du juge dans la « découverte » des principes généraux du droit

avait pourtant été souligné très tôt par plusieurs grands esprits. Ainsi, Benoît Jeanneau soulignait déjà en 1954 que le juge « constate et crée tout à la fois dans le même temps [les principes généraux du droit] par la voie du raisonnement » (Les principes généraux du droit dans la jurisprudence adminis-trative, Sirey, Paris, 1954, p. 123, cité in Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 327). Walter Ganshof van der Meersch écrivait en 1963, quelques années avant sa célèbre mercuriale, que les principes généraux du droit mettaient en cause les « aspects les plus créateurs et donc les plus délicats » de la fonction de juger (« Le droit de la défense… », op. cit., p. 579). De manière plus générale, le rôle créateur du juge en l’absence de toute règle positive était souligné à la même époque par Paul Foriers (« Réflexions sur l’interprétation de la loi et ses méthodes », R.C.J.B., 1957, p. 333, cité in Sace (J.), « Quelques réflexions sur les principes généraux du droit », op.  cit., p. 79) ou Michel Virally (La pensée juridique, op. cit., p. 171). Après l’insistance en 1970 sur le fait que les principes généraux du droit « ne sont pas une création jurisprudentielle » (Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 567, nous soulignons), il faudra toutefois attendre plusieurs décennies pour que le rôle actif du juge dans l’émergence des principes généraux du droit soit plus justement reconnu. Dans les années 1990, cf. e.a. Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 54-55, 76-89 et 236-239. Pour une analyse critique récente du rôle du juge dans l’émergence des principes généraux du droit, cf. par exemple : Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 11-20. En ce sens aussi

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Les sources du droit revisitées

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pas trop loin que d’ériger désormais le juge en nouveau maître incontesté des principes généraux du droit. Les lignes ont bougé en sa faveur, certes, mais la réponse contemporaine au dilemme du juge « législateur » ou du juge « gref-fier » des principes 123 est assez fine, puisque l’on n’attribue au juge aucune de ces deux qualités considérées de manière exclusive l’une de l’autre, mais bien les deux qualités simultanément. Autrement dit, la création ou la préexis-tence des principes ne sont plus envisagées comme les deux branches d’une alternative rigide, mais comme les éléments d’une boucle harmonieuse 124 dans laquelle le juge crée un principe (car il fait advenir effectivement une nouvelle norme de droit positif )… à partir du droit tel qu’il existe dans toutes ses composantes (et non ex nihilo) 125. Nous nous joignons dès lors aux auteurs qui optent pour le terme « invention » 126 qui, au sens étymologique, « désigne aussi bien l’acte de créer quelque chose de nouveau que l’action de découvrir quelque chose de préexistant » 127 pour qualifier l’action du juge dans l’élabo-ration du principe général du droit.

25. Méthode d’élaboration des PGD : de l’induction amplifiante à… la pluralité, voire à l’absence de méthode – La conception légaliste des principes généraux du droit a logiquement été de pair avec une méthode d’élaboration des principes bâtie sur le texte de loi 128. Ce fut longtemps un lieu commun des commentaires consacrés aux principes généraux du droit que d’affirmer que le juge dégage ceux-ci au terme du procédé dit de l’« induction ampli-fiante » 129. Cette méthode consiste à induire l’existence d’une règle générale

mais avec prudence, cf. encore : Salmon (J.), Jaumotte (J.) et Thibaut (E.), Le Conseil d’État de Belgique, vol. 1, Bruylant, Bruxelles, 2012, p. 776 : « On ne saurait raisonnablement dénier l’œuvre créatrice du juge dans l’élaboration des principes généraux. Il ne s’agit pas d’une “découverte” mais bien d’une consécration prétorienne ».

123 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 56. Pour une autre formulation de cette alternative, cf. : Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 76.

124 Sur l’aspect circulaire de l’élaboration des principes généraux du droit, cf. infra, no 34.125 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 56-59. Dans le même sens : Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit.,

p. 84-89 et 238-239.126 Morvan (P.), ibid., p. 58 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 12 ; Simon (D.), « Y

a-t-il des principes généraux du droit communautaire ? », op. cit., p. 73 et 75 ; Leurquin-de Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », op.  cit., p. 279. Cf. dans le même sens, la contribution de Jérémie van Meerbeeck dans le volume I du présent ouvrage collectif. Mireille Delmas-Marty use pour sa part des termes « invention » et « décou-verte » de manière inversée par rapport à la distinction proposée ci-dessus, pour adopter une position à peu près comparable in fine, puisqu’elle écrit que « le juge découvre littéralement les principes généraux, ce qui veut dire qu’il ne les invente pas, nourris qu’ils sont d’une histoire que le juge ne saurait réécrire en toute liberté » (Pour un droit commun, op. cit., p. 77 et s., spéc. p. 85).

127 Morvan (P.), ibid., p. 58.128 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 59.129 Parfois appelé aussi processus d’« induction-déduction » (Marchal (P.), « Principes généraux du droit »,

op. cit., p. 327).

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Les principes généraux du droit

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non écrite à partir de l’identification de plusieurs dispositions constitution-nelles, légales ou réglementaires consacrant, chacune dans la sphère qui lui est propre, une solution semblable 130. En miroir, le procédé permet au juge de déduire, dans un second temps, de nouvelles applications particulières du principe ainsi dégagé, à des situations dont la loi (au sens large) n’a pas traité 131.

26. Le procédé de l’induction amplifiante a toutefois essuyé plusieurs critiques. Certains rapprochent en effet l’induction amplifiante de la méthode d’interprétation par analogie (et des méthodes d’interpréta-tion ordinaires du droit en général) plutôt que d’y voir une spécificité de méthode qui caractériserait les principes généraux du droit 132. D’autres analyses font douter, plus fondamentalement, de l’applicabilité même de la méthode de l’induction amplifiante aux principes généraux du droit, dans la mesure où ceux-ci relèvent d’un registre où un raisonnement par le biais de démonstrations scientifiques est a priori inadapté 133.

L’on retiendra de ces discussions que la méthode de l’induction amplifiante est en tout cas inapte à rendre compte de manière exclusive de l’élaboration de tous les principes généraux du droit 134.

Indépendamment des autres critiques formulées à son encontre, la méthode de l’induction amplifiante ne s’applique en effet, par hypothèse, qu’aux principes généraux du droit qui reçoivent des expressions dans une (ou plusieurs) dispositions constitutionnelles, législatives ou réglementaires. Or, ce serait réduire l’univers des principes que de circonscrire ceux-ci aux seuls principes dégagés par le juge au départ de textes normatifs formelle-ment contraignants.

130 En ce sens, C.E., 20 juin 2005, Gilbert, no 146.260.131 Dieux (X.), Le respect dû…, op.  cit., p. 59. Pour les premières définitions de la méthode d’induction

amplifiante : Boulanger (J.), « Principes généraux du droit et droit positif », op. cit., no 21, p. 67 ; Gans-hof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 568. Pour un exemple, effec-tué par la doctrine à propos de l’intérêt de l’enfant : Van Gysel (A.-Ch.), « L’intérêt de l’enfant, principe général de droit », op. cit., p. 186.

132 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., spéc. p. 7 ; Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., spéc. p. 61-62. Cf. aussi les auteurs cités par Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 328.

133 L’on a souligné, en effet, que les principes généraux du droit relèvent davantage des opinions commu-nément acceptées (endoxa) que des principes de la raison scientifique (Pattaro (E.), « Les principes généraux du droit : entre raison et autorité », op. cit., p. 279). Les principes généraux du droit se récla-ment par conséquent davantage de la raison faible qui s’appuie sur la prudence, la sagesse et une disposition pratique à la vérité, que sur la raison au sens fort (i.e. la raison scientifique, démonstrative) (ibid., spéc. p. 273-274 et 279 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 17 ; Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 398).

134 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 59-66 et 237-23, repris in Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1116 et Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 328.

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Les sources du droit revisitées

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27. À côté de ceux-ci, il faut encore ajouter les principes qui procèdent davantage d’un agrégat de sources du droit, formelles ou informelles.

Les principes généraux peuvent en effet tout aussi bien résulter de la confron-tation de plusieurs solutions consacrées par la jurisprudence 135. Pour Patrick Morvan, la « sédimentation juridique » des principes généraux du droit, c’est-à-dire les constructions jurisprudentielles qui précèdent la reconnaissance du principe en tant que tel, constitue leur titre de légalité 136.

Pour d’autres principes, c’est le travail préalable de la doctrine dans la construction du principe, de ses justifications, de son champ d’application, etc., qui sera déterminant pour la consécration jurisprudentielle de celui-ci par le juge. Ainsi le principe du consensualisme a-t-il été construit doctrina-lement par les canonistes, puis par Domat et Pothier 137. Il faut toutefois avoir égard à la précision qui suit : même dans l’hypothèse d’un éventuel travail réalisé en amont par la doctrine, une intervention du juge sera toujours néces-saire pour consacrer le principe général du droit en tant que tel, car, comme l’écrit Michel Pâques, « le passage du monde des idées à celui du droit positif dépend d’une consécration dans une source relevante » 138.

28. Les sources du droit convoquées pour attester de l’existence d’un prin-cipe général du droit doivent toutefois être entendues de manière plus large que les seules sources de hard law 139. Le visage complexifié et démultiplié du droit contemporain permet en effet de voir également, dans les sources de soft law, des sources disponibles pour démontrer la gestation en cours d’un prin-cipe, son acceptabilité de plus en plus forte et, enfin, la maturité acquise par celui-ci qui justifie qu’il soit exaucé comme principe par le juge saisi.

135 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 61-62 ; Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 17 ; adde Salmon (J.) et al., Le Conseil d’État de Belgique, op. cit., p. 776. Selon nous, les principes géné-raux du droit sont consacrés au terme d’un raisonnement suivi par le juge en vue de produire une règle de droit (cf. infra, no 34) : en ce sens, dans le cadre de l’élaboration des principes généraux du droit (tout comme dans la présente contribution), il y a lieu de comprendre la notion de jurisprudence comme « l’en-semble des règles de droit qui se dégagent implicitement ou explicitement (des décisions rendues par les juridictions) », soit comme une « règle jurisprudentielle » (et non comme une « décision judiciaire »). Pour la distinction entre ces deux notions : cf. la contribution de Michel van de Kerchove dans le volume II du présent ouvrage collectif.

136 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 10 et 50-59.137 Jestaz (Ph.), Les sources du droit, op. cit., p. 25-26.138 Pâques (M.), « Le Conseil d’État et le principe de précaution. Chronique d’une naissance annoncée », J.T.,

2004, p. 170. En ce sens, les principes généraux du droit, même précédés d’un travail doctrinal éventuel, se dégagent à partir de règles jurisprudentielles. Selon nous, la doctrine est impuissante, à elle seule, à faire accéder un principe au rang de règle de droit.

139 Nous nous référons ici à la conception large de la norme juridique, définie comme un « modèle destiné à servir de référence pour l’organisation des rapports sociaux » (Hachez (I.), « Balises conceptuelles… », op. cit., p. 19, no 19).

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Les principes généraux du droit

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Il pourrait être argumenté, par exemple, que le principe de l’indépendance de l’avocat, consacré dans ou déduit de multiples sources, tant de hard law que de soft law, mérite aujourd’hui le rang de principe général du droit. Le principe de l’indépendance de l’avocat est sous-jacent, en effet, à certaines dispositions du Code judiciaire 140. Les juges ne sont pas en reste puisqu’ils appliquent ce principe tant au niveau national 141 qu’au niveau européen 142. Les fondements éthiques de ce devoir de l’avocat ont par ailleurs été définis par des auteurs autorisés 143. Outre ces éléments de hard law, deux instru-ments de soft law pourraient aussi utilement être invoqués pour appuyer l’effectivité et la légitimité d’un tel principe. Il s’agit, d’une part, d’une recom-mandation du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe du 25 octobre 2000 sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat 144 et, d’autre part, du Code de déontologie des avocats européens adopté par le Conseil des barreaux européens (C.C.B.E.) le 28 octobre 1988 145.

On le voit dans cet exemple, le principe d’indépendance de l’avocat n’a pas encore été consacré en tant que « principe général du droit » en droit interne, malgré les applications que les juges, un organe politique (i.e. le Conseil de l’Europe) et d’autres intervenants de la société civile (i.e. le Conseil des barreaux européens) en ont faites à plusieurs occasions déjà. La convergence des éléments qui précèdent pourrait emporter un jour l’adhésion d’un de

140 Cf. les articles 429 et 444 du Code judiciaire.141 Pour le Conseil d’État : C.E., 31 octobre 1991, Missen, no 38.014 ; 12 janvier 1996, De Moor, no 57.501 ;

15 septembre 1997, no 68.116. Pour la Cour constitutionnelle : C.A., 30 avril 1997, no 23/97, cons. B.6 ; 28 janvier 2003, no 16/2003, cons. B.7.1. et B.13. Pour la Cour de cassation : Cass., 25 septembre 2003, Pas., 2003, p. 1486.

142 La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi consacré le principe d’indépendance de l’avocat en relation avec le secret professionnel (C.J.C.E., 18 mai 1982, AM & S, C-155/79, Rec., 1982, p. 1575, § 24 ; T.P.I.C.E., 30 octobre 2003, Akzo Nobel Chemicals, T-125/03 et T-253/03, Rec., 2003, p. 4777, § 101) et en relation avec la possibilité pour l’avocat de s’associer avec d’autres professions (C.J.C.E., 19 février 2002, Wouters, C-309/99, Rec., 2002, p. 1653, §§ 102 à 105).

143 Sur la portée exacte du principe d’indépendance de l’avocat, Pierre Lambert souligne par exemple que « [l]a vérité est que l’indépendance de l’avocat est d’intérêt social. Elle n’existe qu’en vue d’une bonne organisation de la justice. Si, dans son étendue et son usage, elle dépend des sentiments des barreaux eux-mêmes, dans son principe elle est immuable » (Règles et usages de la profession d’avocat du Barreau de Bruxelles, Éd. du Jeune Barreau, Bruxelles, 1980, p.  314). Sur les exigences du devoir d’indépendance qui incombe à l’avocat, cf. encore les conclusions présentées par M. l’avocat général Léger dans l’affaire C-309-99, Wouters, Rec., 2002, p. 1582, § 181, précitée.

144 Recommandation no R(2000)21 du Comité des ministres aux États membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat, adoptée le 25 octobre 2000, principe III « Rôle et devoirs des avocats ».

145 Spéc. article 2.1. et article 2.5. dudit Code. Ce Code de déontologie européen a été modifié pour la dernière fois le 19  mai 2006. Il a été rendu obligatoire, du côté francophone, par un règlement de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (O.B.F.G.) du 13 novembre 2006.

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Les sources du droit revisitées

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nos juges suprêmes et l’amener à élever « formellement » 146 le principe de l’indépendance de l’avocat au rang de principe général du droit.

29. En résumé, les principes généraux du droit procèdent donc d’une combinaison (possible mais non obligatoire) entre différents types de sources, à savoir : des dispositions normatives de hard law et/ou des sources de hard law autres que la loi (telles que des règles jurisprudentielles) et/ou des sources doctrinales et/ou des sources de soft law.

Ajoutons encore que les pratiques et les évolutions sociétales et juridiques qui ont lieu à l’étranger seront aussi un argument invocable à l’appui de la recon-naissance d’un principe général du droit 147.

30. Ne pourrait-on pas considérer que c’est toujours la méthode de l’induc-tion amplifiante qui explique la génération des principes généraux dans les cas ci-dessus, celle-ci étant tout au plus assortie d’un inventaire plus étendu des sources disponibles pour son application ? Oui et non, car l’assouplis-sement de la méthode de l’induction amplifiante revient aussi à mettre en lumière que les principes généraux du droit naissent d’un processus « fausse-ment inductif en définitive, [qui] consiste dans une sélection de règles ou de constructions existantes, dans la perspective de leur généralisation » 148. En d’autres termes, l’élaboration d’un principe général du droit, si elle est envisagée d’un point de vue pragmatique, peut être décrite comme une sélection non hasar-deuse et préalable d’indices qui sont orientés par l’interprète en vue de la réalisation d’une fin précise (i.e. la reconnaissance du principe). Dans cette perspective, l’induction amplifiante reproduit le rôle limité dévolu au juge dans la conception classique des principes généraux du droit 149, en en simpli-fiant le processus d’élaboration et en masquant leur dimension instrumentale.

À suivre la méthode grossièrement présentée ci-dessus (mais peut-on encore parler de « méthode » ?), le juge adhère donc (ou non) à la construction qu’on

146 Sur les étapes principalement informelles de génération des principes généraux du droit : cf. infra, nos 34 et 46.

147 Dans notre exemple du principe de l’indépendance de l’avocat cité supra, l’on pourrait ainsi se référer, en matière de droit comparé, à un arrêt de la Cour suprême des États-Unis par lequel celle-ci a pu juger que : « an independant judiciary and a vigorous, independant bar are both indispensable parts of our system of justice » (arrêt In re McConnell, 370 U.S. 230, 236 (1962)). On se référera encore, dans le même sens, à un arrêt de la Cour suprême de la Province de Colombie-Britannique au Canada qui a jugé que l’indépendance du barreau est un droit constitutionnel non écrit (arrêt Law Society of British Columbia v. Canada (Attorney General), 2001 BCSC 1593 du 20 novembre 2001, § 6), en soulignant que cet arrêt a été confirmé ensuite par plusieurs autres Cours constitutionnelles fédérales canadiennes et qu’il a acquis une portée nationale au Canada aux termes d’un protocole du 14 mai 2002 entre les barreaux canadiens et le ministère public.

148 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 62, souligné dans l’original.149 Cf. supra, no 24.

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Les principes généraux du droit

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lui présente 150 : celle-ci consistera en une photographie de l’état du système juridique à un moment donné et du nombre plus ou moins exhaustif des sources d’inf luence qui le composent (soft law y compris).

Par ailleurs, aux principes généraux du droit dégagés à partir de la multi-plicité des sources identifiées ci-dessus, il faut encore ajouter sans doute les principes qui s’imposent au juge en dehors de toute méthode, en raison de la nature des choses, des impératifs d’équité ou de morale sociale, ou des grandes libertés qu’ils consacrent 151. Xavier Dieux a ainsi montré de manière convaincante que ce sont des considérations morales ou philoso-phiques qui sous-tendent avant tout la reconnaissance judiciaire des prin-cipes tels que la théorie de l’abus de droit, la théorie des troubles de voisi-nage, les grands principes qui règlent l’organisation de la justice, le principe d’égalité 152. La même analyse pourrait certainement être faite pour d’autres principes généraux du droit. Philippe Jestaz rattache de tels principes à une forme de « révélation » 153 au sens où ceux-ci viennent « de partout et de nulle part » à la fois, surgissant de mouvements sociétaux auxquels les juristes ne participent pas en tant que tels. Selon l’auteur, dans ces hypo-thèses, la construction technique du principe suit sa cristallisation en tant que principe général du droit, à la différence des principes obtenus par voie de sédimentation jurisprudentielle (et au besoin, doctrinale) qui sont précé-dés, quant à eux, d’un intense travail technique 154. Le principe d’égalité est un bel exemple de ce type de principe.

L’on retrouve ici la fonction d’interface des principes généraux par rapport à la morale et la norme sociale identifiée plus haut. Malgré leur part de transcendance, les principes généraux du droit sont affectés en même temps d’une part de contingence 155. Dès lors, la nécessité d’un principe général du droit reste toujours relative, même pour les principes dits « révélés », car elle dépend de l’interprétation de l’acteur concerné (juges, avocats, commenta-teurs…).

31. Les développements qui précèdent offrent en définitive le choix entre deux conclusions concernant la (les) méthode(s) suivie(s) par le juge dans

150 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 85-89.151 Ibid., p. 63-66. Dans le même sens : Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit.,

p. 1116. Pour une analyse critique, cf. Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 328.152 Dieux (X.), ibid., p. 63-66.153 Par « révélation », l’auteur désigne « l’affirmation solennelle d’une loi morale et/ou juridique, présen-

tée comme l’expression d’une vérité supérieure et sans aucune démonstration » (Jestaz (Ph.), Les sources du droit, op. cit., p. 21, souligné dans l’original).

154 Ibid., p. 25-26 ; également cité par Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 20.155 Cf. supra, nos 19 à 22.

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son travail d’« invention » des principes généraux du droit : soit que l’on opte pour une pluralité de méthodes 156, soit pour… une absence de toute méthode quelconque.

Il est sans doute plus lucide et conforme aux réalités pratiques des prétoires de constater que chaque principe général du droit émerge suivant une histoire qui lui est propre, sans que le juge suive aucune méthode véritable pour le consacrer. Les plus cyniques souligneront que les motivations lapidaires des jugements qui tantôt reconnaissent, tantôt rejettent un principe général du droit, ne sont pas étrangères à ce constat 157. Comme pour la place qu’ils occupent dans la hiérarchie des normes 158, seul un examen au cas par cas renseignera dès lors sur les étapes (informelles) qui ont jalonné la reconnais-sance progressive d’un principe et son avènement final en tant que source du droit, par le relais d’une ou plusieurs décisions de justice.

Il n’est pas acquis que cette dernière conclusion doive nécessairement être associée au chaos d’un gouvernement des juges. Paradoxalement, l’absence de méthode de génération des principes généraux du droit est peut-être ce qui les fédère en définitive, plus que tous les autres caractères qui leur sont associés 159.

32. Autonomie relative des PGD – La conception contemporaine de l’éla-boration des principes généraux du droit permet donc de requalifier le rapport existant entre les principes généraux du droit, le juge et la loi à un moment précis, à savoir celui de la cristallisation du principe en tant que source du droit. À cet instant « t » qui marque l’entrée des principes généraux du droit dans le droit positif, les principes généraux du droit restent dépendants d’une source émettrice distincte pour pénétrer dans le droit positif, mais cette source tierce n’est plus la loi s’exprimant de la bouche servile du juge, mais le juge lui-même. De ce point de vue, on peut considérer que l’autonomie relative des principes généraux du droit par rapport à loi (dans la conception classique) s’est déplacée vers une autonomie relative des principes généraux du droit par

156 Pour une autre présentation de la multiplicité des méthodes d’élaboration des principes généraux propo-sée par la doctrine, cf. par exemple : Werner Vandenbruwaene qui se réfère à quatre méthodes distinctes d’élaboration des principes : (i) une généralisation d’un principe qui vaut pour des applications déter-minées, (ii) une dérivation depuis l’esprit du texte ou un ensemble de textes ; (iii) depuis la nature des choses ou (iv) à partir de ce qui est nécessaire (note sous Cass., 1er mars 2010, R.W., 2010-2011, p. 1094 et références citées).

157 Pour les regrets formulés par certains auteurs à propos des motivations frustes des décisions de justice en la matière, cf. e.a. : Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 58 et 87 ; Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 54-55. À propos du caractère succinct des arrêts de la Cour de cassation en matière de principes géné-raux du droit, cf. : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 342.

158 Cf. supra, no 18.159 Cf. infra, nos 34 et 35.

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rapport au juge (dans la conception moderne), en tout cas au moment de l’« invention » du principe 160.

C’est désormais le législateur (et non plus le juge) qui est cantonné dans un rôle passif au moment de l’entrée des principes généraux du droit dans le droit positif 161 ; l’approche nuancée de la méthode d’élaboration des prin-cipes montre que la loi assume un rôle davantage confortatif qu’inducteur dans l’invention de ceux-ci 162. L’intervention de la loi dans l’émergence d’un principe se limitera, le plus souvent, au contrôle a posteriori que le juge opère pour s’assurer que le principe qu’il consacre n’est pas contraire aux dispositions constitutionnelles ou légales en vigueur, vu le statut infralégis-latif qui leur est généralement associé 163. À l’inverse, mais plus rarement, le caractère aléatoire de l’émergence d’un principe général du droit pourra parfois amener le législateur à intervenir lui-même pour pallier l’absence de consécration par les juges d’un principe dans une matière qui s’y serait pourtant parfaitement prêtée. L’adoption de la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs en est un bel exemple 164.

L’intervention du juge cristallise, pour sa part, le principe en tant que prin-cipe général du droit, même si celui-ci a pu revêtir d’autres enveloppes (légales, jurisprudentielles, doctrinales, soft law…) préalables 165 ; c’est le juge qui fait accéder le principe au statut de règle de droit 166.

Il lui est loisible, pour ce faire, de consacrer directement un principe géné-ral du droit, au lieu de chercher à trancher la question qui lui est soumise sur la base d’un texte légal 167. Les seules conditions véritables à la recon-naissance d’un principe général du droit sont finalement l’identification, par le juge, des critères qui caractérisent toute règle de droit (au sens strict),

160 Pour une remise en cause des principes généraux du droit en tant que sources autonomes du droit, cf. : Jestaz (Ph.), Les sources du droit, op. cit., p. 24.

161 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 79 et 239.162 Ibid., p. 67. Dans le même sens : Leurquin-de Visscher (F.), « Principes, principes généraux et principes

fondamentaux dans la jurisprudence de la Cour d’arbitrage », op. cit., p. 279.163 Dieux (X.), ibid., p.  62 et  67. Sur le statut infralégislatif des principes généraux du droit : cf.  supra,

nos 16-18.164 Le changement induit par la loi fut radical, en effet, puisqu’avant l’intervention du législateur, le prin-

cipe était celui de… la non-motivation des actes administratifs (!) sauf dans certains cas exceptionnels, en ce compris dans la jurisprudence du Conseil d’État (Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 691 ; Delgrange (X.) et Lombaert (B.), « La loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs : questions d’actualité », in La motivation formelle des actes administratifs, Jadoul (P.) et Van Drooghenbroeck (S.) dir., La Charte, Bruxelles, 2005, p. 3-6). Ceci contraste avec l’attitude nettement moins passive du Conseil d’État à l’égard des principes de bonne administration (cf. infra, II).

165 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit.,p. 53.166 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 76.167 Ibid., p. 239.

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à savoir : l’aptitude pour le principe qui lui est soumis à constituer une règle de droit suffisamment certaine, acceptée, précise, pour pouvoir être appli-quée et sanctionnée par les tribunaux 168. L’invention d’un principe général du droit revient, en d’autres termes, à trouver une solution « justiciable » à un problème qui ne peut pas être résolu à l’évidence d’une autre manière 169.

Le juge dispose dès lors indubitablement d’un pouvoir très étendu à l’égard des principes généraux du droit, puisque c’est à lui « que revient le soin de proclamer l’existence de principes généraux, d’en déterminer le contenu exact et la portée, et si, d’aventure, deux principes s’affrontent, c’est de lui que dépend en définitive la solution du conf lit, par exemple en faisant préva-loir un principe sur l’autre » 170. C’est également lui qui définit la place des principes généraux dans la hiérarchie des normes 171.

33. À l’instant « t  +  1 » 172, les principes généraux deviennent par contre véritablement autonomes par rapport aux autres sources du droit, puisqu’ils mènent une existence indépendante dès après la première intervention juris-prudentielle qui les a élevés au rang de principes, à l’instant « t » 173. Ils dépen-dront évidemment du juge pour être effectifs et ils sont passibles de défi-nitions, précisions et abrogation 174 par celui-ci. Le législateur peut lui aussi préciser, déroger, voire même abroger un principe général du droit ayant valeur infralégislative dont la reconnaissance lui déplaît 175. Sous ces deux

168 Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1116 ; Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 569. Pour la définition de la règle de droit (au sens strict) utilisée dans cette contribution, cf. supra, note 50.

169 Sur le positionnement des principes généraux du droit en faveur d’une définition du normatif comme « justiciable », cf. infra, III.

170 Salmon (J.) et al., Le Conseil d’État de Belgique, op. cit., p. 776. Pour un exemple de conflit entre deux prin-cipes de même niveau, cf. par exemple la prééminence progressive, depuis 1920, du principe de respon-sabilité consacré à l’article 1382 du Code civil sur le principe de la séparation des pouvoirs en matière de responsabilité de l’État, contrairement à l’écartement du droit de la responsabilité de l’État qui prévalait jusque-là (Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1124).

171 Cf. supra, no 18.172 L’instant « t  +  1 » désignant l’instant qui suit immédiatement celui de la première consécration juris-

prudentielle du principe général du droit en tant que source du droit (i.e. l’instant « t ») (cf. supra). On désignera plus généralement l’ensemble de la période de « vie autonome » des principes généraux du droit (à partir de l’instant « t + 1 » et infiniment au-delà) par « t + n » (étant entendu que cette période est composée de la suite infinie des instants « t + 1 », « t + 2 », « t + 3 », etc.).

173 Cf. not. Deumier (P.), Le droit spontané, op. cit., p. 199.174 « […] qu’une majorité de juges les rejette, qu’une doctrine intimidante les critique ou que les dégâts

qu’ils font les accablent et ils se feront remplacer par d’autres principes ; mieux reçus, plus conformes à ce critère moderne ou postmoderne de la validité : l’acceptabilité » (Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 398).

175 À notre connaissance, le législateur n’a toutefois jamais usé de cette faculté. Seule une intervention du Constituant pourrait faire de même à l’égard d’un principe général du droit ayant valeur constitution-nelle.

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aspects, les principes généraux du droit ne se distinguent toutefois pas des autres sources du droit 176.

La pluralité des juges amenés à se prononcer sur l’existence d’un principe général du droit et sur ses conditions d’application ultérieures obligera à un examen casuistique de la situation propre à chaque principe, à travers les questions suivantes : si le principe est reconnu par une juridiction, l’est-il par toutes ? Le cas échéant, celles-ci lui réservent-elles la même portée ? Comment la doctrine spécialisée comprend-elle la reconnaissance (souvent parcellaire) du principe ? L’état du droit au sens large (en ce compris le soft law) permet-il de plaider le cas échéant pour une précision, un renforce-ment, un amendement (etc.) du principe ?

34. Des principes, généraux par leurs étapes (informelles) de génération – Le processus d’élaboration des principes généraux du droit reste incertain 177, « difficile à saisir car il n’obéit ni à une hiérarchie, ni à une causalité expli-cite » 178. Pour cette raison, une dynamique circulaire qui s’apparente à « une équipe d’auteurs qui écrit à plusieurs mains le même texte, chacun rédi-geant à son tour un chapitre de façon à respecter ce qui précède et annoncer la suite » 179 est sans doute plus apte à rendre compte de l’élaboration des principes généraux du droit qu’une conception linéaire et unilatérale de l’émission de la norme à sa réception. La figure du cercle représente en effet adéquatement un processus d’élaboration caractérisé, d’une part, par une pluralité d’émetteurs (i.e. le juge qui consacre le principe pour la première fois à l’instant « t » et la pluralité des juges qui continuent d’« inventer » celui-ci durant la période « t + n » 180) et, d’autre part, par une superposition de l’émetteur et du garant de la norme (i.e. à nouveau, le(s) juge(s)).

En ce sens, les principes généraux du droit appartiennent à ce que Pascale Deumier appelle le « droit délibéré » car ils découlent (à l’instar d’autres

176 Walter Ganshof van der Meersch soulignait déjà que la loi avait, à l’égard d’une loi nouvelle qui l’abroge, le même caractère de précarité que le principe général du droit (« Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 568).

177 Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 20.178 Delmas-Marty (M.), Pour un droit commun, op. cit., p. 78. Patrick Morvan reconnaît dans le même

sens que les techniques d’élaboration des principes généraux du droit sont difficiles à rationaliser (« Les principes… », op. cit., spéc. p. 53).

179 Métaphore de Ronald Dworkin pour décrire le rôle du juge dans l’élaboration des principes (Bouretz (P.), « Prendre le droit au sérieux : de Rawls à Dworkin », in Force du droit, Éditions Esprit, Paris, 1991, p. 59, cité in Delmas-Marty (M.), Pour un droit commun, op. cit., p. 79). Dans le même ordre d’idées, Patrick Morvan préfère l’expression de « constructions prétoriennes » à celle de « constructions juris-prudentielles » pour désigner les principes généraux du droit, « en ce qu’elles lient le juge lui-même ». (« Les principes… », op. cit., spéc. p. 10).

180 Cf. supra, note 172.

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sources du droit telles que la loi ou la jurisprudence) d’un raisonnement en vue de produire une règle de droit, d’une part, et ils supposent l’intervention d’un tiers d’autorité (i.e. le juge), d’autre part 181. Sur ce point, les principes géné-raux du droit divergent de la coutume qui relève, selon l’auteur, du droit dit « spontané » 182.

Le processus d’élaboration des principes généraux du droit, bien que délibéré, n’en est pas moins informel. Il a été vu, en effet, que les différentes étapes qui marquent la sédimentation progressive d’un principe ne sont pas identifiables de manière générale, mais qu’elles doivent être étudiées au cas par cas. Ici, les principes généraux du droit rejoignent donc la coutume du point de vue de leur mode d’élaboration, dès lors qu’aucun enchaînement d’étapes formel-lement définies ne peut être identifié pour en expliquer l’établissement 183.

L’invention du principe par le juge, à un moment que l’on a qualifié plus haut d’instant « t », fait toutefois exception : il s’agit finalement de la seule étape « formelle » de l’élaboration des principes généraux identifiable (et encore, de manière bien imprécise !).

Par conséquent, si une définition large des sources formelles du droit pourra y inclure les principes généraux du droit, l’on comprend aussi pourquoi, dans une conception étroite de l’exigence de forme, les principes généraux du droit sont plutôt classés parmi les sources non-formelles du droit 184.

Sans doute faut-il considérer, avec Xavier Dieux, que la communauté des principes généraux du droit réside in fine dans l’absence de véritable méthode formellement prédéfinie pour leur élaboration : « [g]énéraux, tous les prin-cipes le sont, en ce sens, parce qu’ils sont le produit d’un effort de la raison humaine tendant à la cohérence du système ou de la partie de système dont ils relèvent, voire plus modestement de l’institution particulière à partir de laquelle ils sont forgés » 185.

35. Garanties contre l’arbitraire des juges ? – Le pouvoir considérable dont les juges disposent dans l’élaboration des principes généraux du droit doit-il faire craindre une tyrannie des juges ? Certains auteurs mettent effectivement en garde contre les excès d’une toute-puissance des juges en la matière 186.

181 Sur la notion de jurisprudence sollicitée dans le cadre de l’élaboration des principes généraux du droit comme celle de « règle jurisprudentielle » (à la différence de la « décision judiciaire »), cf. supra, note 135.

182 Deumier (P.), Le droit spontané, op. cit., p. 197-204.183 Ibid., p. 201.184 Vande Lanotte (J.) et Goedertier (G.), Handboek Belgisch publiekrecht, op. cit., p. 154-164.185 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 88.186 Paul Martens met par exemple en garde contre le « magistère casuistique de moralité » qui menace le

juge, mal à l’aise face à la formulation évasive et à la dimension axiologique forte de certains principes, et

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Il semble toutefois que les principes généraux du droit puissent se prévaloir, aujourd’hui comme hier 187, d’un certain nombre de remparts contre l’arbi-traire des juges. Dans la conception contemporaine des principes généraux du droit, les éléments suivants sont mis en avant à cet égard.

Tout d’abord, les principes généraux du droit ne sont pas créés à partir de rien, mais à partir du système juridique tel qu’il existe dans toutes ses composantes, à l’instant « t » identifié plus haut. En ce sens, la préexistence du corpus normatif (envisagé au sens large comme incluant le soft law) bride la liberté du juge qui doit respecter celui-ci dans son travail d’invention du principe général du droit 188. Ainsi, l’absence de contrariété du prin-cipe général du droit par rapport à la loi (au sens large), l’effectivité et la légitimité du principe et, plus largement, l’acceptabilité de celui-ci par la communauté des juristes, sont autant de composantes dont le juge tient compte lorsqu’il élabore un principe général du droit et qui limitent sa liberté d’action.

Plus fondamentalement, la temporalité lente dans laquelle les principes généraux du droit s’inscrivent par leur caractère sédimentaire, témoigne de la stabilité et de la continuité de la solution proposée par ceux-ci et consti-tue sans doute, en elle-même, une garantie contre l’arbitraire des juges 189.

On précise ensuite que le contrôle exercé par les juridictions supérieures sur les juridictions de fond et l’effet relatif des décisions judiciaires consti-tuent d’autres remparts contre l’arbitraire des juges 190. L’absence de contrôle exercé sur les juridictions suprêmes accuse toutefois, en miroir, le réel pouvoir créateur dont celles-ci disposent dans la définition des prin-cipes généraux du droit, qui les fait apparaître en l’occurrence comme des « annexes fonctionnelles du pouvoir législatif » 191.

qui pourrait amener celui-ci à faire appel à la valeur qui surplombe la norme plutôt qu’à la norme elle-même (« Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 396). L’auteur se réfère dans le même sens à la crainte souvent émise de « cette sorte de droit naturel positif mais évasif » que constituent les principes généraux du droit, qui seraient « une manière pour les juges de faire du droit sans le truchement de son élaboration politique » (ibid., p. 405-406).

187 Pour les garanties contre l’arbitraire des juges que la théorie classique des principes généraux du droit avait elle-même identifiées, cf. supra, no 9.

188 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 58.189 Ibid., p. 53-55.190 Dieux (X.), Le respect dû…, op. cit., p. 54, 81-83 et 237.191 Ibid., p. 81-83 et 237. Dans le même sens, sur le « pouvoir paralégislateur » de la Cour de cassation

française en matière de principes généraux du droit, cf. : Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 51. Paul Martens souligne à cet égard que le législateur reste toujours libre de reprendre à tout moment le pouvoir qu’il a concédé aux arbitres, cf. Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 406.

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Les principes généraux du droit ont par ailleurs un effet relatif entre eux, ce qui amène souvent les juges à les sous-peser les uns par rapport aux autres, et donc à proposer une application nuancée (et non inconditionnelle) de ceux-ci 192.

Enfin, certains principes généraux du droit ont justement pour objet de lutter contre l’arbitraire, en opposant des « anti-valeurs » à des valeurs concurrentes inavouables 193.

Plus généralement, en l’absence des principes généraux du droit, le règne du rattachement à tout prix à un texte normatif pourrait devenir, au contraire, un autre facteur d’arbitraire juridictionnel 194. On retrouve ici la fonction d’assouplissement de la technique juridique au profit du sens commun et de l’esprit du système juridique qui est traditionnellement attribuée aux principes généraux du droit 195.

II. Un cas d’application : les principes généraux de bonne administration

36. Les considérations développées dans le point I à propos des principes généraux du droit envisagés dans leur ensemble se vérifient lorsque l’on s’in-téresse à la catégorie particulière des principes généraux du droit administra-tif que constituent les principes généraux de bonne administration (ci-après : « BBB » pour (algemene) beginselen van behoorlijk bestuur, acronyme repris de leur origine étrangère).

37. Les BBB : introduction – Le droit administratif est, depuis toujours, en effet, un terrain éminemment propice à l’éclosion et au foisonnement de principes généraux du droit en tout genre. Ce constat est à mettre sur le compte de l’absence de codification du droit administratif belge.

Autant la famille des principes généraux du droit est une création doctrinale et jurisprudentielle qui trouve son origine principale dans le droit français, autant la catégorie particulière des principes (généraux) de bonne adminis-

192 Vandenbruwaene (W.), « Beginselen van behoorlijk bestuur : eindelijk grondwettelijke waarde ? », op. cit., p. 1092-1095 et références citées ; Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 55.

193 Martens (P.), « Y a-t-il des principes généraux de valeur constitutionnelle ? », op. cit., p. 406-407 ; Morvan (P.), ibid., p. 55.

194 Sur l’équivalence entre la démarche qui consiste à donner une lecture à ce point créative du texte et celle qui amène à s’en détacher tout court, cf. Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., e.a. p. 16-17.

195 Ganshof van der Meersch (W.J.), « Propos sur le texte de la loi… », op. cit., p. 572, précité supra, no 8. Dans le même sens : Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 19-20.

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tration est apparue chez nous, également par la voie doctrinale 196 et juris-prudentielle, plus tardivement – à partir des années 1970 – mais ici sous l’inf luence du droit néerlandais. L’avènement de ces derniers constitue, d’abord et avant tout, une réaction à l’élargissement du champ d’action des autorités publiques et à l’accroissement de leur compétence décisionnelle 197. L’on a vu en eux « un contrepoids au pouvoir discrétionnaire parfois exces-sif dont dispose l’administration » 198, voire une sorte de code de conduite pour l’administration.

Ils sont définis comme des « principes dérivés du système du droit par la jurisprudence, qui valent comme règle de droit et que les pouvoirs publics doivent respecter dans leurs rapports avec les citoyens » 199. Les principes (généraux) de bonne administration constituent ainsi une sorte de spéci-fication d’un devoir général du raisonnable 200 et revêtent « des choses aussi insolites pour le privatiste que le principe d’administration raison-nable (behoorlijk bestuur), le principe selon lequel les décisions doivent être préparées avec soin, appelé aussi devoir de minutie (zorgvuldigheidsbegin-sel), le principe de prudence (voorzichtigheidsbeginsel) et le principe de fair-play » 201…

La catégorie des principes de bonne administration a ceci de particulier qu’elle est éminemment peu étanche par rapport aux autres principes géné-raux de droit administratif 202. Ainsi, certains principes sont considérés en doctrine tantôt comme des principes de bonne administration, tantôt comme des principes davantage indépendants (par exemple le principe

196 C’est Louis-Paul Suetens qui, au travers de son étude « Algemene rechtsbeginselen en algemene begin-selen van behoorlijk bestuur in het Belgisch administratief recht », T.B.P., 1970, p. 379-396, introduisit le concept dans la littérature juridique belge.

197 Vandendriessche (F.), « Hoofdstuk 2. Het toepassingsgebied van de beginselen van behoorlijk bestuur », Beginselen van behoorlijk bestuur, Opdebeek (I.) et Van Damme (M.) dir., coll. « Administra-tieve Rechtsbibliotheek », die Keure, Bruges, 2006, p. 36-37, no 45-46 ; De Staercke (J.), « Le principe de bonne citoyenneté et le principe de chercher bon droit (partie I) », C.D.P.K., 2004, p. 74, no 1.

198 Batselé (D.), Mortier (T.) et Scarcez (M.), Manuel de droit administratif, Bruylant, Bruxelles, 2010, p. 54-55, no 85.

199 De Staercke (J.), « Le principe de bonne citoyenneté… », op. cit., p. 75, no 4.200 Popelier (P.), « Hoofdstuk 1. Beginselen van behoorlijk bestuur : begrip en plaats in de hiërarchie van de

normen », in Beginselen van behoorlijk bestuur, op. cit., p. 3, no 1. Selon cet auteur, ce devoir général du raisonnable trouve d’autres prolongements dans les principes de bonne législation et de bonne justice (p. 8, no 5).

201 Martens (P.), « Les principes généraux du droit », op. cit., p. 13-14.202 D’où la constatation qu’« ils font parfois, au moins pour partie, double emploi avec certains principes

généraux du droit » (Batselé (D.), Mortier (T.) et Scarcez (M.), Manuel de droit administratif, op. cit., p. 55, no 85). Jacques Salmon et al. vont jusqu’à estimer, en 2012, qu’« il ne paraît plus guère oppor-tun ou pratique de distinguer principes généraux du droit et principes de bonne administration » (Le Conseil d’État de Belgique, op. cit., p. 775).

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d’égalité ou celui de proportionnalité) ou comme des principes généraux de droit administratif purs (par exemple le principe patere legem quam ipse fecisti ou le principe de la comparaison effective des titres et mérites des candidats à un emploi public). Il en est de même en jurisprudence : les différentes juri-dictions suprêmes du pays ont, en effet, développé une appréciation propre de ce qui pouvait rentrer ou non dans la catégorie des principes de bonne administration 203.

D’autre part, certains principes de bonne administration ne doivent pas être abordés uniquement sous le prisme du droit administratif mais se sont déve-loppés parallèlement dans d’autres secteurs. Ainsi, par exemple, le principe de proportionnalité, qui, sous l’impulsion de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’homme, trouve désor-mais à s’appliquer dans toutes les branches du droit 204.

Outre leur catégorisation f loue, les principes de bonne administration sont une catégorie en « perpétuelle émergence », tant il est vrai que la pratique, la réf lexion et l’imagination des plaideurs et des juges, d’une part, et des auteurs, d’autre part, permettent l’avènement de nouveaux principes ou en remettent de plus anciens au goût du jour.

L’imprécision consécutive à cette double particularité (catégorisation f loue et perpétuelle émergence) a pour effet, notamment, de rendre impossible la tâche de dresser une énumération exhaustive des principes que les BBB recouvrent. L’on peut toutefois y distinguer cahin-caha le principe de l’audi-tion préalable (audi alteram partem ou hoorplicht, que d’aucuns rapprochent du principe du respect des droits de la défense, comme corollaire du principe du contradictoire), le principe du raisonnable (vu parfois comme supposant aussi le principe du délai raisonnable), le principe de proportionnalité, le principe de sécurité juridique (et, éventuellement, du respect des attentes légitimes de l’administré – principe de légitime confiance ou vertrouwensbeginsel –, ce dernier pouvant toutefois être vu davantage comme une application du prin-cipe du raisonnable), le principe de prudence et le principe de minutie (qui ne fait souvent qu’un avec le précédent 205 ; l’on considère parfois ce double prin-

203 Cf. infra, no 38.204 Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 5, no 3.205 Dans les règles de l’art, le principe de prudence se traduit par voorzichtigheidsbeginsel et le principe de

minutie par zorgvuldigheidsbeginsel. Il n’est toutefois pas rare que des arrêts, de la Cour constitutionnelle par exemple, traduisent zorgvuldigheidsbeginsel par « principe de prudence », trahissant ainsi la difficulté – voire l’inintérêt – de distinguer les deux principes (cf., p. ex., C.A., 29 novembre 2006, no 178/2006, cons. B.5.4.). Il en est de même du Conseil d’État, qui n’a notamment pas hésité à dire d’une certaine attitude qu’elle « découle du principe de prudence, appelé aussi “devoir de minutie” » (C.E., 16 février 2009, S.C.R.L.

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Les principes généraux du droit

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cipe comme une modalité d’application du principe du raisonnable). Force est de constater, en somme, qu’il y a autant de classements que d’auteurs 206…

Cela dit, à l’instar des autres principes généraux, « ce n’est qu’après avoir fait plusieurs applications semblables d’une même règle, sous le couvert de notions plus générales telles que celles de l’“excès de pouvoir” ou de la “violation de formes substantielles”, que les juges vont finalement expres-sément affirmer que ladite règle est un “principe (général) du droit (admi-nistratif )” » 207. C’est notamment le cas du principe du raisonnable, qui est progressivement apparu par le biais du contrôle par le Conseil d’État de l’erreur manifeste d’appréciation commise ou non par l’autorité 208.

38. Les BBB dans la jurisprudence des trois Cours suprêmes – C’est bien entendu le Conseil d’État qui est la juridiction ayant le plus nourri et utilisé la catégorie des principes généraux de bonne administration, puisqu’il est chargé de censurer les excès de pouvoir que l’exercice du pouvoir d’appré-ciation de l’administration est susceptible de provoquer. Son propre pouvoir dépend donc des outils juridictionnels qu’il aura mis en place et appliqués.

La jurisprudence du Conseil d’État foisonne de principes liés à la bonne administration. En règle, la violation d’un principe général de bonne admi-nistration justifie l’annulation d’une décision ou d’un acte administratif qui lui serait contraire. Le Conseil ne reçoit toutefois pas le moyen qui serait pris de la violation « du » principe général du droit de bonne administration sans autre spécification ; n’ayant « pas de contenu précis », ce dernier ne peut, « à défaut d’indication plus circonstanciée, fonder l’annulation d’un acte administratif » 209.

Élevage piscicole de la Strange, no 190.517, p. 14). Cf. également Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 687, no 43.2.2., qui traite des deux principes en un seul trait.

206 Ainsi, p. ex., l’ouvrage y spécifiquement consacré dirigé par Ingrid Opdebeek et Marnix Van Damme (Beginselen van behoorlijk bestuur, op.  cit.), répertorie comme suit les principes de bonne adminis-tration (en autant de chapitres qu’il y a de principes) : minutie, motivation, raisonnable, égalité, audi-tion préalable, impartialité, sécurité juridique/confiance, continuité/changement et délai raisonnable. Voy. aussi l’énumération effectuée par d’autres auteurs : Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op.  cit., p.  369, no  101 ; Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op.  cit., p. 685-689, no 42-43 ; Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 8-9, no 6 ; Scoriels (V.), « Le principe de confiance légitime en matière fiscale et la jurisprudence de la Cour de cassation », J.T., 2004, p. 301-302, no 2.

207 Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 619, no 16. Cf. dans le même sens Daurmont (O.) et Batselé (D.), « 1985-1989 : cinq années de jurisprudence du Conseil d’État rela-tive aux principes généraux du droit administratif », op. cit., p. 262, no 2.

208 C.E., 19 avril 1993, Segaert, no 42.597, cité par Jaumotte (J.), ibid., p. 666, no 33.1.209 Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 369 ; C.E., 27 novembre 2008, Streel, no 188.251,

p. 5. Par ailleurs, à suivre une certaine jurisprudence du Conseil d’État, un série de principes que l’on peut qualifier de « principes généraux de bonne administration » (dans la mesure où ils sont destinés à assurer la qualité de l’action administrative), même correctement spécifiés, ne seraient pas constitutifs,

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Les sources du droit revisitées

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Quant à la Cour de cassation, elle est tout aussi prudente dans la reconnais-sance des principes généraux de bonne administration que dans celle des principes généraux du droit dans leur ensemble. Il est, en effet, tradition-nellement jugé que « le principe général de bonne administration ne peut être invoqué lorsque son application aboutit à une violation des dispositions légales » 210. La Cour de cassation conserve néanmoins toute son autonomie quant à la reconnaissance ou non d’un principe au sens large comme principe général de bonne administration et comme source autonome du droit positif. Ainsi, contrairement au Conseil d’État 211, elle ne reconnaît pas le principe du raisonnable ni l’adage patere legem quam ipse fecisti 212.

Les principes généraux de bonne administration sont a priori étrangers à l’es-pace de compétence de la Cour constitutionnelle. Les principes généraux de bonne administration ne figurent pas, en effet, parmi les règles dont la Cour est tenue d’assurer le respect, de sorte que, sous peine d’être déclaré irrecevable, le moyen qui invoque un principe général de bonne administra-tion doit être parallèlement, voire prioritairement, fondé sur des dispositions au regard desquelles la Cour est habilitée à exercer un contrôle direct, à savoir notamment les règles constitutionnelles d’égalité et de non-discrimi-nation 213. Ainsi, c’est à titre de base légale (au sens large) « conjointe » aux articles  10 et  11 de la Constitution que les principes d’audition préalable, d’impartialité de l’administration, du délai raisonnable et de cohérence ont été occasionnellement accueillis par la Cour constitutionnelle 214.

La Cour n’assure donc pas le respect des principes généraux de droit adminis-tratif, sauf à faire glisser ceux-ci dans le champ de principes généraux voisins mais distincts, destinés à guider l’activité législative, transformant alors ces

en eux-mêmes, de règles de droit susceptibles de justifier l’annulation d’une décision. Ils seraient unique-ment susceptibles d’engendrer des illégalités qui, elles, pourraient justifier l’annulation d’une décision (à propos du « principe de bonne administration de la préparation avec soin des décisions administra-tives » : C.E., 15 janvier 2010, A.S.B.L. Fédération belge des entreprises de distribution et crts, no 199.529, p. 10 et analyse de Marchal (P.), ibid., p. 369). Un tel raisonnement n’est assurément pas de nature à clarifier le statut des principes de bonne administration.

210 Cass., 30 octobre 2000, R.G. no S990171Nt.211 C.E., 23 septembre 1997, Lemahieu, no 68.248, cons. 4.3.212 Bossuyt (A.), « Algemene rechtsbeginselen… », op.  cit., p.  1598, no  8 et p.  1636, no  54 ; Marchal (P.),

« Principes généraux du droit », « Les principes de bonne administration consacrés par le juge constitu-tionnel» in Liber amicorum Robert Andersen, Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 325 ; Cass., 25 février 1991, R.G. no 8885. Voir aussi notes 58 et 233.

213 Rasson-Roland (A.), « Les principes de bonne administration consacrés par le juge constitutionnel» in Liber amicorum Robert Andersen, Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 653-654. Cf., à cet égard, les arrêts C.C., 17 janvier 2008, no 2/2008, cons. B.4.2 et B.4.3. ; C.A., 16 novembre 2000, no 114/2000, cons. B.4.3. ; C.A., 11 décembre 1996, no 71/96, cons. B.2.5.

214 Cf.  les arrêts, rendus entre 1999 et 2007, cités par Rasson-Roland (A.), ibid., p. 656-660 ; Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 5, no 3.

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principes, de valeur le plus souvent législative, en des principes constitu-tionnels relevant aussi du contrôle de la Cour 215.

39. Place des BBB dans la hiérarchie des normes – En définitive, il semble que « les “principes généraux de bonne administration” ne sont en réalité rien d’autre que des “principes généraux du droit” qui régissent l’activité administrative dans son ensemble ou qu’ils ne constituent à tout le moins qu’une sous-catégorie des seconds » 216.

De cette constatation, il découle que les BBB occupent, en théorie, la même place que les principes généraux du droit en général dans la hiérarchie des normes, c’est-à-dire, selon la vision traditionnelle, une place de niveau infralégislatif. En droit administratif, les BBB visent, par excellence, à encadrer l’exercice de la fonction administrative, de sorte qu’il faut leur reconnaître, en tout état de cause, une valeur supraréglementaire 217. En ce qui concerne tant les principes généraux du droit en général que les BBB en particulier, ce postulat est toutefois régulièrement remis en doute par la doctrine contemporaine, évoluant ainsi inexorablement, dans la conception dominante actuelle, vers l’attribution d’une place de niveau supralégislatif. De lege ferenda, certaines voix plaident, en effet, ces dernières années pour la reconnaissance d’un caractère constitutionnel aux BBB 218.

À cet égard, il faut croire qu’en Europe, la Belgique fait, avec les Pays-Bas, exception, dans la mesure où elle ne consacre pas encore de manière géné-rale le caractère supralégislatif des principes de bonne administration 219. Ainsi, la plupart des autres pays européens attribuent, au contraire, une valeur supralégislative à ces principes, soit que ceux-ci aient été explicite-ment rattachés par le juge à partir de principes très généraux inclus dans la

215 En ce sens, pour la consécration de principes de bonne législation, cf.  e.a. Tulkens (Fr.), « Principes de bonne législation et renouveau démocratique : qui osera, en Belgique, franchir le pas ? », in Liber amicorum Michel Mahieu, Larcier, Bruxelles, 2008, p. 491-504.

216 Jaumotte (J.), « Les principes généraux du droit administratif… », op. cit., p. 689-690, no 44. Il en sera toutefois question de manière indépendante plus loin dans cette contribution, afin de vérifier si le cadre conceptuel développé dans le présent ouvrage s’applique de manière spécifique aux principes généraux de bonne administration.

217 Cf. supra, nos 16-18.218 Cf. notamment Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 3-33 ; Vandenbruwaere

(W.), « Beginselen van behoorlijk bestuur : eindelijk grondwettelijke waarde ? », op. cit., p. 1092-1095.219 Fromont (M.), « Le renforcement des garanties de bonne administration et de bonne justice adminis-

trative en Europe », in En hommage à Francis Delpérée. Itinéraires d’un constitutionnaliste, Bruylant-L.G.D.J., Bruxelles-Paris, 2007, p. 549. L’auteur part, en effet, de l’idée que « la source de ces principes est exceptionnellement la loi ou une jurisprudence fondée sur la loi ; le plus souvent elle a un caractère supralégislatif qu’elle soit une jurisprudence constitutionnelle ou européenne ou un texte constitu-tionnel ou européen » (p. 548).

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Les sources du droit revisitées

536 – Volume 2 anthemis

Constitution (Allemagne), soit qu’ils aient été eux-mêmes consacrés formel-lement dans le texte constitutionnel (Portugal) 220.

Une récente tendance de la doctrine néerlandophone prolonge cette idée, en contestant que les principes de bonne administration fassent partie de la caté-gorie des « simples » principes généraux, traditionnellement soumis à la loi 221.

De manière générale, d’abord, il est soutenu que la simple constatation que tous les principes généraux dérivent d’un « principe » juridique fondamental non explicitement exprimé leur confère à tous un statut constitutionnel. Il ne semble, par ailleurs, pas possible de dégager des critères qui permettent de placer ces principes dans l’une ou l’autre catégorie, d’autant plus qu’il existe des principes, tels que la sécurité juridique ou le raisonnable, qui ont acquis une valeur constitutionnelle certaine mais qui sont concomitamment consi-dérés comme des principes de bonne administration 222.

Pour ce qui est spécifiquement des BBB, cette même doctrine est d’avis que le fait que l’administration soit subordonnée au législateur ne fait pas automa-tiquement des BBB une source de droit inférieure à la loi. L’administration étant un organe de l’État, les principes qui sont à l’origine spécifiquement tournés vers l’administration peuvent tout aussi bien être considérés comme ayant valeur constitutionnelle. De surcroît, il est difficilement concevable que le législateur permette ou impose à l’administration d’agir en contradiction avec les principes de bonne administration, de sorte que l’on peut considérer que le législateur est lui aussi tenu au respect de certains de ces principes, ce que confirme d’ailleurs – toujours selon cette doctrine – la jurisprudence de la Cour constitutionnelle 223.

Ainsi, dans un arrêt de 2000 qui se prononçait sur un décret de la Commu-nauté française de 1998 en matière d’enseignement ayant notamment pour objet d’imposer une mesure de suspension préventive aux enseignants dans le cas de faits ou agissements graves déterminés de manière objective par le législateur lui-même, la Cour, encore appelée d’arbitrage, a estimé que le fait

220 Ibid., p. 550-552.221 Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 28, no 34.222 Ibid., p. 28, no 35.223 Ibid., p. 28-29, no 35 et les arrêts commentés aux p. 29-31, nos 36-39. La lecture que fait Patricia Pope-

lier des arrêts cités est loin de faire l’unanimité (cf. De Staercke (J.), « Beginselen van behoorlijk bestuur en hiërarchie van de normen », N.j.W., 2004, p. 1412-1414, nos 28-29). Selon ce dernier, « nergens in de rechtspraak van het Arbitragehof elementen teruggevonden worden die de klassieke plaats van de begin-selen van behoorlijk bestuur binnen de hiërarchie van de normen in vraag stelt » (p. 1414, no 30). La posi-tion de Patricia Popelier a toutefois été reprise ultérieurement, notamment par Werner Vandenbruwaere, dans sa note d’arrêt intitulée, de manière explicite, « Beginselen van behoorlijk bestuur : eindelijk grond-wettelijke waarde ? », op. cit., spéc. p. 1093, no 3. Sur cet arrêt, cf. supra, no 18.

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Les principes généraux du droit

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d’avoir « supprimé tout pouvoir d’appréciation in concreto » du pouvoir orga-nisateur et d’avoir « limité dès lors corrélativement de manière importante le contrôle qui pourrait être exercé par un juge quant aux motifs fondant la mesure administrative […] sacrifi(ait) de manière disproportionnée par rapport au but poursuivi les droits fondamentaux de l’enseignant inculpé » et que les dispositions concernées devaient, par conséquent, être annu-lées 224. Les promoteurs des BBB à valeur constitutionnelle considèrent que, ce faisant, la Cour a confirmé que l’obligation de motivation constituait un principe que le législateur ne peut contourner 225.

De même, lorsque ladite Cour a rejeté un moyen fondé sur la violation alléguée des attentes légitimes par un décret de la Région f lamande de 1993 en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme, décret qui supprimait le système dit du « comblement » prévu sous l’empire de la loi organique de 1962, le raisonnement de la Cour (selon lequel « l’applica-tion de la règle du comblement ne constituait nullement un automatisme », « l’autorité disposait d’une liberté d’appréciation » et « la politique menée par l’autorité octroyant les permis ne pouvait donc pas être considérée comme étant à ce point immuable et prévisible que les justiciables pouvaient fonder sur elle des attentes légitimes quant à l’application de la règle du comble-ment ») 226 a été repris a contrario par les tenants de la valeur constitutionnelle des BBB, qui ont soutenu que si, in casu, les attentes légitimes des citoyens concernés avaient été considérées comme non respectées, la Cour aurait censuré l’œuvre du législateur décrétal, de sorte que le législateur est bel et bien soumis aux principes de bonne administration tels que celui du respect des attentes légitimes des administrés 227.

40. Vers une codification des BBB ? – Dans la mesure où l’application juris-prudentielle des BBB s’est sensiblement intensifiée et diversifiée, principa-lement sous l’impulsion du Conseil d’État, la question est de plus en plus présente en doctrine, surtout néerlandophone, de savoir s’il ne conviendrait pas, pour contrer précisément les zones d’ombre liées à la gradualité de la juridicité se dégageant des principes généraux de bonne administration, de mener une réf lexion globale à leur sujet. Cette réf lexion serait susceptible

224 C.A., 19 janvier 2000, no 2/2000, cons. B.4.5.225 Cet arrêt est interprété de manière très différente par Jürgen De Staercke, qui n’y voit rien d’autre

qu’une application du principe d’égalité (op. cit., p. 1413).226 C.A., 6 juin 1995, no 40/95, cons. B.8.3.227 De nouveau, cet arrêt n’est pas perçu de la même manière par Jürgen De Staercke. Selon lui, il y va, ici

aussi, d’un simple contrôle du décret par rapport au principe d’égalité (op. cit., p. 1413). Sur les inter-prétations divergentes à propos du conflit entre le principe de légalité et le droit à la sécurité juridique compris dans les principes de bonne administration, voir supra, no 18.

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Les sources du droit revisitées

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de déboucher le cas échéant sur une codification des principes généraux de bonne administration.

L’inspiration venue du Nord ne peut être niée : même si l’Algemene Wet Bestuurrecht néerlandaise ne fait pas mention explicite du concept de beginselen van behoorlijk bestuur ni ne contient d’énumération complète de ceux-ci, ils y trouvent, il est vrai, un ancrage légal incontesté, à travers la consécration explicite de certains d’entre eux (impartialité, minutie, délai raisonnable, audition préalable, etc.) 228.

Parallèlement, depuis une dizaine d’années, le Parlement fédéral belge a également été saisi de propositions de loi – à l’origine néerlandophones mais émanant désormais des deux groupes linguistiques – dans le but de mettre sur pied un « code » de droit administratif, qui contiendrait notamment la consé-cration des principes généraux de bonne administration en tant que source formelle du droit 229.

III. Les principes généraux du droit face aux théories des sources et au soft law

41. Dans ce dernier chapitre, on confrontera les principes généraux à deux théories des sources du droit – celle de la force normative et celle des cercles de validité – (A), pour ensuite tenter d’aller plus loin dans la compréhension contemporaine des rapports des principes généraux du droit avec le soft law (B).

228 Mast (A.), Dujardin (J.), Van Damme (M.) et Vande Lanotte (J.), Overzicht van het Belgisch administra-tief recht, Kluwer, Antwerpen, 18e éd., 2009, p. 55, no 47, note 109 ; Popelier (P.), « Beginselen van behoor-lijk bestuur… », op. cit., p. 16-17, no 15.

229 Proposition de loi générale d’administration (CD&V), Doc. parl., Chambre, sess. ord. 1999-2000, no  50-679/1, reprise et adaptée par Proposition de loi générale d’administration (CD&V), Doc. parl., Chambre, sess. ord. 2003-2004, no 51-496/1 ; Proposition de loi visant à améliorer la relation du citoyen et de l’administration (PS), Doc. parl., Chambre, sess. ord. 2007-2008, no  52-1104/1. Outre la question des avantages et inconvénients d’une telle codification – qui rejoint, finalement, celle du bien-fondé de toute codification –, la démarche entraînerait inévitablement la question de sa faisabilité, notamment au regard du système de répartition des compétences propres à l’État fédéral belge et au caractère évolutif des principes concernés (cf. supra, no 37). Cf., à ce sujet, Mast (A.) e.a., op. cit., p. 55, no 47, note 109 et les réf. citées ; Popelier (P.), « Beginselen van behoorlijk bestuur… », op. cit., p. 17-19, nos 16-19 et les réf. citées.

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 539

A. Les principes généraux du droit dans les théories contemporaines des sources du droit

42. La force normative des PGD – On sait que la théorie de la force normative formulée par Catherine Thibierge se dessine « autour de trois pôles, qui constituent autant de dimensions du droit : la valeur normative, la portée normative et la garantie normative » 230.

Si l’on se réfère aux explications fournies pour chacun de ces pôles 231, il apparaît rapidement que les principes généraux du droit présentent la carac-téristique de superposer valeur et garantie normative. Le juge est en effet à l’origine de l’invention des principes généraux du droit et celui qui en assure le respect : il apparaît donc à la fois comme l’émetteur (valeur normative) et le garant (garantie normative) des principes généraux du droit.

Plusieurs juges sont toutefois susceptibles d’intervenir, tant au stade de l’élabo-ration des principes généraux du droit, qu’au stade de la sanction de ceux-ci.

Concernant tout d’abord l’émission du principe général du droit, on a vu que la genèse des principes généraux du droit peut être représentée comme une boucle dans laquelle le juge qui consacre le principe pour la première fois à l’instant « t » est suivi, ensuite, par la pluralité des juges qui continuent d’« inventer » celui-ci durant la période « t + n » 232. Dans l’ordre juridique interne, les juges suprêmes (Cour de cassation, Conseil d’État et Cour constitutionnelle) doivent être considérés comme les émetteurs des prin-cipes généraux du droit, puisque ce sont eux qui trancheront la question de savoir si tel ou tel principe peut être reconnu comme un principe général du droit.

Au cours des applications jurisprudentielles d’un principe général du droit ultérieures à sa première consécration, ce sont à nouveau les juges (y compris les juges du fond cette fois) qui assureront le respect du principe. L’intensité du contrôle exercé variera toutefois d’un ordre juridictionnel à l’autre, dans la mesure où les principes reconnus par une juridiction suprême ne le seront pas forcément par une autre 233. Il faut en déduire que certains principes

230 Hachez (I.), « Balises conceptuelles… », op. cit., p. 24, no 24.231 Pour rappel, la valeur normative s’entend de la force conférée à la norme par son émetteur, la portée

normative tient aux effets de la norme, son effectivité ou encore la perception de sa force par les desti-nataires de la norme et, enfin, la garantie normative a trait au respect de la norme, à sa sanction, sa mobilisation (Hachez (I.), ibid., p. 24-27).

232 Cf. supra, note 172 et nos 32 à 34.233 L’adage patere legem quam ipse fecisti (l’auteur d’une norme doit lui-même la subir) est par exemple

reconnu par le Conseil d’État, mais pas par la Cour de cassation (cf. supra, notes 58 et 212). Il en va de même pour le principe de proportionnalité. À propos de l’absence de reconnaissance formelle du

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Les sources du droit revisitées

540 – Volume 2 anthemis

généraux du droit jouissent d’une garantie normative entière, lorsqu’il y a une unanimité des juridictions quant à la possibilité de les mobiliser utile-ment, tandis que d’autres principes ne possèdent qu’une garantie normative partielle. La force de la garantie normative de tels principes variera selon que le principe concerné est reconnu par un nombre plus ou moins important de juges et selon la portée de cette reconnaissance (qui peut, elle aussi, varier d’une juridiction à l’autre).

Quant au troisième pôle de la force normative, celui de la portée normative, il intègre les effets de la norme, sa force telle qu’elle est perçue par ses destina-taires et, au-delà, par les théoriciens et praticiens du droit. Deux remarques doivent être formulées à cet égard.

D’une part, comme on l’a vu, l’origine sociale est l’un des indices soumis au juge pour appuyer l’effectivité et la légitimité du principe afin d’en justifier « l’acceptabilité ». Elle explique aussi (négativement) le caractère aléatoire de leur reconnaissance et (positivement) l’aptitude des principes à s’adapter aux évolutions sociales 234.

D’autre part, les effets des principes généraux du droit ne sont pas seulement consécutifs à leur avènement en tant que source du droit, mais ils précèdent aussi celui-ci d’une certaine manière. On a vu que l’invention d’un principe par le juge est subordonnée, en effet, à la démonstration que le principe consti-tue une règle de droit (au sens strict) (i.e. suffisamment certaine, acceptée, précise, pour pouvoir être appliquée et sanctionnée par les tribunaux) 235. En cela, non sans paradoxe, les effets des principes généraux du droit ont une forme d’antériorité par rapport au stade de leur émission, puisque c’est en définitive la « justiciabilité » des principes généraux du droit (i.e. leur aptitude à être réceptionnés par leurs destinataires et sanctionnés par les juges) qui fera, pour eux, office de passeport pour pénétrer le droit positif 236.

43. Les PGD face aux cercles de validité – Sous le prisme de la théorie tridimensionnelle de la validité proposée par François Ost et Michel van de Kerchove, les principes généraux du droit rencontrent essentiellement une validité empirique ou factuelle (cercle de l’effectivité) et une validité axiolo-gique (cercle de la légitimité). Ils se prêtent par contre très peu à une apprécia-

principe de proportionnalité comme un principe général du droit par la Cour de cassation (quoiqu’elle en fasse néanmoins de nombreuses applications), contrairement au Conseil d’État : Marchal (P.), « Prin-cipes généraux du droit », op. cit., p. 364-366.

234 Cf. supra, nos 21 et 22.235 Cf. supra, nos 23 à 35, spéc. no 32.236 Sur la « justiciabilité » en tant que nouveau critère de la juridicité, cf. not. : Thibierge (C.), « Le droit souple.

Réflexion sur les textures du droit », Rev. trim. dr. civ., 2003, p. 626.

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 541

tion de leur validité sous l’angle formel (cercle de la légalité), dans la mesure où l’émergence d’un principe général du droit n’est pas marquée par des étapes formelles identifiables à l’avance 237.

Dans une conception large de la notion de validité formelle, on peut certes considérer que l’instant « t » de la première consécration jurisprudentielle d’un principe en tant que principe général du droit est une étape « formelle » suffisante pour en apprécier la validité formelle. Il faudra toutefois constater que, pour les principes généraux du droit, le pôle de l’effectivité et celui de la légitimité précèdent aussi celui de la légalité, ainsi identifié 238.

En écho à la portée normative des principes généraux du droit, il faut consta-ter en effet que l’invention d’un principe par le juge est subordonnée à la démonstration préalable de l’effectivité et de la légitimité de celui-ci. Le juge se présente ainsi comme la source « relevante » 239 qui permet l’entrée des principes généraux du droit dans le droit positif. On peut considérer par conséquent, avec Patrick Morvan, que les principes généraux du droit tirent « un titre de légalité suffisant de [leur] propre histoire jurispruden-tielle » 240.

44. Les PGD face aux théories contemporaines des sources du droit. Conclusion – On verra dans chacune des deux théories des sources du droit brièvement appliquées en l’espèce aux principes généraux, la confirmation que la force (ou la validité) normative de ceux-ci ne peut se prêter qu’à un raisonnement gradué, et non binaire, de la normativité et de la juridicité 241.

237 Cf. supra, nos 23 à 35, spéc. no 34.238 Dans le même sens, à propos des principes généraux en droit européen, cf. la contribution de Jérémie

van Meerbeeck dans le volume 1 du présent ouvrage collectif.239 « Le passage du monde des idées à celui du droit positif dépend d’une consécration dans une source

relevante » écrit Michel Pâques, « Le Conseil d’État et le principe de précaution… », précité supra, no 27.

240 Morvan (P.), « Les principes… », op. cit., p. 51, précité supra, no 27.241 Ronald Dworkin l’avait déjà indiqué en distinguant, notamment sous cet aspect, les principes et les

règles (Dworkin (R.), Prendre les droits au sérieux, PUF, Paris, 1995, p. 79-107 et 141-151). Pour une illustration de la gradation de normativité et juridicité des principes généraux du droit depuis le soft law vers le hard law, à travers la théorie de la force normative, cf. infra, no 47.

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Les sources du droit revisitées

542 – Volume 2 anthemis

B. Les principes généraux du droit et le soft law : trois points de contact

45. Au regard de ce qui a été dit du point de vue de leur origine et de leur mode d’élaboration 242, les principes généraux du droit entretiennent au moins trois types de rapports avec le droit souple (ou soft law).

Durant la période de gestation qui précède leur reconnaissance par le juge, la sédimentation jurisprudentielle (et au besoin doctrinale) des principes géné-raux du droit peut être envisagée comme une gradation des textures du droit, depuis ses textures souples à la force normative affaiblie (soft law) jusqu’à sa forme normative la plus contraignante (hard law) 243.

Une fois élevés au rang de principe général du droit, les principes généraux peuvent assumer ensuite, parallèlement à leur rôle de règle de droit dur (hard law), une fonction que l’on attribue généralement au soft law, à savoir celle d’inspirer le législateur et les évolutions du droit de manière générale.

Enfin, le bouleversement provoqué par l’entrée des principes généraux du droit parmi les sources du droit dans les années 1950-1970 est à l’image des réf lexions contemporaines sur l’extension possible du normatif au-delà du hard law.

46. Étapes (informelles) d’élaboration des PGD (suite 244) : depuis le soft law vers le hard law – Les principes généraux illustrent un possible durcis-sement du droit souple vers le droit dur, une évolution dans les textures du droit, lesquelles sont composées de divers degrés de force obligatoire des normes mais aussi de degrés de force contraignante au plan des sanctions 245.

La force normative des principes généraux du droit variera ainsi selon le moment considéré.

Ainsi, avant d’être consacrés par le juge, les principes généraux du droit en gesta-tion sont plus ou moins normatifs selon l’avancée des discussions quant à leur légitimité et des pratiques ou demandes pour plus d’effectivité. À ce moment, les principes généraux du droit sont des instruments normatifs non juridique-ment contraignants qui se déploient, le plus souvent, dans l’environnement

242 Cf. supra, I, spéc. nos 23 à 35.243 Thibierge (C.) décline la catégorie du soft law (ou droit souple) en trois facettes : le droit flou (à contenu

pas ou peu précis), le droit doux (pas ou peu obligatoire) et le droit mou (pas ou peu sanctionné). Sur ces notions, cf. Thibierge (C.), « Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit », op. cit., spéc. p. 610-615.

244 Cf. supra, no 34 pour les précédents développements consacrés aux étapes informelles d’élaboration des principes généraux du droit.

245 Thibierge (C.), « Le droit souple… », op. cit., spéc. p. 616-617.

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 543

du droit positif : ils sont alors du soft law périlégislatif 246. Les principes qui sont proposés (plus rarement) en concurrence avec le droit positif existant relèvent, quant à eux, du soft law paralégislatif 247. Quoique non contrai-gnants, les principes généraux en devenir ne sont toutefois pas dépourvus d’effet sur le plan politique ou social 248.

Une fois consacrés par le juge à l’instant « t » 249, les principes généraux du droit pénètrent le droit positif et deviennent des règles de hard law.

De nombreux principes généraux du droit restent toutefois imprécis dans leur contenu, même après avoir été consacrés comme source du droit dur. Dans une vision nuancée de la cohabitation des différentes textures du droit, on peut rattacher ce type de principes généraux du droit à contenu imprécis à la catégorie particulière du soft law que constitue le soft law intra-législatif, c’est-à-dire : les normes qui « en dépit de l’instrument contrai-gnant qui les porte (hard law), présentent une force normative affaiblie en raison de l’indétermination de leur contenu » 250.

Si l’on suit cette précision, on peut distinguer, par conséquent, deux types de principes parmi les principes généraux du droit qui appartiennent désor-mais au hard law, à savoir ceux dont le contenu est clair et précis (i.e. règles de hard law « pur et dur »), d’une part, et ceux qui sont marqués par une imprécision de leur contenu, d’autre part (i.e. règles de soft law intralégis-latif ).

246 Tel que défini par Isabelle Hachez comme des instruments normatifs dépourvus de force obligatoire qui proposent un modèle pour agir et/ou pour juger, avec la caractéristique de se déployer dans l’envi-ronnement « péri- » du droit positif en vigueur (« Balises conceptuelles… », op. cit., p. 46, no 45). Le soft law périlégislatif correspond ainsi au droit doux/mou selon la classification du soft law proposée par Thibierge (C.), qui renvoie à des instruments normatifs non juridiquement contraignants, à défaut d’être obligatoires et/ou sanctionnés (« Le droit souple… », ibid., spéc. p. 610-615 et supra, note 243).

247 Tel que défini par Isabelle Hachez comme des instruments normatifs dépourvus de force obligatoire qui proposent un modèle pour agir et/ou pour juger, contre ou au moins en concurrence avec le droit positif existant (ibid., p. 46, no 45).

248 Les instruments normatifs non contraignants laissent en effet la place pour des sanctions alternatives au contrôle juridictionnel (i.e. extra-juridiques), qui sont déterminées par le corps social (Thibierge (C.), « Le droit souple… », op. cit., spéc. p. 614 et 618).

249 Cf. supra, nos 32 à 34.250 Hachez (I.), « Balises conceptuelles… », op. cit., p. 52, no 53. Le soft law intralégislatif correspond ainsi

au droit flou selon la classification du soft law proposée par Catherine Thibierge, qui renvoie notam-ment aux règles de hard law qui, tout en étant effectivement obligatoires et sanctionnées, ont une force normative affaiblie en raison de l’imprécision de leur contenu (« Le droit souple… », op. cit., spéc. p. 616 et supra, note 243). Selon nous, les principes généraux du droit qui relèvent du soft law intralégislatif ne s’accompagnent pas, en principe, d’un manque d’effectivité, dans la mesure où la démonstration de celle-ci « par anticipation » conditionne leur consécration comme source du droit (cf. supra, nos 32 et 42-43 ; contra : Hachez (I.), « Balises conceptuelles… », op. cit., p. 53, no 53).

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Les sources du droit revisitées

544 – Volume 2 anthemis

47. Une illustration de cette évolution est fournie par le droit de l’environ-nement. Adoptés en 1992 à la Conférence de Rio, les principes généraux du droit de l’environnement sont, en moins de vingt ans devenus, pour partie, des règles de hard law 251.

Au départ, il s’agissait au mieux de soft law censé guider l’action des États. Ces principes ont ensuite percolé, pendant dix ans, dans diverses consécrations doctrinales et jurisprudentielles 252. Ils ont constitué, durant cette période, du soft law périlégislatif. Par la suite, certains principes ont reçu une consé-cration tantôt explicite comme hard law législatif écrit (cf. le Code wallon de l’environnement 253 ou dans le droit de l’Union européenne 254) tantôt impli-cite comme hard law constitutionnel non écrit. Dans cette dernière hypothèse, les principes étaient susceptibles de relever soit du hard law « pur et dur », soit du soft law intralégislatif (cf.  supra). Le principe de précaution, déduit implicitement par la Cour constitutionnelle de l’article 23 de la Constitution, constitue par exemple un principe général du droit de l’environnement que l’on peut rattacher au soft law intralégislatif 255.

D’autres principes du droit de l’environnement, proposés par des acteurs privés, constituent toujours aujourd’hui, des instruments de soft law para-législatif.

251 Pour une analyse de cette évolution, cf. e.a. Ewald (F.), Gollier (Ch.) et de Sadeleer (N.), Le principe de précaution, coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris, 2001, p. 127.

252 Par exception à ce qui prévaut dans le reste de la contribution, la notion de jurisprudence s’entend ici des « décisions judiciaires » éparses rendues en droit de l’environnement, sans qu’une véritable « règle jurisprudentielle » ne se soit déjà constituée en la matière (ni a fortiori, des principes généraux du droit de l’environnement). Sur cette distinction : cf. supra, note 135.

253 Pour un commentaire, cf. Tulkens (Fr.), « Origine, nature et effets de la codification des principes en droit de l’environnement », Amén.-Env., 2005, numéro spécial « Codification, environnement et urbanisme », p. 20-24.

254 Cf. l’ancien article 130R, al. 2, devenu l’article 191.2 du T.F.U.E.255 Le principe de précaution que consacrerait implicitement mais certainement le droit constitutionnel à

un environnement sain inscrit à l’article 23 de la Constitution, d’autres proposant de le greffer aux… BBB examinés au point II (pour plus de développements, Jadot (B.) et Tulkens (Fr.), « Le principe de précau-tion en droit public belge », in Le principe de précaution en droit administratif – Precautionary Principle and Administrative Law, Pâques (M.) dir., Bruylant, Bruxelles, 2007, p.  31-59 ; adde Pâques (M.), « Le Conseil d’État et le principe de précaution. Chronique d’une naissance annoncée », op. cit., p. 169-179).

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 545

Cette « densification normative » 256 des principes généraux du droit de l’en-vironnement peut être illustrée par le tableau suivant :

Instruments normatIfs

contraIgnants

PgD formulés Par écrIt

PgD non formulés Par écrIt en tant

que tels

Hard law « pur et dur » Principes généraux envi-ronnementaux en Région wallonne (Code de l’environnement adopté en 2004)

Soft law intralégislatif (i.e. règles de hard law, à contenu souple)

Principe de précaution « déduit » de l’article 23 Const.

Instruments normatIfs non contraIgnants

Soft law périlégislatif (i.e. modèles alterna-tifs non contraignants déployés dans l’environne-ment du droit, soit comme du droit recommandé, soit comme du droit proposé soit comme du hard law en puissance)257

1) Principes environne-mentaux de la Décla-ration de Rio (1992) et de la recommandation du Conseil de l’Europe (1994), avant leur consé-cration législative ou constitutionnelle (partielle) en droit interne2) Principes de la Décla-ration de Rio qui ne sont pas repris dans le Code de l’environnement wallon (ex. : le rôle des femmes et des jeunes dans la réali-sation du développement durable, cf. principes 20 et 21 de la Déclaration de Rio)

Soft law paralégislatif (i.e. modèles alterna-tifs non contraignants déployés en concurrence avec le droit positif étatique existant)

Codes de bonne conduite environnementale ; normes ISO, etc.

257

256 Pour une même analyse, également à propos des principes généraux du droit de l’environnement, Thibierge (C.), « Au cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de droit », Arch. phil. droit, vol. 51, 2008, p. 341-371 ; Thibierge (C.), « Le droit souple… », op. cit., p. 622-623.

257 Sur ces distinctions internes au droit périlégislatif, cf. Hachez (I.), « Balises conceptuelles… », op. cit., p. 46-51.

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546 – Volume 2 anthemis

Le même tableau peut être dressé pour les principes généraux de droit admi-nistratif et, en particulier, pour les principes de bonne administration (BBB) examinés au point II : 258

Instruments normatIfs

contraIgnants

PgD formulés Par écrIt

PgD non formulés Par écrIt

en tant que tels

Hard law « pur et dur » 1) Principe d’égalité (art. 10 et 11 Const.)258

2) Principe d’égalité, concrétisé dans le principe de la comparaison des titres et mérites pour la fonction publique dans les collectivités fédérale et fédérées (arrêté royal du 22 décembre 2000, e.a. art. 9)

Soft law intralégislatif (i.e. règles de hard law, à contenu souple)

Principe de non-rétroacti-vité (art. 2 C. civ).

1) Principe d’égalité, concrétisé dans le principe de comparaison des titres et mérites pour la fonction publique non visée par l’ar-rêté royal du 22 décembre 2000 (« déduit » de l’art. 10, al. 2 Const.)2) La plupart des BBB (principe du raisonnable, de minutie, de prudence, etc.)

258 Selon nous, le principe d’égalité peut être placé dans le hard law « pur et dur », dans la mesure où les conditions d’application de ce principe sont définies de manière précise et identique par les trois juridic-tions suprêmes. Le contenu intrinsèquement souple du principe d’égalité justifie sans doute, pour être tout à fait nuancé, de positionner celui-ci à l’intersection du hard law « pur et dur » (écrit) et du soft law intralégislatif (écrit).

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Les principes généraux du droit

anthemis Volume 2 – 547

Instruments normatIfs non contraIgnants

PgD formulés Par écrIt

PgD non formulés Par écrIt

en tant que tels

Soft law périlégislatif (i.e. modèles alterna-tifs non contraignants déployés dans l’environne-ment du droit, soit comme du droit recommandé, soit comme du droit proposé soit comme du hard law en puissance)

Principes généraux du droit administratif avant leur consécration législa-tive ou constitutionnellePar ex. : les propositions de loi visant la codifica-tion des BBB259

Soft law paralégislatif (i.e. modèles alterna-tifs non contraignants déployés en concurrence avec le droit positif étatique existant)

Règles de bonne conduite administrative utilisées comme référence par les médiateurs (ex. : courtoi-sie, etc.)

48. Une fois devenus des règles de hard law, les PGD peuvent encore assu-mer une fonction de soft law périlégislatif – Non seulement un principe général du droit peut avoir une densité normative évolutive, mais même lorsqu’il est devenu une source de hard law, il peut continuer à remplir certaines des fonctions assumées par le soft law, en particulier celles du soft law périlégislatif. 259

Autrement dit, même lorsqu’il a atteint sa plénitude de normativité à l’ins-tant « t », un principe général du droit peut continuer, parallèlement à sa fonc-tion de règle de hard law 260, à inf luencer le « souhaitable » pour le futur dans son domaine de prédilection et, le cas échéant, dans d’autres domaines 261. Le principe général du droit comme source du droit assume, dans ce cas, une fonction de la règle de droit à part entière (au sens large d’un guide, d’un modèle et d’un instrument de mesure), outre sa fonction normative (au sens strict) 262.

259 Cf. supra, no 40.260 En ce sens, cf. Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op. cit., p. 1126.261 On songe par exemple au principe de précaution qui, issu du droit de l’environnement, irradie

dans d’autres domaines (ex. : la santé) et pourrait devenir un « paradigme hégémonique de l’action publique » (cf. Pâques (M.), « Droit administratif. Démarche et principe de précaution en droit admi-nistratif », in Le principe de précaution en droit administratif – Precautionary Principle and Administra-tive Law, op. cit., p. 3).

262 Sur cette double fonction de la règle, de tracé et de mesure, cf.  Thibierge (C.), « Au cœur de la norme… », op. cit., p. 341-371.

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On retrouve ici la fonction d’inspiration du législateur qui est souvent attri-buée aux principes généraux du droit 263.

49. Les PGD sont à la théorie des sources des années 1950-1970 ce que le soft law est à la théorie des sources d’aujourd’hui – De la même manière que les principes généraux du droit ont bouleversé la conception classique selon laquelle toute source du droit doit trouver un ancrage écrit pour accéder à l’effectivité, le soft law perturbe aujourd’hui la croyance selon laquelle le seul droit (non écrit !) à pénétrer le droit positif de manière effective est celui des principes généraux du droit.

Autrement dit, l’origine et le mode d’élaboration des principes généraux du droit invitent à s’interroger sur la question de savoir si les principes généraux du droit sont aujourd’hui l’unique voie ouverte au soft law pour pénétrer le hard law 264. Dans l’affirmative, les principes généraux du droit offriront peut-être aux autres sources de soft law quelques exemples d’intégrations réussies du soft law dans le hard law…

On trouve des illustrations du parallélisme entre les principes généraux du droit et le soft law dans les nombreuses descriptions ou constatations faites à propos du soft law, qui reproduisent ce qui a pu être dit à propos des prin-cipes généraux. On met par exemple en exergue le soft law comme interface entre les valeurs éthiques et le droit dur 265, la nécessité d’une forte adhésion à ce droit de la part de ses destinataires 266, le fait qu’il soit moins porté sur le schéma de l’émission unilatérale et autoritaire de la norme 267, etc. Plus fondamentalement, le soft law oblige, comme les principes généraux du droit, à renoncer à la séparation claire entre le « droit » et le « non-droit » et à déve-lopper une vision plus vaste et plus graduée (et non binaire) de la normativité et de la juridicité, qui est mieux adaptée à la compréhension des phénomènes du droit contemporain 268.

263 Cf.  not. Van Ommeslaghe (P.), « À propos des principes généraux… », op.  cit., p.  1126 ; Marchal (P.), « Principes généraux du droit », op. cit., p. 329 et autres références citées.

264 Cf. supra, nos 25-31 et nos 46 et 47.265 Ainsi, comme les principes généraux du droit, « le droit souple jette un pont vers le champ de l’éthique

à laquelle il permet d’entrer en douceur dans l’espace juridique » (Thibierge (C.), « Le droit souple… », op. cit., p. 628).

266 « [Le droit souple] a besoin de la participation, de la compréhension et de l’adhésion de ceux auxquels il s’adresse » (Thibierge (C.), « Le droit souple… », ibid., p. 616).

267 Catherine Thibierge évoque à cet égard le « rapport moins infantilisant » avec la norme auquel invite le soft law, comme les principes généraux du droit dans la conception contemporaine (Thibierge (C.), « Le droit souple… », ibid., p. 628).

268 Cf. à ce sujet Thibierge (C.), « Le droit souple… », ibid., p. 623 et s.

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Les principes généraux du droit

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Conclusion

50. Conclusion : ambiguïtés fondamentales des PGD – Au terme de cette contribution, la seule réponse possible à la question de la nature des prin-cipes généraux du droit consiste en définitive à lire dans l’ambiguïté fonda-mentale (bien comprise) des principes généraux du droit, leur définition même.

On l’a vu : celui qui veut saisir la complexité des principes généraux du droit ne peut les aborder qu’avec prudence. Leurs principaux caractères (i.e. non écrits, généraux, situés à des rangs multiples dans la hiérarchie des normes, perméables à la morale et à la norme sociale) sont tout en nuances. Ils sont faits à la fois de transcendance et d’immanence et à la fois de création et de préexistence. Du point de vue de leur force (ou validité) normative, leur effectivité et leur légitimité ont une sorte de préséance sur leur légalité. Et ils plaident enfin, dans leurs rapports multiples avec le soft law, pour une définition large de la norme juridique.

La théorie des principes généraux du droit est-elle véritablement aidée par cette énième pirouette rationnelle qui fera sourire ceux qui y voient une fuite (élégante peut-être, mais une fuite tout de même) devant la tâche de définition qu’on a osé entreprendre ? La pirouette nous semble admissible si l’impératif même de définir est apprécié… « souplement » (sans trop mauvais jeu de mots !), spécialement quand la matière étudiée le commande.