Savoir parler nature : Observer, nommer, classer. Du langage intuitif de l'enfant au langage...

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Savoir et parler à propos de la nature : langages intuitifs, langages populaires et langages savants

Véronique Philippot, professeur SVT,

référente EDD pour le CDDP 37, adhérente Graine Centre Pour le CDDP 37, juin 2012

Interpréter et agir sur le monde pour l’habiter sans crainte : entre mythes, magie et sciences Comprendre le monde qui nous entoure mobilise depuis longtemps les sociétés savantes disposant des outils et d’une certaine légitimité pour exercer leurs compétences cognitives. Les mondes antiques regorgent de traités et d’œuvres littéraires dont la vocation première est d’apporter une interprétation collective du monde, a fortiori, celui des objets et phénomènes naturels subis et dont l’humanité a toujours rêvé de s’affranchir. L’Homme est imprégné par une peur ancestrale de la nature entre le spectre de la morbidité, le danger permanent des prédateurs, les vicissitudes du climat et les colères de la terre, du ciel et de la mer qui sèment la désolation… Seule, une maîtrise intellectuelle du monde autorise des progrès techniques et la prévention des fléaux mais surtout apaise les angoisses.

Apporter une explication sécurisante du monde, en particulier à l’explosion inquiétante des formes vivantes et à l’étrangeté des événements naturels, est la finalité des mythes. Ils racontent notamment la naissance des plantes et des animaux et mêlent intimement l’odyssée des dieux et des hommes. L’encyclopédie libre Wikipédia1 donne une définition générale du mythe : « un récit qui se veut explicatif et surtout fondateur d'une pratique sociale. Il est porté à l'origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes ». Certains racontent la création du monde (cosmogonie) et expliquent les phénomènes naturels qui ont longtemps échappé à toute raison. Ils sont insérés dans un temps immémorial, celui d’avant la création du monde ou durant les premiers balbutiements de l’humanité. C’est une mise en récit des événements primordiaux qui font que l’homme est ce qu’il est (et doit s’en satisfaire) dans sa culture. Les mythes ne reposent pas sur des faits historiques comme les légendes mais annoncent un ordre de la nature et placent l’homme dans cette nature. Ces écrits (Odyssée, Iliade, Bible…) sont des compilations de récits oraux traditionnels. Ancrés dans l’origine des sociétés, les mythes sont néanmoins intemporels et les messages cachés sont toujours d’actualité à travers des histoires poétiques et symboliques.

A l’aube des civilisations, les humains utilisaient déjà la magie. La philosophie affirme que la magie est la source de la science, comme la magie semble la plus lointaine origine de la religion2. Elle met en effet « en communion avec la force qui anime la nature entière », que ce soit pour le scientifique ou le sorcier. Elle suppose l’existence d’un déterminisme imaginaire (effets constants des rituels magiques) qui prépare la connaissance du déterminisme réel (lois objectives de la nature). Les pratiques de sorcellerie à l’aube de l’humanité sont « les premières manifestations de la raison humaine » même si les procédés psychologiques et symboliques utilisés par celui qui prétend détenir les secrets de la nature ignorent tout des lois réelles de la matière. Pourquoi la magie s’est-elle perpétuée malgré l’évidence des échecs pour dompter les phénomènes naturels ? D’après les philosophes, « la magie a été soutenue en grande partie par l’intensité des désirs et des passions qu’elle prétendait satisfaire » face aux douloureuses épreuves de l’existence.

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Mythe

2 Huisman D. et Vergez A. Nouveau court traité de philosophie. Ed. Fernand Nathan, 1974.

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Enfin, tout comme la magie, la science émane aussi d’une volonté pragmatique de l’homme à agir directement sur la nature. D’après Germaine Aujac3, ce sont les grecs qui inventent la démarche scientifique. Mais leurs connaissances théoriques dépassaient de beaucoup ce que l’expérience pouvait leur enseigner. Les savants helléniques tentaient de comprendre le monde dans lequel l’humanité était englobée. Ils posaient des hypothèses pour tenter d’expliquer des événements qui semblaient échapper à toute logique. Les dogmes de l’hypothèse et de la démonstration s’imposent à nouveau au début de la Renaissance. Mais, la finalité de la science est désormais de penser et interpréter objectivement la Création, œuvre divine conçue pour l’avènement de l’Homme selon la philosophie cartésienne4. Cependant, d’après le philosophe François Guery5, « le cartésianisme accompli est contemporain » et devient planétaire. « Les temps nouveaux sont beaucoup moins métaphysiques et méditatifs » que le temps de Descartes : « ils sont positifs, ils nient et même méprisent la pensée. L’écologie elle-même, qui part du constat de la dévastation planétaire, n’est pas plus que la technique, un retour à la méditation. Le cartésianisme est, à travers l’écologie, devenue pratique : « elle cherche les remèdes en même temps que les responsabilités, elle se veut offensive, elle veut connaître pour agir et réagir, elle combat ». Mettre en ordre la nature mentalement : entre classifications populaires et scientifiques Tous les êtres vivants, même dénués de conscience, sont capables de discriminer et de catégoriser les composantes du monde, ne seraient-ce les paramètres physico-chimiques du milieu. Ainsi, les organismes établissent des discontinuités entre les objets, ce qui préfigure les facultés de classification des humains et annonce le langage qui est une forme élaborée des processus de conceptualisation. Le célèbre anthropologue Lévi-Strauss6 écrit : « La diversité des espèces fournit à l’homme l’image la plus intuitive dont il dispose et elle constitue la manifestation la plus directe qu’il sache percevoir de la discontinuité ultime du réel ». Et, comme le rappelle l’ethnologue Claudine Friedberg (1974)7, « classer est une étape primordiale de la pensée et le prélude à son développement.». Elle a travaillé sur les processus classificatoires appliqués aux objets naturels et sur les classifications scientifiques comme cas particuliers. Il existe trois étapes classificatoires : identifier, dénommer, classer (opérer une hiérarchie). L’étude des nomenclatures et des classifications populaires a pour finalité de mieux saisir les rapports des populations avec la nature et donc les fondements philosophiques d’une société. L’effort de nommer, de catégoriser et de parler des objets naturels répond toujours à un besoin des populations, ces besoins étant liés à des contextes réels. Par exemple, scinder le monde des plantes en deux, celles que l’on peut consommer et les autres, répond à un besoin alimentaire basique. Les classifications populaires sont donc pragmatiques. Au contraire, Lévi-Strauss8 fait remarquer que le travail des systématiciens « répond à des exigences intellectuelles, avant, ou au lieu, de satisfaire à des besoins. ». Cependant, avec le passage d’une volonté collective de protéger la nature à l’idée d’exploiter

3 Aujac G. Introduction aux savoirs antiques. Ed. du comité des travaux historiques et scientifiques, Paris. 2010. pp. 10-11, avant propos. 4 Descartes (1596-1650) démontre la pré existence de Dieu avant l’humanité et le monde (étendue de la matière) et invite l’Homme à «comme maître et possesseur de la nature». L’homme perçoit les qualités mathématiques de la matière par l’exercice de la pensée et la méditation. La morale cartésienne prétend chercher la vérité, distinguer ce qui est vrai de ce qui est illusoire, pour donner aux Hommes le pouvoir d’agir. 5 Guery F. Le mot de Descartes : « maître et possesseur… ». Magazine Littéraire. n°342, avril 1996 : 33-36. 6 Lévi-Strauss C. La pensée sauvage. Ed. Plon, Paris. 1962. p.181 7 Friedberg C., 1974. Les processus classificatoires appliqués aux objets naturels et leur mise en évidence. Quelques principes méthodologiques. Journal d’Agriculture Tropicale et de Botanique Appliquée. 21: 313-334. 8 Lévi-Strauss C. Ibib.,.p.16

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(durablement si possible) les ressources naturelles (les économistes peuvent établir une valeur monétaire de la biodiversité, non seulement des stocks d’espèces exploitées mais aussi des éco systèmes et des paysages), les efforts pour classer le vivant sont aujourd’hui intéressés. Les scientifiques ont désormais les moyens technologiques de passer outre les interminables débats entre systématiciens classiques (qui reposaient sur des critères morphologiques, lesquels sont souvent soumis à une variabilité spécifique liée aux facteurs environnementaux). Nous sommes rentrés dans l’ère du barcodage (ou barcoding pour les anglophones). Cette bio technologie de pointe qui relève du génie génétique (décryptage de portions de génomes) permet de traiter rapidement des individus, des tissus ou des cellules, ce qui autorise le brevetage du vivant. C’est la course contre la montre à une époque où le taux d’extinction des espèces est alarmant et que tant d’organismes renferment des molécules actives potentiellement utiles à l’humanité et encore inconnues. Les échantillons ne reçoivent plus de nom mais des machines sophistiquées leur attribuent dans l’urgence une combinaison formée à partir de quatre lettres qui représentent l’alphabet du génome (les nucléotides A, T ou U, C, G). Quoiqu’il en soit, décrypter l’ordre naturel préexistant est une mission qui incombe aux scientifiques. Levi-Strauss sait le souligner : « Les savants supportent le doute et l’échec (…). Mais le désordre est la seule chose qu’ils ne peuvent ni ne doivent tolérer. »9. C. Friedberg raconte que les débuts des efforts de classifications scientifiques coïncident avec les Grandes Découvertes du début du XIVème au début du XVIIème siècle, lesquelles entraînèrent une ouverture insoupçonnée des horizons des Européens. Cette exploration intensive du globe se traduit par le désir de dresser un inventaire des richesses naturelles. Les naturalistes de cette époque sont convaincus qu’un ordre préexiste dans la nature et qu’ils ont la mission de la révéler à l’humanité. Ils instaurèrent un système où chaque entité vivante identifiable devait détenir une seule et unique place dans l’arbre du vivant. Cette classification « est basée sur le principe de la subordination des caractères, c’est à dire sur une hiérarchisation des critères de classification. » (Friedberg, 1974). En outre, ces derniers sont empruntés au domaine des objets vivants que l’on veut classer, contrairement aux systèmes antiques qui intégraient des critères en rapport avec les usages et les étymologies. Par exemple, les plantes sont d’abord rangées selon leurs organes de reproduction quelles que soient leurs vertus aux yeux des humains. En résumé, la classification scientifique est motivée par l’idée d’un ordre naturel indépendant de l’Homme et fait partie des classifications savantes qui répondent à une volonté délibérée et explicite de classer. A l’opposé et selon C. Friedberg, les cultures non modernes (non occidentalisées) n’ont pas d’intention de classer le vivant de façon exhaustive. Cette organisation mentale est devinée à travers leurs pratiques, leurs cultes, leurs croyances et leurs conceptions du monde. Ce qui est vrai chez les peuples non occidentalisés est valable aussi chez toute société non savante. Les classifications intuitives et implicites de la nature reposent aussi bien sur les qualités intrinsèques des objets que sur les usages et croyances à propos de cet objet. Aussi, les noms attribués et les catégories ne sont valides que dans un contexte précis (associées à des lieux, des populations et des périodes). Les ethnobiologistes qui ont côtoyé les populations traditionnelles notent tous que la première étape du processus classificatoire, la capacité à identifier plantes et animaux, est difficile à expliquer de façon rationnelle et qu’elle relève de l’intuitif. Les sens sont mobilisés autant que le cognitif. La reconnaissance des êtres vivants dans la nature est une démarche pratique et concrète où le sensoriel intervient. Ce constat est mis en avant dans les articles qui traitent de la perception de la nature chez les peuples autochtones dans les hot spots de la biodiversité, comme sur l’île de Santo dans le Pacifique10. 9 Lévi-Strauss. Opus cit.,.p.16 10 Robillard M., 2008. Perception plurielle de la biodiversité de Santo : scientifiques et Ni-van, un double regard. Dossier Environnement dans le Pacifique Sud Santo 2006. Journal de la société des Océanistes. 126-127 : 221-229. «Alors que le pêcheur ni-van se trouve en prise directe avec les organismes, connaît leurs réactions, leur contact…, il y a, entre le scientifique et l’être vivant étudié, des pinces, des microscopes, des étuves, des broyeurs…

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La discrimination des groupes de base peut aller en deçà des espèces du système linnéen occidental. Les classifications populaires ou autochtones ne se targuent pas de rationalité et mêlent parfois le spirituel aux observations objectives. Les savoirs utiles (comme la liste de plantes comestibles) côtoient des considérations métaphysiques. Du coup, un organisme vivant peut occuper plusieurs places dans ce système complexe. Un animal peut appartenir en même temps aux «animaux de l’eau», «aux animaux que l’on mange» et «aux créatures fantastiques» dotées de pouvoirs.

Les sciences sont des approches parmi d’autres pour parler de nature avec les jeunes à éduquer Les enfants mis très tôt en contact avec la nature tissent des liens avec les objets naturels et les phénomènes ressentis (visibles ou non). Même sans verbaliser, ils apprennent par l’expérience à individualiser puis reconnaître des entités vivantes ou non. Au moment de l’acquisition du langage, le répertoire lexical dépendra certes des compétences cognitives de l’enfant mais aussi de son environnement familier et des usages que ses proches en font. Acquis dans les sphères éducatives informelles (famille, médias), l’ensemble de ces savoirs picorés au gré des rencontres et des expériences engendre un langage que l’on peut qualifier d’intuitif. Les enfants n’arrivent donc pas à l’école vierges de mots pour penser et dire la nature. L’enseignement des Sciences, rendu obligatoire à l’école par Jules Ferry en 1882, accorde une grande place à la nomenclature et aux classifications scientifiques. Depuis Linné (Systema Naturae, 1766), les catégories de base, les espèces, sont nommées en latin par le nom de genre suivi du nom d’espèce. Les systématiciens attribuent à chaque taxon une place bien identifiée et unique dans l’arbre du vivant. Les écoliers occidentaux doivent adhérer par des apprentissages méthodiques à cette façon scientifique d’ordonner et donc de penser la nature au nom de l’objectivité et de l’universalité. Sans discuter la nécessité sociétale d’un langage codé et rationnel à propos de la biodiversité, il est intéressant pour les éducateurs de se demander si, privés de sciences, les humains savent et parlent à propos de la nature. La réponse est évidemment positive puisque les sciences de nos sociétés modernes n’ont pas toujours été et que certaines populations autochtones actuelles ne lisent pas la nature à la lumière de nos encyclopédies occidentales. Et puis, nos enfants, s’ils sont stimulés, savent encore oublier le lexique du maître et des livres au fond du sac de classe pour renouer avec la fantaisie des mots et des idées propres à l’enfance. Souvent, le langage libre des enfants à propos de la nature est le miroir des savoirs et conceptions populaires hérités de pratiques locales et caractéristiques des territoires. Ils empruntent les noms vernaculaires des aînés ou taisent ceux d’organismes auxquels les proches n’attribuent pas de nom particulier. La transmission de ces savoirs est orale et s’opère de façon informelle, dans l’action, lorsque le moment est venu (ex : choisir les bonnes plantes pour l’infusion et apprendre à reconnaître l’indice d’identification). L’émergence des savoirs intuitifs qui mêlent perception et conception, empirique et imaginaire, pragmatique et poétique, peut alimenter des séances langagières avec les enfants au cours d’une sortie nature. L’enseignant peut collecter les mots et mettre en exergue la diversité des désignations pour un même objet naturel. On peut travailler sur les catégories éventuelles et faire dire les critères de classification. Souvent ceux-ci sont liés aux usages de la nature et aux idées que l’on s’en fait. Ils sont donc très liés aux modes de vie des humains contrairement aux critères scientifiques. Ces savoirs ressemblent aux savoirs locaux des populations non modernes (dans le sens de non occidentalisées) qui perdurent partout où des pratiques traditionnelles demeurent.

L’organisme sorti de son ensemble d’interactions est décontextualisé, immobilisé dans l’alcool, isolé dans un tube étiqueté. Il n’est plus un être vivant, sujet actant, mais un objet d’étude. Certains de ceux-ci seront peut-être reconnus comme des types et des scientifiques se pencheront sur eux sans les avoir jamais vus vivants, pas plus que le milieu dans lequel ils ont été récoltés.»

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Mais, dans tous les cas, jouer avec des mots en contact direct avec la nature, en mobilisant l’imaginaire, la poésie et les répertoires populaires inscrits dans la mémoire collective, ne peut qu’enrichir le langage. Ces séances forcent non seulement l’observation rationnelle des choses mais contribuent à établir des passerelles entre plusieurs niveaux d’interprétation de la nature. Ceci mobilise autant le sensible que le cognitif. Dans ce contexte, la place de la science, qui veut impliquer un langage neutre et universel du monde et une logique parmi d’autres de catégorisation, est mieux comprise.