Péché capital pour la religion, simple défaut pour la morale, la paresse, qui s’oppose au dogme du travail et à la sacro-sainte croissance économique, a donné lieu au cours de l’histoire de l’art à une iconologie paradoxalement liée à la production artistique. Dans Saturne et la Mélancolie (1964), leur brillante et passionnante étude de la représentation du mélancolique à travers les âges, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl ont bien montré comment, associé à la figure du paresseux dans l’image notamment du paysan endormi au pied de sa charrue, celui qui sombrait dans le sommeil – dépressif ou oisif – ne fut pas toujours ce fainéant que le Moyen Âge a méprisé si longtemps, mais représenta aussi ce génie que l’Antiquité, puis la Renaissance, ont admiré pour sa créativité et sa manière d’inventer des manières, originales et efficaces, de résister au travail. Dans son conte Bartleby (1853), la célèbre réponse I Would Prefer not to que Herman Melville met dans la bouche de son anti-héros – un clerc de notaire qui en fait de moins en moins au sein de l’étude qui l’emploie – et qu’on traduira par “j’aimerais mieux pas” est révélatrice d’ailleurs de cette admiration des grands esprits, écrivains comme artistes, envers ceux qui, comme Bartleby, ne s’attaquent pas au système frontalement, mais obliquement, en le fuyant. De quoi mieux comprendre aussi la valeur utopiste et humaniste que l’art moderne a donné à l’oisiveté à travers les attitudes avant-gardistes d’artistes qui, tels Marcel Duchamp, Kazimir Malevitch ou Clément Pansaers, firent au début du 20e

siècle l’éloge de la paresse et du dilettantisme. Depuis, nombre d’artistes contempo-rains n’ont cessé paradoxalement de développer cette forme de résistance vis-à-vis du travail, multipliant, à l’instar de Gaston Lagaffe ou de Snoopy, les stratagèmes pour éviter d’en faire trop et, en héritiers de Paul Lafargue, revendiquer ‘le droit à la paresse’. C’est Julien Prévieux qui, répondant à des offres d’emploi, se fatigue à énumérer les raisons qu’il a de ne pas désirer être embauché ; Ragnar Kjartansson qui, s’enfermant dans un atelier avec son modèle durant plusieurs jours, lui tire éternellement le même portrait, ou encore Rodney Graham qui, en couverture de cet ouvrage, rend hommage en pyjama à la peinture cool du célèbre artiste américain des années 1950, Morris Louis.

denis gielen, directeur

éditorial

Valio Tchenkov, Lazy, huile sur toile, 90 x 110 cm, 2012. Courtesy Sariev Contemporary, Plovdiv.DITS 21 page 2

DITS 21 page 20

Maurice Pirenne.Douterde tout, même de l’impossibilitédes miracles

Maurice Pirenne

Douter de tout, même de l’impossibilité des miracles

Texte deJean-MichelBotquin

un coin de table, deux jambes croisées, au repos, deux pieds chaussés d’une paire de charentaises. Celles-ci, tellement ordinaires, envahissent l’espace. Elles sont comme un détail immense 1 d’autant que l’œuvre, un pastel sur papier, est de petite taille. Il est signé Maurice Pirenne et daté de 1958. L’artiste lui a donné un titre, Les Pantoufles [fig.1], comme s’il était nécessaire, encore, d’indiquer que ce sont bien elles qu’il nous faut regarder. Le point de vue laisse supposer un autoportrait « en pieds », au sens visuel du terme. Le peintre est à l’œuvre, il représente ses propres pantoufles ; assis dans son fauteuil, il est au repos, c’est un moment de réflexion ou de méditation ; et il nous donne ses charentaises à contempler. Dans les petites notes éparses, réflexions, maximes, qu’il rédigera sa vie durant sur des bouts de papiers récupérés et qu’il rassemblera

[fig.1] Maurice Pirenne, Les Pantoufles,

pastel sur papier, 26 x 23,5 cm, 1958.

Collection privée.

DITS 21 page 42

Gadgetsà gogo

[fig.6] Kenji Kawakami, beurre en stick, n.d.

Courtesy Jean-Christophe Lecoq.

[fig.5] Jacques Carelman, Articles de ménage,

illustrations reproduites in : Jacques Carelman,

Catalogue d’objets introuvables, Paris, Le Cherche-

Midi, 2010, p. 71. © SABAM Belgium 2016.

DITS 21 page 58

abstrait qui semble être l’art le plus facile à faire aux yeux des néophytes tout en rapportant le plus d’argent.

D’ailleurs, ce point de vue n’appartient pas qu’au néophyte. Si vous feuilletez distraitement la littérature actuelle sur l’art, vous pourrez peut-être voir surgir ici et là un nouveau terme propre au jargon de la critique d’art : crapstraction. Ce mot n’est pas encore entré dans le dictionnaire, mais il vous donne une in-formation sur une certaine ambiance qui peut régner dans le milieu de l’art et sur l’imagination en berne de quelques ar-tistes. Crapstraction est un mot composite fait d’une association du mot crap qui veut dire… merde et du mot abstraction qui veut dire… abstraction.

Il se fait que de foire d’art en foire d’art, certaines personnes estiment qu’en ce 21e siècle, on voit fleurir plus de peinture abstraite facile à faire et à penser que nécessaire. C’est un jugement qui leur appartient, préciserait aussitôt Graham. Prise de position ou pas, c’est un peu ce qui est pointé avec ce triptyque. Ne dites pas que je ne l’ai pas dit, aurait conclu Marcel Broodthaers cette fois !

À présent que s’achève cet article, voici que Madame Verdurin, n’y tenant plus, prend Swann / Rodney Graham en aparté et qu’elle lui demande : « Monsieur, vous qui avez voyagé dans le temps, qu’est-ce que l’Histoire ? Qu’est-ce que l’histoire de l’art et de l’humanité ? Est-ce que cela évolue ? Est-ce que nous est promise une forme de salut ? ». Ce à quoi il répond : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Par conséquent, inutile de s’agiter. Vous ne perdez rien à attendre, regarder, apprécier, musarder…». Ce qu’il fallait démontrer.

yoann van parys, né en 1981, est artiste, critique d’art

et membre de l’association (SIC), basée à Bruxelles.

Rodney Graham : le fin mot de l’histoire

[fig.2] Rodney Graham, Lighthouse Keeper with

Lighthouse Model, 1955, 2 caissons lumineux, C-print

sur film transparent, 286,1 x 368,8 x 17,8 cm, 2010.

© Rodney Graham. Courtesy Lisson Gallery.

DITS 21 page 68

François Curlet & Peanuts

François Curlet & Peanuts

Texte de Rebecca Lamarche-Vadel

« commando » est le nom qui fut donné à un pigeon hors du commun, aujourd’hui entré dans la légende. L’oiseau servit dans les forces armées britanniques durant la Seconde Guerre mondiale et eut pour mission de délivrer à qui de droit des renseignements secrets de haute impor-tance, de part et d’autre de la Manche. Les communications radio, devenues trop dangereuses car interceptées trop facilement par l’ennemi, Commando devint un messager héroïque, volant par-dessus les flots, une petite boîte atta-chée à la patte contenant les informations confidentielles à transmettre à la Résistance française. Moins d’un pigeon sur huit put mener à bien sa mission, la majeure partie d’entre eux tombant sous les coups des tireurs d’élite ou dans les griffes des faucons utilisés par les troupes alle-mandes surveillant leur arrivée sur les côtes françaises, alors que l’autre partie périssait du mauvais temps, de l’épuisement, ou en victimes malheureuses d’oiseaux de proie sauvages.

[fig.1] François Curlet, Mirage, pochoir sur carte

postale A5, 20,5 x 15 cm, 2008. Courtesy François

Curlet et galerie Micheline Szwajcer, Anvers.

© SABAM Belgium 2016.

DITS 21 page 102

Parasiter le réel

Texte de Joanna Leroy

Parasiter le réel

Les Lettres de non-motivation de Julien Prévieux

[fig.1] Julien Prévieux, Anomalies construites,

vidéo, 8’, 2011. Production galerie Edouard Manet.

Courtesy galerie Jousse Entreprise, Paris

au début des années 2000, lassé par le monde du travail et la logique de productivité du capitalisme contemporain, Julien Prévieux, alors à la recherche d’emploi, entend parasiter ce système qui rejette l’humain. Pour le dénoncer, il se plonge dans un travail « qui s’écrit à l’envers » en se consacrant pendant sept années à la rédaction assidue de plus de mille lettres de non-motivation en réaction aux offres d’emploi qu’il lit quotidiennement dans la presse [fig.2-4]. Motiver sa démotivation devient son credo.

Cet exercice de style donne naissance à une multitude de personnages susceptibles d’avoir formulé ces réponses parfaitement adaptées au contenu, à la mise en page ou à l’iconographie des propositions auxquelles il oppose un refus clair et net. Julien Prévieux rédige donc tour à tour à la manière de Bartleby qui « préférerait ne pas », d’un agitateur, d’un robot, d’un gangster des années 1950, d’un désœuvré ou d’un poète Dada, etc.

Le projet de Julien Prévieux en serait probablement resté au stade de la plaisanterie potache s’il n’avait pas répondu massivement aux annonces. Son obstination, le poussant à consacrer tout son temps à ce « métier » infruc-tueux, transforme progressivement sa démarche en un combat artistique teinté d’humour et d’activisme et ses lettres de fonctionner comme “un breaching (Garfinkel, 1967), c’est-à-dire comme une expérience sociologique consistant à se comporter comme un « idiot », de façon à forcer les acteurs à réexpliciter les hypothèses implicites de la société”.1

Tel un hacker, il s’amuse à déstabiliser la machine pour mieux en observer les rouages “mais, nous dit-il, la manière dont j’envisage le hacking est plutôt non technologique. Il s’agit de révéler une situation, de récupérer une information pour la mettre en évidence”.2

En 2011, fidèle à sa méthode, il approfondit encore sa réflexion sur le monde du travail avec Anomalies construites [fig.1], où il ausculte les tactiques de multinatio-nales comme Google : un lent travelling nous promène dans une salle remplie d’ordinateurs alors qu’une voix off à la Chris Marker développe le point de vue de deux utili-sateurs sur le logiciel gratuit Sketch’up qui permet, entre autres, de modéliser en 3D des bâtiments qui apparaîtront ensuite dans Google Earth. Le premier usager, assez positif, s’enthousiasme avec fierté qu’une entreprise aussi célèbre reconnaisse ce travail qu’il réalise gratuitement pendant son temps libre, tandis que l’autre, plus acerbe, met en garde contre cette forme de travail dissimulé 3.