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1 Ecole Supérieure d’Art et de Design Marseille Méditerranée 184 Avenue de Luminy 13288 Marseille cedex 9 Mémoire DNSEP 2014-2015 JANVIER 2015 Sarah BONGIOVANNI

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    Ecole Supérieure d’Art et de Design

    Marseille Méditerranée

    184 Avenue de Luminy

    13288 Marseille cedex 9

    Mémoire DNSEP 2014-2015

    JANVIER 2015

    Sarah BONGIOVANNI

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    Je souhaite écrire quelques lignes pour remercier chaleureusement les résidentes et l’équipe éducative de la Maison Relais « L’Oustaou de Jane » qui m’ont accueillie et donné l’occasion de cette recherche ; mes professeurs Madame Vanessa Brito et Monsieur Saverio Lucariello qui ont pris le temps de me lire et de suivre l’avancée de mon mémoire ; et tout particulièrement je remercie ma mère sans qui rien n’aurait pu voir le jour, et grâce à qui mon attention et ma sensibilité ont pu fleurir.

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    Aléas d’une création collective en atelier

    « Y ajouter un bout de soi »,

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    Un commencement

    « L’art n’est pas seulement expressif, il est également communicable, et cette communicabilité détermine sa fonction sociale. » Il permet de garder la mémoire d’une action en trace. C’est sur ce fil rouge que s’est tissée ma réflexion, en manière de bilan, de ces quatre années passées aux Beaux-Arts de Marseille. Mon attention a très tôt été retenue, à la lecture des Ecrits sur l’art, 1934-1969 de Mark Rothko. Il y parle de la création artistique comme un besoin biologique et existentiel. Ce passage va définir le contexte de mes réflexions et recherches pour ce mémoire. « La satisfaction de l’impulsion créatrice est un besoin biologique de base, essentiel à la santé de l’individu. Son effet cumulé sur la santé de la société est inestimable. L’art est l’un des rares moyens importants connus de l’homme pour articuler cette impulsion. […] L’homme reçoit et par conséquent doit exprimer. [….] les sens de l’homme collectent et accumulent les émotions, la pensée[les]transforme et [les]ordonne, et par l’intermédiaire de l’art, elles sont émises afin de prendre part à nouveau au flux de la vie où à leur tour, elles stimuleront l’action d’autres hommes. Car l’art n’est pas

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    seulement expressif, il est également communicable, et cette communicabilité détermine sa fonction sociale. » Mark Rothko, « La Satisfaction de l’impulsion créatrice » in Ecrits sur l’art, 1934-1969, Flammarion, 2005 et 2007, p.63. Dès ma première année aux Beaux Arts, je me suis donnée les moyens d’inscrire mon travail de création dans différents lieux du champ social afin de faire expérience et d’explorer cette dimension de l’art. J’ai effectué un premier stage sur Marseille au Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale de Claire-Joie qui accueille des jeunes femmes de 18 à 25 ans en très grande précarité. J’ai co-animé un atelier de créations avec une éducatrice spécialisée dont les hypothèses de travail intégraient la création artistique spontanée et la rencontre avec l’autre. Elle a su éveiller en moi la curiosité concernant la fonction sociale de l’art pour des personnes en rupture de liens familiaux et sociaux. Tout au moins de réfléchir à la place que l’art pouvait tenir ou revendiquer d’avoir.

    A l’occasion de mon travail de recherche j’ai souhaité approfondir les modalités de l’expression artistique dans le champ de la précarité sociale. Cela m’a conduite à me poser la question des limites d’une telle entreprise. Comment s’exprimer, comment favoriser l’expression des émotions par la stimulation d’autres, communiquer et travailler ensemble ?

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    Entrer avec une représentation de l’art dans une résidence sociale afin de susciter, créer une « impulsion créatrice », réveiller ce besoin « biologique », cette nécessité que j’éprouve ; contribuer à le révéler chez l’autre, le faire exister en dépit de la souffrance et la précarité, telles ont été les pensées qui m’ont accompagnées. L’obligation d’en écrire quelque chose m’a permis de développer quelques axes :

    1. Investir la fonction sociale de l’art : page 9 « Y ajouter un bout de soi » est la devise de cet atelier

    Un échange autour du geste et une volonté de partager

    L’artiste au service de la société ?

    2. Art et pulsion vitale : page 25 Le monstre

    Etre dedans et dehors

    3. Art et dépossession : page 31 M’époumoner…

    Le corps étranger, mon corps étranger.

    Les conditions de la création collective

    L’œuvre collective

    4. Les impasses de la transmission : page 43

    La motivation de l’artiste 5. Une conclusion : page 47

    La déception

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    I. Investir la fonction sociale de l’art

    Je vais commencer par situer le lieu qui a servi à développer le sujet de ma recherche, ainsi que le projet. Cette expérience s’est faite dans la structure Maison relais « l’Oustaou de Jane » au 90 chemin Notre Dame de Consolation 13013 Marseille. Cette maison relais est un lieu de résidence pour des femmes isolées qui y disposent d’un appartement individuel ; certaines y vivent avec leur enfant. Elles ont entre 20 et 70 ans et viennent de milieux divers ; elles sont en situation précaire depuis souvent quelques années. Un des objectifs de ce lieu est de favoriser la resocialisation par la mise à disposition d’ateliers collectifs visant à soutenir les relations des résidentes entre elles. J’ai proposé à l’équipe des professionnels de cette structure, un projet intitulé « Tissage, Vénus ou La Femme qui rassemble toutes les femmes ». Cette femme aurait une forme semblable à celle d’une vénus paléolithique, d’où son nom. J’ai choisi cette figuration car ces statuettes sont des symboles de fécondité et d’abondance. Elles représentent une des premières sacralisations de la femme dans un registre symbolique. Dans ce choix d’emprunt d’une forme sculpturale, nous pouvons faire référence à l’artiste Vik Munir

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    contemporain brésilien. En 2010, Lucy Walker le suit pendant plusieurs mois et réalise le film « Waske land ». Vik Munir est filmé en pleine réalisation d’un projet artistique au cœur de Jardim Gramacho, la plus vaste décharge de Rio de Janeiro. L’artiste s’est installé près de la décharge et organise un projet participatif : les travailleurs de la décharge rapportent les ordures et les mettent en place sous la directive de l’artiste dont ils réalisent le portrait. Il utilise la figuration picturale en référence, ici au portrait peinture, pour que l’impact soit, par sa simplicité compréhensible, tout en étant une référence à la fois à la peinture et à ces gens. Cette figuration est une mise en lumière, une reconnaissance et une forme de gratitude. L’objectif est de trouver la forme qui va frapper le plus près à la porte du cœur ; comme dirait Pacôme Thiellement. La figuration permet de créer plus simplement l’attachement aux personnages avec une dimension poétique. Dans la proposition que j’ai faite, la vénus est aussi une mise en lumière de ces femmes et de leurs parcours, une reconnaissance en figuration de leur être femme. De la nudité au dénuement, le corps de la femme peut venir témoigner des richesses intérieures à partager dans un élan vital. J’ai choisi le tissage en commun dans le but de créer une peau et non un vêtement sur un corps de femme monumental. Je souhaitais que cette femme vienne aussi représenter l’alliance de toutes les femmes.

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    Cette sculpture aura pour lieu de résidence cette maison relais « l’Oustaou de Jane ». Mon idée de départ était que cette création serait, dans cet espace offert, représentative du groupe qui se constituerait d’un atelier à l’autre. Ce serait un groupe ouvert : y viendrait qui voudrait. La vénus de ce projet avait pour but d’être monumentale et voyante, s’y est rajouté le caractère éphémère et « décidu » depuis son appropriation par la Maison Relais. Elle a pour matériau constitutif l’assemblage de tissages sur polystyrène. Ces tissages permettront de sculpter la peau et les formes de la vénus.

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    « Y ajouter un bout de soi » est la devise de cet atelier.

    Un bout d’histoire de chacun(e) avec des matériaux qui nous représentent, nous correspondent. J’ai commencé cet atelier en apportant mes propres matériaux : vêtements déchirés, vêtements trop petits, des tissus que je collectais, dont chacun a un lien avec moi et mes déambulations dans la vie. L’assemblage de tous ces éléments, morceaux de tissus, tissage, sera un assemblage d’un bout de soi, d’un bout de chacune. Nous avons chargé la peau de Vénus de nos récits sans parole, angoisses et joies. Nous l’avons formée de nos pensées-vidanges, décharges, dépôts, déconstructions, créations et transformations. Nous collecterons et accumulerons nos chiffons, nos émotions et nos pensées. Nous les ordonnerons et transformerons par l’intermédiaire du tissage et de l’art. Idéalement cette création autour de nos vies pourrait stimuler à son tour une création par d’autres, partie prenante de nouvelles impulsions de créativité. Cette Vénus devait être créée pour être représentative de nos vies rassemblées. Elle serait messagère de nos histoires et témoignerait de nos douleurs et nos souvenirs grâce aux tissages qui la constitueraient. Comme dirait Nicolas Bourriaud dans Esthétique relationnelle, p.43 « si elle est réussite, une œuvre d’art vise toujours au-delà de sa simple présence dans l’espace ; elle s’ouvre au dialogue, à la discussion »

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    Un échange autour du geste et une volonté de partager

    La création d’un « prétexte » ; un prétexte pour se rassembler. L’art comme un état de rencontre. Nous pouvons évoquer l’artiste Suzanne Lacy et en particulier sa pièce « The Crystal quilt », 1987-5. Il s’agit d’une performance qui fut réalisée le 10 mai 1987 à Minneapolis. 430 femmes de plus de soixante ans se sont réunies pour partager leur point de vue sur le fait de « vieillir ». Cette performance a été diffusée en direct à la télévision et a réuni plus de 3000 personnes. Cette œuvre existe maintenant sous la forme d’une vidéo, de photos et de pièce sonore. Dans cette pièce nous pouvons observer des tables colorées et agencées de telle manière que la forme d’un tapis nous apparait. Le tapis est évocateur de nouages et de liens. C’est un des référentiels des tissages que j’ai proposé. Suzanne Lacy est une activiste, une militante qui participe aux débuts du Féminisme américain. Elle réalise des travaux ambitieux qui allient responsabilité sociale avec la recherche plastique. Les piliers de son travail et de sa réflexion sont l’organisation et la discussion. Permettre de laisser s’exprimer la parole et la rencontre de populations qui ne s’expriment pas habituellement ou n’en ont pas l’opportunité. Elle crée des « prétextes » à l’échange.

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    C’est aussi sur ce principe que s’est développé le projet de la vénus. L’œuvre de Suzanne Lacy se caractérise par la monumentalité de son travail de recherches préparatoires avant la réalisation d’un projet ; en effet il peut se passer trois ans pour certaines œuvres. La mise en scène peut être aussi fascinante. A posteriori, je me rends compte que ce temps recherche et de réflexion préparatoire a fait défaut dans mon projet. Il aurait fallu étudier le « prétexte », réfléchir aux notions de « participation », de « collectif », de « social ». J’ai souhaité créer une sculpture collective qui par essence aurait été sans les mots, dans le geste et l’espace et pourtant, en parallèle, j’ai dû moi-même poursuivre la réalisation de cette sculpture de mon côté, à l’extérieur de la structure. Comme si elle était trop précieuse pour être encore partagée ou dévoilée avec le groupe. Comme s’il fallait que je la conçoive, l’accouche ou fasse sa connaissance seule. Je leur montre avec des photos que le travail sera relativement long avant de pouvoir terminer la sculpture, et leur dis qu’il me faudrait beaucoup plus de tissages pour que le travail de peau puisse se concevoir à plusieurs. Ce jour-là, deux résidentes étaient présentes dont une nouvelle. Cette nouvelle personne essaie de trouver des solutions pour que ça aille un peu plus vite comme

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    plaquer des tissus directement… c’est par évidence une tentative de s’approprier le travail, ce qui m’est d’abord apparu comme une usurpation à ce moment-là. J’explique alors que ce n’est pas le projet initial. Je n’ose pas insister… J’ai déjà eu cette discussion plusieurs fois. Je dis seulement à ce moment-là que si nous voulons la terminer il faudrait juste tisser plus et plus vite, peut-être faire des tissages plus larges et plus longs si nous voulons que la sculpture soit terminée. Je n’ai pas cherché à justifier plus que ça. A ce moment-là, cette même résidente me propose d’utiliser une autre technique pendant l’atelier. Elle propose de faire du tricot avec des bandelettes de tissus. C’est la première qui prend le relais, qui prend l’initiative de faire quelque chose d’autre que ce que moi j’avais proposé… C’est à ce moment-là qu’il y a eu impulsion créatrice, appropriation. Cette proposition d’échange et de partage était une demande initiale de ma part qui n’avait pas abouti. Et là enfin, au bout de trois mois quelqu’un vient apporter quelque chose de palpable ; quelqu’un vient échanger et s’approprier ce moment que j’ai proposé pour donner un peu de soi. Les notions de geste et d’espace m’ont évoqué la pièce performatique « a stich in time » de David Medalla, 1968-72. Cette œuvre est représentative de l’art participatif par sa poésie et sa justesse. Elle est l’expression du partage, au fil du temps et des réalisations.

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    L’expérience met en jeu les modes d’échange sociaux, l’interactivité avec le regardeur/participant à l’intérieur de l’expérience esthétique à laquelle il prend part et les processus de communication, dans leur dimension concrète d’outils servant à relier des individus et des groupes humains entre eux. Ici il s’agit d’un long tissage disposé dans une pièce où les visiteurs viennent coudre et rajouter ce qui leur passe par la tête. Au-dessus de la pièce de tissu pendent des bobines de fils que les gens prennent selon leur envie. L’échange se fait au fil du temps même si les personnes ne sont plus présentes au même moment, l’échange opère. Cela convoque un idéal collectif universel autour des pratiques transculturelles que sont le tissage et la couture. Dans mon atelier tissage, l’échange et le partage se faisaient pendant les séances entre les résidentes, les éducateurs et moi-même. Ils se faisaient également avec le médium temps d’une séance à l’autre, ils s’opéraient avec les tissages qu’on admire et qu’on touche. L’échange, la transmission se créaient dans l’absence et le silence ou l’absence et le discours mais surtout et encore dans les sensations stockées de notre inconscient.

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    Une histoire… Un jour j’ai eu envie de surnommer les femmes résidentes, « les femmes pyjamas ». Elles viennent à l’atelier presque uniquement en pyjama. Si quelques fois elles rentrent dans le foyer, l’espace où je fais l’atelier, en tenue de ville, elles restent deux secondes et elles partent aussi vite se changer et reviennent en pyjamas. Ça donne une autre dimension à l’atelier, une dimension qui me plait, ça me donne l’impression qu’une grande confiance et absence de jugement règnent dans cette structure. Cela peut aussi montrer qu’il n’y a pas de différence entre leur espace privé et l’espace collectif, qu’elles forment une sorte de communauté.

    L’artiste au service de la société ? Dans ce lieu, l’Oustaou de Jane, je suis stagiaire en art. Je propose un atelier où je deviens une « animatrice »... Je ne suis plus artiste mais animatrice, animant par ma présence un atelier, donnant corps et vie à cet atelier. Je permets la réalisation d’une activité de manière bénévole, donc « gratuite ». Les résidentes ont la possibilité de participer à mon atelier de manière spontanée, sans contrainte et sans « payer ». C’est un service que je leur rends, c’est un don que je leur fais. Cependant, personne ne vient.

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    Lors de cet atelier, je ne permets pas à ces femmes de repartir avec des objets à chaque séance comme la plus part des ateliers créatifs, comme la couture qui s’exerce dans ce lieu par exemple, où elles y viennent se faire des coussins ou bien des sacs. Moi, je leur offre « seulement » la sculpture, la Vénus, pour que tout le monde puisse y avoir accès, pour que tout le monde puisse la contempler sans aucune appartenance, pas même la mienne. Je commence à me demander si le fait de ne pas faire payer la participation comme dans n’importe quel atelier ou activité extérieure n’est pas ici la réponse ou la solution pour que les participantes soient présentes. Je sais par expérience que si on veut faire une activité , qu’on la désire et qu’on paye quelqu’un pour nous aider à faire ce temps de loisir ; que si on monnaie ce temps, on s’y rend régulièrement pour ne pas se sentir dépouillé ou volé. On y va par choix. Je me dis que ce n’est pas leur choix de participer à cet atelier de tissage. Pourtant les résidentes m’ont témoigné le désir d’y participer et de réaliser la sculpture de « cette grosse femme ». Elles ont voulu choisir l’horaire et le jour pour que toutes puissent y venir. Malgré ce désir, elles ne viennent pas ! Le désiraient-elles vraiment ou veulent-elles me faire plaisir ?

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    Le fait de ne pas payer, que ça soit un service ou un même un don de ma personne, fait-il perdre toute sa valeur à cet atelier… l’argent donne-t-il de la valeur aux choses ? Le don fait-il perdre toute importance aux évènements et activités ? Comment recevoir un don ? Sommes-nous tous en mesure de l’accepter à la mesure de ce que la personne qui « donne » l’espère ? L’importance que le donateur accorde à ce Don peut-il être perçu par autrui et donc faire que cela soit « acceptable » ou non ? Cette expérience d’un don vécu comme « rejeté » me fait

    constater que j’ai entraîné cet atelier dans une démarche

    utopique. L’utopie d’un quotidien, l’utopie d’un temps

    d’expérimentations concrètes. J’ai voulu utiliser l’œuvre

    d’art comme interstice, fente sociale à l’intérieur de

    laquelle des expériences nouvelles pourraient voir le jour.

    On peut qualifier l’expérience en « possibilité de vie »,

    une opportunité visant à créer des relations-

    «possibilité» avec l’Autre.

    Donner et recevoir se mélangent et la création s’invente.

    J’imaginais de façon floue transformer en donnant

    simplement l’idée d’une alternative d’expérience

    esthétique. Le don comme alternative à la solitude, le

    temps de création pour une expérience de lien.

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    Comme dirait Michelangelo Pistoletto, pour transformer la société, il faut opérer une transformation sociale responsable, c’est le passage entre irresponsabilité et responsabilité. Permettre de comprendre le monde différemment, de voir les choses d’un autre œil, de s’ouvrir l’esprit de manière sensoriel ou intellectuelle. Dans mon travail plastique c’est ce que je cherche à faire. Je suis dans une recherche esthétique, sculpturale des maux. J’essaie de donner corps et forme à ces abstractions de mal être (voir figure1). Mon interprétation sculpturale donne des formes qui serraient l’expression de ces « maux » associés et regroupés, je pioche un peu chez tous et je sculpte cette idée de souffrance (voir figure2). Ma recherche d’artiste se situe à l’endroit où les expressions des émotions se mêleraient dans une forme qui pourrait être immuable. Je suis française, marseillaise, et plus largement - mais c’est important de le dire - méditerranéenne. Quand je parle de social, je parle de société ; je prends différentes formes de structures sociales méditerranéennes, et je cherche à les faire communiquer entres elles. C’est ce que j’ai tenté de faire lors de l’atelier tissage, créer l’échange culturel et générationnel. Créer grâce à la différence mais aussi et surtout créer avec les ressemblances. Je me questionne sur les civilisations méditerranéennes, sur les différents niveaux de traditions.

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    Dans mon travail je cherche à créer une sorte de fil rouge qui se déroulerait dans les pays méditerranéens. Mon art tend à parler de cultures et non de politiques ; même s’il est politique au sens qu’il concerne les hommes et la société. J’imagine que la construction de mon identité s’opère par des similitudes, des proximités, des voisinages, des affinités et des ressemblances. La critique de schéma sociétaire est là pour créer des désirs de transformation et de création. L’art a comme fonction sociale l’ouverture et le questionnement. Construire et déconstruire, comment déconstruire des idées pour construire des identités ? J’essaie d’imaginer ces influences intériorisées comme une « transpiration » de laquelle je propose une forme plastique. (voir figure 3) Mais il y a aussi confrontation à l’extérieur et intrusions car différences (voir figure 4) Je dissocie ces deux formes de revendications identitaires mais je ne peux m’empêcher de penser au choc et à la collision en eux. Et à me demander si la recherche de sa propre identité ne lie pas ces de formes de confrontations (intérieur/extérieur) (Voir figure 5)

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    2. Art et pulsion vitale

    Le monstre

    Se faire envahir par « le monstre de l’art », envie d’expulser une pulsion. Se libérer d’un mal, d’une idée, d’une sensation, d’un moment. Devoir passer par l’éjection, l’extraction de soi. Devoir faire sortir quelque chose d’enfoui, quelque chose d’informe, pourvoir lui donner forme, en passer par l’art, par ce monstre éprouvant, épuisant pour y arriver. Expulser pour mieux « monstrer ». Passer par la pulsion pour donner corps à une idée, une sensation. Transmettre en concert, passer par la forme. Concrétiser. La création comme AIR, comme oxygène, comme pulsation cardiaque, se dire que si on n’arrive pas au but, au bout de soi, au bout de « ça », on ne pourra plus respirer cet « air » si pur de la satisfaction que donne cette sensation de complétude après avoir réussi à donner corps à l’impalpable par notre travail. Créer comme pulsion vitale, car créer pour ne pas déprimer, pour ne pas sombrer dans l’ombre, dans la folie d’un manque, dans une absence de cette forme « art » qu’on ressent sans pouvoir la toucher ni l’imaginer, dans un vide, dans un gouffre, un sentiment d’incomplétude.

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    Que faire quand l’envie n’y est pas, quand la création est obstacle, est difficile ? Mais se sentir heureuse, remplie de vie quand la création prend CORPS, quand la création donne envie d’avancer, de créer mieux, plus et encore. Créer pour s’exprimer, révéler un silence, le silence de notre être, de notre tête. Exprimer l’inexprimable, l’impalpable sans savoir ce qu’il va sortir, sans guider nos gestes par avances, sans savoir ce qu’on va dire, ce qu’on va faire naître. Faire sortir l’art brut, l’art pur, l’art vierge ; le brut de mon individualité dans mon ombre, mon ombre carcasse. Penser à Judith Scott qui incarne par son identité corporelle le silence dû à une surdité, un mutisme et une déficience mentale. Mais un silence surmonté par l’art. L’art parle et dit ce qu’on ne peut exprimer, l’art incarne notre être le plus profond et le plus bavard car peu écouter. L’art est le lien avec « l’autre », avec le monde. Il permet de créer des fenêtres où l’autre peu venir y jeter un coup d’œil et apprendre à nous connaître et comprendre réellement.

    Etre dedans et dehors

    Retour vers l’atelier et analyse des moments passés, d’une place à prendre ou ne pas prendre.

    S’imaginer un Espace psychique. Imaginer que cet espace psychique soit un espace réel, un espace vital, un espace qui peut évoluer autour de nous.

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    On ajuste les choses autour de tous, ou on combine les choses autour d’un ou autre objet tout en préservant l’espace personnel de chacun, son propre espace psychique, son propre espace de réflexion, son propre espace privé et intime. Certaines personnes peuvent prendre plus ou moins de place. Il faut arriver à moduler et à accepter la place que tous veulent prendre. Il faut arriver à se respecter, à respecter et accepter les gens qui parlent, qui ne parlent pas, qui veulent ou qui ne veulent pas. Il faudrait ne s’agacer de personne et ne juger personne. Comment imaginer que l’investissement d’une tâche puisse se faire par la marge ? Sur un trottoir ou simplement par le regard lancé en traversant l’espace de l’atelier ? Comment une personne absente physiquement peut se sentir à l’intérieur même d’un projet ? Se sentir participative, active ? Précédemment je m’imaginais qu’un espace psychique pouvait être quelque chose de réel, quelque chose de palpable, concret et d’évolutif. Que cet espace psychique se développait autour d’autres espaces, d’autres personnes. Si cette entité est concrète, matérielle alors elle peut se déplacer, se déplacer sans forcément être au même endroit que le corps ou l’être qui la constitue.

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    Alors nous pouvons émettre l’idée qu’une personne se trouvant en marge d’une tâche qui se réalise, à l’extérieur même d’un espace de création, cette personne a l’impression d’y participer. Elle a l’impression de créer et de participer du groupe seulement par le désir qu’elle en a, l’appétence de réaliser quelque chose qui lui donne envie sans s’autoriser à une réalisation par le toucher, une réalisation par le palpable, une réalisation qui s’appuierait sur le sensoriel. Elle exprime une réalisation d’une pensée intuitive, création « intellectuelle ». Se séparent alors le gestuel, le sensoriel et le palpable d’avec la psyché, « le corps et le cerveau » ne se réunissent pas. Le cerveau crée alors son propre corps, un corps imaginaire, chimérique rempli d’une aspiration à lier des procédés. Un corps qui imagine le parfait lien, un lien impalpable mais concret dans son désir d’exister. Cette forme de participation peut se substituer à une protection contre un monde qui pourrait être trop agressif pour la personne. Ça pourrait être un corps barrière, un corps marge, contre le relationnel. Les hypothèses de cet atelier étaient d’associer ce désir de lier les choses entre elles, les gens entre eux par la réalisation de liens tissages ; de rentrer dans cette pratique du lien, dans cette pratique du nouage pour ne pas rester à la marge, pour ne pas se trouver à distance. Cet atelier de tissage pouvait permettre de sortir de cette

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    peur du lien et de ce fantasme de faire ensemble sans contact, pour le vivre concrètement. En réalisant des liens palpables, des liens unissant. La gestualité, le « fabriqué à la main » ou le sensoriel sont des éléments essentiels à la créativité de l’homme. C’est le moyen le plus primitif d’éprouver des sensations sans savoir ou prévoir ce que ça va produire sur le corps ou dans l’inconscient. C’est une manière de se faire du bien ou de se faire violence sans pouvoir contrôler, sans pour imaginer les effets sur son propre corps ou sa propre vie psychique. Ces gestes peuvent permettre un recueillement inattendu ou un bien-être fou, une satisfaction de soi comme l’idée d’être arrivé au bout de soi, au bout de quelque chose, une libération d’un état insoupçonné.

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    3- ART ET DEPOSSESSION

    • M’époumoner…

    Je commence à m’essouffler…

    J’ai l’impression de stagner, je commence à me démotiver. Je me dis que cette vénus il faudrait presque l’expédier, la liquider …

    De plus, les résidentes se font de plus en plus rares… elles sont en moyenne une à deux par matinée.Bien évidement certaines me font part de leur intérêt pour ce projet mais ça me semble comme quelques gouttes dans un désert, peut-être suis-je trop demandeuse, encore dans l’illusion d’une adhésion unanime à mon projet…

    Je dois renoncer à l’idée d’une rencontre dynamique, une rencontre en nombre, d’une rencontre presque communautaire ; renoncer à mon appétence de voir mon atelier investi par une quinzaine de femmes qui pourraient soutenir le projet éventuellement sans moi ; le réaliser sans moi.

    A l’extérieur de la structure, je croise une des résidentes qui ne participe plus à l’atelier depuis un petit moment, à chaque fois que je la vois, elle me pose beaucoup de questions sur le projet. Elle s’excuse de ne pas pouvoir participer à l’atelier en m’expliquant son emploi du temps. Elle me dit qu’elle a

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    prévenu les éducateurs. Elle me demande comment se passe le stage et le projet ; elle me demande quand est ce que je ramène la vénus. Elle me fait également part de son enthousiasme de pouvoir bientôt la voir et venir la terminer avec nous… Mais ça ne me suffi pas, ça n’a plus de sens.

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    Le corps étranger, mon corps étranger. C’est le moment de mener ma sculpture ; leur sculpture ! Elle a été malmenée ; la pauvre ! Elle n’a pas bien été acceptée la Vénus… On a pu dire qu’il fallait « la déplacer pour ne pas trop la voir »… qu’elle était trop « moche », que pour l’instant « ça ne ressemblait à rien », que ça ressemblait à un « épouvantail ». Sur le ton de l’humour... ? Bien sûr … Les femmes ne sortaient pas du bâtiment, du foyer, pour la voir, Moi je suis dehors avec cette pauvre vénus et les « bras extérieurs » venus m’aider à la transporter ; personne ne vient lui dire bonjour, ni ne vient l’accueillir. Seules deux résidentes ont pris la peine de venir voir… de s’approcher. Le reste du groupe regarde par derrière la baie vitrée puis depuis la terrasse. Je me sens vexée, je me sens blessée… Déconcertée par des réactions. Leur regard porté dénature cette création, me dépossède de ce que j’y avais investi. Je me demande si c’est vraiment une bonne idée de la laisser là-bas, de la leur donner, de la leur céder… J’ai l’impression de la laisser à l’abattoir ; comme si j’étais en train de gâcher quelque chose, de la gâcher, de saccager

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    mon projet. A quoi bon la leur donner si la vénus ne peut être acceptée et appréciée. Et là, J’ai mal à la gorge, je le vis mal, je ne peux pas tout dire, pas tout leur dire, je me prive de parler, les mots ne peuvent pas sortir, ils se bloquent dans ma gorge. Je me sens dépossédée, dépossédée de cette expérience, incomprise ; Je pense que je suis à côté de la plaque : Je pense ART, je pense création artistique, j’oublie de penser création collective, création contribution, création « pansement ». L’échec que j’ai vécu à la réception de la sculpture à un rapport direct avec la projection symbolique que j’ai eu sur cette utopique Vénus. J’ai appris la frustration, j’ai appris la confrontation, j’ai appris le démantèlement d’un projet. Mes projections ont pris le dessus sur l’existence, la vie et la création lors de cet atelier. J’ai d’abord pensé que c’est là que se trouvait ma frustration : avoir voulu réaliser une création collective dans un univers de précarité sociale, en soutenant l’idée d’un message symbolisant le « partage », en l’incarnant esthétiquement par son élaboration dans sa durée. Je pensais pouvoir unir le monde « du social » et le monde de l’art contemporain. Ce monde de l’art contemporain dont je n’arrive pas à soutenir que je pourrais en faire partie. Ce concept de « l’art contemporain » n’est-il pas seulement destiné à

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    une certaine élite ? Faudrait-il connaître les codes, le langage pour comprendre l’art, pour se l’approprier ? La foule ne pourrait-elle accéder qu’à une seule forme d’art ? Un art praticable dans une forme artisanale, un art du sensible sous forme de réparation, un art en réponse à des maux, un art de questionnements, un art comme expression existentielle ? Après quelques mois, je pense que la véritable frustration est la dépossession du projet. Toutes mes projections symboliques n’ont vu le jour que dans ma tête, je n’ai pas réussi à les faire germer auprès de ses femmes. La vénus est devenue une représentation pour ce lieu qui n’inclut presque plus mon projet initial. Elle est chargée de tous les rejets, de toute la laideur des liens, de l’abandon et des laisser-tomber multiples, voire de la déchéance et de la déliaison. Elle est vouée à se déliter et personne ne pense à faire appel à moi pour la « réparer ». Elle est mise à l’extérieur dans sa fonction pour ce lieu : être chargée de tout ce qu’elles ne veulent plus d’elles. C’est autre chose. C’est peut-être tant mieux. Serait-ce là la fonction sociale de ce projet ? Le mot acceptation est de rigueur.

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    Le projet a été corrigé.

    Les conditions de la création collective Si je pense dépossession, laisser-aller, cheminement tout en pensant « collectif », je pense Arte Povera et plus précisément Michelangelo Pistoletto. C’est à cet artiste que je me réfère et dont j’ai le sentiment de faire partie de la mouvance. Suite à un échange entre Celant et Pistoletto au centre Pompidou dans Parole à l’histoire de l’art, Germano Celant et Michelangelo Pistoletto, celui-ci parle de son travail en 1967 et donc de l’ouverture de son atelier. C’est par « l’ouverture » de l’atelier à des comédiens, poètes, musiciens, cinéastes… que commence son travail de collaboration, le travailler « ensemble » ou « avec », permettre d’imaginer ensemble et/ou d’autres parts. Ils réalisent 10 films (1 chacun) Puis il sortit dans la rue ; le « ZOO » se créa, c’est là où, comme il dit, l’art rentre dans le social et la rue. Dans le groupe chacun est différent de l’autre. C’est une nécessité de faire quelque chose de cohérent mais de visuellement incohérent. L’une des principales préoccupations de Pistoletto est de sortir des spéculations économiques.

  • 37

    Pour Pistoletto c’est l’idée d’un monde possible qui entre dans le monde réel. Sortir du miroir qui offre ces possibles en ouvrant l’atelier à l’autre. C’est une forme de réponse au marché, par l’idée d’un « autre » monde possible en l’actant. Il ouvre l’atelier à l’artiste et à la rue. Offrir d’autres possibles, la réalité devient actrice, elle se met en mouvement, la rue devient le monde. Le public avec ZOO, ne se pose pas la question « est-ce que c’est de l’art ou non » on prend l’Object (ici une sphère de papier mâché) et on joue avec, on crée et on favorise le « hasard ». Pour Pistoletto la sphère est le symbole du hasard. Ce qui pour moi a pu se caractériser par l’atelier au sein de l’Oustaou, ce centre « est » la rue, « est » le monde, « est » une possible ouverture. C’est là où je peux commencer à m’y retrouver. Je suis dans une recherche de place en raison de mon inconfort dans un monde d’art et de l’impossibilité de m’y reconnaitre. Je suis allée voir du côté du social pour essayer de mieux repérer ma place et/ou de me la créer pour y trouver du confort et de la satisfaction, un but, un sens. Sans doute pour y retrouver une forme de familiarité, une quête du semblable, de la ressemblance, une similitude avec le discours qui a façonné en partie mon être et qui parle de mon milieu social. Là où j’ai été déconcertée c’est que j’avais une représentation symbolique de l’Art en créant ces tissages mais ces femmes ne pensaient comme ça ; elles faisaient,

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    elles créaient, elles « jouaient » de manière hasardeuse, sans y réfléchir sans chercher à associer, elles faisaient ou non, c’est tout. La pensée était en acte mais aussi en art, ce à quoi je n’ai pas eu accès dans l’instant. Il est habituel de parler alors de spontanéité, et d’interaction et non pas de création. C’est le mot interaction qui me permet d’envisager les choses autrement et de ne rien condamner, c’est ce mot qui me fait regarder d’un nouvel œil ce qui s’est passé, ce qui s’est déroulé et ce qui s’est construit. J’ai interagi avec ces femmes ; elles ont, par leur spontanéité, mené la danse, contrôlé le jeu. Elles ont joué ou pas d’ailleurs. Je ne percevais que la correspondance « geste et mouvement » et je n’imaginais pas être dans « la parole ». Je m’imaginais une scène, un lieu silencieux à l’instar de l’atelier. L’expérience spontanée que j’ai vécue est tout autre. Je me suis laissée guider à mon insu par ces femmes ; elles ont donné leur dynamique et leur vitalité à cet atelier, leur présence et leurs absences ont donné vie et rythme. Je n’ai contribué qu’à créer l’occasion de la rencontre, un moyen de se trouver, de se retrouver, j’ai créé l’aire de jeu. Nous avons réalisé une sculpture collective qui par essence est sans les mots, dans le geste et l’espace et le temps. Elle ne m’appartenait déjà plus.

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    L’œuvre collective

    Intéressons-nous à l’œuvre Tutto (tout) 1987 d’Alighiero

    Boetti (1940 - 1994). C’est une broderie à la main sur lin

    (174 x 251 cm).

    Cette Broderie fut réalisée à Peshawar, sur commande de

    l'artiste, par des afghanes réfugiées au Pakistan. C’est une

    forme d’expérience d’un temps de travail en commun.

    « En 1971, à l’occasion d’un voyage en Afghanistan,

    Alighiero e Boetti découvre les traditions ancestrales des

    tisserands de cette région du monde. Rompu à la pratique

    de la sous-traitance artistique, il décide de faire

    confectionner sur place des broderies – en n’excluant

    toutefois pas d’autres types de collaboration avec les

    villageois. Aux brodeuses, il indique précisément les

    motifs (cartes du monde, drapeaux, alphabets

    calligraphiés ou en lettres d’imprimeries, mots, phrases,

    calligraphies…), mais parfois leur laisse libre le choix des

    couleurs. Tutto fait partie d’une série brodée à partir du

    début des années 1980 à Peshawar par des femmes

    afghanes réfugiées au Pakistan après l’invasion

    soviétique.

    Composée avec quatre-vingt-quatre couleurs pour

    lesquelles la même quantité de fil a été utilisée, cette

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    tapisserie présente un nombre indéfini de formes

    abstraites, figuratives, géométriques, inventées ou

    copiées, petites ou grandes, quelquefois de grandeur

    nature, dessinées par Boetti ou par son assistant d’après

    des journaux ou des magazines. Découpés et juxtaposés

    au hasard, ces motifs saturent totalement la surface pour

    donner naissance à un chaos de figures colorées à peine

    reconnaissables. Comptant parmi les œuvres les plus

    significatives de Boetti, les broderies, qui ont parfois

    demandé jusqu’à cinq années de travail, sont « des

    concentrés de temps ».

    Bizarrement, constate Boetti, « j’ai la patience de les

    attendre, ou plutôt je ne les attends pas, elles arrivent

    quand elles arrivent. Il y a donc ce temps très long, et il y a

    aussi l’incertitude ». Caroline Edde le cite in Collection art

    contemporain - La collection du Centre Pompidou, Musée

    national d'art moderne, sous la direction de Sophie

    Duplaix, Paris, Centre Pompidou, 2007.

    Est-ce là une œuvre dite d’un temps de travail en

    commun comme j’aimerais l’entendre ? Ces femmes sont

    réfugiées, c’est donc une « communauté » à part entière.

    Moi, « mes femmes » forment également une

    communauté d’un le sens d’un groupe lié à un lieu précis.

  • 41

    C’est différent mais je m’y retrouve dans l’idée

    d’appartenir à un groupe quel qu’il soit tant qu’on le

    pense.

    Mais faire faire, laisser faire ? Cette œuvre est

    initialement une commande, ceux sont donc des femmes

    choisies pour leurs expérience et leur maitrise d’un

    savoir-faire. C’est là peut être ou mon expérience diffère,

    même surement mais je pense que le contenu est

    semblable. En effet c’est l’expérience d’un temps qui

    passe, de laisser les choses fonctionner seules, être avec

    des personnes qui font à leur rythme…

    Même si le travail est fait de manière séparée, la réunion

    entre artiste et ouvrières est possible par le résultat.

    L’artiste est à l’origine, il crée l’opportunité de la

    rencontre, réunion et échange entre ces femmes d’une

    même communauté. Elles sont reliées entre elles par

    l’appartenance et reliées par la confection.

    Quel que soit le prétexte, la réunion peut se faire par

    l’expérience d’un temps qui passe, d’un rythme qui se

    crée.

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  • 43

    4- Les impasses de la transmission

    La motivation de l’artiste

    Je suis maso ! Vouloir s’exprimer par l’art, en attendre peut-être une reconnaissance improbable ne suppose-t’il pas un fonctionnement masochiste ? Etre dans une Ecole Supérieure d’Art, n’est-ce pas en rajouter ? Qu’est-ce qui nous pousse à essayer de faire de l’art sa vie ? C’est la faute au monstre ! L’ART, cette anomalie monstrueuse qui se glisse dans nos corps, dans nos esprits ? Cette « monstrer» qui contrôle nos gestes ? C’est de sa faute ! Est-ce cette « chose-art » qui nous permet de tenir ; ou, nous pousse à y aller et à en redemander… Qu’est-ce qui me pousse à créer ? Qu’est-ce qui me pousse à avoir envie de donner « aux autres » et de partager « avec » ? Qu’est-ce qui m’a poussée à avoir envie de tenter cette expérience ? M’a fait imaginer ce projet ? M’a donné envie de créer à plusieurs ? M’a donné l’impulsion de ne pas créer seule dans mon coin d’école, mon coin de chambre, mon coin de promenade.

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    A la fin de toutes études, on commence une nouvelle vie

    avec des idées. Mes idées questionnent certains mots

    comme Relation, Echange, Croiser, Identitaire… en tant

    que jeune artiste, ces idées ne me mèneraient-elles pas

    vers la transmission ? Transmettre la mémoire d’une

    création, du sensoriel, du plastique n’est-il pas ma

    future ligne directrice ?

    Chercher une réponse, ma réponse peut être du côté de « l’enseignement » ? De la « transmission » ? Chercher à me calmer, à me justifier, à me légitimer de cette démarche créative. D’où vient cette « machine d’art » ? D’où, depuis quand germe cette graine, qui peut bien permettre de la faire pousser, qui l’arrose ? Mark Rothko Ecrits sur l’art, 1941, « Le professeur idéal » in Brouillon partiel d’ « Une analyse comparée », Circa 1941, Flammarion 2005 et 2007, p.55. « Le professeur idéal auquel on confie l’activité de l’art créatif doit posséder une double compétence. Premièrement, comme tous professeurs il est clairvoyant […]. Sa présence elle-même et sa manière d’être créent une atmosphère détendue et confiante et il partage le principe général d’un ajustement social du processus éducatif dont son activité fait partie. Deuxièmement, et il s’agit là incontestablement de la compétence fondamentale dans notre analyse, il doit posséder la sensibilité d’un artiste.

  • 45

    L’art doit être pour lui un langage d’expression limpide qui induit la compréhension et l’exaltation que l’art inspire précisément. C’est l’artiste enseignant qui s’est le plus fréquemment acquitté de ce rôle avec succès. Parce que l’art constitue son meilleur moyen d’expression et en raison de sa relation intime avec celui-ci et avec ses méthodes, que ce soit dans son propre langage ou dans celui d’autres artistes passés et présents. Il a probablement développé cette sensibilité à un degré plus élevé que d’autres dont le seul contact avec l’art s’effectue du point de vue de l’observateur. Cette sensibilité-là devient un élément important dans l’effet qu’il produit sur la créativité des enfants. […] il doit s’abstenir complètement d’interférer avec le processus créatif, sauf à corriger un simple mouvement d’immaturité, cette sensibilité permettra de réagir avec enthousiasme à ce que l’enfant à fait. Il sera capable de comprendre le symbole de plus obscur, l’idée la plus lointainement suggérée, de saisir le moindre rapprochement de l’idée et des milliers d’autres manifestations imprédictibles de la créativité.»

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  • 47

    Une conclusion

    Je comprenais la transmission dans le geste et le mouvement et non dans la parole. Je m’imaginais un lieu de recueillement, un lieu silencieux à l’image de mon atelier. L’expérience que j’ai vécue est tout autre. J’en suis plus que satisfaite, je me suis laissée guider par ces femmes, elles ont donné leur dynamique et leur vitalité à cet atelier. En ce qui me concerne j’ai juste contribué à créer l’occasion de la rencontre, un moyen de se trouver, de se retrouver. Je suis arrivée de manière candide, utopique ; en me disant et en affirmant que la culture, que l’art est à la portée de tous, pour tous, que tout le monde pouvait faire ou aider à faire de l’art. À créer de l’art. Seulement l’art est tellement complexe… l’art n’est donc pas à la portée de tous ? L’art est difficile ? L'art ou la compréhension de l'œuvre ? L'appropriation de l'œuvre ? L’art c’est comme un monstre, un être « transparent » bien sûr, une force invisible qui se manifeste chez certains. L’art contrôle nos pensées et nos gestes. Mais… ne va pas chez tout le monde. Je pensais que chaque personne avait cette petite part, cette petite fenêtre, cette ouverture, cette fente capable d’accueillir l’ART.

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    Je pensais candidement à l’art brut, conséquence d’un cours de lycée qui avait grandi en moi, comme l’utopie d’un l’Art pour tous ! Ma foi ! Les « fous » y arrivent bien …. Est-ce là une incompréhension d’une histoire de l’art ? Sûrement ! Mais c’est incontestablement le fondement de mon histoire à moi, de la représentation de l'art pour moi, mon Art à moi.

    L'art comme modalité d'expression de l'individu ou d'un groupe, à une époque donnée, cela ne va pas forcément de pair avec la reconnaissance de quelques uns ou de tous. Ça parle sans doute du malentendu entre les deux mais aussi peut-être de la violence de l'interprétation dont l'œuvre témoigne. La « folie » est-elle moteur ? L’art peut-il entrer, se manifester chez l’homme si l'aliénation est là ? Si la motrice « folie » est prête à fonctionner, cela produit-il de l’Art ? La folie favorise-t-elle un lieu d’accueil de cet Art, de ce monstre ? Produire de l’art n’est-il pas ce que j’ai fait lors de mon expérience; ce que ces femmes ont fait pour moi. Produire c’est faire sans but ? Produire c’est faire avec les gestes, c’est faire pour quelqu’un d’autre ? Dans cette structure nous avons produit de l’art pour moi, produit mon art, produit mon idée, exécuté ma création.

  • 49

    La différence entre « créer » et « produire » est peut-être là. J’ai pensé créer avec ces femmes, dans le sens où nous allons créer de l’art ensemble. Seulement c’est moi seule qui ai créé, c’est mon idée, ma pensée, mon sens. Le sens de créer avec « elle »est devenu produire avec ces femmes, produire avec la structure. Créer « en groupe » semble être une chose complètement à l’inverse de ce que j’ai fait. Créer en groupe c’est avoir une « idée », une « envie », un « objectif » en commun, un départ venant du groupe. Ce n’est pas imposer l’envie de l'un aux autres ou même la proposer. C’est se servir de bras, de jambes et en l’occurrence de doigts, d’énergies pour compléter et renforcer la mienne. On ne m’a rien suggéré de créatif. J’impose mes règles et on les respecte ou non pour m’aider à produire…

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    La déception

    L’art est rude, il nous juge dans notre intégrité, dans notre individualité, devons-nous juger les autres pour vivre mieux ? Devons-nous être individualistes pour se blinder ? Comment faire, comment réagir quand une de nos créations n’est pas appréciée comme on l’aimerait, comme on le désirerait ? Savoir se confronter au regard des autres. Depuis bientôt 5 ans j’ai dû faire face à comment garder mon sang-froid, enfouir les émotions, les ranger à leur place quand ce que l’on produit déplait, n’intéresse pas, n’attire pas l’attention ou dégoute nos professeurs. On doit savoir justifier, laisser une part d’imaginaire et respecter autant qu’on peut le jugement des autres. Ce qui n’empêche que dans la pratique c’est très difficile à vivre. On gère tant bien que mal et on essaie de se blinder en serrant les dents. Quelques fois le courant passe et là, on vit des moments merveilleux. Mais à l’extérieur de l’école c’est différent, c’est encore plus différent quand on essaie de créer pour les autres et, que les autres ne sont pas réceptifs. Quand on essaie de se charger de « transmettre », de donner, d’offrir et que la réception n’est pas faite. C’est difficile ! Comment ne pas se sentir touchée ? Comment ne pas se sentir vexée ? Comment ne pas être blessée quand ça ne plait pas, quand ce n’est pas compris. Comment faire quand « le

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    pire pour moi » les gens ne sont pas réceptifs, ne font même pas l’effort de s'y intéresser. Quand notre travail est dénigré, comment moi, Sarah Bongiovanni, dois-je faire pour ne pas me sentir dénigrée en même temps… tant mon travail fait partie de mon être, où est la différence pour moi ?... Quand je pars de cet atelier je peux me sentir fatiguée ; les séances peuvent être très productives et intenses. D’autres fois, je me sens heureuse, satisfaite : j’ai la sensation d’avoir créé, produit quelque chose, tout s’est déroulé de manière très dynamique, les femmes ont été présentes. Ou bien encore je peux partir « blasée », un peu démoralisée car il n’y a eu qu’une seule participante ; j’ai alors l’impression de passer à côté de mon projet, à côté de ces femmes, à côté de la création ; de passer à côté de l’envie de transmettre et partager. Puis quand je prends du recul, je me dis que même quand personne ne vient le projet se fait, il se réalise quand même juste par ma présence et celle des éducateurs. Il continue de se créer, d’évoluer, de se transformer. C’est juste un temps de pause, un temps de souffle, car quand elles reviennent, elles savent qu’une séance s’est faite sans elles. Elles me demandent ce qui a été fait en leur absence, ce qui s’est passé, qui était présent… Elles s’intéressent et ne me laissent pas tomber car j’ai survécu à leur absence et j’ai continué à tisser la peau de leur vénus.

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    Elles ne laissent pas tomber la Vénus car je pense que la Vénus a pris sa place, elle existe déjà et elles s’y sont attachées. Cette sculpture me tient à cœur car j’y voyais un partage, un échange autour du geste et des mouvements. Désormais, j’y vois une volonté de partager, d’échanger entre nous en tant que personnes qui se sont rencontrées, de troquer nos expériences, sur nos cultures, nos savoirs. Echanger autour d’une tâche, échanger autour du tissage : le tissage en devient un prétexte alors que je le voyais comme une technique de très grande importance. Le tissage permet de se retrouver, de faire ensemble, de créer ensemble, de nouer ensemble, de rassembler. Mais le tissage n’est pas important en tant que tel, ce qui est important c’est le lieu où la transmission et l’échange se font : c’est dans les paroles, les discours, les rires.

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    œuvres/artistes

    Alighiero Boetti, Tutto (Tout) 1987 Broderie à la main sur lin 174 x 251 cm Extrait du catalogue Collection art contemporain - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Sophie Duplaix, Paris, Centre Pompidou, 2007.

    Suzanne Lacy, The crystal quilt 1985-1987

    (performance participative) http://vikmuniz.net/

    David Medalla, A stich in time 1968-1972 (performance

    participative).

    Collectif, Collecting an Epidemic: Aids memorial quilt,

    1986 (œuvre participative).

    Harun Farocki, Transmission, 2007 (transmission par le

    touché dans les récits).

    Erin Manning, Stitching time, 2012-2013(œuvre

    collective participative).

    http://vikmuniz.net/

  • 55

    Lectures

    Mark Rothko, Ecrits sur l’art, 1941 [extraits

    cités] « Techniques créatives », « Le Professeur idéal » et

    « La Satisfaction de l’impulsion créatrice », Flammarion 2005

    et 2007, p. 49-51, p. 55, p.63.

    Claire Mestre et Marie-Rose Moro, « Art et soin » In

    L’autre, revue transculturelle, Edition la pensée sauvage,

    p.145.

    Valérie Dupont, Tissage et métissage le textile dans l’art

    (XIX-XX siècle) édition universitaire de Dijon, 2011.

    Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnel, Dijon-

    Quetigny, Edition les presses du réel, 2001, p.43.

    Conférences et entretiens en ligne :

    3 vidéos conférences publiées par le Centre Pompidou.

    https://www.centrepompidou.fr/

    • Guiseppe Penone et Carolyn Christov Bakargiev autour

    de l’arte povera et de la scène artistique italienne des

    années 1690 du 17 janvier 2013.

    https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ccEKK6/rj7

    KExn

    https://www.centrepompidou.fr/https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ccEKK6/rj7KExnhttps://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/ccEKK6/rj7KExn

  • 56

    • Alighiero Boetti, Parole de l’histoire de l’art, du 12 juin

    2014.

    https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cX6qdK/rbL

    rRGL

    • Germano Celant et Michelangelo Pistoletto, Parole de

    l’histoire de l’art, Germano Celant et Michelangelo

    Pistoletto du 21 novembre 2012.

    http://www.dailymotion.com/video/xvh7hn_parole-a-l-

    histoire-de-l-art-germano-celant-et-michelangelo-

    pistoletto-le-21-novembre-2012

    • Lucy Walker, Film Waste land, sur l’artiste et son œuvre

    participative, Vik Munir, 2010.

    http://www.wastelandmovie.com/

    Lucy Walker http://www.lucywalkerfilm.com/

    Vik Munir http://vikmuniz.net/

    • Entretien de Pacôme Thiellement, L’art se doit de

    dépasser les genres (culture populaire qu’il ne faut pas

    confondre avec culture de masse) PHILITT philosophie,

    littérature et cinéma ; www.philitt.fr/category/actualite/

    https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cX6qdK/rbLrRGLhttps://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cX6qdK/rbLrRGLhttp://www.dailymotion.com/video/xvh7hn_parole-a-l-histoire-de-l-art-germano-celant-et-michelangelo-pistoletto-le-21-novembre-2012http://www.dailymotion.com/video/xvh7hn_parole-a-l-histoire-de-l-art-germano-celant-et-michelangelo-pistoletto-le-21-novembre-2012http://www.dailymotion.com/video/xvh7hn_parole-a-l-histoire-de-l-art-germano-celant-et-michelangelo-pistoletto-le-21-novembre-2012http://www.wastelandmovie.com/http://www.lucywalkerfilm.com/http://vikmuniz.net/http://www.philitt.fr/category/actualite/

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    • Enregistrement France culture, L’escargot de Judith

    Scott, commenté par Annette Messager, Nanette Snoep,

    Sandra Adam-Couradet, Bruno Decharme.

    www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4775098

    http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4775098