Sans Dessus Dessous (1889) - Jules Verne

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    Jules Verne

    SANS DESSUS DESSOUS

    Texte tabli partir de la troisime dition, par Bibliothqued'ducation et de Rcration, J. Hetzel et Cie, Paris, 1889.

    dit

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    Table des matires

    I O la North Polar Practical Association lance undocument travers les deux mondes. ......................................4II Dans lequel les dlgus anglais, hollandais, sudois,danois et russe se prsentent au lecteur.................................18III Dans lequel se fait ladjudication des rgions du plearctique. ..................................................................................34

    IV Dans lequel reparaissent de vieilles connaissances denos jeunes lecteurs..................................................................49V Et dabord, peut-on admettre quil y ait des houillresprs du Ple nord ? .................................................................58VI Dans lequel est interrompue une conversationtlphonique entre Mrs Scorbitt et J.-T. Maston...................68VII Dans lequel le prsident Barbicane nen dit pas plusquil ne lui convient den dire. ................................................83VIII Comme dans Jupiter ? a dit le prsident du Gun-Club. ........................................................................................98IX Dans lequel on sent apparatre un Deus ex Machinadorigine franaise.................................................................104X Dans lequel diverses inquitudes commencent se faire

    jour. ....................................................................................... 110XI Ce qui se trouve dans le carnet de J.-T. Maston, et ce quine sy trouve plus. .................................................................122XII Dans lequel J.-T. Maston continue hroquement setaire. ......................................................................................130XIII La fin duquel J.-T. Maston fait une rponse

    vritablement pique. ...........................................................140

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    XIV Trs court, mais dans lequel lxprend une valeurgographique..........................................................................151XV Qui contient quelques dtails vraiment intressants

    pour les habitants du sphrode terrestre. ........................... 152XVI Dans lequel le chur des mcontents va crescendo etrinforzando. ..........................................................................162XVII Ce qui sest fait au Kilimandjaro pendant huit mois decette anne mmorable.........................................................168XVIII Dans lequel les populations du Wamasai attendent

    que le prsident Barbicane crie feu ! au capitaine Nicholl... 179

    XIX Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-tre le tempso la foule voulait le lyncher.................................................183XX Qui termine cette curieuse histoire aussi vridiquequinvraisemblable................................................................192XXI Trs court, mais tout fait rassurant pour lavenir dumonde. ..................................................................................201Chapitre supplmentaire, dont peu de personnes prendrontconnaissance........................................................................202

    I Donnes du problme .......................................................... 202II Dpart du boulet dun point quelconque ........................... 204III Dpart du boulet dans le cas considr .............................212IV Erreur de trois zros ...........................................................214V Parcours du boulet ............................................................... 217VI Dviation latrale apparente du boulet............................. 220

    propos de cette dition lectronique.................................223

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    O la North Polar Practical Association lance un document travers les deux mondes.

    Ainsi, monsieur Maston, vous prtendez que jamais

    femme net t capable de faire progresser les sciences ma-thmatiques ou exprimentales ?

    mon extrme regret, jy suis oblig, mistress Scorbitt,rpondit J.-T. Maston. Quil y ait eu ou quil y ait quelques re-marquables mathmaticiennes, et particulirement en Russie,jen conviens trs volontiers. Mais, tant donne sa conforma-tion crbrale, il nest pas de femme qui puisse devenir une Ar-

    chimde et encore moins une Newton. Oh ! monsieur Maston, permettez-moi de protester au

    nom de notre sexe

    Sexe dautant plus charmant, mistress Scorbitt, quil nestpoint fait pour sadonner aux tudes transcendantes.

    Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomberune pomme, aucune femme net pu dcouvrir les lois de la gra-vitation universelle, ainsi que la fait lillustre savant anglais lafin du XVIIme sicle ?

    En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, unefemme naurait eu dautre ide que de la manger lexemplede notre mre ve !

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    Allons, je vois bien que vous nous dniez toute aptitudepour les hautes spculations

    Toute aptitude ? Non, mistress Scorbitt. Et, cependant,je vous ferai observer que, depuis quil y a des habitants sur laTerre et des femmes par consquent, il ne sest pas encore trou-v un cerveau fminin auquel on doive quelque dcouverte ana-logue celles dAristote, dEuclide, de Kpler, de Laplace, dansle domaine scientifique.

    Est-ce donc une raison, et le pass engage-t-il irrvoca-

    blement lavenir ?

    Hum ! ce qui ne sest point fait depuis des milliersdannes ne se fera jamais sans doute.

    Alors je vois quil faut en prendre notre parti, monsieurMaston, et nous ne sommes vraiment bonnes

    Qu tre bonnes ! rpondit J.-T. Maston.Et cela, il le dit avec cette aimable galanterie dont peut dis-

    poser un savant bourr dx. Mrs Evanglina Scorbitt tait touteporte sen contenter, dailleurs.

    Eh bien ! monsieur Maston, reprit-elle, chacun son loten ce monde. Restez lextraordinaire calculateur que vous tes.Donnez-vous tout entier aux problmes de cette uvre im-mense laquelle, vos amis et vous, allez vouer votre existence.Moi, je serai la bonne femme que je dois tre, en lui appor-tant mon concours pcuniaire

    Ce dont nous vous aurons une ternelle reconnais-sance, rpondit J.-T. Maston.

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    Mrs Evanglina Scorbitt rougit dlicieusement, car elleprouvait sinon pour les savants en gnral du moins pour J.-T.Maston, une sympathie vraiment singulire. Le cur de la

    femme nest-il pas un insondable abme ?

    Oeuvre immense, en vrit, laquelle cette riche veuveamricaine avait rsolu de consacrer dimportants capitaux.

    Voici quelle tait cette uvre, quel tait le but que ses pro-moteurs prtendaient atteindre.

    Les terres arctiques proprement dites comprennent,daprs Maltebrun, Reclus, Saint-Martin et les plus autorissdes gographes :

    1 Le Devon septentrional, cest--dire les les couvertes deglaces de la mer de Baffin et du dtroit de Lancastre ;

    2 La Gorgie septentrionale, forme de la terre de Banks

    et de nombreuses les, telles que les les Sabine, Byam-Martin,Griffith, Cornwallis et Bathurst ;

    3 Larchipel de Baffin-Parry, comprenant diverses partiesdu continent circumpolaire, appeles Cumberland, Southamp-ton, James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres peuprs inconnues.

    En cet ensemble, primtr par le soixante-dix-huitimeparallle, les terres stendent sur quatorze cent mille milles etles mers sur sept cent mille milles carrs.

    Intrieurement ce parallle, dintrpides dcouvreursmodernes sont parvenus savancer jusquaux abords du quatrevingt-quatrime degr de latitude, relevant quelques ctes per-dues derrire la haute chane des banquises, donnant des nomsaux caps, aux promontoires, aux golfes, aux baies de ces vastes

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    contres, qui pourraient tre appeles les Highlands arctiques.Mais, au del de ce vingt-quatrime parallle, cest le mystre,cest lirralisable desideratum des cartographes, et nul ne sait

    encore si ce sont des terres ou des mers que cache, sur un es-pace de six degrs, linfranchissable amoncellement des glacesdu Ple boral.

    Or, en cette anne 189, le gouvernement des tats-Uniseut lide fort inattendue de proposer la mise en adjudicationdes rgions circumpolaires non encore dcouvertes rgionsdont une socit amricaine, qui venait de se former en vue

    dacqurir la calotte arctique, sollicitait la concession.

    Depuis quelques annes, il est vrai, la confrence de Berlinavait formul un code spcial, lusage des grandes Puissances,qui dsirent sapproprier le bien dautrui sous prtexte de colo-nisation ou douverture de dbouchs commerciaux. Toutefois,il ne semblait pas que ce code ft applicable en cette circons-tance, le domaine polaire ntant point habit. Nanmoins,

    comme ce qui nest personne appartient galement tout lemonde, la nouvelle Socit ne prtendait pas prendre mais acqurir , afin dviter les rclamations futures.

    Aux tats-Unis, il nest de projet si audacieux ou mme peu prs irralisable qui ne trouve des gens pour en dgager lescts pratiques et des capitaux pour les mettre en uvre. Onlavait bien vu, quelques annes auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimore stait donn la tche denvoyer un projectilejusqu la Lune, dans lespoir dobtenir une communication di-recte avec notre satellite. Or ntaient-ce pas ces entreprenantsYankees, qui avaient fourni les plus grosses sommes ncessitespar cette intressante tentative ? Et, si elle fut ralise, nest-cepas grce deux des membres dudit club, qui osrent affronterles risques de cette surhumaine exprience ?

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    Quun Lesseps propose quelque jour de creuser un canal grande section travers lEurope et lAsie, depuis les rives delAtlantique jusquaux mers de la Chine, quun puisatier de g-

    nie offre de forer la terre pour atteindre les couches de silicatesqui sy trouvent ltat fluide, au-dessus de la fonte en fusion,afin de puiser au foyer mme du feu central, quun entreprenantlectricien veuille runir les courants dissmins la surface duglobe, pour en former une inpuisable source de chaleur et delumire, quun hardi ingnieur ait lide demmagasiner dans devastes rcepteurs lexcs des tempratures estivales pour le res-tituer pendant lhiver aux zones prouves par le froid, quun

    hydraulicien hors ligne essaie dutiliser la force vive des marespour produire volont de la chaleur ou du travail que des so-cits anonymes ou en commandite se fondent pour mener bonne fin cent projets de cette sorte ! ce sont les Amricains quelon trouvera en tte des souscripteurs, et des rivires de dollarsse prcipiteront dans les caisses sociales, comme les grandsfleuves du Nord-Amrique vont sabsorber au sein des ocans.

    Il est donc naturel dadmettre que lopinion ft singulire-ment surexcite, lorsque se rpandit cette nouvelle au moinstrange que les contres arctiques allaient tre mises en adjudi-cation au profit du dernier et plus fort enchrisseur. Dailleurs,aucune souscription publique ntait ouverte en vue de cetteacquisition, dont les capitaux taient faits davance. On verraitplus tard, lorsquil sagirait dutiliser le domaine, devenu la pro-prit des nouveaux acqureurs.

    Utiliser le territoire arctique ! En vrit cela navait pugermer que dans des cervelles de fous !

    Rien de plus srieux que ce projet, cependant.

    En effet, un document fut adress aux journaux des deuxcontinents, aux feuilles europennes, africaines, ocaniennes,asiatiques, en mme temps quaux feuilles amricaines. Il

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    concluait une demande denqute de commodo et incommodode la part des intresss. Le New-York Herald avait eu la pri-meur de ce document. Aussi, les innombrables abonns de Gor-

    don Bennett purent-ils lire dans le numro du 7 novembre lacommunication suivante communication qui courut rapidement travers le monde savant et industriel, o elle fut apprcie defaons bien diverses.

    Avis aux habitants du globe terrestre,

    Les rgions du Ple nord, situes lintrieur du quatre-

    vingt-quatrime degr de latitude septentrionale, nont pas en-core pu tre mises en exploitation par lexcellente raison quellesnont pas t dcouvertes.

    En effet, les points extrmes, relevs par les navigateurs,de nationalits diffrentes, sont les suivants en latitude :

    8245, atteint par lAnglais Parry, en juillet 1847 sur le

    vingt-huitime mridien ouest, dans le nord du Spitzberg ; 832028, atteint par Markham, de lexpdition anglaise

    de sir John Georges Nares, en mai 1876, sur le cinquantimemridien ouest dans le nord de la terre de Grinnel ;

    8335, atteint par Lockwood et Brainard, de lexpditionamricaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le quarante-deuxime mridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.

    On peut donc considrer la rgion qui stend depuis lequatre-vingt-quatrime parallle jusquau Ple, sur un espacede six degrs, comme un domaine indivis entre les divers tatsdu globe, et essentiellement susceptible de se transformer enproprit prive, aprs adjudication publique.

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    Or, daprs les principes du droit, nul nest tenu de de-meurer dans lindivision. Aussi les tats-Unis dAmrique,sappuyant sur ces principes, ont-ils rsolu de provoquer

    lalination de ce domaine.

    Une socit sest fonde Baltimore, sous la raison so-ciale North Polar Practical Association, reprsentant officiel-lement la confdration amricaine. Cette socit se proposedacqurir ladite rgion, suivant acte rgulirement dress, quilui constituera un droit absolu de proprit sur les continents,les, lots, rochers, mers, lacs, fleuves, rivires et cours deau

    gnralement quelconques, dont se compose actuellementlimmeuble arctique, soit que dternelles glaces le recouvrent,soit que ces glaces sen dgagent pendant la saison dt.

    Il est bien spcifi que ce droit de proprit ne pourratre frapp de caducit, mme au cas o des modifications dequelque nature quelles soient surviendraient dans ltat go-graphique et mtorologique du globe terrestre.

    Ceci tant port la connaissance des habitants des deuxMondes, toutes les Puissances seront admises participer ladjudication, qui sera faite au profit du plus offrant et dernierenchrisseur.

    La date de ladjudication est indique pour le 3 dcembrede la prsente anne, en la salle des Auctions , Baltimore,Maryland, tats-Unis dAmrique.

    Sadresser pour renseignements William S. Forster,agent provisoire de la North Polar Practical Association, 93,High-street, Baltimore.

    Que cette communication pt tre considre comme in-sense, soit ! En tout cas, pour sa nettet et sa franchise, elle nelaissait rien dsirer, on en conviendra. Dailleurs, ce qui la

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    rendait trs srieuse, cest que le gouvernement fdral avaitdores et dj fait concession des territoires arctiques, pour lecas o ladjudication len rendrait dfinitivement propritaire.

    En somme, les opinions furent partages. Les uns ne vou-lurent voir l quun de ces prodigieux humbugs amricains,qui dpasseraient les limites du puffisme, si la badauderie hu-maine ntait infinie. Les autres pensrent que cette propositionmritait dtre accueillie srieusement. Et ceux-ci insistaientprcisment sur ce que la nouvelle Socit ne faisait nullementappel la bourse du public. Ctait avec ses seuls capitaux

    quelle prtendait se rendre acqureur de ces rgions borales.Elle ne cherchait donc point drainer les dollars, les bank-notes, lor et largent des gogos pour emplir ses caisses. Non !Elle ne demandait qu payer sur ses propres fonds limmeublecircumpolaire.

    Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Socitnaurait eu qu exciper tout simplement du droit de premier

    occupant, en allant prendre possession de cette contre dontelle provoquait la mise en vente. Mais l tait prcisment ladifficult, puisque, jusqu ce jour, laccs du Ple paraissait treinterdit lhomme. Aussi, pour le cas o les tats-Unis devien-draient acqureurs de ce domaine, les concessionnaires vou-laient-ils avoir un contrat en rgle, afin que personne ne vntplus tard contester leur droit. Il et t injuste de les en blmer.Ils opraient avec prudence, et, lorsquil sagit de contracter desengagements dans une affaire de ce genre, on ne peut prendretrop de prcautions lgales.

    Dailleurs, le document portait une clause, qui rservait lesalas de lavenir. Cette clause devait donner lieu bien des in-terprtations contradictoires, car son sens prcis chappait, auxesprits les plus subtils. Ctait la dernire : elle stipulait que ledroit de proprit ne pourrait tre frapp de caducit, mme aucas o des modifications de quelque nature quelles fussent,

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    surviendraient dans ltat gographique et mtorologique duglobe terrestre.

    Que signifiait cette phrase ? Quelle ventualit voulait-elleprvoir ? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une mo-dification dont la gographie ou la mtorologie aurait tenircompte surtout en ce qui concernait les territoires mis en adju-dication ?

    videmment, disaient les esprits aviss, il doit y avoirquelque chose l-dessous !

    Les interprtations eurent donc beau jeu, et cela tait bienfait pour exercer la perspicacit des uns ou la curiosit des au-tres.

    Un journal, leLedger, de Philadelphie, publia tout dabordcette note plaisante :

    Des calculs ont sans doute appris aux futurs acqureursdes contres arctiques quune comte noyau dur choqueraprochainement la Terre dans des conditions telles que son chocproduira les changements gographiques et mtorologiques,dont se proccupe ladite clause.

    La phrase tait un peu longue, comme il convient unephrase qui se prtend scientifique, mais elle nclaircissait rien.Dailleurs, la probabilit dun choc avec une comte de ce genrene pouvait tre accepte par des esprits srieux. En tout cas, iltait inadmissible que les concessionnaires se fussent proccu-ps dune ventualit aussi hypothtique.

    Est-ce que, par hasard, dit le Delta, de la Nouvelle-Orlans, la nouvelle Socit simagine que la prcession desquinoxes pourra jamais produire des modifications favorables lexploitation de son domaine ?

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    Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le paral-llisme de laxe de notre sphrode ? fit observer leHamburger-

    Correspondent.

    En effet, rpondit la Revue Scientifique, de Paris. Adh-mar na-t-il pas avanc dans son livre sur Les rvolutions de lamer, que la prcession des quinoxes, combine avec le mou-vement sculaire du grand axe de lorbite terrestre, serait denature apporter une modification longue priode dans latemprature moyenne des diffrents points de la Terre et dans

    les quantits de glaces accumules ses deux Ples ?

    Cela nest pas certain, rpliqua la Revue ddimbourg.Et, lors mme que cela serait, ne faut-il pas un laps de douzemille ans pour que Vga devienne notre toile polaire par suitedudit phnomne, et que la situation des territoires arctiquessoit change au point de vue climatrique ?

    Eh bien, riposta leDagblad, de Copenhague, dans douzemille ans, il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cettepoque, risquer un krone , jamais !

    Toutefois, sil tait possible que la Revue Scientifique etraison avec Adhmar, il tait bien probable que la North PolarPractical Association navait jamais compt sur cette modifica-tion due la prcession des quinoxes.

    En fait, personne narrivait savoir ce que signifiait cetteclause du fameux document, ni quel changement cosmique ellevisait dans lavenir.

    Pour le savoir, peut-tre et-il suffi de sadresser au Conseildadministration de la nouvelle Socit, et plus spcialement son prsident. Mais le prsident, inconnu ! Inconnus, gale-ment, le secrtaire et les membres dudit Conseil. On ignorait

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    mme de qui manait le document. Il avait t apport aux bu-reaux du New-York Heraldpar un certain William S. Forster,de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le

    compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve vi-demment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que lesproduits consigns dans ses magasins, ni les plus curieux ni lesplus adroits reporters nen purent jamais rien tirer. Bref, cetteNorth Polar Practical Association tait tellement anonymequon ne pouvait mettre en avant aucun nom. Cest bien l ledernier mot de lanonymat.

    Cependant, si les promoteurs de cette opration indus-trielle persistaient maintenir leur personnalit dans un absolumystre, leur but tait aussi nettement que clairement indiqupar le document port la connaissance du public des deuxMondes.

    En effet, il sagissait bien dacqurir en toute proprit lapartie des rgions arctiques, dlimite circulairement par le

    quatre-vingt-quatrime degr de latitude, et dont le Ple nordoccupe le point central.

    Rien de plus exact, dailleurs, que parmi les dcouvreursmodernes, ceux qui staient le plus rapprochs de ce pointinaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussentrests en de de ce parallle. Quant aux autres navigateurs desmers borales, ils staient arrts des latitudes sensiblementinfrieures, tels : Payez, en 1874, par 8215, au nord de la terreFranois-Joseph et de la Nouvelle-Zemble ; Leout, en 1870, par7247, au-dessus de la Sibrie ; De Long, dans lexpdition de laJeannette, en 1879, par 7845, sur les parages des les qui por-tent son nom. Les autres, dpassant la Nouvelle-Sibrie et leGronland, la hauteur du cap Bismarck, navaient pas franchiles soixante-seizime, soixante-dix-septime et soixante-dix-neuvime degrs de latitude. Donc, en laissant un cart devingt-cinq minutes darc, entre le point soit 8335 o Lockwood

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    et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrimeparallle, ainsi que lindiquait le document, la North PolarPractical Association nempitait pas sur les dcouvertes ant-

    rieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge detoute empreinte humaine.

    Voici quelle est ltendue de cette portion du globe, cir-conscrite par le quatre-vingt-quatrime parallle :

    De 84 90, on compte six degrs, lesquels, soixantemilles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et

    un diamtre de sept cent vingt milles. La circonfrence est doncde deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatrecent sept mille milles carrs en chiffres ronds.1

    Ctait peu prs la dixime partie de lEurope entire unmorceau de belle dimension !

    Le document, on la vu, posait aussi en principe que ces r-

    gions, non encore reconnues gographiquement, nappartenant personne, appartenaient tout le monde. Que la plupart desPuissances ne songeassent point rien revendiquer de ce chef,ctait supposable. Mais il tait prvoir que les tats limitro-phes du moins voudraient considrer ces rgions comme le pro-longement de leurs possessions vers le nord et, par consquent,se prvaudraient dun droit de proprit. Et, dailleurs, leursprtentions seraient dautant mieux justifies que les dcouver-

    tes, opres dans lensemble des contres arctiques, avaient tplus particulirement dues laudace de leurs nationaux. Aussile gouvernement fdral, reprsent par la nouvelle Socit, lesmettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prtendait-illes indemniser avec le prix de lacquisition. Quoi quil en ft, lespartisans de la North Polar Practical Association ne cessaient

    1 Soit 70 650 lieues carres de 25 au degr, cest--dire un peu plusde deux fois la surface de la France, qui est de 54 000 000 dhectares.

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    de le rpter : la proprit tait indivise, et, personne ntantforc de demeurer dans lindivision, nul ne pourrait sopposer la licitation de ce vaste domaine.

    Les tats, dont les droits taient absolument indiscutables,en tant que limitrophes, taient au nombre de six : lAmrique,lAngleterre, le Danemark, la Sude-Norvge, la Hollande, laRussie. Mais dautres tats pouvaient arguer des dcouvertesopres par leurs marins et leurs voyageurs.

    Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques- uns

    de ses enfants avaient pris part aux expditions qui eurent pourobjectif la conqute des territoires circumpolaires. Ne peut-onciter, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans lesparages de lle de Beechey, pendant la campagne du Phnix,envoy la recherche de John Franklin ? Doit-on oublier le doc-teur Octave Pavy, mort en 1884, prs du cap Sabine, durant lesjour de la mission Greely au fort Conger ? Et cette expditionqui, en 1838-39, avait entran jusquaux mers du Spitzberg,

    Charles Martins, Marmier, Bravais et leurs audacieux compa-gnons, ne serait-il pas injuste de la laisser dans loubli ? Malgrcela, la France ne jugea point propos de se mler cette entre-prise plus industrielle que scientifique, et elle abandonna sapart du gteau polaire, o les autres Puissances risquaient de secasser les dents. Peut-tre et-elle raison et fit-elle bien.

    De mme, lAllemagne. Elle avait son actif, ds 1671, lacampagne du Hambourgeois Frdric Martens au Spitzberg, et,en 1869-70, les expditions de la Germania et de la Hansa,commandes par Koldervey et Hegeman, qui slevrent jus-quau cap Bismarck, en longeant la cte du Gronland. Mais,malgr ce pass de brillantes dcouvertes, elle ne crut point de-voir accrotre dun morceau du Ple lempire germanique.

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    Il en fut ainsi pour lAutriche-Hongrie, bien quelle ft djpropritaire des terres de Franois-Joseph, situes dans le norddu littoral sibrien.

    Quant lItalie, nayant aucun droit intervenir, ellenintervint pas quelque invraisemblable que cela puisse para-tre.

    Il avait bien aussi les Samoydes de la Sibrie asiatique, lesEsquimaux, qui sont plus particulirement rpandus sur les ter-ritoires de lAmrique septentrionale, les indignes du Gron-

    land, du Labrador, de larchipel Baffin-Parry, des les Alou-tiennes, groupes entre lAsie et lAmrique, enfin ceux qui, souslappellation de Tchouktchis, habitent lancienne Alaska russe,devenue amricaine depuis lanne 1867. Mais ces peuplades ensomme les vritables naturels, les indiscutables autochtones desrgions du nord ne devaient point avoir voix au chapitre. Etpuis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre uneenchre, si minime quelle ft, lors de la vente provoque par la

    North Polar Practical Association ? Et comment ces pauvresgens auraient-ils pay ? En coquillages, en dents de morses ouen huile de phoque ? Pourtant, il leur appartenait un peu, pardroit de premier occupant, ce domaine qui allait tre mis en ad-judication ! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Sa-moydes ! On ne les consulta mme pas.

    Ainsi va le monde !

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    Dans lequel les dlgus anglais, hollandais,sudois, danois et russe se prsentent au

    lecteur.

    Le document mritait une rponse. En effet, si la nouvelleassociation acqurait les rgions borales, ces rgions devien-draient proprit dfinitive de lAmrique, ou pour mieux dire,des tats-Unis, dont la vivace confdration tend sans cesse saccrotre. Dj, depuis quelques annes, la cession des territoi-res du nord-ouest, faite par la Russie depuis la Cordillre sep-tentrionale jusquau dtroit de Behring, venait de lui adjoindreun bon morceau du Nouveau-Monde. Il tait donc admissible

    que les autres Puissances ne verraient pas volontiers cette an-nexion des contres arctiques la rpublique fdrale.

    Cependant, ainsi quil a t dit, les divers tats de lEuropeet de lAsie non limitrophes de ces rgions refusrent de prendrepart cette adjudication singulire, tant les rsultats leur ensemblaient problmatiques. Seules, les Puissances, dont le litto-ral se rapproche du quatre-vingt-quatrime degr, rsolurent de

    faire valoir leurs droits par lintervention de dlgus officiels.On le verra, du reste : elles ne prtendaient pas acheter au deldun prix relativement modique, car il sagissait dun domainedont il serait peut-tre impossible de prendre possession. Tou-tefois linsatiable Angleterre crut devoir ouvrir son agent uncrdit de quelque importance. Htons-nous de le dire : la ces-sion des contres circumpolaires ne menaait aucunementlquilibre europen, et il ne devait en rsulter aucune complica-

    tion internationale. M. de Bismarck le grand chancelier vivait

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    encore cette poque ne frona mme pas son pais sourcil deJupiter allemand.

    Restaient donc en prsence lAngleterre, le Danemark, laSude-Norvge, la Hollande, la Russie, qui allaient tre admises lancer leurs enchres par-devant le commissaire- priseur deBaltimore, contradictoirement avec les tats-Unis. Ce serait auplus offrant quappartiendrait cette calotte glace du Ple, dontla valeur marchande tait au moins trs contestable.

    Voici, au surplus, les raisons personnelles pour lesquelles

    les cinq tats europens dsiraient assez rationnellement queladjudication ft faite leur profit.

    La Sude-Norvge, propritaire du cap Nord, situ au deldu soixante-dixime parallle, ne cacha point quelle se consid-rait comme ayant des droits sur les vastes espaces quistendent jusquau Spitzberg, et, par del, jusquau Ple mme.En effet, le norvgien Kheilhau, le clbre sudois Nordens-

    kild, navaient-ils pas contribu aux progrs gographiquesdans ces parages ? Incontestablement.

    Le Danemark disait ceci : cest quil tait dj matre delIslande et des les Fero, peu prs sur la ligne du Cercle po-laire, que les colonies, fondes le plus au nord des rgions arcti-ques, lui appartenaient, tels lle Disk dans le dtroit de Davis,les tablissements dHolsteinborg, de Proven, de Godhavn,dUpernavik dans la mer de Baffin et sur la cte occidentale duGronland. En outre, le fameux navigateur Behring, doriginedanoise, bien quil ft alors au service de la Russie, navait-ilpas, ds lanne 1728, franchi le dtroit auquel son nom est res-t, avant daller, treize ans plus tard, mourir misrablement,avec trente hommes de son quipage, sur le littoral dune le quiporte aussi son nom ? Antrieurement, en lan 1619, est-ce quele navigateur Jean Munk navait pas explor la cte orientale duGronland, et relev plusieurs points totalement inconnus avant

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    lui ? Le Danemark avait donc des droits srieux se rendre ac-qureur.

    Pour la Hollande, ctaient ses marins, Barentz et Heems-kerk, qui avaient visit le Spitzberg et la Nouvelle- Zemble, dsla fin du XVIme sicle. Ctait lun de ses enfants, Jean Mayen,dont laudacieuse campagne vers le nord, en 1611, avait valu son pays la possession de lle de ce nom, situe au del dusoixante et onzime degr de latitude. Donc, son passlengageait.

    Quant aux Russes, avec Alexis Tschirikof, ayant Behringsous ses ordres, avec Paulutski, dont lexpdition, en 1751,savana au del des limites de la mer Glaciale, avec le capitaineMartin Spanberg et le lieutenant William Walton, quisaventurrent sur ces parages inconnus en 1739, ils avaient prisune part notable aux recherches faites travers le dtroit quispare lAsie de lAmrique. De plus, par la disposition des terri-toires sibriens, tendus sur cent vingt degrs jusquaux limites

    extrmes du Kamtchatka, le long de ce vaste littoral asiatique,o vivent Samoydes, Yakoutes, Tchouktchis et autres peupla-des soumises leur autorit, ne dominent-ils pas une moiti delocan Boral ? Puis, sur le soixante-quinzime parallle, moins de neuf cents milles du ple, ne possdent-ils pas les leset les lots de la Nouvelle- Sibrie, cet archipel des Liatkow, d-couvert au commencement du XVIIIme sicle ? Enfin, ds1764, avant les Anglais, avant les Amricains, avant les Sudois,le navigateur Tschitschagoff navait-il pas cherch un passagedu nord, afin dabrger les itinraires entre les deux conti-nents ?

    Cependant, tout compte fait, il semblait que les Amricainsfussent plus particulirement intresss devenir propritairesde ce point inaccessible du globe terrestre. Eux aussi, ils avaientsouvent tent de latteindre, tout en se dvouant la recherchede sir John Franklin, avec Grinnel, avec Kane, avec Hayes, avec

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    Greely, avec De Long et autres hardis navigateurs. Eux aussipouvaient exciper de la situation gographique de leur pays, quise dveloppe au del du Cercle polaire, depuis le dtroit de Be-

    hring jusqu la baie dHudson. Toutes ces terres, toutes ces les,Wollaston, Prince-Albert, Victoria, Roi-Guillaume, Melville,Cockburne, Banks, Baffin, sans compter les mille lots de cetarchipel, ntaient-elles pas comme la rallonge qui les reliait auquatre-vingt-dixime degr ? Et puis, si le Ple nord se rattachepar une ligne presque ininterrompue de territoires lun desgrands continents du globe, nest-ce pas plutt lAmriquequaux prolongements de l`Asie ou de lEurope ? Donc rien de

    plus naturel que la proposition de lacqurir et t faite par legouvernement fdral au profit dune Socit amricaine, et, siune Puissance avait les droits les moins discutables possderle domaine polaire, ctaient bien les tats-Unis dAmrique.

    Il faut le reconnatre toutefois, le Royaume-Uni, qui poss-dait le Canada et la Colombie anglaise, dont les nombreux ma-rins staient distingus dans les campagnes arctiques, donnait

    galement de solides raisons pour vouloir annexer cette partiedu globe son vaste empire colonial. Aussi, ses journaux discu-trent-ils longuement et passionnment.

    Oui ! sans doute, rpondit le grand gographe anglaisKliptringan, dans un article du Times, qui fit sensation, oui ! lesSudois, les Danois, les Hollandais, les Russes et les Amricainspeuvent se prvaloir de leurs droits. Mais lAngleterre ne sau-rait, sans dchoir, laisser ce domaine lui chapper. La partienord du nouveau continent ne lui appartient-elle pas dj ? Cesterres, ces les, qui la composent, nont-elles pas t conquisespar ses propres dcouvreurs, depuis Willoughi, qui visita leSpitzberg et la Nouvelle-Zemble en 1739 jusqu Mac Clure,dont le navire a franchi en 1853 le passage du nord-ouest ?

    Et puis, dclara le Standardpar la plume de lamiral Fi-z, est-ce que Frobisher, Davis, Hall, Weymouth, Hudson, Baf-

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    fin, Cook, Ross, Parry, Bechey, Belcher, Franklin, Mulgrave,Scoresby, Mac Clintock, Kennedy, Nares, Collinson, Archer,ntaient pas dorigine anglo-saxonne, et quel pays pourrait

    exercer une plus juste revendication sur la portion des rgionsarctiques que ces navigateurs navaient encore pu atteindre ?

    Soit ! riposta le Courrier de San-Diego (Californie), pla-ons laffaire sur son vritable terrain, et, puisquil y a une ques-tion damour-propre entre les tats-Unis et lAngleterre, nousdirons : Si lAnglais Markham, de lexpdition Nares, sest levjusqu 8320 de latitude septentrionale, les Amricains Lock-

    wood et Brainard, de lexpdition Greely, le dpassant de quinzeminutes de degr, ont fait scintiller les trente-huit toiles dupavillon des tats-Unis par 8335. eux lhonneur de stre leplus rapprochs du Ple nord ! .

    Voil quelles furent les attaques et quelles furent les ripos-tes.

    Enfin, inaugurant la srie des navigateurs quisaventurrent au milieu des rgions arctiques, il convient deciter encore le Vnitien Cabot 1498 et le Portugais Corteral1500 qui dcouvrirent le Gronland et le Labrador. Mais nilItalie ni le Portugal, navaient eu la pense de prendre part ladjudication projete, sinquitant peu de ltat qui en aurait lebnfice.

    On pouvait le prvoir, la lutte ne serait trs vivement sou-tenue coups de dollars ou de livres sterling que parlAngleterre et lAmrique.

    Cependant, la proposition formule par la North PolarPractical Association, les pays limitrophes des contres bora-les staient consults par lentremise de congrs commerciauxet scientifiques. Aprs dbats, ils avaient rsolu dintervenir auxenchres, dont louverture tait fixe la date du 3 dcembre

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    Baltimore, en affectant leurs dlgus respectifs un crdit quine pourrait tre dpass. Quant la somme produite par lavente, elle serait partage entre les cinq tats non adjudicatai-

    res, qui la toucheraient comme indemnit, en renonant tousdroits dans lavenir.

    Si cela nalla pas sans quelques discussions, laffaire finitpar sarranger. Les tats intresss acceptrent, dailleurs, queladjudication ft faite Baltimore, ainsi que lavait indiqu legouvernement fdral, Les dlgus, munis de leurs lettres decrdit, quittrent Londres, La Haye, Stockholm, Copenhague,

    Ptersbourg, et arrivrent aux tats- Unis, trois semaines avantle jour fix pour la mise en vente.

    cette poque, lAmrique ntait encore reprsente quepar lhomme de la North Polar Practical Association, ce Wil-liam S. Forster, dont le nom figurait seul au document du 7 no-vembre, paru dans leNew-York Herald.

    Quant aux dlgus des tats europens, voici ceux quiavaient t choisis et quil convient dindiquer spcialement parquelque trait.

    Pour la Hollande : Jacques Jansen, ancien conseiller desIndes nerlandaises, cinquante-trois ans, gros, court, tout enbuste, petits bras, petites jambes arques, tte lunettesdaluminium, face ronde et colore, chevelure en nimbe, favorisgrisonnants un brave homme, quelque peu incrdule au sujetdune entreprise dont les consquences pratiques lui chap-paient.

    Pour le Danemark : ric Baldenak, ex-sous-gouverneur despossessions gronlandaises, taille moyenne, un peu ingaldpaules, gaster bedonnant, tte norme et roulante, myope user le bout de son nez sur ses cahiers et ses livres, nentendant

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    gure raison en ce qui concernait les droits de son pays quilconsidrait comme le lgitime propritaire des rgions du nord.

    Pour la Sude-Norvge : Jan Harald, professeur de cosmo-graphie Christiania, qui avait t lun des plus chauds parti-sans de lexpdition Nordenskild, un vrai type des hommes duNord, figure rougeaude, barbe et chevelure dun blond qui rap-pelait celui des bls trop mrs, tenant pour certain que la calottepolaire, ntant occupe que par la mer Palocrystique, navaitaucune valeur. Donc, assez dsintress dans la question, et nevenant l quau nom des principes.

    Pour la Russie : le colonel Boris Karkof, moiti militaire,moiti diplomate, grand, raide, chevelu, barbu, moustachu, toutdune pice, semblant gn sous son vtement civil, et cherchantinconsciemment la poigne de lpe quil portait autrefois, trsintrigu surtout de savoir ce que cachait la proposition de laNorth Polar Practical Association, et si ce ne serait point danslavenir une cause de difficults internationales.

    Pour lAngleterre enfin : le major Donellan et son secrtaireDean Toodrink. Ces derniers reprsentaient eux deux tous lesapptits, toutes les aspirations du Royaume- Uni, ses instinctscommerciaux et industriels, ses aptitudes considrer commesiens, daprs une loi de nature, les territoires septentrionaux,mridionaux ou quatoriaux qui nappartenaient personne.

    Un Anglais, sil en fut jamais, ce major Donellan, grand,maigre, osseux, nerveux, anguleux, avec un cou de bcassine,une tte la Palmerston sur des paules fuyantes, des jambesdchassier, trs vert sous ses soixante ans, infatigable et illavait bien montr, lorsquil travaillait la dlimitation desfrontires de lInde sur la limite de la Birmanie, Il ne riait jamaiset peut-tre mme navait-il jamais ri. quoi bon ? Est-cequon a jamais vu rire une locomotive, une machine lvatoireou un steamer ?

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    En cela, le major diffrait essentiellement de son secrtaireDean Toodrink un garon loquace, plaisant, la tte forte, des

    cheveux jouant sur le front, de petits yeux plisss. Il tait cos-sais de naissance, trs connu dans la Vieille Enfume pourses propos joyeux et son got pour les calembredaines. Mais, sienjou quil ft, il ne se montrait pas moins personnel, exclusif,intransigeant, que le major Donellan, lorsquil sagissait des re-vendications les moins justifiables de la Grande-Bretagne.

    Ces deux dlgus allaient videmment tre les plus achar-

    ns adversaires de la Socit amricaine. Le Ple nord tait eux : il leur appartenait ds les temps prhistoriques, comme sictait aux Anglais que le Crateur avait donn missiondassurer la rotation de la Terre sur son axe, et ils sauraient bienlempcher de passer entre des mains trangres.

    Il convient de faire observer que, si la France navait pasjug propos denvoyer de dlgu ni officiel ni officieux, un

    ingnieur franais tait venu pour lamour de lart suivre detrs prs cette curieuse affaire. On le verra apparatre sonheure.

    Les reprsentants des puissances septentrionales delEurope taient donc arrivs Baltimore, et par des paquebotsdiffrents, comme des gens qui ne tiennent ne pointsinfluencer. Ctaient des rivaux. Chacun deux avait en pochele crdit ncessaire pour combattre. Mais cest bien le cas dedire quils nallaient point combattre armes gales. Celui-cipouvait disposer dune somme qui natteignait pas le million,celui-l dune somme qui le dpassait. Et, en vrit, pour acqu-rir un morceau de notre sphrode, o il semblait impossible demettre le pied, cela devait paratre encore trop cher ! En ralit,le mieux partag sous ce rapport, ctait le dlgu anglais, au-quel le Royaume-Uni avait ouvert un crdit assez considrable.Grce ce crdit, le major Donellan naurait pas grandpeine

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    vaincre ses adversaires sudois, danois, hollandais et russe.Quant lAmrique, ctait autre chose : il serait moins facile dela battre sur le terrain des dollars. En effet, il tait au moins

    probable que la mystrieuse Socit devait avoir des fondsconsidrables sa disposition. La lutte coups de millions selocaliserait vraisemblablement entre les tats-Unis et laGrande-Bretagne.

    Avec le dbarquement des dlgus europens, lopinionpublique commena se passionner davantage. Les racontarsles plus singuliers coururent travers les journaux. Dtranges

    hypothses stablirent sur cette acquisition du Ple nord. Quenvoulait-on faire ? Et quen pouvait-on faire ? Rien moins quece ne ft pour entretenir les glacires du Nouveau et delAncien-Monde ! Il y eut mme un journal de Paris, le Figaro,qui soutint plaisamment cette opinion. Mais encore aurait-ilfallu pouvoir franchir le quatre-vingt- quatrime parallle.

    Cependant, les dlgus, sils staient vits pendant leur

    voyage transatlantique, commencrent se rapprocher, lors-quils furent arrivs Baltimore.

    Voici pour quelles raisons :

    Ds le dbut, chacun deux avait essay de se mettre enrapport avec la North Polar Practical Association, sparment, linsu les uns aux autres. Ce quils cherchaient savoir pour enprofiter, le cas chant, ctaient les motifs cachs au fond decette affaire, et quel profit la Socit esprait en tirer. Or, jus-qu ce moment, rien nindiquait quelle et install un office Baltimore. Pas de bureaux, pas demploys. Pour renseigne-ment, sadresser William S. Forster, de High-street. Et il nesemblait pas que lhonnte consignataire de morues en st pluslong cet gard que le dernier portefaix de la ville.

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    Les dlgus ne purent ds lors rien apprendre. Ils en fu-rent rduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propa-geaient les divagations publiques. Le secret de la Socit devait-

    il donc rester impntrable, tant quelle ne laurait pas faitconnatre ? On se le demandait. Sans doute, elle ne se dparti-rait de son silence quaprs acquisition faite.

    Il suit de l que les dlgus finirent par se rencontrer, serendre visite, se tter, et finalement entrer en communicationpeut-tre avec larrire-pense de former une ligue contrelennemi commun, autrement dit la Compagnie amricaine.

    Et, un jour, dans la soire du 22 novembre, ils se trouv-rent en train de confrer lhtel Wolesley, dans lappartementoccup par le major Donellan et son secrtaire Dean Toodrink.En fait, cette tendance une commune entente tait principa-lement due aux habiles agissements du colonel Boris Karkof, lefin diplomate que lon sait.

    Tout dabord, la conversation sengagea sur les consquen-ces commerciales ou industrielles que la Socit prtendait tirerde lacquisition du domaine arctique. Le professeur Jan Haralddemanda si lun ou lautre de ses collgues avait pu se procurerquelque renseignement cet gard. Et, tous, peu peu, convin-rent quils avaient tent des dmarches prs de William S. Fors-ter, auquel, daprs le document, les communications devaienttre adresses.

    Mais, jai chou, dit ric Baldenak.

    Et je nai point russi, ajouta Jacques Jansen.

    Quant moi, rpondit Dean Toodrink, lorsque je me suisprsent au nom du major Donellan dans les magasins de High-street, jai trouv un gros homme en habit noir, coiff dun cha-peau de haute forme, drap dun tablier blanc qui lui montait

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    des bottes au menton. Et, lorsque je lui ai demand des rensei-gnements sur laffaire, il ma rpondu que le South-Star venaitdarriver de Terre-Neuve pleine cargaison, et quil tait en me-

    sure de me livrer un fort stock de morues fraches pour lecompte de la maison Ardrinell and Co.

    Eh ! eh ! riposta lancien conseiller des Indes nerlandai-ses, toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une car-gaison de morues que de jeter son argent dans les profondeursde locan Glacial !

    L nest point la question, dit alors le major Donellan,dune voix brve et hautaine. Il ne sagit pas dun stock de mo-rues, mais de la calotte polaire

    Que lAmrique voudrait bien se mettre sur la tte ! ajou-ta Dean Toodrink, en riant de sa rpartie.

    a lenrhumerait, dit finement le colonel Karkof.

    L nest pas la question, reprit le major Donellan, et je nesais ce que cette ventualit. de coryzas vient faire au milieu denotre confrence. Ce qui est certain, cest que pour une raisonou pour une autre, lAmrique, reprsente par la North PolarPractical Association, remarquez le mot practical , mes-sieurs, veut acheter une surface de quatre cent sept mille millescarrs autour du Ple arctique, surface circonscrite actuelle-ment, remarquez le mot actuellement , messieurs, par lequatre-vingt-quatrime degr de latitude borale

    Nous le savons, major Donellan, repartit Jan Harald, etde reste ! Mais ce que nous ne savons pas, cest comment laditeSocit entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires,ou ces mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel

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    La nest pas la question, rpondit une troisime fois lemajor Donellan. Un tat veut, en payant, sapproprier une por-tion du globe, qui, par sa situation gographique, semble plus

    spcialement appartenir lAngleterre

    la Russie, dit le colonel Karkof.

    la Hollande, dit Jacques Jansen.

    la Sude-Norvge, dit Jan Harald.

    Au Danemark , dit ric Baldenak.

    Les cinq dlgus staient redresss sur leurs ergots, etlentretien risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsqueDean Toodrink essaya dintervenir une premire fois :

    Messieurs, dit-il dun ton conciliant, l nest point laquestion, suivant lexpression dont mon chef, le major Donel-

    lan, fait le plus volontiers usage. Puisquil est dcid en principeque les rgions circumpolaires seront mises en vente, elles ap-partiendront ncessairement celui des tats reprsents parvous, qui mettra cette acquisition lenchre la plus leve.Donc, puisque la Sude-Norvge, la Russie, le Danemark, laHollande et lAngleterre ont ouvert des crdits leurs dlgus,ne vaudrait-il pas mieux que ceux-ci formassent un syndicat, cequi leur permettrait de disposer dune somme telle que la Soci-t amricaine ne pourrait lutter contre eux ?

    Les dlgus sentre-regardrent. Ce Dean Toodrink avaitpeut-tre trouv le joint. Un syndicat De notre temps, ce motrpond tout. On se syndique, comme on respire, comme onboit, comme on mange, comme on dort. Rien de plus moderneen politique aussi bien quen affaires.

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    Toutefois, une objection ou plutt une explication fut n-cessaire, et Jacques Jansen interprta les sentiments de ses col-lgues, lorsquil dit :

    Et aprs ?

    Oui ! Aprs lacquisition faite par le syndicat ?

    Mais il me semble que lAngleterre ! dit le major dunton raide

    Et la Russie ! dit le colonel, dont les sourcils se fronc-rent terriblement.

    Et la Hollande ! dit le conseiller.

    Lorsque Dieu a donn le Danemark aux Danois fit ob-server ric Baldenak.

    Pardon, scria Dean Toodrink, il ny a quun pays qui aitt donn par Dieu ! Cest lcosse aux cossais !

    Et pourquoi ? fit le dlgu sudois.

    Le pote na-t-il pas dit :

    Deus nobis Ecotia fecit

    riposta ce farceur en traduisant sa faon lhoec otia dusixime vers de la premire glogue de Virgile.

    Tous se mirent rire except le major Donellan et cela en-raya une seconde fois la discussion, qui menaait de finir assezmal.

    Et alors Dean Toodrink put ajouter :

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    Ne nous querellons pas, messieurs ! quoi bon ? For-mons plutt ntre syndicat

    Et aprs ? reprit Jan Harald.

    Aprs ? rpondit Dean Toodrink. Rien de plus simple,messieurs. Lorsque vous laurez achete, ou la proprit du do-maine polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant unejuste indemnit, vous la transporterez lun des tats coacqu-reurs. Mais le but principal aura t pralablement atteint, qui

    est dliminer dfinitivement les reprsentants de lAmrique !

    Elle avait du bon, cette proposition du moins pour lheureprsente car, dans un avenir rapproch, les dlgus ne man-queraient pas de se prendre aux cheveux, et on sait sils taientchevelus ! lorsquil sagirait de choisir lacqureur dfinitif de cetimmeuble aussi disput quinutile. De toute faon, ainsi quelavait si intelligemment marqu Dean Toodrink, les tats-Unis

    seraient absolument hors concours. Voil qui me parat sens, dit ric Baldenak.

    Habile, dit le colonel Karkof.

    Adroit, dit Jan Harald.

    Malin, dit Jacques Jansen.

    Bien anglais ! dit le major Donellan.

    Chacun avait lanc son mot, avec lespoir de jouer plus tardses estimables collgues.

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    Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est parfaitemententendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque tatseront entirement rservs pour lavenir ?

    Ctait entendu.

    Il ne restait plus qu savoir quels crdits ces divers tatsavaient mis la disposition de leurs dlgus. On totaliserait cescrdits, et il ntait pas douteux que ce total prsenterait unesomme si importante que les ressources de laNorth Polar Prac-tical Association ne lui permettraient pas de la dpasser.

    La question fut donc pose par Dean Toodrink.

    Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne vou-lait rpondre. Montrer son porte-monnaie ? Vider ses pochesdans la caisse du syndicat ? Faire connatre par avance jusquochacun comptait pousser les enchres ? Nul empressement cela ! Et si quelque dsaccord survenait plus tard entre les nou-

    veaux syndiqus ? Et si les circonstances les obligeaient prendre part la lutte chacun pour soi ? Et si le diplomateKarkof se blessait des finasseries de Jacques Jansen, quisoffenserait des menes sourdes dric Baldenak, qui sirriteraitdes roublardises de Jan Harald, qui se refuserait supporter lesprtentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gne-rait gure pour intriguer contre chacun de ses collgues ? Enfin,dclarer ses crdits, ctait montrer son jeu, quand il tait n-cessaire de poitriner.

    Vritablement, il ny avait que deux manires de rpondre la juste mais indiscrte demande de Dean Toodrink. Ou exa-grer les crdits ce qui et t trs embarrassant, lorsquil seserait agi den oprer le versement, ou les diminuer dune faontellement drisoire, que cela dgnrt en plaisanterie et quilne ft point donn suite la proposition.

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    Cette ide vint dabord lex-conseiller des Indes nerlan-daises, qui, il faut en convenir, ntait pas srieux, et tous sescollgues lui embotrent le pas.

    Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette,mais, pour lacquisition du domaine arctique, je ne puis dispo-ser que de cinquante rixdalers.2

    Et moi, que de trente-cinq roubles3, dit la Russie.

    Et moi, que de vingt kronors4, dit la Sude-Norvge.

    Et moi, que de quinze krones5, dit le Danemark.

    Eh bien, rpondit le major Donellan, dun ton dans lequelon sentait toute cette ddaigneuse attitude si naturelle laGrande-Bretagne, ce sera donc votre profit que lacquisitionsera faite, messieurs, car lAngleterre ne peut y mettre plus dunshilling6 six pence !

    Et, sur cette dclaration ironique, finit la confrence desdlgus de la vieille Europe.

    2 Le rixdaler = 5 fr. 213 Le rouble = 3 fr. 924 Le kronor = 1 fr. 325 Le krone = 1 fr. 32

    6 Le shilling = 1 fr. 15

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    III

    Dans lequel se fait ladjudication des rgionsdu ple arctique.

    Pourquoi cette vente allait-elle seffectuer, le 3 dcembre,

    dans la salle ordinaire des Auctions, o, dhabitude, on ne ven-dait que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, ins-truments, etc., ou des objets dart, tableaux, statues, mdailles,antiquits ? Pourquoi, puisquil sagissait dune licitation immo-bilire, ntait-elle pas faite soit par-devant notaire, soit labarre du tribunal, institu pour ce genre dopration ? Enfin,pourquoi lintervention dun commissaire-priseur, lorsquonpoursuivait la mise en vente dune partie du globe terrestre ?

    Est-ce que ce morceau de sphrode pouvait tre assimil quelque meuble meublant, et ntait-ce pas tout ce quil y avaitde plus immeuble au monde ?

    En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ain-si. Lensemble des rgions arctiques devait tre vendu dans cesconditions, et le contrat nen serait pas moins valable. Et, aufait, cela nindiquait-il pas que, dans la pense de laNorth Polar

    Practical Association, limmeuble en question tenait galementdu meuble, comme sil et t possible de le dplacer. Aussi,cette singularit ne laissait-elle pas dintriguer certains espritsminemment perspicaces trs rares, mme aux tats-Unis.

    Dailleurs, il existait un prcdent. Dj une portion de no-tre plante avait t adjuge dans une salle des Auctions, parlentremise dun commissaire-priseur aux enchres publiques.En Amrique prcisment.

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    En effet, quelques annes avant, San Francisco de Cali-fornie, une le de lOcan Pacifique, lle Spencer7, fut vendue au

    riche William W. Kolderup, battant de cinq cent mille dollarsson concurrent J. R. Taskinar, de Stockton. Cette le Spenceravait t paye quatre millions de dollars. Il est vrai, ctait unele habitable, situe quelques degrs seulement de la cte cali-fornienne, avec forts, cours deau, sol productif et solide,champs et prairies susceptibles dtre mis en culture, et non unergion vague, peut-tre une mer couverte de glaces ternelles,dfendue par dinfranchissables banquises, et que trs proba-

    blement personne ne pourrait jamais occuper. Il tait donc supposer que lincertain domaine du Ple, mis en adjudication,natteindrait jamais un prix aussi considrable.

    Nanmoins, ce jour-l, ltranget de laffaire avait attir,sinon beaucoup damateurs srieux, du moins un grand nombrede curieux, avides den connatre le dnouement. La lutte, ensomme, ne pouvait tre que trs intressante.

    Au surplus, depuis leur arrive Baltimore, les dlguseuropens avaient t trs entours, trs recherchs et, bien en-tendu, trs interviews. Comme cela se passait en Amrique,rien dtonnant que lopinion publique ft surexcite au plushaut point. De l, des paris insenss forme la plus ordinairesous laquelle se produit cette surexcitation aux tats-Unis, dontlEurope commence suivre volontiers le contagieux exemple.

    Si les citoyens de la Confdration amricaine, aussi bien ceuxde la Nouvelle- Angleterre que ceux des tats du centre, delouest et du sud, se divisaient en groupes dopinions diffren-tes, tous, videmment, faisaient des vux pour leur pays. Ilsespraient bien que le Ple nord sabriterait sous les plis du pa-villon aux trente-huit toiles. Et, cependant, ils ntaient passans prouver quelque inquitude. Ce ntait ni la Russie, ni la

    7 VoirLcole des Robinsons du mme auteur.

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    Sude-Norvge, ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redou-taient les chances peu srieuses. Mais le Royaume-Uni tait lavec ses ambitions territoriales, sa tendance tout absorber, sa

    tnacit trop connue, ses bank-notes trop envahissantes. Ausside fortes sommes furent-elles engages. On pariait surAmericaet sur Great-Britain comme on let fait sur des chevaux decourse, et peu prs galit. Quant Danemark, Sweden,Holland et Russia,bien quon les offrt 12 et 13, ils ne trou-vaient gure preneurs.

    La vente tait annonce pour midi. Ds le matin,

    lencombrement des curieux interceptait la circulation dans Bol-ton-street. Lopinion avait t extrmement souleve depuis laveille. Par le fil transatlantique, les journaux venaient dtre in-forms que la plupart des paris, proposs par les Amricains,taient tenus par les Anglais, et Dean Toodrink avait fait imm-diatement afficher cette cote dans la salle des Auctions. Le gou-vernement de la Grande-Bretagne, disait-on, avait mis desfonds considrables la disposition du major Donellan

    lAdmiralty-Office, faisait observer le New-York Herald, leslords de lAmiraut poussaient lacquisition des terres arcti-ques, dsignes par avance pour figurer dans la nomenclaturedes colonies anglaises, etc.

    Quy avait-il de vrai dans ces nouvelles, de probable dansces racontars ? on ne savait. Mais, ce jour-l, Baltimore, lesgens rflchis pensaient que, si la North Polar Practical Asso-ciation tait abandonne ses seules ressources, la lutte pour-rait bien se terminer au profit de lAngleterre. De l, une pres-sion que les plus ardents Yankees cherchaient oprer sur legouvernement de Washington. Au milieu de cette effervescence,la Socit nouvelle, incarne dans la modeste personne de sonagent, William S. Forster, ne paraissait pas sinquiter de cetemballement gnral, comme si elle et t sans conteste assu-re du succs.

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    mesure que lheure approchait, la foule se massait le longde Bolton-street. Trois heures avant louverture des portes, ilntait plus possible darriver la salle de vente. Dj tout

    lespace rserv au public tait rempli faire clater les murs.Seulement, un certain nombre de places, entoures dune bar-rire, avaient t gardes pour les dlgus europens. Ctaitbien le moins quils eussent la possibilit de suivre les phases deladjudication et de pousser propos leurs enchres.

    L taient ric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen,Jan Harald, le major Donellan et son secrtaire Dean Toodrink.

    Ils formaient un groupe compact qui se serrait les coudes,comme des soldats forms en colonne dassaut. Et on et dit, envrit, quils allaient slancer lassaut du Ple nord !

    Du ct de lAmrique, personne ne stait prsent, si cenest le consignataire de morues, dont le visage vulgaire expri-mait la plus parfaite indiffrence. coup sr, il paraissait lemoins mu de toute lassistance, et ne songeait sans doute quau

    placement des cargaisons quil attendait par les navires en par-tance de Terre-Neuve. Quels taient donc les capitalistes repr-sents par ce bonhomme, qui allait peut- tre mettre en branledes millions de dollars ? Cela tait de nature piquer vivementla curiosit publique.

    Et, en effet, nul ne devait se douter que J.-T. Maston et MrsEvanglina Scorbitt fussent pour quelque chose dans laffaire.Et comment laurait-on pu deviner ? Tous deux se trouvaient l,cependant, mais perdus dans la foule, sans place spciale, envi-ronns de quelques-uns des principaux membres du Gun-Club,les collgues de J.-T. Maston. Simples spectateurs, en appa-rence, ils semblaient tre parfaitement dsintresss. William S.Forster lui-mme navait pas lair de les connatre.

    Il va sans dire, que, contrairement aux usages tablis dansles salles dAuctions, il ny aurait pas lieu de tenir lobjet de la

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    vente la disposition du public. On ne pouvait se passer demain en main le Ple nord, ni lexaminer sur toutes ses faces, nile regarder la loupe, ni le frotter du doigt pour constater si la

    patine en tait relle ou artificielle comme pour un bibelot anti-que. Et, antique, il ltait pourtant antrieur lge de fer, lgede bronze, lge de pierre, cest--dire aux poques prhistori-ques, puisquil datait du commencement du monde !

    Cependant, si le Ple ne figurait pas sur le bureau du com-missaire-priseur, une large carte, bien en vue des intresss,indiquait par ses teintes tranches la configuration des rgions

    arctiques. dix-sept degrs au-dessus du Cercle polaire, untrait rouge, trs apparent, trac sur le quatre-vingt-quatrimeparallle, circonscrivait la partie du globe dont la North PolarPractical Association avait provoqu la mise en vente. Il sem-blait bien que cette rgion devait tre occupe par une mer,couverte dune carapace glace dpaisseur considrable. Mais,cela, ctait laffaire des acqureurs. Du moins, ils nauraient past tromps sur la nature de la marchandise.

    midi sonnant, le commissaire-priseur, Andrew R. Gil-mour, entra par une petite porte, perce dans la boiserie dufond, et vint prendre place devant son bureau. Dj le crieurFlint, la voix tonnante, se promenait lourdement, avec desdhanchements dours en cage, le long de la barrire qui conte-nait le public. Tous deux se rjouissaient cette pense que lavacation leur procurerait un norme tant pour cent quilsnauraient aucun dplaisir encaisser. Il va de soi que cettevente tait faite au comptant, cash suivant la formule amri-caine. Quant la somme, si importante quelle ft, elle seraitintgralement verse entre les mains des dlgus, pour lecompte des tats qui ne seraient pas adjudicataires.

    En ce moment, la cloche de la salle, sonnant toute vole,annona au dehors cest le cas de dire urbi et orbique les ench-res allaient souvrir.

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    Quel moment solennel ! Tous les curs palpitaient dans lequartier comme dans la ville. De Bolton-street et des rues adja-

    centes, une longue rumeur, se propageant travers les remousdu public, pntra dans la salle.

    Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure de houleet de foule se ft peu prs calm pour prendre la parole.

    Alors il se leva et promena un regard circulaire surlassistance. Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine,

    il dit dune voix lgrement mue :

    Messieurs, sur la proposition du gouvernement fdral,et grce lacquiescement donn cette proposition par les di-vers tats du Nouveau Monde et mme de lAncien Continent,nous allons mettre en vente un lot dimmeubles, situs autourdu Ple nord, tel quil se poursuit et comporte dans les limitesactuelles du quatre-vingt-quatrime parallle, en continents,

    mers, dtroits, les, lots, banquises, parties solides ou liquidesgnralement quelconques.

    Puis, dirigeant son doigt vers le mur :

    Veuillez jeter un coup dil sur la carte, qui a t tracedaprs les dcouvertes les plus rcentes. Vous verrez que la sur-face de ce lot comprend trs approximativement quatre centsept mille milles carrs dun seul tenant. Aussi, pour la facilitde la vente, a-t-il t dcid que les enchres ne sappliqueraientqu chaque mille carr. Un cent8 vaudra donc, en chiffresronds, quatre cent sept mille cents, et un dollar quatre cent septmille dollars. Un peu de silence, messieurs !

    8 Centime partie dun dollar soit un sol environ.

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    La recommandation ntait pas superflue, car les impatien-ces du public se traduisaient par un tumulte que le bruit desenchres aurait quelque peine dominer.

    Lorsquun demi-silence se fut tabli, grce surtout lintervention du crieur Flint, qui mugissait comme une sirnedalarme en temps de brumes, Andrew R. Gilmour reprit en cestermes.

    Avant de commencer, je dois rappeler encore une desclauses de ladjudication : cest que limmeuble polaire sera d-

    finitivement acquis et sa proprit hors de toute contestation dela part des vendeurs, tel quil est actuellement circonscrit par lequatre-vingt-quatrime degr de latitude septentrionale, etquelles que soient les modifications gographiques ou mtoro-logiques qui pourraient se produire dans lavenir !

    Toujours cette disposition singulire, insre au document,et qui, si elle excitait les plaisanteries des uns, veillait

    lattention des autres. Les enchres sont ouvertes ! dit le commissaire-priseur

    dune voix vibrante.

    Et, tandis que son marteau divoire tremblotait dans samain, entran par ses habitudes dargot en matire de ventepublique, il ajouta dun ton nasillard :

    Nous avons marchand dix cents le mille carr !

    Dix cents, ou un dixime de dollar9, cela faisait une sommede quarante mille sept cents dollars10 pour la totalit delimmeuble arctique.

    9 50 centimes.

    10 203 500 francs.

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    Que le commissaire Andrew R. Gilmour et ou non mar-chand ce prix, son enchre fut aussitt couverte pour le

    compte du gouvernement danois par ric Baldenak.

    Vingt cents ! dit-il.

    Trente cents ! dit Jacques Jansen pour le compte de laHollande.

    Trente-cinq, dit Jan Harald, pour le compte de la Sude-

    Norvge.

    Quarante, dit le colonel Boris Karkof, pour le compte detoutes les Russies.

    Cela reprsentait dj une somme de cent soixante-deuxmille huit cents dollars11, et, pourtant, les enchres ne faisaientque commencer !

    Il convient de faire observer que le reprsentant de laGrande-Bretagne navait pas encore ouvert la bouche ni mmedesserr ses lvres quil pinait troitement.

    De son ct, William S. Forster, le consignataire de mo-rues, gardait un mutisme impntrable. Et mme, en ce mo-ment, il paraissait absorb dans la lecture duMercurial of New-

    Found-Land, qui lui donnait les arrivages et les cours du joursur les marchs de lAmrique.

    quarante cents, le mille carr, rpta Flint dune voixqui finissait en une sorte de rossignolade, quarante cents !

    11 814 000 francs.

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    Les quatre collgues du major Donellan se regardrent.Avaient-ils donc puis leur crdit ds le dbut de la lutte ?taient-ils dj rduits se taire ?

    Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour, quarantecents ! Qui met au-dessus ? Quarante cents ! Cela vautmieux que a, la calotte polaire

    On crut quil allait ajouter :

    garantie pure glace.

    Mais, le dlgu danois venait de dire :

    Cinquante cents !

    Et le dlgu hollandais de surenchrir de dix cents.

    soixante cents le mille carr ! cria Flint. soixante

    cents ? Personne ne dit mot ? Ces soixante cents faisaient dj la respectable somme de

    deux cent quarante-quatre mille deux cents dollars.12

    Il arriva donc que lassistance accueillt lenchre de la Hol-lande avec un murmure de satisfaction Chose bizarre et bienhumaine, les misrables cokneys sans le sou qui taient l, les

    pauvres diables qui navaient rien dans leur poche, semblaienttre le plus intresss par cette lutte coups de dollars.

    Cependant, aprs lintervention de Jacques Jansen, le ma-jor Donellan, levant la tte, avait regard son secrtaire DeanToodrink. Mais, sur un imperceptible signe ngatif de celui-ci, iltait rest bouche close.

    12 221 000 francs.

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    Pour William S. Forster, toujours profondment plongdans la lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques

    notes au crayon.

    Quant J.-T. Maston, il rpondait par un petit hochementde tte aux sourires de Mrs Evanglina Scorbitt.

    Allons, messieurs, un peu dentrain ! Nous languis-sons ! Cest mou ! Cest mou ! reprit Andrew R. Gilmour.Voyons ! On ne dit plus rien ! Nous allons adjuger ?

    Et son marteau sabaissait et se relevait comme un goupil-lon entre les doigts dun bedeau de paroisse.

    Soixante-dix cents ! dit le professeur Jan Harald dunevoix qui tremblait un peu.

    Quatre-vingts ! riposta presque immdiatement le colo-

    nel Boris Karkof. Allons ! Quatre-vingts cents ! cria Flint, dont les gros

    yeux ronds sallumaient au feu des enchres.

    Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un diable ressort le major Donellan.

    Cent cents ! dit dun ton bref le reprsentant de laGrande-Bretagne.

    Ce seul mot engageait lAngleterre de quatre cent sept milledollars.13

    13 2 035 000 francs.

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    Les parieurs pour le Royaume-Uni poussrent un hurrah,quune partie du public renvoya comme un cho.

    Les parieurs pour lAmrique se regardrent, assez dsap-points. Quatre cent sept mille dollars ? Ctait dj un groschiffre pour cette fantaisiste rgion du Ple nord. Quatre centsept mille dollars dice-bergs, dice-fields et de banquises !

    Et lhomme de laNorth Polar Practical Association qui nesoufflait mot, qui ne relevait mme pas la tte ! Est-ce quil ne sedciderait point lancer enfin une surenchre ? Sil avait voulu

    attendre que les dlgus danois, sudois, hollandais et russeeussent puis leur crdit, il semblait bien que le moment ftarriv. En effet, leur attitude indiquait que devant le centcents du major Donellan, ils se dcidaient abandonner lechamp de bataille.

    cent cents le mille carr ! reprit par deux fois le com-missaire-priseur.

    Cent cents ! Cent cents ! Cent cents ! rpta le crieurFlint, en se faisant un porte-voix de sa main demi ferme.

    Personne ne met au-dessus ? reprit Andrew R. Gilmour ?Cest entendu ? Cest bien convenu ? Pas de regrets ? On vaadjuger ?

    Et il arrondissait le bras qui agitait son marteau, en pro-menant un regard provocateur sur lassistance, dont les mur-mures sapaisrent dans un silence mouvant.

    Une fois ? Deux fois ? reprit-il.

    Cent vingt cents, dit tranquillement William S. Forster,sans mme lever les yeux, aprs avoir tourn la page de sonjournal.

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    Hip ! hip ! hip ! crirent les parieurs, qui avaienttenu les plus hautes cotes pour les tats-Unis dAmrique.

    Le major Donellan stait redress son tour. Son long coupivotait mcaniquement langle form par les deux paules, etses lvres sallongeaient comme un bec. Il foudroyait du regardlimpassible reprsentant de la Compagnie amricaine, maissans parvenir sattirer une riposte mme dil il. Ce diablede William S. Forster ne bougeait pas.

    Cent quarante, dit le major Donellan.

    Cent soixante, dit Forster.

    Cent quatre-vingts, clama le major.

    Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.

    Cent quatre-vingt-quinze cents ! hurla le dlgu de laGrande-Bretagne.

    Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un dfi aux trente-huit tats de la Confdration.

    On aurait entendu marcher une fourmi, nager une ablette,voler un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe.Tous les curs battaient. Toutes les vies taient suspendues labouche du major Donellan. Sa tte, si mobile dordinaire, neremuait plus. Quant Dean Toodrink, il se grattait locciput sarracher le cuir chevelu.

    Andrew R. Gilmour laissa passer quelques instants qui pa-rurent longs comme des sicles. Le consignataire de moruescontinuait lire son journal, et crayonner des chiffres quinavaient videmment aucun rapport avec laffaire en question.

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    Est-ce que, lui aussi, tait au bout de son crdit ? Est-ce quilrenonait mettre une dernire surenchre ? Est-ce que cettesomme de cent quatre-vingt- quinze cents le mille carr, ou plus

    de sept cent quatre-vingt- treize mille dollars pour la totalit delimmeuble, lui paraissait avoir atteint les dernires limites delabsurde ?

    Cent quatre-vingt-quinze cents ! reprit le commissaire-priseur. Nous allons adjuger

    Et son marteau tait prt retomber sur la table.

    Cent quatre-vingt-quinze cents ! rpta le crieur.

    Adjugez ! Adjugez !

    Cette injonction fut lance par plusieurs spectateurs impa-tients, comme un blme jet aux hsitations dAndrew R. Gil-mour.

    Une fois deux fois ! cria-t-il.

    Et tous les regards taient dirigs sur le reprsentant de laNorth Polar Practical Association.

    Eh bien ! cet homme surprenant tait en train de se mou-cher, longuement, dans un large foulard carreaux, qui com-primait violemment lorifice de ses fosses nasales.

    Pourtant, les regards de J.-T. Maston taient dards sur lui,tandis que les yeux de Mrs Evanglina Scorbitt suivaient lamme direction. Et lon et pu reconnatre la dcoloration deleur figure combien tait violente lmotion quils cherchaient matriser. Pourquoi William S. Forster hsitait-il surenchrirsur le major Donellan ?

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    William S. Forster se moucha une seconde fois, puis unetroisime fois, avec le bruit dune vritable ptarade dartifice.Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmur

    dune voix douce et modeste :

    Deux cents cents !

    Un long frisson courut travers la salle. Puis, les hips am-ricains retentirent faire grelotter les vitres.

    Le major Donellan, accabl, cras, aplati, tait retomb

    prs de Dean Toodrink, non moins dmont que lui. ce prixdu mille carr, cela faisait lnorme somme de huit cent qua-torze mille dollars14, et il tait visible que le crdit britanniquene permettait pas de la dpasser.

    Deux cents cents ! rpta Andrew R. Gilmour.

    Deux cents cents ! vocifra Flint.

    Une fois deux fois ! reprit le commissaire-priseur. Per-sonne ne met au-dessus ?

    Le major Donellan, mu par un mouvement involontaire, sereleva de nouveau, regarda les autres dlgus. Ceux-cinavaient despoir quen lui pour empcher que la proprit duPle nord chappt aux Puissances europennes. Mais cet effort

    fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la referma, et, en sapersonne, lAngleterre saffaissa sur son banc.

    Adjug ! cria Andrew Gilmour, en frappant la table dubout de son marteau divoire.

    14 4 070 000 francs.

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    Hip ! hip ! hip ! pour les tats-Unis ! hurlrent lesgagnants de la victorieuse Amrique.

    En un instant, la nouvelle de lacquisition se rpandit tra-vers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils ariens, lasurface de toute la Confdration ; puis, par les fils sous- ma-rins, elle fit irruption dans lAncien Monde.

    Ctait la North Polar Practical Association, qui, parlentremise de son homme de paille, William S. Forster, deve-nait propritaire du domaine arctique, compris lintrieur du

    quatre-vingt-quatrime parallle.

    Et, le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la d-claration de command, le nom quil donna fut celui dImpeyBarbicane, en qui sincarnait ladite compagnie sous la raisonsociale : Barbicane and Co.

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    IV

    Dans lequel reparaissent de vieillesconnaissances de nos jeunes lecteurs.

    Barbicane and Co ! Le prsident dun cercle

    dartilleurs ! En vrit, que venaient faire des artilleurs dansune opration de ce genre ? On va le voir.

    Est-il bien ncessaire de prsenter officiellement ImpeyBarbicane, prsident du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaineNicholl, et J.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, etle fringant Bilsby, et le colonel Bloomsberry, et leurs autres col-lgues ? Non ! Si ces bizarres personnages ont quelque vingt ans

    de plus depuis lpoque o lattention du monde entier fut atti-re sur eux, ils sont rests les mmes, toujours aussi incompletscorporellement, mais toujours aussi bruyants, aussi audacieux, aussi emballs , quand il sagit de se lancer dans quelqueaventure extraordinaire. Le temps na pas eu prise sur cette l-gion dartilleurs la retraite. Il les a respects, comme il res-pecte les canons hors dusage, qui meublent les muses des an-ciens arsenaux.

    Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente trois membreslors de sa fondation il sagit des personnes et non des membres,tels que bras ou jambes, dont la plupart dentre eux taient djprivs, si trente mille cinq cent soixante- quinze correspondantssenorgueillissaient du lien qui les rattachait audit club, ces chif-fres navaient point diminu. Au contraire. Et mme, grce linvraisemblable tentative quil avait faite pour tablir une

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    communication directe entre la Terre et la Lune15, sa clbritstait accrue dans une proportion norme.

    On na point oubli quel retentissement avait eu cette m-morable exprience quil convient de rsumer en peu de lignes.

    Quelques annes aprs la guerre de scession, certainsmembres du Gun-Club, ennuys de leur oisivet, staient pro-pos denvoyer un projectile jusqu la Lune au moyen duneColumbiad monstre. Un canon, long de neuf cents pieds, largede neuf lme, avait t solennellement coul City-Moon,

    dans le sol de la presqule floridienne, puis charg de quatrecent mille livres de fulmi-coton. Lanc par ce canon, un obuscylindro-conique en aluminium stait envol vers lastre desnuits sous la pousse de six milliards de litres de gaz. Aprs enavoir fait le tour par suite dune dviation de sa trajectoire, iltait retomb vers la Terre pour sengouffrer dans le Pacifique,par 277 de latitude nord et 4137 de longitude ouest. Ctaitdans ces parages que la frgate Susquehanna, de la marine f-

    drale, lavait repch la surface de lOcan, au grand profit deses htes.

    Des htes, en effet ! Deux membres du Gun-Club, son pr-sident Impey Barbicane et le capitaine Nicholl, accompagnsdun Franais, trs connu pour ses audaces de casse-cou,avaient pris place dans ce wagon-projectile. Tous trois taientrevenus de ce voyage sains et saufs. Mais, si les deux Amricains

    taient toujours l, prts se risquer en quelque nouvelle aven-ture, le Franais Michel Ardan ny tait plus. De retour en Eu-rope, il avait fait fortune, parat-il, ce qui ne laissa pas de sur-prendre bien des gens, et, maintenant, il plantait ses choux, illes mangeait, il les digrait mme, sil faut en croire les repor-ters les mieux informs.

    15 Du mme auteur,De la Terre la Lune etAutour de la Lune.

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    Aprs ce coup de tonnerre, Impey Barbicane et Nichollavaient vcu sur leur clbrit dans un repos relatif. Toujoursimpatients des grandes choses, ils rvaient de quelque autre

    opration de ce genre. Largent ne leur manquait pas. Il en res-tait de leur dernire affaire prs de deux cent mille dollars surles cinq millions et demi que leur avait fournis la souscriptionpublique, ouverte dans le Nouveau et lAncien Monde. En outre,rien qu sexhiber travers les tats-Unis dans leur projectiledaluminium comme des phnomnes dans une cage, ils avaientencore ralis de belles recettes, et recueilli toute la gloire quepeut comporter la plus exigeante des ambitions humaines.

    Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraient donc pu setenir tranquilles, si lennui ne les et rongs. Et, cest pour sortirde leur inaction, sans doute, quils venaient dacheter ce lot dergions arctiques.

    Pourtant, quon ne loublie pas, si cette acquisition avait putre faite au prix de huit cent mille dollars et plus, cest que Mrs

    Evanglina Scorbitt avait mis dans laffaire lappoint qui luimanquait. Grce cette femme gnreuse, lEurope avait tvaincue par lAmrique.

    Voici quoi tenait cette gnrosit :

    Depuis leur retour, si le prsident Barbicane et le capitaineNicholl jouissaient dune incomparable clbrit, il tait unhomme qui en avait sa bonne part. On la devin, il sagit de J.-T. Maston, le bouillant secrtaire du Gun-Club. Ntait-ce pas cet habile calculateur que lon devait les formules mathmati-ques qui avaient permis de tenter la grande exprience citeplus haut ? Sil navait pas accompagn ses deux collgues lorsde leur voyage extra- terrestre, ce ntait pas par peur, nom dunboulet ! Mais le digne artilleur, manchot du bras droit, taitpourvu dun crne en gutta-percha, la suite dun de ces acci-dents trop communs la guerre. Et, vraiment, en le montrant

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    aux Slnites, cet t leur donner une piteuse ide des habi-tants de la Terre, dont la Lune, aprs tout, nest que lhumblesatellite.

    son profond regret, J.-T. Maston avait donc d se rsi-gner ne point partir. Toutefois, il ntait pas rest oisif. Aprsavoir procd la construction dun immense tlescope, qui futdress sur le sommet de Longs Peak, lun des plus hauts som-mets de la chane des montagnes Rocheuses, il sy tait trans-port de sa personne. Puis, ds que le projectile eut t signal,dcrivant sur le ciel sa majestueuse trajectoire, il navait plus

    quitt son poste dobservation. L, devant loculaire du gigan-tesque instrument, il stait donn pour tche de chercher sui-vre ses amis, dont le vhicule arien filait travers lespace.

    On devait les croire jamais perdus pour la Terre, les au-dacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le pro-jectile, maintenu dans une nouvelle orbite par lattraction lu-naire, ft astreint graviter ternellement autour de lastre des

    nuits comme un sous-satellite ? Mais non ! Une dviation, quelon pourrait appeler providentielle, avait modifi la directiondu projectile. Aprs avoir fait le tour de la Lune au lieu delatteindre, entran dans une chute progressivement acclre,il tait revenu vers notre sphrode avec une vitesse qui galaitcinquante sept mille six cents lieues lheure, au moment o ilsengloutissait dans les abmes de la mer.

    Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaientamorti la chute, qui avait eu pour tmoin la frgate amricaineSusquehanna. Aussitt la nouvelle en fut transmise J.-T. Mas-ton. Le secrtaire du Gun-Club revint en toute hte delobservatoire de Longs Peak, afin doprer le sauvetage. Dessondages furent poursuivis dans les parages o stait abm leprojectile, et le dvou J.-T. Maston nhsita pas revtir lhabitdu scaphandrier pour retrouver ses amis.

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    En ralit, il naurait pas t ncessaire de se donner tantde peine. Le projectile daluminium, dplaant une quantitdeau suprieure son propre poids, tait remont au niveau du

    Pacifique, aprs avoir fait un superbe plongeon. Et cest dansces conditions que le prsident Barbicane, le capitaine Nicholl etMichel Ardan furent rencontrs la surface de lOcan : ilsjouaient aux dominos dans leur prison flottante.

    Maintenant, pour en revenir J.-T. Maston, il faut dire quela part prise par lui ces extraordinaires aventures lavait mistrs en relief.

    Certes, J.-T. Maston ntait pas beau avec son crne posti-che et son avant-bras droit, emmanch dun crochet mtallique.Il ntait pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnset carillonns lpoque o commence ce rcit. Maisloriginalit de son caractre, la vivacit de son intelligence, lefeu qui animait son regard, lardeur quil apportait en touteschoses, en avaient fait un type idal aux yeux de Mrs Evanglina

    Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasin soussa calotte de gutta-percha, tait intact, et il passait encore, juste titre, pour un des plus remarquables calculateurs de sontemps.

    Or, Mrs Evanglina Scorbitt bien que le moindre calcul luidonnt la migraine avait du got pour les mathmaticiens, sielle nen avait pas pour les mathmatiques. Elle les considraitcomme des tres dune espce particulire et suprieure. Songezdonc ! Des ttes o les x ballottent comme des noix dans un sac,des cerveaux qui se jouent avec les signes algbriques, desmains qui jonglent avec les intgrales triples, comme un quili-briste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences quicomprennent quelque chose des formules de ce genre :

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    Oui ! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les ad-mirations et bienfaits pour quune femme se sentt attire verseux proportionnellement aux masses et en raison inverse du

    carr des distances. Et prcisment, J.-T. Maston tait assezcorpulent pour exercer sur elle une attraction irrsistible, et,quant la distance, elle serait absolument nulle, sils pouvaientjamais tre lun lautre.

    Cela, nous lavouerons, ne laissait pas dinquiter le secr-taire du Gun-Club, qui navait jamais cherch le bonheur dansdes unions si troites. Dailleurs, Mrs Evanglina Scorbitt ntait

    plus de la premire jeunesse ni mme de la seconde avec sesquarante-cinq ans, ses cheveux plaqus sur ses tempes, commeune toffe teinte et reteinte, sa bouche trop meuble de dentstrop longues dont elle navait pas perdu une seule, sa taille sansprofil, sa dmarche sans grce. Bref, lapparence dune vieillefille, bien quelle et t marie quelques annes peine, il estvrai. Mais ctait une excellente personne, laquelle riennaurait manqu des joies terrestres, si elle avait pu se faire an-

    noncer dans les salons de Baltimore sous le nom de Mrs J.- T.Maston.

    La fortune de cette veuve tait trs considrable. Nonquelle ft riche comme les Gould, comme les Mackay, les Van-derbilt, les Gordon Bennett, dont la fortune dpasse le milliard,et qui pourraient faire laumne un Rothschild ! Non quellepossdt trois cents millions comme Mrs Moses Carper, deuxcents millions comme Mrs Stewart, quatre-vingts millionscomme Mrs Crocker, trois veuves, quon se le dise ! ni quelle ftriche comme Mrs Hammersley, Mrs Helly Green, Mrs Maffitt,Mrs Marshall, Mrs Para Stevens, Mrs Mintury et quelques au-tres ! Toutefois, elle aurait eu le droit de prendre place ce m-morable festin de Fifth-Avenue Htel, New-York, o lonnadmettait que des convives cinq fois millionnaires. En ralit,Mrs Evanglina Scorbitt disposait de quatre bons millions dedollars, soit vingt millions de francs, qui lui venaient de John P.

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    Scorbitt, enrichi dans le double commerce des articles de modeet des porcs sals. Eh bien ! cette fortune, la gnreuse veuveet t heureuse de lutiliser au profit de J.-T. Maston, auquel

    elle apporterait un trsor de tendresse plus inpuisable encore.

    Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Maston, MrsEvanglina Scorbitt avait volontiers consenti mettre quelquescentaines de mille dollars dans laffaire de la North Polar Prac-tical Association, sans mme savoir ce dont il sagissait. Il estvrai, avec J.-T. Maston, elle tait assure que luvre ne pouvaittre que grandiose, sublime, surhumaine. Le pass du secrtaire

    du Gun-Club lui rpondait de lavenir.

    On juge si, aprs ladjudication, lorsque la dclaration decommand lui eut appris que le Conseil dadmi