Sandrine Chenivesse-Écrit démonifuge et territorialité de la mort en Chine. Étude...

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  • Sandrine Chenivesse

    crit dmonifuge et territorialit de la mort en Chine. tudeanthropologique du lienIn: L'Homme, 1996, tome 36 n137. Chine : facettes d'identit. pp. 61-86.

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    Chenivesse Sandrine. crit dmonifuge et territorialit de la mort en Chine. tude anthropologique du lien. In: L'Homme, 1996,tome 36 n137. Chine : facettes d'identit. pp. 61-86.

    doi : 10.3406/hom.1996.370036

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  • Sandrine Chenivesse

    crit dmonifuge et territorialit

    de la mort en Chine

    tude anthropologique du lien

    Sandrine Chenivesse, crit dmonifuge et territorialit de la mort en Chine. tude anthropologique du lien. Comment s'ordonne l'imaginaire devant la mort^ en Chine, o sources de vie et de mort coexistent au bord d'incertaines frontires ? partir de l'poque des Song, les gographies mythiques du monde des morts s'incorporent dans un lieu rel, au Sichuan, o se trouvent juxtaposs un rservoir frmissant de hordes dmoniaques et le monde tout proche des vivants. Par l'tude d'un rituel d'criture issu du renouveau des traditions religieuses de cette mme poque, il s'agira d'analyser comment s'effectue le croisement de la mtaphore topographique et d'un autre champ qui revendique la mme tentative cruciale d'emprise sur le vide : l'criture talisma-

    nique, ritualit du bord pour l'enjeu commun, entre morts et vifs, de la survie.

    Un mythe trs ancien, repris dans les rcits ultrieurs des cosmogonies taostes, raconte que le monde est n d'un cadavre, celui du dmiurge Pangu, l'Indiffrenci, Souverain primordial du Centre, auquel le Sou

    verain de la Mer du Nord et celui de la Mer du Sud percrent avec les meilleures intentions les sept orifices du corps. Il ne survcut pas cette chirurgie mystique et mourut le septime jour. sa mort, Pangu transforma son corps : de ses yeux emplis de larmes s'chapprent les fleuves, son souffle donna naissance aux vents, sa voix au tonnerre et la pupille de ses yeux l'clair... l Et la vermine qui dormait en lui, rveille par les vents, prit forme humaine 2.

    Ce mythe inspirera la mystique taoste dans sa rflexion sur le corps, paysage-microcosme peupl de dieux, substitut de l'univers, ainsi que sur la mort,

    1. Ren Fang, Shuyi ji (Rcits Merveilleux), 1 : la (d. Han Wei congshu), ouvrage du vr sicle dont il ne subsiste que quelques fragments. Cit in Maspero 1971 : 374.

    2. Yuanqi lun , tir du Yunji qiqian 56.1a-b (in Daozang 677-702), passage cit et traduit par J. Levi (1989 : 109). En outre, ce mythe existe sous plusieurs versions, dans l'uvre de Zhuangzi notamment, ainsi que dans les anciennes cosmogonies taostes o Pangu, associ au Vnrable cleste du Commencement originel, apparat comme la premire des nombreuses hypostases de Laozi dcrit comme prsent l'origine du Grand Commencement, avant Ciel et Terre par la transformation desquels il s'incarnera en tre humain ; cf. Seidel 1969 : 92-98.

    L'Homme 137, janv.-mars 1996, pp. 61-86.

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    vecteur de la transformation des choses dans le processus qui mne du non-tre vers l'tre. Depuis les descriptions sotriques de la circulation des souffles par le Huangting jing, f|j| fj Le Livre de la Cour jaune3, les techniques physiologiques taostes tendent un mme but : supprimer la cause de la dcrpitude et de la mort du corps matriel, obtenir la dlivrance du cadavre en crant en soi un embryon d'immortalit, corps subtil qui permet de retrouver la dynamique rgressive de la vie et de reconqurir l'origine cleste du corps. Mais outre l'ide que toute naissance ressemble une mort, nous retiendrons avant tout pour notre propos le lien originel de l'homme au cadavre de la dcomposition des chairs duquel il naquit.

    Si la coupure originelle accomplit efficacement son uvre de diffrenciation par l'homicide involontaire du premier tre, la violence qui lui est inhrente ne saurait dissiper l'angoisse de l'humanit devant les frontires incertaines qui la sparent d'un monde cach. Par le mythe perdure la hantise de la faille primordiale d'o surgit la violence mortifre. Celle-ci s'est dplace par un jeu de substitutions vers l'apprhension que gnre la menace d'un corps prissable et qu'accompagne le dsir d'une diffrenciation bien distincte, rejoue l'infini dans les rituels funraires et le culte des morts destins avant tout d-corporer le mort, le couper, dfinitivement et jusque dans sa chair, de ce monde. En d'autres termes, le survivant n'a de cesse de marquer, dans le jeu ambigu de territorialits, son emprise sur un espace juxtapos, sauvage qui, tout moment, peut se dverser dans le monde ici-bas. Les morts, en Chine, accomplissent, dans un espace hriss de jugements et de purifications, un long parcours de transformations au cours duquel s'effectue le processus de transmigration vers les paradis du ciel ou les geles souterraines. Tous ou presque accdent, selon leur vertu, et grce aux grands rituels collectifs de salut pour l'obtention des mrites, au statut de bureaucrates clestes ou infernaux, dans une reprsentation paroxystique du monde terrestre. tonnant paradoxe qui nous amne considrer l'loignement d'une menace par la production du mme, ou plutt du mme invers, de l'autre ct du miroir, lui-mme agent de la menace puisqu'il revendique le mme objet que le vivant : la survie. Ainsi s'esquisse une territorialit du mortifre entre le parcours effectu par le mort, parfois rcalcitrant, et ce que lui concde le survivant dans sa pense mythique et rituelle. Car la gographie de la mort, en Chine, n'a cess de se dplacer, rvlant les diverses structures de pense en fonction desquelles la mort a circul au cours d'poques diffrentes. En outre, ces gographies ont toujours t explores et, afin d'viter au visiteur garements et pas perdus, car- tographies, peintes sur rouleaux ou sur fresques4, formant l'objet d'une

    3. Le Huangting jing est sans doute le premier ouvrage (ne-me sicle de notre re) dcrire en dtail les diverses pratiques de la qute de l'Immortalit. Chez les taostes d'avant les Tang, la technique de la circulation des souffles tait la plus en vogue parmi les techniques physiologiques.

    4. Cf. Chenivesse 1996, pour l'tude d'un paysage sotrique mis en carte ; cf. aussi Teiser 1988a : 437 sq.

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    magnifique tradition de voyages chamaniques dans l'au-del qui prvaut encore de nos jours.

    Dans la haute antiquit, les Sources jaunes, lieu de repos des mes aprs la mort, sont imagines toutes proches des habitations humaines. Ds qu'on creusait un peu de terre et qu'on dcouvrait l'eau, le monde des morts s 'entr' ouvrait. Les esprits s'en chappaient aussitt, surtout en hiver lorsque le sol dessch se fendillait ; revenus sur terre, on les entendait gmir5. Les gographies imaginaires taostes des Six Dynasties localisent le monde des morts sous le mont Fengdu jff^p , La Cit de l'Abondance , en plein cur de la Mer du Nord, sur une le si lointaine que mme la trace de l'homme ne saurait y parvenir 6. Bien qu'loigne, cette cit des morts semble, dans les descriptions qui en sont faites, conforme au monde humain. Enfin se systmatise l'laboration progressive, ds l'poque des Song, puis dfinitive sous les Ming, d'un monde outre-tombe qui juxtapose son rservoir frmissant de hordes dmoniaques au monde contigu des vivants. D'inaccessible, le pas de l' outremonde se transforme en une simple colline situe prs des murailles d'un petit village du Sichuan, sur la rive nord du fleuve Yangzi, monde cach mais tangible auquel on accorde un territoire rel et de dimension humaine, mais largi au dedans. Vie et mort sont rassembles en un seul corps : celui de la montagne. Et deux montagnes se sont fondues en une... Mais le nom, Fengdu, reste le mme et c'est justement lui qui permet le subterfuge d'quivalence, c'est-- dire la superposition d'un monde pens par le mythe la ralit du monde. C'est que la vertu du nom, en Chine, est d'exprimer intgralement une essence individuelle, et mme, comme le pressentait dj Marcel Granet7, bien au del : il [le nom] l'appelle, il l'amne la ralit. Savoir le nom, dire le mot, c'est crer la chose [...] Le vocable qualifie et contamine, il provoque le destin, il suscite le rel...

    Autour de quelles figures l'imaginaire chinois s'est-il ordonn devant la mort et comment se rsorbe, en Chine, cette hantise d'une irruption du mortifre ? Par le croisement qui s'opre entre cette gographie crative de la mort, sans cesse affine, et un autre champ qui revendique la mme tentative cruciale de diffrenciation de l'espace entre vivants et morts : il s'agit de l'criture talis- manique. Celle-ci se situe au fondement de l'criture chinoise dont la premire fonction tait divinatoire8. Mais elle fut aussi associe un systme extrmement ancien qui consistait se servir de nuds ou de tailles pour le comput du temps. Or les tailles valaient comme talismans et leur nom, fu%$ , sert d'ailleurs toujours dsigner ces derniers. Les signes graphiques, l'origine, s'apparentent des symboles de source divine aux vertus magiques et fonc-

    5. Granet 1968 : 291. 6. Tao Hongjing, Zhengao (499) (Dclarations des Parfaits ), in Daozang 1016, 15, la-1-2. 7. Granet 1968 : 40. 8. Les premires bribes d'criture sont lies aux craquelures oraculaires obtenues par le feu sur cara

    pace de tortue ou sur os de mouton par les devins de la Chine du IIe millnaire av. J.-C.

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    tion rituelle : Au reste, leur utilisation par les hommes en dmontra la parfaite efficacit. Ds que les emblmes graphiques furent invents, les dmons s'enfuirent en gmissant : les humains avaient prise sur eux9.

    Le taosme incorpora dans ses propres corpus nombre d'critures dmoni- fuges enracines dans les pratiques chamaniques de l'antiquit, ds avant les Han, et qui perdurent dans la religion actuelle. Embrassant ciel et terre, objet- mdium et agent de passage d'un monde l'autre, l'criture, dchiffreuse du monde , mane des souffles primordiaux, pr-figures de l'essence varie des choses. La nature transcendante des signes, ces qi $, (souffles) du monde cach, se manifeste sous la forme d'crits rels, zhen wen %JC, , emblmes archtypaux de la forme vritable et parfaite de toute chose, dont les premiers signes visibles furent les montagnes et les fleuves. Ne dans le mme jaillissement que le Commencement originel, l'criture est en rapport troit avec un langage primordial du monde et affirme par l mme son pouvoir cosmogo- nique de rvlation des structures caches de l'univers : les caractres sont avant tout la matire premire, la force vive du cosmos, et l'criture gologique des diagrammes sacrs, ces crits rels, grce auxquels il est possible de s'infoder les pics fondateurs et la courbe des fleuves, prcde la cration du monde. L'image devance donc le site... et la montagne peut tre par consquent considre comme une criture. Le plus sacr n'est pas crit de main humaine mais jpar la Nature. 10 Nous reviendrons plus loin sur ce point. Le prototype de ces Ecrits rels, la carte sacre des Cinq Talismans du Joyau prcieux, Lingbao wh/m^^^'^ fut rvl Yu le Grand, 7\ ^, anctre fondateur et hros mythique, comme rgle d'or pour le seconder dans la mise en ordre du monde. Tel est le mythe du surgissement de l'criture dans la pense taoste.

    Lorsque se dveloppa, dans la Chine du Sud des Han, puis des Six Dynasties un mouvement spontan de production d'crits d'inspiration mdiumnique, c'est par le lien magico-religieux de l'criture talismanique et des diagrammes mystiques avec le cosmos, critures du vide rvles l'adepte taoste, que celui-ci parvient ds lors matriser les forces sacres d'un espace au-del et poser le monde devant soi, favorisant une communication directe avec les esprits sans plus passer par l'intermdiaire du chamane. Le pouvoir spirituel s'est transfr de l'homme au talisman. S'ouvrirent ainsi de nouvelles voies d'interprtation qui atteignirent leur plein panouissement partir de l'poque des Song avec l'apparition de plusieurs mouvements religieux11 suscitant toute une vague de matres thrapeutes et le rayonnement, sous leur gide, d'une plthore de mthodes exorcistes. Des recueils de toutes sortes, inspirs par l'apparition de Tian Shu KJr , crits clestes , fleurirent avec le renouveau de ces traditions taostes sous-tendues par les attentes messianiques inspires de la tra-

    9. Granet 1968 : 40. 10. Schipper 1988. 11. Au sujet de ces mouvements religieux : Shenxiao, Tianxin, Qingwei, Tongchu..., cf. Boltz 1987.

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    dition ancienne de la Puret suprme, Shangqing12, portes au paroxysme par l'identification sotriologique13 de l'Empereur Huizong (1101-1126) la divinit la plus leve du panthon de la secte du Divin Empyre, Shenxiao. Mais, enfouis dans les grottes clestes des montagnes sacres, les crits rvls taient au premier abord indchiffrables et strictement rservs l'usage des Matres initis leur gographie sotrique. Ce foisonnement scripturaire n'tait pas anodin : cho des graves troubles socio-politiques de l'poque, ces recueils de recettes thrapeutiques et exorcistes taient destins rsorber un tat de crise, ou du moins y rpondre tant au niveau individuel que social et tatique.

    Intimement li ce contexte, un texte anonyme, le Fengdu nizui duansuifu ff %}$%M $*&%%~, recueil de Talismans pour faire cesser les malheurs causs par les esprits et pour tablir le chtiment de leurs crimes Fengdu 14, dont nous prsenterons, au cours de cette tude, la traduction de plusieurs extraits, illustre merveille notre propos, savoir comment l'crit talismanique, en Chine, entre sa propre gographie secrte et celle du monde des morts, tablit les liens ncessaires la traverse des limites. la fois vecteur d'une lutte o le mort, soit saisit le vif, soit se trouve saisi sur le vif, et aire rituelle de combat, le talisman s'nonce comme un territoire-criture, sorte de carte-mandala incruste de nuds d'quivalences o s'embotent les signes.

    L'enjeu n'est pas tant de se dfaire de la mort du mort (ce en quoi rites funraires et cultes aux morts ont chou), mais de l'errance du mort et de ses irruptions intempestives par le meurtre collectif et social de celui-ci. Or, comment se nouent et se dnouent les puissances mortifres ? Cette question

    12. Le mouvement mystique du Shangqing Puret suprme est clbre pour sa somptueuse littrature spirite. Cf. Robinet 1984.

    13. L'esprit de ces textes est proche d'une tradition sotriologique ancienne qui s'labore (fin du ive sicle) travers une littrature apocalyptique base sur des rvlations mdiumniques, puis se constitue (dbut des Tang) en un ordre clrical influent dans la hirarchie religieuse du taosme officiel au moins jusqu'au xiir sicle. Cf. Mollier 1991, galement Boltz 1987 : 86.

    14. Ce manuscrit n'appartient pas au canon taoste. Il se trouve rpertori (sur microfilm) la Bibliothque nationale centrale de Taipei sans nom d'auteur ni date prcise, avec la mention copi sous les Ming . Il est fort possible qu'il soit antrieur. Ni le nom du patriarche (dsign nigmatique- ment par l'appellation Zongshi Dongshan Han Zhenren L'homme ralis Han Matre vnrable de la Montagne de l'Est ), ni l'appartenance un mouvement quelconque ne sont clairement noncs. Un autre personnage apparat comme central, un certain Matre Deng Yuan st ^ d , de prnom Guangyuan -ft* Tu , auquel est attribue la fonction de Grand chef de la Capitale des Neufs Prisons , ou bien encore de Grand Roi-dmon du Palais du Printemps prcieux . Il est aussi associ Leishen, le Dieu du Tonnerre. Sa place, sur le diagramme cern de lampes et plant d'un oriflamme qui se trouve la fin du recueil et reprsente l'aire rituelle, indique qu'il est la divinit tut- laire ou le Matre patriarche. Le texte est de toute vidence issu d'un mouvement religieux organis autour du culte de l'Empereur du Nord, Beidi. Ce culte trs ancien atteint son paroxysme sous les Song, et se divise en filiales locales : l'une, d'elles dans le Sichuan, clbre particulirement l'Empereur des Enfers de Fengdu, Souverain des Geles infernales dont le culte populaire se dveloppa partir des Song, et essentiellement sous les Ming, par de fervents plerinages Fengdu. La datation prcise de ce texte demeure cependant, en l'tat actuel de nos recherches, et selon l'avis de quelques spcialistes, bien difficile tablir. En outre, les travaux concernant l'histoire religieuse de ce type de matriau et l'tude des pratiques lies ces courants religieux ne sont pas encore trs dvelopps. Ce sujet magnifique devrait, nous l'esprons, faire l'objet d'une future contribution. L n'est pas pour le moment notre propos.

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    nous conduit une tude anthropologique du lien dans l'imaginaire populaire, mais aussi dans la pense mystique taoste qui, fonde sur la recherche de la catharsis par la transmutation, en consacre l'apothose. Le texte se prsente comme un vritable rituel d'criture. Nous passerons outre le contenu religieux afin de mettre en lumire l'aspect territorial de l'criture.

    1. Le rituel d'criture

    Le dchiffrement de ces critures ne peut se faire qu'en djouant leur embotement au cur de nuds sotriques. Les signes enchsss s'intersigni- fient, si l'on peut dire, forment des systmes dots d'une cohrence interne, aux allures de talismans-gigognes. Seule une lecture smantique permet de dchiffrer de l'intrieur ces formes symboliques. Le talisman est un sanctuaire incrust de mots secrets, hui ify imprononables et dont le sens chappe au langage ordinaire. Ce recueil usage didactique prsente une dizaine de talismans dcomposs en diagrammes squentiels redoubls de formules magiques et invocations diverses. Chaque trait d'encre fait sens grce aux notations qui l'accompagnent. Ainsi le rituel d'criture constitue-t-il paradoxalement une sorte de glossaire que l'initi se doit d'utiliser. La partie suprieure du talisman correspond au ciel : y sont souvent reprsents les Trois Purs, San Qing ^ - , puis les constellations protectrices, dont celle de Tiangang X jg , les forces du yin f^. , et du yang fj^ , enfin le caractre du ciel, tian ^ investi des souffles des divinits agissantes : l'Empereur originel, L'Empereur fondateur Yu vainqueur du monstre Chiyou, l'Empereur noir du Nord, l'Empereur de Fengdu, Xuan Wu le Guerrier sombre, l'Exorciste Tianpeng, Leishen, Dieu du tonnerre, le premier Matre cleste Zhang Daoling, et ainsi de suite... Le ciel surplombe la partie infrieure reprsentant la terre et voque l'aspect d'une chape gante f^-) s 'abattant sur les rgions du mal. L sont enferms les propagateurs du mal, hordes dmoniaques, camps de dmons, monstres vicieux et pervers, fauteurs de troubles parmi le monde des hommes. Mots secrets, mots tabous, mots piges, mots muets, mots masques 15 parsment le recueil : fragments dlimits, zones exacerbes et rceptives sur lesquelles peuvent s'imprimer les forces de l'au-del, ils ne sont autres que le seuil privilgi d'une rupture entre un ailleurs chaotique et cach, situ en de, et le monde merg des vivants. Objets et sujets de ce que nous nommerons une ritualit du bord, ils sont surtout, aux confins des topographies imaginaires de la mort, de minuscules enclaves-man- dalas partir desquelles il est possible de matriser efficacement les forces

    15. Nous renvoyons le lecteur l'article de B. Baptandier Berthier (1994). Concernant l'usage d'un langage secret, celui-ci soulve des points communs avec notre texte, et inaugure, en outre, une tentative rare de dcryptage tymologique des talismans, dont l'aspect jusqu'ici tudi fut essentiellement l'histoire et la pratique religieuses {cf. l'ouvrage du regrett M. Strickmann 1985 sur les sceaux talismaniques et leurs usages thrapeutiques en Chine et au Japon).

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    obscures de l'univers. La recette est, au commencement du recueil, livre en ces termes :

    Le talisman est fabriqu en bois de pcher16, en terre cuite, en brique, en pierre ou en fer. Il doit mesurer 7 pouces de long et tre grav de caractres rouges. Il bnficie du pouvoir spcifique de rompre toute attache avec les monstres cruels, les spectres pervers et les mandrills et d'expurger les miasmes pestilentiels. Pour que l'efficacit de l'ordre imprieux des Incantations de Tianpeng17 se manifeste immdiatement et en tous lieux, pour qu'elle provoque la dispersion des revenants malfiques, creuser un trou profond de 2 pieds et de 4 pouces, y enterrer le talisman afin qu'il soit conserv dans les profondeurs sous la contre de Fengdu. L'ouragan des monstres fauteurs de troubles sera jet dans le Palais de l'Abme ; dans le Palais du Ciel et de la Transformation seront jugs les Ciels volatiles ; l'embouchure des mers, des lacs et des cours d'eaux s'engouffreront les miasmes contagieux ; sous la Rgion de la Terre seront juges les mes des trpasss et dans les contres montagneuses de la stabilit inbranlable, les mandrills et les dmons dchans ; s'craseront sur les toits saillants des maisons tels des gouttes de pluie les dmons perfides porteurs de prsages funestes. Le talisman peut encore renverser le destin originel de ceux qui ont sombr dans le malheur et, enfin, gurir les malades qui sont rests longtemps alits18.

    Toujours selon les indications de ce texte, les talismans taient placs aux quatre coins de la chambre du malade, fixs sur ses vtements ou encore brls, leurs cendres mlanges de l'eau lustrale qu'ingurgitait la victime des puissances du mal. On peut encore observer ces pratiques de nos jours.

    Essentiellement destin la matrise d'un espace sauvage, le texte se prsente apparemment comme un rituel d'criture expiatoire et purificateur, une srie de recettes rvlant trait par trait l'initi les tracs sotriques des talismans qui lui permettront de vaincre la rsistance de ce monde clos. S'y mle la trame complexe d'un ensemble inextricable d'imprcations contre les dmons, d'exhortations aux divinits et rois-dmons, de dcrets et d'ordres de source divine excuter d'extrme urgence, d'inventaires nominatifs de divinits et de personnages de tous ordres, d'invocations d'armes de gnraux clestes ainsi que d'une vaste hirarchie de forces cosmiques transcendantes et doues d'efficace. Comme le montre plus loin un autre passage, ces exhortations sont doues de la mme efficace que les tracs talismaniques qu'elles redoublent :

    Ma rcitation a valeur de talisman. Elle constitue une barrire infranchissable contre les forces dmoniaques. Doue d'une force d'efficace redoutable et sans limite, son pouvoir, l'image du Ciel et de la Terre, se nourrit de l'ternit ! excuter d'urgence19 !

    16. Le pcher a des vertus dmonifuges. 17. Le Marchal Tianpeng est une clbre divinit exorciste (Mollier 1991 : 167, n. 48). 18. Fengdu nizui duansui fu : 1. 19. Ibid. : 21.

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    >_^ V-L

    Fig. 1. Talisman de l'Empereur dompteur de dmons de la Tnuit pourpre.

    Fig. 2. Talisman contre les longues maladies.

    L'criture, objet initial du rituel, apparat tout d'abord comme l'aire sacre dans les limites de laquelle se droule la thrapie. Elle dfinit les bordures d'une aire de combat entre les diverses puissances convoques, au del de laquelle rgne le chaos absolu et immatrisable.

    Que les souffles meurtriers, shaqi tfjL- , s'introduisent dans mon pinceau et accordent effet mes imprcations20 [...] Le Ciel a mille aspects, le pinceau mille poils. Mon pinceau a le pouvoir de faire sombrer les monstres pervers et les spectres malfiques dans les profondes geles souterraines. En faisant claquer mes dents21, j'invoque le Ciel. Mon pinceau accomplira sans erreur ce qui se doit, sa puissance domine toutes choses. Ma prire s'adresse aux Sept Essences Divines de l'toile du Boisseau du Nord : que leur nergie

    20. Ibid. : 33. 21. Le claquement (ou grincement) des dents est une faon mtaphorique de battre le tambour,

    c'est--dire de battre le rappel des nergies divines du corps contre les souffles dangereux qui le rongent au-dedans et l'assaillent du dehors.

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    s'introduise dans mon pinceau, faites que je puisse rdiger les imprcations clestes, que je parvienne ainsi liminer les malheurs et les irruptions dmoniaques qui svissent en ces lieux...22.

    Par l'criture, l'officiant parvient faire jaillir de l'intrieur, sous forme de symboles, les nergies cosmiques et les projeter autour de lui comme s'il formait un mndala de mditation. Les forces cosmiques vnres, incorpores dans les talismans, prennent effet au moyen d'incantations appropries et permettent d'expulser toutes sortes d'agents diaboliques. Par cet acte, l'officiant favorise l'actualisation du vaste systme de correspondances qui relie son corps-microcosme, vritable sanctuaire de divinits, l'univers tout entier. Dans chaque figure, il fait entrer avec la pointe de son pinceau les noms divins tabous, hui, des forces bnfiques et malfiques, divinits, toiles et constellations, chiffres secrets de l'nigme cosmique... Toutes sont sommes de se manifester car figurer ne permet pas seulement d'voquer, mais de crer . Grce cette quation, l'encre incorpore le qij^ , souffle primordial : le lieu recherch s'arcboute au lieu figur. Dans l' espace-temps concentr du rituel d'criture talismanique sont ainsi rvles, dans leur expression la plus absolue, les structures caches du monde.

    Comme nous l'voquions plus haut, la montagne elle-mme peut tre considre comme une criture. Les terres dmoniaques de Fengdu reprsentent un tel danger qu'il convient avant tout de le muer en un territoire orient et ordonn, c'est--dire de le faire passer du chaos dans lequel il est plong un tat organis par le rituel. L'officiant a le pouvoir de projeter hors de son propre paysage intrieur les critures gologiques qui lui permettront de s'aventurer au cur d'un espace sauvage la violence dbride. Dans les textes taostes des Song, il existe une carte talismanique rvlant la Forme vritable du mont Fengdu23. Enlac d'critures gologiques, le signifiant apparat sous la forme mtonymique d'un labyrinthe aux circonvolutions sinueuses reprsentant, dans le corps intrieur de la montagne, les contours sotriques des sombres rgions infernales et, paradoxalement, les limites dpasser. quip de cette carte, l'officiant accomplit ses prgrinations dans le site dsign l'intrieur de ses propres chairs, au cur de son corps-paysage. Amulette procurant l'initi une protection absolue contre les forces dmoniaques rassembles dans le puits de la mort, la carte talismanique du mont Fengdu contribue projeter l'adepte dans le processus d'involution qui rend possible le retour l'origine des choses, c'est--dire leur Forme vritable. Manipule rituellement, elle permet de forcer les portes du purgatoire et d'assurer le salut des morts (fig. 3).

    Le canevas talismanique du Fengdu nizui duansui fu apparat comme un enchevtrement d'emblmes cryptiques composs d'anecdotes cosmologiques

    22. Ibid. {cf. n. 18) : 34.3-8. 23. Cf. Chenivesse 1996, pour une tude du Fengdushan zhenxingtu (in Shangqing Lingbao Dafa DZ

    1221, fase. 947, 17 : 16-22).

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    Fig. 3. Carte de la Forme vritable du mont Fengdu.

    et mythologiques. Le trac de chaque trait est redoubl d'critures gestuelles qui les mettent en reprsentation. Figurent en vidence les noms des toiles protectrices qui rgissent le destin : la constellation de la Grande Ourse, soit le Boisseau du Nord, Beidou t-^ , encore dsign sous le nom de Tiangang24 ^ ' j^[ . Dans cette spirale de thtralisation, le Matre invoque, consacre et transforme. Il n'est pas seulement le manipulateur des forces obscures mais l'agent travers lequel celles-ci prennent charge. Le discours qui lui est prt dans le recueil commence par ces mots :

    Mon nom est inscrit sur les Registres des Neuf Cieux. Je retiens en moi les vents clestes et contrle le mouvement des eaux. J'agis en avant-garde du Ciel... 25.

    Empruntant un registre de langage dramatique, esquissant avec ses doigts des gestes points sur les phalanges et les diverses parties de la paume de sa main, en rapport avec les constellations, mudra, il accomplit en boitillant les figures chorgraphiques de la danse magique du bugang p J= inspire d'une

    24. Le Gang cleste dsigne la fois les sept toiles de la Grande Ourse et les esprits malfaisants qui y rsident.

    25. Ibid. : {cf. n. 18) : 3.

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    danse archaque, le pas de l'Empereur mythique Yu, Yubu J^ . L'efficacit magique de cette danse rside, l'instar de l'amnagement du monde par Yu aprs le grand dluge, dans le trac des pas du Matre sautant cloche-pied, alternativement du pied gauche puis droit, une fois yin, une fois yang, au cours de sa marche sur les toiles du Boisseau de la Grande Ourse26. Calligraphie trange et invisible, cette danse de transformation renforce les correspondances figuratives par lesquelles se trouve reconfirme l'osmose entre les ordres cosmique et humain.

    Incantation magique pour fabriquer le Talisman du Filet de Fer des Ciels runis La mthode la plus efficace est la suivante : tout d'abord accomplir les pas qui correspondent au trac prcis des Sept toiles de la Grande Ourse Tiangang X3T, se tenir debout sur le Carr du Boisseau Kuidou )>^f" , la main gauche couvre le regard en gestualisant l'Arcane mystrieuse, la main droite excute l'Arcane de l'pe en palpant le rein. Obstruer les neuf orifices, faire circuler les souffles de manire constituer une muraille interne contre les dmons, visualiser la circulation des souffles dans le Palais des Reins27. Faire sortir les souffles dmoniaques par les oreilles comme une fume noire, les expulser simultanment par la bouche pour les faire pntrer dans le talisman, visualiser le Ciel et la Terre. L'un et l'autre s'obscurcissent subitement, pas la moindre parcelle de lumire ne subsiste, dans une telle pnombre les dmons sont incapables de retrouver leur chemin. Avec le pouce de la main gauche pointer la partie extrieure de la phalange du majeur (entre le 3e et le 4e dixime [du doigt en partant de l'ongle]). Dans cette position, visualiser le talisman de l'toile Tiangang, faire un pas sur la position de l'toile Kuidou. l'aide des deux mains, excuter les Cinq Arcanes mystrieuses, et marcher tout en prononant la formule : Vers l'Est jusqu'aux portes de l'Ocan, le noir de l'encre sme la terreur ; vers le Sud jusqu'au Ciel de Cinabre, le noir de l'encre saisit tout ce qui se trouve sur son passage ; vers l'Ouest jusqu'au mont Yeni, le noir de l'encre impose ses brimades redoutables ; vers le Nord jusqu' Fengdu, le noir de l'encre procde de nombreuses arrestations ; les huit directions sont obscurcies par l'accumulation des nuages noirs ; pas la moindre parcelle de lumire ne subsiste sur terre ; la puissance de transformation du Ciel et la capacit de ralisation de la Terre se fondent aux Tnbres. Tel est l'effet du Filet de Fer des Cieux runis . Selon l'ordre imprieux de l'Empereur de Fengdu28 !

    26. Schipper 1982 : 225. Cette claudication sautillante qualifie le corps hmiplgique du dmiurge, demi consum dans l'offrande qu'il en fit pour le sacrifice d'expulsion de la Calamit. Yu est d'ailleurs surnomm Le Sautillant , ce qui devrait aussi tre rapproch du saut de l'exorciste, savoir la transe ; cf. Granet 1994 : 367, 551.

    27. Les reins, symboles du Nord (Eau), sont les Enfers du corps. Ils correspondent, dans les pratiques taostes d'alchimie interne, au Champ de Cinabre infrieur, spcifiquement li la fonction gnratrice. Dsigns sous les noms sotriques de Passe originelle, Porte du Destin ou encore Portique obscur, ils reprsentent la profondeur du gouffre du monde ouvrant sur les Neuf Obscurits et abritent la Cour des Enfers.

    28. Fengdu nizui duansui : 20, 21.

  • 72 SANDRINE CHENIVESSE

    Fig. 4. Talisman du Filet de Fer des Cieux runis.

    Fig. 5. Talisman de l'Etoile Tiangang.

    Comme le montre la figure 1, le ciel et la terre ont le pouvoir de retenir dans leurs filets les hordes infatigables d'tres malfaisants. Redoublant le trac rituel du talisman, l'criture gestuelle permet l'exacerbation d'une unit de lieu. Intimement lie aux pratiques respiratoires de l'alchimie interne, elle incarne la correspondance parfaite, dans une topographie imaginaire, des forces cosmiques voques. Ainsi, le Matre du rituel excute paralllement au rituel d'criture un rituel intrieur par lequel il actualise, dans son corps-sanctuaire, la vision somatique des souffles primordiaux et des divinits gardiennes de la thrapie, et visualise le sentier des mes perdues dans les profondeurs des purgatoires. Les souffles cosmiques qui animent son corps deviennent une sorte d'criture condense qui se projette l'extrieur pour s'incorporer en un talisman, prolongement de son corps-charnire entre le pur et l'impur. Dans le Sichuan, la montagne de Fengdu fut rige, sur le seuil de l'au-del, en vritable carte humaine , mndala gant permettant de guider de leur vivant et par anticipation les pas des pnitents expiatoires dans les ddales de ce que nous avons nomm ritualit du bord. Celle-ci donne lieu, ici, un rsultat inversement proportionnel : la capture des nergies jalonnant les prgrinations de l'officiant se rsout parfois, sous les poils du pinceau, en une tache d'encre presque illisible, , processus de condensation par lequel se resserre le lieu de

  • crit dmonifuge 13

    passage qui relie le signe (la graphie) la forme vritable du lieu invoqu, investi de ses divinits gardiennes. Ces graphies en forme de tache ne sont pas sans rappeler les marques sanglantes par lesquelles le mdium russissait exprimer ce que lui avaient dit les gnies, ce qu'il avait capt du monde invisible 29.

    C'est proximit de ce seuil, au cur de cette unit de lieu entre le talisman, redoubl de chacun des tracs qui le composent et de son thtre d'critures gestuelles d'une part, et l'espace sauvage d'autre part, que se trouve contenue la matrice des sens possibles de l'univers. Ici se superposent les modles chamanique et mystique. Nous verrons plus loin que ces phnomnes d'actualisation par la visualisation sont aussi la part inhrente des pratiques exorcistes de la Mthode du Tonnerre, Leifa ^ , qui connurent un tel succs partir des Song.

    Lien transcendant ou pont vers l'au-del, ces critures figurent les manations d'un ailleurs outre-monde et, paradoxalement, le lieu mme de l'incision salvatrice. la fois aire sacre et objet de construction du sacrifice, elles se singularisent en chappant au cadre mme du rituel : leur vritable nature s'accomplit dans la transgression, le renversement du monde pour protger et couper dfinitivement les survivants des humeurs intempestives du mort-revenant. C'est parce qu'il procde, dans l'imaginaire chinois, des mythes et des catgories de pense qui sous-tendent l'urgence d'une telle volont de rupture qu'un tel projet socio-politique peut se mettre en place. Ceux-ci sont essentiellement reprables dans le mcanisme des rites mortuaires et funraires : l, mieux que jamais, doit tre saisie la violence immanente une ritualit du bord dont la mise en uvre consiste exclusivement en la manipulation de ces crits de l'extrme, les talismans.

    2. Du linceul d'critures au mort-talisman

    Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons que rappeler trs brivement les divers dplacements mtonymiques en accord avec une topographie imaginaire de la mort. L'enjeu crucial consiste se dfaire de la mort du mort en exerant un contrle absolu sur la gestion du dernier lien qui l'unit au vivant : celui de la chair. Non seulement, il faut dnouer tout lien avec le mort, mais encore faut-il obliger celui-ci dnouer avec la vie. C'est cette seule condition que les catgories du pur et de l'impur, du bien et du mal pourront tre dpasses par celles du yin et du yang, dans un espace-temps de la transformation des choses o le Matre du rituel lie et dlie, fait passer et intgre tous les tres.

    29. Legeza 1975 : 21. Voir aussi Baptandier-Berthier 1994 : 67, ... le sang d'un chamane en transe peut se substituer l'encre pour actualiser un talisman. Cette pratique est toujours d'actualit Taiwan : les talismans sont plaqus sur le dos ensanglant du mdium avant d'tre colls, imbibs du sang expiatoire, sur les portes des maisons o s'exercera leur vertu dmonifuge.

  • 74 SANDRINE CHENIVESSE

    Que le sacrifice soit symbolique ou rel, que le processus de putrfaction des chairs soit acclr (chairs manges30 ou spares du squelette selon la coutume, extrmement ancienne et toujours d'actualit en Chine, du lavage des os et de leur translation) ou au contraire retard (embaumement ou enterrement somptuaire visant la survie du cadavre dans l'autre monde), le corps du mort est indniablement associ la souillure : il devient corps de pollution. Dans l'antiquit dj, l'un des rles du chamane consistait expulser les mauvais esprits manant d'un cadavre l'approche de l'Empereur31. Dans certaines rgions du sud de la Chine, il existe toujours des spcialistes (des porteurs de corps aux gomanciens) propres approcher les dpouilles des morts ; contre paiement, ils prennent sur eux (symboliquement) le fardeau des airs mortels , shaqi^^ contenus dans les chairs en putrfaction et relchs par le mort sous la forme d'un nuage invisible et contaminant. L'change d'argent permet ici le transfert de pollution d'un corps un autre, de mme que, grce ce subterfuge d'quivalence, celui de la hantise de la souillure et des chairs pourries. Considrs comme de vritables parias, ces individus sont rejets du corps social en tant que dangereux agents de la contamination du mortifre32. Le squelette dpouill de sa chair signifie que l'me est bien passe de l'autre ct de la coupure. Les services du gomancien sont ensuite requis pour circonscrire l'espace d'une territorialit du mortifre, soit l'aire de jeu de la thanatocratie.

    Pour les taostes, la mort n'est pas inhrente la condition de l'homme. Trs tt, les pratiques physiologiques et alchimiques des taostes se sont attaches la qute de l'immortalit par la suppression de la mort, privilge rare cependant et rserv aux saints les plus levs. Le plus ancien Trait d'Immortalit par la culture des souffles33 prescrivait dj l'abstinence de crales, souffles mortels nourriciers des substances grossires du corps, les po ^34. Il s'agissait littralement de se couper des crales jue gu #i&%Ji ou duan gu lf$($)i, ces ciseaux qui coupent la vie , comme le prcise H. Maspero35, lis aux reprsentations des puissances mortifres contenues dans le corps humain : les Trois Vers ou les Trois Cadavres, tres transcendants de la catgorie des mes et des esprits, et espions perfides l'intrieur du corps de l'homme. J. Levi36 a montr l'association du grain la civilisation, la culture, par opposition une sur-nature (le monde indiffrenci, le chaos primordial) vers

    30. M. Granet (1994 : 168-169) citait dj des cas semblables dans l'antiquit ; cf. aussi Gernet 1994 : 156). Mais des exemples rcents ont t nots au cours de la Rvolution culturelle {cf. Stles rouges de Zheng Yi, extraits traduits et prsents in Bonnin 1993).

    31. Mathieu 1987 : 16-17, n. 31. 32. Watson 1988. 33. Harper 1987. 34. La pluralit des souffles dont se compose l'tre humain s'exprime par un certain nombre d'mes qui

    correspondent aux essences des matires-nergies. Par opposition aux hun, constitues d'nergies clestes, on distingue les po, constitues d'nergies terrestres, mes du corps solide et en particulier du squelette. Au nombre de sept, elles sont souvent considres comme tant de nature franchement dmoniaques... ; cf. Schipper 1982 : 53.

    35. Maspero 1971 : 367. 36. Levi 1983.

  • crit dmonifuge 75

    laquelle tendent les pratiques alchimiques des taostes dans leur qute de la Perfection de soi. Ce n'est qu'une fois dbarrass de ces souffles meurtriers que l'adepte, se nourrissant des souffles purs de l'agaric et de la rose des astres, parvient la fusion avec le paysage cosmique : autant dire qu'il l'incorpore, comme l'voque le caractre dsignant l'immortel xians-\, homme- montagne ou montagne humaine . Mais il ne suffit pas que le corps dure. Les pratiques physiologiques consistent protger, fixer et accrotre les forces vitales de l'adepte, reprsentes par ses dieux intrieurs. Leur prsence fixe l'esprit, affermit l'essence et ferme les sources de la mort car celles-ci sont non seulement une brche par o un souffle mauvais peut entrer, mais aussi des issues par o les Trois Cadavres peuvent s'chapper : Les nuits du premier, du quinzime et du dernier jour de la lune sont les moments o les po vont rder et se traner dans la corruption et l'ordure. Certains vont se lier ceux- qui-mangent-les-offrandes-sanglantes (les dieux dmoniaques) et entretenir des relations avec les gui % (revenants) et les mei ^ (dmons des vieilles choses) ; d'autres deviennent les compagnons des Trois Cadavres [...] ou bien encore, ils entranent les gui entrer, par la respiration, dans le corps pour y introduire des matires nfastes et mortelles. Toutes les maladies des vivants, ce sont les po qui en sont responsables. Tous les po, par nature, se rjouissent de la mort des tres humains... 37. Dieux censeurs et dmons redoutables, ces derniers montent rgulirement au ciel, dans la Capitale de l'Empereur du Nord, Beidi, pour faire leur rapport au Directeur du Destin, responsable des registres de vie et de mort. L'adepte doit se montrer vigilant car, esprits subversifs et malfaisants, les Trois Cadavres n'ont de cesse de prcipiter l'chance de sa vie afin de se librer de la prison du corps et de rintgrer leur lment d'origine. La vie est source de mort et l'Embryon abrite dj ce souffle mortel : celui-ci est constitu de nuds serrs38. Dnouant avec les agents de putrfaction, l'Immortel renoue avec les forces cosmiques consubs- tantielles au chaos qui peuplent son corps, acte au terme duquel s'amorce la conception d'un Embryon d'Immortalit.

    Quant au cadavre, engross de sens, il rsiste de toute sa pourriture. Le mythe, la rescousse du rite, explique comment le ramener la norme, comment le rduire signifier, ft-il pass de l'autre ct de la coupure : celui-ci est dlivr de la souillure de la mort par le cycle de transformation trpass-anctre-saint-dieu, dans un espace parsem d'obstacles et d'preuves. La qute de la survie est donc bien un enjeu partag entre les vivants et les morts.

    Aprs la mort, l' me-souffle, hung^ , des dfunts est errante et il convient de la fixer durablement. Dans la Chine antique, lors des crmonies hivernales du Nuo ddies aux mes des morts, celles-ci taient fixes dans les masques. L'criture permet de pousser un nouveau degr l'abstraction mtonymisante

    37. Yunji qiqian 54 : 7 a, cit et traduit in Schipper 1982 : 180. 38. Commentaire du Jiutian shengshen zhangjing (zhu), DZ vol. 398, 1 : 31a-32a.

  • 76 SANDRINE CHENIVESSE

    de la relique 39, de la figurine la tablette de bois o se trouve calligraphi le nom des anctres. la manire des statues auxquelles on accorde rituellement la vie en pointant les yeux40, la tablette de l'anctre acquiert une existence vritable lorsque le pinceau, investi du souffle, pointe rituellement les emplacements correspondant aux organes vitaux du corps. Lieu fusionnel du signe et de son rfrent, la tablette se substitue la prsence du mort. Celui-ci, envelopp de son linceul d'criture, acquiert un sauf-conduit qui lui permet de subsister, pour l'ternit, par-del la pourriture du corps41 et d'tre ainsi consacr en tant que shen fcf (divinit), en mme temps que le rite de la translation du nom un enfant (le petit-fils) ou le rite du mariage post-mortem42 permettent, entre autres moyens, la transmission du signifiant d'un individu un autre. Se prtant la perdurance du moi dans l' outre-mort, l'criture rintgre et fige le mort demeur un individu - dans la chane signifiante de l'conomie familiale. Ce procd est d'ailleurs renforc par un systme d'endettement bancaire auprs de l'au-del pour l'achat d'un lot de vie, lequel doit comprendre un corps, une certaine longvit, une situation sociale, des vtements... Le remboursement de ces sommes, c'est--dire la transformation du papier-monnaie qui les symbolise en pouvoir d'achat dans l'au-del, s'opre par le feu lors des funrailles43. Rcemment, le gouvernement de Taiwan, inquiet du dsastre cologique que reprsente une telle hmorragie de papier, a prconis l'usage d'une simili-carte de crdit comme substitut de paiement. Crdit illimit pour les mnes !

    Associ au mme vocable que le shen fy de l'anctre captur dans la tablette, le saint ou le dieu manifeste cependant un lien paradoxal avec les gui J^ (dmons) : il est lui aussi issu de l'me d'un mort. Il existe ainsi de nombreux termes pour dsigner les mes des morts : shen, gui, po, hun... L'ambigut se dissout du fait que les premiers, shen, sont transforms en objets de culte par les vivants, alors que les seconds, gui, sont livrs eux- mmes dans l'errance. Une troite solidarit se dgage cependant entre l'ordre des dieux et celui des dmons : un mort est rig au statut de dieu lorsqu'un culte commence lui tre vou. Il n'existe pour ainsi dire aucune diffrence de nature entre un mort et un dieu, surtout lorsqu'il s'agit de malemort : le panthon chinois fourmille de cas de divinisation de victimes de mort violente. Ce sont, bien souvent, des personnages clbres et chefs de guerre, ou bien des femmes mortes vierges ou en couches dont il importe d'apaiser les forces dsordonnes, assoiffes de nourritures et de pouvoir : le Seigneur Guan, hros

    39. Maertens 1979 : 66. 40. Granet 1994 : 335, n. 1 : Exister (face autrui) se dit : avoir la face (mot mot : visage et

    yeux) ; cf. aussi Schipper 1982 : 54-55. 41. Maertens 1979: 233. 42. Une coutume extrmement vivace, en Chine populaire comme Taiwan, consiste neutraliser les

    dmons en les faisant rentrer dans la catgorie des anctres au moyen d'un mariage post-mortem ; cf. Jordan 1974.

    43. Hou Ching-lang 1988 : 90.

  • crit dmontfuge 77

    guerrier de l'poque des Trois Royaumes (220-265), Mazu, patronne des navigateurs et protectrice des femmes et des enfants, et le dernier-n du panthon, le prsident Mao, devenu le saint Christophe de cette fin de sicle, en sont quelques exemples significatifs... Pour ce dernier, les lgendes dans les campagnes vont bon train (l'un de ses anciens gardes du corps l'aurait vu, au cours d'une sieste, se transformer en carpe...), et de petits temples sont difis un peu partout en Chine et mme jusqu' Hong Kong. En outre, pour plus de sret, un corps de remplacement lui a t attribu rcemment en la personne de l'acteur Gu Yue, son sosie pour le cinma de propagande et sa marionnette sur la scne politique, lors de runions entre hauts dirigeants o sa prsence thtralise actualise, le temps du subterfuge, celle du disparu.

    Comme dans de nombreuses autres cultures, et comme nous venons de le voir, les mes des mauvais morts prennent en Chine une dimension d'autant plus terrifiante qu'il semble que le rite ne puisse en venir bout. mes damnes, elles n'ont pas droit au culte rgulier et subissent le fardeau d'un capital de forces vitales non puises. Dans l'iconographie infernale, le lac de sang o sont emprisonnes les femmes mortes en couches, sans espoir sauf par un rituel appropri de pouvoir rintgrer le cycle des transformations, a fortement marqu les esprits. Depuis les crmonies hivernales du Nuo de la Chine antique jusqu'aujourd'hui, lors du grand rituel du salut des mes, pud 1;^l , du 15e jour du 7e mois lunaire, n'a jamais cess d'tre clbr le culte des mes en perdition, canalisant le retour des spectres subversifs dans la pleine libert d'un jour autoris de visite. Le jour dit, les portes du purgatoire s'ouvrent, lchant un flot d'mes affames : celles-ci sont nourries, puis, grce aux rites de Briser la Forteresse et d' Accumulation des Mrites , libres de leurs geles et progressivement rintgres dans le cycle des transmigrations. Cela donne lieu de magnifiques dramaturgies rituelles de descentes aux enfers effectues par les mdiums dont les rcits, au retour, ont contribu depuis les temps les plus anciens enrichir une vaste fresque de voyages imaginaires dans les gographies de l'au-del. L'une des plus populaires est celle du Bodhi- sattva rdempteur Mulian $)J^, dont la compassion et les actes de dvotion permettent de nouer un lien entre vivants et morts.

    Ces rites de salut sont lgion dans le canon taoste. Nous voquions plus haut la Carte de la Forme vritable du mont Fengdu (fig. 3). En elle se manifeste intensment l'aventure du signe reli au monde physique ou spirituel du signifi vers le cadavre. Par sa connaissance des sites talismaniques et des passages secrets de l'autre monde, et grce au pouvoir cosmogonique du signe crit, l'officiant peut manipuler rituellement l'ouverture ou la fermeture des portes du labyrinthe, circuler son aise au cur d'un inextricable lacis de galeries pour procder au salut des damns. Pntrant l'origine des plaines tnbreuses, le talisman en critures gologiques qu'il porte la ceinture anantit devant lui les hordes dmoniaques. Comme le prcise le recueil qui fait l'objet de cette tude, il intercde auprs de

  • 78 SANDRINE CHENIVESSE

    L'Empereur du Nord afin que les trpasss soient dlivrs de leurs liens, auprs des Trois Fonctionnaires du Ciel, de la Terre et de l'Eau afin qu'ils soient dlivrs de leur apparence sensible, que soient dissous les nuds du souffle mortel et dnoues les difficults lies aux actes antrieurs. Ainsi, ils peuvent subir la transformation et renatre dans une vie nouvelle conformment leurs mrites, fondre un corps d'immortel et enfin accder la Grande Salle de la Flicit44.

    L'expression dnouer ou dissoudre les nuds ,jiefu fyfff ou shijie 0. f, ou encore niufen fflft , rejoint le langage sotrique des techniques respiratoires et dittiques, juegu flfc ou duangu ftf *$_ couper les crales , des taostes. Dans les diverses reprsentations de la ritualit du bord et suivant l'enjeu d'une rivalit rflchie des deux cts du miroir, la coupure se joue l mme o le trpass fait les jeux, mettant dangereusement en doute la survie des vivants et leur justification par rapport celle-ci. Le mal-mort est celui qui a conserv ses liens avec le monde ici-bas : perptuel revenant, il inflige aux vivants ses ressentiments. Pour dnoncer la responsabilit du mort dans les maux qui les accablent, les vivants usent de la mtaphore : dluge, peste et miasmes divers sont autant d'expressions de la violence mimtique. Le conflit s'enracine dans l'au-del et donne parfois lieu de vritables procs45. Tout se passe comme si la nature (corps putrescible) mettait soudain en danger les fondements de la culture (corps largi par le rite mortuaire, c'est--dire investi d'une dimension transcendante qui lui permet de perdurer par-del la mort) : l'individuel dangereux et ambigu, porteur de rminiscences d'un monde indiffrenci, doit tre domestiqu dans l'ordonnance que lui impose le collectif. Par ailleurs, l'quation dialectique du mort saisissant le vif, ou saisi sur le vif, fait du monstre dmoniaque et usurpateur un instrument de connaissance. Dessinant les frontires entre le bien et le mal, entre le pur et l'impur, il porte en lui le mal, mais devient paradoxalement l'agent de la purification. Afin d'viter la dsorganisation du symbolique, le mort est mu en signifiant, rduit la dimension d'un territoire investir. En dernier lieu, l'criture fustige : le trpass oscille entre son spectre subversif et sa mort-talisman. La vritable coupure sera assure par le rite de sa mise mort.

    3. Le rituel du meurtre : le combat et la mise mort du mort

    Lors du rite de la mise mort, l'criture s'rige, nous l'avons vu, en aire de combat sur laquelle descendent les lments transcendants qui ont intervenir. Zone smiotique o l'officiant accomplit son voyage intrieur, elle symbolise le lieu de rencontre o le wen x_ (l'crit) incorpore le wu (l'art martial),

    44. Cf. Shangqing Lingbao dafa, Dz vol. 1221, fase. 947, 17 : 16 22, traduit et comment in Chenivesse 1995 (voir n. 4 et 19).

    45. Moixier 1991 : 171, 179, n. 102. La littrature populaire, en outre, est profuse ce sujet : cf. Lvy 1978-1981.

  • crit dmonifuge 79

    son antonyme46. Sustente par le patronage sotriologique imprial, elle est, par excellence, l'agent de la coercition qui sous-tend le complot politico- social. Le Matre du rituel, engonc dans son armure symbolique et divine, ouvre simultanment le champ de bataille et celui de l'criture :

    Je combats en mission d'avant-garde du ciel [...] Brandissant de la main gauche une pe47, de la main droite une cloche enflamme, je terrorise les esprits malfaisants et provoque sur Terre comme au Ciel un carnage parmi les hordes de dmons. Arm de ces deux instruments, je dclenche ouragan et incendie dans la bataille48.

    Sous la chape surplombante du ciel menaant, les premires phases offensives du rituel dbute avec le signe secret rh , rbus voquant la cloche de feu, huoling /tz,qui tenait lieu de talisman-symbole de l'omnipotence de la tradition du Divin Empyre, Shenxiao. l'instar du mythe rapportant la chute du monstre Chiyou sous l'effet d'une cloche de feu octroye au lgendaire Empereur jaune, l'adepte acquiert, en appliquant cet emblme rituel dans une forme talismanique, la capacit de rprimer la vengeance ravageuse des forces dmoniaques.

    Nanti de sauf-conduits et de mandements, l'officiant entreprend son voyage vers les rgions de l'au-del :

    Je possde sur moi l'ordre urgent de laisser-passer de l'Empereur de Fengdu afn de convoquer le Censeur des Neuf Geles Infernales, Deng Guangyuan, >[r /u /C , les grands magistrats de Fengdu et les responsables des Trente-six Cachots, les fonctionnaires infernaux des Neuf Geles [...] Tous sont somms de se prsenter. Je leur ordonne de m' escorter et de m' ouvrir le chemin...49

    Neuf bouches, kou fj , capturent les Neuf Puissances qui rgnent sur les Neufs Prisons souterraines (fig. 5-13). L'Empereur du Nord est retenu dans un filet S3 La puissance extraordinaire du transfert malfique s'actualise par la relation magique qui s'tablit entre l'emblme et ce qu'il reprsente. Pntrant les forces obscures du yin, l'officiant effectue pas pas la traverse des limites : Pour chasser ce qui est yin dmoniaque, terrestre , il faut faire appel tout ce qui y participe et faire siennes les puissances des Tnbres au point de les incarner afin de les renvoyer d'o elles viennent50.

    46. Gernet 1994 : 366 : l'criture fut considre anciennement comme l'un des Six arts nobles de caractre magique, lesquels impliquaient une matrise psychosomatique qui habilitait au commandement.

    47. Mathieu 1987 : 19. 48. Fengdu nizui duansui fit : 3. 49. Ibid. : 3, 4. 50. Lagerwey 1987 : 108.

  • 80 SANDRINE CHENIVESSE

    S=T if

    ff ff

    Fig. 6. Talisman de Fig. 7. Talisman de Fig. 8. Talisman de Fig. 9. Talisman de la Prison du Ciel. la Prison de la Terre, la Prison des Esprits, la Grande Prison.

    Liii

    '

    m

    Fig. 10. Fig. 11. Talisman de la Talisman de la Prison de la Prison des Pierre. Dmons. Fig. 12. Fig. 13. Fig. 14. Talisman de la Talisman de la Talisman de Prison des petite Prison. l'ensemble Vents. des Neuf

    Prisons.

  • crit dmonifuge 81

    Fig. 15. Oriflamme avec le Talisman du Marchal Tianpeng dans l'aire sacre (in Shangqing Lingbao dafa, DZ vol. 1221, fase. 947, j. 17).

    Nous avons dj cit plus haut les mthodes d'exorcisme dont celui-ci dispose et grce auxquelles il dtient le pouvoir de transformation et d'inversion du yin : l'invocation l'toile Tiangang, l'imprcation exorciste de Tianpeng qui, lue l'envers comme l'endroit, fonctionne de concert avec la Mthode des rites du Tonnerre et de la Foudre, Leiting. Cette dernire se diffrencie des autres pratiques thrapeutiques : l'officiant ne tient pas seulement son habilet de son savoir-faire descendre les forces divines en cas de besoin, mais doit avoir accumul en lui les forces cosmiques du Tonnerre. Afin d'avoir un accs immdiat cet agent dmonifuge, il est tenu de se prparer par des mditations au moment o le tonnerre est imminent. Dans la tradition de la Tnuit claire, Qingwei, ces rites effectuent une symbiose avec les pratiques mandaliques hrites du bouddhisme tantrique, formant une impressionnante collection de talismans dmonifuges51. Dans le rituel d'imprcations o s'affrontent les menaces de destruction totale, l'excuteur doit et peut s'arranger pour avoir le

    51. Boltz 1987 : 38, n. 54, et 39.

  • 82 SANDRINE CHENIVESSE

    dernier mot. [De mme] que la victime consomme sert de ractif la Vertu de qui la consomme, le duel de maldictions est, lui aussi, un ractif52 .

    Paralllement se dploient les signes-outils de la coercition. Les souffles meurtriers, shaqi JfjjSL* en sont l'manation la plus dense. Ce terme offre une grande richesse smantique et rassemble lui seul toutes les donnes de l'quation du meurtre. Au xiiP sicle, dans la tradition du Cur cleste, Tianxin, la divinit exorciste du Guerrier sombre Xuanwu est identifie au Tueur Noir Heisha ^-f 53. Nous retrouvons cette association dans notre manuscrit ; y sont encore adjoints le Marchal Tianpeng (fig; 14) et une imprcation trs rpute pour son efficacit, Heisha zhou ^fc- o^ . Instruments de pouvoir sur les forces du mal, ces souffles concentrent les maldictions sous la forme d'une fume noire pulvrise par la bouche de l'officiant sur le talisman ou bien se condensent dans l'encre noire qui investit le pinceau (cf. 72). La noirceur maligne se rpand aussitt dans tout l'univers et recouvre ciel et terre d'un voile hermtique. Une terrifiante atmosphre de carnage s'en dgage et les dmons dsorients s'extnuent fuir en vain.

    Ces souffles symbolisent aussi les mes malfiques des revenants. Porteuses d'influx nfastes, elles sont prcipites dans un rcipient de fer (*J) pour y tre rduites en poussire par les combattants clestes les plus courageux assujettis au commandement de Deng Guangyuan (cf. n. 14). Mais surtout le terme shaqi Jj0^-a. une valeur antinomique : il signifie le nud et son dnouement, le resserrement des souffles mortels et leur dissipation. Seuil exacerb de la rupture, il fonctionne la manire d'un mndala miniature : il suscite le passage d'un monde l'autre ou la clture des frontires, et en lui s 'origine la dialectique du conflit (la survie et sa justification) et de sa rsolution (le rite de la coupure dfinitive).

    Au fur et mesure de leurs constructions respectives, les talismans forment un rseau inextricable de lignes greffes de signes-piges. Nous avons dj voqu ce sujet le Talisman du Filet de Fer des Ciels runis (cf. fig. 1). Terre et Ciel sont quadrills en vertu des longitudes Jl\\\[ et des latitudes rlr de manire former un filet, une grille, ou encore un grillage impntrable ^H| . Cette figure prsente un lien smantique vident avec le pictogramme du puits, ?f jing, que l'on retrouve install un peu partout au cours du rituel. tymologiquement, le terme dsigne, au IIe millnaire avant notre re, un ancien systme de division de la terre en neuf parts gales. Le mot a conserv aujourd'hui un sens assez proche de bon ordre et de rgularit. Il renvoie en outre, plus anciennement, au mythe fondateur du partage des neuf provinces par le hros lgendaire Da Yu. Cette figure d'un univers quadrill ff voque la

    52. Granet 1994 : 169. 53. Boltz 1987 : 35, n. 65.

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    lutte de Yu contre le monstre Chiyou. Par l'efficacit magique de l'quivalence, nous sommes soudain renvoys au temps de l'ordonnancement originel du monde, accompli par le meurtre d'un monstre. Sombres cachots des Rgions tnbreuses, ces puits retiennent captifs les esprits diaboliques proscrits par les souffles meurtriers, les soumettent aux interrogatoires et aux toitures. Dans le Baopuzi ( Trait du Matre qui Embrasse la Simplicit ), au IVe sicle, puis dans les compilations du vi-viP sicle de la liturgie du Joyau sacr, Ling Bao, le puits est associ aux rites de purification54.

    Les puits sont eux aussi des seuils ouvrant sur un monde au-del. Au Sichuan, le mont Fengdu a fix son il sotrique sur l'emplacement de l'ancien creuset alchimique de deux Immortels des Han. partir de l'poque des Ming, ce puits fait l'objet des lgendes les plus extraordinaires : un prfet dubitatif et dsireux de faire taire les superstitions locales y descend dans un panier et y rencontre, contre toute attente, le Roi des Enfers. Mais le puits peut tre tout aussi bien dsign par un simple cercle dans lequel sont jets les noms des chefs-dmons, ferm ensuite par un couvercle constitu du caractre yu, gele, entour d'un cercle : (fflQ . De mme, le puits est encore voqu par la mtaphore d'un mot tabou dont la structure secrte constitue un guet-apens. Une premire liste de qualificatifs dmoniaques est incruste dans le caractre gui jfL (dmon) :^^ J?&;8- . Dans une seconde liste construite en parallle sont insrs dans la partie vide du mot gui les verbes meurtriers et assassins : yft^Lffr 'ff. . Toujours dans le mme registre smantique, le terme yu ^ (pluie) s'abaV l'instar d'un vaste filet tiss d'nergies clestes, sur la partie infrieure du signe cryptique qu'elle rduit ainsi au silence. Seule une formule adapte peut en activer les proprits magiques. L'tude dtaille des termes talismaniques qui foisonnent dans ce recueil dpasse de loin le cadre de cette premire approche. Nous renvoyons la trs riche tude de B. Baptandier Berthier (1994), Le tableau talismanique de l'Empereur de Jade , qui relve d'un genre indit.

    Comme le visage de Pangu, simultanment point pour obtenir l'existence et frapp de mort, l'criture des talismans perptue le meurtre fondateur. Agent mdiumnique de la lutte contre le retour d'une violence mortifre dont le modle initial est li au cadavre du dmiurge , elle favorise le combat missaire contre la peur sociale sur un terrain autre que le champ clos dfini par le discours. En exorcisant la crise, l'criture rituelle ne vise qu' assurer la diffrenciation, voire l'autonomie du corps social, par la communion avec un ordre cosmique.

    Centre de documentation et d'tude du taosme EPHE, Ve section, Paris, Sorbonne.

    54. Ibid. : 501, n. 40.

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    mots cls : cadavre/revenant/vivant territorialit de la mort lien/dnouer/coupure rituel d'criture talisman taosme * imaginaire populaire

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    1988b The Structure of Chinese Funerary Rites : Elementary Forms, Ritual Sequences and the Primacy of the Performance , in ibid. : 3-19.

    ABSTRACT

    Sandrine Chenivesse, The Demon-Despelling Writing and the Sovereignty of the Death- Dealing in China: Anthropological Study of Linkage. How is the imaginary organized in the face of the death in China where sources of life and death go together? Starting from the Sung dynasty, the mythical geography of the netherworld is incorporated in a real location in Sichuan, where the world of demons and the world of living are juxtaposed. Through the study of a ritual of writing dating from the Ming dynasty, it is necessary to analyze the meeting point of the topographical metaphor and the other field that claims the same attempt to grasp the emptiness: the talismanic writing, ritual of the edge for the common whole, between the dead and living, of survival. (Trad. Mia Turner.)

    RESUMEN

    Sandrine Chenivesse, Escrito demonfugo y territorialidad de la muerte en China. Estudio antropolgico del vnculo, Cmo se ordena, en China, el imaginario ante la muerte, donde fuentes de vida y muerte coexisten al borde de ciertas fronteras ? A partir de la poca de los Song, las geografas mticas del mundo de los muertos se incorporan a un lugar real, en el Sichuan, donde se yuxtaponen una agitada reserva de hordas demoniacas y el mundo de los vivos. Se tratar, por medio del estudio de un ritual de escritura surgido en la renovacin de las tradiciones religiosas de esta misma poca, de analizar cmo se efecta el cruce de la metfora topogrfica y de otro campo que reivindica el mismo intento crucial de influencia sobre el vacio : la escritura talismnica, ritualidad del borde por el principio comn, entre muertos y vivos, de la sobrevivencia.

    InformationsAutres contributions de Sandrine ChenivesseCet article cite :John Lagerwey. Les Ttes des dmons tombent par milliers Le fachang, rituel exorciste du nord de Taiwan, L'Homme, 1987, vol. 27, n 101, pp. 101-116.Michel Bonnin. Zheng Yi: un crivain chez les cannibales, Perspectives chinoises, 1993, vol. 11, n 1, pp. 68-71.Rmi Mathieu. Chamanes et chamanisme en Chine ancienne, L'Homme, 1987, vol. 27, n 101, pp. 10-34.Mary Picone. Ombres japonaises : l'illusion dans les contes de revenants (1685-1989), L'Homme, 1991, vol. 31, n 117, pp. 122-150.Jacques Lemoine. Culte des Anctres et rincarnation offensive, L'Homme, 1973, vol. 13, n 4, pp. 147-150.Brigitte Baptandier Berthier. Le Tableau talismanique de l'Empereur de Jade Construction d'un objet d'criture, L'Homme, 1994, vol. 34, n 129, pp. 59-92.

    Cet article est cit par :Sandrine Chenivesse. Fengdu : cit de l'abondance, cit de la male mort, Cahiers d'Extrme-Asie, 1998, vol. 10, n 1, pp. 287-339.

    Pagination6162636465666768697071727374757677787980818283848586

    Plan1 Le rituel d'criture2. Du linceul d'critures au mort-talisman3. Le rituel du meurtre le combat et la mise mort du mortBibliographie

    IllustrationsFig. 1 : Talisman de l'Empereur dompteur de dmons de la Tnuit pourpre;Fig. 2 : Talisman contre les longues maladiesFig 3. Carte de la Forme vritable du mont FengduFig. 4 : Talisman du Filet de Fer des Cieux runis;Fig. 5 : Talisman de l'Etoile TiangangFig 6 Fig 14 : TalismansFig 15 : Oriflamme avec le Talisman du Mar chal Tianpeng