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1 1 MAISON NOHANT ( PARC ) - EXT. JOUR Une grande effervescence règne dans le parc. C'est l'évènement annuel : la fabrication des confitures. Va-et-vient incessant, agitation, brouhaha. On dispose de grandes tables en quinconce, on apporte de vastes corbeilles débordantes de groseilles, on aligne les bassines en cuivre. George, aidée de Marie, la cuisinière, recrute pour la circonstance quelques villageoises occasionnelles. Devant le perron, une douzaine de femmes de tous âges attendent. Marie, gonflée d'importance, inspecte sans complaisance des mains et des ongles. George croque dans une grappe de groseilles, réajuste des coiffes, vérifie la propreté des casseroles. Le générique viendra s'inscrire sur cette scène champêtre et animée, tandis que l'on entendra s'échapper de temps à autre des bribes de conversations, des chuchotements, des cris, et des fous rires. Fin du générique de début. Les villageoises choisies prennent place autour de grandes tables, sous

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scénario du téléfilm Georges sand

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1 MAISON NOHANT ( PARC ) - EXT. JOUR

Une grande effervescence règne dans le parc. C'est

l'évènement annuel :

la fabrication des confitures. Va-et-vient incessan t,

agitation, brouhaha.

On dispose de grandes tables en quinconce, on appor te de

vastes corbeilles débordantes de groseilles, on ali gne les

bassines en cuivre.

George, aidée de Marie, la cuisinière, recrute pour la

circonstance quelques villageoises occasionnelles.

Devant le perron, une douzaine de femmes de tous âg es

attendent.

Marie, gonflée d'importance, inspecte sans complais ance des

mains et

des ongles.

George croque dans une grappe de groseilles, réajus te des

coiffes, vérifie

la propreté des casseroles.

Le générique viendra s'inscrire sur cette scène cha mpêtre

et animée, tandis que l'on entendra s'échapper de t emps à

autre des bribes de conversations,

des chuchotements, des cris, et des fous rires.

Fin du générique de début.

Les villageoises choisies prennent place autour de grandes

tables, sous

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la surveillance de Marie.

Elles commencent l'épépinage des fruits.

George allume un cigare et se dirige vers l'entrée du parc

afin de fermer

le portail.

Une très jeune fille arrive du village en courant.

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JEUNE FILLE ( essoufflée ) :

Attendez, n’ fermez pas! J’ viens pour les

groseilles!

GEORGE ( en la repoussant ) :

C'est un peu tard, on a déjà commencé.

JEUNE FILLE ( accablée ) :

S'il vous plaît… Il m'faut ce travail!

Elle souffle dans ses joues… et baisse la tête.

George la dévisage. Elle remarque la robe rapiécée, les

sabots déformés par l'usure.

JEUNE FILLE ( implorante ) :

M’dame?

GEORGE :

Si tu y tenais à ce travail, pourquoi n'es-tu pas

venue à l'heure,

comme les autres?

La jeune fille rougit.

JEUNE FILLE ( avec un geste d'impuissance ) :

J'ne pouvais point…

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Marie s'approche des deux femmes.

GEORGE :

Qu'y a t-il?

MARIE :

On vous attend pour la pesée du sucre! Y met-on

de la vanille,

cette fois-ci?

GEORGE :

Sûrement pas! Je m'en occupe! ( à Marie )

Emmène cette petite

avec toi et trouve-lui un "devantiau".

MARIE :

Ah, faudrait savoir! Y'a plus de place! J'la met

où cette donzelle?

Elle considère la jeune fille avec mépris.

GEORGE :

Tu te débrouilles, tu fais ce que je te dis!

MARIE :

Ah, c'est facile!

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5

GEORGE :

Tais-toi, tu veux!

JEUNE FILLE ( spontanément ) :

Merci m'dame… Merci, j’ savais vot’ bonté!

Elle fourre la main dans sa poche et extirpe une mi nuscule

couronne de fleurs et racines mélangées. Elle la te nd à

George.

Marie attrape violemment la jeune fille par la manc he.

MARIE :

Alors ça vient, oui ou non?

George hésite, déroutée.

La jeune fille insiste.

JEUNE FILLE :

Prenez, m'dame, prenez… Ça porte chance.

George, amusée par ce comportement atypique, se sai sit de

la petite tresse.

MARIE ( entraînant la jeune fille ) :

J'ai pas qu'ça à faire!

GEORGE ( regardant les fleurs ) :

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Quel est ton nom?

JEUNE FILLE ( se retournant ) :

Fanchette, m'dame!

Elle suit docilement Marie, qui n'en finit pas de

bougonner.

George fait disparaître la couronne dans sa poche, rallume

son cigare, et ferme le portail.

2 MAISON NOHANT ( SALLE DE BILLARD ) - INT. NUIT

Un immense tableau signé Delacroix, représentant "L a lutte

de Jacob avec

l’Ange" ( ou une autre toile connue du peintre ), e st

appuyé contre le mur.

George, Chopin, le docteur Papet et sa femme, dispu tent une

partie de billard.

Inquiet pour sa toile, Delacroix surveille de près les

déplacements de chacun.

GEORGE :

A qui le tour?

CHOPIN :

A moi!

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Il recule pour évaluer le jeu, et ajuste la queue d e

billard avec beaucoup de manières.

Delacroix se place illico derrière lui pour protége r son

œuvre.

CHOPIN :

Mais cessez mon ami, de me coller ainsi!…

DELACROIX :

C’est que je vous vois viser tout droit dans ma

peinture!

CHOPIN :

Quelle idée aussi de l’entreposer là! On ne peut

pas jouer!

GEORGE :

C’est vrai, Eugène!

DELACROIX :

Et où voulez-vous que je la mette?! Mon atelier

est trop petit,

et il y a tellement de va-et-vient dans les

autres pièces!

CHOPIN :

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Autant faire une partie de solitaire, si on ne

peut pas remuer!

GEORGE ( conciliante ) :

Allons… Nous serons prudents! A toi Chip-Chip!

CHOPIN ( Il jette sa queue de billard. ) :

Ah non, je préfère mon piano!

DELACROIX :

Voyons!…

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GEORGE :

Laissez Eugène… Finissons cette manche… Mais

convenez

que ce n’est guère commode! Pourquoi ne peignez-

vous pas

plutôt mes fleurs? Je pourrais en recopier le

motif sur

un de mes canevas!

DELACROIX :

Ma chère, je me dois d’honorer les commandes qui

viennent…

Comment dire… Du pouvoir… Mais, je vous promets

une toile

avec vos massifs de pivoines!

GEORGE :

Ce qui est dit est dit!… Bon!

Elle retourne au jeu et entraîne le groupe.

Ils terminent la partie, bien raides, afin d’économ iser

leurs mouvements.

3 MAISON DE NOHANT ( SALON ) - INT. NUIT

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George, le docteur Papet et sa femme, ainsi que Del acroix

sont réunis dans

le petit salon, autour du piano de Chopin.

Celui-ci, indifférent à la conversation, laisse ses mains

virevolter sur

le clavier avec dextérité.

Papet se détache du groupe et se sert un verre de l iqueur.

DELACROIX

Qu'en pensez- vous Docteur Papet?

PAPET ( à George ) :

On ne trouvera pas plus débilitante que cette

monarchie,

je vous l'accorde. Mais de là à avoir les idées

de… Comment

vous l'appelez déjà?

GEORGE :

Karl Marx!

Elle se tourne vers l'assemblée comme si elle prési dait une

réunion politique.

GEORGE :

Eh bien, mon cher voisin vous avez tort! Ce qu'il

prône, c'est

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l'idéal dela société en progrès, ( Elle pointe

son index. ) la

religion qui vivra….Dans quelques siècles !

DELACROIX ( s'éclaircissant la voix ) :

Hum… Hum…. Supposons, BA - RO N - NE ( Il

détache

chaque syllabe ) , que ce régime existe, que

deviendra tout cela?

Il a un regard circulaire qui enveloppe le décor.

Chopin appuie les notes romantiques d'une polonaise .

George s'avance, agacée.

GEORGE :

Oh ça va, je n'y peux rien… Bon! Je suis née

riche et comblée…

Mais mon action politique peut tout changer!

Elle attrape la manche de Papet.

GEORGE ( exaltée ) :

Il faut répartir les richesses et l'égalité des

classes sociales!!

PAPET :

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Comme d'habitude, vous exagérez! Vos penchants

socialistes

vous mèneront à l'abîme! Notre "poire nationale"

gouverne de

façon insipide, certes, mais au moins il n'est

pas dangereux!

( Il se tourne vers Delacroix et fait une

grimace. ) On est loin

d'un Bonaparte!

GEORGE ( butée ) :

Pas si loin que ça! Franchement, pas si loin que

ça! Attention!

Elle avale d'un trait son verre de liqueur. Delacro ix lève

le sien.

DELACROIX :

A la République!

George hausse les épaules et attrape son châle. On entend

la musique dans la pièce voisine, et le bruit des s abots

qui résonnent en cadence.

GEORGE :

Pfff… Je monte. ( à l'assemblée ) Votre sens

civique

Supprim é : ¶

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et vos opinions politiques m'exaspèrent!

Elle embrasse maternellement Chopin, fait un petit signe

aux autres, et disparaît.

4 MAISON DE NOHANT ( COULOIR ) - INT. NUIT

On la retrouve dans le couloir. Elle entrouvre la p orte du

grand salon :

tous les domestiques réunis dansent la bourrée au s on d'une

vielle et d'un violon.

Marie, très gaie, virevolte avec Victor le jardinie r.

Au fond de la pièce, Fanchette dort, assise sur une chaise.

George fait signe à Marie de la rejoindre.

Marie délaisse à regret le bal et vient vers sa maî tresse.

GEORGE :

Tu sais qui est cette enfant?

MARIE ( tout en surveillant la danse ) :

C''est une pauv' fille, une pastoure. Sa mère la

bat et l'envoie

garder les chèvres par n'importe quel temps!

La musique s'arrête.

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Marie manifeste à Victor un geste d'impuissance.

GEORGE :

Tu la connais?

MARIE :

Qui? La mère?

George acquiesce.

MARIE :

Pfff… Une dévergondée qui passe son temps à faire

des enfants

avec trente-six pères différents!

La musique reprend, Marie s'impatiente.

GEORGE :

Tu lui as donné les mêmes gages qu'aux autres?

MARIE :

Ah ça! Pour c'qu'elle veut en faire! ( Elle

indique le bal. )

J'peux y r'tourner?

GEORGE :

Attends! Qu'est-ce qu'elle veut en faire?

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MARIE ( levant les yeux au ciel ) :

Elle veut s'acheter un capuchon à La Châtre!

C'est-y

une jeunesse!

Contrariée, elle aperçoit Victor en train de danser avec

Ursule, la lingère.

GEORGE ( lui attrapant le poignet ) :

Va lui mettre un châle sur les épaules, et quand

elle se

réveillera, donne-lui un peu de vin chaud ou du

bouillon!

MARIE :

Mais madame, pour une fois que je peux m'amuser!

GEORGE ( taquine ) :

Allez, t'as un peu passé l'âge! Demain tu te

plaindras

que la danse a réveillé tes rhumatismes. ( Elle

pointe un doigt

vers elle. ) Je compte sur toi!

Elle s'en va.

Marie revient vers le bal, le regard mauvais.

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5 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. NUIT

Scène muette.

Tandis que la musique berrichonne emplit toute la m aison,

George, assise à son bureau, noircit des feuillets.

Elle fume ses éternels cigares, qu'elle éteint dans un

verre d'eau.

Plus rien ne vient distraire sa concentration.

6 MAISON FANCHETTE - EXT. JOUR

George traverse le village d'un pas décidé. Peu à p eu les

maisons se raréfient, la campagne reprend ses droit s dans

un fouillis de ronces et d'orties.

Près d'une mare asséchée, une grange, autrefois des tinée à

abriter les fourrages, a été rafistolée avec des pl anches

et des barres de fer.

Un feu d'herbes se consume devant la porte, où deux petits

enfants en haillons jouent à la guerre, avec des ép ées

imaginaires.

George les considère un instant.

Une femme sans âge sort de la maison. A la façon qu 'elle a

de se tenir,

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on devine qu'elle est très enceinte.

GEORGE ( s'approchant ) :

Bonjour!

La femme, surprise, laisse échapper un cri, et dévo ile une

bouche à moitié édentée.

GEORGE :

Vous êtes la mère de Fanchette?

La femme s'essuie le nez dans sa manche et crache p ar

terre.

George réfrène un léger dégoût.

FEMME :

Pour mon malheur, oui! Si vous la trouvez cel'la,

ça m'plairait!

J'vas lui donner une bonne correction! ( Elle

prend George

à témoin ) Deux jours qu'elle disparaît sans

rien dire, et

m'laisse toute la besogne!

Les deux petits s'approchent et viennent se coller dans les

jupes de leur mère. Elle les chasse.

FEMME :

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Laissez-moi vous deux! C'est-y pas possible d'

faire un pas

sans vous!

Elle se retourne vers George et montre son ventre.

FEMME :

J'peux plus bouger.

George la regarde et évalue la situation.

Un des petits se met à pleurer. La mère lui adminis tre une

taloche.

Les cris redoublent.

FEMME ( menaçante ) :

T'en veux une autre?

GEORGE ( intervenant avec autorité ) :

Laissez-le! Ils sont tous à vous?

FEMME :

( Elle rit, montrant son horrible bouche. ) Ah

ça! Et le sixième

qu'est en route! ( Elle plaque ses mains sur son

ventre. )

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Mais c'est que d'la mauvaise graine, ça ne pense

qu'à jouer et à manger! Qu'est-ce qu'elle a fait, la

Fanchette, pour que

vous nous fassiez c't honneur?…

Fanchette arrive, accompagnée d'un garçon et d'une fillette

plus jeunes qu'elle. Ils portent de lourds paniers remplis

de mûres.

FANCHETTE :

J'suis là, la mère! J'étais aux mûres!

Elle s'arrête, sidérée, à la vue de George.

La mère se rue sur elle aussi vite que le permet so n état.

Fanchette esquive son geste et fait tomber son pani er.

Toute sa cueillette se déverse sur le sol.

FEMME :

Aux mûres… Aux mûres… Et hier aussi, t'étais aux

mûres?!

( Elle attrape le visage de sa fille. )

R'gardez-moi ça! Ca a

à peine 17 ans et ça se farde! Une traînée, tu

s'ras!

Fanchette se débat et hurle.

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FANCHETTE :

Ca m'étonnerait! J'aurais bien trop peur de

t'ressembler!

Et d'abord c'est pas du fard, c'est des baies! (

Satisfaite,

et presque à elle-même ) Mais ça fait du pareil!

La mère lui assène une volée.

GEORGE ( s'avançant vers elle ) :

Mais arrêtez enfin! Espèce de sauvage!

Elle sépare les deux femmes.

FEMME :

( à George ) Qu'est-ce qu'elle a manigancé

derrière mon dos,

la Fanchette? ( à Fanchette, en lui attrapant le

bras )

T'aurais pas été gagner des sous en cachette?

GEORGE ( autoritaire ) :

Lâchez-la!

Elle sort une bourse de sa poche, et à sa vue, la m ère se

calme aussitôt.

GEORGE :

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J'achète votre fille.

Elle promène l'argent sous le nez de la mère, surpr ise.

Celle-ci, vivement intéressée, prend une pose ridic ule,

qu'elle croit intéressante.

FEMME :

C'est que… ça coûte… et…

George, glaciale, lui tend une poignée de pièces.

GEORGE :

Voilà 50 francs. Ca va?

La mère saisit l'argent avec avidité.

GEORGE ( à Fanchette ) :

Va chercher tes affaires.

Fanchette montre la pauvre robe qu'elle a sur elle ( la

même que dans la scène 1 ).

FANCHETTE :

J'ai qu'ça!

FEMME :

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C'est pas Dieu possible!! Elle vous a ensorcelée!

Vous en f'rez

rien d'cette péronnelle!

Elle crache par terre.

FEMME ( avec un regard terrifiant ) :

Bon débarras!

Sans regret pour son enfant, elle rentre dans sa ma ison.

Les petits la suivent.

Fanchette s'approche de son frère.

FANCHETTE :

Baptistin? Tu sauras pour les chieuves?

BAPTISTIN :

Ah oui, j'saurais! C'est moi le pastour

désormais. ( Un temps )

Tu reviendras?

Fanchette contemple le décor et secoue la tête.

FANCHETTE :

Non.

Elle l'embrasse, et console sa jeune sœur qui sangl ote.

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GEORGE :

Hâte-toi maintenant!

Fanchette hésite, la main sur la bouche.

FANCHETTE :

J'peux prendre mon chat?

GEORGE :

Ma foi… Oui.

Fanchette disparaît derrière la maison et revient p ortant

dans ses bras un petit tigré. Elle le serre contre elle.

L'animal gémit.

GEORGE :

Oh, le farfadet, qu'il est maigriot! Il s'appelle

comment?

( Elle indique le chaton en lui touchant le

museau. ) .

FANCHETTE :

Il a point d'nom!

GEORGE :

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Il a pas de nom?! Alors on pourrait l'appeler…

"Fadet"?

FANCHETTE :

Fadet? Oui, ça m’va!

Leurs regards se croisent, elles se sourient. Puis elles

disparaissent,

le museau du chat blotti sur l'épaule de Fanchette.

7 MAISON NOHANT ( CUISINE ) - INT. JOUR

Une marmite en fonte mijote sur le coin de la cuisi nière.

Marie surveille Fanchette qui épluche laborieusemen t des

pommes de terre.

Fadet s'approche et tente de grimper sur la table.M arie le

chasse d'un coup de torchon.

Elle essuie ses mains pleines de farine et s'approc he de la

jeune fille.

Elle brandit une épluchure sous son nez.

MARIE :

Tsss!!! A ce compte-là, c'est les pelures que

j'vas mettre dans

mon ragoût! T'as vu c'que t'enlèves?! Il n'va

plus rien me

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rester sur mes tubercules! ( Elle se dirige vers

le fourneau )

Pfff!!! Une bonne à rien, je dis!!

Dès qu'elle lui tourne le dos, Fanchette lui tire l a

langue.

Marie soulève le couvercle de sa marmite et assaiso nne son

ragoût.

MARIE ( haussant les épaules ) :

Ah moi, j'aurais pas la bonté de madame… J't'y

aurais laissé

avec tes chèvres!

FANCHETTE :

Elle sera gâtée, vot'sauce!

Marie, furieuse, pose ses deux poings sur ses hanch es et se

dirige vers

la jeune fille.

MARIE :

Tu vas quand même pas m'apprendre à faire le

manger

maintenant! T'y connais rien à rien!

FANCHETTE ( obstinée ) :

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Ah si!! Pour les plantes, je sais… Vous avez mis

trop de

romarin!

MARIE ( imitant Fanchette ) :

… Pour les plantes, je sais… ( Elle attrape une

pomme

de terre ridiculement entaillée. ) Et ça, c'est

pas des plantes?

Non mais… Tu mériterais une correction! ( Elle

la menace

avec sa louche. ) Sale bête!

FANCHETTE ( tout bas ) :

Vieille bique!

Marie reprend son travail.

Fanchette s'intéresse tout à coup au journal posé s ur la

table, destiné à recevoir des épluchures. Le dessin d'une

élégante attire son attention. Elle déchire soigneu sement

le morceau de papier, le plie, et le fourre vivemen t dans

un petit réticule qu'elle porte à sa ceinture.

Marie surprend son geste.

MARIE :

Qu'est-ce que tu as pris?

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FANCHETTE :

Rien!

MARIE :

Mais si! Je t'ai vue! Tu as mis quelque chose

dans ton sac…

Donne-moi ça!

Elle tente de lui arracher son réticule.

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FANCHETTE :

Lâchez-moi!!! J’ n'ai rien pris!

Elles se battent.

Marie lui arrache son sac.

MARIE :

Voleuse!

FANCHETTE ( se ruant sur elle ) :

Vieille folle!

George entre.

Les deux femmes se figent.

GEORGE :

Qu'est-ce que c'est que cet opéra?! On vous

entend du premier

étage! Monsieur ne peut pas faire sa musique et

vous me

cassez les oreilles!

MARIE ( toute rouge ) :

C'est… Une… Voleuse!

FANCHETTE :

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C'n'est point vrai!!! C'est elle, la voleuse!

Elle a pris mon sac

et elle l'a ouvrit!

GEORGE :

Je ne comprends rien à vos histoires. ( à

Fanchette ) D'abord,

on ne dit pas "Elle l'a ouvrit "… On dit "Elle l'a

OUVERT"!

FANCHETTE :

Eh ben, c'est à moi! Fallait pas l'ouvert! C'est

mon sac!

George, amusée, regarde la jeune fille.

GEORGE ( à Marie ) :

C'est quoi, le larcin?

Marie, piteusement, tend le morceau de journal à mo itié

déchiré qu'elle a gardé entre ses mains.

George, irritée, regarde simultanément les deux fem mes.

GEORGE :

C'est pour ce genre d'imbécillités que vous vous

battez?!

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Elle soupire, lève les yeux au ciel. Elle s'assoit près de

la cuisinière et attrape un morceau de pain.

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GEORGE ( s'adressant aux deux femmes sur un ton

autoritaire ) :

Je ne veux plus vous entendre!

Marie et Fanchette reprennent leurs activités.

George soulève le couvercle de la marmite, prend un e

fourchette, pique son morceau de pain, et sauce all ègrement

dans la marmite. Elle goûte.

GEORGE :

Ah ah ouh c'est chaud…Ouhhh!!! Humm!!!

Elle mange comme elle peut, se brûle, et fait une l égère

grimace.

GEORGE ( à Marie ) :

Elle est un peu amère, ta sauce!

FANCHETTE :

J'y ai dit, moi!

GEORGE :

Tu Y ( Elle insiste sur le Y ) a dit quoi?

FANCHETTE ( enhardie ) :

Pour le romarin, j'y ai dit que si elle en

mettait trop, sa sauce

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serait gâtée! "Trop de romarin, ragoût chagrin!"

Satisfaite, elle s'applique sur son épluchure.

Marie, vexée, pose ses casseroles.

MARIE :

Bon, eh ben puisque madame a engagé une nouvelle

cuisinière,

il ne me reste plus qu'à m'en aller!

Elle commence à défaire son tablier.

GEORGE :

La comédie a assez duré, non? Retourne à tes

fourneaux,

et toi à tes pommes de terre!

Elle s'approche de Fanchette.

GEORGE :

Plus fines, tes épluchures!

MARIE ( imitant à nouveau Fanchette ) :

"J'y ai dit moi!"

GEORGE :

Ca suffit!

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Elle sort.

A peine George disparue, Marie se précipite vers Fa nchette.

MARIE :

Petite intrigante!

Fanchette prend une pleine poignée d'épluchures et lui

jette à la figure.

FANCHETTE :

Sorcière!

On entend le piano de Chopin, et c'est comme un sig nal :

les deux femmes suspendent leurs injures et se tois ent

silencieusement.

8 MAISON NOHANT ( PARC ) - EXT FIN DE JOURNEE

Une partie de croquet est engagée dans le jardin.

Solange, la fille de George, et Chopin jouent contr e George

et Papet.

Solange frappe sa boule d'un coup sec. Elle manifes te

bruyamment son triomphe et regarde sa mère, narquoi se.

SOLANGE :

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Je suis la plus forte! On a encore gagné!

Elle saute au cou de Chopin et l'embrasse. Chopin l ui rend

ses baisers.

George jette ses marques et s'éloigne. Elle s'assoi t sur un

banc.

Papet la rejoint.

GEORGE :

Décidément, je trouve ce jeu de plus en plus

débilitant!

Elle lance ses dernières boules contre le muret.

PAPET :

Vous dites toujours ça quand vous perdez!

GEORGE ( de mauvaise foi ) :

Tatata… C'est faux!

PAPET :

Avouez que vous n'aimez pas perdre?!

GEORGE :

Je préfère gagner, c'est tout!

Elle a une moue.

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Solange rit très fort et fait des manières auprès d e

Chopin.

PAPET ( observant Solange ) :

Je n'aime pas ce que devient votre fille depuis

quelque temps.

GEORGE :

Moi non plus!

PAPET :

Vous devriez la mater.

GEORGE :

Elle est indomptable! Tout est passion chez elle,

et passion

glacée! Elle n'aime rien tant que s'opposer à

moi. C'est épuisant.

PAPET :

Et… Le mariage?

GEORGE ( s'adossant contre le muret ) :

Elle n'est pas mûre. Elle a rompu ses fiançailles

avec

Fernand de Préaulx sans aucune explication, le

jour de

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la signature du contrat! C'est hardi, je vous

assure!

( Elle souffle dans ses joues. ) Vous savez, mon

bon Gustave,

entre mes enfants et la domesticité de Nohant… (

Elle soupire )

Je n'ai aucun répit!

Au même moment, Marie sort de la maison, endimanché e, un

balluchon à la main. Elle passe, droite, et sans au cun

regard pour la petite assemblée.

GEORGE ( accablée, à Papet ) :

PFFFFF… Qu'est-ce que je disais?! ( Elle appelle

) Marie…

MA – RIE ( Elle détache chaque syllabe ) MA –

RIE?

Marie ne répond pas et suit son chemin.

GEORGE :

Quel caractère de chien!

Elle court vers elle et lui tape sur le bras avec s on

maillet de croquet.

GEORGE :

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Où vas-tu?

MARIE :

J'm'en vas!

GEORGE :

Ah ça!! J'vais t'asperger d'eau froide, tu vas

vite retrouver

tes esprits!

Marie se plante face à elle.

MARIE :

J'm'en vas, j'vous dis! Y'a pas d'place pour deux

dans

ma cuisine!

GEORGE :

Ta cuisine! Ta cuisine… C'est la mienne! Et les

ordres, c'est

moi qui les donne! Alors tu vas remettre ton

tablier, et ta tête

à l'endroit! Retourne surveiller tes casseroles!

MARIE :

Si vous ne la renvoyez pas…

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GEORGE ( la coupant, menaçante ) :

Tu n'as pas bientôt fini, vieille radoteuse!

Les deux femmes se regardent.

GEORGE :

Dis à Fanchette de venir me voir!

Marie s'en va, en faisant valser ses jupes, et claq uer les

portes.

George rejoint le groupe.

Fanchette s'avance.

GEORGE ( à Fanchette ) :

Approche!

Fanchette affiche une mine insolente.

GEORGE :

Oh! Je n'aime pas trop ton air!

Fanchette soutient son regard, puis baisse les yeux .

GEORGE :

Ah, je préfère! Qu'est-ce que je vais faire de

toi?

Fanchette contemple le bout de ses sabots.

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FANCHETTE ( butée ) :

Euh… J'sais point… ( Elle évalue le décor )

J'pourrions

travailler au jardin! J'connais bien les plantes

et j'les aime.

Et pis j’renâcle pas à la besogne !

GEORGE :

Le jardin, c’est le domaine de Victor! ( Elle

s'assoit. )

Si tu aimes les plantes, tu pourrais organiser

mon herbier?

Fanchette ne répond pas et garde la tête baissée.

GEORGE :

Eh bien? Ça ne te va pas, ça ?

FANCHETTE ( tout bas ) :

J'sais point lire ni écrire!

Elle regarde George avec un pauvre sourire.

GEORGE :

Eh bien je vais t'apprendre!

Elle remonte l'allée et prend Fanchette par le coud e.

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GEORGE :

C'est toi désormais qui t'occupera de ma chambre.

Va vérifier

que mes plumes et mon papier bleu soient prêts

pour ce soir!

On commencera les leçons demain à dix heures!

D'ici-là,

je ne veux plus d'histoire!

Elle rejoint le groupe et rentre dans la maison.

9 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. MATIN

George et Fanchette sont assises côte à côte, pench ées sur

le bureau de

la romancière. Un livre imagé est ouvert devant ell es.

Fanchette bouge la tête de droite à gauche en souff lant

dans ses joues. Elle a un geste agacé.

GEORGE ( impassible ) :

Encore!

FANCHETTE :

Bouh! ( Elle se gratte la tête. ) J’y ai déjà

fait !

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GEORGE ( en se levant ) :

Ecoute-moi bien cette fois-ci. Depuis trois

jours, tu recommences

les mêmes erreurs… Alors soit tu travailles soit

tu retournes

à tes chèvres!

FANCHETTE ( pleurnichant ) :

J’y fais comme j’peux, moi! Et voilà que j’ai

l’tétiau tout

engourdi!

GEORGE ( se rasseyant ) :

Alors on va te le rafraîchir ton tétiau!

Elle lui touche le front, pointe un doigt sur le li vre, et

pousse brutalement

la jeune fille.

GEORGE :

A toi!

FANCHETTE ( se tenant le bras ) :

Eh!… Mais! Ça donc!

GEORGE ( autoritaire ) :

Dépêche-toi!

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FANCHETTE ( ânonnant ) :

… P… O… ( interrogative ) PO?

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GEORGE :

A la bonne heure! Ensuite!

FANCHETTE :

POUMME?

George tape sur la table et lève les yeux au ciel.

GEORGE :

POMME! ( Elle crie. ) Je te l’ai dit cent fois

:POMME!…

P… O… PO! Une pomme! ( Elle répète le mot en

détachant

les syllabes. ) PO… MME.

FANCHETTE ( en haussant les épaules ) :

Par cheu nous on dit POUMME!

GEORGE ( énervée ) :

On n’y est plus "cheu nous"! Je t’apprends LE

FRANÇAIS!

Si tu veux en sortir de "CHEU NOUS", il faudra

être plus

docile!

FANCHETTE ( butée ) :

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J’aime point d’être commandée!

George se lève, se dirige vers la porte et l’ouvre.

GEORGE :

Va t’en! Personne ne te retient!

Les deux femmes se toisent.

Fanchette se lève et sort très droite. Quand elle p asse à

sa hauteur, George lui crie :

GEORGE :

Bien l’bonjour à tes chieuves!

Puis elle claque la porte, se rassoit et pousse un long

soupir.

10 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. MATI N

Quelques temps plus tard…

George, son cigare à la bouche, met de l’ordre dans les

notes écrites la veille. On la sent très énervée. E lle

attrape le tas de feuilles et le plaque d’un geste sec sur

le bord de la cheminée.

On frappe à la porte.

GEORGE ( d’un ton excédé ) :

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Oui!

Fanchette tourne la poignée et se tient dans

l’entrebâillement.

Les deux femmes se regardent.

FANCHETTE :

J’veux point y r’tourner aux chèvres!

George l’observe un instant. Elle lui indique sa pl ace du

menton.

GEORGE :

Alors au travail! Reprenons!

Elles s’installent comme précédemment.

Fanchette se penche sur le livre et recommence la l eçon.

Elle épelle ses lettres et se frotte les cheveux.

George, satisfaite, approuve silencieusement.

Fanchette se touche fréquemment la tête et dit à Ge orge :

FANCHETTE :

J’peux t-y ôter mon bounnet… Y m’gratte?

GEORGE ( à elle-même ) :

Pfff!! Ce n’est pas gagné!

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FANCHETTE ( insistant ) :

J’peux t’y l’ôter?

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GEORGE ( considérant la jeune fille ) :

Oui, oui… Continue…

Fanchette fait disparaître sa coiffe dans sa poche.

On terminera sur les deux femmes : Fanchette enfin

concentrée sur

sa lecture; quant à George, la tête appuyée sur sa main,

elle dévisage

de temps à autre son élève.

11 MAISON NOHANT ( CHAMBRE DE GEORGE ) - INT. J OUR

C'est le matin. George, des épingles à cheveux dans la

bouche, termine

sa coiffure.

Elle s'approche de son bureau, où Fanchette, à sa p lace,

exagérément

penchée sur une feuille, tente maladroitement de re copier

des lettres.

GEORGE :

Alors? ( Elle se penche vers le bureau. Un

temps. ) Mais non!

Je te l'ai déjà dit: les "i" ne sont pas aussi

grands que les "t"!

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Tu t'arrêtes à cette ligne!

Elle indique avec le bout de son épingle l'endroit, puis

arrache la plume des mains de la jeune fille et écr it un

modèle.

Elle rend la feuille à Fanchette.

GEORGE :

Recommence!

Fanchette soupire et s'exécute. On entend la plume crisser

sur le papier.

George attrape la tasse de chocolat qui refroidit s ur la

table et se penche

vers son élève.

A ce moment Chopin fait irruption dans la pièce. Il semble

hagard.

GEORGE ( maternelle ) :

Ça ne va pas mon Chip-Chip?

Chopin tord sa chemise dans un geste théâtral, ses cheveux

sont en désordre, il est très pâle.

CHOPIN :

Je suis perdu… Je ne peux plus rien retranscrire…

( Il pleure. )

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Tout m'échappe… ( Il geint. ) … Rien ne vient…

Fanchette se retourne, et assiste à cette scène étr ange.

GEORGE ( prenant Chopin dans ses bras et le

berçant ) :

Mais tu analyses trop aussi, en voulant l'écrire!

C'était

si beau… Si simple… Si… Tragique, ce que tu nous

as chanté

hier à la promenade!

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CHOPIN :

Je suis perdu… Perdu… ( prenant George pour

témoin )

Je ne suis plus capable de retranscrire ma propre

musique…

Elle m'échappe!!!

FANCHETTE :

Moi, j’la sais!

George et Chopin la regardent.

FANCHETTE ( se tortillant sur sa chaise ) :

J’la sais, moi, la musique de la promenade!

GEORGE ( lui faisant face ) :

Eh bien, voyons.

Sans quitter sa chaise, d'une voix magnifique, la j eune

fille chante les phrases musicales d'une polonaise.

GEORGE ( stupéfaite ) :

Qui t'a appris la musique?

FANCHETTE :

Personne!

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CHOPIN :

Depuis quand sais-tu chanter ainsi?

FANCHETTE ( haussant les épaules ) :

J’me rappelle point l’temps où je n’savais pas!

CHOPIN :

Tu peux recommencer?

Sans effort, Fanchette s'exécute. Ravi, Chopin disp araît

dans sa chambre.

George, émue, prend les mains de la jeune fille. Ce lles-ci

sont maculées d'encre.

GEORGE :

Tu as un don magnifique!

FANCHETTE :

J’peux recommencer, m’dame, si vous voulez!

J'préfère

chanter… Qu'écrire!

GEORGE :

Tsss… Allons.

Elle lui indique son travail.

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52

Elle s'assied à ses côtés, la regarde longuement. E lle

esquisse un geste de tendresse, mais le retient au dernier

moment.

12 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. JOUR

George est debout face à Fanchette.

Elle tient une règle dans la main et bat la mesure, tandis

que la jeune fille

récite des chiffres sur le ton d’une rengaine.

FANCHETTE :

… 46… 47… 49… 50…

George donne un coup de règle sur la table.

FANCHETTE ( reprenant ) :

Euh… 48… 49… 50.

GEORGE :

C’est parfait! Tu as bien mérité un peu de

chocolat.

Fanchette se rue littéralement sur la chocolatière, et se

sert une tasse.

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Elle la boit avec avidité. Satisfaite, elle se tour ne vers

George qui ne l’a pas quittée des yeux. Une moustac he

marron orne sa lèvre supérieure.

George se dirige vers elle et l’entraîne face à une psyché.

GEORGE :

Regarde-toi!

Fanchette s’approche du miroir aperçoit son reflet, et d’un

revers de manche s’essuie la bouche.

George remplit les tasses.

GEORGE :

Fais ce que je te dis. Premièrement, on ne se

précipite pas comme une goulue… On tient l’anse

délicatement ( elle joint le geste à la parole ) ,

et on déguste à petites gorgées, du bout des

lèvres, puis on s’essuie à peine sur le bord de

la serviette.

FANCHETTE :

Pff… Que d’manigances!

Elle observe George et l’imite, mais ne peut s’empê cher

d’émettre quelques bruits de déglutition.

George la regarde et lui fait les gros yeux.

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GEORGE :

Bois doucement!

Elle tend le bras et pointe son index dans sa direc tion.

Fanchette éclate de rire.

FANCHETTE :

Vot’ruban… Y trempe dans vot’breuvage! Hi… Hi…

George, contrariée, éponge le lacet de dentelle qui pend au

bout de

sa manche.

GEORGE :

Ca suffit! Il est temps que tu apprennes "les

manières". Et puis, tu as vu ta tenue?

FANCHETTE :

Quoi? Je suis ben mise!

GEORGE :

Mademoiselle "je sais tout"… Où est ta coiffe?

FANCHETTE ( posant la main sur sa bouche ) :

… Han!…

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Elle extirpe de sa poche son bonnet de dentelles to ut

tirebouchonné. Elle le pose "à la va-vite" sur sa t ête.

GEORGE :

Et tes bas? Fini, les pieds nus dans les sabots!

Tiens!

Elle sort d‘une commode une paire de bas tricotés e t lui

jette sur les genoux.

FANCHETTE :

Les bas… Oui… Mais le… ( Elle hésite… ) … BONNET

( Un temps ) J’préférerais un chapiau!

GEORGE ( souriant ) :

Tu es une drôle de fille! C’est comme pour les

lettres…

( Fanchette fait la grimace. ) Les chiffres avec

toi, ça vient

tout seul… Tu comptes, tu additionnes, tu sais

même

soustraire… Alors pourquoi tu butes sur les

lettres?

FANCHETTE :

J’dis qu’les chiffres, c’est plus simple… On s’en

sert tous

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les jours… Les lettres, pffff… J’y arriverai

jamais!

GEORGE :

Je ne suis pas très bien ta logique… Mais que tu

le veuilles

ou non… Aussi vrai que je m’appelle AURORE, tu

sauras

lire avant les vendanges!

FANCHETTE :

AURORE? C’est vot’nom?

GEORGE :

Oui... Mon vrai nom! Qu’y a t-il de surprenant?

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FANCHETTE :

Et… GEORGE?

GEORGE :

Celui que je me suis donné!

FANCHETTE :

Ah ben vrai! J’me disais qu’vos parents devaient

être un peu

"calanchés" pour vous baptiser comme un gars!

Mais pardi,

Aurore, ça n’vous va pas, mais pas du tout!

J’vous préfère

en George!

George la regarde, amusée.

GEORGE :

Moi aussi, je me préfère en George!

Elle donne une tape amicale à Fanchette.

GEORGE :

Allez, insolente… Finis de t’habiller!

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13 MAISON NOHANT ( CHAMBRE DE GEORGE ) - INT. J OUR

Fanchette a allumé le feu et disposé le marabout pr ès des

flammes.

Elle ouvre les rideaux

FANCHETTE :

"Cré Bon Dieu"! Z’avez écrit tous ces mots en une

nuit?

Mazette!… ( Elle agite le plat de la main. )

FANCHETTE :

J’y réveille monsieur Frédéric?

George ne répond pas.

Fanchette réitère sa question.

FANCHETTE :

J’y réveille monsieur Frédéric?

George reste silencieuse.

A son insu, Fanchette lève les yeux au ciel, puis e lle

réfléchit, répète silencieusement sa phrase et dit à George

en articulant :

FANCHETTE :

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Dois-je réveiller monsieur Frédéric?

GEORGE ( la regardant en souriant ) :

Non, laisse-le dormir! Apporte-moi mon chocolat

et

prépare-toi pour ta leçon!

Fanchette attrape un verre rempli de mégots et disp araît.

On les retrouve quelque temps plus tard…

George est assise près de Fanchette, l'index pointé sur les

lignes d'un gros livre. Elle l'encourage.

FANCHETTE ( hésitante ) :

U… ly… se

GEORGE :

SSE et pas SE. Deux SS se lisent SSE. Continue!…

Fanchette lève la tête et cherche l'inspiration.

GEORGE :

Fanchette? Tu ne suis pas! Tu veux vraiment t’y

mettre?

FANCHETTE :

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Bé Dame!

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GEORGE ( irritée, se levant ) :

Suis-moi.

Elles disparaissent toutes les deux dans le long co uloir du

premier étage,

et entrent dans la chambre de Solange.

George se dirige vers une malle, l'ouvre, et en ret ire un

capot de couleur bleu lavande.

GEORGE :

C'est ça que tu voulais t'acheter avec l'argent

des groseilles?

FANCHETTE ( émerveillée ) :

Oui.

George la prend par l'épaule et la reconduit dans s a

chambre.

Elle suspend le capot au crochet d'une poutre.

GEORGE :

Quand tu sauras lire parfaitement cette page, il

sera à toi!

Un sourire de satisfaction flotte sur les lèvres de la

jeune fille.

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La joue appuyée contre sa main, elle reprend sa lec ture.

De temps à autre, elle jette un œil sur le vêtement qu'une

légère brise fait vaciller.

14 MAISON NOHANT ( JARDIN ) - EXT. JOUR

Delacroix a installé son chevalet dans le jardin, f ace à

l'entrée de l'atelier mis à sa disposition. Il pein t le

massif de pivoines.

Le jardinier passe près de lui en poussant une brou ette

remplie de fumier.

Le peintre lui rend son salut, non sans réprimer un geste

de dégoût à cause de l'odeur.

Au loin, il aperçoit Fanchette. Elle coupe des rose s, et

les dispose délicatement dans une panière. Malgré l a

chaleur, elle porte le capot dont elle a rabattu la

capuche. Ne se sachant pas observée, elle prend que lques

poses.

Solange se précipite vers elle et l'attrape violem ment par

la manche.

SOLANGE :

Sale petite voleuse, rends-moi mon capot!

FANCHETTE :

Il est à moi! Il est à moi, madame m’l'a donné!

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SOLANGE :

Ca m'étonnerait!… Tu es allé fouiller dans mes

affaires!

Espèce de souillon! Enlève ce manteau tout de

suite!

Elle lui déchire sa coiffe et lui tire les cheveux.

FANCHETTE :

(Elle se débat, sans oser lui rendre ses coups. )

Je n'ai rien

fait, je n'ai pas volé… Il est à moi, votre mère

me l'a donné.

( Avec aplomb) C’est parce que je sais lire!

SOLANGE :

Menteuse! je saurai me débarrasser de toi!

FANCHETTE :

… J’ vous ai rien fait…

SOLANGE ( lâchant les cheveux de Fanchette et la

toisant

avec mépris ) :

Tu vas voir quand mon frère va revenir… Il n'a

pas les idées

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"républicaines" de ma mère, lui! Elle est bien

trop faible avec

vous… Des domestiques! Enlève-moi ce capot!

Fanchette croise les bras sur sa poitrine et secoue la

tête.

FANCHETTE :

Non, c’est à moi!

Solange, déchaînée, lui administre une paire de gif les

magistrale.

Fanchette hurle.

Delacroix, le pinceau à la main, accourt vers les j eunes

filles.

DELACROIX :

Oh la la, que se passe-t-il?

SOLANGE :

C'est cette petite traînée, elle me vole mes

vêtements!

Du menton elle indique le manteau que Fanchette pro tège

toujours.

DELACROIX :

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Allons Fanchette, rendez ce manteau, et à

l'avenir…

FANCHETTE ( le coupant ) :

Mais il est à moi, madame me l'a donné!

Solange, excédée, lui donne une autre paire de gifl es que

Fanchette lui rend sans réfléchir.

Au tour de Solange de hurler.

Delacroix, très embarrassé, interpelle le jardinier .

DELACROIX :

Allez vite chercher madame.

Il réussit à s'interposer entre les deux jeunes fil les

qu'il tente de calmer.

DELACROIX :

Mais regardez dans quel état vous êtes! ( Il se

tourne

vers Fanchette. ) Vous, ma pauvre fille, je ne

donne pas

cher de votre place.

Fanchette baisse la tête.

George arrive en courant. Elle transpire à cause de la

chaleur. La branche

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de fuchsia qui ornait sa chevelure pendouille sur s a joue.

Elle tente de redresser sa coiffure et s'évente du plat de

la main.

GEORGE :

Qu'y a t-il?

SOLANGE :

Elle m'a volé mon capot.

George considère silencieusement les deux jeunes fi lles.

Solange pavoise.

GEORGE ( à Fanchette ) :

Retourne à l'office.

Misérable, Fanchette s'exécute.

DELACROIX :

Je vous laisse… Ah! Ce n'est peut-être pas le

moment,

mais je voulais vous avertir…. J'aurai besoin

d'un peigne.

GEORGE ( énervée ) :

Au fond du couloir, il y a une boîte aux lettres

avec deux

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compartiments, l'un pour la poste, l'autre pour

la maison.

Mettez votre demande dans celle-ci. Sylvain la

relève tous

les matins. Vous aurez votre peigne demain.

Delacroix s'en va sans mot dire.

GEORGE ( à Solange ) :

Elle disait vrai, je lui ai donné ce capot.

SOLANGE :

Vous lui avez "donné" mon capot! Comment avez-

vous pu

me faire ça?

GEORGE :

Tu n'as jamais aimé ce manteau. Tu as toujours

prétendu

qu'il te serrait et tu en détestais la couleur!

Qu'est-ce que

ça peut te faire, qu'est-ce qui a changé

aujourd'hui?

SOLANGE ( pleurnichant ) :

Vous êtes toujours contre moi. Quand ce n'est pas

Maurice

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que vous me préférez…( Elle hurle) C'est une

domestique.

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GEORGE :

Tu t'égares… Tu mélanges tout!… ( Elle va pour la

prendre dans ses bras.) Toi tu es ma fille!...

Solange esquive son geste de tendresse.

SOLANGE :

Vous ne m'aimez pas! Vous n'aimez pas qui je

suis!

GEORGE :

Cesse de compliquer nos rapports!

SOLANGE :

Vous allez la renvoyer, j'espère! C'est une

intrigante qui

n'en veut qu'à vos bontés!

GEORGE :

Elle n'a rien fait!

SOLANGE :

Elle m'a giflée, ce n'est pas suffisant?! Vous

laisserez

une domestique gifler votre propre fille?

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GEORGE :

Si on considère la situation… Oui! Tu n'avais pas

à te comporter

ainsi, tu aurais dû m'en parler. Ce n'est pas à

toi à faire la loi.

SOLANGE :

Vous osez prendre sa défense contre moi?!

GEORGE :

Ce n'est pas contre toi. Si elle avait eu tort,

oui, je l'aurais

renvoyée. Mais devrais-je le faire parce qu'elle

n'est

qu'une servante? Elle n'a rien fait.

SOLANGE :

Etre près du peuple, c'est cela? Mon père avait

raison!

GEORGE :

Quand il disait?

SOLANGE :

Que vous étiez une femme sans morale!

GEORGE :

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Epargne-moi ce genre de commentaires, Solange!

SOLANGE ( pleurant ) :

Je vous déteste!

Elle s'enfuit vers la maison.

George reste seule et contemple le jardin. Elle ess aye de

retrouver

son calme.

Elle reprend sa promenade, et cueille une fleur fra îche

qu'elle dispose dans ses cheveux.

15 MAISON NOHANT ( PARC ) - EXT. JOUR

Chopin remonte l'allée du grand tilleul. Il gesticu le,

inspecte son torse à l'intérieur de sa chemise, et renifle

ses aisselles.

George, Delacroix, le docteur Papet, et Fanchette, dévalent

le perron.

Ils s'apprêtent pour la promenade.

Fanchette reste à une distance respectueuse du grou pe.

Chopin entraîne George à l'écart.

CHOPIN ( tout bas ) :

Je sue!

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GEORGE :

Ca ne m'étonne pas! ( Elle indique du menton la

direction

du soleil. )

CHOPIN :

C'est insupportable! Je reviens!

Il disparaît dans la maison.

Le docteur Papet s'approche de George.

PAPET :

Que se passe t-il?

GEORGE ( détachant chaque syllabe ) :

Cho - pin - sue!!!

PAPET :

Ah, ça me rassure! Le voilà fait comme nous

autres! ( Il rit. )

GEORGE ( s'éventant ) :

Sauf qu'il ne consent pas à transpirer! Il est

parti s'asperger

d'Eau de Cologne!

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Chopin revient. Il a changé de chemise et ses cheve ux sont

mouillés.

CHOPIN ( à George ) :

Et maintenant? ( Il lève le bras. )

A l'exception de Fanchette, tout le groupe l'entour e.

GEORGE ( faisant un clin d'œil à l'insu de

Chopin ) :

Oh la la la… Ça me rappelle l'odeur d'Augustin

quand il a

monté la grande bibliothèque!

Elle se détourne et prend un air dégoûté.

CHOPIN :

Misère…

Il repart à toutes jambes.

Tout le monde s'esclaffe.

GEORGE ( s'étranglant et dégrafant son col ) :

Quel personnage! On va rôtir sur place à

l'attendre ainsi.

Il fait une chaleur à cuire des œufs!

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Fanchette, toute rouge, tente de réprimer un fou ri re, puis

peu à peu

ses épaules se soulèvent dans un mouvement saccadé. Elle se

laisse gagner par l'hilarité ambiante.

GEORGE :

Ça t'amuse?

FANCHETTE ( spontanée ) :

Oh oui! ( Puis, gênée, elle met sa main sur sa

bouche )

Oh pardon, m’dame!

GEORGE :

C'est Monsieur qui te fait rire?

FANCHETTE :

Oui… Il pue "l’sent bon" pis qu’une amoureuse!

Ils rient.

Chopin revient, étranger à l'hilarité générale. Il a une

nouvelle chemise.

CHOPIN ( sinistre ) :

Quelqu'un a fait un bon mot? Je peux savoir?

Qu'est-ce

qu'il y a de drôle?

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GEORGE ( les larmes aux yeux ) :

Rien, rien!

Papet tire de sa veste une magnifique montre gousse t en or

et regarde l'heure.

PAPET :

Elle me paraît bien compromise cette promenade!

DELACROIX :

On ne fait jamais c'qu'on dit ici! On part ou on

part pas?!

GEORGE :

On ne part pas! Dans une minute, mon visage

prendra un ton

de vase étrusque, et ça ne me plaît guère!

GEORGE :

Allons nous rafraîchir! ( à Fanchette )

Prépare-nous

des citronnades!

Sur le chemin de l'office, elle lui attrape le bras .

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GEORGE ( tout bas ) :

Dans une demi-heure aux écuries. On ira se

baigner.

Fanchette réajuste sa coiffe et acquiesce.

Tous rentrent dans la maison.

16 BORD DE L'INDRE - EXT. JOUR

Le soleil est à son zénith.

George, tout habillée, se baigne dans la rivière. S eul son

visage est hors de l'eau.

Fanchette, assise sur le rivage, taille un sifflet dans une

branche d'aubier.

De temps à autre, elle s'éponge le front avec le re vers de

sa manche.

GEORGE ( moqueuse ) :

Enlève ton BOUNNET et viens dans l'eau… Tu es en

sueur!

( Elle rit. )

Fanchette se redresse et hausse les épaules. Elle j ette sa

coiffe, envoie valser ses sabots et ses bas et rent re dans

l’eau.

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FANCHETTE :

Ouh! Elle est bien fraîche! ( Elle s’assoit près

de George. )

Et si on nous voit?

GEORGE :

La belle affaire! On nous verra et alors? Tu sais

ce que je pense

de l'opinion publique?

Fanchette s’enfonce dans la rivière et imite sa maî tresse.

17 BORD DE L’INDRE - EXT. JOUR

George et Fanchette sont dans la même position que dans la

scène précédente.

GEORGE ( se redressant ) :

J’ai envie d’un autre cigare!

Elles échangent un regard complice.

Fanchette fouille dans les poches de la casaque de soie

noire accrochée à une branche.

Elle allume adroitement un cigare et aspire à grand es

goulées la première

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bouffée sans tousser.

George la regarde.

GEORGE :

Tu sais fumer, toi?

FANCHETTE ( très fière ) :

Ben oui… J'ai appris avec les pastoures.

Elle revient dans l’eau et tend le cigare à George.

GEORGE :

Eh bien garde-le et donne-m’en un autre! Ils

fument

les pastoures?! Voilà qui est nouveau! Ça devait

pas être du bon

tabac!

FANCHETTE :

Il nous piquait le nez! Avec mon frère, on

l’mettait derrière

le grand puit, et on l’gardait pour les soirs

d’hiver quand

on préparait la saulnée. Ça nous t’nait chaud. (

Elle rit et

tousse un peu. )

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George s’assoit dans l’eau, pensive, et essaye d’e xtirper

un petit morceau de tabac coincé dans une dent.

GEORGE :

La saulnée? C’est si loin! …Je faisais ça aussi

dans

mon enfance… Les champis… J’ai oublié… Comment on

fait

déjà?

Fanchette s’assoit face à elle et mime son explicat ion avec

beaucoup de sérieux.

FANCHETTE :

C'n'est pas difficile. On prend une grande

ficelle garnie de

crin, on fabrique des nœuds coulants et…

GEORGE ( la coupant ) :

Ah oui! Je me souviens… On la roule sur des

dévidoirs et…

FANCHETTE ( levant son index. ) :

Faut bien balayer son sillon, puis on jette des

graines, et

on la tend tout autour du champ avant le lever du

jour.

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George poursuit, excitée comme une gamine.

GEORGE :

On ramasse les petits oiseaux qu’on plume et

qu’on mange

sur place! Hum… J'en ai l’eau à la bouche. (

Elle lui attrape

le poignet. ) Tu vas me réapprendre!

Fanchette sourit.

George s'allonge dans l’eau.

GEORGE :

On en fera une cet hiver!

FANCHETTE :

Une saulnée? Mais… Euh… C’est du braconnage…

GEORGE ( la devançant ) :

Si on l’apprend?

Fanchette acquiesce

GEORGE :

On dira que George Sand braconne, et je m’en

moque!

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Elle rit.

Fanchette l’imite et se couche près d’elle.

On terminera sur les deux femmes immobiles dans la rivière,

auréolées par la fumée de leur cigare.

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18 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. N UIT

C’est une pièce minuscule et mansardée. Bien en évi dence,

le capot de

Solange est accroché à la poignée de l’unique fenêt re.

Fanchette, assise par terre, lit à la lueur d’une

chandelle.

Elle entend des pas dans le couloir, puis la voix d e George

qui l’appelle.

Elle fait disparaître le livre sous son matelas et attrape

le gros volume

des "Confessions" de Jean-Jacques Rousseau qu’elle place en

évidence.

Elle ouvre la porte à George.

George tient un vêtement sur son bras et protège

maladroitement la flamme d’une bougie. Elle entre e t pose

sa chandelle sur la petite table.

Elle aperçoit le gros livre cartonné, et en caresse

machinalement la couverture.

GEORGE :

Tiens! ( Elle tend à Fanchette un pantalon

d’homme. )

Tu mettras cette culotte demain, on montera les

deux juments

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83

à cru. ( Elle s’assoit sur le bord du lit. ) On

poussera jusqu’au

moulin de La Preigne.

Fanchette plaque le pantalon devant elle en gloussa nt, et

se fabrique

une moustache avec ses doigts.

GEORGE :

Tssss… Sois discrète! Tu prépareras quelques

provisions de

bouche. Arrange-toi pour le faire avant l’arrivée

de Marie.

FANCHETTE :

Mais… Demain, c’est pas le jour du Père Meillant?

Il vient à

onze heures pour…

GEORGE ( la coupant ) :

Pas pour payer, rassure-toi! Il va encore me

demander

une concession exorbitante pour cause de je ne

sais quel

revers, et ensuite il agrandira son champ. Je

connais

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84

l’individu, et j’en ai assez. ( Elle se lève. )

Demain je ne suis là

pour personne et qu’ils aillent tous au diable

avec leurs

problèmes. Ils me fatiguent. Demain… ( d’un ton

gai et

enfantin ) Je "botanise", je "minéralogise", je

me "dépayse" et,

sur ce, je te "bige"!

Elle se lève et embrasse la joue de Fanchette. Puis elle

reprend sa bougie.

GEORGE :

( Elle indique le livre du menton. ) T’en es où?

FANCHETTE :

Euh… ( Elle s’embrouille. ) Je… J’ai pas

avancé!

GEORGE :

Ah! Alors lis un peu et va te coucher! Bonne

nuit, Fanchette.

FANCHETTE :

Bonne nuit, madame.

George disparaît.

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19 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. N UIT

Fanchette écoute derrière la porte le bruit des pas

diminuer, puis, certaine d’être seule, elle extirp e le

livre caché sous le matelas. Il s’agit d’un roman b on

marché à la couverture pastellisée, intitulé "L’hér itière

des Rocherolles".

Elle attrape le gros volume des "Confessions" et ca le sa

bougie dessus.

Elle humecte son index, feuillette rapidement les p ages de

son roman, et reprend sa lecture avec félicité.

20 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. N UIT

Fanchette a changé de position. Elle est assise dan s son

lit.

Elle a rapproché sa bougie. La flamme, devenue minu scule,

vacille et menace de s’éteindre à tous moments.

La maison est silencieuse.

Fanchette, emportée à Rocherolles, lit à voix basse en

mimant les situations.

FANCHETTE ( à voix basse ) :

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Un pas crissa sur le sable, une ombre traversa

la terrasse,

grimpa le long d’une échelle de corde et

s’introduisit dans

une vaste salle du premier étage, où une autre

ombre le

rejoignit. La lune éclairait son visage, et

Hermine reconnut

le jeune étranger à la voix sympathique. Il était

encore plus

beau que dans ses rêves… Brun, racé, le teint

pâle, d’une

beauté byronienne…

Fanchette bute sur le mot et le répète plusieurs fo is.

FANCHETTE :

By… By… ro… nienne.

Elle rapproche la bougie près de son livre. Une gra nde

coulée de cire chaude tombe sur sa main. D’un geste rapide

elle esquive la chandelle. Celle-ci, pratiquement c onsumée,

plonge la chambre dans le noir.

FANCHETTE :

Sac à papier! J’connaîtrai point la fin ce soir!

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Elle cache le livre sous le matelas et s’endort tou t

habillée.

21 MAISON NOHANT (PARC ) - EXT. JOUR

C’est l’aube. Une brume matinale enveloppe le jardi n.

Deux silhouettes cachées par de longues capes brune s

dégringolent

le perron et se dirigent d’un pas rapide vers les é curies.

Quelques minutes plus tard, deux cavaliers, fermeme nt

campés sur leur monture, éperonnent leurs chevaux, et

franchissent le portail en démarrant un galop serré . Ils

s’écartent sur le chemin lorsqu’ils croisent Sylvai n venu

prendre son service.

Le jeune homme, sidéré, les regarde s’éloigner, pui s il

hausse les épaules et entre dans les écuries en mau gréant.

22 MOULIN DE LA PREIGNE - EXT. JOUR

Les deux juments sont attachées à un arbre.

George et Fanchette ont étalé leur cape à même le s ol. Sur

un grand torchon de lin, elles ont dispersé le cont enu

d’une musette : volailles, pain, pâté de pommes de terre,

etc…

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88

A l’aide d’une corde, elles ont mis à rafraîchir un e

bouteille de vin dans le ruisseau.

Elles terminent leur pique-nique et boivent dans de s

gobelets en argent.

Fanchette est un peu rouge.

George a détaché ses cheveux. Elle s’étire.

GEORGE :

Ah, mon dieu, quel silence! Quelle paix! ( Elle

s’essuie

la bouche. ) Eh bien, il est très bon ce pâté!

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FANCHETTE :

C’est la recette de Marie!

GEORGE :

Tiens donc, vous voilà rabibochées?!

GEORGE :

Ah… J ’aime mieux ça! Alors tu pourras la

remplacer le jeudi

quand elle prend son jour.

GEORGE :

( Elle se lève. ) Viens m’aider à arranger ma

coiffure!

Elle lui passe quelques épingles, et Fanchette tent e de lui

fabriquer

une sorte de tournure.

GEORGE ( innocemment ) :

Qu’est ce que tu penses de mon ami Edmond

Gernier…Le notaire? Comment le trouves-tu? Aïe,

tu m’fais mal!

FANCHETTE :

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Pardon madame, mais c’est qu’ils sont bien mêlés,

et je n’ai

point de brosse. Monsieur Gernier? ( Un temps )

Eh ben…

Je dirais …Qu’il est bien qu'il est… Beau… D’une

beauté

byronienne.

George, surprise, tourne la tête légèrement de coté , et

laisse échapper un petit cri de douleur.

GEORGE ( étonnée ) :

… D’une beauté byronienne?

FANCHETTE :

( Elle termine son échafaudage et le contemple

avec succès. )

OUI! BYRONIENNE! ( Elle semble se délecter en

prononçant

ce mot. )

GEORGE :

Pfff!

George plonge le tête dans ses mains et se met à po uffer en

se tenant les cheveux.

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FANCHETTE :

Qu’est ce qu’il y a? Arrêtez! Vous allez démolir

tout c’que

j’ viens d’ faire!

George est secouée par le fou rire. Elle essaye de parler,

mais s’étrangle.

GEORGE :

( En riant ) Pfff! Edmond Gernier… D’une beauté

byronienne!!

Ah ça!! Dis moi, ce n’est pas dans ce que je t’ai

donné à lire

que tu as trouvé cette expression?! Tu sais au

moins ce que

ça veut dire? Qui est Byron?

Fanchette, vexée, ne répond pas.

GEORGE :

J’espère que tu n’as pas emprunté à Ursule ses

journaux

romancés!

FANCHETTE ( mollement ) :

Point. ( Elle se drape dans une sorte de dignité

imaginaire. )

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J’lai entendu què'que part, voilà tout.

GEORGE :

( Peu convaincue ) Hum… ( Reprenant son sérieux

)

Tu le trouves agréable?

FANCHETTE ( spontanée ) :

Monsieur Edmond? Lui, au moins, il est joyeux!

GEORGE :

Tu n’aimes pas trop Chopin, n’est-ce pas?

FANCHETTE ( ennuyée ) :

Ah madame, je n’ai point dit ça!

George tire sur la ficelle, ramène la bouteille ver s elle,

et se sert un verre

de vin.

GEORGE :

Tu le trouve ennuyeux?

Fanchette hésite, boit une lampée, et, le vin aidan t, se

laisse aller.

FANCHETTE :

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Il râle tout le temps… Et pis, à part être dans

son lit ou d’vant

son piano, il n’aime rien! Moi, j’dis qu’c’est

pas drôle un mari

comme ça!

Elle devient toute rouge, met la main sur sa bouche .

FANCHETTE :

J’aurais pas dû dire ça!

GEORGE :

Pourquoi? C’est ce que tu penses, et c’est ça qui

m’intéresse.

Je te fais une grande confiance, Fanchette. Je ne

sais pas

pourquoi d’ailleurs… T’es en manque de mère, et

moi en

manque de fille… Ça doit être pour cela qu’on

s’est trouvé.

Fanchette la regarde, émue

George, elle, soupire.

GEORGE :

Je sais, parfois je suis lasse de jouer les

infirmières! Et puis

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les manières galantes d'Edmond Gernier me

rappellent que depuis sept ans je suis vierge…

J’ai fait le sacrifice de mes sens!

FANCHETTE :

Ah ça!

GEORGE ( ricanant ) :

J’ai trop bu moi!

Fanchette se rapproche d’elle.

FANCHETTE :

Eh ben, c’est pas juste qu’une femme comme vous

ait

le pissoué en berne! Moi madame, à vot’place…

J’en profiterais,

j'f’rais comme y disait dans la poésie!

GEORGE :

Qu’est ce que tu me racontes?

FANCHETTE ( insistant ) :

Mais oui… Celle que vous m’avez lu dimanche!… Une

histoire

de fleurs à cueillir très vite…

GEORGE :

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( Elle rit. ) Ah, je vois que tu as bien compris

ce qu’a voulu dire

l’auteur. Tu parles de Ronsard, j’imagine…

FANCHETTE :

Bé dame!

GEORGE ( à elle-même ) :

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie…

FANCHETTE :

C’est ça, c’est ça! Vous travaillez trop, vous

êtes toujours

sur les nerfs! Et pis… Tous ces gens qui vous

rongent! Prenez

du bon temps, m’dame!

GEORGE :

Ce n’est pas si simple! Je suis fatiguée,

fatiguée… ( Elle

s’assoit contre un arbre. ) Mais tu as raison,

je vais y penser!

George ferme les yeux.

Fanchette rassemble les vestiges du repas, puis arr ache de

grands morceaux

de mousse qu’elle range dans la musette.

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Elle chante :

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FANCHETTE :

Nous n’irons plus au bois,

Les lauriers sont coupés…

Elle s’attarde près de George et feint de ne pas re marquer

la larme que

celle-ci écrase et tente de dissimuler.

23 MAISON NOHANT ( SALON ) - INT. SOIR

C’est la fin de la journée.

Assise à une table, George tente de reproduire sur une

tapisserie les fleurs de son jardin, peintes par De lacroix.

Une corbeille de laines et de soies voisine avec de s livres

et un petit tas de lettres cachetées. Une simple la mpe

éclaire l’ensemble.

Face à elle, Fanchette classe méticuleusement les f iches

d’un herbier, qu’elle manie avec précaution.

Fadet dort dans un fauteuil.

Par la porte entr'ouverte, Solange contemple la scè ne avec

tristesse

.Elle se mord la lèvre pour refouler un sanglot s'e ssuie

furtivement les yeux , et entre dans la pièce.

A sa vue, Fanchette garde sa maîtrise et s’esquive en

silence.

Solange la suit des yeux avec mépris.

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SOLANGE :

Maman, j’ai à vous parler.

George s’extrait de son ouvrage, pose sa loupe, et dit,

sans lever la tête :

GEORGE :

Je t’écoute.

SOLANGE :

Je veux rentrer à Paris demain, avec Eugène!

George pique son aiguille dans la manche de sa vest e, et

regarde sa fille.

GEORGE :

Tu as décidé ça comme ça… Tout à coup?

SOLANGE :

Non, j’y pense depuis longtemps. Je m’ennuie

tellement ici.

Elle lève les yeux au ciel avec dégoût.

GEORGE :

Evidemment, tu ne veux participer à rien!

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SOLANGE ( méprisante ) :

Parce que vous trouvez ça intéressant de ramasser

des herbes

et des cailloux avec des domestiques, ou de se

déguiser

pour jouer du théâtre devant des… Paysans?

George se lève. La quiétude laisse soudain place à la

colère. Elle attrape vivement le bras de sa fille.

GEORGE :

Ecoute-moi bien, Solange! Cesse de me faire un

crime de

l’amitié que j’ai pour Fanchette. Je suis chez

moi, je fais ce que

je veux, et j’aime qui je veux! PER-SON-NE (

Elle appuie sur

les syllabes. ) , ne m’a dirigée jusqu'à

présent, et ce n’est pas toi

qui commencera! Prends garde… Tu te gouvernes

mal.

Le mépris, la coquetterie, et la paresse ne sont

pas des valeurs

sûres! Crois-moi, il serait temps que tu penses à

ton avenir!

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Solange dégage son poignet, et lui répond avec inso lence.

SOLANGE :

Eh bien justement, c’est de cela que je voulais

vous entretenir!

( Elle prend une pelote de soie qu’elle fait

rouler dans

ses mains. ) Je veux apprendre la sculpture!…

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GEORGE ( soufflant dans ses joues ) :

Je ne comprends rien à tes engouements… ( Elle

se rassoit. )

Ni à tes désengouements d’ailleurs! Avec toi on

ne sait jamais

sur quel air chanter! ( désabusée ) Hier tu

voulais te marier…

SOLANGE ( la coupant ) :

Ah oui! Cela vous aurait arrangé d’être

débarrassée de moi!

GEORGE :

Ma pauvre fille, tu es vraiment stupide!

SOLANGE :

Je ne me vois pas passer ma vie à entendre les

roucoulades

niaiseuses des hobereaux du coin ou leur récit de

chasse!

Merci bien!

GEORGE ( reprenant sa tapisserie ) :

J’imagine que tu as déjà tout programmé!

SOLANGE ( sûre d’elle ) :

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Parfaitement! Mon amie Adrienne Levantin doit me

présenter

le sculpteur Auguste Clésinger.

GEORGE :

Clésinger?

SOLANGE :

Oui!

George reprend son aiguille et tente d’y faire entr er un

fil de soie.

SOLANGE :

Mais quoi?

GEORGE :

Oh rien! C’est un grossier personnage, plus à

l’aise dans

le café d’un régiment que dans un salon! Mais il

a du talent!

( Elle recommence à broder. ) Enfin, je suppose

que ce n’est pas

mon avis que tu souhaites entendre, tu es venue

me demander

quoi exactement?

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SOLANGE ( enroulant le fil de soie autour de son

index ) :

J’aimerais qu’Ursule m’accompagne, il me faut une

domestique.

GEORGE :

Tiens donc, pour toi toute seule?

Solange acquiesce.

GEORGE :

J’espère que tu plaisantes, j’ai besoin de tout

mon monde ici!

SOLANGE :

Mais comment voulez-vous que je tienne un train

de vie à Paris

sans domestique… Une fille de ma condition!

GEORGE ( la coupant ) :

Ta condition? Et bien voici les miennes! Tu veux

apprendre

la sculpture?… Soit! Je paierai tes cours et ta

pension.

Tu habiteras avec Maurice dans notre appartement

du Square

d’Orléans. Tu porteras ton linge chaque semaine,

comme ton

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frère, chez Gervaise. Pour le reste, tu te

débrouilleras! Tu es

à Paris pour étudier, et non pour te divertir,

aller de bal en bal,

ou de salon en salon.

SOLANGE ( hystérique ) :

… Mais ce n’est pas juste!

GEORGE :

…En quoi?

SOLANGE :

Vous vous amusez vous à Paris? Vous allez au

théâtre, à l’opéra,

partout où il faut être et…

GEORGE :

Là, tu te comportes comme une enfant gâtée! Tu te

compareras

à moi quand tu gagneras ta vie!

SOLANGE :

Vous êtes… Mesquine!

GEORGE :

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Tu ne vas pas recommencer! Pourquoi toujours

essayer de

me blesser? Pourquoi cherches-tu à saccager la

vie de ceux

qui t’aiment?

SOLANGE :

Je n’en veux pas de votre amour!

Elle jette rageusement la pelote de soie et dispara ît en

laissant les portes grand ouvertes.

Fadet en profite pour filer.

George se renverse dans son fauteuil et soupire.

GEORGE :

… Elle me fatigue! Mais elle me fatigue!!!

24 MAISON NOHANT ( CUISINE ) - INT. JOUR

Marie range l‘argenterie qu’elle vient d’astiquer.

Elle chantonne. Elle a ôté son tablier. Elle réajus te sa

coiffe fraîchement amidonnée. De temps à autre, ell e jette

un coup d’œil par la fenêtre.

Sans faire de bruit, un homme pénètre dans la pièce . C’est

Jules le colporteur.

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Il s’approche discrètement derrière elle, et pose " en

bandeau" ses deux mains sur ses yeux.

MARIE ( sursautant avec effroi ) :

Ah…

JULES ( la prenant dans ses bras ) :

Ben… Ma toute belle, tu ne m’attendais donc pas?

MARIE ( en se trémoussant ) :

Oh ça! Jules! Tu m’as fait une de ces peurs! (

Elle se dégage

de son étreinte. ) T’es point à l’heure!

JULES :

J’ai fait un détour par chez la Marion d’en bas.

Elle n’peut plus

bouger, sa jambe ne répond pas. Je suis venu lui

porter

quelques pommades.

MARIE ( perfide ) :

Sac à papier! Elle s’est encore laissé aller sur

le cruchon

d’eau-de-vie, celle-la! ( Puis, coquette )

Qu’est-ce que tu m’as

apporté?

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Jules va récupérer son gros sac à l’entrée de l’off ice.

Il le pose devant Marie très intéressée, l’ouvre, p uis

brusquement il la prend dans ses bras et lui distri bue

quelques petits bécots.

Marie se débat mollement en ricanant et en poussant des

cris de vierge effarouchée. Il l’embrasse. Elle lui rend

son baiser, non sans jeter quelques coups d’œil ver s la

porte. Puis il lui chante, d’une voix de ténor mal placée,

une rengaine sucrée.

Marie, la main sur la poitrine, minaude.

Fanchette entre dans la pièce. Elle porte le verre rempli

de mégots et le marabout de cuivre.

Elle s’arrête stupéfaite, puis s’écrie :

FANCHETTE :

Jules!

Marie et Jules se figent. Marie réajuste sa coiffur e et sa

tenue.

Jules se précipite vers la jeune fille.

JULES :

Ma Fanchon! ( Ils s’étreignent. ) Qu’est-ce que

tu fais là?

FANCHETTE :

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J’suis au service de madame!

JULES :

Ca alors! C’est une bonne maison! Dis voir… ( Il

lui serre

la taille avec ses deux mains ) T’es toujours

aussi chtite!

Regarde! ( Fanchette se tortille en riant. ) Tu

te souviens de

c’que j’t’ai dit? Tant que j’pourrais faire le

tour avec mes deux

mains, eh ben, t’y s’ras pas une vraie femme! (

Puis, sans

attendre la réponse de Fanchette. ) Et tes

chèvres?

FANCHETTE ( avec un geste ) :

Fini! ( Très fière ) J’sais lire maintenant,

Madame m’a appris!

JULES :

Ah ça! Pour une nouvelle, c’est une nouvelle! (

Il s’adresse

à la jeune fille. ) Et écrire aussi? ( Elle

acquiesce. ) J’m’en vas

l’dire dans toute la vallée!

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Il fouille dans son sac et sort trois livres de pap ier bon

marché. Ce sont des romans feuilletons . Il les lui tend,

solennel.

JULES :

Cadeau du vieux Jules!

FANCHETTE :

Oh merci, merci!

Jules se tourne vers Marie.

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JULES :

Quand j’y pense, j’l’ai connue… ( Il a un geste

vague pour

indiquer la taille. ) Moins haute que ses

"biquettes"! ( Il saisit

son jupon. ) Te v’la dans de beaux "affutiaux"

désormais! T’y

peux pas trouver à r’dire avec ta vie d’avant!

Fanchette baisse la tête et la secoue en signe de

dénégation.

JULES :

Mais dis voir… Tu t’souviens d’not'quadrille tout

d’même?

Il saisit Fanchette sous les aisselles et la dépose sur ses

grosses galoches. Ensemble, ils démarrent une sorte de

danse en psalmodiant :

JULES et FANCHETTE :

Chi qui ti ne… Chi qui ti ne… Chi qui ti ne… Chi

qui ti ne!

Ils s’arrêtent et rient, complices.

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Marie les regardent, légèrement pincée de ne plus ê tre le

centre de l’attention.

Cela n’échappe pas à Jules.

Fanchette s’approche de Marie.

FANCHETTE :

Vous avez perdu vot’devantiau?

MARIE ( vexée ) :

J’t’ai t-y demandé l’heure?

Jules détend l’atmosphère en plantant dans le chign on de

Marie une épingle de pacotille. Il en profite pour lui

caresser le cou.

JULES ( très pompeux ) :

Une beauté pour ma beauté!

Marie retire l’épingle et la contemple.

MARIE :

Oh, Jules!

JULES :

Bon! Mes toutes belles, qu’est ce que vous

m’achetez

aujourd’hui?

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Il déballe sa marchandise…

JULES :

Un bel éventail, un miroir doré, un bonnet de

percale?

Les deux femmes, émerveillées, s’emparent tour à to ur des

objets.

Fanchette essaye une mantille de dentelle quand Geo rge fait

irruption dans la cuisine. Elle tient dans ses bras une

énorme panière débordante de légumes ( carottes, ch oux,

poireaux, pois, etc… ), sur laquelle trône un gros lièvre

ensanglanté.

GEORGE :

Ah! Bonjour, Jules!

Elle exhibe la panière.

GEORGE :

… Cadeau du Père Meillant! ( à Jules ) Tu as

pensé à

mes chaussons?

Elle inspecte les romans posés sur la table.

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GEORGE :

C’est quoi, ça? C’est pour qui?

Fanchette devient très rouge et détourne la tête.

JULES ( Il s’approche de George. ) :

Ah, madame, je sais que je m’adresse à une

connaisseuse…

Il saisit les livres.

JULES ( obséquieux ) :

En matière de sentiments, sauf votre respect et

votre œuvre,

ça, c’est de l’écriture! Quand on les commence,

on ne peut plus

s’arrêter! C’est beau, c’est triste, mais très

moral! ( En

aparté… ) Tout se termine par le mariage!

Il repose, satisfait, les romans sur la table.

GEORGE :

La belle affaire!

JULES :

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J’en vends, mais j’en vends… ( Très sûr de lui )

Madame,

ces romans, c’est comme des remèdes… Savez-vous à

quoi

ils servent?

George pose la panière sur les livres.

GEORGE :

A recueillir les épluchures de légumes! ( Elle

se tourne vers

Fanchette, écarlate. ) Ça tombe bien, y’a des

petits pois à

écosser!

JULES :

Oh, madame, je vous ai fâchée!

GEORGE :

Pas du tout! Montre-moi les chaussons que tu m’as

apportés!

Jules regarde l’assemblée gênée.

Fanchette s’affaire, et Marie vide la panière.

Jules plonge dans son sac, et tend à George une jol ie paire

de pantoufles jaunes ornées d’effilé.

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George, satisfaite, bat des mains et s’assoit face à Marie

pour délacer ses bottines.

GEORGE :

Où est passé ton tablier?

Marie grogne une réponse inintelligible, et ramène

convulsivement les pans de son châle sur sa poitrin e.

George étend ses deux jambes et contemple ses pieds .

GEORGE :

Ils sont parfaits! ( à Jules ) Viens avec moi,

emporte

tes merveilles! Chopin va choisir une nouvelle

étoffe pour

son tabouret de piano.

Elle quitte la pièce, suivie de Jules. Il adresse u n signe

aux deux femmes, puis disparaît.

Dès que la porte est fermée, Fanchette récupère les romans

sous la panière, et essuie les couvertures maculées de

terre.

Marie remet son tablier. Elle a un geste vers les l ivres.

MARIE :

… C’est vrai ce qu’il dit? Elles se marient

toujours à la fin?

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FANCHETTE :

Oui!

MARIE :

Tu pourrais peut-être m’en lire un tout d’suite?

J’fras les petits

pois pendant c’temps!

Fanchette passe la tête dans le couloir et s’assure que

personne n’y rode. Puis elle s’assoit, ouvre l’un d es

livres et commence la lecture lentement, en suivant chaque

mot, à l’aide de son index.

25 NOHANT ( VILLAGE ) - EXT. JOUR

Il pleut. Fanchette court en évitant les flaques.

Elle a noué un foulard sur ses cheveux. Elle tient d’une

main le bas de sa jupe, et de l’autre une corbeille d’osier

remplie de fioles et de verrerie.

La patache venant de Châteauroux arrive au galop. E lle

brinqueballe et manque de se déverser.

Fanchette a juste le temps de s’écarter. Elle reçoi t une

grande giclée de boue.

Elle lâche son panier qui se renverse sur le sol e t se

répand dans la gadoue.

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FANCHETTE :

Malotru… Sauvage!!…

Elle récupère quelques morceaux de verres cassés, s ur

lesquels la pluie tente de marquer son empreinte.

FANCHETTE :

Maudite carriole!

Elle lance son poing contre la diligence.

A sa grande surprise, celle-ci s’arrête.

Fanchette court et rejoint la voiture qui patiente devant

un troupeau de vaches. Mouillée, essoufflée, elle

s’approche du cocher.

FANCHETTE :

Non mais, vous avez failli me verser dans

l’fossé… Et voyez

ma robe! ( Elle donne un coup de pied sur la

porte. ) J’parle

même pas de mes ventouses… Il y en a quatre de

cassées!

Elle est rouge, et l’eau lui dégouline sur le visag e.

Le cocher a un geste d’impuissance.

Le rideau masquant les passagers bouge imperceptib lement,

puis la fenêtre s’ouvre.

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Un jeune homme brun au regard de braise passe la tê te. Il a

ôté son chapeau.

Fanchette s’essuie du revers de la main.

Le jeune homme détaille la jeune fille. Il lui attr ape le

bras, charmeur.

JEUNE HOMME :

Alors, jolie demoiselle, vous voilà bien trempée!

Folle de rage, Fanchette se dégage, le toise et lui répond,

méprisante :

FANCHETTE :

Ah ben, vous alors, vous êtes observateur!

Elle n’en finit pas de s’essuyer.

Le jeune homme, surpris, rentre à nouveau dans la v oiture.

JEUNE HOMME :

J’disais ça pour… ( cherchant ses mots ) … Pour

vous aider!

Montez!

Tandis qu’il lui parle, il ne se départit pas d’un sourire

narquois.

FANCHETTE :

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Oh, ça va! J’vous ai rien d’mandé!

Elle retourne vers son panier.

Le cocher s’impatiente. Le jeune homme lui fait sig ne, et

la voiture démarre. Quand elle passe à sa hauteur,

Fanchette hausse les épaules.

Le jeune homme la suit des yeux, sans cesser de sou rire.

26 MAISON NOHANT ( CHAMBRE CHOPIN ) - INT. JOUR

George, en chemise de nuit, et le docteur Papet s’a ffairent

auprès de Chopin.

Celui-ci, entortillé dans ses couvertures, geint.

PAPET :

Vos poumons sont fragiles, et bien que nous

soyons en été,

les refroidissements ne sont pas exclus. ( Il se

lève. ) Gardez

le lit quelques jours! ( à George ) Alors, ces

ventouses?

GEORGE :

Ah ça! Fanchette est allée les chercher je ne

sais où!

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Papet s’assoit prés du petit bureau.

PAPET :

Je prescris un remède en cas de fièvre… Mais je

ne suis pas

inquiet! ( Il se tourne vers Chopin. ) Du

repos! Du repos,

mon ami, et vous serez gaillard dans un mois pour

votre concert à Pleyel!

CHOPIN :

… Taisez vous… Je ne veux pas qu’on en parle… (

Il rabat

la couverture sur sa tête. )

Papet, étonné, se tourne vers George.

GEORGE :

Il regrette déjà d’avoir donné son accord, car

avant que

le concert ne soit annoncé, les trois quarts des

billets étaient

vendus! Il ne veut plus jouer!!!!!

CHOPIN :

Je n’ai pas dit cela!… Je ne veux pas de tapage

autour de

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ce concert… Pas de programmes, pas d’affiches!

Voilà!

GEORGE :

Tu pourrais aussi jouer sans chandelles, sans

auditeurs,

et sur un piano muet!

Chopin grimace et se réfugie au fond de son lit.

Papet et George pouffent!

Puis George reconduit le docteur jusqu'à la porte. Ils

s’embrassent en masquant leur fou rire. Papet fait un petit

signe au musicien et sort.

George tire à nouveau le cordon de la sonnette.

Elle retape mollement le lit de Chopin, et s’assoit sur le

bord.

Chopin hurle. George sursaute et se lève brusquemen t.

GEORGE :

Qu’y a t-il? Chut! ( Elle pose un doigt sur sa

bouche. ) Tu vas

Réveiller Maurice!

CHOPIN :

Mais tu t’assois juste là où j’ai mon cor! ( Il

se masse le pied

sous les couvertures. ) …Maurice est là?

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GEORGE :

Oui!… Il a débarqué ce matin sans prévenir! ( Un

temps ) Mais

que fait-elle?

George ouvre la porte et passe la tête dans le coul oir.

GEORGE ( à Chopin, très fière ) :

Il est venu par le chemin de fer!

CHOPIN :

Qui?

GEORGE :

Maurice, voyons !

CHOPIN :

Parbleu, c’est un homme de progrès!

GEORGE :

J’en doute! A peine arrivé, il est monté

directement se coucher!

Elle rassemble les feuillets épars sur le piano.

CHOPIN :

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( Il crie à nouveau. ) Malheureuse! Tu me

mélanges tout!

( Il se tient la tête. ) Aïe!… J’ai mal!

GEORGE :

Veux-tu que je te frictionne?

CHOPIN :

Ah, pour ça, non! Je vais travailler! ( Il

tousse. )

GEORGE :

Ce n’est guère le moment!

Elle tire violemment le cordon de la sonnette.

GEORGE :

Couche-toi! ( Elle l’oblige à s’aliter. )

On frappe.

Marie entre, solennelle. Elle porte un plateau remp li de

divers breuvages fumant.

Fanchette la suit avec les ventouses. Ses cheveux s ont

plaqués et encore humides.

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125

GEORGE :

Ce n’est pas top tôt!

Marie dispose les boissons et sort sans dire un mot .

CHOPIN :

Si c’est pas malheureux des ventouses en plein

été!

Chopin se couche sur le ventre.

Alors que Fanchette s’esquive, il attrape sa main.

CHOPIN :

Reste là, j’ai besoin de toi!

GEORGE :

Ça ne peut pas attendre?

CHOPIN :

Non! C’est maintenant que je suis inspiré!

Fanchette regarde sa maîtresse et attend son assent iment.

George hausse les épaules dans un geste d’impuissan ce et

prépare les mèches.

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126

CHOPIN ( fredonnant ) :

Do mi mineur ré si fa…

Fanchette reprend la phrase musicale et George pose une par

une les ventouses avec précaution.

27 MAISON NOHANT ( SALLE A MANGER ) - INT. JOUR

Au bout de la grande table recouverte d’une nappe d amassée

aux armes de

la famille, un dandy termine une collation. ( On re connaît

le jeune homme

de la calèche. )

Debout derrière lui, George a passé ses bras autour de son

cou. Elle l’embrasse et lui ébouriffe les cheveux.

GEORGE :

Que tu es beau, mon Bouli... ( Elle le renifle.

) … Tu sens bon!

Toi, tu as une nouvelle pommade!… ( Elle le

renifle à nouveau. )

C’est quoi cette odeur?

MAURICE ( se dégageant d’un mouvement d’épaule )

:

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Maman… Arrêtez, j’ai renversé du café sur ma

cravate!

Il s’éponge avec sa serviette.

GEORGE :

Bah!… Ursule t’arrangera cela! Raconte-moi ce

voyage en

chemin de fer!

Maurice s’essuie méticuleusement la bouche, et repo usse son

assiette.

MAURICE :

Beaucoup de bruit pour rien! ( Il rit. ) C’est

le cas de le dire!

Cette machine fait un vacarme assourdissant. J’en

avais

les tympans saturés. De plus, la promiscuité est

fort

incommodante! ( Il se lève. ) Je ne vous parle

pas du froid et

de la fumée! Lorsque je suis arrivé au

débarcadère de

Châteauroux, j’ai dû changer de chapeau, à cause

de

la poussière de suie!

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GEORGE :

Mais tout de même cela va très, très vite!

Soixante kilomètres

en une heure!

MAURICE :

Pour tout vous dire, ça m’a fait un peu peur! Je

ne crois pas

que je recommencerai! Je préfère notre bonne

vieille patache!

( George lève les yeux au ciel! ) Maman! Voyez

vous, moi,

au fond… ( Il va à la fenêtre et englobe le

paysage. ) Je suis

un vrai campagnard!… La machine… Le progrès… (

Il se

tourne carrément vers sa mère. ) Ce n’est pas

pour moi!

GEORGE :

Hum… Un campagnard? ( Elle s’approche et se

plante face

à lui. ) Un campagnard bien endimanché! ( Elle

détaille et

énumère au fur et à mesure sa tenue. ) Gilet de

cachemire,

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pantalon en casimir gris, bottes de daim souple…

( Elle a

une moue. ) Je veux croire que tu aimes les

paradoxes!

Elle allume un de ses éternels cigares.

GEORGE :

Mes enfants m’étonneront toujours!

MAURICE :

Ah ça! Vous n’êtes pas au bout de vos surprises!

GEORGE :

Que veux-tu dire?

MAURICE :

( Il se met à fumer lui aussi. ) Maman, je vais

vous décevoir,

mais ma visite ne relève pas uniquement de la

piété filiale…

GEORGE :

Oh la la… Quel discours ampoulé! Toi, tu es venu

me

demander quelque chose!

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130

MAURICE :

Vous vous méprenez!… Il ne s’agit pas de moi…

C’est…

Solange!

George souffle dans ses joues, et attrape un jeu de cartes

posé sur

le guéridon. Elle s’assoit au bord de la table, pou sse

l’assiette de Maurice,

et démarre une patience.

Sans lever les yeux de son jeu, elle s’adresse à so n fils.

GEORGE :

Alors, quelles sont les nouvelles facéties de ta

sœur?

Maurice ne répond pas.

GEORGE :

Une note vertigineuse chez la couturière? Elle a

mis ses bijoux

au clou? ( Silence ) Elle rentre au couvent?

MAURICE :

C’est… Auguste Clésinger!

GEORGE :

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Le sculpteur? ( Maurice acquiesce. ) Eh bien?

Il l’a chassée?

Ça ne m’étonnerait guère, ta sœur a toujours

épuisé

ses précepteurs. ( Elle retourne la dernière

carte. ) Perdu!

Elle brouille son jeu et le remet en petits tas.

MAURICE :

Elle en est amoureuse!

George recommence une autre patience.

GEORGE :

Pffff… C’est uniquement pour m’annoncer cela que

tu as fait

le voyage de Paris? ( Elle se lève. ) Mon

pauvre Maurice…

( Elle lui donne une chiquenaude au passage. )

Celui-là lui

passera comme les autres… Et puis, il a quinze

ans de plus

qu’elle!

MAURICE :

Il l’aime aussi.

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GEORGE :

Ce soudard? .Franchement je ne vois pas ce

qu’elle lui trouve!

Maurice s’approche de sa mère.

MAURICE :

Maman, écoutez moi. Cette fois, l’affaire est

sérieuse!

( Plus bas ) Solange est totalement séduite.

GEORGE :

Elle l’était aussi avec Fernand de Préaux, ça ne

l’a pas

empêché de rompre son engagement deux jours avant

la noce!

MAURICE ( Il détache chaque syllabe ) :

Clésinger l’a enlevée!

GEORGE :

Ah, je vois que tu m’as gardé le meilleur pour la

fin!

Quelle petite sotte! Cet homme est un ivrogne, un

joueur,

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133

un coureur de jupons… Et ma fille, qui se croit

toujours

au dessus des autres, ne trouve rien de mieux que

de

se compromettre avec ce personnage! Ah je vous

jure!

Mais tu ne lui a donc pas parlé?

MAURICE :

Elle n’a rien voulu entendre. Elle l’aime et veut

vivre sa vie

avec lui! Elle répète cela à longueur de

journées!

GEORGE :

Mais que lui trouve-t-elle?

MAURICE ( agacé ) :

Comment voulez-vous que je le sache? Je ne suis

pas à

sa place! Clésinger, dés le début des leçons,

s’est mis à

lui faire une cour à la hussarde et ma Solange,

habituée aux

galanteries maniérées de ses amis parisiens, a

fondu comme

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134

un glaçon. Il a mis genou à terre devant tout

l’atelier disant

qu’il l’aimait et qu’il n’attendrait pas le

consentement de

ses parents pour l’épouser. N’y tenant plus, il

l’a enlevée!

J’ai essayé de la mettre en garde, mais elle

était comme

possédée, et puis tout est allé très vite… ( Il

a un geste

fataliste. )

GEORGE :

Et cette petite dinde était consentante?! Et où

sont-ils

à présent?

MAURICE ( gêné ) :

Hum… Chez notre père…

GEORGE :

De mieux en mieux! Et qu’attendent-ils de moi?

MAURICE :

Hum… Que vous veniez à leur mariage!

GEORGE :

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Quoi? Mais Ils me prennent pour une imbécile?! Il

l’épousera

sans dot? Oh, et puis je m’en moque! De toute

façon, si j’y vais

on jasera, et si je n’y vais pas on médira. (

Elle se retourne

vers son fils. ) Eh bien, non seulement j’irai,

mais je dirai

partout que je suis très heureuse de cette union!

Voilà!

Ça te va?

MAURICE ( s’approchant d’elle ) :

Maman!

GEORGE :

Que veux-tu? Ta sœur sait très bien s’y prendre

pour faire

saigner mon cœur… Tout de même… Auguste

Clésinger…

Un bruit de vaisselle cassée, et des pas précipités

retentissent dans

le corridor. George fonce vers la porte et l’ouvre.

GEORGE :

Qu’y a-t-il Fanchette??

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Fanchette, aidée d’un balai, tente de déloger Fadet grimpé

sur une poutre.

Il la toise du haut de son perchoir, et promène tri omphant

dans sa gueule un oiseau ensanglanté.

Des plumes et des bris de verre jonchent le planche r.

FANCHETTE :

Il a attrapé un merle!

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GEORGE :

Cesse de lui crier après! Tu lui fais peur! C’est

son métier après

tout de tuer les oiseaux!

FANCHETTE :

Ah! Ben, vous s’rez moins souriante quand vous

verrez ça…

( Elle lui indique les éclats sur le sol. )

GEORGE :

Oh! Mon petit miroir vénitien!

Elle lève les yeux vers le chat qui la fixe insolem ment.

Fanchette balaye du pied les débris de verre et s e cogne

dans Maurice qui arrive à son tour.

FANCHETTE ( s’empourprant ) :

Ah… Oh…

GEORGE ( se tournant vers son fils ) :

C’est Maurice!

FANCHETTE ( très gênée ) :

Euh… Bonjour… Monsieur… Je… enfin…

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Fadet profite de l’inattention générale pour sauter et

filer cacher son butin.

GEORGE :

Hou… Il nous a bien eu! ( Elle rit. )

Maurice dévisage la jeune fille toujours mal à l’ai se. Il

lui fait un salut avec un chapeau imaginaire.

MAURICE :

Alors voilà la célèbre Fanchette! ( Il ramasse

un petit bout

du miroir. Puis, avec un sourire moqueur… ) Ma

sœur m’a

beaucoup parlé de vous!…

FANCHETTE ( décomposée ) :

Oh!

GEORGE :

Ah non! J’en ai assez entendu pour aujourd’hui!

( à Fanchette )

Va me chercher un chocolat à l’office! ( à

Maurice ) Tu devrais

monter voir Chopin…

Maurice tend à sa mère le morceau de verre.

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MAURICE :

Il paraît que ça porte bonheur!

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GEORGE ( sinistre ) :

Ah? Je ne trouve pas cela très drôle! Surtout,

pas un mot

à Chopin pour son concert à Pleyel!

MAURICE :

Pourquoi? On ne parle que de ça dans les salons

parisiens!

GEORGE :

Justement, ne lui dis rien!

Maurice monte l’escalier en haussant les épaules.

MAURICE :

Toujours aussi caractériel!

Fanchette tente de reconstituer le miroir.

GEORGE :

Jette tout ça! Je me fiche de ce miroir! Depuis

le temps qu’il est

ici… C’est un cadeau de Musset. C’est dire… (

Elle se tourne

vers la jeune fille. ) Mon chocolat!

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FANCHETTE :

J’y mets de la crème?

GEORGE :

Beaucoup! J’ai besoin d’un peu de douceur, moi!

Fanchette disparaît vers la cuisine, et George reto urne,

pensive, à sa patience.

28 MAISON NOHANT ( SALLE A MANGER ) - INT. JOUR

George est assise à la même place que la scène préc édente.

Le petit tas de cartes est posé devant elle. Elle s e tient

la tête dans ses mains et semble perdue dans ses pe nsées.

Elle ne bouge pas lorsque Fanchette arrive près de la

porte.

La jeune fille marque un temps d’arrêt, contemple u n

instant sa maîtresse, puis toussote pour signifier sa

présence.

FANCHETTE :

Hum… Voilà le chocolat… Bien chaud!

Elle dispose tous les éléments sur la table.

GEORGE :

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Tu vas en prendre un peu avec moi! Va te chercher

une tasse

dans le buffet.

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FANCHETTE :

Mais… C’est le grand service…

GEORGE :

Et alors? Ça lui fera faire un tour!

La jeune fille s’exécute.

Elles boivent toutes deux en silence.

Fanchette s’applique à boire du bout des lèvres afi n de ne

pas laisser de traces autour de sa bouche. Et s’ess uie

délicatement, avec le bord d’une serviette.

Fréquemment, George passe la main sur son front.

FANCHETTE :

Vous voulez que je vous prépare une compresse?

GEORGE :

Non! Non! Merci. Chante-moi plutôt quelque chose!

C’est

si beau quand tu chantes! Ce que Chopin t’a

appris,

avant-hier… ( Elle fredonne : "Lascia ch’io

pianga" ) … Allez…

Fanchette prend son souffle et démarre ( le largo d e l’acte

II du "Rinaldo" de Haendel ).

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George se renverse dans son fauteuil.

On terminera sur les deux femmes. La voix de Fanche tte

envahit peu à peu la maison, tandis que le rituel

journalier de Nohant s’inscrit dans le champ : Alle rs et

venues des servantes, passage du jardinier, cordon de

sonnette, bruit de voix, etc…

29 MAISON NOHANT ( PARC ) - EXT. JOUR

George est accroupie dans un massif de fleurs, à l’ entrée

de la maison. Elle bine, sarcle, et arrache à plein es mains

des touffes de mauvaises herbes.

Elle porte un chapeau de paille garni d’épis de blé et de

bleuets, et une large robe de cotonnade fleurie.

Papet entre par le grand portail.

PAPET :

Je n’ai pas sonné, je croyais… Que vous faisiez

la sieste!

George se lève dès qu’elle l’aperçoit, rabat légère ment son

chapeau.

GEORGE :

Je ne peux pas dormir! ( montrant sa tête. ) Ça

chahute

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là-dedans! Et puis, le temps est magnifique…

Regardez,

les papillons remplissent mon jardin ! ( Elle

cueille une fleur. )

PAPET :

Ma chère Aurore, je m’inquiète de vous voir

agitée de la sorte!

GEORGE :

Gustave, vous savez bien que je n’aime pas quand

vous m’appelez comme ça!

PAPET ( taquin ) :

C’est pourtant votre nom!

GEORGE :

De moins en moins! ( Elle lâche sa petite

binette et s’étire. )

Ouh… J’avais besoin d’exercice! Je suis restée

clouée à

mon encrier toute la nuit. ( Elle s’assoit. )

Mon éditeur

s’impatiente… ( Elle rit. ) Pour ne rien vous

cacher, moi aussi!

Mon pécule a fondu, et il est temps que je

renfloue mes caisses!

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PAPET :

Evitez quand même le plein soleil pour jardiner!

( Il se protége

comme il peut avec ses mains. ) Hum… J’ai

appris… Euh…

Pour… Solange…

GEORGE :

Ah! Les mauvaises nouvelles se répandent vite!

PAPET :

Que comptez-vous faire?

GEORGE ( tout en décortiquant une fleur ) :

A part me fabriquer un caractère de "toile

cirée", je ne peux

rien faire! Vous connaissez Solange aussi bien

que moi!

( Elle montre Fanchette en grande discussion avec

Maurice. )

C’est elle que j’aurais dû avoir pour fille!

PAPET :

Mais c’est une servante!

GEORGE :

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Elle est ce qu’il y a de meilleur, et de plus

parfait au monde!

C’est ainsi fait! ( Elle soupire et se tient

l’estomac. ) Ah, j’ai

comme un bloc de marbre sur la poitrine, il est

bien lourd

et il m'étouffe.

PAPET :

Je vais vous donner quelques gouttes de…

GEORGE ( le coupant ) :

Ah, non merci! Fanchette m’a déjà fait avaler une

mixture

horrible dont elle a le secret!!!! C’était amer,

je vous jure,

et pour ma part, j’ai bu tellement de chocolat

depuis ce matin

que j’en ai le coeur soulevé! Savez-vous ce qui

me soulagerait?

PAPET :

Non!

GEORGE :

Pleurer! Pleurer tout mon saoul! ( Elle le

regarde. ) Je n’y

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arrive pas! Plus je vois le jour de cette noce

arriver et plus

cette fête m’apparaît funeste!

PAPET :

Et Frédéric? Qu’en pense-t-il?

GEORGE :

C’est difficile de le savoir! Il est tout à son

concert, accaparé

par sa création. Il se garde bien de prendre

parti! De toute

façon, il a toujours penché du côté de Solange!

Vous voyez,

il me dit que l’amour arrangera les choses! Des

fadaises!

Papet passe chaleureusement un bras autour de ses é paules.

PAPET :

Ma pauvre bonne vieille!

Ils observent, ainsi enlacés, le va-et-vient de Mau rice et

Fanchette, occupés à transporter de grandes planche s de

bois du jardin jusqu'à la maison.

GEORGE :

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Maurice a décidé de construire un théâtre et d’y

faire jouer

mes pièces. Cette idée ne me déplaît pas.

PAPET :

Mais où le mettrez-vous?

GEORGE :

Dans la salle de billard! ( Elle le regarde. )

J’ai besoin

d’acteurs, vous en êtes?

PAPET ( peu enthousiaste ) :

Euh… Je risque… De… Pfffff… Je ne crois pas …

GEORGE ( Elle insiste. ) :

Allons, Gustave!

PAPET :

Non, je parle faux… Et je n’ai aucune mémoire!

Prenez

Fanchette, elle sera parfaite en jeune première!

GEORGE ( soudain ragaillardie ) :

Mais dites-moi Gustave, c’est une idée ça!

Elle se lève et appelle Fanchette.

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La jeune fille arrive, enjouée.

GEORGE :

Tu saurais apprendre le rôle de Victorine dans

"Le Mariage

de Victorine"?

FANCHETTE :

Je crois, oui!

GEORGE :

Et le jouer comme une actrice? Tu aimerais?

FANCHETTE ( spontanée ) :

Ah ça, ça me plairait bien!

GEORGE ( Elle se tourne vers Papet. ) :

Voilà un contrat vite conclu!

Ils rient.

Marie, chargée d’un plateau remplie de boissons fra îches,

s’approche du groupe.

MARIE :

Où que j’les dispose? Au jardin ou à l’intérieur?

GEORGE :

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A l’intérieur, il fait trop chaud. Vous venez

Gustave?

Ils rentrent dans la maison, précédés par Marie.

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30 MAISON NOHANT ( JARDIN ) - EXT. JOUR

Fanchette traverse le jardin et porte une énorme po utre.

Elle s’arrête un instant pour reprendre son souffle et

remettre en place une mèche rebelle.

Marie vient à sa rencontre.

MARIE :

Alors, j’attends que l’saint esprit vienne plumer

mes volailles?

FANCHETTE :

J’ai point l’temps, faut que j’aide Monsieur!

Elle reprend son fardeau.

MARIE :

( Elle l’imite en la singeant. ) Ah ben, j’ai

point l’temps…

( Reprenant sa voix normale ) Non mais j’vous

assure ,d’puis

qu’’elle est instruite celle-la, des fois…!

Avant qu’elle ne termine sa phrase, Maurice s’appro che

discrètement derrière elle, et lui rabat son châle par

dessus la tête.

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MAURICE :

Ouh!!!!!

MARIE :

Oh, le mécréant!

Elle réajuste comme elle peut sa mise, et se retour ne

furieuse face au jeune homme hilare.

MARIE :

Ah Monsieur Maurice!! ( Indignée ) Quand vous

étiez petit…

Passe encore… Mais maintenant!

MAURICE :

Je n’ai pas pu résister! Allez!!! ( Il la prend

dans ses bras. )

Quelle idée aussi de porter un châle… Par cette

chaleur!

MARIE ( se dégageant ) :

Du temps de Madame mère… ( Elle regarde

Fanchette. )

… Jamais une domestique se serait promenée dans

le domaine

sans sa coiffe et son fichu!

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Elle part, très droite, en laissant plantés là Maur ice et

Fanchette.

Pendant toute la scène, la jeune fille a observé ta ntôt

l’un, tantôt l’autre, ne sachant pas très bien dans quel

camp se ranger.

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31 MAISON NOHANT ( CUISINE ) - INT. DÉBUT JOUR

C’est l’aube. Toute la maison dort.

George, seule, déambule dans la cuisine.

Elle a passé sur sa chemise un long châle d’indienn e, et

noué ses cheveux

à la va-vite.

Elle baille, s’étire, et frotte mécaniquement le ba s de son

dos.

Elle passe le doigt sur le cuivre rutilant des cass eroles,

et s’attarde près de la cafetière. Elle en inspecte le

contenu, puis satisfaite, la pose sur le poêle et l ’allume.

Au même moment, Marie entre dans la pièce. Surprise , elle

pousse un cri d’effroi.

MARIE :

Ahhhhhh!!!!!!

GEORGE ( se retournant ) :

T’es devenue folle? On t’entend hurler jusque

dans la vallée

noire! ( Elle s’approche d’elle. ) T’as oublié?

J’habite ici!

MARIE :

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Oh! Madame, c’est que je ne m’attendais point…

Vous m’avez

fait une de ces peurs! ( Elle se tient la gorge

et soupire… )

Depuis que’que’temps, avec tous ces marauds… Qui

rôdent

autour d’la maison… ( Elle aperçoit la

cafetière. ) Vous allez

point boire ce "restigot"!! J’vas vous en faire

du neuf.

GEORGE :

Non! Ça m’ira… Je vais me coucher.

MARIE :

Maintenant?… Mais il et six heures! ( Elle se

plante face

à George. ) Vous avez donc point dormi?! Si

c’est pas

malheureux!

Elle sert à George un bol de café. Celle-ci le boit à

petites gorgées.

GEORGE :

C’est quoi, cette histoire de marauds?

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MARIE ( se troublant ) :

J’voulais point vous en parler, mais… ( Elle

s’approche et

geint. ) J’ai peur…!

GEORGE :

Mais de quoi? Parle! J’espère que ce n’est pas

encore

tes affaires de sorcelleries!

MARIE :

Ah non! C’est de la politique!

GEORGE ( surprise ) :

De la politique?

Marie acquiesce.

GEORGE :

Depuis quand tu te mêles de politique toi?

MARIE :

C’est point moi… C’est ceux d’ La Châtre!

GEORGE :

Quel rapport avec Nohant?

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MARIE :

J’y viens! ( se rapprochant ) Vous savez que le

jeudi je prends

mon jour, et que je le passe chez ma sœur à La

Châtre?

George acquiesce.

MARIE :

Léontine, c’est ma sœur, elle est couturière en

journée.

Elle se déplace beaucoup chez les bourgeois qui

passent

la prendre, et…

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GEORGE ( la coupant ) :

Bon alors…! ( Elle fait un signe d’impatience. )

MARIE ( pincée ) :

Eh ben l’aut’jour, Leontine a travaillé chez

monsieur Delavau…

GEORGE :

Le maire de La Châtre?

MARIE ( fière ) :

Parfaitement! Evidemment, il ne pouvait pas

savoir que la sœur

de ma sœur… ( George lève les yeux au ciel. ) …

Vous

connaissait! Et... ( Elle marque un temps. ) …

Il dit à qui veut

l’entendre… Hum… que vous êtes une…

"Communisque"!

GEORGE ( souriant ) :

Il a dit cela?

MARIE ( dans un souffle ) :

… Oui! Mais ce n’est pas tout! L’affaire fait du

vilain! Il a

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organisé une conspiration, j’l’sais par Jules,

vous savez,

le colporteur…

GEORGE :

Oui et alors?

MARIE :

Il leur a expliqué que les "communisques" veulent

prendre

leur bien et leur terre…

GEORGE :

Quel imbécile!

MARIE :

Ils… ( Elle pleurniche… )

GEORGE ( lui tapotant la main ) :

Allons…

MARIE :

Ils veulent mettre le feu à vot’maison…

GEORGE :

Eh bien! Rien que ça! Pfff! Ma pauvre vieille! Ne

t’inquiète pas!

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On est aussi tranquille que si on était à la

Sûreté! Je les crois

moins braves que fanfarons!

MARIE :

Tout d’même, j’suis point rassurée! Même le

Fadet, j’ose plus

qu’il sorte la nuit, des fois que j’le r’trouve

au matin plus bon

qu’à cuire en civet! Faudrait prendre un chien de

garde!

GEORGE :

Tssssss…

Elle se lève.

MARIE :

Qu’allez vous faire?

GEORGE :

Dormir! Ne t’inquiète pas! Après la noce de

Solange, j’irai

à Paris… Tout est en train de changer! T’es

toujours royaliste?

( Marie acquiesce. ) ... Si comme je l’espère,

mes amis

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socialistes gagnent les élections, on trouvera le

moyen de faire

taire les "veaux de Delavau"!

Elle sort.

Marie essuie ses yeux sur son tablier, et bougonne.

George passe à nouveau la tête.

MARIE ( poussant le même cri d’effroi ) :

AHHHHH!

GEORGE :

T’es vraiment malade!!!! Dis à Fanchette de me

réveiller à dix

heures, on ira à la pêche!… Et puis on dit

communiste…STE!!!!

Elle disparaît.

Marie reste seule.

MARIE :

( Elle répète… ) CommuniSTE! N’empêche… Moi

j’dis

qu’un pays sans son roi, ça va à la diable!!!

Elle regarde par la fenêtre, puis prépare le café.

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163

32 MAISON NOHANT ( SALLE DE BILLARD ) - INT. JO UR

La salle de billard a été transformée en théâtre.

Maurice achève de peindre les décors.

Assis sur une marche, Chopin annote une partition.

Une jeune femme de dos, habillée en toilette de mar iée :

tablier de soie à bavette, ceinture dorée et fichu blanc,

soupire.

George à ses pieds, des épingles plein la bouche, a juste

son ourlet.

GEORGE :

Mais arrête de te tortiller, je n’y arriverai

jamais!

La caméra tourne autour de la jeune fille et l’on r econnaît

Fanchette.

FANCHETTE :

Ça me gratte… Et ça me serre! J’peux pas

respirer! J’pourrais

pas jouer mon rôle avec un outil pareil!

GEORGE :

Tu ne diras pas ça le jour de ton mariage!

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Fanchette croise le fichu blanc à la hauteur de ses yeux.

FANCHETTE :

Si j’me marie un jour, j’veux un voile, et une

grande robe,

pas une tenue de mariée comme par chez nous!

GEORGE :

Et allez donc! La revoilà partie avec ses idées

de Grisette!

FANCHETTE :

Ben non! Pourquoi?

GEORGE :

La vie, c’est pas comme dans les romans à la

dernière page!

MAURICE ( intervenant, le pinceau à la main. )

:

Avenante comme elle est, je l’imagine bien faire

un mariage…

Princier!

Il lui donne un coup de peinture blanche sur le nez .

Fanchette se trouble.

GEORGE :

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Vous arrêtez avec vos sornettes! Le mot "mariage"

me sort

par les yeux! Si ce n’était cette pièce…

A ce moment Marie frappe à la porte. Elle entre.

MARIE :

Palsembleu! Qu’elle est belle en mariée!

GEORGE ( levant les yeux au ciel ) :

Ah, ça suffit!

George pose ses épingles.

MARIE :

Qu’est ce que j’ai dit moi? ( Elle continue… )

De loin j’ai cru

que c’était la robe pour mademoiselle Solange!

GEORGE ( tout bas ) :

Je crois que je vais la tuer! ( à haute voix )

Tu ne veux pas

retourner vider tes poulets!

MARIE ( bougonnant ) :

J’vois pas c’que j’ai dit d’mal!

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GEORGE ( à Fanchette ) :

Bon, tu te remets bien droite!

Elles reprennent la position initiale…

33 MAISON NOHANT ( SALON ) - INT. JOUR

Les mêmes.

Chopin est au piano. George et Fanchette cousent la robe

que portait la jeune fille dans la scène précédente .

Maurice lit une gazette.

MAURICE ( à sa mère ) :

Maman… Ce n’est pas vous qui avez rédigé cette

annonce?

( Il lit. ) Monsieur Jean-Baptiste Auguste

Clésinger, sculpteur, épouse Gabrielle Solange

Dudevant, fille de Madame la Baronne

Dudevant !

GEORGE ( haussant les épaules ) :

Mon pauvre ami, crois-tu que j’ai été consultée?

La "Baronne

Dudevant"! Non mais!!!!! Et ton père qui n’est

même pas cité!

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Ah, il va être content, je t’assure! Tout cela

émane du "sculpteur

de marbre" bien entendu! Et cette précipitation…

Parlons

d’autre chose! ( à Chopin ) T’as pas un petit

air joyeux à nous

faire entendre?

CHOPIN ( sinistre ) :

Si!

Il démarre les accords d’une mazurka.

GEORGE :

Ah bien, c’est bien, ça! Dis-moi, c’est drôlement

gai, ça donne

envie de danser!

Maurice pose son journal et l’entraîne.

MAURICE :

Maman, venez!

Il lui attrape les mains et la fait virevolter en m artelant

les mesures.

MAURICE :

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Pam… papa… pam… pa pa pa…

Ils rient et Fanchette les suit des yeux, admirativ e devant

leur brio.

Ils terminent la danse dans un fou rire.

GEORGE :

Oh, ça fait du bien de s’amuser un peu!

Chopin renchérit sur une nouvelle mazurka.

MAURICE ( se tournant vers sa mère ) :

Allez, maman… On y va…

GEORGE :

Oh, laisse-moi respirer deux secondes… Fais

danser Fanchette.

FANCHETTE :

Mais je sais point!

GEORGE :

Eh bien, si tu veux te marier avec Louis-

Philippe, va falloir

apprendre la polka et tout cela… Hein, Maurice?

Maurice ricane et attrape la main de la jeune fille .

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MAURICE :

Un deux, un deux trois…

Fanchette est troublée de se retrouver si près du j eune

homme. Il la serre dans ses bras et lui indique les pas

avec patience.

Chopin abandonne peu à peu le rythme cadencé de la polka au

profit d’une sorte de valse très douce.

Maurice et Fanchette tournoient lentement.

Fanchette, légèrement grisée, renverse la tête en a rrière,

et se laisse aller.

George les regarde en riant, puis reprend son ouvra ge.

A la fin de la danse, Maurice baise la main de Fanc hette

comme à une dame, sans la quitter des yeux.

George, plongée dans sa couture, ne remarque rien.

Fanchette reprend son ouvrage, mais elle n’est plus la

même.

34 MAISON NOHANT ( SALLE DE BILLARD ) - INT. JO UR

Maurice tient les mains de Fanchette.

MAURICE / ALEXIS :

… Il te plaît, n'est-ce pas?

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FANCHETTE / VICTORINE :

Oh oui, il me plaît bien!

MAURICE / ALEXIS :

Enfin ce n'est pas ton mariage qui te rend

amoureuse!

Maurice, gagné par le fou rire, s'arrête.

En élargissant, on découvre la scène improvisée dan s la

salle de billard.

George est face à eux. Elle tient un manuscrit à la main.

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GEORGE :

Concentre-toi, que diable! Et pour une fois, dis

le texte!

"Ce n'est pas ton mariage qui te rend

malheureuse"!

MALHEUREUSE! Et non AMOUREUSE!!! ( Elle hausse

les épaules et se tourne vers Fanchette. ) Quant

à toi, ne fais pas

tant de gestes avec tes mains!… On dirait que tu

parles au

marchand de chiffons! Allez… Reprenez!

Ils se remettent en place.

MAURICE / ALEXIS :

( Il se racle la gorge. ) Il te plaît, n'est-ce

pas?

FANCHETTE / VICTORINE :

Oh oui, il me plaît bien!

MAURICE / ALEXIS :

Enfin, ce n'est pas ton mariage qui te rend…

Malheureuse

( Il appuie légèrement sur le mot. )

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FANCHETTE / VICTORINE :

Oh non! Il n'a pas de quoi, mais c'est…

Au milieu de sa phrase, elle éclate en sanglots, se cache

la figure dans ses mains et s'enfuie dans le jardin .

Maurice reste perplexe et se tourne vers sa mère.

GEORGE :

Que se passe-t-il?

MAURICE ( avec un geste d'incompréhension ) :

Je ne sais pas!

GEORGE ( se levant ) :

Ce n’est tout de même pas ce que je lui ai dit

tout à l’heure!

( Elle allume un cigare. ) Pfff! Un coup c’est

l’un qui rit,

maintenant c’est l’autre qui pleure… Quelle

troupe! On ne sera

jamais prêts! ( Elle referme d’un coup sec son

manuscrit. )

On arrête pour aujourd’hui.

Elle se dirige vers le jardin.

MAURICE :

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Laissez maman… Je m’en occupe…

Il sort.

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35 MAISON NOHANT ( JARDIN ) - EXT. JOUR

Fanchette est assise sur le banc de pierre du jardi n.

Maurice arrive silencieusement derrière elle. Il lu i pose

les mains en bandeau et dit :

MAURICE :

Enfin, ce n'est pas ton mariage qui te rend

malheureuse…

Il rit. Fanchette se cache le visage avec ses mains .

FANCHETTE :

J’suis vilaine!

MAURICE :

( Il dégage ses mains et l’oblige à le regarder.

) Moi je te trouve

charmante…

FANCHETTE :

Ne vous moquez pas…

MAURICE :

Je ne me moque pas! ( Il insiste. ) Tu es

charmante… ( Il lui

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touche les cheveux. ) Ça va mieux?

Elle acquiesce.

MAURICE :

Fais un vœu!

FANCHETTE :

Pourquoi?

MAURICE :

Tu as perdu un cil… Si tu découvres sur quelle

joue il s’est

posé, ton vœu se réalisera…

Fanchette ferme les yeux et balaye sa main sur une joue.

MAURICE :

Gagné!

Il se penche vers elle, mais rectifie soudain sa po sition

en voyant Marie sortir du potager et se diriger ver s eux,

un panier de légumes à la main.

MARIE ( à Fanchette ) :

Ça va t’y gâcher ton art de m’aider à brosser les

cornichons?

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MAURICE ( taquin ) :

Ah! Marie… Attention…Tu parles à une artiste…

Marie pose les mains sur ses hanches.

MARIE :

Une artiss?

MAURICE :

Eh oui… Quand on possède un art… On est un

artiste…

Toi d’ailleurs... Tu es une artiste!

MARIE ( piquée ) :

Moi?

MAURICE :

Oui… En quelque sorte… La cuisine est un art…! Tu

es donc

une artiste!

Marie les regarde tour à tour.

Maurice et Fanchette affichent une mine complice et

sérieuse.

MARIE :

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Vrai, j’suis une artiss? ( Ils acquiescent. )

Manquait plus

qu’ça!

FANCHETTE :

Eh ben voilà… Tu pourras aussi faire ta crâneuse!

MARIE ( répétant ) :

… Une artiss…

A son insu, Maurice attrape la main de Fanchette et lui

serre les doigts. Ils échangent un regard.

36 MAISON NOHANT ( CUISINE ) - INT. JOUR

Marie et Fanchette, assises à la grande table de la

cuisine, frottent avec vigueur l’argenterie.

Il y en a une quantité innombrable : couverts, cand élabres,

cafetières, chocolatières, plats, etc…

Tous sont disposés par catégorie en attendant d’êtr e

astiqués.

FANCHETTE :

C’est vraiment utile de tout nettoyer? ( Elle

montre d’un geste

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l’ensemble. Elle attrape un porte cure-dents. )

Ils vont se servir

de ça? Je ne sais même pas ce que c’est!

MARIE ( imperturbable ) :

C’est pour poser les cure-dents. On fait tout

j’te dis! Madame

veut une belle table. J’voudrais pas que pour son

premier repas

ici avec son époux, mademoiselle Solange ait à

redire.

FANCHETTE :

T’inquiète pas, elle trouvera! … Celle-la, elle

est tellement

mauvaise! Une vraie gueule d’empeigne!

MARIE :

Fais pas tant ta fière! Regarde! Tu m’as laissé

du noir sur

mon manche de gigot! Frotte, ma fille!

FANCHETTE :

On pourrait terminer ce soir, ils n’ seront là

que demain!

Tu n’veux pas que je te lise une histoire?

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Marie s’approche de la jeune fille et se met face à elle.

MARIE :

Dis voir? Qu’est-ce que t’as de mieux à faire?

Y'a personne

dans la maison, y sont tous à la noce… Moi je

veux que ce soit

impeccable pour quand ils arriveront, alors tu

vas ranger

ta feignantise et nettoyer comme je te dis!

FANCHETTE ( reprenant son chiffon ) :

Pffffff… Et si elle ne s’est pas mariée… Comme

l’autre fois!…

MARIE ( Elle fait le signe de croix. ) :

Jésus Marie!!!! Parle pas de malheur!!! Ma pauvre

madame!

Elle n’a pas de chance avec ses enfants!

FANCHETTE :

Pourquoi tu dis ça? Monsieur Maurice… Il est très

bien!

MARIE :

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Moi, je pense qu’un garçon de son âge devrait

travailler et

se marier!

FANCHETTE :

Peut-être qu’il y songe!

MARIE ( plus bas ) :

Hum…! Madame est trop faible avec lui! Toutes ces

manières

qu’il a rapportées de Paris!!!! C’est plus

l’même! Ah, il a bien

changé, M’sieur Maurice!

FANCHETTE :

Tu dis ça parce qu’il te taquine…

MARIE :

Point! J’dis ça parce que j’sais c'que j’dis!

FANCHETTE :

Ouais, ben pour l’instant, tu dis pas grand

chose! ( Elle envoie

son plat glisser sur la table. ) C’que tu peux

m’énerver quand

tu commandes! Madame je sais tout… Sur tout

l’monde!

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MARIE ( la regarde en coin ) :

Te vlà drôlement fâchée!

FANCHETTE :

Pas du tout! Je te trouve injuste envers monsieur

Maurice,

c’est tout!

Marie suspend son geste un instant et la regarde.

MARIE :

Hum… ( Presque à elle-même ) Faudrait voir à

voir!

FANCHETTE :

Qu’est-ce que tu dis?

MARIE :

Rien! Frotte!

37 MAISON NOHANT (SALLE A MANGER ) - INT. FIN D ’APRES

MIDI

Fanchette dispose la vaisselle sur la grande table de la

salle à manger.

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Des rallonges ont été installées. Toutes les pièces du

"grand service" en porcelaine de Sèvres sont dispos ées dans

un ordre impeccable.

Marie apporte un plateau rempli de verres de différ ents

formats.

Fanchette les place devant les assiettes.

MARIE :

Malheureuse! Les flûtes à champagne... Derrière

les verres

à pied! ( Elle rectifie la position. )

FANCHETTE :

Que de manières pour cette catin! ( Elle imite

Solange )

Frédéric, rejoue-moi encore cette sonate… ( Elle

fait

une horrible grimace. )

Marie pouffe et se reprend.

MARIE :

Tu ne devrais pas!… Si on te voyait!

FANCHETTE :

Même si on n’en parle jamais, madame sait très

bien ce que

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je pense de sa fille!

MARIE ( portant la main à ses lèvres ) :

Ah, j’ai oublié les rafraîchissoirs!

Elle disparaît en direction de la cuisine.

Fanchette pose le dernier verre, recule et admire

l’ensemble.

Elle fait une révérence en tenant ses jupes, puis e lle

attrape sa main gauche du bout des doigts et imite le

baisemain. Elle sourit, croise les bras autour de s es

épaules, et se met à tournoyer lentement, en fredon nant la

valse que jouait Chopin quand elle dansait avec Mau rice.

38 MAISON NOHANT ( SALLE A MANGER ) - INT. SOIR

Autour de la grande table dressée par Marie et Fanc hette,

tous les convives

sont regroupés : George, Chopin, Maurice, Solange e t son

mari, Auguste

Clésinger, le docteur Papet et sa femme.

Les chandelles sont allumées, et les cristaux scint illent

de mille feux.

Marie orchestre le service.

Une jeune extra, statufiée devant la desserte, lui obéit au

doigt et à l’œil quand celle-ci lui fait un signe.

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184

On sert des bouchées à la reine.

La conversation est très clairsemée.

Seuls, George et le docteur Papet débattent sur un de leur

sujet favori ( la place de Rousseau dans la littéra ture

française ).

Chopin semble perdu dans ses pensées.

Quant à Clésinger et Solange, ils font de nombreux apartés

que la jeune femme ponctue chaque fois par un rican ement.

Auguste Clésinger, un peu excité, lève son verre vi de, et

indique la carafe.

D’un signe, George réclame à Marie une autre boutei lle.

Clésinger rit grassement et attrape la cuiller à ra goût. Il

l’inspecte et la soupèse.

ClÉSINGER :

Dites voir, c’est du lourd!

George ne répond pas.

CLÉSINGER :

C’est quoi ce poinçon?

Il tente de le déchiffrer.

GEORGE ( d’un ton monocorde ) :

Je ne sais pas. C’est un service qui me vient de

ma grand-mère!

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SOLANGE :

Maman, vous me donnerez ma timbale et mes

couverts

de naissance!

GEORGE ( indifférente ) :

Bien sûr!

CLÉSINGER :

Ca va chercher dans les combien, l’ensemble? Je

veux dire…

tout le service…

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GEORGE ( Elle boit une gorgée de vin. ) :

Je ne sais pas.

Elle regarde Chopin. Celui-ci essaye de détourner l a

conversation et s’adresse à Solange.

CHOPIN :

Vous resterez longtemps à Florence?

SOLANGE ( minaudant ) :

Je ne sais pas cela dépendra d’Auguste!

Elle se tourne vers son mari.

CLÉSINGER ( s'adressant toujours à George ) :

Le petit bois derrière est aussi à vous?

Il vide son verre d’un trait et se ressert illico.

GEORGE :

Ecoutez, on fera le tour de la propriété demain

si vous voulez!

CLÉSINGER ( à lui-même ) :

Ca me paraît plus important que ce qui a été

évalué!

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187

SOLANGE ( ricanant ) :

Nous sommes baronnes!!!!!

George repousse son assiette et fait signe à Marie de

resservir.

Seul Clésinger reprend des mets proposés.

Maurice et sa mère échangent un pauvre sourire. Les Papet

sont muets.

Chopin essaye encore une fois de lancer la convers ation.

CHOPIN :

Vous exposez là-bas?

CLÉSINGER :

Dix jours pas plus!

A ce moment Fanchette entre discrètement dans la pi èce pour

donner à Marie la clé de la cave.

Solange se fige.

SOLANGE :

Elle est toujours là cette bonne à rien!

CLÉSINGER ( il continue de boire, il est ivre. )

:

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188

On dit que pour honorer vos idées socialistes,

vous la payez

à ne RIEN faire. ( Il a un mouvement du menton

vers la jeune

fille. )

Fanchette se sentant prise pour cible disparaît viv ement.

George est très tendue mais tente de répondre légèr ement.

GEORGE :

Ecoutez, Auguste, ce n’est pas vraiment le jour

pour parler

de politique… Et encore moins de ma domesticité!

De plus,

ça ne vous regarde pas.!!

Clésinger change de ton et devient grossier.

CLÉSINGER :

Un peu que ça nous regarde! Hein, Solange?! (

Celle-ci

acquiesce. ) Tout cet argent que vous lui

donnez, c’est ça

en moins sur la fortune de ma femme!!

Un silence de plomb s’abat sur la salle à manger.

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Marie fait signe à la petite extra de disparaître e n

cuisine.

GEORGE :

Solange a une dot qui me paraît plus que

convenable.

Changeons de sujet, voulez-vous? ( Elle se

tourne vers Papet. )

Gustave, savez-vous que Maurice veut se lancer

dans l’élevage

des chenilles?

PAPET ( avec un rire forcé ) :

Mais où les garderez-vous ?

MAURICE :

Dans la serre!

SOLANGE :

C’est dégoûtant!

Clésinger continue de boire outrageusement. Il agre sse à

nouveau George.

CLÉSINGER :

Nous sommes en droit, ma femme et moi, de

réclamer les gages

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que vous donnez à cette souillon!

George ne répond pas.

SOLANGE :

Auguste a raison!

Les Papet piquent du nez dans leur assiette.

GEORGE ( ulcérée ) :

Ca suffit! ( Elle se lève. ) Je trouve cette

conversation odieuse!

( à Clésinger ) Vous devriez cesser de boire!

Clésinger se lève lui aussi. Il vacille, se reprend , et

fait face à George.

CLÉSINGER ( ricanant ) :

J’ai soif, figurez-vous! Dites donc… ( Il a un

geste qui englobe

l’ensemble. ) … Ça vaut plus que ce que ce que

vous avez

estimé chez le notaire!

GEORGE ( hors d’elle ) :

Ecoutez, vous avez épousé 5000 francs de rente,

et j’ai donné

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à ma fille une dot de 150 000 francs! Je ne pense

pas vous

avoir lésé, mais encore une fois je trouve cette

conversation

odieuse et déplacée!

CLÉSINGER ( s'approchant de George ) :

Je veux 50 000 francs de mieux… Tout de suite!

GEORGE ( allant vers sa fille ) :

Occupe-toi de ton mari… Il est ivre et dit

n’importe quoi…

Finissons ce dîner.

SOLANGE :

Auguste a raison, les gages immérités de

Fanchette…

GEORGE ( la coupant ) :

Fichez-moi la paix maintenant, vous deux! Vous

êtes chez moi,

et…

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CLÉSINGER :

Et…! La moitié de cette demeure appartient à ma

femme,

donc à moi! Je veux ces 50 000 francs, vous

n’avez qu’à…

Hypothéquer cette maison!

GEORGE ( hors d’elle ) :

Sortez ou je fais un malheur!

Clésinger va pour se rasseoir.

CLÉSINGER :

Je suis chez moi désormais!

MAURICE ( tentant d’intervenir ) :

Allons, arrêtez!

George attrape la manche du sculpteur. Celui-ci, su rpris,

perd l’équilibre, se raccroche au buffet, et, fou d e rage,

lève le bras sur George.

Un "Han" général ponctue la scène, tandis que Georg e, hors

d’elle, le gifle avec sa serviette. Surpris, il ref erme son

poing sur elle.

Papet et Maurice interceptent son geste et les sépa rent.

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MAURICE :

Arrêtez, mais arrêtez voyons!

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Solange se glisse tel un chat du côté de son mari.

George, décomposée, dégrafe son col.

GEORGE :

Vous êtes grossier… Immonde… Un personnage

dégoûtant!

Jamais vous ne ferez partie de ma famille!

Croyez-moi, je vous

mettrai dans un de mes romans et le gens vous

reconnaîtront!

CLÉSINGER ( en hurlant ) :

Et moi, je sculpterai votre cul et la terre

entière l’identifiera.

Il boit un autre verre de vin.

MAURICE ( intervenant ) :

Maman… Venez.

Il entraîne sa mère vers la sortie.

39 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. NUIT

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George est affalée dans un fauteuil. Elle se tampon ne le

front avec

un linge mouillé.

Face à elle, Chopin marche de long en large.

CHOPIN :

Je ne comprends pas … Je ne comprends pas…

GEORGE :

Cesse de déambuler ainsi! Déjà que j’ai la

migraine,

tu me donnes le tournis!…

CHOPIN :

Tu dois parler à Solange et…

GEORGE ( le coupant ) :

Jamais! Economise ce genre de conseil! Je n’en ai

pas besoin!

Par contre… ( Elle tend sa compresse ) … Tu

pourrais

ré humidifier ce linge!…

Il obéit et sort.

Elle reste seule un instant, et cherche des yeux se s

cigares.

Fanchette frappe discrètement à la porte.

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FANCHETTE :

Madame? C’est moi! Je vous apporte du lait chaud

avec un peu

de fleur d’oranger.

GEORGE :

Entre!

Fanchette pénètre dans la pièce et pose son plateau .

GEORGE :

Donne-moi plutôt un cigare!

Fanchette fouille dans sa poche, sort un cigare et

l’allume. Elle le tend à George, puis s’agenouille près

d’elle et lui prend les mains.

FANCHETTE :

Madame, vous êtes pâle, et vos mains sont

glacées.

Elle lui frictionne doucement le bout des doigts.

George se relâche un peu, va pour parler, mais le f lot

d’émotion contenu jusqu’alors cède… Elle se met à p leurer

silencieusement.

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197

Quand Chopin revient avec le linge humide, d’un sig ne

Fanchette lui fait comprendre de ne rien dire.

40 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. JOUR

C’est le matin.

George, couchée, dort.

Après deux coups brefs frappés à la porte, Fanchett e entre.

Elle porte un plateau qu’elle pose en travers du bu reau et

ouvre les rideaux.

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FANCHETTE :

Bonjour!

George remue.

GEORGE :

Ah quelle nuit! J’ai à peine dormi! Quelle heure

est-il?

FANCHETTE :

Dix heures!

Elle approche le plateau près du lit.

George se lève sur ses coudes.

GEORGE :

Qu’est-ce que c’est que ça? ( Elle montre la

casserole fumante. )

Ah non, j’ai horreur de cette ferraille! Va me

chercher

ma chocolatière!

Elle se recouche.

FANCHETTE :

Vous n’en avez plus!

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George s’assoit dans son lit et s’attache maladroit ement

les cheveux.

GEORGE :

Ah! Et pourquoi donc?

FANCHETTE :

Bon! Autant que je vous raconte tout maintenant,

puisqu’on

ne parle que de ça dans la maison depuis ce

matin. Mais

je vous préviens, ça ne va pas vous plaire!

George l’encourage à continuer.

FANCHETTE :

De bonne heure, Sol… Euh… Votre fille est monté

voir

Monsieur Frédéric. Elle est restée assez

longtemps avec lui,

et quand elle est ressortie de sa chambre, elle

sautillait dans

le couloir comme un cabri! Son époux a sonné pour

réclamer

le déjeuner, il a exigé du vin de champagne avec

le café, et

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un pâté! Quand on a apporté le plateau avec

Marie, il s’est rué

sur nous en vociférant, il était comme possédé,

c’était affreux!

( Elle hésite… ) Il m’a attrapé le bras, je

crois qu’il était saoul,

et… Il m’a pratiquement craché au visage des

paroles

misérables…

Elle porte la main à ses lèvres, et regarde George…

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FANCHETTE :

"Toi la souillon, qu’il m’a dit, tu préviendras

la "mère" que

son mignon, il a du cœur lui!". Puis il est parti

à rire de façon

effroyable. On aurait dit le diable!

George se lève. Elle est livide. Elle se tourne ver s

Fanchette.

GEORGE :

Chopin leur a donné l’argent qu'ils réclamaient?

Fanchette acquiesce.

GEORGE ( attrapant sa tasse. ) :

Et le rapport avec ma chocolatière?

FANCHETTE :

Après avoir englouti un pâté de deux ou trois

livres et

la bouteille de vin, ils ont fait leur paquet, et

ont raflé toute

l’argenterie… ( Elle regarde George. ) Ils ont

emporté

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les candélabres du salon, les timbales, les

couverts, tout!

Il ne reste que les couteaux de cuisine! Sylvain

attend

votre ordre pour aller acheter un nouveau service

à La Châtre!

George est très pâle. Elle frissonne, enroule son c hâle sur

ses épaules, et ouvre la porte.

FANCHETTE :

Attendez! Ne sortez pas comme ça… Buvez au moins

quelque

chose de chaud!!

GEORGE :

Je n’en veux plus!

Elle sort.

41 MAISON NOHANT ( CHAMBRE CHOPIN ) - INT. JOUR

George se tient devant la fenêtre.

Elle est en chemise, pas coiffée, pieds nus dans le s

chaussons jaunes.

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Chopin est assis sur le tabouret du piano. Il joue

machinalement avec des plumes, qu’il fait rouler su r les

touches.

GEORGE ( toujours de dos ) :

Comment as-tu pu me faire ça?

CHOPIN :

Mais je n’ai rien fait CONTRE toi… Je voulais

simplement

éteindre cette affreuse querelle…

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GEORGE ( se retournant ) :

De quoi te mêles-tu? Tu n’es pas le père de

Solange, en quoi cela

te regarde! C’est trop fort! Cette espèce de

vaurien a failli

me tuer!

CHOPIN :

Ben… Justement… Je voulais arranger les choses…

GEORGE ( hors d’elle ) :

ARRANGER LES CHOSES! Mais pour qui? Tu as pensé à

moi?

Non! Comme d’habitude… Toi d’abord… Ta

tranquillité!…

Tout pour la musique, n’est ce pas? Et moi?

Qu'est-ce que

tu comptais me raconter pour me faire avaler

cette nouvelle

couleuvre? J’en ai assez! Assez d’être seule!

CHOPIN :

Mais… George! Je suis avec toi!

GEORGE :

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Ah vraiment? En donnant raison à ma fille contre

moi!

CHOPIN :

Mais je ne lui ai pas donné raison! C’est…

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GEORGE ( le coupant ) :

Ça revient au même!

CHOPIN :

Mais je ne voulais pas… ( Il cherche ses mots )

GEORGE :

Pauvre imbécile! Tu n’as donc rien compris?

Clésinger s’estime

lésé… L… É… S… É… Parce qu’il n’a reçu en dot de

sa femme

que la moitié de ma fortune! Demain il fera une

nouvelle dette

de jeu, et… Tu veux quoi? Que l’on se retrouve

ruinés, Maurice

et moi.?

CHOPIN ( s’embrouillant ) :

Mais il… C’est pour Solange que je…C’est pour ta

fille…

GEORGE :

Ma fille pour moi… Elle est morte!

CHOPIN :

Mais tu ne peux pas dire cela…!

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GEORGE :

Et qui m’en empêchera? ( Elle s’assoit ) Je me

sens reniée…

Bafouée… ( Elle baisse la tête. )

Chopin profite de cette faiblesse et lui attrape le s mains.

CHOPIN :

George, mon petit George, tu sais bien que je

t’aime plus

que tout.

Elle se dégage vivement.

GEORGE :

Arrête, s’il te plait!

Chopin reste coi.

George poursuit.

GEORGE :

Je n’en peux plus! Toi, toi, toi, toujours toi!

Mais moi où est

ma place?

Chopin a un geste vers elle.

George le repousse.

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GEORGE :

Je suis dans le décor… C’est ça… Je ne compte pas

plus que

tous ces meubles, et après ton piano bien sûr!

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CHOPIN :

Tu es injuste…

GEORGE :

Pas tant que ça, Frédéric. ( Elle s’approche de

lui. ) Depuis

combien de temps ne m’as-tu pas regardé comme on

regarde

une femme? Je suis ta muse, ton infirmière… Mais

ta femme?

Je le suis quand?

CHOPIN ( de mauvaise foi ) :

Mais tu sais très bien que tout cela va revenir…

Je n’y peux

rien si j’étais malade…

George hausse les épaules.

CHOPIN :

Tu ne vas tout de même pas me reprocher d’être

malade!

George ne répond pas. Chopin prend cela pour un

encouragement.

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CHOPIN :

Laisse passer mon concert et tu verras…

Il l’enlace. George reste de marbre.

CHOPIN ( prenant un ton enfantin ) :

Ma Georgette… Elle l’aime toujours son Chip-Chip,

n’est-ce

pas?

Ils restent ainsi un moment.

Puis George se dégage avec un calme étrange.

GEORGE :

Pardonne-moi, mais je ne crois plus au miracle!

Tu vas rentrer

à Paris faire ton concert à Pleyel, moi je

resterai ici.

CHOPIN :

Mais… Ce n’est pas possible! George!

Elle ne répond pas.

CHOPIN :

Tu vas me rejoindre?… Tu viendras à Pleyel? ( Il

lui attrape

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les mains. ) Tu viendras, n’est-ce pas?

GEORGE :

Non!

CHOPIN :

George, je t’en prie… Ce concert est important

pour moi…

Je ne pourrai pas jouer si…

GEORGE :

Invite les Clésinger! Nous deux, c’est terminé!

Elle sort de la chambre.

Chopin reste seul. Il s’assoit à son piano, et dans un

fracas de notes, il s’écroule sur son clavier en pl eurant.

42 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. J OUR

Fanchette fait son lit. Elle tire les draps avec

application.

A l’aide d’une tapette, elle dépoussière la minuscu le

carpette posée sur

le rebord de la fenêtre.

Elle suspend peu à peu son geste et observe l’entré e du

domaine.

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Sylvain tente de caler des malles dans la voiture.

Tout de noir vêtu, Chopin dirige les opérations.

Puis il s’installe, ferme portes et fenêtres, et fa it signe

de démarrer.

On suivra la voiture s’éloigner par le regard de Fa nchette.

Elle reste un moment accoudée à la fenêtre, puis re prend

son ouvrage et murmure pour elle-même.

FANCHETTE :

Bon débarras!

Quelques coups brefs sont frappés à sa porte.

MAURICE :

Fanchette?

Fanchette, surprise, tire sur son tablier et se red resse.

FANCHETTE :

Euh… Oui…

Maurice entre. Il la regarde.

MAURICE :

J’ai besoin de toi!

FANCHETTE :

Euh… Oui…

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MAURICE :

J’ai laissé tomber mes brucelles derrière

l’armoire, c’est si étroit

que je ne peux les attraper. ( charmeur ) Je

me disais que

ta petite main fine pourrait les sortir de là!

Il sourit gentiment.

Fanchette, gênée, ricane.

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FANCHETTE :

Hi hi hi… Je vais essayer.

Elle le suit, en tenant toujours sa tapette à la ma in.

43 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. JOUR

George, devant la fenêtre de sa chambre, regarde s’ éloigner

la carriole emportant Chopin.

Elle reste un long moment debout derrière le rideau ,

revient vers son bureau, s’assoit, pose la tête dan s ses

mains et reste ainsi silencieuse.

Elle soupire, saisit sa plume et du papier, et reco mmence à

écrire.

44 MAISON NOHANT ( CHAMBRE MAURICE ) - INT. JOU R

Fanchette est étalée à même le sol, le bras passé d errière

la grosse armoire de la chambre.

FANCHETTE :

Je les ai presque!… Ah… Elles m’ont encore

échappé!

Elle redresse son bras, et le frotte vigoureusement .

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FANCHETTE :

Ouh!!!! Je me suis coincée!

MAURICE :

Voyons!

Il s’approche d’elle.

FANCHETTE :

Non ça va…

MAURICE :

Mais tu trembles?

Il l'observe. Fanchette se détourne et récupère les

brucelles.

FANCHETTE :

Je les ai!

Elle se relève et tend la pince à Maurice.

Il s’en saisit et lui attrape le poignet.

MAURICE :

Tu t’es écorchée?

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Il indique une légère éraflure le long de son index .

FANCHETTE ( troublée ) :

Ce n’est rien!

Maurice insiste sans la lâcher.

MAURICE :

Il y a peut être une écharde! Fais voir.

Il approche son visage très près de sa main.

Fanchette se mord la lèvre.

MAURICE :

Qu’est-ce que je disais! Il y a une écharde.

Viens à la lumière,

je vais t’enlever ça!

Sans la lâcher, et avec beaucoup d’habileté, il ext rait le

minuscule morceau de bois.

FANCHETTE ( dans un murmure ) :

Merci!

Leurs visages se touchent presque. Maurice se rappr oche un

peu plus.

Fanchette pose la main sur les lèvres de Maurice.

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FANCHETTE :

Il ne faut pas!

Elle s’esquive et sort en courant.

Maurice la suit des yeux et affiche son éternel sou rire

moqueur.

45 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. J OUR

Fanchette entre dans sa chambre. Elle ferme le batt ant et

reste un long

moment adossée contre la porte. Le temps de calmer les

battements de

son cœur. Puis peu à peu elle s’étire, et sourit en fermant

les yeux.

46 MAISON NOHANT ( JARDIN ) - EXT. JOUR

Fanchette est grimpée sur l’échelle de Victor. Son visage

est partiellement dissimulé par les feuillages. A s es

pieds, Maurice dispose délicatement un papillon dan s une

boîte en liége.

FANCHETTE :

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J’en ai une!

MAURICE :

Attention, si tu lui arraches une patte, ça ne

vaut plus rien.

Elle descend, le poing serré.

MAURICE :

Montre?

Fanchette forme une petite boîte avec ses deux main s.

MAURICE :

Très bien… Voilà une belle sauterelle! A classer

dans

quelle famille?

FANCHETTE :

Les insectes…

MAURICE :

Tssss… Les orthoptères!

Il inspecte dans son sac un fouillis de matériel.

MAURICE ( taquin ) :

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Ça t’a plu de lui transpercer le cœur?

FANCHETTE ( rougissant ) :

Oui!

Maurice éclate de rire.

47 MAISON NOHANT ( CHAMBRE GEORGE ) - INT. JOUR

George est à son bureau. Elle écrit.

Fanchette tente d’ordonner les feuillets et de nett oyer les

cendriers.

FANCHETTE :

Vous fumez trop. Elle montre le verre rempli de

mégots .

George souffle dans ses joues, indifférente.

FANCHETTE :

Ce matin vous n’avez rien mangé!

GEORGE :

Je n’ai pas faim.

FANCHETTE :

Il faut nourrir votre peine!

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GEORGE :

C’est ce que je fais!…

Elle indique ses écrits avec sa plume.

Fanchette hausse les épaules.

FANCHETTE :

Du travail, du travail, et toujours du travail…

Vous voulez

tomber malade?!

George rit, puis se lève et attrape les mains de la jeune

fille.

GEORGE :

Ah, Fanchette! J’aime quand on s’occupe de moi!

Personne

à part toi n’a ces attentions! ( Un temps )

Qu’est-ce que c’est

que ça?

Elle montre un arrangement de rubans bleus blancs r ouges

accrochés au corsage de la jeune fille.

FANCHETTE :

C’est Jules qui me les a donnés ce matin!

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GEORGE :

Tu sais à quoi ils servent?

FANCHETTE :

Euh…

GEORGE :

Actuellement dans les rues de Paris, les ouvriers

ornent

les branches des arbres de ces rubans

patriotiques, pour

témoigner de la liberté, de la République. (

Elle la regarde

sévèrement. ) C’est autre chose qu’un simple

colifichet!

Tu n’as aucun sens civique! Cela me désespère!

Fanchette ôte le ruban.

FANCHETTE :

Je ne voulais point vous contrarier! Je ne savais

pas!

GEORGE :

C’est bien ce que je te reproche! Tiens, tu

devrais lire ça!

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Elle lui donne "De la réorganisation de la Société

industrielle" de

Saint-Simon.

FANCHETTE :

Oh non! Pas ça! C’est écrit tout petit… Et je n’y

comprends rien!

GEORGE ( soupirant ) :

Apporte-moi une collation, je mangerai dans ma

chambre.

Je veux terminer mon courrier. Où est Maurice?

MAURICE :

Je suis là!

Il entre dans la pièce, se dirige vers sa mère, se pose

derrière elle, debout, et lui passe les mains autou r du

cou. Il lui embrasse les cheveux.

GEORGE :

Ah mon Bouli!… Que fais-tu?

MAURICE :

Eh bien, je suis en train d’étiqueter tous mes

spécimens!

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GEORGE :

( grimaçant ) Pauvres bêtes! ( à Maurice ) Lis ça!

Elle lui tend une lettre.

FANCHETTE :

Je vais chercher votre plateau.

Maurice repose la lettre et regarde sa mère.

MAURICE :

Vous allez acceptez?

GEORGE :

Ma foi ça m’amuse de rédiger les discours de

Ledru-Rollin!

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MAURICE :

Maman, promettez-moi de ne pas recommencer à vous

déguiser

en homme! Vous ne croyez pas que…

GEORGE :

Que quoi? Que je devrais rester chez moi, et

apprendre

la harpe?

MAURICE :

Alors voilà, dès qu’on parle politique avec vous,

on se fâche!

GEORGE :

Parce que tu me parles de politique?!! Tu es en

train

simplement de me rappeler que je suis une femme…

La moitié

d’un homme en quelque sorte! Soumise à sa tutelle

et dans

sa dépendance! C’est à cause de ces discours que

j’ai dû me

"déguiser en homme"! ( Elle brandit la lettre. )

Je compte

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sur eux pour changer tout cela, et accepter que

les femmes

soient de vraies citoyennes. J’ai confiance dans

la République!

Même ce mollasson de Lamartine a l’air de s’y

mettre!

MAURICE :

La République? Je trouve ce tumulte politique

plutôt effrayant!

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GEORGE :

Je ne crois pas! C’est parce que tu vois ça de

loin! C’est à Paris

qu’il faut être! Dès que j’ai fini mon roman je

cours rejoindre

mes camarades! Viens avec moi!

MAURICE :

Ah non! Le calme de cette chère campagne me va

très bien!

Et puis j’ai trop de choses à faire encore ici!

GEORGE :

Le théâtre peut attendre!

MAURICE :

Non, je n’ai aucune envie de revenir à Paris

avant le retour de

Delacroix. Je me sens bien ici!

GEORGE :

Tout le pays est en émoi, et toi tu… ( Elle se

reprend. ) Tu as

donc bien changé! Mais je suis contente! Je vois

que le charme

de Nohant a opéré!

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MAURICE :

Maman?

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GEORGE :

Oui?

MAURICE :

Soyez prudente!

GEORGE :

Ah Bouli, tu m'énerves! Laisse-moi travailler!

Il sort en haussant les épaules.

GEORGE :

Et je m'habillerai en homme si ça me chante!

48 MAISON NOHANT ( CUISINE ) - INT. JOUR

Maurice et Fanchette sont assis à califourchon sur le banc

de la cuisine.

Ils lèchent les casseroles qui ont servi à fabrique r la

mousse au chocolat.

MAURICE :

Hum… Ça me rappelle mon enfance… Marie, tu es

toujours

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la reine de la mousse. ( Il rit. ) Tu feras des

petits brisselots

aux noisettes avec? Hein? Comme avant?

MARIE :

J’ai pas l’temps!

Il se lève et s’approche d’elle.

MAURICE :

Ma bonne vieille…

MARIE :

Ah non, monsieur Maurice… Commencez pas à me

taquiner...

Elle enlève la casserole des mains de Fanchette.

MARIE :

Bon chacun à sa place… ( Elle regarde la jeune

fille. ) On sait

plus qui est qui ici… Les domestiques vont avec

les maîtres et

les maîtres mangent avec les domestiques! Ah

j’vous jure…

Après on s’étonne que le monde va'd'travers!!!

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MAURICE :

Oh Marie… Les temps changent… ( Il regarde

Fanchette et

lui fait un clin d’œil. ) Le chemin de fer

arrivera bientôt à

notre porte! C’est le siècle du progrès!!!!

MARIE :

Oui, ben moi, j’f’rais la route à pied plutôt

que d’monter

dans cette machine du diable! ( Elle se signe. )

FANCHETTE :

Maurice l’a pris, lui!

Marie suspend son geste se retourne et les fixe tou r à

tour.

Fanchette rougit, Maurice regarde ailleurs .

MARIE :

… Monsieur ( elle appuie sur le mot. ) a

toujours aimé

la nouveauté.

Une atmosphère de plomb enveloppe la pièce.

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49 MAISON NOHANT ( SALON ) - INT. SOIR

George est à sa tapisserie. Elle est seule dans le salon et

chantonne.

Elle fouille dans sa corbeille à la recherche de sa

couleur.

GEORGE :

Oh! C’est trop bête, je n’ai plus de vert! (

Elle contemple

son ouvrage. ) Tant pis, je ne le finirai pas ce

soir!

Elle prend une feuille de papier et note la référen ce de sa

laine. Puis elle glisse le tout dans une enveloppe et se

dirige vers le couloir.

50 MAISON NOHANT ( COULOIR ) - INT. SOIR

George est devant la grande boîte aux lettres du co uloir.

La porte du compartiment correspondant à la maison est

ouverte.

George est sur le point de glisser sa requête, quan d une

enveloppe ornée d’un cœur dessiné attire son attent ion.

Elle la prend, la retourne, et reconnaît le chiffre de son

fils.

Elle hésite, puis décachette la lettre et la lit.

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GEORGE ( à haute voix ) :

Que je suis bête! Mais que je suis bête! Ça me

crevait

les yeux et je n’ai rien vu! Maurice va

s’amuser avec

cette petite… Et… ( Elle souffle dans ses

joues. ) Pff…

Je dois mettre de l’ordre dans tout cela!

51 MAISON NOHANT ( CHAMBRE FANCHETTE ) - INT. PETIT

JOUR

Le lendemain à l'aube.

George a grimpé l’escalier rapidement. Elle est

essoufflée. Elle frappe à la porte de la chambre de

Fanchette.

On entend la jeune fille se précipiter. Elle ouvre et

manifeste une certaine surprise en apercevant sa

maîtresse.

George la considère un instant et lui dit :

GEORGE :

Prépare tes affaires et rejoins-moi en bas!

FANCHETTE :

… Mais… C’est…

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GEORGE ( la coupant ) :

Fais comme je te dis!!

Elle lui tourne le dos et reprend en sens inverse le

chemin du grand escalier.

Avant d’entamer les dernières marches, elle fouille dans

ses poches et

froisse la lettre de son fils.

52 MAISON NOHANT ( DEVANT LA MAISON ) - EXT. PE TIT JOUR

La carriole attend devant le perron.

Sous les ordres de George, Sylvain range les bagage s.

GEORGE :

Laisse le petit sac à l’intérieur.

Fanchette sort de la maison. Elle porte un panier.

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GEORGE :

Tu as pris les madeleines?

FANCHETTE :

Oui! ( Elle renifle. )

GEORGE :

Et la grande couverture?

Fanchette acquiesce et jette un coup d’œil vers la fenêtre

du haut.

FANCHETTE :

Mais pourquoi tant de précipitation? Je…

Préfère… Rester

ici!

GEORGE :

Ah! On ne va pas en discuter… Tu viens avec

moi!

La jeune fille renifle à nouveau.

GEORGE :

Paris, ce n’est pas le bout du monde.

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FANCHETTE :

Mais je ne veux pas quitter cette… Maison…

Comme ça…

GEORGE :

On reviendra.. ( Elle lui noue sa coiffe. )

On ira chez

Verdier, et je t’achèterai un chapeau en poult

de soie…

Comme une vraie dame!

Fanchette se met à pleurer pour de bon.

George adresse un signe à Sylvain. Elle monte dans la

voiture et entraîne Fanchette toujours en pleurs.

53 MAISON NOHANT ( COULOIR ) - INT. JOUR

Maurice en robe de chambre descend le grand escalie r. Il

appelle.

MAURICE :

Marie!

Marie sort de sa cuisine.

MARIE :

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Bonjour M'sieur Maurice! J’vous sers

vot’déjeuner?

MAURICE :

Oui… Ma mère est levée?

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MARIE :

Pardi… Elle est partie à l’aube!

MAURICE :

Partie?

Marie acquiesce.

MAURICE :

Où est-elle allée?

MARIE :

J’sais point. Elle m’a rien dit…

Maurice s’approche.

MAURICE :

Fanchette est avec elle?…

MARIE ( laconique ) :

Oui…

Maurice ouvre la porte et regarde au dehors.

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MAURICE :

Elles ont pris la carriole? Mais pour aller où?

Marie ne répond pas.

Maurice, énervé, lui saisit le bras.

MAURICE :

Tu vas me le dire, vieille carcasse!

MARIE :

Puisque j’vous répète que j’en sais rien! (

Elle se dégage d’un

coup sec et le toise. ) Alors vous l’voulez ou

non, vot’déjeuner?

MAURICE :

Je le prendrai dans ma chambre.

Elle rentre dans sa cuisine.

Dès qu’elle a disparu, Maurice se précipite vers la grande

boîte aux lettres.

Il constate que son enveloppe n’y est plus. Il refe rme le

battant à coups de poing.

MAURICE :

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La garce! Elle m’a bien eu! Me faire doubler par

une bonniche!

Ah ça ma petite… Tu vas me le payer!

Il rentre dans la pièce en faisant claquer la porte .

FIN

DE LA PREMIÈRE PARTIE