George Sand - La Mare Au Diable

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  George Sand La Mare au Diable BeQ 

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Le roman de George Sand.Novel by George Sand.-in French

Transcript of George Sand - La Mare Au Diable

  • George Sand

    La Mare au Diable

    BeQ

  • La Mare au Diable

    par

    George Sand (Aurore Dupin)

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents

    Volume 5 : version 3.0

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  • De la mme auteure, la Bibliothque :

    La Comtesse de

    Rudolstadt Consuelo

    Le meunier dAngibaultHorace

    La dernire Aldini Les dames vertes

    Les matres mosastes Le secrtaire intime

    Indiana Valentine

    Leone Leoni Lelia

    Simon La petite Fadette

    Franois le Champi Teverino

    Lucrezia Floriani Le chteau des

    Dsertes Les matres sonneurs

    Francia Pauline, suivi de

    Metella La marquise, suivi de

    Lavinia et Mattea Les ailes de courage Lgendes rustiques

    Un hiver Majorque Aldo le rimeur

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  • La Mare au Diable

    dition de rfrence : Presses Pocket,

    Lire et voir les classiques .

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  • Notice1 Quand jai commenc, par La Mare au

    Diable, une srie de romans champtres, que je me proposais de runir sous le titre de Veilles du Chanvreur2, je nai eu aucun systme, aucune prtention rvolutionnaire en littrature.

    1 Cette notice prcde le roman depuis ldition des uvres

    illustres de George Sand, publie par Hetzel en 1852. 2 Le chanvre fut beaucoup cultiv pour sa tige qui donne

    une fibre textile solide ; on en faisait de la toile et on en fabrique encore de la corde. (...) Pour extraire la fibre textile, plusieurs oprations taient ncessaires et la tche du chanvreur consistait broyer le chanvre avec de grosses mchoires en bois, aprs le rouissage, par lequel on avait amolli la tige et limin tout ce qui ntait pas la fibre. George Sand fait intervenir cet artisan dans plusieurs de ses romans champtres (Franois le Champi, 1847, et Les Matres sonneurs, 1853) comme un conteur et un chanteur, comme une sorte de meneur dans les rjouissances villageoises ; dans La Mare au diable, on le voit luvre au moment des noces de Germain et de Marie.

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  • Personne ne fait une rvolution soi tout seul, et il en est, surtout dans les arts, que lhumanit accomplit sans trop savoir comment, parce que cest tout le monde qui sen charge. Mais ceci nest pas applicable au roman de murs rustiques : il a exist de tout temps et sous toutes les formes, tantt pompeuses, tantt manires, tantt naves. Je lai dit, et dois le rpter ici, le rve de la vie champtre a t de tout temps lidal des villes et mme celui des cours. Je nai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramne lhomme civilis aux charmes de la vie primitive1. Je nai voulu ni faire une nouvelle langue, ni me chercher une nouvelle manire. On me la cependant affirm dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que personne quoi men tenir sur mes propres desseins, et je mtonne toujours que la critique en cherche si long, quand lide la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont les seules inspirations auxquelles les productions de lart

    1 Allusion la tradition de la littrature pastorale et la

    mode de la vie rustique lance par la reine Marie-Antoinette.

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  • doivent ltre. Pour La Mare au Diable en particulier, le fait que jai rapport dans lavant-propos, une gravure dHolbein, qui mavait frapp1, une scne relle que jeus sous les yeux dans le mme moment, au temps des semailles, voil tout ce qui ma pouss crire cette histoire modeste, place au milieu des humbles paysages que je parcourais chaque jour. Si on me demande ce que jai voulu faire, je rpondrai que jai voulu faire une chose trs touchante et trs simple, et que je nai pas russi mon gr. Jai bien vu, jai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ce que lartiste peut esprer de mieux, cest dengager ceux qui ont des yeux regarder aussi. Voyez donc la simplicit, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysans surtout dans ce quils ont de bon et de vrai : vous les verrez un peu dans mon

    1 George Sand est un pseudonyme masculin. De manire

    cohrente, elle emploie toujours la forme du masculin en parlant delle-mme dans ses crits.

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  • livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature.

    GEORGE SAND. Nohant, 12 avril 1851.

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  • I

    Lauteur au lecteur

    la sueur de ton visaige Tu gaigneras ta pauvre vie, Aprs long travail et usaige, Voicy la mort qui te convie.

    Ce quatrain en vieux franais, plac au-

    dessous dune composition dHolbein, est dune tristesse profonde dans sa navet. La gravure reprsente un laboureur conduisant sa charrue au milieu dun champ. Une vaste campagne stend au loin, on y voit de pauvres cabanes ; le soleil se couche derrire la colline. Cest la fin dune rude journe de travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons. Lattelage de quatre chevaux quil pousse en avant est maigre, extnu ; le soc senfonce dans un fonds raboteux et rebelle. Un seul tre est allgre et ingambe dans cette scne

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  • de sueur et usaige. Cest un personnage fantastique, un squelette arm dun fouet, qui court dans le sillon ct des chevaux effrays et les frappe, servant ainsi de valet de charrue au vieux laboureur. Cest la mort, ce spectre quHolbein a introduit allgoriquement dans la succession de sujets philosophiques et religieux, la fois lugubres et bouffons, intitule les Simulachres de la mort.

    Dans cette collection, ou plutt dans cette vaste composition o la mort, jouant son rle toutes les pages, est le lien et la pense dominante, Holbein a fait comparatre les souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, tout le monde de son temps et du ntre, et partout le spectre de la mort raille, menace et triomphe. Dun seul tableau elle est absente. Cest celui o le pauvre Lazare, couch sur un fumier la porte du riche, dclare quil ne la craint pas, sans doute parce quil na rien perdre et que sa vie est une mort anticipe.

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  • Cette pense stocienne du christianisme demi-paen de la Renaissance est-elle bien consolante, et les mes religieuses y trouvent-elles leur compte ? Lambitieux, le fourbe, le tyran, le dbauch, tous ces pcheurs superbes qui abusent de la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont tre punis, sans doute ; mais laveugle, le mendiant, le fou, le pauvre paysan, sont-ils ddommags de leur longue misre par la seule rflexion que la mort nest pas un mal pour eux ? Non ! Une tristesse implacable, une effroyable fatalit pse sur luvre de lartiste. Cela ressemble une maldiction amre lance sur le sort de lhumanit.

    Cest bien l la satire douloureuse, la peinture vraie de la socit quHolbein avait sous les yeux. Crime et malheur, voil ce qui le frappait ; mais nous, artistes dun autre sicle, que peindrons-nous ? Chercherons-nous dans la pense de la mort la rmunration de lhumanit prsente ? Linvoquerons-nous comme le chtiment de linjustice et le ddommagement de la souffrance ?

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  • Non, nous navons plus affaire la mort, mais la vie. Nous ne croyons plus ni au nant de la tombe, ni au salut achet par un renoncement forc ; nous voulons que la vie soit bonne, parce que nous voulons quelle soit fconde. Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se rjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son bl, sache quil travaille luvre de vie, et non quil se rjouisse de ce que la mort marche ses cts. Il faut enfin que la mort ne soit plus ni le chtiment de la prosprit, ni la consolation de la dtresse. Dieu ne la destine ni punir, ni ddommager de la vie ; car il a bni la vie, et la tombe ne doit pas tre un refuge o il soit permis denvoyer ceux quon ne veut pas rendre heureux.

    Certains artistes de notre temps, jetant un regard srieux sur ce qui les entoure, sattachent peindre la douleur, labjection de la misre, le fumier de Lazare. Ceci peut tre du domaine de lart et de la philosophie ; mais, en peignant la misre si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si

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  • criminelle, leur but est-il atteint, et leffet en est-il salutaire, comme ils le voudraient ? Nous nosons pas nous prononcer l-dessus. On peut nous dire quen montrant ce gouffre creus sous le sol fragile de lopulence, ils effraient le mauvais riche, comme, au temps de la danse macabre1, on lui montrait sa fosse bante et la mort prte lenlacer dans ses bras immondes. Aujourdhui on lui montre le bandit crochetant sa porte et lassassin guettant son sommeil. Nous confessons que nous ne comprenons pas trop comment on le rconciliera avec lhumanit quil mprise, comment on le rendra sensible aux douleurs du pauvre quil redoute, en lui montrant ce pauvre sous la forme du forat vad et du rdeur de nuit. Laffreuse mort, grinant des dents et jouant du violon dans les images dHolbein et de ses devanciers, na pas trouv moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et de consoler les

    1 la fin du Moyen ge, les danses macabres furent un

    genre fort pratiqu en peinture et en sculpture. Ces tableaux, fresques, ou retables, reprsentaient un cortge de squelettes dansant sous la conduite de la Mort.

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  • victimes. Est-ce que notre littrature ne procderait pas un peu en ceci comme les artistes du Moyen ge et de la Renaissance ?

    Les buveurs dHolbein remplissent leurs coupes avec une sorte de fureur pour carter lide de la mort, qui, invisible pour eux, leur sert dchanson. Les mauvais riches daujourdhui demandent des fortifications et des canons pour carter lide dune jacquerie, que lart leur montre, travaillant dans lombre, en dtail, en attendant le moment de fondre sur ltat social. Lglise du Moyen ge rpondait aux terreurs des puissants de la terre par la vente des indulgences1. Le gouvernement daujourdhui

    1 Les indulgences sont, dans la pratique catholique, une

    remise (calcule en nombre de jours) de la peine purger en purgatoire : elles sobtiennent en change de prires, dactes divers figurant parmi les prescriptions de la pratique religieuse. Elles ont aussi t vendues, par exemple par le pape Lon X en 1512, quiconque donnerait de largent pour achever la basilique Saint-Pierre Rome. Cette vente scandaleuse fut saisie par Luther comme exemple de la corruption du clerg catholique, corruption gnrale contre laquelle slevait la Rforme.

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  • calme linquitude des riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geliers, de baonnettes et de prisons.

    Albert Drer, Michel-Ange, Holbein, Callot, Goya, ont fait de puissantes satires des maux de leur sicle et de leur pays. Ce sont des uvres immortelles, des pages historiques dune valeur incontestable ; nous ne voulons pas dnier aux artistes le droit de sonder les plaies de la socit et de les mettre nu sous nos yeux ; mais ny a-t-il pas autre chose faire maintenant que la peinture dpouvante et de menace ? Dans cette littrature de mystres diniquit, que le talent et limagination ont mise la mode, nous aimons mieux les figures douces et suaves que les sclrats effet dramatique. Celles-l peuvent entreprendre et amener des conversions, les autres font peur, et la peur ne gurit pas lgosme, elle laugmente.

    Nous croyons que la mission de lart est une mission de sentiment et damour, que le roman daujourdhui devrait remplacer la parabole et lapologue des temps nafs, et que lartiste a une

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  • tche plus large et plus potique que celle de proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour attnuer leffroi quinspirent ses peintures. Son but devrait tre de faire aimer les objets de sa sollicitude, et, au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. Lart nest pas une tude de la ralit positive ; cest une recherche de la vrit idale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain lme que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses1.

    Lecteur, pardonnez-moi ces rflexions, et veuillez les accepter en manire de prface. Il ny en aura point dans lhistoriette que je vais vous raconter, et elle sera si courte et si simple que javais besoin de men excuser davance, en vous disant ce que je pense des histoires terribles.

    1 Le Vicaire de Wakefield (1766) est un roman trs moral de

    lcrivain anglais, Olivier Goldsmith ; il eut un grand succs en France. Le Paysan perverti (1775) de Restif de la Bretonne et Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos peignent au contraire, avec cynisme, les murs corrompues dune frange de la socit franaise du XVIIIe sicle.

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  • Cest propos dun laboureur que je me suis laiss entraner cette digression. Cest lhistoire dun laboureur prcisment que javais lintention de vous dire et que je vous dirai tout lheure.

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  • II

    Le labour Je venais de regarder longtemps et avec une

    profonde mlancolie le laboureur dHolbein, et je me promenais dans la campagne, rvant la vie des champs et la destine du cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses jours fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait arracher les trsors de sa fcondit, lorsquun morceau de pain le plus noir et le plus grossier est, la fin de la journe, lunique rcompense et lunique profit attachs un si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ces moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui sengraissent dans les longues herbes, sont la proprit de quelques-uns et les instruments de la fatigue et de lesclavage du plus grand nombre. Lhomme de loisir naime en gnral pour eux-mmes, ni les

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  • champs, ni les prairies, ni le spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se convertir en pices dor pour son usage. Lhomme de loisir vient chercher un peu dair et de sant dans le sjour de la campagne, puis il retourne dpenser dans les grandes villes le fruit du travail de ses vassaux.

    De son ct, lhomme du travail est trop accabl, trop malheureux, et trop effray de lavenir, pour jouir de la beaut des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour lui aussi les champs dors, les belles prairies, les animaux superbes, reprsentent des sacs dcus dont il naura quune faible part, insuffisante ses besoins, et que, pourtant, il faut remplir, chaque anne, ces sacs maudits, pour satisfaire le matre et payer le droit de vivre parcimonieusement et misrablement sur son domaine.

    Et pourtant, la nature est ternellement jeune, belle et gnreuse. Elle verse la posie et la beaut tous les tres, toutes les plantes, quon laisse sy dvelopper souhait. Elle possde le secret du bonheur, et nul na su le lui ravir. Le

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  • plus heureux des hommes serait celui qui, possdant la science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le bien-tre et la libert dans lexercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le cur et par le cerveau, de comprendre son uvre et daimer celle de Dieu. Lartiste a des jouissances de ce genre, dans la contemplation et la reproduction des beauts de la nature ; mais, en voyant la douleur des hommes qui peuplent ce paradis de la terre, lartiste au cur droit et humain est troubl au milieu de sa jouissance. Le bonheur serait l o lesprit, le cur et les bras, travaillant de concert sous lil de la Providence, une sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les ravissements de lme humaine. Cest alors quau lieu de la piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet la main, le peintre dallgories pourrait placer ses cts un ange radieux, semant pleines mains le bl bni sur le sillon fumant.

    Et le rve dune existence douce, libre, potique, laborieuse et simple pour lhomme des champs, nest pas si difficile concevoir quon

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  • doive le relguer parmi les chimres. Le mot triste et doux de Virgile : heureux lhomme des champs sil connaissait son bonheur ! est un regret ; mais, comme tous les regrets, cest aussi une prdiction. Un jour viendra o le laboureur pourra tre aussi un artiste, sinon pour exprimer (ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir le beau. Croit-on que cette mystrieuse intuition de la posie ne soit pas en lui dj ltat dinstinct et de vague rverie ? Chez ceux quun peu daisance protge ds aujourdhui, et chez qui lexcs du malheur ntouffe pas tout dveloppement moral et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprci est ltat lmentaire ; et, dailleurs, si du sein de la douleur et de la fatigue, des voix de potes se sont dj leves, pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des fonctions de lme ? Sans doute cette exclusion est le rsultat gnral dun travail excessif et dune misre profonde ; mais quon ne dise pas que quand lhomme travaillera modrment et utilement, il ny aura plus que de mauvais ouvriers et de mauvais potes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le sentiment de la posie

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  • est un vrai pote, net-il pas fait un vers dans toute sa vie.

    Mes penses avaient pris ce cours, et je ne mapercevais pas que cette confiance dans lducabilit de lhomme tait fortifie en moi par les influences extrieures. Je marchais sur la lisire dun champ que des paysans taient en train de prparer pour la semaille prochaine. Larne tait vaste comme celle du tableau dHolbein. Le paysage tait vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux approches de lautomne, ce large terrain dun brun vigoureux, o des pluies rcentes avaient laiss, dans quelques sillons, des lignes deau que le soleil faisait briller comme de minces filets dargent. La journe tait claire et tide, et la terre, frachement ouverte par le tranchant des charrues, exhalait une vapeur lgre. Dans le haut du champ un vieillard, dont le dos large et la figure svre rappelaient celui dHolbein, mais dont les vtements nannonaient pas la misre, poussait gravement

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  • son areau de forme antique1, tran par deux bufs tranquilles, la robe dun jaune ple, vritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux travailleurs quune longue habitude a rendus frres, comme on les appelle dans nos campagnes, et qui, privs lun de lautre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable lamiti du buf pour son camarade dattelage. Quils viennent voir au fond de ltable un pauvre animal maigre, extnu, battant de sa queue inquite ses flancs dcharns, soufflant avec effroi et ddain sur la nourriture quon lui prsente, les yeux toujours tourns vers la porte, en grattant du pied la place vide ses cts, flairant les jougs et les chanes que son compagnon a ports, et lappelant sans cesse avec

    1 Mot berrichon pour dsigner la charrue. De forme

    antique , parce que la charrue est alors encore en Berry une charrue sans roue, semblable celle dont se servaient les Romains.

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  • de dplorables mugissements. Le bouvier dira : Cest une paire de bufs perdue ; son frre est mort, et celui-l ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir lengraisser pour labattre ; mais il ne veut pas manger, et bientt il sera mort de faim.

    Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus que lui ; mais, grce la continuit dun labeur sans distraction et dune dpense de forces prouves et soutenues, son sillon tait aussi vite creus que celui de son fils, qui menait, quelque distance, quatre bufs moins robustes, dans une veine de terres plus fortes1 et plus pierreuses.

    Mais ce qui attira ensuite mon attention tait vritablement un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. lautre extrmit de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux robe sombre mle de noir et de fauve reflets de feu, avec ces ttes courtes

    1 Lourdes, rsistantes, difficiles labourer.

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  • et frises qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccad qui sirrite encore du joug et de laiguillon et nobit quen frmissant de colre la domination nouvellement impose. Cest ce quon appelle des bufs frachement lis. Lhomme qui les gouvernait avait dfricher un coin nagure abandonn au pturage et rempli de souches sculaires, travail dathlte auquel suffisaient peine son nergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi indompts.

    Un enfant de six sept ans, beau comme un ange, et les paules couvertes, sur sa blouse, dune peau dagneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres de la Renaissance, marchait dans le sillon parallle la charrue et piquait le flanc des bufs avec une gaule longue et lgre, arme dun aiguillon peu acr. Les fiers animaux frmissaient sous la petite main de lenfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies lis leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsquune racine arrtait le soc, le laboureur

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  • criait dune voix puissante, appelant chaque bte par son nom, mais plutt pour calmer que pour exciter ; car les bufs, irrits par cette brusque rsistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jets de ct emportant lareau travers champs, si, de la voix et de laiguillon, le jeune homme net maintenu les quatre premiers, tandis que lenfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, dune voix quil voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure anglique. Tout cela tait beau de force ou de grce : le paysage, lhomme, lenfant, les taureaux sous le joug ; et, malgr cette lutte puissante o la terre tait vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand lobstacle tait surmont et que lattelage reprenait sa marche gale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence ntait quun exercice de vigueur et une dpense dactivit, reprenait tout coup la srnit des mes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la voix mle de ce jeune pre de famille entonnait

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  • le chant solennel et mlancolique que lantique tradition du pays transmet, non tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consomms dans lart dexciter et de soutenir lardeur des bufs de travail. Ce chant, dont lorigine fut peut-tre considre comme sacre, et auquel de mystrieuses influences ont d tre attribues jadis, est rput encore aujourdhui possder la vertu dentretenir le courage de ces animaux, dapaiser leurs mcontentements et de charmer lennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traant un sillon parfaitement rectiligne, de leur allger la peine en soulevant ou enfonant point le fer dans la terre : on nest point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bufs, et cest l une science part qui exige un got et des moyens particuliers.

    Ce chant nest, vrai dire, quune sorte de rcitatif interrompu et repris volont. Sa forme irrgulire et ses intonations fausses selon les rgles de lart musical le rendent intraduisible. Mais ce nen est pas moins un beau chant, et tellement appropri la nature du travail quil

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  • accompagne, lallure du buf, au calme des lieux agrestes, la simplicit des hommes qui le disent, quaucun gnie tranger au travail de la terre ne let invent, et quaucun chanteur autre quun fin laboureur de cette contre ne saurait le redire. Aux poques de lanne o il ny a pas dautre travail et dautre mouvement dans la campagne que celui du labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une voix de la brise, laquelle sa tonalit particulire donne une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, tenue et tremble avec une longueur et une puissance dhaleine incroyable, monte dun quart de ton en faussant systmatiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est indicible, et quand on sest habitu lentendre, on ne conoit pas quun autre chant pt slever ces heures et dans ces lieux-l, sans en dranger lharmonie.

    Il se trouvait donc que javais sous les yeux un tableau qui contrastait avec celui dHolbein, quoique ce ft une scne pareille. Au lieu dun triste vieillard, un homme jeune et dispos ; au lieu dun attelage de chevaux efflanqus et harasss, un double quadrige de bufs robustes et ardents ;

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  • au lieu de la mort, un bel enfant ; au lieu dune image de dsespoir et dune ide de destruction, un spectacle dnergie et une pense de bonheur.

    Cest alors que le quatrain franais :

    la sueur de ton visaige, etc.

    et le O fortunatos... / agricolas de Virgile1 me revinrent ensemble lesprit, et quen voyant ce couple si beau, lhomme et lenfant, accomplir dans des conditions si potiques et avec tant de grce unie la force, un travail plein de grandeur et de solennit, je sentis une piti profonde mle un respect involontaire. Heureux le laboureur ! oui, sans doute, je le serais sa place, si mon bras, devenu tout dun coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, pouvaient ainsi fconder et chanter la nature, sans que mes yeux

    1 O fortunatos nimium, sua si bona norint / agricolas

    (Virgile, Gorgiques, II, 458-9). George Sand a dj cit ce mot triste et doux de Virgile : heureux lhomme des champs, sil connaissait son bonheur.

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  • cessassent de voir et mon cerveau de comprendre lharmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la grce des contours, en un mot la beaut mystrieuse des choses ! et surtout sans que mon cur cesst dtre en relation avec le sentiment divin qui a prsid la cration immortelle et sublime.

    Mais, hlas ! cet homme na jamais compris le mystre du beau, cet enfant ne le comprendra jamais !... Dieu me prserve de croire quils ne soient pas suprieurs aux animaux quils dominent, et quils naient pas par instants une sorte de rvlation extatique qui charme leur fatigue et endort leurs soucis ! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur, car ils sont ns rois de la terre bien mieux que ceux qui la possdent pour lavoir paye. Et la preuve quils le sentent, cest quon ne les dpayserait pas impunment, cest quils aiment ce sol arros de leurs sueurs, cest que le vrai paysan meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ qui la vu natre. Mais il manque cet homme une partie des jouissances que je possde, jouissances immatrielles qui lui seraient bien

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  • dues, lui, louvrier du vaste temple1 que le ciel est seul assez vaste pour embrasser. Il lui manque la connaissance de son sentiment. Ceux qui lont condamn la servitude ds le ventre de sa mre, ne pouvant lui ter la rverie, lui ont t la rflexion.

    Eh bien ! tel quil est, incomplet et condamn une ternelle enfance, il est encore plus beau que celui chez qui la science a touff le sentiment. Ne vous levez pas au-dessus de lui, vous autres qui vous croyez investis du droit lgitime et imprescriptible de lui commander, car cette erreur effroyable o vous tes prouve que votre esprit a tu votre cur, et que vous tes les plus incomplets et les plus aveugles des hommes !... Jaime encore mieux cette simplicit de son me que les fausses lumires de la vtre ; et si javais raconter sa vie, jaurais plus de plaisir en faire ressortir les cts doux et touchants, que vous navez de mrite peindre

    1 Il sagit du temple de la nature , expression consacre

    dans la posie romantique.

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  • labjection o les rigueurs et les mpris de vos prceptes sociaux peuvent le prcipiter.

    Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la sienne, et chacun pourrait intresser au roman de sa propre vie, sil lavait compris... Quoique paysan et simple laboureur, Germain stait rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait raconts navement, clairement, et je lavais cout avec intrt. Quand je leus regard labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas crite, quoique ce ft une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu orne que le sillon quil traait avec sa charrue.

    Lanne prochaine, ce sillon sera combl et couvert par un sillon nouveau. Ainsi simprime et disparat la trace de la plupart des hommes dans le champ de lhumanit. Un peu de terre lefface, et les sillons que nous avons creuss se succdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetire. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas

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  • celui de loisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une singularit ou une absurdit quelconque, il fait un peu de bruit dans le monde ?...

    Eh bien ! arrachons, sil se peut, au nant de loubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il nen saura rien et ne sen inquitera gure ; mais jaurai eu quelque plaisir le tenter.

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  • III

    Le pre Maurice Germain, lui dit un jour son beau-pre, il

    faut pourtant te dcider reprendre femme. Voil bientt deux ans que tu es veuf de ma fille, et ton an a sept ans. Tu approches de la trentaine, mon garon, et tu sais que, pass cet ge-l, dans nos pays, un homme est rput trop vieux pour rentrer en mnage. Tu as trois beaux enfants, et jusquici ils ne nous ont point embarrasss. Ma femme et ma bru les ont soigns de leur mieux, et les ont aims comme elles le devaient. Voil Petit-Pierre quasi lev ; il pique dj les bufs assez gentiment ; il est assez sage pour garder les btes au pr, et assez fort pour mener les chevaux labreuvoir. Ce nest donc pas celui-l qui nous gne ; mais les deux autres, que nous aimons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents !

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  • nous donnent cette anne beaucoup de souci. Ma bru est prs daccoucher et elle en a encore un tout petit sur les bras. Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus soccuper de ta petite Solange, et surtout de ton Sylvain, qui na pas quatre ans et qui ne se tient gure en repos ni le jour ni la nuit. Cest un sang vif comme toi : a fera un bon ouvrier, mais a fait un terrible enfant, et ma vieille ne court plus assez vite pour le rattraper quand il se sauve du ct de la fosse, ou quand il se jette sous les pieds des btes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde, son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les bras de ma femme. Donc tes enfants nous inquitent et nous surchargent. Nous naimons pas voir des enfants mal soigns ; et quand on pense aux accidents qui peuvent leur arriver, faute de surveillance, on na pas la tte en repos. Il te faut donc une autre femme et moi une autre bru. Songes-y, mon garon. Je tai dj averti plusieurs fois, le temps se passe, les annes ne tattendront point. Tu dois tes enfants et nous autres, qui voulons que tout aille bien dans la

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  • maison, de te remarier au plus tt. Eh bien, mon pre, rpondit le gendre, si

    vous le voulez absolument, il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et que je nen ai gure plus denvie que de me noyer. On sait qui on perd et on ne sait pas qui lon trouve. Javais une brave femme, une belle femme, douce, courageuse, bonne ses pre et mre, bonne son mari, bonne ses enfants, bonne au travail, aux champs comme la maison, adroite louvrage, bonne tout enfin ; et quand vous me lavez donne, quand je lai prise, nous navions pas mis dans nos conditions que je viendrais loublier si javais le malheur de la perdre.

    Ce que tu dis l est dun bon cur, Germain, reprit le pre Maurice ; je sais que tu as aim ma fille, que tu las rendue heureuse, et que si tu avais pu contenter la mort en passant sa place, Catherine serait en vie lheure quil est, et toi dans le cimetire. Elle mritait bien dtre aime de toi ce point-l, et si tu ne ten consoles pas, nous ne nous en consolons pas non plus. Mais je

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  • ne te parle pas de loublier. Le bon Dieu a voulu quelle nous quittt, et nous ne passerons pas un jour sans lui faire savoir par nos prires, nos penses, nos paroles et nos actions, que nous respectons son souvenir et que nous sommes fchs1 de son dpart. Mais si elle pouvait te parler de lautre monde et te donner connatre sa volont, elle te commanderait de chercher une mre pour ses petits orphelins. Il sagit donc de rencontrer une femme qui soit digne de la remplacer. Ce ne sera pas bien ais ; mais ce nest pas impossible ; et quand nous te laurons trouve, tu laimeras comme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnte homme, et que tu lui sauras gr de nous rendre service et daimer tes enfants.

    Cest bien, pre Maurice, dit Germain, je ferai votre volont comme je lai toujours faite.

    Cest une justice te rendre, mon fils, que tu as toujours cout lamiti et les bonnes raisons

    1 Dsols, contraris, affligs (sens classique, que lon

    trouve chez Molire, par exemple).

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  • de ton chef de famille. Avisons donc ensemble au choix de ta nouvelle femme. Dabord je ne suis pas davis que tu prennes une jeunesse. Ce nest pas ce quil te faut. La jeunesse est lgre ; et comme cest un fardeau dlever trois enfants, surtout quand ils sont dun autre lit, il faut une bonne me bien sage, bien douce et trs porte au travail. Si ta femme na pas environ le mme ge que toi, elle naura pas assez de raison pour accepter un pareil devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop jeunes. Elle se plaindra et tes enfants ptiront.

    Voil justement ce qui minquite, dit Germain. Si ces pauvres petits venaient tre maltraits, has, battus ?

    Dieu ne plaise ! reprit le vieillard. Mais les mchantes femmes sont plus rares dans notre pays que les bonnes, et il faudrait tre fou pour ne pas mettre la main sur celle qui convient.

    Cest vrai, mon pre : il y a de bonnes filles dans notre village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la Marguerite... enfin, celle que vous voudrez.

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  • Doucement, doucement, mon garon, toutes ces filles-l sont trop jeunes ou trop pauvres... ou trop jolies filles ; car, enfin, il faut penser cela aussi, mon fils. Une jolie femme nest pas toujours aussi range quune autre.

    Vous voulez donc que jen prenne une laide ? dit Germain un peu inquiet.

    Non, point laide, car cette femme te donnera dautres enfants, et il ny a rien de si triste que davoir des enfants laids, chtifs, et malsains. Mais une femme encore frache, dune bonne sant et qui ne soit ni belle ni laide, ferait trs bien ton affaire.

    Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement, que, pour lavoir telle que vous la voulez, il faudra la faire faire exprs : dautant plus que vous ne la voulez point pauvre, et que les riches ne sont pas faciles obtenir surtout pour un veuf.

    Et si elle tait veuve elle-mme, Germain ? L, une veuve sans enfants et avec un bon bien ?

    Je nen connais pas pour le moment dans

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  • notre paroisse. Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs. Vous avez quelquun en vue, mon pre ;

    alors, dites-le tout de suite.

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  • IV

    Germain le fin laboureur Oui, jai quelquun en vue, rpondit le pre

    Maurice. Cest une Lonard, veuve dun Gurin, qui demeure Fourche.

    Je ne connais ni la femme ni lendroit, rpondit Germain rsign, mais de plus en plus triste.

    Elle sappelle Catherine, comme ta dfunte. Catherine ? Oui, a me fera plaisir davoir

    dire ce nom-l : Catherine ! Et pourtant, si je ne peux pas laimer autant que lautre, a me fera encore plus de peine, a me la rappellera plus souvent.

    Je te dis que tu laimeras : cest un bon sujet, une femme de grand cur ; je ne lai pas vue depuis longtemps, elle ntait pas laide fille

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  • alors ; mais elle nest plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est dune bonne famille, tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres, quelle vendrait volontiers pour en acheter dautres dans lendroit o elle stablirait ; car elle songe aussi se remarier, et je sais que, si ton caractre lui convenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

    Vous avez donc dj arrang tout cela ? Oui, sauf votre avis tous les deux ; et cest

    ce quil faudrait vous demander lun lautre, en faisant connaissance. Le pre de cette femme-l est un peu mon parent, et il a t beaucoup mon ami. Tu le connais bien, le pre Lonard ?

    Oui, je lai vu vous parler dans les foires, et la dernire, vous avez djeun ensemble ; cest donc de cela quil vous entretenait si longuement ?

    Sans doute ; il te regardait vendre tes btes et il trouvait que tu ty prenais bien, que tu tais un garon de bonne mine, que tu paraissais actif et entendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et comme tu te conduis bien avec nous, depuis

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  • huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans avoir jamais eu un mot de chagrin1 ou de colre, il sest mis dans la tte de te faire pouser sa fille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, daprs la bonne renomme quelle a, daprs lhonntet de sa famille et les bonnes affaires o je sais quils sont.

    Je vois, pre Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes affaires.

    Sans doute, jy tiens. Est-ce que tu ny tiens pas aussi ?

    Jy tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir ; mais vous savez que, pour ma part, je ne membarrasse jamais de ce qui me revient ou ne me revient pas dans nos profits. Je ne mentends pas faire des partages, et ma tte nest pas bonne pour ces choses-l. Je connais la terre, je connais les bufs, les chevaux, les attelages, les

    1 Dhumeur dsagrable. Mme sens que dans lexpression,

    encore usite aujourdhui : avoir un caractre chagrin (prompt la mauvaise humeur).

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  • semences, la battaison1, les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les menus profits et la culture fine, vous savez que a regarde votre fils et que je ne men mle pas beaucoup. Quant largent, ma mmoire est courte, et jaimerais mieux tout cder que de disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de me tromper et de rclamer ce qui ne mest pas d, et si les affaires ntaient pas simples et claires, je ne my retrouverais jamais.

    Cest tant pis, mon fils, et voil pourquoi jaimerais que tu eusses une femme de tte pour me remplacer quand je ny serai plus. Tu nas jamais voulu voir clair dans nos comptes, et a pourrait tamener du dsagrment avec mon fils, quand vous ne maurez plus pour vous mettre daccord et vous dire ce qui vous revient chacun.

    Puissiez-vous vivre longtemps, pre Maurice ! Mais ne vous inquitez pas de ce qui

    1 Mot du Berry, pour battage, action de battre le bl pour

    sparer le grain de lpi.

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  • sera aprs vous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils. Je me fie Jacques comme vous-mme, et comme je nai pas de bien moi, que tout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient nos enfants, je peux tre tranquille et vous aussi ; Jacques ne voudrait pas dpouiller les enfants de sa sur pour les siens, puisquil les aime quasi autant les uns que les autres.

    Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un bon frre, et un homme qui aime la vrit. Mais Jacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient levs, et il faut toujours songer, dans une famille, ne pas laisser des mineurs sans un chef pour les bien conseiller et rgler leurs diffrends. Autrement les gens de loi sen mlent, les brouillent ensemble et leur font tout manger en procs. Ainsi donc, nous ne devons pas penser mettre chez nous une personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire quun jour cette personne-l aura peut-tre diriger la conduite et les affaires dune trentaine denfants, petits-enfants, gendres et brus... On ne sait pas combien une famille peut saccrotre, et quand la ruche est trop pleine, quil

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  • faut essaimer, chacun songe emporter son miel. Quand je tai pris pour gendre, quoique ma fille ft riche et toi pauvre, je ne lui ai pas fait reproche de tavoir choisi. Je te voyais bon travailleur, et je savais bien que la meilleure richesse pour des gens de campagne comme nous, cest une paire de bras et un cur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une famille, il apporte assez. Mais une femme, cest diffrent : son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour acqurir. Dailleurs, prsent que tu es pre et que tu cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants, nayant rien prtendre dans lhritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misre si tu venais mourir, moins que ta femme net quelque bien de son ct. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coteront quelque chose nourrir. Si cela retombait sur nous seuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en plaindre ; mais le bien-tre de tout le monde en serait diminu, et les premiers enfants auraient leur part de privations l-dedans. Quand les familles augmentent outre mesure sans que le

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  • bien augmente en proportion, la misre vient, quelque courage quon y mette. Voil mes observations, Germain, pse-les, et tche de te faire agrer la veuve Gurin ; car sa bonne conduite et ses cus apporteront ici de laide dans le prsent et de la tranquillit pour lavenir.

    Cest dit, mon pre. Je vais tcher de lui plaire et quelle me plaise.

    Pour cela il faut la voir et aller la trouver. Dans son endroit ? Fourche ? Cest loin

    dici, nest-ce pas ? et nous navons gure le temps de courir dans cette saison.

    Quand il sagit dun mariage damour, il faut sattendre perdre du temps ; mais quand cest un mariage de raison entre deux personnes qui nont pas de caprices et savent ce quelles veulent, cest bientt dcid. Cest demain samedi ; tu feras ta journe de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures aprs dner1 ; tu seras Fourche la nuit ; la lune est

    1 Dner, selon lancien usage, dsigne le repas de midi,

    aujourdhui nomm djeuner (en France).

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  • grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il ny a pas plus de trois lieues de pays. Cest prs du Magnier. Dailleurs tu prendras la jument.

    Jaimerais autant aller pied, par ce temps frais.

    Oui, mais la jument est belle, et un prtendu qui arrive aussi bien mont a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs, et tu porteras un joli prsent de gibier au pre Lonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passeras la journe du dimanche avec sa fille, et tu reviendras avec un oui ou un non lundi matin.

    Cest entendu rpondit tranquillement Germain ; et pourtant il ntait pas tout fait tranquille.

    Germain avait toujours vcu sagement comme vivent les paysans laborieux. Mari vingt ans, il navait aim quune femme dans sa vie, et, depuis son veuvage, quoiquil ft dun caractre imptueux et enjou, il navait ri et foltr avec aucune autre. Il avait port fidlement un vritable regret dans son cur, et ce ntait pas

    49

  • sans crainte et sans tristesse quil cdait son beau-pre ; mais le beau-pre avait toujours gouvern sagement la famille, et Germain, qui stait dvou tout entier luvre commune, et, par consquent, celui qui la personnifiait, au pre de famille, Germain ne comprenait pas quil et pu se rvolter contre de bonnes raisons, contre lintrt de tous.

    Nanmoins il tait triste. Il se passait peu de jours quil ne pleurt sa femme en secret, et, quoique la solitude comment lui peser, il tait plus effray de former une union nouvelle que dsireux de se soustraire son chagrin. Il se disait vaguement que lamour et pu le consoler, en venant le surprendre, car lamour ne console pas autrement. On ne le trouve pas quand on le cherche ; il vient nous quand nous ne lattendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait le pre Maurice, cette fiance inconnue, peut-tre mme tout ce bien quon lui disait de sa raison et de sa vertu, lui donnaient penser. Et il sen allait, songeant, comme songent les hommes qui nont pas assez dides pour quelles se combattent entre elles, cest--dire ne

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  • se formulant pas lui-mme de belles raisons de rsistance et dgosme, mais souffrant dune douleur sourde, et ne luttant pas contre un mal quil fallait accepter.

    Cependant, le pre Maurice tait rentr la mtairie, tandis que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit, occupait la dernire heure du jour fermer les brches que les moutons avaient faites la bordure dun enclos voisin des btiments. Il relevait les tiges dpine et les soutenait avec des mottes de terre, tandis que les grives babillaient dans le buisson voisin et semblaient lui crier de se hter, curieuses quelles taient de venir examiner son ouvrage aussitt quil serait parti.

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  • V

    La Guillette Le pre Maurice trouva chez lui une vieille

    voisine qui tait venue causer avec sa femme tout en cherchant de la braise pour allumer son feu. La mre Guillette habitait une chaumire fort pauvre deux portes de fusil de la ferme. Mais ctait une femme dordre et de volont. Sa pauvre maison tait propre et bien tenue, et ses vtements rapics avec soin annonaient le respect de soi-mme au milieu de la dtresse.

    Vous tes venue chercher le feu du soir, mre Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous quelque autre chose ?

    Non, pre Maurice, rpondit-elle ; rien pour le moment. Je ne suis pas qumandeuse, vous le savez, et je nabuse pas de la bont de mes amis.

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  • Cest la vrit ; aussi vos amis sont toujours prts vous rendre service.

    Jtais en train de causer avec votre femme, et je lui demandais si Germain se dcidait enfin se remarier.

    Vous ntes point une bavarde, rpondit le pre Maurice, on peut parler devant vous sans craindre les propos : ainsi je dirai ma femme et vous que Germain est tout fait dcid ; il part demain pour le domaine de Fourche.

    la bonne heure ! scria la mre Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieu veuille quil trouve une femme aussi bonne et aussi brave que lui !

    Ah ! il va Fourche ? observa la Guillette. Voyez comme a se trouve ! cela marrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout lheure si je dsirais quelque chose, je vas vous dire, pre Maurice, en quoi vous pouvez mobliger.

    Dites, dites, vous obliger, nous le voulons. Je voudrais que Germain prt la peine

    demmener ma fille avec lui.

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  • O donc ? Fourche ? Non, pas Fourche ; mais aux Ormeaux, o

    elle va demeurer le reste de lanne. Comment ! dit la mre Maurice, vous vous

    sparez de votre fille ? Il faut bien quelle entre en condition1 et

    quelle gagne quelque chose. a me fait assez de peine et elle aussi, la pauvre me ! Nous navons pas pu nous dcider nous quitter lpoque de la Saint-Jean ; mais voil que la Saint-Martin2 arrive, et quelle trouve une bonne place de bergre dans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait lautre jour par ici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses trois moutons sur le communal3. Vous ntes

    1 En service. 2 la Saint-Jean (24 juin) et la Saint-Martin (11

    novembre) avaient lieu dans les campagnes de grandes foires au cours desquelles les jeunes gens, garons et filles, se prsentaient pour se louer comme domestiques.

    3 Terrain appartenant la commune et o les paysans pauvres pouvaient mener patre leurs btes.

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  • gure occupe, ma petite fille, quil lui dit ; et trois moutons pour une pastoure1, ce nest gure. Voulez-vous en garder cent ? je vous emmne. La bergre de chez nous est tombe malade, elle retourne chez ses parents, et si vous voulez tre chez nous avant huit jours, vous aurez cinquante francs pour le reste de lanne jusqu la Saint-Jean. Lenfant a refus, mais elle na pu se dfendre dy songer et de me le dire lorsquen rentrant le soir elle ma vue triste et embarrasse de passer lhiver, qui va tre rude et long, puisquon a vu, cette anne, les grues et les oies sauvages traverser les airs un grand mois plus tt que de coutume. Nous avons pleur toutes deux ; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas rester ensemble, puisquil y a peine de quoi faire vivre une seule personne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est en ge (la voil qui prend seize ans), il faut bien quelle fasse comme les autres, quelle gagne son pain et quelle aide sa pauvre

    1 Bergre. Le mot est soulign par George Sand pour en

    signaler lappartenance au patois berrichon.

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  • mre. Mre Guillette, dit le vieux laboureur, sil ne

    fallait que cinquante francs pour vous consoler de vos peines et vous dispenser denvoyer votre enfant au loin, vrai, je vous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens comme nous a commence peser. Mais en toutes choses il faut consulter la raison autant que lamiti. Pour tre sauve de la misre de cet hiver, vous ne le serez pas de la misre venir, et plus votre fille tardera prendre un parti, plus elle et vous aurez de peine vous quitter. La petite Marie se fait grande et forte, et elle na pas de quoi soccuper chez vous. Elle pourrait y prendre lhabitude de la fainantise...

    Oh ! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guillette. Marie est courageuse autant que fille riche et la tte dun gros travail puisse ltre. Elle ne reste pas un instant les bras croiss, et, quand nous navons pas douvrage, elle nettoie et frotte nos pauvres meubles quelle rend clairs comme des miroirs. Cest une enfant qui vaut son pesant dor, et jaurais bien mieux aim quelle

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  • entrt chez vous comme bergre que daller si loin chez des gens que je ne connais pas. Vous lauriez prise la Saint-Jean, si nous avions su nous dcider ; mais prsent vous avez lou tout votre monde, et ce nest qu la Saint-Jean de lautre anne que nous pourrons y songer.

    Eh ! jy consens de tout mon cur, Guillette ! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle fera bien dapprendre un tat et de shabituer servir les autres.

    Oui, sans doute ; le sort en est jet. Le fermier des Ormeaux la fait demander ce matin ; nous avons dit oui, et il faut quelle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin, et je naimerais pas lenvoyer si loin toute seule. Puisque votre gendre va Fourche demain, il peut bien lemmener. Il parat que cest tout ct du domaine o elle va, ce quon ma dit ; car je nai jamais fait ce voyage-l.

    Cest tout ct, et mon gendre la conduira. Cela se doit ; il pourra mme la prendre en croupe sur la jument, ce qui mnagera ses souliers. Le voil qui rentre pour souper. Dis-

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  • moi, Germain, la petite Marie la mre Guillette sen va bergre aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, nest-ce pas ?

    Cest bien, rpondit Germain qui tait soucieux, mais toujours dispos rendre service son prochain.

    Dans notre monde nous, pareille chose ne viendrait pas la pense dune mre, de confier une fille de seize ans un homme de vingt-huit ; car Germain navait rellement que vingt-huit ans ; et quoique, selon les ides de son pays, il passt pour vieux au point de vue du mariage, il tait encore le plus bel homme de lendroit. Le travail ne lavait pas creus et fltri comme la plupart des paysans qui ont dix annes de labourage sur la tte. Il tait de force labourer encore dix ans sans paratre vieux, et il et fallu que le prjug de lge ft bien fort sur lesprit dune jeune fille pour lempcher de voir que Germain avait le teint frais, lil vif et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents superbes, le corps lgant et souple comme celui dun jeune cheval qui na pas encore quitt le pr.

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  • Mais la chastet des murs est une tradition sacre dans certaines campagnes loignes du mouvement corrompu des grandes villes, et, entre toutes les familles de Belair, la famille de Maurice tait rpute honnte et servant la vrit. Germain sen allait chercher femme ; Marie tait une enfant trop jeune et trop pauvre pour quil y songet dans cette vue, et, moins dtre un sans cur et un mauvais homme, il tait impossible quil et une coupable pense auprs delle. Le pre Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette jolie fille ; la Guillette et cru lui faire injure si elle lui et recommand de la respecter comme sa sur ; Marie monta sur la jument en pleurant, aprs avoir vingt fois embrass sa mre et ses jeunes amies. Germain, qui tait triste pour son compte, compatissait dautant plus son chagrin, et sen alla dun air srieux, tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la main la pauvre Marie sans songer mal.

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  • VI

    Petit-Pierre La Grise tait jeune, belle et vigoureuse. Elle

    portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fire et ardente jument quelle tait. En passant devant le pr-long elle aperut sa mre, qui sappelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et elle hennit en signe dadieu. La vieille Grise sapprocha de la haie en faisant rsonner ses enferges1, essaya de galoper sur la marge du pr pour suivre sa fille ; puis, la voyant prendre le grand trot, elle hennit son tour, et resta pensive, inquite, le nez au vent, la bouche pleine dherbes

    1 Ou enfarges : liens avec lesquels on attachait entre elles

    les pattes des chevaux mis en pture pour les empcher de courir.

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  • quelle ne songeait plus manger. Cette pauvre bte connat toujours sa

    progniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. a me fait penser que je nai pas embrass mon petit Pierre avant de partir. Le mauvais enfant ntait pas l ! Il voulait, hier au soir, me faire promettre de lemmener, et il a pleur pendant une heure dans son lit. Ce matin, encore, il a tout essay pour me persuader. Oh ! quil est adroit et clin ! mais quand il a vu que a ne se pouvait pas, monsieur sest fch : il est parti dans les champs, et je ne lai pas revu de la journe.

    Moi, je lai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du ct des tailles1, et je me suis bien doute quil tait hors de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait des prunelles et des mres de buisson. Je lui ai donn le pain de mon goter, et il ma dit : Merci, ma Marie mignonne : quand tu viendras

    1 Bois coup qui commence repousser.

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  • chez nous, je te donnerai de la galette. Cest un enfant trop gentil que vous avez l, Germain !

    Oui, quil est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui ! Si sa grand-mre navait pas eu plus de raison que moi, je naurais pas pu me tenir de lemmener, quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre petit cur en tait tout gonfl.

    Eh bien ! pourquoi ne lauriez-vous pas emmen, Germain ? Il ne vous aurait gure embarrass ; il est si raisonnable quand on fait sa volont !

    Il parat quil aurait t de trop l o je vais. Du moins ctait lavis du pre Maurice... Moi, pourtant, jaurais pens quau contraire il fallait voir comment on le recevrait, et quun si gentil enfant ne pouvait qutre pris en bonne amiti... Mais ils disent la maison quil ne faut pas commencer par faire voir les charges du mnage... Je ne sais pas pourquoi je te parle de a, petite Marie ; tu ny comprends rien.

    Si fait, Germain ; je sais que vous allez vous marier ; ma mre me la dit, en me

    62

  • recommandant de nen parler personne, ni chez nous, ni l o je vais, et vous pouvez tre tranquille : je nen dirai mot.

    Tu feras bien, car ce nest pas fait ; peut-tre que je ne conviendrai pas la femme en question.

    Il faut esprer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui conviendriez-vous pas ?

    Qui sait ? Jai trois enfants, et cest lourd pour une femme qui nest pas leur mre !

    Cest vrai, mais vos enfants ne sont pas comme dautres enfants.

    Crois-tu ? Ils sont beaux comme des petits anges, et si

    bien levs quon nen peut pas voir de plus aimables.

    Il y a Sylvain qui nest pas trop commode. Il est tout petit ! il ne peut pas tre autrement

    que terrible, mais il a tant desprit ! Cest vrai quil a de lesprit ! et un courage !

    Il ne craint ni vaches, ni taureaux, et si on le laissait faire, il grimperait dj sur les chevaux

    63

  • avec son an. Moi, votre place, jaurais amen lan.

    Bien sr a vous aurait fait aimer tout de suite, davoir un enfant si beau !

    Oui, si la femme aime les enfants ; mais si elle ne les aime pas !

    Est-ce quil y a des femmes qui naiment pas les enfants ?

    Pas beaucoup, je pense ; mais enfin il y en a, et cest l ce qui me tourmente.

    Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme ?

    Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connatre, aprs que je laurai vue. Je ne suis pas mfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, jy crois : mais jai t plus dune fois mme de men repentir, car les paroles ne sont pas des actions.

    On dit que cest une fort brave femme. Qui dit cela ? le pre Maurice ! Oui, votre beau-pre.

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  • Cest fort bien : mais il ne la connat pas non plus.

    Eh bien, vous la verrez tantt, vous ferez grande attention, et il faut esprer que vous ne vous tromperez pas, Germain.

    Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un peu dans la maison, avant de ten aller tout droit aux Ormeaux : tu es fine, toi, tu as toujours montr de lesprit, et tu fais attention tout. Si tu vois quelque chose qui te donne penser, tu men avertiras tout doucement.

    Oh ! non, Germain, je ne ferai pas cela ! je craindrais trop de me tromper ; et, dailleurs, si une parole dite la lgre venait vous dgoter de ce mariage, vos parents men voudraient, et jai bien assez de chagrins comme a, sans en attirer dautres sur ma pauvre chre femme de mre.

    Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un cart en dressant les oreilles, puis revint sur ses pas et se rapprocha du buisson, o quelque chose quelle commenait reconnatre lavait dabord effraye. Germain jeta un regard sur le buisson, et

    65

  • vit dans le foss, sous les branches paisses et encore fraches dun tteau1 de chne, quelque chose quil prit pour un agneau.

    Cest une bte gare, dit-il, ou morte, car elle ne bouge pas. Peut-tre que quelquun la cherche ; il faut voir !

    Ce nest pas une bte, scria la petite Marie, cest un enfant qui dort ; cest votre Petit-Pierre.

    Par exemple ! dit Germain en descendant de cheval : voyez ce petit garnement qui dort l, si loin de la maison, et dans un foss o quelque serpent pourrait bien le trouver !

    Il prit dans ses bras lenfant qui lui sourit en ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui disant : Mon petit pre, tu vas memmener avec toi !

    Ah oui ! toujours la mme chanson ! Que faisiez-vous l, mauvais Pierre ?

    Jattendais mon petit pre passer, dit

    1 Arbre que lon taille rgulirement et dont le branchage

    prend la forme dune grosse tte.

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  • lenfant ; je regardais sur le chemin, et, force de regarder, je me suis endormi.

    Et si jtais pass sans te voir, tu serais rest toute la nuit dehors, et le loup taurait mang !

    Oh ! je savais bien que tu me verrais ! rpondit Petit-Pierre avec confiance.

    Eh bien, prsent, mon Pierre, embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite la maison, si tu ne veux pas quon soupe sans toi.

    Tu ne veux donc pas memmener ! scria le petit en commenant frotter ses yeux pour montrer quil avait dessein de pleurer.

    Tu sais bien que grand-pre et grand-mre ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrire lautorit des vieux parents, comme un homme qui ne compte gure sur la sienne propre.

    Mais lenfant nentendit rien. Il se prit pleurer tout de bon, disant que, puisque son pre emmenait la petite Marie, il pouvait bien lemmener aussi. On lui objecta quil fallait passer les grands bois, quil y avait l beaucoup de mchantes btes qui mangeaient les petits

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  • enfants, que la Grise ne voulait pas porter trois personnes, quelle lavait dclar en partant, et que, dans le pays o lon se rendait, il ny avait ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons ne persuadrent point Petit-Pierre ; il se jeta sur lherbe, et sy roula, en criant que son petit pre ne laimait plus, et que, sil ne lemmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la nuit la maison.

    Germain avait un cur de pre aussi tendre et aussi faible que celui dune femme. La mort de la sienne, les soins quil avait t forc de rendre seul ses petits, aussi la pense que ces pauvres enfants sans mre avaient besoin dtre beaucoup aims, avaient contribu le rendre ainsi, et il se fit en lui un si rude combat, dautant plus quil rougissait de sa faiblesse et sefforait de cacher son malaise la petite Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se bordrent de rouge, prts pleurer aussi. Enfin, il essaya de se mettre en colre ; mais, en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre tmoin de sa fermet dme, il vit que le visage de cette bonne fille tait baign de larmes, et, tout son

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  • courage labandonnant, il lui fut impossible de retenir les siennes, bien quil grondt et menat encore.

    Vrai, vous avez le cur trop dur, lui dit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamais rsister comme cela un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habitue porter deux personnes et un enfant, preuve que votre beau-frre et sa femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au march le samedi avec leur garon, sur le dos de cette bonne bte. Vous le mettrez cheval devant vous, et dailleurs jaime mieux men aller toute seule pied que de faire de la peine ce petit.

    Qu cela ne tienne, rpondit Germain, qui mourait denvie de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait deux de plus, sil y avait place sur son chine. Mais que ferons-nous de cet enfant en route ? Il aura froid, il aura faim... et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le coucher, le laver et le rhabiller ? Je nose pas donner cet ennui-l une femme que je ne

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  • connais pas, et qui trouvera, sans doute, que je suis bien sans faons avec elle pour commencer.

    Daprs lamiti ou lennui quelle montrera, vous la connatrez tout de suite, Germain, croyez-moi ; et dailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi je men charge. Jirai chez elle lhabiller et je lemmnerai aux champs demain. Je lamuserai toute la journe et jaurai soin quil ne manque de rien.

    Et il tennuiera, ma pauvre fille ! Il te gnera ! toute une journe, cest long !

    a me fera plaisir, au contraire, a me tiendra compagnie, et a me rendra moins triste le premier jour que jaurai passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis encore chez nous.

    Lenfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, stait cramponn sa jupe et la tenait si fort quil et fallu lui faire du mal pour len arracher. Quand il reconnut que son pre cdait, il prit la main de Marie dans ses deux petites mains brunies par le soleil, et lembrassa en sautant de joie et en la tirant vers la jument, avec cette

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  • impatience ardente que les enfants portent dans leurs dsirs.

    Allons, allons, dit la jeune fille, en le soulevant dans ses bras, tchons dapaiser ce pauvre cur qui saute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse ton petit pre, et demande-lui pardon davoir fait le mchant. Dis que a ne tarrivera plus, jamais ! jamais, entends-tu ?

    Oui, oui, condition que je ferai toujours sa volont, nest-ce pas ? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec son mouchoir : ah ! Marie, vous me le gtez, ce drle-l !... Et vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu nes pas entre bergre chez nous la Saint-Jean dernire. Tu aurais pris soin de mes enfants, et jaurais mieux aim te payer un bon prix pour les servir, que daller chercher une femme qui croira peut-tre me faire beaucoup de grce en ne les dtestant pas.

    Il ne faut pas voir comme a les choses par le mauvais ct, rpondit la petite Marie, en

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  • tenant la bride du cheval pendant que Germain plaait son fils sur le devant du large bt garni de peau de chvre : si votre femme naime pas les enfants, vous me prendrez votre service lan prochain, et, soyez tranquille, je les amuserai si bien quils ne sapercevront de rien.

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  • VII

    Dans la lande Ah , dit Germain, lorsquils eurent fait

    quelques pas, que va-t-on penser la maison en ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme ? Les parents vont tre inquiets et le chercheront partout.

    Vous allez dire au cantonnier qui travaille l-haut sur la route, que vous lemmenez, et vous lui recommanderez davertir votre monde.

    Cest vrai, Marie, tu tavises de tout, toi ; moi, je ne pensais plus que Jeannie devait tre par l.

    Et justement, il demeure tout prs de la mtairie ; et il ne manquera pas de faire la commission.

    Quand on eut avis cette prcaution,

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  • Germain remit la jument au trot, et Petit-Pierre tait si joyeux, quil ne saperut pas tout de suite quil navait pas dn ; mais, le mouvement du cheval lui creusant lestomac, il se prit, au bout dune lieue, biller, plir, et confesser quil mourait de faim.

    Voil que a commence, dit Germain. Je savais bien que nous nirions pas loin sans que ce monsieur crit la faim ou la soif.

    Jai soif aussi ! dit Petit-Pierre. Eh bien ! nous allons donc entrer dans le

    cabaret de la mre Rebec, Corlay, au Point du Jour ! Belle enseigne, mais pauvre gte ! Allons, Marie, tu boiras aussi un doigt de vin.

    Non, non, je nai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec le petit.

    Mais jy songe, ma bonne fille, tu as donn ce matin le pain de ton goter mon Pierre, et toi tu es jeun ; tu nas pas voulu dner avec nous la maison, tu ne faisais que pleurer.

    Oh ! je navais pas faim, javais trop de

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  • peine ! et je vous jure qu prsent encore je ne sens aucune envie de manger.

    Il faut te forcer, petite ; autrement tu seras malade. Nous avons du chemin faire, et il ne faut pas arriver l-bas comme des affams pour demander du pain avant de dire bonjour. Moi-mme je veux te donner lexemple, quoique je naie pas grand apptit ; mais jen viendrai bout, vu que, aprs tout, je nai pas dn non plus. Je vous voyais pleurer, toi et ta mre, et a me troublait le cur. Allons, allons, je vais attacher la Grise la porte ; descends, je le veux.

    Ils entrrent tous trois chez la Rebec, et, en moins dun quart dheure, la grosse boiteuse russit leur servir une omelette de bonne mine, du pain bis et du vin clairet.

    Les paysans ne mangent pas vite, et le petit Pierre avait si grand apptit quil se passa bien une heure avant que Germain pt songer se remettre en route. La petite Marie avait mang par complaisance dabord ; puis, peu peu, la faim tait venue : car seize ans on ne peut pas faire longtemps dite, et lair des campagnes est

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  • imprieux. Les bonnes paroles que Germain sut lui dire pour la consoler et lui faire prendre courage produisirent aussi leur effet ; elle fit effort pour se persuader que sept mois seraient bientt passs, et pour songer au bonheur quelle aurait de se retrouver dans sa famille et dans son hameau, puisque le pre Maurice et Germain saccordaient pour lui promettre de la prendre leur service. Mais, comme elle commenait sgayer et badiner avec le petit Pierre, Germain eut la malheureuse ide de lui faire regarder par la fentre du cabaret, la belle vue de la valle quon voit tout entire de cette hauteur, et qui est si riante, si verte et si fertile. Marie regarda et demanda si de l on voyait les maisons de Belair.

    Sans doute, dit Germain, et la mtairie, et mme ta maison. Tiens, ce petit point gris, pas loin du grand peuplier Godard, plus bas que le clocher.

    Ah ! je la vois, dit la petite ; et l-dessus elle recommena de pleurer.

    Jai eu tort de te faire songer a, dit

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  • Germain, je ne fais que des btises aujourdhui ! Allons, Marie, partons, ma fille ; les jours sont courts, et dans une heure, quand la lune montera, il ne fera pas chaud.

    Ils se remirent en route, traversrent la grande brande1, et comme, pour ne pas fatiguer la jeune fille et lenfant par un trop grand trot, Germain ne pouvait faire aller la Grise bien vite, le soleil tait couch quand ils quittrent la route pour gagner les bois.

    Germain connaissait le chemin jusquau Magnier ; mais il pensa quil aurait plus court en ne prenant pas lavenue de Chanteloube mais en descendant par Presles et la Spulture, direction quil navait pas lhabitude de prendre quand il allait la foire. Il se trompa et perdit encore un peu de temps avant dentrer dans le bois ; encore ny entra-t-il point par le bon ct et il ne sen aperut pas, si bien quil tourna le dos Fourche et gagna beaucoup plus haut du ct dArdentes.

    Ce qui lempchait alors de sorienter, ctait 1 Terre inculte o croissent les bruyres.

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  • un brouillard qui slevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs dautomne que la blancheur du clair de lune rend plus vagues et plus trompeurs encore. Les grandes flaques deau dont les clairires sont semes exhalaient des vapeurs si paisses que, lorsque la Grise les traversait, on ne sen apercevait quau clapotement de ses pieds et la peine quelle avait les tirer de la vase.

    Quand on eut enfin trouv une belle alle bien droite et quarriv au bout, Germain chercha voir o il tait, il saperut bien quil stait perdu ; car le pre Maurice, en lui expliquant son chemin, lui avait dit qu la sortie des bois il aurait descendre un bout de cte trs raide, traverser une immense prairie et passer deux fois la rivire gu. Il lui avait mme recommand dentrer dans cette rivire avec prcaution, parce quau commencement de la saison il y avait eu de grandes pluies et que leau pouvait tre un peu haute. Ne voyant ni descente, ni prairie, ni rivire, mais la lande unie et blanche comme une nappe de neige, Germain sarrta, chercha une maison, attendit un passant, et ne trouva rien qui pt le renseigner. Alors il revint

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  • sur ses pas et rentra dans les bois. Mais le brouillard spaissit encore plus, la lune fut tout fait voile, les chemins taient affreux, les fondrires profondes. Par deux fois, la Grise faillit sabattre ; charge comme elle ltait, elle perdait courage, et si elle conservait assez de discernement pour ne pas se heurter contre les arbres, elle ne pouvait empcher que ceux qui la montaient neussent affaire de grosses branches, qui barraient le chemin la hauteur de leurs ttes et qui les mettaient fort en danger. Germain perdit son chapeau dans une de ces rencontres et eut grand-peine le retrouver. Petit-Pierre stait endormi, et, se laissant aller comme un sac, il embarrassait tellement les bras de son pre, que celui-ci ne pouvait plus ni soutenir ni diriger le cheval.

    Je crois que nous sommes ensorcels, dit Germain en sarrtant : car ces bois ne sont pas assez grands pour quon sy perde, moins dtre ivre, et il y a deux heures au moins que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise na quune ide en tte, cest de sen retourner la maison, et cest elle qui me fait tromper. Si nous

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  • voulons nous en aller chez nous, nous navons qu la laisser faire. Mais quand nous sommes peut-tre deux pas de lendroit o nous devons coucher, il faudrait tre fou pour y renoncer et recommencer une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je ne vois ni ciel ni terre, et je crains que cet enfant-l ne prenne la fivre si nous restons dans ce damn brouillard, ou quil ne soit cras par notre poids si le cheval vient sabattre en avant.

    Il ne faut pas nous obstiner davantage, dit la petite Marie. Descendons, Germain ; donnez-moi lenfant, je le porterai fort bien, et jempcherai mieux que vous, que la cape, se drangeant, ne le laisse dcouvert. Vous conduirez la jument par la bride, et nous verrons peut-tre plus clair quand nous serons plus prs de terre.

    Ce moyen ne russit qu les prserver dune chute de cheval, car le brouillard rampait et semblait se coller la terre humide. La marche tait pnible, et ils furent bientt si harasss quils sarrtrent en rencontrant enfin un endroit sec sous de grands chnes. La petite Marie tait

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  • en nage, mais elle ne se plaignait ni ne sinquitait de rien. Occupe seulement de lenfant, elle sassit sur le sable et le coucha sur ses genoux, tandis que Germain explorait les environs, aprs avoir pass les rnes de la Grise dans une branche darbre.

    Mais la Grise, qui sennuyait fort de ce voyage, donna un coup de reins, dgagea les rnes, rompit les sangles, et, lchant, par manire dacquit, une demi-douzaine de ruades plus haut que sa tte, partit travers les taillis, montrant fort bien quelle navait besoin de personne pour retrouver son chemin.

    , dit Germain, aprs avoir vainement cherch la rattraper, nous voici pied, et rien ne nous servirait de nous trouver dans le bon chemin, car il nous faudrait traverser la rivire pied ; et voir comme ces routes sont pleines deau, nous pouvons tre bien srs que la prairie est sous la rivire. Nous ne connaissons pas les autres passages. Il nous faut donc attendre que ce brouillard se dissipe ; a ne peut pas durer plus dune heure ou deux. Quand nous verrons clair,

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  • nous chercherons une maison, la premire venue la lisire du bois ; mais prsent nous ne pouvons sortir dici ; il y a l une fosse, un tang, je ne sais quoi devant nous ; et derrire, je ne saurais pas non plus dire ce quil y a, car je ne comprends plus par quel ct nous sommes arrivs.

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  • VIII

    Sous les grands chnes Eh bien ! prenons patience, Germain, dit la

    petite Marie. Nous ne sommes pas mal sur cette petite hauteur. La pluie ne perce pas la feuille de ces gros chnes, et nous pouvons allumer du feu, car je sens des vieilles souches qui ne tiennent rien et qui sont assez sches pour flamber. Vous avez bien du feu, Germain ? Vous fumiez votre pipe tantt.

    Jen avais ! mon briquet tait sur le bt dans mon sac, avec le gibier que je portais ma future ; mais la maudite jument a tout emport, mme mon manteau, quelle va perdre et dchirer toutes les branches.

    Non pas, Germain ; la btine1, le manteau, le 1 Mot du patois berrichon : le bt.

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  • sac, tout est l par terre, vos pieds. La Grise a cass les sangles et tout jet ct delle en partant.

    Cest, vrai Dieu, certain ! dit le laboureur ; et si nous pouvons trouver un peu de bois mort ttons, nous russirons nous scher et nous rchauffer.

    Ce nest pas difficile, dit la petite Marie, le bois mort craque partout sous les pieds ; mais donnez-moi dabord ici la btine.

    Quen veux-tu faire ? Un lit pour le petit : non, pas comme a,

    lenvers ; il ne roulera pas dans la ruelle ; et cest encore tout chaud du dos de la bte. Calez-moi a de chaque cot avec ces pierres que vous voyez l !

    Je ne les vois pas, moi ! Tu as donc des yeux de chat !

    Tenez ! voil qui est fait, Germain. Donnez-moi votre manteau, que jenveloppe ses petits pieds, et ma cape par-dessus son corps. Voyez ! sil nest pas couch l aussi bien que dans son

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  • lit ! et ttez-le comme il a chaud ! Cest vrai ! tu tentends soigner les

    enfants, Marie ! a nest pas bien sorcier. prsent,

    cherchez votre briquet dans votre sac, et je vais arranger le bois.

    Ce bois ne prendra jamais, il est trop humide.

    Vous doutez de tout, Germain ! vous ne vous souvenez donc pas davoir t ptour1 et davoir fait de grands feux aux champs, au beau milieu de la pluie ?

    Oui, cest le talent des enfants qui gardent les btes ; mais moi jai t toucheur de bufs aussitt que jai su marcher.

    Cest pour cela que vous tes plus fort de vos bras quadroit de vos mains. Le voil bti ce bcher, vous allez voir sil ne flambera pas ! Donnez-moi le feu et une poigne de fougre

    1 Berger, enfant qui garde les btes comme dit George

    Sand dans la rplique de Germain.

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  • sche. Cest bien ! soufflez prsent ; vous ntes pas poumonique1 ?

    Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un soufflet de forge. Au bout dun instant, la flamme brilla, jeta dabord une lumire rouge, et finit par slever en jets bleutres sous le feuillage des chnes, luttant contre la brume et schant peu peu latmosphre dix pieds la ronde.

    Maintenant, je vais masseoir auprs du petit pour quil ne lui tombe pas dtincelles sur le corps, dit la jeune fille. Vous, mettez du bois et animez le feu, Germain ! nous nattraperons ici ni fivre ni rhume, je vous en rponds.

    Ma foi, tu es une fille desprit, dit Germain, tu sais faire le feu comme une petite sorcire de nuit. Je me sens tout ranim et le cur me revient ; car avec les jambes mouilles jusquaux genoux, et lide de rester comme cela jusquau point du jour, jtais de fort mauvaise humeur tout lheure.

    1 Pulmonique, malade des poumons.

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  • Et quand on est de mauvaise humeur, on ne savise de rien, reprit la petite Marie.

    Et tu nes donc jamais de mauvaise humeur, toi ?

    Eh non ! jamais. quoi bon ? Oh ! ce nest bon rien, certainement ; mais

    le moyen de sen empcher, quand on a des ennuis ! Dieu sait que tu nen as pas manqu, toi, pourtant, ma pauvre petite : car tu nas pas toujours t heureuse !

    Cest vrai, nous avons souffert, ma pauvre mre et moi. Nous avions du chagrin, mais nous ne perdions jamais courage.

    Je ne perdrais pas courage pour quelque ouvrage que ce ft, dit Germain ; mais la misre me fcherait ; car je nai jamais manqu de rien. Ma femme mavait fait riche et je le suis encore ; je le serai tant que je travaillerai la mtairie : ce sera toujours, jespre ; mais chacun doit avoir sa peine ! Jai souffert autrement.

    Oui, vous avez perdu votre femme, et cest grand-piti.

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  • Nest-ce pas ? Oh ! je lai bien pleure, allez, Germain ! car

    elle tait si bonne ! Tenez, nen parlons plus ; car je la pleurerais encore, tous mes chagrins sont en train de me revenir aujourdhui.

    Cest vrai quelle taimait beaucoup, petite Marie ! elle faisait grand cas de toi et de ta mre. Allons ! tu pleures ? Voyons, ma fille, je ne veux pas pleurer, moi...

    Vous pleurez, pourtant, Germain ! Vous pleurez aussi ! Quelle honte y a-t-il pour un homme pleurer sa femme ? Ne vous gnez pas, allez ! je suis bien de moiti avec vous dans cette peine-l !

    Tu as bon cur, Marie, et a me fait du bien de pleurer avec toi. Mais approche donc tes pieds du feu ; tu as tes jupes toutes mouilles aussi, pauvre petite fille ! Tiens, je vais prendre ta place auprs du petit, chauffe-toi mieux que a.

    Jai assez chaud, dit Marie ; et si vous voulez vous asseoir, prenez un coin du manteau, moi je suis trs bien.

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  • Le fait est quon nest pas mal ici, dit Germain en sasseyant tout auprs delle. Il ny a que la faim qui me tourmente un peu. Il est bien neuf heures du soir, et jai eu tant de peine marcher dans ces mauvais chemins, que je me sens tout affaibli. Est-ce que tu nas pas faim, aussi, toi, Marie ?

    Moi ? Pas du tout. Je ne suis pas habitue, comme vous, faire quatre repas, et jai t tant de fois me coucher sans souper, quune fois de plus ne mtonne gure.

    Eh bien, cest commode une femme comme toi ; a ne fait pas de dpense, dit Germain en souriant.

    Je ne suis pas une femme, dit navement Marie, sans sapercevoir de la tournure que prenaient les ides du laboureur. Est-ce que vous rvez ?

    Oui, je crois que je rve, rpondit Germain ; cest la faim qui me fait divaguer peut-tre !

    Que vous tes donc gourmand ! reprit-elle en sgayant un peu son tour ; eh bien ! si vous

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  • ne pouvez pas vivre cinq ou six heures sans manger, est-ce que vous navez pas l du gibier dans votre sac et du feu pour le faire cuire ?

    Diantre ! cest une bonne ide ! mais le prsent mon futur beau-pre ?

    Vous avez six perdrix et un livre ! Je pense quil ne vous faut pas tout cela pour vous rassasier ?

    Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans landiers, a deviendra du charbon !

    Non pas, dit la petite Marie ; je me charge de vous le faire cuire sous la cendre sans got de fume. Est-ce que vous navez jamais attrap dalouettes dans les champs, et que vous ne les avez pas fait cuire entre deux pierres ? Ah ! cest vrai ! joublie que vous navez pas t pastour ! Voyons, plumez cette perdrix ! Pas si fort ! vous lui arrachez la peau.

    Tu pourrais bien plumer lautre pour me montrer !

    Vous voulez donc en manger deux ? Quel ogre ! Allons, les voil plumes, je vais les cuire.

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  • Tu ferais une parfaite cantinire, petite Marie ; mais, par malheur, tu nas pas de cantine1, et je serai rduit boire leau de cette mare.

    Vous voudriez du vin, pas vrai ? Il vous faudrait peut-tre du caf ? Vous vous croyez la foire sous la rame2 ! Appelez laubergiste : de la liqueur au fin laboureur de Belair !

    Ah ! petite mchante, vous vous moquez de moi ? Vous ne boiriez pas du vin, vous, si vous en aviez ?

    Moi ? Jen ai bu ce soir avec vous chez la Rebec, pour la seconde fois de ma vie ; mais si vous tes bien sage, je vais vous en donner une bouteille quasi pleine, et du bon encore !

    Comment, Marie, tu es donc sorcire, dcidment ?

    1 Petite caisse compartiments qui servait transporter du

    vin et des liqueurs. 2 Assemblage de branches entrelaces en forme darceau

    pour faire ombre, comme on en voit encore dans les jardins dauberges de campagne.

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  • Est-ce que vous navez pas fait la folie de demander deux bouteilles de vin la Rebec ? Vous en avez bu une avec votre petit, et jai peine aval trois gouttes de celle que vous aviez mise devant moi. Cependant vous les avez payes toutes les deux sans y regarder.

    Eh bien ? Eh bien, jai mis dans mon panier celle qui

    navait pas t bue, parce que jai pens que vous ou votre petit auriez soif en route ; et la voil.

    Tu es la fille la plus avise que jaie jamais rencontre. Voyez ! elle pleurait pourtant, cette pauvre enfant en sortant de lauberge ! a ne la pas empche de penser aux autres plus qu elle-mme. Petite Marie, lhomme qui tpousera ne sera pas sot.

    Je lespre, car je naimerais pas un sot. Allons, mangez vos perdrix, elles sont cuites point ; et faute de pain, vous vous contenterez de chtaignes.

    Et o diable as-tu pris aussi des chtaignes ? Cest bien tonnant ! tout le long du chemin,

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  • jen ai pris aux branches en passant, et jen ai rempli mes poches.

    Et elles sont cuites aussi ? quoi donc aurais-je eu lesprit si je ne les

    avais pas mises dans le feu ds quil a t allum ? a se fait toujours, aux champs.

    Ah , petite Marie, nous allons souper ensemble ! je veux boire ta sant et te souhaiter un bon mari... l, comme tu le souhaiterais toi-mme. Dis-moi un peu cela !

    Jen serais fort empche, Germain, car je ny ai pas encore song.

    Comment, pas du tout ? jamais ? dit Germain en commenant manger avec un apptit de laboureur, mais coupant les meilleurs morceaux pour les offrir sa compagne, qui refusa obstinment et se contenta de quelques chtaignes. Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant quelle ne songeait pas lui rpondre, tu nas pas encore eu lide du mariage ? tu es en ge pourtant !

    Peut-tre, dit-elle ; mais je suis trop pauvre.

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  • Il faut au moins cent cus pour entrer en mnage, et je dois travailler cinq ou six ans pour les amasser.

    Pauvre fille ! je voudrais que le pre Maurice voult bien me donner cent cus pour ten faire cadeau.

    Grand merci, Germain. Eh bien ! quest-ce quon dirait de moi ?

    Que veux-tu quon dise ? On sait bien que je suis vieux et que je ne peux pas tpouser. Alors on ne supposerait pas que je... que tu...

    Dites donc, laboureur ! voil votre enfant qui se rveille, dit la petite Marie.

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  • IX

    La prire du soir Petit-Pierre stait soulev et regardait autour

    de lui dun air pensif. Ah ! il nen fait jamais dautre quand il

    entend manger, celui-l ! dit Germain, le bruit du canon ne le rveillerait pas ; mais quand on remue les mchoires auprs de lui, il ouvre les yeux tout de suite

    Vous avez d tre comme a son ge, dit la petite Marie avec un sourire malin. Allons, mon petit Pierre, tu cherches ton ciel de lit ? Il est fait de verdure, ce soir, mon enfant ; mais ton pre nen soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui ? Je nai pas mang ta part ; je me doutais bien que tu la rclamerais !

    Marie, je veux que tu manges, scria le

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  • laboureur, je ne mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier : toi, tu te prives pour nous, ce nest pas juste, jen ai honte. Tiens, a mte la faim ; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne soupes pas.

    Laissez-nous tranquilles, rpondit la petite Marie, vous navez pas la clef de nos apptits. Le mien est ferm aujourdhui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme celui dun petit loup. Tenez, voyez comme il sy prend ! Oh ! ce sera aussi un rude laboureur !

    En effet, Petit-Pierre montra bientt de qui il tait fils, et peine veill, ne comprenant ni o il tait, ni comment il y tait venu, il se mit dvorer. Puis, quand il neut plus faim, se trouvant excit comme il arrive aux enfants qui rompent leurs habitudes, il eut plus desprit, plus de curiosit et plus de raisonnement qu lordinaire. Il se fit expliquer o il tait, et quand il sut que ctait au milieu dun bois, il eut un peu peur.

    Y a-t-il des mchantes btes dans ce bois ? demanda-t-il son pre.

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  • Non, fit le pre, il ny en a point. Ne crains rien.

    Tu as donc menti quand tu mas dit que si jallais avec toi dans les grands bois les loups memporteraient ?

    Voyez-vous ce raisonneur ? dit Germain embarrass.

    Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela : il a bonne mmoire, il sen souvient. Mais apprends, mon petit Pierre, que ton pre ne ment jamais. Nous avons pass les grands bois pendant que tu dormais, et nous sommes prsent dans les petits bois, o il ny a pas de mchantes btes.

    Les petits bois sont-ils bien loin des grands ? Assez loin ; dailleurs les loups ne sortent

    pas des grands bois. Et puis, sil en venait ici, ton pre les tuerait.

    Et toi aussi, petite Marie ? Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon

    Pierre ? Tu nas pas peur, toi ? Tu taperais bien dessus !

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  • Oui, oui, dit lenfant enorgueilli, en prenant une pose hroque, nous les tuerions !

    Il ny a personne comme toi pour parler aux enfants, dit Germain la petite Marie, et pour leur faire entendre raison. Il est vrai quil ny a pas longtemps que tu tais toi-mme un petit enfant et tu te souviens de ce que te disait ta mre. Je crois bien que plus on est jeune, mieux on sentend avec ceux qui le sont. Jai grand-peur quune femme de trente ans, qui ne sait pas encore ce que cest que dtre mre, napprenne avec peine babiller et raisonner avec des marmots.

    Pourquoi donc pas, Germain ? Je ne sais pourquoi vous avez une mauvaise ide touchant cette femme ; vous en reviendrez !

    Au diable la femme ! dit Germain. Je voudrais en tre revenu pour ny plus retourner. Quai-je besoin dune femme que je ne connais pas ?

    Mon petit pre, dit lenfant, pourquoi donc est-ce que tu parles toujours de ta femme aujourdhui puisquelle est morte ?...

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  • Hlas ! tu ne las donc pas oublie, toi, ta