Samoyault, Thiphaine - Barthes - Biografía Primer Capítulo

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Primer capítulo de la biografía de Roland Barthes

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  • Fict ion & Cie

    Tiphaine Samoyault

    R O L A N D B A RT H E S

    biographie

    Seuil25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

    Roland Barthes [BaT].indb 5 26/11/14 09:51

  • la mmoire de ma mre, Colombe Samoyault-Verlet

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  • Remerciements

    Ce livre est n dune proposition incitative et forte de Bernard Comment. Il doit beaucoup sa connaissance intime de luvre de Barthes, la gnrosit et la finesse de ses relectures, ses encouragements. Quil soit, lore de ce livre, le premier remerci.

    Laide et le soutien dric Marty et de Michel Salzedo ont t galement dterminants. Cette biographie naurait pu voir le jour sans leur confiance, sans les dialogues que jai eus avec eux, sans les nombreux documents quils mont fournis ou quils mont autorise consulter. Je leur en suis infiniment reconnaissante. Je remercie en particulier ric Marty pour certaines suggestions trs prcieuses.

    Une biographie ne scrit pas seule. Elle bnficie dun savoir, la fois livresque et oral ; elle sinscrit dans une mmoire, dans ses lumires comme dans ses lacunes. Jaimerais commencer par remercier tous ceux qui mont parl du Roland Barthes quils ont connu en maccordant des entretiens : Jean-Claude Bonnet, Antoine Compagnon, Jonathan Culler, Rgis Debray, Michel Deguy, Christian Descamps, Pascal Didier, Colette Fellous, Lucette Finas, Franoise Gaillard, Anouk Grinberg, Roland Havas, Julia Kristeva, Mathieu Lindon, Alexandru Matei, Jean-Claude Milner, Maurice Nadeau, Dominique Noguez, Pierre Pachet, Thomas Pavel, Leyla Perrone-Moiss, Georges Raillard, Antoine Rebeyrol, Philippe Sollers, Franois Wahl.

    Je voudrais saluer ensuite les critiques et chercheurs dont les travaux ont constitu un socle indispensable et prcieux ma connaissance de luvre et de lhomme : en premier lieu Louis-Jean Calvet et Marie Gil, mes deux prdcesseurs en biographie ; ainsi que Cecilia Benaglia, Thomas Clerc, Claude Coste, Alexandre Gefen, Anne Herschberg Pierrot, Diana Knight, Marielle Mac, Patrick Mauris, Jacques Neefs, Philippe Roger, Susan Sontag, Marie-Jeanne Zenetti.

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  • roland barthes

    Je voudrais remercier, dans les institutions, les personnes qui ont gnreusement favoris mes recherches, Marie-Odile Germain et Guillaume Fau au dpartement des manuscrits de la BNF, Nathalie Lger, Sandrine Sanson lIMEC et tout le personnel de labbaye dArdenne qui ma accueillie de nombreuses reprises.

    Au Seuil, Flore Roumens a accompagn le livre avec beaucoup de talent et denthousiasme ; Jean-Claude Baillieul lui a apport dindispensables et subtiles corrections. Quils en soient tous deux chaleureusement remercis.

    tous ceux qui, dans mon entourage, ont accompagn cette entreprise, je veux aussi exprimer ma gratitude, tout particulirement Bertrand Hirsch, Maurice Thron et Damien Zanone ; ainsi qu Marie Alberto Jeanjacques, Christine Angot, Adrien Cauchie, Charlotte von Essen, Thomas Hirsch, Yann Potin, Zahia Rahmani, Marie-Laure Roussel, Martin Rueff.

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  • prologue

    La mort de Roland Barthes

    Roland Barthes meurt le 26 mars 1980. Aux problmes pulmonaires qui staient rveills aprs son accident stait ajoute une infection nosocomiale, de celles quon attrape rgulirement lhpital et qui peuvent tre fatales. Elle a t probablement la cause immdiate de son dcs. On retient plus souvent quil est mort de laccident, renvers sur un passage clout de la rue des coles par la camionnette dun teinturier qui venait de Montrouge. Cest vrai aussi. Le 25 fvrier, il rentre dun djeuner organis par Jack Lang en relation ou non avec la prochaine chance prsidentielle, dans un peu plus dun an. Le futur ministre de la Culture souhaite voir Franois Mitterrand entour dintellectuels et dartistes qui comptent. Ou Mitterrand aime cela et se repose sur Lang pour organiser rgulirement des rencontres. Il est presque seize heures. Venu pied de la rue des Blancs-Manteaux par le pont Notre-Dame, Barthes a remont la rue de la Montagne-Sainte-Genevive et se trouve maintenant rue des coles, non loin de langle avec la rue Monge. Il continue davancer sur le trottoir de droite, presque jusquau magasin du Vieux Campeur, articles de randonne. Il sapprte traverser pour gagner le trottoir de gauche. Il se rend en effet au Collge de France, non pour y donner un cours, mais pour rgler les dtails techniques de son prochain sminaire, quil entend consacrer Proust et la photographie et pour lequel il a besoin dun projecteur. Une voiture, immatricule en Belgique, est gare en double file. La visibilit lui est donc en partie drobe. Il savance nanmoins et cest alors que laccident a lieu. La camionnette nallait pas trs vite, trop cependant, et le choc fut violent. Il gt sans connaissance sur la chausse. Le teinturier sarrte, la circulation est suspendue, les secours, la police (il y a un commissariat place Maubert) arrivent rapidement sur les

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  • roland barthes

    lieux. Sur le bless, on ne trouve aucun papier didentit, seulement sa carte du Collge. On va se renseigner en face. Quelquun (certains tmoignages rapportent que ce serait Michel Foucault, mais il sagissait de Robert Mauzi, professeur la Sorbonne et ami proche de Barthes depuis longtemps) confirme lidentit de Roland Barthes. Michel Salzedo, son frre, est prvenu, ainsi que les amis Youssef Baccouche et Jean-Louis Bouttes. Ils rejoignent lhpital de la Piti-Salptrire o Roland Barthes a t conduit. Ils le dcouvrent commotionn mais lucide. Les fractures sont nombreuses, mais apparemment sans gravit. Ils rentrent chez eux en partie rassurs.

    Ce matin-l, Barthes sapprte se rendre ce djeuner o il a t pri. Comme chaque jour, il se livre son travail matinal, son bureau, cette fois-l consacr la rdaction dune confrence quil doit donner Milan lors dun colloque qui aura lieu la semaine suivante. Cest un propos sur Stendhal et lItalie quil a intitul On choue toujours parler de ce quon aime . La rflexion rejoint celle du cours quil vient dachever au Collge de France sur la prparation du roman puisquil traite du passage, chez Stendhal, du journal au roman. Alors que ce dernier tait incapable, dans le journal, de communiquer sa passion de lItalie, il parvient le faire dans La Chartreuse de Parme. Ce qui a pass entre le Journal de voyage et La Chartreuse, cest lcriture. Lcriture, cest quoi ? Une puissance, fruit probable dune longue initiation, qui dfait limmobilit strile de limaginaire amoureux et donne son aventure une gnralit symbolique 1. Barthes en dactylographie la premire page et le dbut de la deuxime. Puis il se prpare, ne sachant pas forcment bien ce qui la conduit accepter ce djeuner. Son intrt pour les signes et les comportements du monde la dj fait participer un djeuner de ce genre avec Valry Giscard dEstaing en dcembre 1976 chez Edgar et Lucie Faure, ce que certains de ses amis lui avaient reproch, y voyant une allgeance la droite. L, ses sympathies propres et celles de son entourage rendent sa participation plus naturelle. Mais Philippe Rebeyrol, alors ambassadeur en Tunisie, il confie quil a limpression dtre embarqu malgr lui dans la campagne de Mitterrand. Qui

    1. On choue toujours parler de ce quon aime , in Tel Quel, automne 1980 (OC V, p. 906-914, p. 914).

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  • la mort de roland barthes

    sont ses commensaux ? Philippe Serre, ancien dput du Front populaire, nest pas chez lui mais il a prt son appartement pour loccasion, celui de Mitterrand rue de Bivre se rvlant trop petit pour ce genre dinvitations et tant par ailleurs dans les faits dj plutt celui de Danielle Mitterrand que celui du futur prsident. Le compositeur Pierre Henry, lactrice Danile Delorme, le directeur de lOpra de Paris Rolf Liebermann, les historiens Jacques Berque et Hlne Parmelin, Jack Lang et Franois Mitterrand sont prsents. Il y a peut-tre dautres convives dont aucune mmoire directe na retenu les noms. Comme on peut sy attendre, Mitterrand est un grand amateur des Mythologies et sans doute na-t-il rien lu dautre de lintellectuel qui se trouve ce jour-l sa table. Le repas fut trs gai, maill de bons mots subtils sur lhistoire de la France et de blagues suscitant le rire franc. Barthes intervient peu. Les convives se sparent vers quinze heures. Barthes dcide daller pied jusquau Collge de France. Il a le temps, nayant rendez-vous quen fin daprs-midi avec Rebeyrol qui est arriv de Tunis la veille. Et cest au bout du chemin que laccident se produit.

    Roland Barthes se rveille la Piti-Salptrire. Son frre et ses amis sont l. Une premire dpche AFP sort 20 h 58 : Luniversitaire, essayiste et critique Roland Barthes, g de soixante-quatre ans, a t victime lundi aprs-midi dun accident de circulation dans le Ve arrondissement, rue des coles. Roland Barthes a t transport lhpital de la Piti-Salptrire, apprenait-on auprs de la direction de ltablissement qui ne donnait cependant vingt heures trente aucune information sur ltat de sant de lcrivain. Le lendemain, une autre dpche de 12 h 37 est beaucoup plus rassurante : Roland Barthes est toujours hospitalis la Salptrire. Lhpital prcise que Barthes reste en observation et que son tat reste stationnaire. Son diteur indique que ltat de sant de lcrivain ne suscite pas dinquitude. Minimisation orchestre par Franois Wahl, comme a pu le dire Romaric Sulger-Bel ou comme laffirme encore aujourdhui Philippe Sollers 1 ? Dgradation progressive et surprenante de ltat

    1. Selon lui, Franois Wahl et les autres diteurs du Seuil nont pas voulu dire la vrit sur ltat de Barthes car la liaison que nauraient pas manqu de faire les journalistes entre le djeuner dont il sortait avec Mitterrand et son accident

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    du malade ? Les rcits semblent indiquer que les deux lments ont jou. Les mdecins sont peu inquiets au dbut mais ils nont peut-tre pas assez considr la gravit de la situation pulmonaire de leur patient. Son insuffisance respiratoire conduit lintubation. Il subit ensuite une trachotomie qui laffaiblit davantage. Sollers donne une version plus dramatique de laccident dans Femmes o, sous le nom de Werth, Barthes apparat juste aprs laccident, marqu de la violence du choc, avec tout lappareillage de la ranimation : Les fils enchevtrs. Les tubes. Les boutons. Les clignotements rouges, jaunes 1 Pour beaucoup de personnes prsentes, leffroi devant la brutalit de lvnement le dispute un sentiment de ncessit. Comme si, depuis la mort de sa mre, il stait laiss doucement glisser. Je revois Werth, la fin de sa vie, juste avant son accident Sa mre tait morte deux ans auparavant, son grand amour Le seul Il se laissait glisser, de plus en plus, dans des complications de garons, ctait sa pente, elle stait brusquement acclre Il ne pensait plus qu a, tout en rvant de rupture, dascse, de vie nouvelle, de livres crire, de recommencement 2 Il donnait limpression quil nen pouvait plus, quil ne parvenait plus rpondre toutes les sollicitations dont il tait lobjet. Mme les amis ou les proches qui ont la pudeur de ne pas voquer la dpendance des garons insistent sur lcrasement quil ressentait sous le poids des demandes, des lettres, des coups de tlphone Il ne savait pas dire non. Plus les choses lennuyaient, plus il se sentait dans lobligation de les faire , rsume sobrement Michel Salzedo. Lhypothse rtrospective selon laquelle il se serait laiss mourir peu peu depuis le grand deuil de sa mre a t, elle, formule par certains : elle est soit exagrment psychologique, soit la fable quil faut pour faire dune existence un rcit bien ficel. Que la fatigue quil ressent salimente aussi au chagrin et ait tous les traits dune dpression, cest fort probable. Mais Barthes ne croit certainement pas lide dun quelconque ciel o il pourrait retrouver sa mre. ce moment-l, il ne se laisse pas

    aurait pu entacher la campagne venir. Entretien avec lauteure du 3 septembre 2013.

    1. Philippe Sollers, Femmes, Gallimard, 1983, p. 133.2. Ibid., p. 126.

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    volontiers mourir, mme si son regard, tel quil pntre celui de son ami ric Marty, laissait passer un tel dsespoir que cest comme sil tait prisonnier de la mort 1 . Ce nest pas parce quon ne donne pas tous les signes extrieurs dune lutte acharne avec la maladie et avec la mort quon sabandonne lventuel rpit quelles accorderaient. Comme le dit Michel Foucault Mathieu Lindon en parlant avec lui de la mort de Barthes, on ne se rend pas compte de leffort quil faut pour survivre lhpital : se laisser mourir est ltat neutre de lhospitalisation 2 . Il faut se battre pour survivre. Il ajoutait, lappui de son interprtation, quon imaginait au contraire pour Barthes une longue vieillesse heureuse, comme un sage chinois. Quil ait choisi volontairement de se laisser aller est pourtant le sentiment quil laisse Julia Kristeva, tel quelle le prcise dans Les Samouras en se mettant en scne sous le nom dOlga et en donnant Roland Barthes le nom dArmand Brhal. Et Julia Kristeva pense encore ainsi aujourdhui. Celui qui avait eu avec elle une relation si forte, qui lavait tellement admire, qui avait prsid le jury de sa thse, quelle avait accompagn en Chine en 1974, ne lui parle plus. Elle repense sa voix. Ses yeux semblaient dire labandon et ses gestes ladieu. Rien de plus convaincant que le refus de vivre quand il est signifi sans hystrie : aucune demande damour, simplement le rejet mr, pas mme philosophique, mais animal et dfinitif, de lexistence. On se sent dbile de saccrocher lagitation appele vie que le mourant abandonne avec autant dindiffrence. Olga aimait trop Armand, elle ne comprenait pas ce qui le poussait sen aller avec cette fermet douce et indiscutable, mais il lemportait dans son laisser-aller, dans sa non-rsistance retranche. Elle lui dit quand mme quelle ladorait, quelle lui devait son premier travail Paris, quil lui avait appris lire, quils allaient repartir ensemble, au Japon par exemple, ou en Inde, ou au bord de lAtlantique, cest formidable pour les poumons, le vent de lle, et Armand restera dans le jardin avec les graniums 3 Labsence dair, laspiration dans la

    1. ric Marty, Roland Barthes, le mtier dcrire, Seuil, coll. Fiction & Cie , 2006, p. 102.

    2. Mathieu Lindon, Ce quaimer veut dire, POL, 2011, p. 242.3. Julia Kristeva, Les Samouras, Gallimard, coll. Folio , 1990, p. 405. Il

    est trs mouvant aujourdhui de lire en parallle les rcits croiss de la mort de

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    mort est aussi ce quvoque Denis Roche dans sa trs belle Lettre Roland Barthes sur la disparition des lucioles : [] la premire chose que jentends dire est que vous tes tomb sur la face et que votre visage nest plus quune plaie ; un ami commun me raconte ses visites lhpital et me dit quil ne supportait pas ce geste que vous aviez envers les tuyaux par lesquels la vie vous arrivait encore, et qui semblait dire : dbranchons donc, ce nest plus la peine 1. Comme Franco Fortini au mme moment, Denis Roche pense la mort de Pasolini, dont Barthes, quelques mois avant, avait voulu faire un roman : Roman des justiciers. Ide de le commencer par une sorte de meurtre rituel (exorciser la violence une fois pour toutes) : recherche de lassassin de Pasolini (libr, je crois) 2. Denis Roche ne peut pas sempcher de penser la dimension pasolinienne de cette mort o lon plonge dans lclat sombre du sexe enfin trouv de la mort . Il la relie la photographie, rappelant que La Chambre claire ne contient que des portraits pris de face ; il la relie lapparition-disparition des lucioles, un soir de juillet en Toscane : lumire-extinction lumire-extinction lumire- extinction

    Dans le texte quil dactylographiait le jour de laccident, Barthes voquait un rve veill quil avait fait quelque temps auparavant sur le quai gris, sale et crpusculaire de la gare de Milan. Ctait en janvier, peine un mois plus tt, loccasion de la remise dun prix Michelangelo Antonioni. Le 27 janvier, Dominique Noguez tait venu chercher Barthes la gare et lavait conduit lhtel Carlton, (dcor neuf et aseptis de palace amricain, immense et vide : Tati + Antonioni dailleurs Antonioni est log l, lui

    Barthes dans Femmes et dans ce roman de Kristeva. Les pseudonymes ne sont pas identiques, mais Werth et Brhal sont deux images sensibles du mme homme, fruits de laffection et de la personnalit des auteurs qui les composent. Plus ambigu chez Sollers, plus attachante et fragile chez Kristeva.

    1. Denis Roche, Lettre Roland Barthes sur la disparition des lucioles , in La Disparition des lucioles, d. de ltoile, 1982, p. 157.

    2. Grand Fichier , BNF, NAF 28630, 26 septembre 1979. Dans lhommage quil rend Roland Barthes en juin 1981 sous le titre Lezione di crepusculo [Leon de crpuscule], Franco Fortini voque les liens selon lui stupfiants qui existent entre Barthes et Pasolini. In Insistenze, Garzanti, 1985.

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    aussi) 1 . Il voque dans son journal le vrai amant des villes des villes la nuit , comme cherchant dj se reprer, jauger les faveurs quelles lui rendront, prparer qui sait ? lescapade quil entamera peine laurons-nous laiss seul . Mais Barthes en tait rest son rve de grand dpart. Lors du changement quil avait d faire pour gagner Bologne, il avait vu un train partant vers lextrme sud, dans la rgion des Pouilles. Sur chaque wagon, il avait pu lire linscription Milan-Lecce. Prendre ce train, voyager toute la nuit et me retrouver le matin dans la lumire, la douceur, le calme dune ville extrme 2. Cette image du grand voyage qui rvle ce quil y a au bout du tunnel nest pas seulement le fantasme dun trpas. Elle est aussi une transition de la grisaille la lumire qui pourrait figurer le passage dune vie morne et plate une vie transfigure, la vita nova, la vie-uvre. Elle imprime un mouvement inverse de celui des lucioles : extinction-lumire extinction-lumire extinction-lumire et ainsi elle renvoie ce que dit Denis Roche de la photographie en hommage posthume lami perdu, coupure dans la phrase unique, petite solution de continuit vitant de recourir la grande csure quest la mort ; les photos comme des postillons de la mmoire, un lger bombardement arien qui prcde chacun de nous dans le courant de sa phrase infinie, au-del de la mort des autres (renvoi de la mort de Pasolini votre propre mort, de celle de Pound la mienne, indiquant retardement la date dune autre indication de sa tombe), lger bombardement humide repris indfiniment dans le cadre inabouti de visages aims, de face, obsd par leur bouche surimprime aux autres, lhumidit qui est en elle, sabmant sur elle-mme pour toujours dans lhumidit plus gnrale de la tombe 3 . On tombe sur la face, on photographie des sujets de face mais on ne saurait regarder si bien la mort en face.

    Barthes meurt le 26 mars 1980, 13 h 40, lhpital de la Piti-Salptrire, tout prs de la gare dAusterlitz. Les mdecins ne font pas de laccident la cause immdiate du dcs, directement provoqu

    1. Dominique Noguez, Roland Barthes Bologne en janvier 1980 (extraits de Journal) , indits amicalement confis par lauteur.

    2. On choue toujours parler de ce quon aime , art. cit., p. 916.3. Denis Roche, La Disparition des lucioles, op. cit., p. 164. Je souligne.

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    par les complications pulmonaires chez un sujet particulirement handicap par un tat dinsuffisance respiratoire chronique , ce qui explique que le 17 avril le Parquet de Paris dcide de ne pas poursuivre le conducteur de la camionnette. Barthes ne respire plus. Sa vie sarrte. Il steint. Son corps est plac dans un cercueil deux jours plus tard et montr une centaine damis, dtudiants, de personnalits, lors dune crmonie htive qui a lieu dans la cour de la morgue. Le groupe boulevers auquel je me joignis, raconte Italo Calvino, tait en grande partie form de jeunes (au milieu deux, peu de personnages clbres ; je reconnus le crne chauve de Foucault). Linscription sur la porte du pavillon ne portait pas la dnomination universitaire dAmphithtre mais celle de Salle des reconnaissances 1. On ne prtend pas mme limitation laque du rituel religieux qui consiste lire des textes ou prononcer des hommages glorieux et mus du dfunt. Certains regardent le corps et le trouvent tout petit. Dautres prennent brivement la parole, comme Michel Chodkiewicz 2, qui a succd Paul Flamand la direction des ditions du Seuil en 1979. Il y a l Michel et Rachel Salzedo, Philippe Rebeyrol et Philippe Sollers, Italo Calvino et Michel Foucault, Algirdas Greimas et Julia Kristeva, Franois Wahl et Severo Sarduy, Andr Tchin, qui avait donn Barthes le (petit) rle de William Thackeray dans son film sur Les Surs Bront en 1978, et Violette Morin, les amis de la rue Nicolas-Houl, o Barthes a pass tant de soires et qui se trouve juste en face de la gare dAusterlitz. Quelques-uns, ensuite, prennent l le train pour Urt o il doit tre enterr. Cest le cas dric Marty qui voque cet trange voyage de ceux qui prennent le train parce quils ont aim. L-bas, je ne me rappelle que la pluie battante, folle, violente, et le vent glac qui nous enveloppa, resserrs comme une petite troupe aux abois,

    1. Italo Calvino, En mmoire de Roland Barthes , in La Machine littrature, Seuil, 1984, p. 245.

    2. Directeur des revues La Recherche et LHistoire, Michel Chodkiewicz, arabisant converti lislam, professeur lcole des hautes tudes o il enseignait le soufisme et la mystique musulmane, dirigeait au Seuil la collection Microcosme . Il avait la rputation dtre un lecteur extrmement exigeant et un entrepreneur nergique. Voir Jean Lacouture, Paul Flamand, diteur. La grande aventure des ditions du Seuil, Les Arnes, 2010.

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  • la mort de roland barthes

    et le spectacle immmorial du cercueil quon descendait dans la fosse 1.

    Les hommages se multiplient. Le Monde en publie plusieurs. Quelques jours aprs la mort de Barthes, Susan Sontag fait paratre dans la New York Review of Books un trs beau texte sur le rapport de lcrivain la joie et la tristesse, sur la lecture comme forme de bonheur. Celui dont on ne pouvait vraiment deviner lge, qui paraissait souvent avec des gens beaucoup plus jeunes que lui sans chercher faire jeune, tait en harmonie avec une vie qui prsentait des drapages chronologiques . Son corps semblait savoir ce qutait le repos. Et toujours sa personne dgageait un lment un peu enfoui, un peu apparent de pathtique qui nous rend aujourdhui plus aigu sa mort prmature et dchirante 2 . Comme le fera plus tard Kristeva, Jean Roudaut, dans La Nouvelle Revue franaise, voque la voix de Barthes, le rythme de sa phrase, sa faon de disposer les blanches et les noires, son amour de la musique qui tait renvoy par le grain de sa voix. Il voque sa faon de fumer des petits cigares Partagas. Surtout, il parle de ses oscillations lgard de la vie et de luvre. Ce nest pas dtre connu qui lui importait ; mais, travers de ce qui le faisait connatre, dtre reconnu. Et ce qui demeure de plus grave dans ses textes, cest la faon dont un vcu fait trembler une thorie : une voix cherche son corps, avant de se glisser, tardivement, dans le je mouvant des derniers livres. Si lon crit pour tre aim, il faut que lcriture soit limage de celui quon est ; quil y ait trace en elle de ce manque, de ce lieu vide o cependant prend origine lappel autrui 3. Barthes ou les ambiguts : o tait-il lorsquil tait prsent ? Que sera-t-il en son absence ? La mort rvle des pans entiers de vide ou de manque aux autres que la vie choisie et montre ne dissimule plus. Cette voix qui cherchait un corps,

    1. ric Marty, Roland Barthes, le mtier dcrire, op. cit., p. 105.2. Susan Sontag, Je me souviens de Roland Barthes , in New York Review of

    Books, 15 mai 1980, trad. Robert Louit ; repris dans Sous le signe de Saturne, Seuil, coll. Fiction & Cie , 1985.

    3. Jean Roudaut, Roland Barthes , in La Nouvelle Revue franaise, n 329, juin 1980, p. 103-105 (p. 105). La date figurant la fin de larticle est bien celle du 28 fvrier 1980. Ce qui signifie que Roudaut a crit cet article quelques jours aprs laccident et un mois avant la mort effective de Barthes.

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  • roland barthes

    de quelle manire va-t-elle encore rsonner ? Plusieurs personnes rassemblent dans un mme exercice lhommage Barthes et la recension de La Chambre claire, en particulier Calvino. La fixit du visage est la mort, do la rsistance se faire photographier. Le livre devient un texte prmonitoire, marqu par laspiration vers la mort. Si linterprtation parat un peu circonstancielle et comme telle sujette caution, elle fait pourtant signe du ct dune vrit o La Chambre claire joue un rle. La solitude intrieure se double en effet ce moment-l dun isolement social, du sentiment dune mise lcart. Le gigantesque succs des Fragments dun discours amoureux, la vogue de son cours au Collge de France nont pas t sans contrepartie. Dlaiss par une partie des intellectuels qui voient dans le dveloppement de son rcit autobiographique, dans son inclination vers le roman, la photographie, des compromissions et des choix qui apparaissent certains comme un peu mondains, il doit souffrir aussi de la distance, voire du mpris dune partie de la critique non universitaire. Le livre de Burnier et Rambaud 1, Le Roland-Barthes sans peine, lui fait prcisment de la peine ; la dclaration tonitruante de la leon, la langue est fasciste , en 1977, a contribu corner son image auprs des philosophes ou des thoriciens militants qui lui reprochent de cder aux sirnes de la mode tout en dnonant aussi son indiffrence et peut-tre sa diffrence, tout simplement. Surtout, ce dernier livre, La Chambre claire, dans lequel il a tant mis de lui-mme, qui est le tombeau dessin pour sa mre et dans lequel il peut senfermer avec elle, reoit un accueil mitig. On ne prend pas encore au srieux son propos sur la photographie. On ne lui donne pas un statut thorique en tout cas et on nose aborder frontalement le propos plus intime. Lindiffrence comme rponse une telle exposition est douloureuse. Elle bloque chez tout crivain lenvie de vivre. Mme sils nen meurent pas tous, ils en sont tous frapps.

    De quoi est mort Roland Barthes ? La question, on le voit, reste pose malgr lapparente vidence du diagnostic clinique. Jacques Derrida prfre mettre en avant le pluriel des morts de Roland

    1. Michel-Antoine Burnier et Patrick Rambaud, Le Roland-Barthes sans peine, Balland, 1978.

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  • la mort de roland barthes

    Barthes . La mort sinscrit mme le nom mais pour aussitt sy disperser. Pour y insinuer une syntaxe trange au nom dun seul rpondre plusieurs 1. Et, plus loin, il dtaille ce pluriel : Les morts de Roland Barthes : ses morts, ceux et celles, les siens qui sont morts et dont la mort a d lhabiter, situer des lieux ou des instances graves, des tombes orientes dans son espace intrieur (sa mre pour finir et sans doute pour commencer). Ses morts, celles quil a vcues au pluriel [], cette pense de la mort qui commence. crivain vivant, il a crit une mort de Roland Barthes par lui-mme. Et enfin ses morts, ses textes sur la mort, tout ce quil a crit, avec quelle insistance dans le dplacement, sur la mort, sur le thme si lon veut et sil en est de la Mort. Du Roman la Photographie, du Degr zro (1953) La Chambre claire (1980), une certaine pense de la mort a tout mis en mouvement 2 Cette mort dans la vie est sans doute lorigine et elle rend la contemporanit difficile. Ou alors en dcalage horaire comme le suggre Derrida qui dit avoir surtout connu Barthes en voyage, face face dans le train vers Lille ou cte cte, lalle les sparant, dans lavion pour Baltimore. Cette contemporanit htrogne est aussi celle qui se donne lire avec Proust, dans la lgende de certaines photographies ou dans le dernier cours. Je ne suis que le contemporain imaginaire de mon propre prsent : contemporain de ses langages, de ses utopies, de ses systmes (cest--dire de ses fictions), bref de sa mythologie ou de sa philosophie, mais non de son histoire, dont je nhabite que le reflet dansant : fantasmagorique 3. Quelque chose de la mort envahissait sa vie et le poussait crire. Quelque chose de la mort de luvre stait inscrit dans les derniers instants du cours. Le 23 fvrier 1980, Barthes stait rsign ne pas faire concider la fin du cours avec la publication relle de luvre dont il avait poursuivi, avec les tudiants, le cheminement. Hlas, en ce qui me concerne, il nen est pas question : je ne puis sortir aucune uvre de mon chapeau, et de toute vidence srement pas ce Roman dont jai voulu analyser

    1. Jacques Derrida, Les morts de Roland Barthes , in Potique, n 47, septembre 1981, p. 272-292 ; repris dans Psych. Inventions de lautre, Galile, 1998 [1987], p. 273-304 (p. 273).

    2. Ibid., p. 290-291.3. OC IV, p. 638.

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  • roland barthes

    la Prparation 1. Et il reconnat ensuite, dans ses notes crites en novembre 1979, que, son dsir de monde ayant t profondment modifi par la mort de sa mre, il nest plus bien sr quil crira encore. Georges Raillard raconte quil lavait conduit quelques jours plus tt Polytechnique pour quil y intervienne dans le cadre dun des cours quil y donnait alors. En le raccompagnant dans laprs-midi rue Servandoni, il lui pose cette question, banale somme toute entre deux enseignants :

    Quel cours ferez-vous lanne prochaine ? Je montrerai des photos de ma mre, et je me tairai. Un an avant, le 15 janvier 1979, il intitulait banal et singulier

    une notation de sa Chronique au Nouvel Observateur : Une auto folle percute contre un mur, sur le priphrique de lEst : cest (hlas) banal. Ni la cause de laccident ni les cinq occupants, tous jeunes, morts ou presque, ne peuvent tre identifis : cest singulier. Cette singularit est celle dune mort, si lon ose dire, parfaite, en ce quelle djoue deux fois ce qui peut calmer lhorreur de mourir : savoir qui et de quoi. Tout se referme, non sur le nant, mais pis : sur la nullit. De l on comprend lespce de colmatage farouche que la socit labore autour de la mort : des annales, des chroniques, une Histoire, tout ce qui peut nommer et expliquer, donner prise au souvenir et au sens. Enfer bien gnreux que celui de Dante, o les morts sont appels par leur nom et comments selon leurs fautes 2. La mort na pas seulement besoin dune chronique, elle appelle un rcit.

    La mort est en effet le seul vnement qui rsiste lautobiographie. Elle justifie le geste biographique puisque cest bien quelquun dautre qui doit la prendre en charge. Si lnonc je suis n nest autobiographique quau second degr, parce que notre existence en atteste, parce quil y a des papiers didentit, parce quon nous a racont que a stait pass et comment, il est nanmoins possible de dire je suis n : je suis n en , je suis n de , je suis n par . Il nest pas possible de dire je suis mort en , je suis mort de , je suis mort par . Quelquun doit le dire notre place. Si je suis n nest autobiographique que de manire oblique ou mdie, je suis mort

    1. La Prparation du roman I et II, p. 377.2. OC V, p. 634-635.

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  • la mort de roland barthes

    constitue la limite impossible de toute nonciation car la mort ne se dit jamais la premire personne. Barthes a t fascin par toutes les fictions capables de djouer cette impossibilit : do son obsession pour le conte dEdgar Poe, La Vrit sur le cas de M. Valdemar, dont le personnage ponyme dclare la fin je suis mort : [] la connotation du mot (je suis mort) est dune richesse inpuisable. Certes, il existe de nombreux rcits mythiques o le mort parle ; mais cest pour dire : je suis vivant. Il y a, ici, un vritable hapax de la grammaire narrative, mise en scne de la parole impossible en tant que parole : je suis mort 1. Dans le cas de cette mort sous hypnose, la voix qui se fait entendre est la voix intime, la voix profonde, la voix de lAutre 2. La raison (ou la draison) biographique est sans doute l, dans la prise en charge par lAutre, la troisime personne, du rcit de la mort. Cest ce qui fascine aussi Barthes chez Chateaubriand et dans la Vie de Ranc : quils aient lun et lautre, lauteur et son personnage, travaill larrire-vie, le premier parce quil sent, au cours de sa longue vieillesse, la vie labandonner ; le second parce quil abandonne volontairement la vie : [] car celui qui abandonne volontairement le monde peut se confondre sans peine avec celui que le monde abandonne : le rve, sans lequel il ny aurait pas dcriture, abolit toute distinction entre les voix active et passive : labandonneur et labandonn ne sont ici quun mme homme, Chateaubriand peut tre Ranc 3. Cet tat de mort sans nant, o lon nest plus que du temps, sexprimente trs tt, par deux tendances que Barthes connat lune et lautre trs jeune : lennui, et le souvenir offrant lexistence un systme complet de reprsentations. Elles protgent de langoisse de mort contre laquelle lutte inlassablement lcriture. Un fragment du journal dUrt de 1977 est justement intitul Le fictif

    1. Analyse textuelle dun conte dEdgar Poe , in Smiotique narrative et textuelle, Larousse, 1973 (OC IV, p. 434-435).

    2. Barthes lvoque dans lintervention quil a faite Strasbourg en 1972 dans le Groupe de recherches sur les thories du signe et du texte de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (OC IV, p. 141) ; le cauchemar de la mort qui parle est aussi mis en relation avec les peintures de Bernard Rquichot (OC IV, p. 378), et dans Le Plaisir du texte (OC IV, p. 245).

    3. Chateaubriand : Vie de Ranc , prface, 1965, in Nouveaux essais critiques, Seuil, 1972 (OC IV, p. 56).

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  • roland barthes

    ne meurt pas . La littrature est l pour vous protger de la mort relle. Dans tout personnage (ou toute personne) historique (qui a rellement vcu), je ne vois immdiatement que ceci : quil est mort, quil a t atteint par la mort relle, et cela mest toujours cruel (un sentiment difficile dire, parce que mat, de trouble devant la mort). Au contraire, un personnage fictif, je le consomme toujours avec euphorie, prcisment parce que, nayant pas rellement vcu, il ne peut rellement tre mort. Il ne faut surtout pas dire quil est immortel, car limmortalit reste prisonnire du paradigme, elle nest que le contraire de la mort, elle ne dfait pas son sens, sa dchirure ; il vaut mieux dire : non touch par la mort 1. Parfois, pourtant, mme avec la littrature, la dchirure se produit. Ce sont les moments o la mort dun personnage permet lexpression de lamour le plus vif qui peut exister entre deux tres : la mort du prince Bolkonski lorsquil parle avec sa fille Marie dans Guerre et paix ; la mort de la grand-mre pour le narrateur dans la recherche du temps perdu. Tout dun coup la littrature (car cest delle quil sagit) concide absolument avec un arrachement motif, un cri 2. Elle fait du pathos, si souvent dcri, une force de lecture ; elle dit la vrit nue de ce dont elle console.

    La mort conduit lcriture et elle justifie le rcit de la vie. Elle commence et recommence le pass, elle fait venir des formes et des figures nouvelles. Cest parce que quelquun meurt quon entreprend de raconter sa vie. La mort est rcapitulative et rassembleuse. Cest la raison pour laquelle jai commenc cette Vie par son rcit. Si elle rompt avec la vie, et dune certaine manire soppose elle, la mort est en mme temps identique la vie comme rcit. Toutes deux sont le reste de quelquun, le reste qui est en mme temps un supplment et qui ne remplace pas. Tous ceux qui ont aim un mort, survivent la blessure ouverte par sa disparition, en le maintenant prsent, vivant. Le souvenir, alors, prend la place dun temps omniprsent ; le pass coup et lavenir impossible se confondent dans lintensit

    1. BNF, NAF 28630, fonds Roland Barthes, Dlibration , journal dUrt, 13 juillet 1977.

    2. Longtemps, je me suis couch de bonne heure , confrence au Collge de France, 19 octobre 1978 (OC V, p. 468).

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  • la mort de roland barthes

    dune permanence o je, qui se souvient, saffirme dans, travers, aux dpens du disparu 1. Ces mots de Julia Kristeva, crits, l encore, dans le temps du deuil de Roland Barthes, disent quel point ce rcit de vie est indu : il nest pas un devoir de mmoire mais une contrainte de la survie. Il occupe la place laisse vacante par la disparition. bien des gards, cette limite de toute biographie se trouve encore augmente avec Barthes. Il est celui qui dcourage lentreprise biographique pour des raisons quil a lui-mme institues et pour dautres qui tiennent certes lui, mais qui simposent presque malgr lui. Car la mort dun crivain ne fait pas partie de sa vie. On meurt parce quon a un corps alors quon na crit que pour suspendre le corps, en relcher la pression, en amenuiser le poids, rduire le malaise quil provoque. Comme lcrit Michel Schneider dans Morts imaginaires : Il faut donc lire les livres que les crivains ont crits : cest l que leur mort est raconte. Un crivain est quelquun qui meurt toute sa vie, longues phrases, petits mots 2. La mort dun crivain nest pas vraiment la suite logique de son existence. Elle ne se confond pas avec la mort de lauteur . Mais la mort dun crivain rend possibles la vie de lauteur et lexamen des signes de la mort disposs dans son uvre. Ni mort-sommeil, o limmobile chappe la transmutation , ni mort-soleil, dont la vertu rvlatrice fait apparatre le sens dune existence , selon la distinction opre dans Michelet 3, la mort est au dpart de toute nouvelle entre.

    1. Julia Kristeva, La voix de Barthes , in Communications, n 36, 1982, p. 119-123 (p. 119).

    2. Michel Schneider, Morts imaginaires, Grasset, 2003, p. 17.3. Michelet, OC I, p. 352.

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  • Introduction

    La voix

    Ce qui ne meurt pas, de Roland Barthes, cest sa voix. Le phnomne est trange, car il ny a rien de plus temporaire quune voix. Il suffit dcouter des enregistrements du pass pour sen rendre compte. Une voix se dmode vite, elle date le corps qui parle. Gide le note pour lui-mme dans son Journal : Le plus fragile de ma personne, et ce qui de moi a le plus vieilli, cest ma voix 1. Or, lorsquon entend Barthes sexprimer, on a le sentiment trs vif dune prsence actuelle, sa voix rsiste au dmod. couter les enregistrements de ses cours au Collge de France, les nombreuses missions de radio et de tlvision auxquelles il a particip, place lauditeur dans un environnement familier. Le timbre grave et doux enveloppe le discours, lui donne des inflexions musicales. Le grain de la voix , que Barthes na pas thoris par hasard mais parce quil savait que le sien dtenait des proprits sensibles, tmoigne dun pass durable capable dagir au prsent, dune mmoire continue, dun souvenir en avant. Ce qui marque les tres dun sceau prissable et transitoire est ainsi chez lui un signe contraire, garantissant une forme de survie ; qui tient aussi ce quil dit quand il parle, bien sr. Le propos, et pas uniquement la voix seule, en unissant le gnral pour tous et le vrai pour chacun, continue toucher et convaincre aujourdhui. Cest ainsi que la voix compte, en puisant le vrai des sources varies, ventuellement contradictoires : lintelligence et la sensibilit, des valeurs anciennes et des mots dordre actuels.

    1. Andr Gide, Journal, 12 juillet 1942, Gallimard, coll. Pliade , 1997, t. II, p. 823.

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  • roland barthes

    Lattitude nest pas sans risques. Elle place souvent le sujet dans un sentiment dimposture. Barthes le ressent toute sa vie : appartenir plusieurs temps et plusieurs lieux fait de vous un tre sans lieu, toujours en mouvement. coutant un jour un prsentateur clore une mission sur lui par Et maintenant les enfants, fini le xixe sicle ! , Barthes note aussitt aprs sur une fiche : Oui, je suis du xixe sicle. Et raccroche cela toute mon excessive sensibilit (qui ne se voit jamais), mon homologie aux romans de ce sicle, mon got de sa langue littraire. Ce qui fait que je suis pris dans un paradigme atroce : dun ct moi (le moi intrieur, inexprim), limaginaire affectif, les peurs, les motions, lamour, la foi intraitable en une thique de la dlicatesse, de la douceur, de la tendresse, la conscience dchirante que cette thique est insoluble, aporique (que voudrait dire faire triompher la douceur ?), et de lautre le monde, la politique, la notorit, les agressions, les canulars, la modernit, le xxe sicle, les avant-gardes, mon uvre, en somme, et mme certains cts, certaines pratiques de mes amis. condamn une uvre hypocrite (thme de limposture) ou au sabordage de cette uvre (do lespace de louvoiement dsespr tent dans les derniers livres) 1. Entre deux sicles, entre deux postulations le moi, le monde , entre lintime et le politique, Barthes se sent tiraill ; contradictoire comme sa voix. Cest ce qui donne son uvre sa puissance de prfiguration. Lavant-garde, la rvolte dfigurent ; le pass refigure et lactualit configure. La posture indcise et paradoxale ne saccommode pas de gestes nets. Elle suscite au contraire un malaise, une faon dtre inadapt qui conduit chercher des solutions indites pour exister quand mme, pour tre de son temps malgr tout. Cette qute, qui prend parfois des formes suffisamment imptueuses pour faire peser sur Barthes laccusation dopportunisme ou de versa-tilit, dfinit la condition du prcurseur, de celui qui court devant. Littralement, il se porte lavant des modes, des propositions, des mouvements. Plus abstraitement, il ouvre aussi la voie pour penser un nouvel ordre du monde et des savoirs. La fin du livre, lextension de

    1. BNF, NAF 28630, fonds Roland Barthes, Dlibration , vendredi 22 juillet 1977. Journal dUrt, t 1977, en grande partie indit (des extraits ont t publis dans Tel Quel en 1979, OC V, p. 668-681).

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  • introduction

    la sphre du biographique, le fragment, le retrait de largumentation logique, lhypertexte, la nouvelle mcanographie de la mmoire : voil certaines des questions que Barthes a penses et qui font de son uvre un champ dexploration pour nous aujourdhui. Comme tous les grands penseurs, sa puissance danticipation est aussi grande que la marque quil a laisse sur son poque : si on le lit encore aujourdhui, cest quil a conduit sa critique dans des directions neuves.

    La voix, chez Barthes, est un trait biographique constant. Elle runit toutes les personnes qui lont connu dans un groupe unanime reconnatre quil avait une belle voix . Sa voix est devenue sa marque, son monogramme. Ce signe prsente lavantage de porter la fois labsence et la prsence, le corps et le discours. Il rsume la rsonance prolonge dune pense critique pour notre temps. Pour Barthes, en effet, tout est beaucoup affaire de justesse et de timbre. Il ne peut pas se contenter dtre en dsaccord avec son temps, ce qui produirait de la dissonance. Aimer le xixe sicle et les classiques, sprouver sentimental et romantique, cest une chose, mais tre sensible aux langages actuels en montrant quils naccueillent plus ou mal ces affects passs, cen est une autre. Tout le sens de lentreprise intellectuelle de Roland Barthes, toute la dramaturgie de son parcours, tiennent cette manire dtre lcoute des langages de lpoque, de leur diffrence, des exclusions quils instituent. Il ne sagit pas pour autant de renoncer aimer ce quon aime du pass : soit en ractivant sa force de modernit, sa vie encore vivante, soit en se condamnant une certaine solitude. Toujours la mme oscillation entre affirmation et retrait, agressivit et douceur. Le 21 septembre 1979, faisant retour sur son itinraire, Barthes constate : Le seul problme de ma vie active, intellectuelle, a t de faire se rejoindre linvention intellectuelle (son bullition), la contrainte du Moderne etc., et les valeurs maternelles, qui doivent sy surimprimer : comme des points de capiton 1. Ce problme dfinit sa place part la fois pleinement dans son temps et dans le sentiment dtre toujours un peu lcart. Le paradoxe dune solitude engage explique aussi que Barthes

    1. BNF, NAF 28630, fonds Roland Barthes, Grand fichier , 21 septembre 1979.

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  • roland barthes

    ait bouscul linstitution du savoir. Cet apport considrable est pour Foucault ce qui lgitime son statut de prcurseur : Il a certai-nement t celui qui nous a le plus aids secouer une certaine forme de savoir universitaire qui tait du non-savoir. [] Je crois que cest quelquun qui a t trs important pour comprendre les secousses qui ont eu lieu depuis dix ans. Il a t le plus grand prcurseur 1.

    Vie

    Il nest pas absolument ncessaire de produire un rcit de vie pour mettre au jour le programme et lapport intellectuels de Roland Barthes et on peut sinterroger sur la ncessit quil y a crire une nouvelle biographie. Parmi les premires raisons qui rendent difficile le rcit de sa vie, il y a le sentiment que lon napprendra pas grand-chose aujourdhui la raconter. Le gigantesque travail ddition des indits qui a t entrepris depuis le dbut des annes 1990 avec ric Marty a considrablement augment le massif autobiographique de luvre barthsienne. Avec La Prparation du roman, Journal de deuil, Le Lexique de lauteur, ce sont de multiples facettes de sa vie qui se sont successivement claires. Et si la raison biogra-phique majeure apparat dans le geste de lever lobscur, trouver ce qui manque et rvler le cach, quel sens y a-t-il le faire pour un auteur qui a recherch progressivement gagner en clart ? La lecture de limmense fichier, la prise en compte des agendas et des carnets permettent aujourdhui de dire que, pour la priode o Barthes devient Barthes, chaque moment de lexistence est renseign. Comment, avec un auteur qui a lui-mme vis la clart et la fait sans lillusion de la synthse ni du rcit continu, faire voir la lacune et le fragment, qui sont l au dpart comme les formes adquates ? Trois solutions sont aussi imparfaites et dcevantes les unes que les autres. La premire qui consiste surenchrir sur les dtails, corriger les rcits, rectifier les faits est inutilement concurrentielle.

    1. Michel Foucault, Radioscopie , entretien avec Jacques Chancel, France Inter, 10 mars 1975. Nous soulignons.

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  • introduction

    Elle pourrait montrer quen certains lieux de luvre lauteur a fait de sa vie une lgende et quen dautres lieux il en a volontairement occult de grands pans. Mais jamais ce rcit ne simposerait contre celui de luvre puisque aussi bien la vie, si elle nest pas toujours ce quon en dit, reste ce quon en fait. La mthode du repltrage nest pas plus satisfaisante. La prose biographique, en rinfusant de la dure continue entre les fragments de faits, dmotions ou de textes, contrarie la vrit intime de la vie, faite souvent de moments juxtaposs, traverse par des vnements, des petites et des grandes ruptures, des oublis. Lexplication de la vie par luvre nest pas non plus une solution. Elle rabat deux ralits htrognes lune sur lautre en oubliant de montrer comment celles-ci peuvent tre en concurrence, peuvent se heurter et parfois se dtruire. Si la lecture biographique se justifie et peut apporter des rsultats significatifs, elle ne saurait suffire pour comprendre cette rencontre parfois conflictuelle entre vivre et crire dans lexistence dun crivain et dun intellectuel.

    Nous ne pourrons certes pas nous dprendre entirement de ces trois gestes et notre travail tiendra lui aussi de ces mthodes et aura leurs dfauts ; mais nous tenterons en mme temps de laisser vive cette clart propre litinraire et luvre, dindiquer comment elle monte, mane et irradie. Le rcit se fera sous le signe des trous et des manques, et largumentation cherchera penser des diffrences. Il faut prendre acte de la violence de luvre qui contraste terriblement avec la douceur de la personne (tous les tmoignages sans exception concordent sur ce point) et avec la relative insignifiance de la vie. Car la vie de Barthes nest pas un roman daventures. Elle nest mme pas exemplaire dans ce quelle comporterait de gnralit ou de normalit qui pourrait donner la biographie une valeur sociologique ou culturelle. Comment crire une vie qui ne fut pleinement occupe qu crire ? Que reste-t-il qui ne soit pas trac dans les textes et quel type de rvlation est-on en droit dattendre ? La premire est sans doute celle-l, que la vie dun crivain se comprend des manques qui la sous- tendent.

    Une difficult tient au rapport ambivalent de Barthes lui-mme la biographie, quil nonce avec force dans lavant-propos de lentretien avec Jean Thibaudeau : toute biographie est un roman qui nose pas

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  • roland barthes

    dire son nom 1 . Ce nest pas comme sil lavait toujours mprise ou comme si, linstar de Bourdieu, il en avait dnonc lillusion 2. Il renonce certes lindividu Racine mais fait nanmoins des auteurs (Michelet, Racine, Sade) des lieux dexprimentation et de rassemblement. Il manifeste tout au long de ses textes un dsir pour des signes de la vie qui dterminent en grande partie lattachement presque sensuel pour la littrature. Les notations qu partir de 1971, avec Sade, Fourier, Loyola, il appelle les biographmes , sont ces clats de vie, de singularit, qui renvoient aux corps des sujets voqus. Une personne tient dans des dtails et dans leur parpillement, un peu comme les cendres que lon jette au vent aprs la mort 3 . Ces biographmes dfinissent un art de la mmoire auquel se rattache une thique de la biographie souvent convoque par les commentateurs de Barthes : [] si jtais crivain, et mort, comme jaimerais que ma vie se rduist, par les soins dun biographe amical et dsinvolte, quelques dtails, quelques gots, quelques inflexions, disons : des biographmes, dont la distinction et la mobilit pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, la faon des atomes picuriens, quelque corps futur, promis la mme dispersion 4. Cette phrase clbre offre le programme dun rcit de vie qui est moins celui dune biographie que celui de lautobiographie anamnsique du Roland Barthes par Roland Barthes o lanamnse, directement oppose la biographie, est dfinie comme contre-marche , ou contre-descente : [] un dni (hostile) la chronologie, la fausse rationalit du logico-chronologique, de lordo naturalis ; cest un ordo artificialis (flash-back) 5 . Tout est l sans lien, sans trait dunion, ltat de bribe ou de trace. Polyphonique, ouvert linfini de la recomposition, il fait de tout rcit continu une forme

    1. Rponses , entretien avec Jean Thibaudeau, in Tel Quel, automne 1971 (OC III, p. 1023).

    2. Pierre Bourdieu, Lillusion biographique , in Raisons pratiques. Sur la thorie de laction, Seuil, 1994. Ce que dnonce cet article, cest lide dhistoricit du sujet marque par le continuum et la linarit : Parler dhistoire de vie, cest prsupposer au moins, et ce nest pas rien, que la vie est une histoire (p. 81).

    3. Sade, Fourier, Loyola, OC III, p. 705.4. Ibid., p. 706.5. Le Lexique de lauteur, p. 183.

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  • introduction

    de cochonnerie (le mot est employ dans Sade, Fourier, Loyola propos du flumen orationis, de laspect fluvial du discours continu) : parce quil fixe une image, parce quil oublie que le moi ne cesse de se dplacer et de sinventer. En faisant de lautoportrait de Barthes par lui-mme un texte ftiche, beaucoup de lecteurs voient dans la biographie le geste anti-barthsien par excellence 1.

    la continuit, Barthes opposait pourtant la recherche dunit. De Michelet, il crit : Je nai cherch qu dcrire une unit, et non en explorer les racines dans lhistoire ou dans la biographie 2. Cest, inversement, en pluralisant Barthes que nous compenserons lesprit de continuit inhrent au rcit dune vie, en ne recherchant pas lhomologie entre existence et uvre, en inscrivant les deux dans des histoires (l encore au pluriel), des contextes, des relations, en dcrivant diffrentes genses les strates des archives, les dpts de la vie dans les documents du rel, les motifs et les reprises de luvre. Si les biographmes sont la biographie ce que les photographies sont lHistoire, comme Barthes semble le suggrer dans La Chambre claire 3, nous les complterons de lgendes, de mises en rseau ou en liens et surtout de pense. Ce qui reste : les vnements, les crits et les traces, nest appropriable que dans lcriture, cest--dire dans le mouvement dune pense.

    Dautres raisons externes auraient pu dcourager le geste biogra-phique, commencer par limportance des travaux consacrs lauteur, de son vivant et depuis sa mort, en France comme ltranger. Il est frappant que les rserves exprimes par Barthes lgard de la biographie aient entran en retour une vritable passion des critiques, des commentateurs, des crivains pour sa vie. On a mme pu parler de rolandisme pour caractriser cette pulsion de prendre lauteur pour un personnage de roman ou de raconter sa vie. Dans la trs

    1. Sur lobjection principielle toute biographie de Barthes en France, voir Diana Knight, Lhomme-roman, ou Barthes et la biographie taboue , in French Studies Bulletin, n 90, printemps 2004, p. 13-17.

    2. Michelet, OC I, p. 293.3. OC V, p. 811. Jaime certains traits biographiques qui, dans la vie dun

    crivain, menchantent lgal de certaines photographies ; jai appel ces traits des biographmes ; la Photographie a le mme rapport lHistoire que le biographme la biographie.

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    belle confrence au Collge de France du 19 octobre 1978 intitule Longtemps, je me suis couch de bonne heure , Barthes propose dappeler marcellisme lintrt spcial que les lecteurs peuvent porter la vie de Marcel Proust, distinct dun got quils auraient pour son style ou son uvre 1. Cette approche aimante de lauteur passe par le rcit dsorient quil a donn de sa propre vie dans son uvre. De mme, on peut appeler rolandisme ce rapport un sujet qui revient sans cesse sa propre vie comme une succession de figures. La relation profonde de la vie lcriture inlassablement mise en scne dans les livres, les confrences, les cours est une premire explication de lintrt que beaucoup de lecteurs portent la vie de Barthes : comme sil y avait l une cl, un ssame permettant douvrir plusieurs portes la fois, celle de sa qute lui et celle du dsir dcrire de chacun. Une autre raison du dsir de faire de sa vie une Vie tient probablement au fait que lexistence de Barthes cumule toutes les lacunes imaginables qui, toujours, invitent au comblement. Le manque initial : la mort du pre ; la parenthse : le sanatorium ; le cach : lhomosexualit ; le discontinu : lcriture fragmentaire ; le manque final : laccident bte. Ces trous, ces carences, appellent le rcit, le remplissage, lexplication.

    Biographies, tmoignages, parcours critiques qui sont aussi des tracs dexistence, romans : on ne compte plus les livres qui voquent la vie de Barthes. Trente-cinq ans aprs la mort de Barthes, la prsente biographie est dj la troisime. En 1990, Louis-Jean Calvet a propos une premire Vie complte de Roland Barthes 2. La contemporanit du geste lui permettait de fonder ltude sur de nombreux tmoignages. Les milieux familial, intellectuel, amical y sont ainsi caractriss de faon dtaille et concrte. Il ne sagit pas proprement parler dune biographie intellectuelle : si la gense de luvre fait lobjet dune rflexion et de tentatives dexplication, elle nest pas comprise comme un projet de pense et dcriture. Une deuxime biographie a vu le jour en 2012 sous la plume de Marie Gil. Lauteure y prend

    1. Longtemps, je me suis couch de bonne heure , OC V, p. 465.2. Louis-Jean Calvet, Roland Barthes (1915-1980), Flammarion, 1990. Le texte

    a fait lobjet de traductions en allemand (Suhrkamp, 1993) et en anglais (Indiana University Press, 1994).

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  • introduction

    la lettre lide de la vie comme un texte, rcurrente dans les sminaires notamment, et mise en relation avec le journal 1. La continuit ny est pas celle, nave, dune vie formant ruban quil suffirait de drouler, mais elle apparat dans lhomognit pose entre texte et existence factuelle. Il sagit ainsi dans cette perspective de mettre au jour la graphie dune vie 2, en plaant sur le mme plan lcriture et la vie, en constatant lhomognit de tous les matriaux [] : faits, penses, crits, et non-dits, silences 3 . ces biographies sajoutent les nombreux tmoignages : en 1991, Patrick Mauris fait paratre un recueil de souvenirs mettant en scne divers aspects de la personnalit de Roland Barthes professeur et matre penser de jeunes gens 4. En 2006, ric Marty publie aux ditions du Seuil : Roland Barthes. Le mtier dcrire 5. Le livre se prsente comme un essai et il rassemble en effet des textes de prose argumentative, trs clairants sur la notion duvre et sur la pense de limage. Mais luvre de Barthes est aussi pense dans son droulement et sa succession, ce qui explique sa gense intellectuelle. La premire partie, Mmoire dune amiti , est un tmoignage extrmement puissant sur les dernires annes de Roland Barthes. Celui qui a consacr de nombreuses annes ltablissement des uvres compltes est aussi ce jour le meilleur passeur de sa vie et de sa pense. Dans des livres dentretiens et de souvenirs, Tzvetan Todorov et Antoine Compagnon voquent longuement le Barthes quils ont connu. Grard Genette en donne aussi un portrait dans Bardadrac et Barthes est lun des nombreux personnages secondaires du livre de Mathieu Lindon sur Foucault, Ce quaimer veut dire 6.

    1. La vie comme texte : ceci deviendra banal (lest peut-tre dj), si lon ne prcise : cest un texte produire, non dchiffrer. Dj dit au moins deux fois ; en 1942 : Ce nest pas le Journal ddouard qui ressemble au Journal de Gide ; au contraire, bien des propos du Journal ont dj lautonomie du Journal ddouard (Notes sur Andr Gide et son Journal, 1942), et en 1966 : luvre de Proust ne reflte pas sa vie ; cest sa vie qui est le texte de son uvre (Les vies parallles, 1966) (Le Lexique de lauteur, p. 324).

    2. Marie Gil, Roland Barthes. Au lieu de la vie, Flammarion, 2012, p. 23.3. Ibid., p. 18.4. Patrick Mauris, Roland Barthes, Le Promeneur, 1992.5. Op. cit.6. Tzvetan Todorov, Devoirs et dlices. Une vie de passeur, entretiens avec Catherine

    Portevin, Seuil, 2002 ; Antoine Compagnon, Une question de discipline, entretiens

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  • roland barthes

    Colette Fellous, dans La Prparation de la vie, fait un portrait trs aimant (plein dodeurs rares le parfum de la mre de Barthes par exemple et du grain de sa voix) de celui qui est rest son guide dans la vie depuis quun jour, en sortant dun sminaire (elle les a tous suivis de 1972 1976), il lui a appris dire je , parler en son propre nom. Je longe sa voix, crit-elle, et retrouve lodeur de Paris, du Bonaparte, du Balzar, de la rue du Sabot, de la rue Saint-Sulpice, du petit chinois de la rue de Tournon. Je retrouve aussi le pliss de ses paupires quand il cherchait une phrase 1

    Phnomne peut-tre encore plus singulier, Barthes est aussi depuis sa mort le personnage de trs nombreux romans 2. Le fait sexplique l encore par un dsir de donner sa vie une continuit, la fois du continu et un prolongement ; mais sans doute galement par le jeu labor par Barthes entre essai, fragment autobiographique et dsir de roman. Le contact brlant avec le Roman , quil prsente dans la confrence sur Proust comme le pouvoir dexprimer un ordre affectif, le Tout ceci doit tre considr comme dit par un personnage de roman , au seuil du Roland Barthes par Roland Barthes, luvre-vie, galement appele tierce forme , le romanesque comme manire de dcouper le rel, comme criture de la vie : ces propositions constituent en mme temps un appel et une nigme. Femmes de Sollers, en 1983, Roman roi de Renaud Camus la mme anne, Les Samouras de Kristeva en 1990, LHomme qui tua Roland Barthes de Thomas Clerc en 2010, La Fin de la folie de Jorge Volpi en 2003, auxquels on peut ajouter deux rcits romancs des derniers jours et des premiers jours de lauteur, celui dun de ses ts 3, prolongent le tmoignage, accentuent la lgende. Certains mettent Barthes en scne sous des

    avec Jean-Baptiste Amadieu, Flammarion, 2013 ; Grard Genette, Bardadrac, Seuil, coll. Fiction & Cie , 2006 ; Mathieu Lindon, Ce quaimer veut dire, op. cit.

    1. Colette Fellous, La Prparation de la vie, Gallimard, 2014, p. 44-45.2. Cf. Nathalie Pigay-Gros, Roland Barthes, personnage de roman , in

    Daniel Bougnoux (dir.), Empreintes de Roland Barthes, Nantes, Ccile Defaut / Paris, INA, 2009, p. 185-202.

    3. Herv Algalarrondo, Les Derniers Jours de Roland Barthes, Stock, 2006 ; Christian Gury, Les Premiers Jours de Roland Barthes, prcd de Barthes en Arcadie, Non Lieu, 2012 ; Jean Esponde, Roland Barthes, un t (Urt 1978), Bordeaux, Confluences, 2009.

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  • introduction

    pseudonymes transparents ; dautres le font personnage sous son nom, lintroduisent dans la fiction comme personnage historique ctoyant les tres fictifs. Dans tous les cas ces textes rendent poreuses les frontires entre biographie romance, roman historique et tmoignage.

    Mme les tudes critiques jouent de lentrelacs entre pense, vie et roman et reposent souvent sur la reprise dun trajet intellectuel contraint de prendre en charge le rcit de la vie. Ds 1986, le Roland Barthes, roman, de Philippe Roger, inscrit la continuit du parcours de Barthes en sintressant de prs aux textes de jeunesse et insiste sur lomniprsence chez lui dun grand projet littraire, rendant vaine toute entreprise de priodisation de son uvre. En 1991, le livre de Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, fonde lui aussi lunit du sujet sur la cohrence dun projet, cette fois celui du Neutre, entendu non comme un compromis, une forme amoindrie, mais comme la tentative dchapper aux obligations et contraintes du logos, du Discours 1 . Ce portrait dun intellectuel sefforant dabolir la distinction tait vou faire date 2. La dimension projective de ses textes, leur relation au fragmentaire, la notation, le got du fugitif et du paradoxal rendent cette cohrence compatible avec la contradiction, lhsitation, voire la palinodie. Fonder son magistre sur le fantasme, cest se librer du principe de non-contradiction ; cest entraner et sentraner soi-mme dans un tournoiement o lon est bien en peine de trouver une demeure. Tout en ne produisant aucun systme, aucune pense forte , Barthes a form ses lves et ses lecteurs la ncessit de mettre les savoirs en tension, la dprise, une culture affective, la rencontre de limprobable. Finalement, quils fassent lhypothse dun Barthes cohrent, dont la dmarche est place sous le signe dun fil conducteur, comme Philippe Roger, Bernard Comment mais aussi Grard Genette, Claude Coste, Diana Knight, Marielle Mac ou Vincent Jouve, ou bien dun Barthes coup en deux, renonant au grand projet scientifique des annes

    1. Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, Christian Bourgois, 1991.

    2. Il a t confirm par la publication du cours au Collge de France sur Le Neutre (tabli par Thomas Clerc en 2002) et par le bel article du mme Thomas Clerc, Roland le neutre , in Revue des sciences humaines, n 268, 4 / 2002, p. 41-53.

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    1960 pour entrer dans le scepticisme et lgotisme (cest le point de vue de Tzvetan Todorov), ou encore dun Barthes plusieurs, dont litinraire est partag en moments successifs (Annette Lavers, Stephen Heath, Steven Ungar, Patrizia Lombardo), tous disent la complexit dune uvre insparable de la vie o elle sest compose et crite.

    Tout en cherchant penser la diffrence entre vivre, penser, crire, nous postulons notre tour lunit du cheminement de Barthes autour du dsir dcrire, qui en appelle une puissance de projet intellectuel et une rotique (admettant dailleurs le got du changement). Mais cette unit est adosse des csures et des manques qui crent des effets de rupture ou de retournement. Elle est soumise aussi des phnomnes de discordance qui font de Barthes le contemporain de plusieurs temps la fois. Plus proche du projet otobiographique de Jacques Derrida et de sa dramaturgie de lcoute critique 1, nous tendrons loreille la voix pour entendre comment son grain faonne galement lcrit, mais de manire foncirement discontinue. En donnant lire et entendre de nombreux matriaux factuels bruts (limmense fichier, des manuscrits indits, des lettres, des notations dagenda), nous ferons trembler luvre sous leffet des chos du dehors. En retour, luvre dplacera rgulirement le rcit de vie, en lclairant et en lobscurcissant tour tour, tantt en lui donnant une forme, tantt en le reconduisant linforme. Certains mots serviront de fils conducteurs : la douceur, la dlicatesse, le dchirant ou lamour maternel comme guide souterrain de tout litinraire ; lautre bord la hantise de la mort, qui pousse crire mais entaille aussi rgulirement la vie. Parmi les principes qui orientent notre rcit, un autre est de redonner au rythme et au mouvement de lcriture sa dynamique vitale, inscrite dans la respiration, dans le corps, dans les alas de lexistence. Cela implique de quitter la logique des livres, travers laquelle on envisage Barthes le plus souvent, pour entrer dans le temps de la production de la pense et des textes. Barthes naccorde pas une grande importance au livre comme objet fini et clos sur lui-mme, si ce nest quil est encore son poque

    1. Jacques Derrida, Otobiographies. Lenseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galile, 2005.

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    un instrument important pour la diffusion de la pense et pour la reconnaissance. Il en prvoit, dune certaine faon, la disparition ; ou du moins son rapport lcriture prfigure-t-il dautres modalits dexpression des ides et de diffusion des textes. La plupart de ses livres sont des recueils darticles publis plusieurs annes auparavant en revue et, lorsquils paraissent, Barthes est souvent hant par dautres questions. Se situer de la sorte dans le temps de lcriture permet parfois dclairer luvre autrement, de percevoir du dedans une histoire intellectuelle tout en mettant en vidence son pouvoir rflchissant sur notre poque. Le droulement du livre suit ainsi la chronologie ; mais, pour en djouer les effets de fausse vidence, lordre des annes est assoupli par dautres principes : des parallles entre Barthes et des compagnons dcisifs de son existence permettent ponctuellement de parcourir des motifs selon les rencontres et pas seulement selon lordre des annes ; des thmes rassemblent parfois les textes et les faits. Ainsi, certaines annes peuvent tre voques deux fois, dans des chapitres distincts, mais cest toujours pour leur donner un clairage modul, des reliefs diffrents.

    Nous avons pu disposer dun matriau neuf absolument consid-rable pour lcriture de cette biographie : une partie importante de la correspondance, lensemble des manuscrits et surtout le fichier que Barthes a enrichi toute sa vie, lui faisant subir des classements et des remaniements varis. Ce fichier, que Barthes a dbut tudiant comme une rserve bibliographique puis lexicographique, est progressivement devenu le dpositaire dune bonne partie de son existence. Barthes y recueille des choses vues et entendues, des impressions de voyage, des phrases quil aime, des penses et des projets. Dans les deux dernires annes de sa vie, le fichier devient un vritable journal : aussi, pour dsigner ce qui dans le fonds Roland Barthes sappelle Grand fichier , nous utilisons rgulirement lexpression de fichier-journal qui semble convenir la pratique hybride quil en avait et qui est son invention. Michel Salzedo, le frre de Roland Barthes, ma ouvert les portes du bureau de la rue Servandoni et ma autorise consulter les agendas dont, partir de 1960 et jusqu sa mort, Barthes a une pratique singulire et constante. Il ne sen sert pas dans un but prospectif pour noter ses rendez-vous et ses obligations des jours suivants, mais comme dun livre de raison, o il note rtrospectivement

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    les travaux accomplis, les personnes rencontres le jour prcdent 1. Ces volumes, comme le fichier, ouvrent une pratique de lcriture ordinaire et prive tout fait passionnante. Et ces documents, dont la plupart sont absolument indits, donnent un appui important au rcit de la vie. Ils peuvent tre parfois encombrants tant le souci de consigner la vie peut rendre vain le travail de la biographie. En mme temps, ils invitent chercher dautres choses que des faits, et rendre compte des multiples sphres publique, semi-publique, prive dans lesquelles se dploie lcriture.

    Je ne suis pas contemporaine de Roland Barthes. Javais onze ans quand il est mort et je nai entendu pour la premire fois son nom que six ans plus tard dans un cours de philosophie o lon ma invite lire Le Plaisir du texte. Je nai donc pas suivi ses cours et la plupart de ses expriences me sont inconnues. Pourtant, Roland Barthes est mon contemporain parce que je sais que je lui dois une manire de lire la littrature, un rapport que je tisse entre critique et vrit, et la conviction que la pense procde dune criture. En racontant lhistoire de ses cheminements, existentiel, intellectuel, littraire, je veux comprendre une part de ce qui ma forme et, en mme temps, ce qui a rendu cette formation possible. Lorsquil est mort, Barthes avait le sentiment dtre arriv un tournant de sa vie, mais il ne pensait pas en avoir presque fini avec elle. Limpratif de vita nova, si prsent dans les derniers sminaires et consquence de la mort de sa mre, implique moins lide dune pente descendante que celle dune inflexion nouvelle donner aux projets, une dernire vie trouver. Dans sa confrence sur Proust du 19 octobre 1978, il rflchit aux grandes ruptures qui affectent le milieu de la vie , celle de Ranc qui abandonne le monde aprs avoir dcouvert le corps dcapit de sa matresse et qui se retire la Trappe ; celle de Proust lorsquil perd sa propre mre : ce qui justifie, dans son intervention, la possibilit dun Proust et moi rassemblant dans un mme vnement la disparition

    1. Ces agendas sont aujourdhui conservs dans le fonds Roland Barthes du dpartement des manuscrits de la BNF (dpt 2013). Aprs avoir t longtemps conserv et valoris lIMEC (Institut Mmoires de ldition contemporaine, labbaye dArdenne prs de Caen), lensemble des archives est dpos la Bibliothque nationale de France depuis 2011, selon le souhait de Michel Salzedo.

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    des mres : Un deuil cruel, un deuil unique et comme irrductible, peut constituer pour moi cette cime du particulier, dont parlait Proust ; quoique tardif, ce deuil sera pour moi le milieu de ma vie ; car le milieu de la vie nest peut-tre jamais rien dautre que ce moment o lon dcouvre que la mort est relle, et non pas seulement redoutable 1. Je lisais le Journal de deuil le jour de fvrier 2009 o jai perdu ma propre mre. Je me sentais moi-mme au milieu du chemin. Ce signe suffisait faire que le travail puisse commencer.

    1. Longtemps, je me suis couch de bonne heure , confrence au Collge de France, 19 octobre 1978 (OC V, p. 467).

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    9782021010206Roland Barthes [Bon a Tirer]