Saint-Exupery Un Humaniste
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Arte-filosofia Thomas De Koninck Saint Exupry, un humaniste ? Cannes 8.07.2004 www.artefilosofia.com
Dans le cadre de Saint Exupry : lhomme de lanne 2004
Cannes, confrence de
M. Thomas De Koninck
Saint-Ex, un humaniste ? Il faut se mfier du mot humanisme. Michel Foucault le rappelait, il y a eu un humanisme qui se prsentait comme critique du christianisme et de la religion en gnral; il y a eu un humanisme chrtien en opposition un humanisme asctique et beaucoup plus thocentrique (ceci au dix-septime sicle). Au dix-neuvime sicle, il y eut un humanisme mfiant, hostile et critique l'gard de la science; et un autre qui plaait [au contraire] son espoir dans cette mme science. Le marxisme a t un humanisme, l'existentialisme, le personnalisme l'ont t aussi; il y eut un temps o on soutenait les valeurs humanistes reprsentes par le national-socialisme, et o les staliniens [eux-mmes] disaient qu'ils taient humanistes.1
Ce mot dhumanisme ayant, en somme, servi dsigner, au cours de lhistoire, des positions aussi disparates, na-t-il pas perdu toute consistance? Ne devrait-on pas y renoncer? Je ne crois pas du tout, pour ma part, quil faille y renoncer. Mais il est vrai que lhumanisme a grand besoin dtre mieux dfini pour notre temps. Il faut en quelque sorte, remplir le mot, selon une expression de Saint-Ex dans Citadelle : Les mots essaient dpouser la nature et de lemporter. Ainsi jai dit montagne et jemporte la montagne en moi avec ses hynes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa monte vers les toiles jusquaux crtes mordues par les vents mais ce nest quun mot quil faut remplir. Or il me semble que ce qua fait entre autres Saint-Exupry, cest prcisment de remplir le mot humanisme. Ce que rsume du reste avec bonheur la phrase suivante, dans Citadelle encore : () Il convient en permanence de tenir rveill en lhomme ce qui est grand et de le convertir sa propre grandeur2. Il nest pas possible de rendre justice ce thme dans lespace dune confrence. Ce qui frappe quand on relit Saint-Ex, cest la richesse et la pertinence toujours accrue de ses ides, leur profondeur philosophique galement, tout au contraire de limpression que retiennent celles ou ceux qui ne lont lu quen surface. Jai d faire des choix, que jespre reprsentatifs, tout en reconnaissant que dautres simposeraient sans doute avec une gale force. 1/ Civilisation et solidarit
Dans Lettre un otage (1943), Antoine de Saint-Exupry raconte comment au cours dun
reportage sur la guerre civile en Espagne, il a t fait prisonnier par des miliciens anarchistes.
Lennui, langoisse et un dgot profond devant labsurde de sa situation seffacrent la suite
dun miracle trs discret, suscit pas sa qute d'une cigarette auprs dun de ses geliers, en
bauchant un vague sourire. Lhomme stira dabord, passa lentement la main sur son front, 1 Michel Foucault, Qu'est-ce que les Lumires?, indit in Magazine littraire, avril 1993, p. 70. 2 Antoine de Saint-Exupry, Citadelle, in uvres, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1954, respectivement p. 580-581; 552. (Nos rfrences Saint-Ex renverront toutes cette dition.)
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leva les yeux dans la direction, non plus de ma cravate, mais de mon visage et, ma grande
stupfaction, baucha, lui aussi, un sourire. Ce fut comme le lever du jour. Ce miracle ne dnoua
pas le drame, il leffaa, tout simplement, comme la lumire, lombre. Aucun drame navait plus
eu lieu. Ce miracle ne modifia rien qui ft visible. La mauvaise lampe ptrole, une table aux
papiers pars, les hommes adosss au mur, la couleur des objets, lodeur, tout persista. Mais toute
chose fut transforme dans sa substance mme. Ce sourire me dlivrait. Ctait un signe aussi
dfinitif, aussi vident dans ses consquences prochaines, aussi irrversible que lapparition du
soleil. Il ouvrait une re neuve. Rien navait chang, tout avait chang. (...) Les hommes non plus
navaient pas boug, mais, alors quils mapparaissaient une seconde plus tt comme plus
loigns de moi quune espce antdiluvienne, voici quils naissaient une vie proche.
Jprouvais une extraordinaire sensation de prsence. Cest bien a: de prsence! Et je sentais ma
parent.
Plus loin, Saint-Exupry ajoute : Jentrai dans leur sourire tous comme dans un pays
neuf et libre. Jentrai dans leur sourire comme autrefois dans le sourire de nos sauveteurs du
Sahara. (...) Du sourire des sauveteurs, si jtais naufrag, du sourire des naufrags, si jtais
sauveteur, je me souviens aussi comme dune patrie o je me sentais tellement heureux. Le plaisir
vritable est plaisir de convive. Le sauvetage ntait que loccasion de ce plaisir. Leau na point
le pouvoir denchanter, si elle nest dabord cadeau de la bonne volont des hommes. Les soins
accords au malade, laccueil offert au proscrit, le pardon mme ne valent que grce au sourire
qui claire la fte. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des
partis.3 Ce que Saint-Exupry appelle cette qualit de la joie rvle la dimension la plus
profonde de notre tre : par del les langages, les castes et les partis, par-del toutes les diffrences, se dcouvre une solidarit humaine fondamentale. Cette joie nest-elle pas, crit-il, le fruit le plus prcieux de la civilisation qui est ntre? () Respect de lhomme! Respect de lhomme! L est la pierre de touche! Quand le Naziste respecte exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-mme. Et plus loin : Mais voici quaujourdhui le respect de lhomme, condition de notre ascension, est en pril ()4.
Dans la Dclaration universelle des droits de lhomme de 1948, dont lunanimit sexplique en bonne part par les atrocits nazies justement, deux points sont particulirement frappants : a) On y reconnat que ce qui fonde lgalit des droits humains et leur caractre inalinable (littralement : quon ne peut arracher personne), cest la dignit de tous les membres de la famille humaine sans exception.
b) On y reconnat que le fondement de la libert, de la justice et de la paix dans le monde, cest la dignit humaine.
Plus de cinquante ans plus tard, de tels propos nont pas pris une ride et savrent plus pressants que jamais. Il nempche que ce qui frappe tout autant, ce soit leur inefficacit apparente. Le vingtime sicle sest singularis par ltendue des meurtres, des gnocides, des 3 Antoine de Saint-Exupry, Lettre un otage, IV, in Oeuvres, op. cit., p. 401-402. 4 Lettre un otage, op. cit., p. 402-403.
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tortures perptrs sous la caution didologies et dabstractions faisant fi des tres rels. Le sicle qui commence ne promet rien de mieux jusqu prsent. Le meurtre est la question, crivait ds 1951 ce grand contemporain de Saint-Ex qutait Albert Camus. Linfernale logique de lexclusion cre des paradigmes partir de dfinitions ou de conceptions priori de lhomme, appeles lgitimer une forme ou lautre dexclusion. Le nazisme en aura fourni la plus horrible illustration, mais il est loin dtre seul. Aussi bien [pour citer nouveau Camus], le nihilisme absolu, celui qui accepte de lgitimer le suicide, court plus facilement encore au meurtre logique. Si notre temps admet aisment que le meurtre ait ses justifications, cest cause de cette indiffrence la vie qui est la marque du nihilisme5.
Et comme en tmoignent les catalogues datrocits rpertories par Amnistie Internationale, les droits humains sont en ralit de plus en plus bafous dans notre monde. Si les principes de la Dclaration continuent dtre viols dans plus de 140 pays et territoires, cest que ces principes nont gure pntr les consciences. Comment y remdier?
Je pense quune perspective comme celle de Saint-Exupry peut rellement aider y remdier. Cest dans cet esprit que je tente dexplorer brivement avec vous ce soir son humanisme. Il nexiste pas duvre aussi universellement apprcie sur tous les continents et dans toutes les langues modernes que Le Petit Prince. Aucun crivain franais na jamais aussi profondment touch autant dtres humains, toutes cultures confondues. Or luvre entire de Saint-Ex est trs cohrente, nous le verrons dailleurs. Cest assez dire luniversalit de ses ides et lespoir quelles permettent.
Respect de lHomme! Respect de lHomme [rpte-t-il dans la Lettre un otage] Si le respect de lhomme est fond dans le cur des hommes, les hommes finiront bien par fonder en retour le systme social, politique ou conomique qui consacrera ce respect. Une civilisation se fonde dabord dans la substance. Elle est dabord, dans lhomme, dsir aveugle dune certaine chaleur. Lhomme ensuite, derreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu6. 2/ La qute de sens
La dimension contemplative de lexistence, la qute de sens, ne sont jamais loin chez
Saint-Ex, mme sagissant daction et de technique, dans Terre des hommes (1939) par exemple :
Lavion est une machine sans doute, mais quel instrument danalyse ! Cet instrument nous a fait
dcouvrir le vrai visage de la terre. La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les
livres. Parce quelle nous rsiste. Lhomme se dcouvre quand il se mesure avec lobstacle. Mais,
pour latteindre, il lui faut un outil. () Lavion mle lhomme tous les vieux problmes.
Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs merveillent encore. Nos courses
davions nont point dautre sens. Celui-l monte plus haut, court plus vite. Nous oublions
pourquoi nous le faisons courir7.
Et dans Le Petit Prince (1943) : Les hommes, dit le petit prince, ils senfournent dans les
rapides, mais ils ne savent plus ce quils cherchent. Alors ils sagitent et tournent en rond
Et il ajouta :Ce nest pas la peine8.
5 Albert Camus, Lhomme rvolt, Paris, Gallimard, 1951; Folio, 1996, p. 17 et 19. 6 Lettre un otage, op. cit., p. 404. 7 Antoine de Saint-Exupry, Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 171; 139; 169. 8 Antoine de Saint-Exupry, Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 482.
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La capacit dmerveillement et dinterrogation est particulirement vidente chez
lenfant -- que lon embrasse avant de sendormir et qui rsume le monde, selon la formule
magnifique de Citadelle9 -- dans son regard lumineux et cratif la fois. Il voit bien le serpent
boa digrant un lphant, l o ladulte endurci ne voit quun chapeau. Les grandes personnes
ne comprennent jamais rien toutes seules, et cest fatigant, pour les enfants, de toujours et
toujours leur donner des explications, lit-on la deuxime page du Petit Prince. Saint-Exupry
suggre ainsi que le regard de lenfant pressent dj le visage plus profond de la ralit. Il ne dit
pas que son regard se porte vers une autre ralit, dans une autre direction. Cest bien au contraire
de ce monde-ci quil sagit pour commencer, de celui que nous voyons de nos yeux et pouvons
toucher de nos mains. Mme limmdiat que nous avons sous les yeux devient vite transparent
pour les yeux qui savent interroger. Les choses perdent alors laspect banal ou vident que leur
prte malheureusement la familiarit, ce que Baudelaire appelle juste titre le trs grand vice
de la banalit (Salon de 1859, IV). Il est tout fait dun philosophe, ce sentiment : stonner. La
philosophie na point dautre origine (arch), crivait Platon dans le Thtte (155 d), nonant
ainsi pour la premire fois ce qui deviendra un lieu commun. La tradition authentique ne fut
jamais la transmission d'un savoir tout fait, mais bien celle de l'tonnement fondateur dont les
anciens Grecs fournissent dans lhistoire l'exemple ingal: Vous autres Grecs, vous tes
toujours des enfants: un Grec n'est jamais vieux! (...) Vous tes tous jeunes par l'me, dclare le
prtre gyptien du Time de Platon. 10
Ltonnement dsaronne, dracine, drange au dpart. Il semble faire dabord de celle ou de celui qui le pratique un tre trange, une sorte dexil dans le monde et dans la vie. Dans la mesure o nous sommes capables dtonnement, nous semblons venir dune autre plante, linstar du Petit Prince. Le monde familier qui avait sembl vident ne lest plus de la mme manire et na plus la mme validit apparente; les choses immdiates perdent ce caractre ultime que nous leur accordions faussement et nous voyons le monde comme bien plus profond, plus ample et plus mystrieux. Ltonnement donne sentir combien est admirable quil existe espace, temps, lumire, air, mer et fleur, voire pieds, mains et il, et peut-tre avant tout le luxe vritable des relations humaines, que figurent leurs sommets la rose (lamour) et le renard (lamiti) dans Le Petit Prince.
Daucuns, en revanche, sont, il est vrai, incapables dtonnement. Ainsi ce mort vivant dont parle Einstein: J'prouve l'motion la plus forte devant le mystre de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l'art et la science. Si quelqu'un ne connat pas cette sensation ou ne peut plus ressentir tonnement ou surprise, il est un mort vivant et ses yeux sont dsormais aveugles.11
9 Citadelle, op. cit., p. 513 10 Cf. Platon, Time, 22 b; sur l'tonnement, outre le Thtte, 155 d, voir Aristote, Mtaphysique, A, 2, 982 b 12 sq.; Martin Heidegger, Qu'est-ce que la philosophie?, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 42 sq.. 11 Cf. Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 158 : il nest quun luxe vritable, celui des relations humaines; Albert Einstein, Comment je vois le monde, trad. Maurice Solovine et Rgis Hanrion, Paris, Flammarion, Champs, 1979, p. 10..
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Lmerveillement authentique rend attentif, il nous attire, nous entrane, nous fascine, offre un enracinement nouveau, plus profond, et soppose ainsi radicalement la distraction frntique et superficielle qui trahit bien plutt un dsir de se soustraire, de se drober. Le voir de la curiosit en ce dernier sens est l'oppos de celui de la contemplation du beau. A loppos aussi bien de la theoria (du grec therein, regarder, spculer, considrer) au sens de la qute intellectuelle de vrit et de la rflexion proprement dite. Laptitude stonner, admirer, fonde en somme la theria et la contemplation, sans doute les plus hautes possibilits offertes ltre humain.
Lenfant en chacun de nous a de bonnes chances dtre ce philosophe, cet artiste, ce savant, trop vite touff souvent, refoul par les adultes autour de lui, repouss par une ducation qui na pas voulu honorer ses premires questions, vitales entre toutes la plupart du temps. Sous lemprise dune rectitude politique ou lautre, dun attachement troit limmdiat comme une valeur ultime ou dun affairement perptuel, chacune et chacun risque de semmurer dans une quotidiennet o tout va de soi. Et pourtant, lexistence elle-mme va-t-elle de soi? Le fait de voir ou dentendre, dimaginer et de penser, daimer, vont-ils de soi? bien y penser un seul instant, rien ne va de soi ni ne peut aller de soi pour qui sarrte rflchir. Le monde o nous sommes est extraordinaire extraordinairement beau vrai dire et lhumain encore plus, ainsi que ne cessent de nous le rappeler les grands artistes, qui tentent sans cesse de le crer neuf comme pour mieux nous le rappeler et nous le faire pressentir la fois. Or le beau est ce qui rend heureux, comme le remarquait Wittgenstein en ses Carnets.12
Et ma mditation me paraissait plus importante que la nourriture ou la conqute. Car je mtais nourri pour vivre, javais vcu pour conqurir, et javais conquis pour revenir et mditer et me sentir le cur plus vaste dans le repos de mon silence. Voil, disais-je, la vrit de lhomme. Il nexiste que par son me. la tte de ma cit jinstallerai des potes et des prtres. Et ils feront spanouir le cur des hommes13.
Il y a un autre aspect de la qute de sens quon ne saurait trop marquer et qui a un rapport direct au temps. Celles et ceux qui stonnent vritablement partent pour un long voyage, puisquils persistent chercher. La littrature depuis lOdysse dHomre est remplie de figures humaines symboliques en qute de ce quelles ne possdent pas encore. De plus, lmerveillement est source de joie, la joie de celles ou de ceux qui stonnent tant le commencement de quelque chose, lveil dune me alerte devant linconnu. Manquer la joie, cest tout manquer rptait William James citant R. L. Stevenson. Ltonnement, en un mot, rvle une esprance. Sa structure mme est celle de lesprance, caractristique du philosophe, mais aussi de lexistence humaine elle-mme. Nous humains sommes essentiellement viatores : voyageurs, plerins, en route, il ne nous semble jamais tre encore l, parvenus au terme. Nous ne vivons jamais, mais nous esprons de vivre, disait Pascal. Seuls peuvent prouver lmerveillement ceux qui pressentent quils ne savent pas encore. Nous voyageons ainsi sur une route sans fin. Le paradoxe est la fois le caractre profondment humain de cette qute et quelle puisse rendre la vie digne ce point dtre vcue.14
12 Und das Schne ist eben das, was glcklich macht (Ludwig Wittgenstein, Notebooks 1914-1916, edited by G. H. von Wright and G. E. M. Anscombe, with an English translation by G. E. M. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1961, 1979, p. 86). 13 Citadelle, op. cit., p. 582. 14 William James, On a Certain Blindness in Human Beings, in Talks to Teachers on Psychology and to Students on Some of Lifes Ideals, New York, Dover Publications, 1962, p. 118; Pascal, Penses, d. Brunschvicg, 172 ; d. Lafuma, 47.
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Ce qui embellit le dsert, dit le petit prince, cest quil cache un puits quelque part15.
() Lamour, essentiellement, est soif damour, la culture, soif de culture, et le plaisir
du crmonial vers la perle noire, soif de perle noire du fond des mers16. Saint-Ex nest pas moins fascin par ce quil appelle le got dternit en lhomme.
Ainsi dans Terre des hommes : Dans quel mince dcor se joue ce vaste jeu des haines, des amitis, des joies humaines! Do les hommes tirent-ils ce got dternit, hasards comme ils sont sur une lave encore tide, et dj menacs par les sables futurs, menacs par les neiges? Leurs civilisations ne sont que fragiles dorures : un volcan les efface, une mer nouvelle, un vent de sable17. Puis dans Citadelle : Et me vint la grande vrit de la permanence. Car tu nas rien esprer si rien ne dure plus que toi18.
Un des thmes de fond de Citadelle semble bien tre celui de Dieu. Il revient en tout cas
sans cesse. Le rend bien le passage suivant : Et je connus lennui qui est dabord dtre priv de
Dieu () Cest alors que je compris que celui-l qui reconnat le sourire de la statue ou la beaut
du paysage ou le silence du temple, cest Dieu quil trouve. Puisquil dpasse lobjet pour
atteindre la clef, et les mots pour entendre le cantique, et la nuit et les toiles pour prouver
lternit. Car Dieu dabord est sens de ton langage et ton langage sil prend sens te montre
Dieu19. Ou encore celui-ci : Ta pyramide na point de sens si elle ne sachve en Dieu20. 3/ Mozart assassin
Vous vous souvenez srement des toutes dernires pages de Terre des hommes. Si Mozart
avait grandi dans un milieu de musique pourrie, mme Mozart aurait t assassin, si prodigieux
quait t son talent naturel. Un minimum de culture musicale est ncessaire mme pour qui a une
nature aussi doue que celle de Mozart. Or cette observation se transpose dans tous les ordres,
voire pour la vie humaine tout entire. Quand dans les jardins nat par mutation une rose
nouvelle, les jardiniers smeuvent, crit Saint-Exupry. On isole la rose, on cultive la rose, on
la favorise. Mais il nest point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqu comme
les autres par la machine emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans
la puanteur des cafs-concerts. Mozart est condamn. (...) Ce qui me tourmente, cest le point de
vue du jardinier. (...) Cest un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassin. 21
En un mot, lpanouissement de chacune et de chacun dpend profondment de la culture
ambiante, qui peut assassiner, le mot n'est pas trop fort, puisquil sagira de ce qui fait sens,
donne le got de vivre une vie humaine, du dsir de dpassement, de la soif d'apprendre, de
comprendre, de contempler. Il ny aura pas defforts plus tard sans au fond, au fond de soi, le 15 Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 479. 16 Citadelle, p. 983. 17 Terre des hommes, op. cit., p. 173-174. 18 Citadelle, op. cit., p 700 19 Ibid., 701 20 Ibid., 711. 21 Terre des hommes, op. cit., p. 260-261.
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merveilleux et le miraculeux plac par lenfance (Paul Valry). Si le balourd (the dullard, dit
Whitehead) qui tue l'merveillement mrite d'tre maudit comme le plus honteux des assassins,
cest que sa victime est ce que nous avons chacune et chacun de meilleur, de plus dterminant en
nous: le souffle mme de vie qui donne sens ou tout le moins permet d'en chercher un, et qui est
l'esprit.22
De l sans doute cette phrase clbre qui clt Terre des hommes, juste aprs Mozart
assassin : Seul lEsprit, sil souffle sur la glaise, peut crer lHomme.
Cest pourquoi [crit Saint-Ex dans Citadelle] jai fait venir les ducateurs et leur ai dit :
Vous ntes point chargs de tuer lhomme dans les petits dhommes, ni de les transformer en
fourmis pour la vie de la fourmilire. Car peu mimporte moi que lhomme soit plus ou moins
combl. Ce qui mimporte cest quil soit plus ou moins homme () Vous ne les comblerez point
de formules qui sont vides () Vous ne les emplirez point dabord de connaissances mortes ()
Vous tiendrez donc compte dabord de lamour23.
Lamour sapprend, par lamour reu dabord, qui le premier donne le got de vivre en
donnant sens lexistence. Cest l le fond de la joie damour, lorsquelle existe: nous sentir
justifis dexister, crivait Sartre, cet autre contemporain, dans une des pages les plus russies
de Ltre et le nant (1943) 24. Lamour dclare : il est bon que tu existes; la haine cherche au
contraire lexclusion, llimination, elle est aveugle et homicide. Le dsir de reconnaissance
(Anerkennung), si profond en chaque tre humain, trouve sa forme la plus parfaite dans le dsir
dtre aim et daimer en retour. Cest un thme constant chez Saint-Ex, qui rapparat sous des
angles de vue diffrents. 4/Le sjour de lhomme
Voici une autre belle page de Citadelle. Car jai dcouvert une grande vrit. A savoir
que les hommes habitent, et que le sens des choses change pour eux, selon le sens de la maison
() Et les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans lespace. Car il est bon que le
temps qui scoule ne nous paraisse point nous user et nous perdre, comme la poigne de sable,
mais nous accomplir. Il est bon que le temps soit une construction. Ainsi je marche de fte en
fte, et danniversaire en anniversaire, de vendange en vendange, comme je marchais, enfant, de
la salle du conseil la salle du repos, dans lpaisseur du palais de mon pre, o tous les pas
avaient un sens25.
22 Paul Valry, Cahiers II, dition par Judith Robinson, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1974, p. 1555. Entre huit et treize ans la vie des enfants est empreinte dmerveillement, observe Whitehead, qui ajoute juste titre: and cursed be the dullard who destroys wonder (A. N. Whitehead, The Aims of Education, New York, Macmillan, 1929; Mentor Bookks, p. 42). Dans le pass, certaines mthodes assassinaient lintrt (p. 45). 23 Citadelle, op. cit., p. 589. 24 Jean-Paul Sartre, Ltre et le nant, Paris, Gallimard, 1943, p. 439. 25 Citadelle, op. cit., p. 517-518.
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On voit ici encore la fcondit de la pense de Saint-Ex, qui rejoint (peut-tre son insu)
les penses de philosophes et dcrivains parmi les plus grands chez les Anciens et les Modernes.
Les thmes retenir ici sont multiples : lhabitat, la construction du temps, les rites, les ftes et
les arts.
a) Dabord, lhabitat, et les mtaphores correspondantes de la citadelle, de la pyramide, de
la cathdrale. Dire avec Saint-Ex que les hommes habitent ou avec Hlderlin, Dichterisch
wohnt der Mensch, cest potiquement que lhomme habite, revient dcrire une ralit
minemment concrte et fondamentale dont tmoigne la sagesse inscrite dans la langue ordinaire.
Le fait que nos habitudes et nos habitus forgent notre habitat essentiel, notre caractre
mme, est bien rendu dans la double tymologie du mot thique ( la fois ethos, habitude,
murs et thos, antre, demeure, caractre, comme le marquent bien dj Platon et
Aristote), tout comme dans le fragment clbre dHraclite, thos anthrpoi daimn (traduction
littrale courante : son caractre est le destin de l'homme), qui a inspir le commentaire bien
connu de Heidegger sur lthique: cette discipline pense le sjour de lhomme. Cette
association au niveau des mots dj est tonnamment constante et ne se limite pas au grec ou au
latin; ainsi en allemand, o les connotations entre Gewohnheit, Wohnung, wohnen, sont aussi
videntes que celles que prservent en franais habitation, habitat, habiter, habitudes,
habitus et les mots anglais correspondants; Sittlichkeit (moralit), voque Sitten (murs), et
Sitte relve Hegel -- renvoie Sitz, sige, rsidence.
Si de grands philosophes ont insist de la sorte sur ces faits linguistiques rcurrents, qui
ne seraient autrement que pdanteries, cest que ces derniers indiquent de manire persistante un
aspect fondamental de lexistence humaine: le premier lieu que nous habitons, quil nous est
impossible de jamais quitter, cest nous-mmes. Dire que ltre humain habite potiquement,
cest rappeler que la ville de lenfance nest pas tant ce lieu concret o nous avons habit que
cette seule ville o, toujours, nous habitons, qui est dans notre imagination et dans notre cur,
peuple de tous ceux et celles que nous aimons, de ceux et celles aussi qui ont veill sur nous et
qui nous ont quitts, dont le visage sest effac mais la prsence demeure, et les paroles et le
sourire. La ville qui compte pour nous, cest celle que nous portons en nous, cest le lieu o lon a
dcouvert la beaut, luniversel, la fragilit et la puissance de la vie, la fuite du temps, ses
promesses, la tristesse, le dsenchantement, linsens, la joie, lamour, la vie du sens se
construisant dans une approximation permanente.
b) Construction du sens, venons-nous de dire. Quest-ce que cela signifie ? Non la
moindre des constructions est celle de la libert. Terre des hommes est loquent ce sujet. En
travaillant pour les seuls biens matriels, nous btissons nous-mmes notre prison. Nous nous
enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. La
description par Saint-Ex des murs de la prison terne dans laquelle certains se sont enferms fait
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songer au portrait terrible du dernier homme trac par Nietzsche dans le prlude de son
Zarathoustra. Saint-Ex crit : Vieux bureaucrate, mon camarade ici prsent, nul jamais ne ta fait
vader et tu nen es point responsable. Tu as construit ta paix force daveugler de ciment,
comme le font les termites, toutes les chappes vers la lumire. Tu tes roul en boule dans ta
scurit bourgeoise, tes routines, les rites touffants de ta vie provinciale, tu as lev cet humble
rempart contre les vents et les mares et les toiles. Tu nes point lhabitant dune plante errante,
tu ne te poses point de questions sans rponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne ta
saisi par les paules quand il tait temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es form a sch, et
sest durcie, et nul en toi ne saurait dsormais rveiller le musicien endormi ou le pote, ou
lastronome qui peut-tre thabitait dabord26.
Cet enfermement est dordre affectif pour commencer. Et cest pourquoi les murs de la
prison ne peuvent enfermer celui qui aime, car il est dun empire qui nest point des choses mais
du sens des choses et se rit des murs27. Or, comme la montr Michel Henry, laffectivit, cest-
-dire la capacit en chacun dtre affect, est dans son essence auto-affection, capacit en mme
temps de se recevoir, de sprouver soi-mme, dtre affect par soi28. Quand je suis triste, je
subis ma tristesse, quand je suis joyeux, amoureux, je mprouve dans cette joie et en cet amour.
propos de la dcouverte dune paix intrieure, Saint-Ex crit : Il semble ces heures-l que
lon se dcouvre soi-mme et que lon devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prvaloir
contre un sentiment de plnitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne
nous connaissions pas.29 Or justement, cette capacit volue, bien ou mal, est soumise, elle
aussi, un apprentissage. Certes il y a une disposition inne au dpart, plus ou moins grande
mme, comme pour toutes choses, en nous. Mais cette disposition peut tre assassine, de mme
que Mozart peut tre assassin, que mme un talent musical aussi immense que le sien peut tre
tu dans luf, comme nous venons de le rappeler. Car cette disposition, la sensibilit mme
qui nous dfinit et dont le rle dans la vie de chacune et chacun est si primordial, au point de la
colorer tout entire et de lui donner toute sa saveur, sa vivacit premire, cette dimension la plus
fondamentale de notre tre qui nous engage intgralement, est, nous venons de le rappeler aussi,
parfaitement indtermine au dpart. Un des drames de notre temps pourrait bien tre que cest ce
Mozart-l quon assassine dabord.
Il arrive dailleurs de plus en plus souvent de nos jours quil sassassine lui-mme au sens
strict du terme, comme le montre la monte inexorable, dans nos socits, du phnomne
d'autodestruction, spcialement chez les jeunes: la drogue, la violence, la criminalit, labandon
26 Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 158 et 148. 27 Citadelle, op. cit., p. 717. 28Cf. Michel Henry, Lessence de la manifestation, Paris, Presses Universitaires de France, coll. pimthe, 1963, 1990, p. 580 et passim. 29 Terre des hommes, op. cit., p. 244.
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scolaire ou tout simplement le suicide. Jai connu un suicid jeune, dclare Saint-Ex : je me
souviens davoir ressenti en face de cette triste parade une impression non de noblesse mais de
misre30. Pressentait-il la monte venir de ces suicides de jeunes ?
Ce serait une illusion de croire que nos identits personnelles ne se forgeraient qu'en une
sorte de monologue solitaire, alors que l'interaction avec d'autres, coup de dialogues externes et
internes, souvent de luttes, est cruciale. La conversation avec tels de nos amis (ou ennemis), avec
nos parents certainement, se poursuit en nous jusqu la fin de nos vies. Dcouvrir quel point la
constitution de notre moi intime aura t affecte par de telles relations d'change prcises,
spciales, avec autrui, aide mieux saisir la porte de l'enracinement dans une culture. L'une des
questions majeures poses par l'ethnologie concerne ce que l'on a appel justement l'altrit
essentielle ou intime, dont les reprsentations, dans les systmes qu'tudie l'ethnologie, en
situent la ncessit au cur mme de l'individualit, interdisant du mme coup de dissocier la
question de l'identit collective de celle de l'identit individuelle31.
Nous existons dans la rciprocit, en particulier dans le langage, figure par excellence de
la culture. Mes changes avec l'autre supposent la fois altrit et parit, notre galit et notre
libert dans la parole, traits caractristiques de la justice. La rflexion contemporaine sur l'autre et
sur son visage a mis en relief la dimension d'emble thique des rapports proprement humains;
l'instar de la beaut, la pauvret essentielle, la vulnrabilit de l'humain en tant que tel, oblige.
Lautre qui est l rsiste de toute son altrit sa rduction au mme; il n'est pas une illustration
de la catgorie d'autrui, il est quelqu'un qui ne s'invente pas, qui est proprement inimaginable.
La toute premire condition de la vision et de lcoute des personnes et des choses est
laffectivit. Limportance extraordinaire, le rle si dterminant et profond des motions, des
passions, de la dimension affective de lexprience humaine, nous chappent trop souvent, nos
plus grands dpens. Combien pauvres seraient nos vies sans la varit infinie des tonalits
affectives, les nuances multiples que nous vaut chaque instant notre affectivit. Les tats
affectifs reclent des intentions dans leur dynamisme intrieur. Laffectivit concentre notre
attention sur les valeurs que l'autre fait natre en nous. Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il
est trs simple : on ne voit bien quavec le cur. Lessentiel est invisible pour les yeux.32 Ce
qui est en moi, il nest point de mot pour le dire [lit-on dans Citadelle]. Je ne puis que le signifier
dans la mesure o tu lentends dj par dautres chemins que la parole. Par le miracle de lamour
ou, parce que, n du mme dieu, tu me ressembles33.
30 Terre des hommes, op. cit., p. 167. 31 Marc Aug, Non-lieux. Introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Le Seuil, 1992, p. 29-30. 32 Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 474. 33 Citadelle, op. cit., p. 613.
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Il y a une dcouverte motive de la valeur de telle personne, par exemple, une prsence de
l'autre dans l'motion. Mais une prsence aussi soi-mme en mme temps. La nostalgie en
labsence de ltre aim, la joie en sa prsence, le dmontrent.
Et ce nest pas important, a ! dirait le petit prince :
Si quelquun aime une fleur qui nexiste qu un exemplaire dans les millions et les
millions dtoiles, a suffit pour quil soit heureux quand il les regarde. Il se dit : Ma fleur est l
quelque part. Mais si le mouton mange la fleur, cest pour lui comme si, brusquement, toutes
les toiles steignaient ! Et ce nest pas important a !34
5/ Les ftes et les arts
Par laffectivit nous sommes faits dpendants des autres, du monde, exposs, passifs.
Cette passivit est la fois ouverture et dpassement. Le sentiment ne se manifeste pas, en
somme, sous la forme dune reprsentation, dune ide, mais plutt comme une preuve concrte.
Il est toujours et ncessairement tel sentiment particulier -- la joie, telle joie, la tristesse, telle
tristesse, la peur, telle peur --, avec par suite une tonalit qui nest que de lui et qui ne peut se
saisir que dans le moment mme o on lprouve. La tristesse nest pas, si on veut, le monde,
mais une modalit de ma prsence moi-mme, o le monde apparat comme triste d'abord et
essentiellement parce que je suis triste. Tant et si bien que je me reois ainsi tout instant dans
ma contingence mme. La vie n'est pas prsente devant nous. Le soi est affectivit, il est
possibilit d'tre affect par lui-mme. Il s'prouve dans le sentiment, dans une disposition
subir, recevoir le monde mme. Jamais achev, le moi est une suite mlodique d'tats
affectifs, nullement une sommation d'instants discontinus, mais bien plutt un enchanement
fondu, continu (Jean Ladrire).
Dans toutes les modalits affectives se dcouvrent deux tonalits fondamentales:
langoisse face la contingence de nos vies, l'imminence en elles de la mort; mais aussi
l'exaltation, la joie, devant la promesse qui traverse nos vies: joie de l'esprit (beaut), joie du
cur. Les arts ne cessent de le rappeler ou de le clbrer. De mme, le visage se rvle la
manire d'une mlodie, o chaque moment exprime un tout, qui n'est aucunement une addition de
parties mais une manifestation progressive de soi. La perception d'une personne est celle dune
prsence o se livre la vie mme, porteuse de possibilits infinies. Le visage, la mlodie et la vie
sont, en dautres termes, des touts dynamiques. Chaque personne a une essence, une figure
unique, incomparable -- non pas intelligible, mais affective. Dans cet ordre dexprience,
tout comprendre est affectif (Michel Henry).
34 Le Petit Prince, op. cit., p. 432.
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Les motions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des motions. Le
meilleur trait des passions est cet gard la musique. Tristesse, douleurs, angoisses, soucis;
srnit, joie, allgresse, adoration, prire, amour; tous ces mouvements de lme renaissent en
nous grce elle, avec d'infinies nuances; ces dimensions essentielles de notre tre intime nous
sont en quelque sorte manifestes en leur vie mme. Chaque modalit affective sy exprime dune
manire originale, elle claire le rapport obscur de la subjectivit elle-mme en y dcouvrant les
configurations varies de sa prsence elle-mme, la gamme et le registre de laffectivit.
panchement libre de la passion et de l'imagination qui lve l'me, en lui permettant de se
distancer d'elle-mme pour mieux saisir son tre le plus profond, en son dynamisme mme, la
musique est essentielle la connaissance de soi. Narcisse na que faire de la musique.
Le mot mousik voque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant
l'inspiration de tous les arts, tous convis la clbration, spcialement le chant potique. Par
tous les arts, mais dabord par la musique, l'tre humain chante l'acceptation amoureuse de la
splendeur du monde, de la grce du don de beaut. La fte, la jubilation, la supplication,
l'indicible, lamour, trouvent en elle une expression quils ne sauraient trouver ailleurs cantare
amantis est (saint Augustin). Notre vie concrte en ce monde la vie humaine, lhistoire
individuelle, lhistoire de lhumanit -- est perptuel devenir en son essence mme, croissance et
dprissement la fois, constamment menace autant sur le plan spirituel que sur le plan
physique. De l ces images si frquentes (dj voques), en littrature, du voyage, du naufrage,
du cheminement (Ulysse, Don Quichotte, tant dautres) vers un but souvent obscur au dpart
mais pouvant donner sens la dmarche, la voie choisie, la mthode (hodos, chemin,
voie, est dans methodos). Tension et recherche de sens que reflte galement merveille la
musique. Dans les termes de Saint-Ex, elle est construction concrte. Le don essentiel est le
don de la route suivre pour accder la fte. Pour juger ta civilisation je veux que tu me dises
quelles sont tes ftes et de quel got pour le cur () Ainsi de la danse mme, ou du chant
ou de lexercice de la prire qui cre la ferveur, laquelle alimente ensuite la prire, ou de lamour.
Car si je change dtat, si je ne suis plus mouvement et action vers, alors me voil mort. Et je
sais bien quil nest de remde que dans le cantique et non dans les explications 35.
Ces images et dautres semblables s'appliquent en outre aux vies diverses (intelligence,
imagination, mmoire, affectivit, par exemple) que nous menons paralllement en notre for
intrieur, de manire largement inconsciente, o le discernement se fait souvent insensiblement,
mais dont la croissance, lauto-dveloppement, trouvent une expression unique dans les arts.
Tous les arts sont mdiateurs de sens, chacun toutefois de manire irremplaable.
35 Respectivement, Citadelle, op. cit., p. 982-983; p. 624; p. 635.
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En un mot, cette dialogique grce laquelle lidentit de chacune et chacun de nous
slabore et se transforme tout au long de lexistence, passe par le langage des arts, des gestes, de
l'amour, le partage des joies et des peines. Cest bien ce que veut dire au moins en partie les
hommes habitent et habiter potiquement. Nous nous construisons dans la relation, dans la
communication, le logos et la culture en ce sens. La nostalgie de ne pouvoir communiquer fond
et authentiquement semble dmontrer que nous sommes faits pour communiquer et aimer, ce qui
implique de notre part la reconnaissance de lautre, du diffrent, de lirrductible. Mais aussi
quon ait quelque chose dire quelquun, quelque chose qui naisse par consquent de
lintrieur, ce qui suppose son tour quon connaisse sa propre identit, quon se comprenne un
peu et saccueille soi-mme. Beaucoup de formes de parole ne sont pas une vraie communication
parce quelles manent dun vide ainsi cette foison croissante dinformations immdiates et
donc mdiocres que lon jette aussitt, certes, mais qui noient et touffent les mmoires. La
communication implique dune certaine faon la personne qui communique, le risque de la
confiance autrui, ce qui chappe. Il nexiste pas une faon de communiquer purement
abstraite. Lenfer de la non-communication, de la solitude ainsi entendue, doit faire entrevoir que
la communication humaine a une valeur, une signification, un poids bien au-del de tout ce que
lon imagine, quelle est la fois formidable et fragile, beaucoup plus dlicate, riche, constructive
(ou destructrice), quil napparat la surface. La vritable communication nest possible quen
des communauts humaines concrtes, comme la famille et la nation.
6/ La communaut humaine
On le voit, lexprience lmentaire du dveloppement humain dmontre en quoi et
quelles conditions la nation est la grande ducatrice des humains par la culture, et comme on est
loin, en pareille perspective, des nationalismes abstraits. La nation existe par la culture et pour la
culture. On voit en outre pourquoi la conservation de lidentit et de la souverainet dune nation
passe par sa culture, dont la puissance est ds lors plus grande que toutes les autres forces,
comme en font foi les cultures de tant de peuples antiques qui nont pas cd devant leurs
envahisseurs. On le voit mieux dans les petites nations que dans les grands tats-Nations abstraits
et anonymes, o la ruse dUlysse dans lOdysse, mon nom est personne, devient trop
facilement lordinaire.
Ainsi, les ides qui ont trait la vie bonne ne sont nullement des reprsentations que
l'on voque comme un devoir abstrait: elles imprgnent l'identit des groupes et des individus au
point qu'elles font partie intgrante de la culture ou de la personnalit de chacun (Habermas). Ce
ne sont pas les rgimes politiques ni les modes de production qui, les premiers, dterminent
lvolution des socits, mais bien la culture. Il nest, pour sen convaincre, que de constater
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quel point aujourdhui les nouveaux pouvoirs de la communication restructurent tant laction
politique que la vie sociale, le monde de lconomie que celui de la science mme. Le dnominateur commun de la vie de chacun des peuples du monde est ainsi leur culture,
lexpression fondamentale et unificatrice de leur existence. Dire culture, cest alors exprimer lidentit nationale qui constitue lme des peuples et survit aux preuves de tout genre. En fonction de sa culture, chaque peuple se distingue de lautre, quil peut complter par son propre apport spcifique. Maints pays pauvres en biens matriels, mais riches en culture, peuvent puissamment aider les autres cet gard. Expression par excellence de lesprit des peuples, la culture ne saurait tre spare de tous les autres problmes de lexistence humaine la paix, la libert, la faim, lemploi, par exemple. Leur solution dpend en effet delle, puisque cest elle qui permet de les comprendre, de les situer dans la vie, dy trouver remdes ou de les prvenir. Cest encore elle, entendue dans le mme sens large, qui garantit la croissance des peuples et prserve leur intgrit.
Et je devinais dj quun spectacle na point de sens, sinon travers une culture, une
civilisation, un mtier36.
Lide dordre est forte chez Saint-Ex, mais il faut lentendre dans le sens suivant : Car
moi je dis que larbre est ordre. Mais ordre ici cest lunit qui domine le disparate. Car cette
branche-ci porte son nid doiseaux et cette autre ne le porte point. Car celle-ci porte son fruit et
cette autre ne le porte point. Car celle-ci monte vers le ciel et cette autre penche vers le sol. Mais
ils sont soumis, mes gnraux, limage des revues militaires et ils disent que sont en ordre les
objets seuls qui ne diffrent plus les uns des autres. Ainsi, si je les laissais faire, ils
perfectionneraient les livres saints qui montrent un ordre lequel est sagesse de Dieu, en mettant
en ordre les caractres dont le premier enfant venu verrait bien quils sont tous mls. Ainsi, les
A ensemble, les B ensemble, les C ensemble, et ainsi disposeraient-ils dun livre bien en ordre.
Un livre pour gnraux. Et comment supporteraient-ils ce qui ne peut se formuler ou na pas
abouti encore ?37
Combien juste est cette mtaphore de larbre, frquente chez Saint-Ex, pour signifier le
concret par excellence. Le mot concret vient du verbe latin concrescere, qui veut dire crotre
ensemble. On parvient l'abstrait en isolant un aspect du concret. In rerum natura, l'arbre ne
peut exister sans air, terre, rayons solaires, sve et le reste; son devenir n'a de cesse qu' sa mort;
il s'autoconstitue, pour ainsi dire, ses parties produisant les autres et rciproquement, comme l'a
admirablement fait ressortir Kant, en opposant larbre la montre: Un produit organis de la
nature, crit-il, est un produit dans lequel tout est fin et rciproquement aussi moyen; un arbre,
par exemple, ne produit pas seulement un autre arbre, mais il se produit aussi lui-mme comme
individu; dans un produit de la nature, chaque partie, de mme qu'elle n'existe que par toutes
les autres, est galement pense comme existant pour les autres et pour le tout; c'est pourquoi
36 Terre des hommes, op. cit., p. 143. 37 Citadelle, op. cit., p. 585-586.
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on la conoit comme produisant les autres parties (chacune produisant donc les autres et
rciproquement), ne ressemblant aucun instrument de l'art; dans le cas, en effet, d'un artefact
comme une montre, en revanche, une partie est certes l pour l'autre, mais elle n'est pas l par
cette autre partie38.
Le tout concret est ainsi irrductible ses parties: la branche coupe de l'arbre n'est pas
plus une branche qu'une main spare d'un corps humain vivant n'est une main; le tout est dans la
partie: chaque fois celle-ci prsuppose la totalit; de sorte que si l'on tente de considrer la partie
en omettant le tout, on considre aussitt tout autre chose. Toute abstraction, toute rduction,
confine l'irrel ds qu'on la prend pour du concret, lequel est au contraire le tout vivant en sa
croissance mme. Le cdre, crit Saint-Ex dans Citadelle, se fonde dans chaque instant. Dans
chaque instant je fondais ma demeure afin quelle durt39.
Dans ma civilisation, crit-il dans Pilote de guerre (1942), celui qui diffre de moi, loin
de me lser, menrichit. Et ceci encore : La dmagogie sintroduit quand, faute de commune
mesure, le principe dgalit sabtardi en principe didentit. Et encore : Sil nest point de
nud qui les unisse, les hommes sont juxtaposs et non lis. La communaut humaine nest pas,
dit-il, somme de nos intrts, mais bien plutt somme de nos dons. Bref, ma civilisation a
seule pouvoir de nouer dans son unit, sans les amputer, les diversits particulires40.
De tels propos doivent trouver aujourdhui une rsonance particulirement forte. Ils me
semblent anticiper ceux du grand crivain libanais Amin Maalouf aujourdhui, souhaitant que
personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de natre, que chacun
puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre. Mais aussi,
chacun devrait pouvoir inclure, dans ce quil estime tre son identit, une composante nouvelle,
appele prendre de plus en plus dimportance au cours du nouveau sicle, du nouveau
millnaire : le sentiment dappartenir aussi laventure humaine41.
Permettez-moi dautres citations de Saint-Ex afin de mieux assurer la rflexion qui
suivra :
Le corps nest point assemblage de membres. Mais de mme que le voilier nest point au
hasard de leur assemblage un effet dlments divers, mais au contraire dcoule par diversits et
contradictions apparentes, de la seule pente vers la mer laquelle est une, de mme que le corps se
diversifie en membres mais nest point une somme, car on ne va point des matriaux
lensemble, mais comme te le dira tout crateur et tout jardinier et tout pote, de lensemble aux
matriaux42.
38 Cf. Emmanuel Kant. Critique de la facult de juger, II, 64-66. 39 Citadelle, p. 534. 40 Pilote de guerre, in uvres, op. cit., respectivement p. 371; 374; 382. 41 Amin Maalouf, Les Identits meurtrires, Paris, Grasset, 1998; Le Livre de Poche, 2001, p. 187-188. 42 Citadelle, op. cit., p.711.
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Demeure des hommes, qui te fonderait sur du raisonnement ? Qui serait capable, selon la
logique, de te btir ? () Mais comme il nest de raisonnements que de la brique, de la pierre et
de la tuile, non de lme et du cur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en
silence, comme lme et le cur chappent aux rgles de la logique et aux lois des nombres, alors
moi japparais avec mon arbitraire. Moi larchitecte. Moi qui possde une me et un cur43.
Et les rites imposs taugmentent. Et lenfant triste, sil voit jouer les autres, ce quil
rclame dabord, cest quon lui impose lui aussi les rgles du jeu qui seules le feront devenir.
Mais triste est celui-l qui coute sonner la cloche sans quelle exige rien de lui44.
Car seule est importante et peut nourrir des pomes vritables, la part de vie qui
tengage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non
rendue. Sinon il nest que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture45.
Quest-ce dire ?
Nous lavons constat diverses reprises dj, lexistence humaine est lie au temps
dune manire tout fait particulire. En voici un autre aspect, peut-tre le plus fondamental.
Nous vivons le temps par une distension de lme, selon la juste formule de saint Augustin.
Car le prsent de notre conscience contient la fois les trois composantes du temps, le pass qui
nest plus, le prsent toujours autre, et lavenir qui nest pas encore, par la triple mdiation du
souvenir, de lattention et de lattente. Certains philosophes ont dtach le prfixe ek dans
existence pour mieux marquer quel point nous sommes perptuellement comme expulss
hors de nous-mmes, projets vers quelque tat venir, en attente incessante dun tre toujours en
suspens. Mais chaque instant galement, la vie de la conscience cesse dtre ce quelle tait, son
vcu bascule dans ce pass qui nest plus, sauf en sa mmoire. De contingent quil tait aussi
longtemps que futur, tel acte est devenu inluctable : il ne peut plus ne pas tre et en mme temps
nest plus, sauf dans une mmoire, et dans ses consquences et leurs suites.
Notre conscience ne cesse ds lors de se dterminer neuf au fur et mesure que de
nouveaux prsents la marquent de la mme manire. Notre existence est, en un mot, constamment
affecte par une scission qui spare son tre prsent de son tre venir, et sprouvant ainsi
distance delle-mme, se vit simultanment comme manque et dpassement de ce manque,
tendue vers un accomplissement toujours en avant delle-mme quelle ne peut viser datteindre
que par laction. Mais laction est toujours particulire, cerne par des circonstances chaque fois
indites, souvent imprvisibles. La problmatique thique vient du dsir profond dune ralisation
authentique de soi quon a en charge dassumer par soi-mme, dans son action ou, si on veut, du
sens de la responsabilit de ltre quon se donne en agissant. Elle vient du poids de la libert.
43 Citadelle, p. 523. 44 Ibid., p. 702-703. 45 Citadelle, op. cit., p. 674.
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Nous nous dcouvrons ainsi comme des questions pour nous-mmes, comme des ralits
tre, non toutes faites, dont nous portons la responsabilit. tre homme, crit Saint-Ex, cest
prcisment tre responsable46. Il nempche que, dans les termes de Jean Ladrire, la
mdiation la plus significative, la plus dcisive, la plus charge de potentialits et aussi de prils,
cest, pour chaque libert, celle des autres liberts. Le domaine des relations humaines est, par
excellence, quoique non de faon exclusive, le lieu de lthique47. Comment surmonter tout ce
qui soppose lmergence des liberts? La mdiation du droit est ce qui donne ici lthique sa
figure concrte au sein du politique.
Mais pour agir de manire efficace sur la vie sociale, le pouvoir doit se concrtiser dans
des institutions, dans des dcisions, tre confi certains, ce qui le fait retomber dans des
pesanteurs dobjectivation et de chosification et loblige introduire des opacits qui risquent fort
de compromettre sa tche. Cest l le paradoxe du pouvoir, la source des ambiguts du politique.
Ce contenu conditionn, rempli de tensions, de contradictions, denjeux, de projets, est
indpendant de lhorizon thique do le politique tire son sens. Il ne satisfera cet horizon quen
portant les relations humaines un niveau thique o chacun est vritablement trait comme fin
pour chacun des autres. Le plus haut dfi du politique est ainsi bel et bien la reconnaissance
effective de la dignit de chaque tre humain, sans exception. Telle est la norme que chacune et
chacun sont appels intrioriser.
On peut imaginer, tort ou raison, la vertu comme quelque chose dindividuel, qui na
pas besoin des autres, mais il nen va pas ainsi de la justice, car la justice est politique , ainsi
que le remarquait dj Aristote48. Cest dire que ce nest que par le politique que la notion de bien
et de mal peut trouver son accomplissement dans une vie partage. Toutefois la justice doit tre
ouverte, accessible en permanence. Il nexiste pas de socit qui puisse se dcrire comme une
sorte dincarnation de la justice accomplie. Une socit ne peut tre juste quen sachant ne jamais
se satisfaire du niveau de justice atteint, et en recherchant sans relche plus de justice et une
meilleure justice. Cest cette perspective dynamique, dune politique sans cesse critique de la
ralit prsente, et tendue vers des idaux o chacun puisse se reconnatre, qui me semble tre
celle de Saint-Ex et de loin la plus vraie. La justice demeure une tche lhorizon dun futur
quon ne voit pas, mais que les exigences du prsent ne cessent de convoquer.
7/ Lhritage humain
Cette perspective dynamique vaut au reste tout autant pour les gnrations. Permettez-moi
de conclure sur ce point, puisquil semble bien que les problmes que jvoquais au dbut ne
46 Terre des hommes, op. cit., p. 166. 47 Jean Ladrire, Lthique dans lunivers de la rationalit, Namur et Qubec, Artel-Fides, Catalyses, 1997, p. 203. 48 Cf. Aristote, Politique , I, 1253 a 37-38 : h de dikaiosun politikon.
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sauraient, vrai dire, trouver dautre solution que celle de lducation. Je donnerai presque
entirement la parole Saint-Ex pour cette conclusion, comme il convient.
Car le disparu, si lon vnre sa mmoire, est plus prsent et plus puissant que le vivant,
lit-on ds les premires pages de Citadelle49.
Saint-Exupry remarque dans Terre des hommes que ce qui se transmet de gnration en
gnration, avec le lent progrs dune croissance darbre, cest la vie mais cest aussi la
conscience. Quelle mystrieuse ascension! Dune lave en fusion, dune pte dtoile, dune
cellule vivante germe par miracle nous sommes issus, et, peu peu, nous nous sommes levs
jusqu crire des cantates et peser des voies lactes. La mre na point seulement transmis la
vie, elle a enseign un langage, et confi ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui
constitue toute la diffrence qui spare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes. Dans
Citadelle la mme proccupation saffirme maintes reprises. Les mots, si grands quils soient,
ne suffisent pas. Ainsi du domaine qui appelle lamour () dont le trsor intrieur ne se
transmet point par la parole mais par laffiliation de lamour. Et damour en amour ils se lguent
cet hritage. Mais si vous rompez le contact une seule fois de gnration en gnration alors
meurt cet amour.
Limage qui simpose est nouveau celle de larbre. () Car larbre, je lai dit, il ne faut
point le diviser pour le connatre50. On a oubli que lhumanit dans sa dmarche est celle de
larbre qui crot et se continue de lun travers lautre comme la puissance de larbre dure
travers ses nuds et ses torsades et la division de ses branches. () Mais si tu spares les
gnrations cest comme si tu voulais recommencer lhomme lui-mme dans le milieu de sa vie
et, ayant effac de lui tout ce quil savait, sentait, comprenait, dsirait, craignait, remplacer cette
somme de connaissances devenues chair par les maigres formules tires dun livre, ayant
supprim toute la sve qui montait travers le tronc et ne transmettant plus rien aux hommes que
ce qui est susceptible de se codifier.
Dans une autre page de Citadelle limage de larbre est associe au temps et lenfant.
Qui voit crotre lenfant dans linstant? Personne. Ce sont ceux qui viennent dailleurs qui
disent : Comme il a grandi!. Mais la mre ni le pre ne lont vu grandir. Il est devenu, dans le
temps. Et il tait chaque instant ce quil devait tre. Pour comprendre un arbre, il faut du
temps: peu peu il se rvle. Comme lhomme doit baigner dans lair, comme la carpe doit
baigner dans leau, larbre doit baigner dans la clart. Car plant dans la terre par ses racines,
plant dans les astres par ses branchages il est le chemin de lchange entre les toiles et nous.
49 Citadelle, op. cit., p. 514. 50 Ibid., p. 580.
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vrai dire, ajoute Saint-Exupry plus loin, lenfant nest que celui qui te prend par la
main pour tenseigner.51
Thomas De Koninck
51 Respectivement, Terre des hommes, op. cit., p. 258; Citadelle, op. cit. p. 584; 544; 701.