Saint-Exupery Un Humaniste

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Arte-filosofia – Thomas De Koninck – Saint Exupéry, un humaniste ? – Cannes – 8.07.2004 – www.artefilosofia.com Dans le cadre de « Saint Exupéry : l’homme de l’année 2004 » à Cannes, conférence de M. Thomas De Koninck Saint-Ex, un humaniste ? Il faut se méfier du mot «humanisme». Michel Foucault le rappelait, «il y a eu un humanisme qui se présentait comme critique du christianisme et de la religion en général; il y a eu un humanisme chrétien en opposition à un humanisme ascétique et beaucoup plus théocentrique (ceci au dix-septième siècle). Au dix-neuvième siècle, il y eut un humanisme méfiant, hostile et critique à l'égard de la science; et un autre qui plaçait [au contraire] son espoir dans cette même science. Le marxisme a été un humanisme, l'existentialisme, le personnalisme l'ont été aussi; il y eut un temps où on soutenait les valeurs humanistes représentées par le national-socialisme, et où les staliniens [eux-mêmes] disaient qu'ils étaient humanistes». 1 Ce mot d’humanisme ayant, en somme, servi à désigner, au cours de l’histoire, des positions aussi disparates, n’a-t-il pas perdu toute consistance? Ne devrait-on pas y renoncer? Je ne crois pas du tout, pour ma part, qu’il faille y renoncer. Mais il est vrai que l’«humanisme» a grand besoin d’être mieux défini pour notre temps. Il faut en quelque sorte, «remplir le mot», selon une expression de Saint-Ex dans Citadelle : «Les mots essaient d’épouser la nature et de l’emporter. Ainsi j’ai dit « montagne» et j’emporte la montagne en moi avec ses hyènes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa montée vers les étoiles jusqu’aux crêtes mordues par les vents … mais ce n’est qu’un mot qu’il faut remplir». Or il me semble que ce qu’a fait entre autres Saint-Exupéry, c’est précisément de remplir le mot «humanisme». Ce que résume du reste avec bonheur la phrase suivante, dans Citadelle encore : «(…) Il convient en permanence de tenir réveillé en l’homme ce qui est grand et de le convertir à sa propre grandeur» 2 . Il n’est pas possible de rendre justice à ce thème dans l’espace d’une conférence. Ce qui frappe quand on relit Saint-Ex, c’est la richesse et la pertinence toujours accrue de ses idées, leur profondeur philosophique également, tout au contraire de l’impression que retiennent celles ou ceux qui ne l’ont lu qu’en surface. J’ai dû faire des choix, que j’espère représentatifs, tout en reconnaissant que d’autres s’imposeraient sans doute avec une égale force. 1/ Civilisation et solidarité Dans Lettre à un otage (1943), Antoine de Saint-Exupéry raconte comment au cours d’un reportage sur la guerre civile en Espagne, il a été fait prisonnier par des miliciens anarchistes. L’ennui, l’angoisse et un dégoût profond devant l’absurde de sa situation s’effacèrent à la suite d’un «miracle très discret», suscité pas sa quête d'une cigarette auprès d’un de ses geôliers, en ébauchant un vague sourire. «L’homme s’étira d’abord, passa lentement la main sur son front, 1 Michel Foucault, Qu'est-ce que les Lumières?, inédit in Magazine littéraire, avril 1993, p. 70. 2 Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, in OEuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, respectivement p. 580-581; 552. (Nos références à Saint-Ex renverront toutes à cette édition.)

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  • Arte-filosofia Thomas De Koninck Saint Exupry, un humaniste ? Cannes 8.07.2004 www.artefilosofia.com

    Dans le cadre de Saint Exupry : lhomme de lanne 2004

    Cannes, confrence de

    M. Thomas De Koninck

    Saint-Ex, un humaniste ? Il faut se mfier du mot humanisme. Michel Foucault le rappelait, il y a eu un humanisme qui se prsentait comme critique du christianisme et de la religion en gnral; il y a eu un humanisme chrtien en opposition un humanisme asctique et beaucoup plus thocentrique (ceci au dix-septime sicle). Au dix-neuvime sicle, il y eut un humanisme mfiant, hostile et critique l'gard de la science; et un autre qui plaait [au contraire] son espoir dans cette mme science. Le marxisme a t un humanisme, l'existentialisme, le personnalisme l'ont t aussi; il y eut un temps o on soutenait les valeurs humanistes reprsentes par le national-socialisme, et o les staliniens [eux-mmes] disaient qu'ils taient humanistes.1

    Ce mot dhumanisme ayant, en somme, servi dsigner, au cours de lhistoire, des positions aussi disparates, na-t-il pas perdu toute consistance? Ne devrait-on pas y renoncer? Je ne crois pas du tout, pour ma part, quil faille y renoncer. Mais il est vrai que lhumanisme a grand besoin dtre mieux dfini pour notre temps. Il faut en quelque sorte, remplir le mot, selon une expression de Saint-Ex dans Citadelle : Les mots essaient dpouser la nature et de lemporter. Ainsi jai dit montagne et jemporte la montagne en moi avec ses hynes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa monte vers les toiles jusquaux crtes mordues par les vents mais ce nest quun mot quil faut remplir. Or il me semble que ce qua fait entre autres Saint-Exupry, cest prcisment de remplir le mot humanisme. Ce que rsume du reste avec bonheur la phrase suivante, dans Citadelle encore : () Il convient en permanence de tenir rveill en lhomme ce qui est grand et de le convertir sa propre grandeur2. Il nest pas possible de rendre justice ce thme dans lespace dune confrence. Ce qui frappe quand on relit Saint-Ex, cest la richesse et la pertinence toujours accrue de ses ides, leur profondeur philosophique galement, tout au contraire de limpression que retiennent celles ou ceux qui ne lont lu quen surface. Jai d faire des choix, que jespre reprsentatifs, tout en reconnaissant que dautres simposeraient sans doute avec une gale force. 1/ Civilisation et solidarit

    Dans Lettre un otage (1943), Antoine de Saint-Exupry raconte comment au cours dun

    reportage sur la guerre civile en Espagne, il a t fait prisonnier par des miliciens anarchistes.

    Lennui, langoisse et un dgot profond devant labsurde de sa situation seffacrent la suite

    dun miracle trs discret, suscit pas sa qute d'une cigarette auprs dun de ses geliers, en

    bauchant un vague sourire. Lhomme stira dabord, passa lentement la main sur son front, 1 Michel Foucault, Qu'est-ce que les Lumires?, indit in Magazine littraire, avril 1993, p. 70. 2 Antoine de Saint-Exupry, Citadelle, in uvres, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1954, respectivement p. 580-581; 552. (Nos rfrences Saint-Ex renverront toutes cette dition.)

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    leva les yeux dans la direction, non plus de ma cravate, mais de mon visage et, ma grande

    stupfaction, baucha, lui aussi, un sourire. Ce fut comme le lever du jour. Ce miracle ne dnoua

    pas le drame, il leffaa, tout simplement, comme la lumire, lombre. Aucun drame navait plus

    eu lieu. Ce miracle ne modifia rien qui ft visible. La mauvaise lampe ptrole, une table aux

    papiers pars, les hommes adosss au mur, la couleur des objets, lodeur, tout persista. Mais toute

    chose fut transforme dans sa substance mme. Ce sourire me dlivrait. Ctait un signe aussi

    dfinitif, aussi vident dans ses consquences prochaines, aussi irrversible que lapparition du

    soleil. Il ouvrait une re neuve. Rien navait chang, tout avait chang. (...) Les hommes non plus

    navaient pas boug, mais, alors quils mapparaissaient une seconde plus tt comme plus

    loigns de moi quune espce antdiluvienne, voici quils naissaient une vie proche.

    Jprouvais une extraordinaire sensation de prsence. Cest bien a: de prsence! Et je sentais ma

    parent.

    Plus loin, Saint-Exupry ajoute : Jentrai dans leur sourire tous comme dans un pays

    neuf et libre. Jentrai dans leur sourire comme autrefois dans le sourire de nos sauveteurs du

    Sahara. (...) Du sourire des sauveteurs, si jtais naufrag, du sourire des naufrags, si jtais

    sauveteur, je me souviens aussi comme dune patrie o je me sentais tellement heureux. Le plaisir

    vritable est plaisir de convive. Le sauvetage ntait que loccasion de ce plaisir. Leau na point

    le pouvoir denchanter, si elle nest dabord cadeau de la bonne volont des hommes. Les soins

    accords au malade, laccueil offert au proscrit, le pardon mme ne valent que grce au sourire

    qui claire la fte. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des

    partis.3 Ce que Saint-Exupry appelle cette qualit de la joie rvle la dimension la plus

    profonde de notre tre : par del les langages, les castes et les partis, par-del toutes les diffrences, se dcouvre une solidarit humaine fondamentale. Cette joie nest-elle pas, crit-il, le fruit le plus prcieux de la civilisation qui est ntre? () Respect de lhomme! Respect de lhomme! L est la pierre de touche! Quand le Naziste respecte exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-mme. Et plus loin : Mais voici quaujourdhui le respect de lhomme, condition de notre ascension, est en pril ()4.

    Dans la Dclaration universelle des droits de lhomme de 1948, dont lunanimit sexplique en bonne part par les atrocits nazies justement, deux points sont particulirement frappants : a) On y reconnat que ce qui fonde lgalit des droits humains et leur caractre inalinable (littralement : quon ne peut arracher personne), cest la dignit de tous les membres de la famille humaine sans exception.

    b) On y reconnat que le fondement de la libert, de la justice et de la paix dans le monde, cest la dignit humaine.

    Plus de cinquante ans plus tard, de tels propos nont pas pris une ride et savrent plus pressants que jamais. Il nempche que ce qui frappe tout autant, ce soit leur inefficacit apparente. Le vingtime sicle sest singularis par ltendue des meurtres, des gnocides, des 3 Antoine de Saint-Exupry, Lettre un otage, IV, in Oeuvres, op. cit., p. 401-402. 4 Lettre un otage, op. cit., p. 402-403.

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    tortures perptrs sous la caution didologies et dabstractions faisant fi des tres rels. Le sicle qui commence ne promet rien de mieux jusqu prsent. Le meurtre est la question, crivait ds 1951 ce grand contemporain de Saint-Ex qutait Albert Camus. Linfernale logique de lexclusion cre des paradigmes partir de dfinitions ou de conceptions priori de lhomme, appeles lgitimer une forme ou lautre dexclusion. Le nazisme en aura fourni la plus horrible illustration, mais il est loin dtre seul. Aussi bien [pour citer nouveau Camus], le nihilisme absolu, celui qui accepte de lgitimer le suicide, court plus facilement encore au meurtre logique. Si notre temps admet aisment que le meurtre ait ses justifications, cest cause de cette indiffrence la vie qui est la marque du nihilisme5.

    Et comme en tmoignent les catalogues datrocits rpertories par Amnistie Internationale, les droits humains sont en ralit de plus en plus bafous dans notre monde. Si les principes de la Dclaration continuent dtre viols dans plus de 140 pays et territoires, cest que ces principes nont gure pntr les consciences. Comment y remdier?

    Je pense quune perspective comme celle de Saint-Exupry peut rellement aider y remdier. Cest dans cet esprit que je tente dexplorer brivement avec vous ce soir son humanisme. Il nexiste pas duvre aussi universellement apprcie sur tous les continents et dans toutes les langues modernes que Le Petit Prince. Aucun crivain franais na jamais aussi profondment touch autant dtres humains, toutes cultures confondues. Or luvre entire de Saint-Ex est trs cohrente, nous le verrons dailleurs. Cest assez dire luniversalit de ses ides et lespoir quelles permettent.

    Respect de lHomme! Respect de lHomme [rpte-t-il dans la Lettre un otage] Si le respect de lhomme est fond dans le cur des hommes, les hommes finiront bien par fonder en retour le systme social, politique ou conomique qui consacrera ce respect. Une civilisation se fonde dabord dans la substance. Elle est dabord, dans lhomme, dsir aveugle dune certaine chaleur. Lhomme ensuite, derreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu6. 2/ La qute de sens

    La dimension contemplative de lexistence, la qute de sens, ne sont jamais loin chez

    Saint-Ex, mme sagissant daction et de technique, dans Terre des hommes (1939) par exemple :

    Lavion est une machine sans doute, mais quel instrument danalyse ! Cet instrument nous a fait

    dcouvrir le vrai visage de la terre. La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les

    livres. Parce quelle nous rsiste. Lhomme se dcouvre quand il se mesure avec lobstacle. Mais,

    pour latteindre, il lui faut un outil. () Lavion mle lhomme tous les vieux problmes.

    Nous sommes tous de jeunes barbares que nos jouets neufs merveillent encore. Nos courses

    davions nont point dautre sens. Celui-l monte plus haut, court plus vite. Nous oublions

    pourquoi nous le faisons courir7.

    Et dans Le Petit Prince (1943) : Les hommes, dit le petit prince, ils senfournent dans les

    rapides, mais ils ne savent plus ce quils cherchent. Alors ils sagitent et tournent en rond

    Et il ajouta :Ce nest pas la peine8.

    5 Albert Camus, Lhomme rvolt, Paris, Gallimard, 1951; Folio, 1996, p. 17 et 19. 6 Lettre un otage, op. cit., p. 404. 7 Antoine de Saint-Exupry, Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 171; 139; 169. 8 Antoine de Saint-Exupry, Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 482.

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    La capacit dmerveillement et dinterrogation est particulirement vidente chez

    lenfant -- que lon embrasse avant de sendormir et qui rsume le monde, selon la formule

    magnifique de Citadelle9 -- dans son regard lumineux et cratif la fois. Il voit bien le serpent

    boa digrant un lphant, l o ladulte endurci ne voit quun chapeau. Les grandes personnes

    ne comprennent jamais rien toutes seules, et cest fatigant, pour les enfants, de toujours et

    toujours leur donner des explications, lit-on la deuxime page du Petit Prince. Saint-Exupry

    suggre ainsi que le regard de lenfant pressent dj le visage plus profond de la ralit. Il ne dit

    pas que son regard se porte vers une autre ralit, dans une autre direction. Cest bien au contraire

    de ce monde-ci quil sagit pour commencer, de celui que nous voyons de nos yeux et pouvons

    toucher de nos mains. Mme limmdiat que nous avons sous les yeux devient vite transparent

    pour les yeux qui savent interroger. Les choses perdent alors laspect banal ou vident que leur

    prte malheureusement la familiarit, ce que Baudelaire appelle juste titre le trs grand vice

    de la banalit (Salon de 1859, IV). Il est tout fait dun philosophe, ce sentiment : stonner. La

    philosophie na point dautre origine (arch), crivait Platon dans le Thtte (155 d), nonant

    ainsi pour la premire fois ce qui deviendra un lieu commun. La tradition authentique ne fut

    jamais la transmission d'un savoir tout fait, mais bien celle de l'tonnement fondateur dont les

    anciens Grecs fournissent dans lhistoire l'exemple ingal: Vous autres Grecs, vous tes

    toujours des enfants: un Grec n'est jamais vieux! (...) Vous tes tous jeunes par l'me, dclare le

    prtre gyptien du Time de Platon. 10

    Ltonnement dsaronne, dracine, drange au dpart. Il semble faire dabord de celle ou de celui qui le pratique un tre trange, une sorte dexil dans le monde et dans la vie. Dans la mesure o nous sommes capables dtonnement, nous semblons venir dune autre plante, linstar du Petit Prince. Le monde familier qui avait sembl vident ne lest plus de la mme manire et na plus la mme validit apparente; les choses immdiates perdent ce caractre ultime que nous leur accordions faussement et nous voyons le monde comme bien plus profond, plus ample et plus mystrieux. Ltonnement donne sentir combien est admirable quil existe espace, temps, lumire, air, mer et fleur, voire pieds, mains et il, et peut-tre avant tout le luxe vritable des relations humaines, que figurent leurs sommets la rose (lamour) et le renard (lamiti) dans Le Petit Prince.

    Daucuns, en revanche, sont, il est vrai, incapables dtonnement. Ainsi ce mort vivant dont parle Einstein: J'prouve l'motion la plus forte devant le mystre de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l'art et la science. Si quelqu'un ne connat pas cette sensation ou ne peut plus ressentir tonnement ou surprise, il est un mort vivant et ses yeux sont dsormais aveugles.11

    9 Citadelle, op. cit., p. 513 10 Cf. Platon, Time, 22 b; sur l'tonnement, outre le Thtte, 155 d, voir Aristote, Mtaphysique, A, 2, 982 b 12 sq.; Martin Heidegger, Qu'est-ce que la philosophie?, trad. K. Axelos et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 42 sq.. 11 Cf. Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 158 : il nest quun luxe vritable, celui des relations humaines; Albert Einstein, Comment je vois le monde, trad. Maurice Solovine et Rgis Hanrion, Paris, Flammarion, Champs, 1979, p. 10..

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    Lmerveillement authentique rend attentif, il nous attire, nous entrane, nous fascine, offre un enracinement nouveau, plus profond, et soppose ainsi radicalement la distraction frntique et superficielle qui trahit bien plutt un dsir de se soustraire, de se drober. Le voir de la curiosit en ce dernier sens est l'oppos de celui de la contemplation du beau. A loppos aussi bien de la theoria (du grec therein, regarder, spculer, considrer) au sens de la qute intellectuelle de vrit et de la rflexion proprement dite. Laptitude stonner, admirer, fonde en somme la theria et la contemplation, sans doute les plus hautes possibilits offertes ltre humain.

    Lenfant en chacun de nous a de bonnes chances dtre ce philosophe, cet artiste, ce savant, trop vite touff souvent, refoul par les adultes autour de lui, repouss par une ducation qui na pas voulu honorer ses premires questions, vitales entre toutes la plupart du temps. Sous lemprise dune rectitude politique ou lautre, dun attachement troit limmdiat comme une valeur ultime ou dun affairement perptuel, chacune et chacun risque de semmurer dans une quotidiennet o tout va de soi. Et pourtant, lexistence elle-mme va-t-elle de soi? Le fait de voir ou dentendre, dimaginer et de penser, daimer, vont-ils de soi? bien y penser un seul instant, rien ne va de soi ni ne peut aller de soi pour qui sarrte rflchir. Le monde o nous sommes est extraordinaire extraordinairement beau vrai dire et lhumain encore plus, ainsi que ne cessent de nous le rappeler les grands artistes, qui tentent sans cesse de le crer neuf comme pour mieux nous le rappeler et nous le faire pressentir la fois. Or le beau est ce qui rend heureux, comme le remarquait Wittgenstein en ses Carnets.12

    Et ma mditation me paraissait plus importante que la nourriture ou la conqute. Car je mtais nourri pour vivre, javais vcu pour conqurir, et javais conquis pour revenir et mditer et me sentir le cur plus vaste dans le repos de mon silence. Voil, disais-je, la vrit de lhomme. Il nexiste que par son me. la tte de ma cit jinstallerai des potes et des prtres. Et ils feront spanouir le cur des hommes13.

    Il y a un autre aspect de la qute de sens quon ne saurait trop marquer et qui a un rapport direct au temps. Celles et ceux qui stonnent vritablement partent pour un long voyage, puisquils persistent chercher. La littrature depuis lOdysse dHomre est remplie de figures humaines symboliques en qute de ce quelles ne possdent pas encore. De plus, lmerveillement est source de joie, la joie de celles ou de ceux qui stonnent tant le commencement de quelque chose, lveil dune me alerte devant linconnu. Manquer la joie, cest tout manquer rptait William James citant R. L. Stevenson. Ltonnement, en un mot, rvle une esprance. Sa structure mme est celle de lesprance, caractristique du philosophe, mais aussi de lexistence humaine elle-mme. Nous humains sommes essentiellement viatores : voyageurs, plerins, en route, il ne nous semble jamais tre encore l, parvenus au terme. Nous ne vivons jamais, mais nous esprons de vivre, disait Pascal. Seuls peuvent prouver lmerveillement ceux qui pressentent quils ne savent pas encore. Nous voyageons ainsi sur une route sans fin. Le paradoxe est la fois le caractre profondment humain de cette qute et quelle puisse rendre la vie digne ce point dtre vcue.14

    12 Und das Schne ist eben das, was glcklich macht (Ludwig Wittgenstein, Notebooks 1914-1916, edited by G. H. von Wright and G. E. M. Anscombe, with an English translation by G. E. M. Anscombe, Oxford, Blackwell, 1961, 1979, p. 86). 13 Citadelle, op. cit., p. 582. 14 William James, On a Certain Blindness in Human Beings, in Talks to Teachers on Psychology and to Students on Some of Lifes Ideals, New York, Dover Publications, 1962, p. 118; Pascal, Penses, d. Brunschvicg, 172 ; d. Lafuma, 47.

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    Ce qui embellit le dsert, dit le petit prince, cest quil cache un puits quelque part15.

    () Lamour, essentiellement, est soif damour, la culture, soif de culture, et le plaisir

    du crmonial vers la perle noire, soif de perle noire du fond des mers16. Saint-Ex nest pas moins fascin par ce quil appelle le got dternit en lhomme.

    Ainsi dans Terre des hommes : Dans quel mince dcor se joue ce vaste jeu des haines, des amitis, des joies humaines! Do les hommes tirent-ils ce got dternit, hasards comme ils sont sur une lave encore tide, et dj menacs par les sables futurs, menacs par les neiges? Leurs civilisations ne sont que fragiles dorures : un volcan les efface, une mer nouvelle, un vent de sable17. Puis dans Citadelle : Et me vint la grande vrit de la permanence. Car tu nas rien esprer si rien ne dure plus que toi18.

    Un des thmes de fond de Citadelle semble bien tre celui de Dieu. Il revient en tout cas

    sans cesse. Le rend bien le passage suivant : Et je connus lennui qui est dabord dtre priv de

    Dieu () Cest alors que je compris que celui-l qui reconnat le sourire de la statue ou la beaut

    du paysage ou le silence du temple, cest Dieu quil trouve. Puisquil dpasse lobjet pour

    atteindre la clef, et les mots pour entendre le cantique, et la nuit et les toiles pour prouver

    lternit. Car Dieu dabord est sens de ton langage et ton langage sil prend sens te montre

    Dieu19. Ou encore celui-ci : Ta pyramide na point de sens si elle ne sachve en Dieu20. 3/ Mozart assassin

    Vous vous souvenez srement des toutes dernires pages de Terre des hommes. Si Mozart

    avait grandi dans un milieu de musique pourrie, mme Mozart aurait t assassin, si prodigieux

    quait t son talent naturel. Un minimum de culture musicale est ncessaire mme pour qui a une

    nature aussi doue que celle de Mozart. Or cette observation se transpose dans tous les ordres,

    voire pour la vie humaine tout entire. Quand dans les jardins nat par mutation une rose

    nouvelle, les jardiniers smeuvent, crit Saint-Exupry. On isole la rose, on cultive la rose, on

    la favorise. Mais il nest point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqu comme

    les autres par la machine emboutir. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie, dans

    la puanteur des cafs-concerts. Mozart est condamn. (...) Ce qui me tourmente, cest le point de

    vue du jardinier. (...) Cest un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassin. 21

    En un mot, lpanouissement de chacune et de chacun dpend profondment de la culture

    ambiante, qui peut assassiner, le mot n'est pas trop fort, puisquil sagira de ce qui fait sens,

    donne le got de vivre une vie humaine, du dsir de dpassement, de la soif d'apprendre, de

    comprendre, de contempler. Il ny aura pas defforts plus tard sans au fond, au fond de soi, le 15 Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 479. 16 Citadelle, p. 983. 17 Terre des hommes, op. cit., p. 173-174. 18 Citadelle, op. cit., p 700 19 Ibid., 701 20 Ibid., 711. 21 Terre des hommes, op. cit., p. 260-261.

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    merveilleux et le miraculeux plac par lenfance (Paul Valry). Si le balourd (the dullard, dit

    Whitehead) qui tue l'merveillement mrite d'tre maudit comme le plus honteux des assassins,

    cest que sa victime est ce que nous avons chacune et chacun de meilleur, de plus dterminant en

    nous: le souffle mme de vie qui donne sens ou tout le moins permet d'en chercher un, et qui est

    l'esprit.22

    De l sans doute cette phrase clbre qui clt Terre des hommes, juste aprs Mozart

    assassin : Seul lEsprit, sil souffle sur la glaise, peut crer lHomme.

    Cest pourquoi [crit Saint-Ex dans Citadelle] jai fait venir les ducateurs et leur ai dit :

    Vous ntes point chargs de tuer lhomme dans les petits dhommes, ni de les transformer en

    fourmis pour la vie de la fourmilire. Car peu mimporte moi que lhomme soit plus ou moins

    combl. Ce qui mimporte cest quil soit plus ou moins homme () Vous ne les comblerez point

    de formules qui sont vides () Vous ne les emplirez point dabord de connaissances mortes ()

    Vous tiendrez donc compte dabord de lamour23.

    Lamour sapprend, par lamour reu dabord, qui le premier donne le got de vivre en

    donnant sens lexistence. Cest l le fond de la joie damour, lorsquelle existe: nous sentir

    justifis dexister, crivait Sartre, cet autre contemporain, dans une des pages les plus russies

    de Ltre et le nant (1943) 24. Lamour dclare : il est bon que tu existes; la haine cherche au

    contraire lexclusion, llimination, elle est aveugle et homicide. Le dsir de reconnaissance

    (Anerkennung), si profond en chaque tre humain, trouve sa forme la plus parfaite dans le dsir

    dtre aim et daimer en retour. Cest un thme constant chez Saint-Ex, qui rapparat sous des

    angles de vue diffrents. 4/Le sjour de lhomme

    Voici une autre belle page de Citadelle. Car jai dcouvert une grande vrit. A savoir

    que les hommes habitent, et que le sens des choses change pour eux, selon le sens de la maison

    () Et les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans lespace. Car il est bon que le

    temps qui scoule ne nous paraisse point nous user et nous perdre, comme la poigne de sable,

    mais nous accomplir. Il est bon que le temps soit une construction. Ainsi je marche de fte en

    fte, et danniversaire en anniversaire, de vendange en vendange, comme je marchais, enfant, de

    la salle du conseil la salle du repos, dans lpaisseur du palais de mon pre, o tous les pas

    avaient un sens25.

    22 Paul Valry, Cahiers II, dition par Judith Robinson, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1974, p. 1555. Entre huit et treize ans la vie des enfants est empreinte dmerveillement, observe Whitehead, qui ajoute juste titre: and cursed be the dullard who destroys wonder (A. N. Whitehead, The Aims of Education, New York, Macmillan, 1929; Mentor Bookks, p. 42). Dans le pass, certaines mthodes assassinaient lintrt (p. 45). 23 Citadelle, op. cit., p. 589. 24 Jean-Paul Sartre, Ltre et le nant, Paris, Gallimard, 1943, p. 439. 25 Citadelle, op. cit., p. 517-518.

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    On voit ici encore la fcondit de la pense de Saint-Ex, qui rejoint (peut-tre son insu)

    les penses de philosophes et dcrivains parmi les plus grands chez les Anciens et les Modernes.

    Les thmes retenir ici sont multiples : lhabitat, la construction du temps, les rites, les ftes et

    les arts.

    a) Dabord, lhabitat, et les mtaphores correspondantes de la citadelle, de la pyramide, de

    la cathdrale. Dire avec Saint-Ex que les hommes habitent ou avec Hlderlin, Dichterisch

    wohnt der Mensch, cest potiquement que lhomme habite, revient dcrire une ralit

    minemment concrte et fondamentale dont tmoigne la sagesse inscrite dans la langue ordinaire.

    Le fait que nos habitudes et nos habitus forgent notre habitat essentiel, notre caractre

    mme, est bien rendu dans la double tymologie du mot thique ( la fois ethos, habitude,

    murs et thos, antre, demeure, caractre, comme le marquent bien dj Platon et

    Aristote), tout comme dans le fragment clbre dHraclite, thos anthrpoi daimn (traduction

    littrale courante : son caractre est le destin de l'homme), qui a inspir le commentaire bien

    connu de Heidegger sur lthique: cette discipline pense le sjour de lhomme. Cette

    association au niveau des mots dj est tonnamment constante et ne se limite pas au grec ou au

    latin; ainsi en allemand, o les connotations entre Gewohnheit, Wohnung, wohnen, sont aussi

    videntes que celles que prservent en franais habitation, habitat, habiter, habitudes,

    habitus et les mots anglais correspondants; Sittlichkeit (moralit), voque Sitten (murs), et

    Sitte relve Hegel -- renvoie Sitz, sige, rsidence.

    Si de grands philosophes ont insist de la sorte sur ces faits linguistiques rcurrents, qui

    ne seraient autrement que pdanteries, cest que ces derniers indiquent de manire persistante un

    aspect fondamental de lexistence humaine: le premier lieu que nous habitons, quil nous est

    impossible de jamais quitter, cest nous-mmes. Dire que ltre humain habite potiquement,

    cest rappeler que la ville de lenfance nest pas tant ce lieu concret o nous avons habit que

    cette seule ville o, toujours, nous habitons, qui est dans notre imagination et dans notre cur,

    peuple de tous ceux et celles que nous aimons, de ceux et celles aussi qui ont veill sur nous et

    qui nous ont quitts, dont le visage sest effac mais la prsence demeure, et les paroles et le

    sourire. La ville qui compte pour nous, cest celle que nous portons en nous, cest le lieu o lon a

    dcouvert la beaut, luniversel, la fragilit et la puissance de la vie, la fuite du temps, ses

    promesses, la tristesse, le dsenchantement, linsens, la joie, lamour, la vie du sens se

    construisant dans une approximation permanente.

    b) Construction du sens, venons-nous de dire. Quest-ce que cela signifie ? Non la

    moindre des constructions est celle de la libert. Terre des hommes est loquent ce sujet. En

    travaillant pour les seuls biens matriels, nous btissons nous-mmes notre prison. Nous nous

    enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre. La

    description par Saint-Ex des murs de la prison terne dans laquelle certains se sont enferms fait

  • 9

    songer au portrait terrible du dernier homme trac par Nietzsche dans le prlude de son

    Zarathoustra. Saint-Ex crit : Vieux bureaucrate, mon camarade ici prsent, nul jamais ne ta fait

    vader et tu nen es point responsable. Tu as construit ta paix force daveugler de ciment,

    comme le font les termites, toutes les chappes vers la lumire. Tu tes roul en boule dans ta

    scurit bourgeoise, tes routines, les rites touffants de ta vie provinciale, tu as lev cet humble

    rempart contre les vents et les mares et les toiles. Tu nes point lhabitant dune plante errante,

    tu ne te poses point de questions sans rponse : tu es un petit bourgeois de Toulouse. Nul ne ta

    saisi par les paules quand il tait temps encore. Maintenant, la glaise dont tu es form a sch, et

    sest durcie, et nul en toi ne saurait dsormais rveiller le musicien endormi ou le pote, ou

    lastronome qui peut-tre thabitait dabord26.

    Cet enfermement est dordre affectif pour commencer. Et cest pourquoi les murs de la

    prison ne peuvent enfermer celui qui aime, car il est dun empire qui nest point des choses mais

    du sens des choses et se rit des murs27. Or, comme la montr Michel Henry, laffectivit, cest-

    -dire la capacit en chacun dtre affect, est dans son essence auto-affection, capacit en mme

    temps de se recevoir, de sprouver soi-mme, dtre affect par soi28. Quand je suis triste, je

    subis ma tristesse, quand je suis joyeux, amoureux, je mprouve dans cette joie et en cet amour.

    propos de la dcouverte dune paix intrieure, Saint-Ex crit : Il semble ces heures-l que

    lon se dcouvre soi-mme et que lon devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prvaloir

    contre un sentiment de plnitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne

    nous connaissions pas.29 Or justement, cette capacit volue, bien ou mal, est soumise, elle

    aussi, un apprentissage. Certes il y a une disposition inne au dpart, plus ou moins grande

    mme, comme pour toutes choses, en nous. Mais cette disposition peut tre assassine, de mme

    que Mozart peut tre assassin, que mme un talent musical aussi immense que le sien peut tre

    tu dans luf, comme nous venons de le rappeler. Car cette disposition, la sensibilit mme

    qui nous dfinit et dont le rle dans la vie de chacune et chacun est si primordial, au point de la

    colorer tout entire et de lui donner toute sa saveur, sa vivacit premire, cette dimension la plus

    fondamentale de notre tre qui nous engage intgralement, est, nous venons de le rappeler aussi,

    parfaitement indtermine au dpart. Un des drames de notre temps pourrait bien tre que cest ce

    Mozart-l quon assassine dabord.

    Il arrive dailleurs de plus en plus souvent de nos jours quil sassassine lui-mme au sens

    strict du terme, comme le montre la monte inexorable, dans nos socits, du phnomne

    d'autodestruction, spcialement chez les jeunes: la drogue, la violence, la criminalit, labandon

    26 Terre des hommes, in uvres, op. cit., p. 158 et 148. 27 Citadelle, op. cit., p. 717. 28Cf. Michel Henry, Lessence de la manifestation, Paris, Presses Universitaires de France, coll. pimthe, 1963, 1990, p. 580 et passim. 29 Terre des hommes, op. cit., p. 244.

  • 10

    scolaire ou tout simplement le suicide. Jai connu un suicid jeune, dclare Saint-Ex : je me

    souviens davoir ressenti en face de cette triste parade une impression non de noblesse mais de

    misre30. Pressentait-il la monte venir de ces suicides de jeunes ?

    Ce serait une illusion de croire que nos identits personnelles ne se forgeraient qu'en une

    sorte de monologue solitaire, alors que l'interaction avec d'autres, coup de dialogues externes et

    internes, souvent de luttes, est cruciale. La conversation avec tels de nos amis (ou ennemis), avec

    nos parents certainement, se poursuit en nous jusqu la fin de nos vies. Dcouvrir quel point la

    constitution de notre moi intime aura t affecte par de telles relations d'change prcises,

    spciales, avec autrui, aide mieux saisir la porte de l'enracinement dans une culture. L'une des

    questions majeures poses par l'ethnologie concerne ce que l'on a appel justement l'altrit

    essentielle ou intime, dont les reprsentations, dans les systmes qu'tudie l'ethnologie, en

    situent la ncessit au cur mme de l'individualit, interdisant du mme coup de dissocier la

    question de l'identit collective de celle de l'identit individuelle31.

    Nous existons dans la rciprocit, en particulier dans le langage, figure par excellence de

    la culture. Mes changes avec l'autre supposent la fois altrit et parit, notre galit et notre

    libert dans la parole, traits caractristiques de la justice. La rflexion contemporaine sur l'autre et

    sur son visage a mis en relief la dimension d'emble thique des rapports proprement humains;

    l'instar de la beaut, la pauvret essentielle, la vulnrabilit de l'humain en tant que tel, oblige.

    Lautre qui est l rsiste de toute son altrit sa rduction au mme; il n'est pas une illustration

    de la catgorie d'autrui, il est quelqu'un qui ne s'invente pas, qui est proprement inimaginable.

    La toute premire condition de la vision et de lcoute des personnes et des choses est

    laffectivit. Limportance extraordinaire, le rle si dterminant et profond des motions, des

    passions, de la dimension affective de lexprience humaine, nous chappent trop souvent, nos

    plus grands dpens. Combien pauvres seraient nos vies sans la varit infinie des tonalits

    affectives, les nuances multiples que nous vaut chaque instant notre affectivit. Les tats

    affectifs reclent des intentions dans leur dynamisme intrieur. Laffectivit concentre notre

    attention sur les valeurs que l'autre fait natre en nous. Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il

    est trs simple : on ne voit bien quavec le cur. Lessentiel est invisible pour les yeux.32 Ce

    qui est en moi, il nest point de mot pour le dire [lit-on dans Citadelle]. Je ne puis que le signifier

    dans la mesure o tu lentends dj par dautres chemins que la parole. Par le miracle de lamour

    ou, parce que, n du mme dieu, tu me ressembles33.

    30 Terre des hommes, op. cit., p. 167. 31 Marc Aug, Non-lieux. Introduction une anthropologie de la surmodernit, Paris, Le Seuil, 1992, p. 29-30. 32 Le Petit Prince, in uvres, op. cit., p. 474. 33 Citadelle, op. cit., p. 613.

  • 11

    Il y a une dcouverte motive de la valeur de telle personne, par exemple, une prsence de

    l'autre dans l'motion. Mais une prsence aussi soi-mme en mme temps. La nostalgie en

    labsence de ltre aim, la joie en sa prsence, le dmontrent.

    Et ce nest pas important, a ! dirait le petit prince :

    Si quelquun aime une fleur qui nexiste qu un exemplaire dans les millions et les

    millions dtoiles, a suffit pour quil soit heureux quand il les regarde. Il se dit : Ma fleur est l

    quelque part. Mais si le mouton mange la fleur, cest pour lui comme si, brusquement, toutes

    les toiles steignaient ! Et ce nest pas important a !34

    5/ Les ftes et les arts

    Par laffectivit nous sommes faits dpendants des autres, du monde, exposs, passifs.

    Cette passivit est la fois ouverture et dpassement. Le sentiment ne se manifeste pas, en

    somme, sous la forme dune reprsentation, dune ide, mais plutt comme une preuve concrte.

    Il est toujours et ncessairement tel sentiment particulier -- la joie, telle joie, la tristesse, telle

    tristesse, la peur, telle peur --, avec par suite une tonalit qui nest que de lui et qui ne peut se

    saisir que dans le moment mme o on lprouve. La tristesse nest pas, si on veut, le monde,

    mais une modalit de ma prsence moi-mme, o le monde apparat comme triste d'abord et

    essentiellement parce que je suis triste. Tant et si bien que je me reois ainsi tout instant dans

    ma contingence mme. La vie n'est pas prsente devant nous. Le soi est affectivit, il est

    possibilit d'tre affect par lui-mme. Il s'prouve dans le sentiment, dans une disposition

    subir, recevoir le monde mme. Jamais achev, le moi est une suite mlodique d'tats

    affectifs, nullement une sommation d'instants discontinus, mais bien plutt un enchanement

    fondu, continu (Jean Ladrire).

    Dans toutes les modalits affectives se dcouvrent deux tonalits fondamentales:

    langoisse face la contingence de nos vies, l'imminence en elles de la mort; mais aussi

    l'exaltation, la joie, devant la promesse qui traverse nos vies: joie de l'esprit (beaut), joie du

    cur. Les arts ne cessent de le rappeler ou de le clbrer. De mme, le visage se rvle la

    manire d'une mlodie, o chaque moment exprime un tout, qui n'est aucunement une addition de

    parties mais une manifestation progressive de soi. La perception d'une personne est celle dune

    prsence o se livre la vie mme, porteuse de possibilits infinies. Le visage, la mlodie et la vie

    sont, en dautres termes, des touts dynamiques. Chaque personne a une essence, une figure

    unique, incomparable -- non pas intelligible, mais affective. Dans cet ordre dexprience,

    tout comprendre est affectif (Michel Henry).

    34 Le Petit Prince, op. cit., p. 432.

  • 12

    Les motions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des motions. Le

    meilleur trait des passions est cet gard la musique. Tristesse, douleurs, angoisses, soucis;

    srnit, joie, allgresse, adoration, prire, amour; tous ces mouvements de lme renaissent en

    nous grce elle, avec d'infinies nuances; ces dimensions essentielles de notre tre intime nous

    sont en quelque sorte manifestes en leur vie mme. Chaque modalit affective sy exprime dune

    manire originale, elle claire le rapport obscur de la subjectivit elle-mme en y dcouvrant les

    configurations varies de sa prsence elle-mme, la gamme et le registre de laffectivit.

    panchement libre de la passion et de l'imagination qui lve l'me, en lui permettant de se

    distancer d'elle-mme pour mieux saisir son tre le plus profond, en son dynamisme mme, la

    musique est essentielle la connaissance de soi. Narcisse na que faire de la musique.

    Le mot mousik voque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant

    l'inspiration de tous les arts, tous convis la clbration, spcialement le chant potique. Par

    tous les arts, mais dabord par la musique, l'tre humain chante l'acceptation amoureuse de la

    splendeur du monde, de la grce du don de beaut. La fte, la jubilation, la supplication,

    l'indicible, lamour, trouvent en elle une expression quils ne sauraient trouver ailleurs cantare

    amantis est (saint Augustin). Notre vie concrte en ce monde la vie humaine, lhistoire

    individuelle, lhistoire de lhumanit -- est perptuel devenir en son essence mme, croissance et

    dprissement la fois, constamment menace autant sur le plan spirituel que sur le plan

    physique. De l ces images si frquentes (dj voques), en littrature, du voyage, du naufrage,

    du cheminement (Ulysse, Don Quichotte, tant dautres) vers un but souvent obscur au dpart

    mais pouvant donner sens la dmarche, la voie choisie, la mthode (hodos, chemin,

    voie, est dans methodos). Tension et recherche de sens que reflte galement merveille la

    musique. Dans les termes de Saint-Ex, elle est construction concrte. Le don essentiel est le

    don de la route suivre pour accder la fte. Pour juger ta civilisation je veux que tu me dises

    quelles sont tes ftes et de quel got pour le cur () Ainsi de la danse mme, ou du chant

    ou de lexercice de la prire qui cre la ferveur, laquelle alimente ensuite la prire, ou de lamour.

    Car si je change dtat, si je ne suis plus mouvement et action vers, alors me voil mort. Et je

    sais bien quil nest de remde que dans le cantique et non dans les explications 35.

    Ces images et dautres semblables s'appliquent en outre aux vies diverses (intelligence,

    imagination, mmoire, affectivit, par exemple) que nous menons paralllement en notre for

    intrieur, de manire largement inconsciente, o le discernement se fait souvent insensiblement,

    mais dont la croissance, lauto-dveloppement, trouvent une expression unique dans les arts.

    Tous les arts sont mdiateurs de sens, chacun toutefois de manire irremplaable.

    35 Respectivement, Citadelle, op. cit., p. 982-983; p. 624; p. 635.

  • 13

    En un mot, cette dialogique grce laquelle lidentit de chacune et chacun de nous

    slabore et se transforme tout au long de lexistence, passe par le langage des arts, des gestes, de

    l'amour, le partage des joies et des peines. Cest bien ce que veut dire au moins en partie les

    hommes habitent et habiter potiquement. Nous nous construisons dans la relation, dans la

    communication, le logos et la culture en ce sens. La nostalgie de ne pouvoir communiquer fond

    et authentiquement semble dmontrer que nous sommes faits pour communiquer et aimer, ce qui

    implique de notre part la reconnaissance de lautre, du diffrent, de lirrductible. Mais aussi

    quon ait quelque chose dire quelquun, quelque chose qui naisse par consquent de

    lintrieur, ce qui suppose son tour quon connaisse sa propre identit, quon se comprenne un

    peu et saccueille soi-mme. Beaucoup de formes de parole ne sont pas une vraie communication

    parce quelles manent dun vide ainsi cette foison croissante dinformations immdiates et

    donc mdiocres que lon jette aussitt, certes, mais qui noient et touffent les mmoires. La

    communication implique dune certaine faon la personne qui communique, le risque de la

    confiance autrui, ce qui chappe. Il nexiste pas une faon de communiquer purement

    abstraite. Lenfer de la non-communication, de la solitude ainsi entendue, doit faire entrevoir que

    la communication humaine a une valeur, une signification, un poids bien au-del de tout ce que

    lon imagine, quelle est la fois formidable et fragile, beaucoup plus dlicate, riche, constructive

    (ou destructrice), quil napparat la surface. La vritable communication nest possible quen

    des communauts humaines concrtes, comme la famille et la nation.

    6/ La communaut humaine

    On le voit, lexprience lmentaire du dveloppement humain dmontre en quoi et

    quelles conditions la nation est la grande ducatrice des humains par la culture, et comme on est

    loin, en pareille perspective, des nationalismes abstraits. La nation existe par la culture et pour la

    culture. On voit en outre pourquoi la conservation de lidentit et de la souverainet dune nation

    passe par sa culture, dont la puissance est ds lors plus grande que toutes les autres forces,

    comme en font foi les cultures de tant de peuples antiques qui nont pas cd devant leurs

    envahisseurs. On le voit mieux dans les petites nations que dans les grands tats-Nations abstraits

    et anonymes, o la ruse dUlysse dans lOdysse, mon nom est personne, devient trop

    facilement lordinaire.

    Ainsi, les ides qui ont trait la vie bonne ne sont nullement des reprsentations que

    l'on voque comme un devoir abstrait: elles imprgnent l'identit des groupes et des individus au

    point qu'elles font partie intgrante de la culture ou de la personnalit de chacun (Habermas). Ce

    ne sont pas les rgimes politiques ni les modes de production qui, les premiers, dterminent

    lvolution des socits, mais bien la culture. Il nest, pour sen convaincre, que de constater

  • 14

    quel point aujourdhui les nouveaux pouvoirs de la communication restructurent tant laction

    politique que la vie sociale, le monde de lconomie que celui de la science mme. Le dnominateur commun de la vie de chacun des peuples du monde est ainsi leur culture,

    lexpression fondamentale et unificatrice de leur existence. Dire culture, cest alors exprimer lidentit nationale qui constitue lme des peuples et survit aux preuves de tout genre. En fonction de sa culture, chaque peuple se distingue de lautre, quil peut complter par son propre apport spcifique. Maints pays pauvres en biens matriels, mais riches en culture, peuvent puissamment aider les autres cet gard. Expression par excellence de lesprit des peuples, la culture ne saurait tre spare de tous les autres problmes de lexistence humaine la paix, la libert, la faim, lemploi, par exemple. Leur solution dpend en effet delle, puisque cest elle qui permet de les comprendre, de les situer dans la vie, dy trouver remdes ou de les prvenir. Cest encore elle, entendue dans le mme sens large, qui garantit la croissance des peuples et prserve leur intgrit.

    Et je devinais dj quun spectacle na point de sens, sinon travers une culture, une

    civilisation, un mtier36.

    Lide dordre est forte chez Saint-Ex, mais il faut lentendre dans le sens suivant : Car

    moi je dis que larbre est ordre. Mais ordre ici cest lunit qui domine le disparate. Car cette

    branche-ci porte son nid doiseaux et cette autre ne le porte point. Car celle-ci porte son fruit et

    cette autre ne le porte point. Car celle-ci monte vers le ciel et cette autre penche vers le sol. Mais

    ils sont soumis, mes gnraux, limage des revues militaires et ils disent que sont en ordre les

    objets seuls qui ne diffrent plus les uns des autres. Ainsi, si je les laissais faire, ils

    perfectionneraient les livres saints qui montrent un ordre lequel est sagesse de Dieu, en mettant

    en ordre les caractres dont le premier enfant venu verrait bien quils sont tous mls. Ainsi, les

    A ensemble, les B ensemble, les C ensemble, et ainsi disposeraient-ils dun livre bien en ordre.

    Un livre pour gnraux. Et comment supporteraient-ils ce qui ne peut se formuler ou na pas

    abouti encore ?37

    Combien juste est cette mtaphore de larbre, frquente chez Saint-Ex, pour signifier le

    concret par excellence. Le mot concret vient du verbe latin concrescere, qui veut dire crotre

    ensemble. On parvient l'abstrait en isolant un aspect du concret. In rerum natura, l'arbre ne

    peut exister sans air, terre, rayons solaires, sve et le reste; son devenir n'a de cesse qu' sa mort;

    il s'autoconstitue, pour ainsi dire, ses parties produisant les autres et rciproquement, comme l'a

    admirablement fait ressortir Kant, en opposant larbre la montre: Un produit organis de la

    nature, crit-il, est un produit dans lequel tout est fin et rciproquement aussi moyen; un arbre,

    par exemple, ne produit pas seulement un autre arbre, mais il se produit aussi lui-mme comme

    individu; dans un produit de la nature, chaque partie, de mme qu'elle n'existe que par toutes

    les autres, est galement pense comme existant pour les autres et pour le tout; c'est pourquoi

    36 Terre des hommes, op. cit., p. 143. 37 Citadelle, op. cit., p. 585-586.

  • 15

    on la conoit comme produisant les autres parties (chacune produisant donc les autres et

    rciproquement), ne ressemblant aucun instrument de l'art; dans le cas, en effet, d'un artefact

    comme une montre, en revanche, une partie est certes l pour l'autre, mais elle n'est pas l par

    cette autre partie38.

    Le tout concret est ainsi irrductible ses parties: la branche coupe de l'arbre n'est pas

    plus une branche qu'une main spare d'un corps humain vivant n'est une main; le tout est dans la

    partie: chaque fois celle-ci prsuppose la totalit; de sorte que si l'on tente de considrer la partie

    en omettant le tout, on considre aussitt tout autre chose. Toute abstraction, toute rduction,

    confine l'irrel ds qu'on la prend pour du concret, lequel est au contraire le tout vivant en sa

    croissance mme. Le cdre, crit Saint-Ex dans Citadelle, se fonde dans chaque instant. Dans

    chaque instant je fondais ma demeure afin quelle durt39.

    Dans ma civilisation, crit-il dans Pilote de guerre (1942), celui qui diffre de moi, loin

    de me lser, menrichit. Et ceci encore : La dmagogie sintroduit quand, faute de commune

    mesure, le principe dgalit sabtardi en principe didentit. Et encore : Sil nest point de

    nud qui les unisse, les hommes sont juxtaposs et non lis. La communaut humaine nest pas,

    dit-il, somme de nos intrts, mais bien plutt somme de nos dons. Bref, ma civilisation a

    seule pouvoir de nouer dans son unit, sans les amputer, les diversits particulires40.

    De tels propos doivent trouver aujourdhui une rsonance particulirement forte. Ils me

    semblent anticiper ceux du grand crivain libanais Amin Maalouf aujourdhui, souhaitant que

    personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de natre, que chacun

    puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre. Mais aussi,

    chacun devrait pouvoir inclure, dans ce quil estime tre son identit, une composante nouvelle,

    appele prendre de plus en plus dimportance au cours du nouveau sicle, du nouveau

    millnaire : le sentiment dappartenir aussi laventure humaine41.

    Permettez-moi dautres citations de Saint-Ex afin de mieux assurer la rflexion qui

    suivra :

    Le corps nest point assemblage de membres. Mais de mme que le voilier nest point au

    hasard de leur assemblage un effet dlments divers, mais au contraire dcoule par diversits et

    contradictions apparentes, de la seule pente vers la mer laquelle est une, de mme que le corps se

    diversifie en membres mais nest point une somme, car on ne va point des matriaux

    lensemble, mais comme te le dira tout crateur et tout jardinier et tout pote, de lensemble aux

    matriaux42.

    38 Cf. Emmanuel Kant. Critique de la facult de juger, II, 64-66. 39 Citadelle, p. 534. 40 Pilote de guerre, in uvres, op. cit., respectivement p. 371; 374; 382. 41 Amin Maalouf, Les Identits meurtrires, Paris, Grasset, 1998; Le Livre de Poche, 2001, p. 187-188. 42 Citadelle, op. cit., p.711.

  • 16

    Demeure des hommes, qui te fonderait sur du raisonnement ? Qui serait capable, selon la

    logique, de te btir ? () Mais comme il nest de raisonnements que de la brique, de la pierre et

    de la tuile, non de lme et du cur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en

    silence, comme lme et le cur chappent aux rgles de la logique et aux lois des nombres, alors

    moi japparais avec mon arbitraire. Moi larchitecte. Moi qui possde une me et un cur43.

    Et les rites imposs taugmentent. Et lenfant triste, sil voit jouer les autres, ce quil

    rclame dabord, cest quon lui impose lui aussi les rgles du jeu qui seules le feront devenir.

    Mais triste est celui-l qui coute sonner la cloche sans quelle exige rien de lui44.

    Car seule est importante et peut nourrir des pomes vritables, la part de vie qui

    tengage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non

    rendue. Sinon il nest que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture45.

    Quest-ce dire ?

    Nous lavons constat diverses reprises dj, lexistence humaine est lie au temps

    dune manire tout fait particulire. En voici un autre aspect, peut-tre le plus fondamental.

    Nous vivons le temps par une distension de lme, selon la juste formule de saint Augustin.

    Car le prsent de notre conscience contient la fois les trois composantes du temps, le pass qui

    nest plus, le prsent toujours autre, et lavenir qui nest pas encore, par la triple mdiation du

    souvenir, de lattention et de lattente. Certains philosophes ont dtach le prfixe ek dans

    existence pour mieux marquer quel point nous sommes perptuellement comme expulss

    hors de nous-mmes, projets vers quelque tat venir, en attente incessante dun tre toujours en

    suspens. Mais chaque instant galement, la vie de la conscience cesse dtre ce quelle tait, son

    vcu bascule dans ce pass qui nest plus, sauf en sa mmoire. De contingent quil tait aussi

    longtemps que futur, tel acte est devenu inluctable : il ne peut plus ne pas tre et en mme temps

    nest plus, sauf dans une mmoire, et dans ses consquences et leurs suites.

    Notre conscience ne cesse ds lors de se dterminer neuf au fur et mesure que de

    nouveaux prsents la marquent de la mme manire. Notre existence est, en un mot, constamment

    affecte par une scission qui spare son tre prsent de son tre venir, et sprouvant ainsi

    distance delle-mme, se vit simultanment comme manque et dpassement de ce manque,

    tendue vers un accomplissement toujours en avant delle-mme quelle ne peut viser datteindre

    que par laction. Mais laction est toujours particulire, cerne par des circonstances chaque fois

    indites, souvent imprvisibles. La problmatique thique vient du dsir profond dune ralisation

    authentique de soi quon a en charge dassumer par soi-mme, dans son action ou, si on veut, du

    sens de la responsabilit de ltre quon se donne en agissant. Elle vient du poids de la libert.

    43 Citadelle, p. 523. 44 Ibid., p. 702-703. 45 Citadelle, op. cit., p. 674.

  • 17

    Nous nous dcouvrons ainsi comme des questions pour nous-mmes, comme des ralits

    tre, non toutes faites, dont nous portons la responsabilit. tre homme, crit Saint-Ex, cest

    prcisment tre responsable46. Il nempche que, dans les termes de Jean Ladrire, la

    mdiation la plus significative, la plus dcisive, la plus charge de potentialits et aussi de prils,

    cest, pour chaque libert, celle des autres liberts. Le domaine des relations humaines est, par

    excellence, quoique non de faon exclusive, le lieu de lthique47. Comment surmonter tout ce

    qui soppose lmergence des liberts? La mdiation du droit est ce qui donne ici lthique sa

    figure concrte au sein du politique.

    Mais pour agir de manire efficace sur la vie sociale, le pouvoir doit se concrtiser dans

    des institutions, dans des dcisions, tre confi certains, ce qui le fait retomber dans des

    pesanteurs dobjectivation et de chosification et loblige introduire des opacits qui risquent fort

    de compromettre sa tche. Cest l le paradoxe du pouvoir, la source des ambiguts du politique.

    Ce contenu conditionn, rempli de tensions, de contradictions, denjeux, de projets, est

    indpendant de lhorizon thique do le politique tire son sens. Il ne satisfera cet horizon quen

    portant les relations humaines un niveau thique o chacun est vritablement trait comme fin

    pour chacun des autres. Le plus haut dfi du politique est ainsi bel et bien la reconnaissance

    effective de la dignit de chaque tre humain, sans exception. Telle est la norme que chacune et

    chacun sont appels intrioriser.

    On peut imaginer, tort ou raison, la vertu comme quelque chose dindividuel, qui na

    pas besoin des autres, mais il nen va pas ainsi de la justice, car la justice est politique , ainsi

    que le remarquait dj Aristote48. Cest dire que ce nest que par le politique que la notion de bien

    et de mal peut trouver son accomplissement dans une vie partage. Toutefois la justice doit tre

    ouverte, accessible en permanence. Il nexiste pas de socit qui puisse se dcrire comme une

    sorte dincarnation de la justice accomplie. Une socit ne peut tre juste quen sachant ne jamais

    se satisfaire du niveau de justice atteint, et en recherchant sans relche plus de justice et une

    meilleure justice. Cest cette perspective dynamique, dune politique sans cesse critique de la

    ralit prsente, et tendue vers des idaux o chacun puisse se reconnatre, qui me semble tre

    celle de Saint-Ex et de loin la plus vraie. La justice demeure une tche lhorizon dun futur

    quon ne voit pas, mais que les exigences du prsent ne cessent de convoquer.

    7/ Lhritage humain

    Cette perspective dynamique vaut au reste tout autant pour les gnrations. Permettez-moi

    de conclure sur ce point, puisquil semble bien que les problmes que jvoquais au dbut ne

    46 Terre des hommes, op. cit., p. 166. 47 Jean Ladrire, Lthique dans lunivers de la rationalit, Namur et Qubec, Artel-Fides, Catalyses, 1997, p. 203. 48 Cf. Aristote, Politique , I, 1253 a 37-38 : h de dikaiosun politikon.

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    sauraient, vrai dire, trouver dautre solution que celle de lducation. Je donnerai presque

    entirement la parole Saint-Ex pour cette conclusion, comme il convient.

    Car le disparu, si lon vnre sa mmoire, est plus prsent et plus puissant que le vivant,

    lit-on ds les premires pages de Citadelle49.

    Saint-Exupry remarque dans Terre des hommes que ce qui se transmet de gnration en

    gnration, avec le lent progrs dune croissance darbre, cest la vie mais cest aussi la

    conscience. Quelle mystrieuse ascension! Dune lave en fusion, dune pte dtoile, dune

    cellule vivante germe par miracle nous sommes issus, et, peu peu, nous nous sommes levs

    jusqu crire des cantates et peser des voies lactes. La mre na point seulement transmis la

    vie, elle a enseign un langage, et confi ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui

    constitue toute la diffrence qui spare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes. Dans

    Citadelle la mme proccupation saffirme maintes reprises. Les mots, si grands quils soient,

    ne suffisent pas. Ainsi du domaine qui appelle lamour () dont le trsor intrieur ne se

    transmet point par la parole mais par laffiliation de lamour. Et damour en amour ils se lguent

    cet hritage. Mais si vous rompez le contact une seule fois de gnration en gnration alors

    meurt cet amour.

    Limage qui simpose est nouveau celle de larbre. () Car larbre, je lai dit, il ne faut

    point le diviser pour le connatre50. On a oubli que lhumanit dans sa dmarche est celle de

    larbre qui crot et se continue de lun travers lautre comme la puissance de larbre dure

    travers ses nuds et ses torsades et la division de ses branches. () Mais si tu spares les

    gnrations cest comme si tu voulais recommencer lhomme lui-mme dans le milieu de sa vie

    et, ayant effac de lui tout ce quil savait, sentait, comprenait, dsirait, craignait, remplacer cette

    somme de connaissances devenues chair par les maigres formules tires dun livre, ayant

    supprim toute la sve qui montait travers le tronc et ne transmettant plus rien aux hommes que

    ce qui est susceptible de se codifier.

    Dans une autre page de Citadelle limage de larbre est associe au temps et lenfant.

    Qui voit crotre lenfant dans linstant? Personne. Ce sont ceux qui viennent dailleurs qui

    disent : Comme il a grandi!. Mais la mre ni le pre ne lont vu grandir. Il est devenu, dans le

    temps. Et il tait chaque instant ce quil devait tre. Pour comprendre un arbre, il faut du

    temps: peu peu il se rvle. Comme lhomme doit baigner dans lair, comme la carpe doit

    baigner dans leau, larbre doit baigner dans la clart. Car plant dans la terre par ses racines,

    plant dans les astres par ses branchages il est le chemin de lchange entre les toiles et nous.

    49 Citadelle, op. cit., p. 514. 50 Ibid., p. 580.

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    vrai dire, ajoute Saint-Exupry plus loin, lenfant nest que celui qui te prend par la

    main pour tenseigner.51

    Thomas De Koninck

    51 Respectivement, Terre des hommes, op. cit., p. 258; Citadelle, op. cit. p. 584; 544; 701.