Rosdolsky La Formation de Largent Et Le Fetichisme de La Marchandise

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1 La formation de l’argent et le fétichisme de la marchandise * Roman Rosdolsky Le texte qui suit est extrait de louvrage de R. Rosdolsky, La genèse du « Capital » chez Karl Marx, t.1, F. Maspéro, 1976, pp. 173-180 (traduction par Jean-Marie Brohm et Catherine Colliot-Thélène). Remarque : les numéros des notes de bas de page dans le présent texte ne correspondent pas à la numérotation dans louvrage traduit en français. Le phénomène du fétichisme de la marchandise est étroitement lié à la formation de l’argent. Nous avons vu que l’échange réel entraîne le dédoublement de la marchandise, sa séparation en marchandise et en argent. Il isole, « dans la plèbe commune des marchandises, une marchandise royale, dans laquelle la valeur de toutes les autres marchandises peut s’exprimer une fois pour toutes, une marchandise qui passe pour l’incarnation immédiate du travail social et, en conséquence, devient échangeable d’une manière immédiate et inconditionnelle contre toutes les marchandises : l’argent » 1 . Mais pour qu’une « marchandise particulière [devienne] en quelque sorte la substance universelle des valeurs d’échange », la valeur d’échange de toutes les marchandises doit être identifiée à cette marchandise particulière, elle doit acquérir « une existence indépendante » des marchandises elles-mêmes, c’est-à-dire s’incarner « dans un matériau qui lui soit propre, dans une marchandise spécifique » 2 . « La valeur d’échange d’un objet n’est rien d’autre que l’expression quantitativement spécifiée de sa capacité à servir de moyen d’échange. Dans l’argent, le moyen d’échange devient lui-même objet, ou encore, la valeur d’échange de l’objet acquiert une existence autonome, extérieure à l’objet » 3 . Dans ce développement se manifeste déjà sans ambiguïté le fétichisme inhérent à la production marchande, c’est-à-dire « la personnification des choses et la chosification des rapports de production » qui lui sont propres. Reprenons la comparaison établie par Marx entre la valeur des marchandises et la pesanteur des corps : du fait que le sucre est lourd, son poids peut être exprimé par la 1 F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 347. 2 Fondements, t. 1, p. 106, 128. 3 Ibid., t. 1, p. 140-141.

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La formation de l’argent

et le fétichisme de la marchandise

*

Roman Rosdolsky

Le texte qui suit est extrait de l’ouvrage de R. Rosdolsky, La genèse du « Capital » chez

Karl Marx, t.1, F. Maspéro, 1976, pp. 173-180 (traduction par Jean-Marie Brohm et

Catherine Colliot-Thélène). Remarque : les numéros des notes de bas de page dans le présent

texte ne correspondent pas à la numérotation dans l’ouvrage traduit en français.

Le phénomène du fétichisme de la marchandise est étroitement lié à la formation de

l’argent.

Nous avons vu que l’échange réel entraîne le dédoublement de la marchandise, sa

séparation en marchandise et en argent. Il isole, « dans la plèbe commune des marchandises,

une marchandise royale, dans laquelle la valeur de toutes les autres marchandises peut

s’exprimer une fois pour toutes, une marchandise qui passe pour l’incarnation immédiate du

travail social et, en conséquence, devient échangeable d’une manière immédiate et

inconditionnelle contre toutes les marchandises : l’argent »1. Mais pour qu’une « marchandise

particulière [devienne] en quelque sorte la substance universelle des valeurs d’échange », la

valeur d’échange de toutes les marchandises doit être identifiée à cette marchandise

particulière, elle doit acquérir « une existence indépendante » des marchandises elles-mêmes,

c’est-à-dire s’incarner « dans un matériau qui lui soit propre, dans une marchandise

spécifique »2. « La valeur d’échange d’un objet n’est rien d’autre que l’expression

quantitativement spécifiée de sa capacité à servir de moyen d’échange. Dans l’argent, le moyen

d’échange devient lui-même objet, ou encore, la valeur d’échange de l’objet acquiert une

existence autonome, extérieure à l’objet »3. Dans ce développement se manifeste déjà sans

ambiguïté le fétichisme inhérent à la production marchande, c’est-à-dire « la personnification

des choses et la chosification des rapports de production » qui lui sont propres.

Reprenons la comparaison établie par Marx entre la valeur des marchandises et la

pesanteur des corps : du fait que le sucre est lourd, son poids peut être exprimé par la

1 F. Engels, Anti-Dühring, op. cit., p. 347. 2 Fondements, t. 1, p. 106, 128. 3 Ibid., t. 1, p. 140-141.

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comparaison avec le poids d’un autre corps. « Mais il serait stupide de prétendre, par exemple,

que le sucre pèse 10 livres parce que j’ai mis dix poids d’une livre dans l’autre plateau de la

balance ». Il serait tout aussi absurde et extravagant de supposer que le poids du sucre parce

qu’il est exprimé en fer, serait sous quelque aspect de même nature que le fer, ou encore, que

le fer en tant que tel représenterait et incarnerait la pesanteur. C’est précisément cette

extravagance qui caractérise la manière dont les possesseurs de marchandises perçoivent leurs

rapports réciproques. Nous savons que, dans l’échange, la valeur d’une marchandise ne peut

être exprimée autrement que dans la valeur d’usage d’une autre marchandise, par exemple, la

valeur de la toile dans la valeur d’usage d’un habit. Dans la relation d’échange la plus

élémentaire déjà : x marchandise A = y marchandise B (ce que Marx nomme la « forme simple,

individuelle ou accidentelle de la valeur »), la marchandise B (l’habit) vaut donc comme « un

objet dans lequel apparaît la valeur, ou qui représente la valeur dans sa forme naturelle ou

tangible »4. Pourtant, l’habit ne peut pas représenter la valeur face à la toile, « sans que la

valeur prenne en même temps l’aspect d’un habit »5, sans que naisse l’impression que l’habit,

« cette chose, telle quelle, exprime de la valeur, et, par conséquent, possède naturellement la

forme de valeur », de même que par exemple, « sa propriété d’être pesant ou de tenir chaud »

lui vient de la nature. « En tant que valeur d’usage, la toile est un objet sensiblement différent

de l’habit ; en tant que valeur, elle est chose égale à l’habit et en a l’aspect ». Ainsi, le rapport

d’échange le plus simple nous révèle déjà que dans une société fondée sur la propriété privée,

au sein de laquelle les producteurs ne peuvent avoir de rapports les uns avec les autres que par

l’intermédiaire de leurs marchandises, « le caractère social du travail » doit apparaître « comme

un caractère des choses, des produits eux-mêmes ».

Toutefois, la forme de la valeur x marchandise A = y marchandises B n’est valable que

pour un rapport d’échange sporadique, qui disparaît donc aussitôt, entre deux marchandises

déterminées seulement. La chosification des rapports sociaux de production est ici encore très

difficile à percevoir. Ce n’est que dans la forme argent qu’elle acquiert une figure marquée et

tangible. Dès lors, toutes les marchandises expriment leur valeur dans le même équivalent,

dans la même marchandise argent. Dès lors se consolide définitivement l’ « apparence fausse »

que « l’objet dans lequel la quantité de valeur d’un autre objet est représenté » possèderait « sa

forme équivalent indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale qu’il tire de la

4 Das Kapital, I., p. 56. Le passage correspondant de la traduction Roy est le suivant : « Dès

qu’il est posé comme équivalent, l’habit n’a plus besoin de passeport pour constater son

caractère de valeur. Dans ce rôle, sa propre forme d’existence devient une forme d’existence

de la valeur » (Le Capital, t. I, p. 65-66) [N. d.T.] 5 « C’est ainsi, ajoute Marx, que le particulier A ne saurait représenter pour l’individu B une

majesté, sans que la majesté aux yeux de B revête immédiatement et la figure et le corps de

A ; c’est pour cela probablement qu’elle change, avec chaque nouveau père du peuple, de

visage, de cheveux et de mainte autre chose » (Ibid., p. 66).

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nature »6. « La forme d’échangeabilité immédiate et universelle » s’attache définitivement « à

la forme naturelle et spécifique de l’or » (ou de l’argent)7. Cette marchandise « ne paraît point

devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leurs

valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elles leurs valeurs parce qu’elle

est argent. Le mouvement qui a servi d’intermédiaire s’évanouit dans son propre résultat et ne

laisse aucune trace. Les marchandises trouvent, sans paraître y avoir contribué en rien, leur

propre valeur représentée et fixée dans le corps d’une marchandise qui existe à côté et en

dehors d’elles. Ces simples choses, argent et or, telles qu’elles sortent des entrailles de la terre,

figurent comme incarnation immédiate de toute travail humain »8. D’où l’inversion totale et

la réification des rapports sociaux de production qui, cependant, « ne frappe les yeux de

l’économiste bourgeois » que lorsqu’elle se montre à lui « tout achevée, dans la monnaie ».

(« Il ne pressent pas, ajoute Marx, que l’expression la plus simple de la valeur, telle que 20

mètres de toile valent un habit, contient déjà l’énigme et que c’est sous cette forme simple

qu’il doit chercher à la résoudre »9.)

Mais quelle est donc la source réelle de cette inversion caractéristique ? Pourquoi les

relations réciproques des hommes dans la société marchande doivent-elles toujours être « liées

à des choses » et « apparaître comme des choses »10 ? Simplement parce que dans cette société,

les producteurs ne peuvent pas se rapporter à leur travail comme à un travail immédiatement

social, car ils ont perdu le contrôle sur leurs propres rapports de production. C’est pourquoi

« le caractère social du travail apparaît en tant qu’existence monétaire de la marchandise, et

donc en tant qu’objet extérieur à la production réelle »11. « En général, des objets d’utilité ne

deviennent des marchandises que parce qu’elles sont les produits de travaux privés exécutés

indépendamment les uns des autres. […] Comme les producteurs n’entrent socialement en

6 Ibid., p. 102-103. 7 Ibid., p. 82. 8 Ibid., p. 103. 9 Ibid. p. 71-72. 10 « Le produit qui entre dans l’échange est une marchandise. Mais il est une marchandise

uniquement parce que, à la chois, au produit, se rattache un rapport entre deux personnes ou

deux communautés, le rapport entre le producteur et le consommateur qui ne sont plus ici

réunis dans une seule et même personne. Voilà que dès le début nous avons l’exemple d’un

fait de nature particulière qui se retrouve partout tout au long de l’économie et qui a causé un

malin désarroi dans la tête des économistes bourgeois : l’économie ne traite pas de choses,

mais de rapports entre personnes et, en dernière instance, entre classes ; or, ces rapports sont

toujours liés à des choses et apparaissent comme des choses. Cet enchainement […], c’est

Marx qui, le premier, en a découvert toute la valeur pour l’économie toute entière, simplifiant

et clarifiant ainsi les questions les plus difficiles. » (F. Engels, Contribution à la critique de

l’économie politique de Karl Marx, op. cit., p. 390) 11 Le Capital, t.7, p. 177.

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rapport que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que

s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. » Et ils apparaissent « ce

qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux

mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses »12.

Nous nous sommes limités ici à des passages tirés du livre 1 du Capital, parce que, pour

la première fois, l’analyse de la forme valeur contenue dans cette œuvre apporte la preuve que

« l’énigme du fétichisme de l’argent » n’est en fait que « l’énigme du fétichisme de la

marchandise, devenue perceptible, aveuglante »13. Cela ne signifie pas, cependant, que la

célèbre théorie du « fétichisme de la marchandise » n’ait vu le jour qu’au milieu des années

soixante. On la trouve déjà en réalité dans ses travaux économiques antérieurs. Ainsi, lisons-

nous dans un de ses cahiers d’extraits de 1844 : « L’essence de l’argent consiste d’abord en

cela […] que l’activité médiatrice ou le mouvement, l’acte humain social, grâce auquel les

produits des hommes se complètent mutuellement, est aliéné et devient l’attribut d’un objet

matériel extérieur à l’homme, l’argent. En aliénant ainsi lui-même cette activité médiatrice,

l’homme n’agit ici que comme un être égaré, dénaturé ; les relations des choses, l’opération

humaine sur ces choses, devient l’opération d’un Etre extérieur à l’homme et supérieur à lui.

A travers ce médiateur étranger, alors que l’homme devrait être lui-même son propre

médiateur à l’égard de l’homme, il considère sa volonté, son activité, son rapport aux autres,

comme une puissance indépendante de lui et des autres hommes. Sn esclavage atteint ici un

sommet. Il est clair que ce médiateur devient alors le dieu réel, car le médiateur est la puissance

réelle qui domine ce avec quoi il me médiatise14. Son culte devient une fin en soi. Les objets,

séparés de ce médiateur, ont perdu leur valeur. Ce n’est donc que dans la mesure où ils le

représentent qu’ils ont de la valeur, alors qu’il semblait à l’origine qu’il n’avait de valeur,

qu’autant qu’il les représentait »15.

12 Ibid., t.1, p. 85. Le texte allemand dit : « mais bien plutôt des rapports chosifiés des personnes

et des rapports sociaux des choses ». [N.d.T.] 13 Ibid., livre 1. Ce passage n’est pas traduit dans l’édition de Roy [N.d.T.] 14 Cf. Fondements, t.1, p. 280. Marx y écrit de manière tout à fait hégélienne : « Ce moyen

terme semble toujours être le rapport économique achevé, parce qu’il réunit les opposés, et il

apparaît toujours comme une puissance exclusive supérieure par rapport aux extrêmes eux-

mêmes ; en effet, le mouvement ou le rapport qui semble à l’origine médiatiser les extrêmes

entre eux entraine nécessairement et dialectiquement ceci, qu’il paraît être une médiation avec

soi-même, ou encore il paraît être le Sujet par rapport auquel les extrêmes ne sont que les

moments dont il supprime la condition indépendante pour se poser lui-même, parce cette

suppression, comme la seule chose indépendante ». 15 MEGA, III, p. 531. Cf. Fondements, t. 1, p. 85 : « L’argent est à l’origine le représentant de

toutes les valeurs ; dans la pratique, le phénomène s’inverse, et tous les produits et travaux

réels deviennent les représentants de l’argent ».

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Et ailleurs : « Pourquoi la propriété privée doit-elle se prolonger dans l’argent ? Parce que

l’homme en tant qu’être social doit échanger, et parce que l’échange, quand existe la propriété

privée, doit conduire à la valeur. Le mouvement qui sert d’intermédiaire entre les échangistes

en effet […] n’est pas un rapport humain ; c’est le rapport abstrait de la propriété privée à la

propriété privée, et ce rapport abstrait est la valeur qui n’existe réellement comme valeur que

dans l’argent. Du fait que les échangistes ne se rapportent pas les uns aux autres en tant qu’êtres

humains, la chose perd sa signification d’être propriété humaine, propriété personnelle. » Dans

l’argent, par conséquent, « se manifeste la domination complète de la chose rendue étrangère

sur l’homme. La domination de la personne sur la personne est désormais la domination

universelle de la chose sur la personne, du produit sur le producteur16. Dans l’équivalent déjà,

dans la valeur, la détermination de l’aliénation de la propriété privée existait déjà ; l’argent est

l’être-là sensible, lui-même objectif, de cette aliénation »17.

On trouve déjà ici en germe tous les éléments de la future théorie du fétichisme de la

marchandise, bien qu’ils soient encore présentés sous une forme philosophique. Cette théorie,

nous l’avons dit, ne fut à proprement parler fondée en économie politique que dans Le Capital.

Mais l’Ebauche, de dix années antérieure, nous montre déjà pourquoi, dans la société

marchande, tous les produits et toutes les prestations de travail doivent d’abord être échangés

« contre un troisième élément, qui a le caractère d’une chose », pour acquérir une validité

sociale, et pourquoi cette « chose médiatrice », l’argent, doit s’autonomiser face au monde des

marchandises. Ce qui nous donne la base de la suprématie de l’argent et des rapports

monétaires, ainsi que du reflet inversé des relations sociales de production dans la conscience

des intéressés, donc la base du fétichisme de la marchandise.

« La dépendance réciproque et universelle des individus indifférents les uns aux autres

constitue leur lien social. Ce lien social est exprimé dans la valeur d’échange, dans laquelle

seulement l’activité et le produit de chaque individu devient pour lui activité et produit ;

l’individu doit créer un produit universel, la valeur d’échange, ou […] l’argent », pour pouvoir

transformer son produit en un « moyen de subsistance pour lui-même »18. D’autre part, « la

16 Dans le manuscrit non publié de Marx : « Le Système monétaire achevé », on lit : « Si l’on

dépouille la chose de cette puissance sociale, on retrouve cette puissance sous la forme de la

domination directe de la personne sur la personne. » Cf. Fondements, t.1, p. 490, n.30 ; ibid.,

t.1, p. 94-95. 17 MEGA, III, p. 532, 540. (Cf. L’idéologie allemande, op. cit., p. 451 et s.) 18 « Pour celui qui produit une quantité infinitésimale d’une aune de coton – écrit Marx dans

un autre passage -, le fait qu’elle soit valeur, valeur d’échange, n’est pas une détermination

formelle. S’il n’a pas créé de valeur d’échange, c’est-à-dire d’argent, il n’a rien créé du tout »

(Fondements, t.1, p. 198)

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puissance qu’exerce chaque individu sur l’activité des autres ou sur les richesses sociales » se

trouve « en lui en tant que possesseur de valeur d’échange, d’argent. Il porte avec lui dans sa

poche sa puissance social et sa relation avec la société »19. « Plus la production se transforme

de telle sorte que chaque producteur devienne dépendant de la valeur d’échange de sa

marchandise […], plus la puissance de l’argent augmente20 : c’est-à-dire que le rapport

d’échange tend de plus en plus à se poser comme une puissance extérieure aux producteurs et

indépendante d’eux. Ce qui à l’origine semblait un moyen pour accélérer la production, devient

un rapport étranger au producteur ». C’est ainsi que dans la valeur d’échange, dans l’argent,

« la relation sociale des personnes [apparaît] transformée en un rapport social des choses ; le

pouvoir personnel en pouvoir chosifié »21, la « communauté véritable » qui remplace

l’ancienne communauté, maintenue par des liens naturels et des rapports de dépendance

personnels ; elle n’en peut tolérer « aucune autre qui lui soit supérieure »22.

Ainsi, le fétichisme de la marchandise et la formation de l’argent ne sont (ce que les

manuels d’économie marxiste omettent en général de signaler) que deux aspects différents

d’une seule et même réalité : dans la production marchande, « la capacité de la marchandise à

être échangée » existe « à côté d’elle, comme un objet […], comme quelque chose de distinct

d’elle-même », « non immédiatement identique » à elle23 ; la valeur doit donc s’autonomiser

face aux marchandises24. Mais il s’ensuit que ces deux phénomènes sont inséparables de la

production marchande, et que la société productrice de marchandises est aussi peu capable de

se débarrasser de l’argent que de déchirer le « nuage mystique » qui lui cache la figure véritable

du procès de production matériel. Cela n’est possible « que le jour où s’y manifestera l’œuvre

des hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement

19 Ibid., p. t.1, p. 93-94. 20 Plus loin dans le texte, Marx parle de la « puissance transcendantale de l’argent ». 21 Ibid., t.1, p. 81-82, 94. 22 Ibid., t.1, p. 163, 460. Il faudrait ici souligner en outre que a réification des rapports sociaux

de production n’atteint son sommet que dans le capital, et en particulier dans le capital porteur

d’intérêt. « Dans la monnaie, la valeur d’échange […] semble être une chose ; il en est de

même dans le capital de toutes les déterminations de l’activité créatrice de valeur d’échange,

le travail. » (ibid., t.1, p. 201). Mais c’est un thème que nous aborderons plus tard. 23 Ibid., t.1, p. 83. 24 On peut certes, remarque Marx dans les Theorien, tenir cette autonomisation de la valeur

pour une « invention scolastique » ou pour un « paradoxe », de même que les critiques

bourgeois de Marx considèrent comme paradoxale sa conception du capital, procès de

développement de la valeur autonomisée. Mais « il est évident que le paradoxe de la réalité

s’exprime dans les paradoxes du langage, qui heurtent le bon sens humain, c’est-à-dire ce que

croit et pense le commun des mortels. Les contradictions découlent de ce que, sur la base de

la production marchande, le travail privé se présente comme du travail social général, et les

rapports de personnes s’offrent comme rapports de chose à chose ; ces contradictions tiennent

à la chose, non à son expression dans le langage » (Theorien, III, p. 135).

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social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui

ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement »25.

25 Le Capital, t.1, p. 91.