Rois et reine de Despléchin
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ROIS ET REINE d’Arnaud Despléchin
ET LE MELODRAME HOLLYWOODIEN
DES ANNEES CINQUANTE
Par Trudy BOLTER
Cinéaste cinéphile attaché aux autres arts du spectacle, Arnaud Desplechin fait état
dans Rois et reine de nombreuses références allant de Shakespeare aux Contes d’Hoffmann,
en passant par Mel Brooks et Harold Lloyd, mais définit surtout son film comme un
« mélodrame hitchcockien » 1. L'Américain Stanley Cavell, philosophe cinéphile, voire
philosophe pur jus du cinéma, y repère quant à lui les traces du « mélodrame de la femme
inconnue » des années quarante, sujet de son livre, Contesting Tears : the Hollywood
Melodrama of the Unknown Woman2. Nuancer ces deux étiquettes semble nécessaire. Si le
mélodrame américain de la période classique affleure sensiblement dans Rois et reine, il
paraît préférable de rattacher ce film au mélodrame familial des années cinquante, focalisé sur
la relation père/fils, que je propose d’appeler mélodrame « oedipien », en élargissant l’axe
mère/fils si généralement connotée par ce terme, le complexe d’Œdipe étant en tout cas
triangulaire et comprenant les deux parents. Deux des exemples les plus flamboyants de ce
mélodrame (souvent appelé « social problem film ») restent La Fureur de vivre de Nicholas
Ray (Rebel without a Cause, 1956), avec James Dean, et Ecrit sur du vent de Douglas Sirk
(Written on the Wind, 1956), avec notamment Robert Stack.
Il ne s’agit pas de remettre en cause les parentés proposées par ces cinéphiles et
créateurs éminents (Cavell, inventeur de la pensée, étant aussi un créateur), mais de les
compléter. Despléchin voit juste. Pas de printemps pour Marnie d’Alfred Hitchcock est,
comme Rois et reine, une histoire de folie, de crime et de filiation problématique dans laquelle
l’héroïne, coupable dans son enfance d’un meurtre dont elle ne peut moralement assumer la
charge, l’attribue à sa mère jusqu’à une crise de catharsis psychologique. Dans Les Amants du
capricorne, un mari prend sur lui le crime de sa femme. Rois et reine contient lui aussi un
topos hitchcockien de crime déplacé et/ou partagé. Nora, l’héroïne interprétée par
Emmanuelle Devos, a vécu avec Pierre, et tous deux ont eu un enfant, Elias. La mort de Pierre
fut violente, un suicide que Louis Jennsens, le père de Nora, a fait passer pour un accident,
1 « Je souhaitais un film qui relève tour à tour d'une farce burlesque à la Mel Brooks ou à la Harold Lloyd, et d'un mélodrame hitchcockien ». Desplechin cite comme exemples Les Enchaînés (Notorious, 1946), Les Amants du Capricorne (Under Capricorn, 1950) et Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964). Entretien avec le cinéaste mené par Louis Guichard et Jacques Morice pour Télérama n°2868, du 1er au 7 janvier 2005, et repris sur le site du Ciné Club de Caen : www.cineclubdecaen.com/realisat/desplechin/roisetreine.htm2 The University of Chicago Press, Chicago, 1996, 272 pages.
2
avant que la diégèse ne révèle que ce décès était un homicide, involontaire peut-être, commis
par la jeune femme.
L’étiquette du « mélodrame de la femme inconnue », elle, se révèle moins pertinente.
Il ne s'agit pas dans les films qu’analyse Cavell d’une étrangère au sens propre,
inconnue ou venant d'un autre pays. Son entourage peut dans un premier temps se convaincre
de tout savoir sur elle : c’est le cas pour deux des films traités dans Contesting Tears, Une
femme cherche son destin d’Irving Rapper (Now Voyager, 1942), avec Bette Davis dans le
rôle de Charlotte, et Stella Dallas de King Vidor (1937), avec Barbara Stanwyck dans le rôle
éponyme. Ces femmes sont « inconnues » car il y a méprise sur leur nature profonde, ignorée
de tous. Leur tâche consiste à la rendre visible, en sortant du placard, pour ainsi dire, une
identité authentique, celle de l' « Étrangère » insoupçonnée qui sommeillait en chacune
d’elles. Stanley Cavell voit dans le « mélodrame de la femme inconnue » le complément de la
« comédie du remariage » 3, qu’il définit en analysant des films plus communément qualifiés
de screwball comedies, « comédies loufoques », comme La Dame du vendredi d’Howard
Hawks (His Girl Friday, 1940) ou Indiscrétions de George Cukor (The Philadelphia Story,
1940), deux expressions de la philosophie transcendantale américaine, comportant un pan
important de théorie pédagogique et affirmant le caractère perfectible de l’individu.
Dans le genre comique identifié par le philosophe, un couple se défait à cause de
l'immaturité ou du manque de générosité de l'un des partenaires (ou des deux), puis réapprend
à se connaître et se réconcilie finalement pour se montrer digne du grand amour, un peu
comme s’il venait de traverser des épreuves comparables à celles que fait subir le Sarostro de
La flûte enchantée aux amoureux Tamino et Pamina. Cette comédie de l'éducation implique
pour chaque partenaire, surtout la femme, une bildung morale. Ce parcours initiatique est
résumé ainsi par Marc Cerisuelo : « L’homme et la femme ont fait l’épreuve de scepticisme ;
à tort ou à raison, ils ont douté l’un de l’autre et doivent se reconquérir pour finalement «se
remettre» ensemble »4.
Pour Cavell, le « mélodrame de la femme inconnue » est le complément de ce genre
comique et met en scène une femme qui cherche à accomplir seule un projet analogue de
formation vitale, en s’épanouissant en dehors du mariage. Ces deux programmes – remariage,
affirmation de son identité – résultent d’un processus de perfectionnement de soi mené à deux
ou en solo, cautionné par la philosophie transcendantale américaine, contemporaine du
3 CAVELL, Stanley, A la recherche du bonheur : Hollywood et la comédie du remariage, Cahiers du Cinéma, Paris, 1993, 270 pages.4 CERISUELO, Marc, Stanley Cavell et l’expérience du cinéma, in Revue française d’études américaines, (RFEA), mars 2001, p.54.
3
romantisme français et exprimée par son chantre, Ralph Waldo Emerson, et par Henry David
Thoreau.
Tant sont grands le prestige de Cavell, et la plénitude de ses analyses, qu’il est
naturellement tentant d’adhérer à sa vision de Rois et reine. Mais cette lecture ne saurait rester
exclusive et doit être nuancée par la profusion d'échos émanant d'un « genre » non codifié,
proche mais bien différent, car il ne cible pas le couple, ni la femme seule qui le rejette : le
« mélodrame oedipien ». Il s'agit de films traitant de l'absence d’idéal familial et se focalisant
sur un homme jeune à la filiation affective menacée ou carrément rompue, qui cherche une
image vaillante du père, un garçon ayant besoin d'une « re-filiation », d'une intégration
renouvelée à un groupe familial. Cet aboutissement recoupe le concept de remariage
développé par Cavell, en tant que réorganisation sociale incarnant la sagesse et prouvant
l'évolution des personnages. En même temps, le garçon « désaffecté » se cherche, et veut,
bien sûr, affirmer son identité propre, se faire « connaître », comme les protagonistes
féminins examinés dans Contesting Tears.
Il n’y a pas, dans les deux exemples de mélodrames oedipiens cités précédemment, de
réconciliations de couples brouillés, mais chacun met en scène une jeune femme dont la
nature profonde se réveille : dans La Fureur de vivre, le personnage de Nathalie Wood,
auparavant rebelle et déçue par son père, se découvre une fibre maternelle et se projette dans
le rôle d’épouse, déficelant son « complexe d’Electre », version féminine jungienne de
l’Œdipe. Dans Ecrit sur du vent, la jeune femme tordue et amorale se réveille un jour grande
patronne et héritière de son immense papa, comme si son refus du rôle classique féminin –
douceur, fidélité – recouvrait en réalité une aptitude aux rôles alors jugés masculins. Ces
péripéties psychologiques, analysables selon plusieurs grilles, semblent faire partie intégrante
du mélodrame filmé de la période classique.
Le sens le plus courant du mot « œdipien » est celui qui connote l’amour ressenti et ensuite
surmonté, maturation oblige, du petit garçon pour sa mère. Dans les mélodrames désignés ici,
il s’agit plutôt de l’imago5 du père, et très accessoirement de la mère, dans la mesure où ce
couple parental influe en tant que binôme sur le développement du fils, d’abord enfant au
stade d’Œdipe, puis adolescent (dans l’âme, quel que soit son âge biologique).
Dans ces films contemporains d’une époque férue de freudisme, la trajectoire de la
diégèse culmine dans un nouvel ordre du monde fictif et imite un parcours analytique réussi,
5 Il ne s’agit pas ici d’une critique suivie menée en termes exactes selon les usages freudiens, jungiens ou lacaniens, mais plutôt d’une évocation de grilles informelles d’un vulgate « psy », une psychologie très approximative présente dans l’encyclopédie mentale du spectateur sous la rubrique « Freud » à l’époque où furent créés ces films, un langage commun aux créateurs et aux spectateurs, mais peu précis.
4
tel qu’imaginé par le public d’alors : aussi bien la réconciliation et l’évincement des
symptômes perturbant la bonne marche des choses. Il s’agit d’un processus (assez violent)
d’accession à l’âge mur, un coming of age, grand thème du cinéma américain de toute époque,
particulièrement prégnant dans les années cinquante (La Fureur de vivre, L’Équipée sauvage
de Lazlo Benedek en 1953).
La femme inconnue qui entend le rester
Même en considérant que le pivot thématique de Rois et reine est le personnage de
Nora Cotterelle, il semble difficile de seconder Cavell et de rapprocher ce film des éléments
constitutifs du «mélodrame de la femme inconnue ». Nora ne se fixe pas comme but la
révélation de ses vérités fondamentales : elle cherche plutôt à se cacher sous l’apparence d’un
bonheur stéréotypé auquel il manque pourtant quelques éléments indispensables, notamment
un père pour son fils. Son prénom reprend celui de la protagoniste d’Une Maison de poupée
d’Ibsen, qui cherche à se libérer des contraintes bourgeoises : c’est justement le rôle que joue
Esther Kahn dans le film éponyme réalisé par Desplechin en 2000, dans le spectacle réussi qui
lui permet d’arriver à une sorte de maturité artistique, au terme d’une recherche à l’envi de
différents substituts de pères pédagogues, d’abord Nathan, le vieux comédien qui lui enseigne
l’art dramatique, ensuite Philippe Haygard, le critique qui l’instruit en culture générale, amour
et chagrin d’amour.
Plutôt que d'aspirer à l’indépendance de son statut identitaire, à l’image de la Nora
d’Ibsen, citée par Cavell comme l’un des modèles pour sa « femme inconnue »6) la Nora de
Desplechin cherche à assourdir, à gommer et à exclure de son parcours officiel les éléments
excessifs de sa nature et de son expérience en enfilant son costume de mariée comme une
armure : elle épouse en première noce un mort et en seconde, un homme avec qui elle
entretient une relation tiède en apparence et sans nouvelle promesse de maternité (un seul
enfant suffit à Nora et son fiancé n’a pas d’atomes crochus avec son fils d’un premier lit,
Elias). Son riche mariage avec Jean-Jacques est révélé par l’héroïne au tout début du film,
dans une version édulcorée par rapport à sa véritable histoire. Cette belle introduction est
l'équivalent (à contresens) du happy end hollywoodien, mais le tissu de cette fausse
confidence sera déchiré pour rendre visibles les failles, les fautes, les faux-semblants de la vie
du personnage. La révélation progressive des vérités de Nora ne sera pas directement de son
fait : c’est presque malgré l’héroïne que la tragédie qu’elle incarne, sera exposée. Son objectif
6 CAVELL, Stanley, Contesting Tears : the Hollywood Melodrama of the Unknown Woman, op. cit., p. 87.
5
personnel restera de construire un paravent, une apparence, tout l'opposé de la visibilité, de
l'authenticité difficilement édifiées par la « femme inconnue » de Cavell.
La Nora Cotterelle imaginée par Desplechin n’est pas vraiment une femme moderne,
« libérée » : se trouvant vieille à trente-cinq ans, elle est au contraire très fifties et semble
avoir choisi un retour au mode de vie des femmes du passé (de la génération de sa mère ?).
Même son emploi lui est fourni par son fiancé, propriétaire de la galerie d’art qu’elle semble
diriger. Elle dit à Ismaël, l'ex-compagnon décrit comme un deuxième mari dans l'auto
présentation qui commence le film, qu'elle l'a quitté avant que celui-ci ne la quitte
immanquablement un jour prochain, pour une femme plus jeune. Nora est pétrie de certitudes
stéréotypées, d'hypocrisie, de bienséance petit-bourgeois, alors que sa vie s’apparente à une
suite de situations extrêmes.
Néanmoins, Rois et reine traite bien d’une femme invisible et donc inconnue au sens
propre, dont l’absence se fait intensément sentir : la mère de Nora, détournée de sa famille
par le surmenage professionnel (le père de Nora, Louis, dit qu'elle était « tout le temps à
l’hôpital », Son métier n’est pas précisé - infirmière ? médecin ? bonne à tout faire ?.
L'absence de cette mère à l’image indistincte provoque le déséquilibre familial responsable de
la relation immodérée (dans les deux sens, trop soumise, trop négative) entre Nora et son père,
déséquilibre renvoyant au mélodrame des années cinquante, aux schémas psychologiques bien
connus des spectateurs avertis de l’époque, rompus au freudisme par la presse populaire ou les
analyses médiatisées des artistes et des intellectuels. Ici, Desplechin décortique le complexe
d'Electre et renvoie ce mythe des temps modernes basé sur la mythologie, aux mythes grecs
eux-mêmes ; Rois et reine dessinant une destinée tragique, violente comme celles des
classiques.
Histoires de pères, de fils et de filles
Selon le père de Nora, l'absence de la mère lui a imposé le maternage de ses filles,
Nora et Chloé. Il est « tombé amoureux » de la première et l’a gâtée à un tel point qu’il a fini
par mépriser son côté superficiel, sa coquetterie et son incapacité à trouver le grand amour
auprès d’un homme. Dans son dernier livre, dont il termine la rédaction pendant son agonie, il
en vient à la maudire et à souhaiter qu’elle puisse prendre sur elle le cancer qui le ronge. Tout
à son narcissisme d’auteur, ce père passionnel et traître qui finit par détester son enfant veut
bien publier la haine que lui inspire sa fille, et, en bon helléniste (il fut prof de grec), se
comporte un peu comme Chronos, le dieu grec qui a mangé ses enfants, l’infanticide Médée
6
ou encore comme sa propre fille Nora, elle aussi coupable de la mort d’un être aimé.
Ce père, Louis Jennsens, a lui-même aidé sa fille à maquiller en suicide l’homicide
involontaire (on le suppose) de son jeune concubin, Pierre. Il a donné sa fille en mariage, pour
légitimer son enfant, à un fantôme, lorsqu’elle épousa à la mairie son fiancé défunt. Nora,
elle, sans consulter sa soeur, se permet d’euthanasier son père :elle détruit les pages
manuscrites qui ternissent son image. Le père est donc le fil conducteur de la vie
mouvementée de Nora. En cela, le film de Desplechin semble, une fois de plus, ne pas
correspondre aux paramètres du « mélodrame de la femme inconnue « ,Cavell définissant
celui-ci comme une sorte d'histoire d'amour entre la femme inconnue, désireuse de se faire
connaître, et le « regard de sa mère »7. Or, dans Rois et reine, cette figure est à peu près
manquante, du moins par rapport à Nora, elle-même mal à l'aise avec à sa maternité.
La trame du film est un camaïeu de relations père/fils, dont les rapports mère/enfant ou
père/fille sont des variantes. Chacun cherche ou perd ses parents ou leurs avatars. Nora
souffre déjà du manque des soins d'une mère et se voit retirer l'amour excessif de son père,
transformé en haine virulente. Son fils souffre de l’absence de son père naturel et se retrouve
privé des soins d'Ismaël (Mathieu Amalric), son père de substitution préféré. Confrontée à ce
problème, Nora récidive. Elle a déjà essayé de construire pour Elias une filiation largement
fictive en épousant Pierre à titre posthume. Par la suite, elle veut le faire adopter par Ismaël
qui, sans lien biologique, vit avec l'enfant une relation père/fils subtile, pédagogique et quasi-
fraternelle. Mais la psychiatre d’Ismaël, le Dr. Devereux, sorte de Gaia monumentale et
parentale, le lui interdit (il est aussi à remarquer qu’Ismaël joue l’enfant irresponsable sur le
plan financier – il ne paie pas ses impôts – auprès de son avocat drogué dont le nom,
Mamanne, s’accorde au rôle de substitut parental déjanté).
La « famille » Ismaël/Elias est un idéal, un rêve, et tranche avec l’ambiance pourrie
qui règne chez les Jennsens. Ismaël, victime d'un cousin jaloux qui le fait interner et virer de
son quatuor, lui retirant du coup son droit de jouer d’un Stradivarius, a néanmoins des parents
unis et aimants, et entamera à la fin du film une relation amoureuse apparemment sincère avec
une jeune fille rencontrée à l'hôpital psychiatrique. Comme celui de Nora, son récit inclut des
surprises concernant son père (enfant adopté cherchant à adopter un fils supplémentaire) qui
se révèle dans l’urgence être un homme fort capable de se défendre contre des loubards (Papa
Vuillard, le père d'Ismaël, est interprété par Jean Paul Roussillon, le père adoptif de Léo en
jouant dans la Compagnie des hommes, en 2004). Cette découverte, plutôt positive, est le
7 Ibid., p.210: « I have formulated the subject of the unknown woman as the rony of human identity.. And I have formulated the narrative drive of the genre as a woman’s search for the mother…I will articulate this subject further, as the woman’s search for the mother’s gaze ».
7
pendant contraire des révélations négatives (de maladie, de haine) subies chez elle par Nora.
Nora, baptisée du nom « le plus donné en 1973 » et donc en 2006 une sorte
d'archétype des femmes de son âge, ne consulte pas de psychiatre et semble bien portante,
mais sa vie est une collection de drames qui auraient pu (dû ?) être traumatisants, qu’elle
essaie de surmonter en les manipulant, les intégrant à l’histoire qu’elle se raconte de sa vie,
arrangée pour la mettre en valeur. Elle la transforme en jolie autobiographie, une sorte de film
– le « mélodrame d’une femme inconnue » qui prend des forces et, d'abord victime de la
fatalité, arrive à s’en sortir. Son monologue du début, citant deux maris, sonne faux et ne dit
pas tout : si elle est veuve de Pierre, mort en la maudissant (comme le fera son père), c’est à
grâce à un mariage posthume ; Ismaël, lui, n’a jamais été son époux. Plus grave encore, le
« suicide » de Pierre, répondant au sadisme verbal de Nora l’Erinnye (qui rêve ou se rappelle
dans un flashback trouble qu’elle l’a réveillé dans la nuit pour lui susurrer « je suis ton
cauchemar »), n’en était peut-être pas un, mais plutôt un homicide, commis involontairement
ou non par le jeune femme, ensuite camouflé par son père.
Un mélodrame, oui, mais lequel ?
En examinant de près Rois et reine, on finit par constater qu'il ressemble moins au
« mélodrame de la femme inconnue » proposé par Cavell, qu’au mélodrame familial des
années cinquante, dont l’un des grands thèmes (comme d’ailleurs de tout le cinéma classique
américain, qu'il s'agisse du film noir, du western ou du mélodrame) est la présence, l’absence
ou la déviance du Père. Toute l’action de Rois et reine s’inscrit dans une forme métaphorique
de regroupement familial supplétif d’une réalité filante, polymorphe, qui ne correspond en
rien à l’organigramme idéal que Nora appelle de ses vœux et dont elle fait l’ébauche dans son
monologue mensonger.
La Fureur de vivre se situe chez les bourgeois moyens et Ecrit sur du vent au sein d’un clan
de pétroliers milliardaires, mais tous deux sont liés par leurs traitements comparables de la
filiation, de la paternité et des familles décadentes confrontées à l’idéal issu du cinéma
préclassique ou des années trente, de la sitcom radiophonique ou télévisuelle (la télévision
étant très largement généralisée aux USA dès 1950), la comédie musicale « folk » (selon la
typologie de Rick Altman8 ) telle que Le chant du Missouri de Vincente Minnelli (Meet Me in
8 ALTMAN, Rick, La Comédie musicale hollywoodienne : les problèmes de genre au cinéma, Armand Colin, Paris, 1992, 414 pages.
8
St. Louis, 1944) ou, surtout, la série de films mettant en scène Andy Hardy, parfait adolescent
bouillonnant, qui fait des erreurs mais de bon cœur, et jouit de la proximité et du respect de
son père, magistrat, patriarche ferme mais éclairé. Cette série de seize films produits entre
1937 et 1947 (dix-sept si l’on compte un dernier effort, raté, pour la raviver en 1958) a
obtenu en 1943 un Oscar collectif, récompensant la manière de dépeindre l’american way of
life dans les quatorze films diffusés jusqu’à alors.
Dans La Fureur de vivre, le traitement de cette thématique prend la forme d’un
mélodrame familial doté de personnages typiques, les parents (et même une grand-mère) et
leur fils Jim (James Dean). En tenue de soirée, ils viennent chercher au commissariat leur
progéniture ivre. Dans un bureau adjacent, attend Judy (Natalie Wood), jeune fille arrêtée
pour « vagabondage », elle aussi en délicatesse avec sa famille. Comme Nora, offrant à son
père une gravure vaguement érotique de Léda encerclée par le cygne (Zeus), Judy a une
relation trouble, au sous texte incestueux, avec son père qui lui refuse les marques d’affection
dont elle jouissait avant la puberté et dont bénéficie désormais son petit frère9.
A la fin de ce film complexe, dont seule une petite partie a jusqu’ici été évoquée, le père de
Jim paraît comprendre son fils et promet de revenir sur son comportement décevant (trop
soumis aux femmes de sa famille, il allait jusqu’à porter un tablier à volants et manqua de
courage en n’osant pas déclarer à la police un accident mortel survenu lors d’un « chicken
run », une course de voitures lancées vers un précipice.
Dans Ecrit sur du vent, la figure du père, magnat du pétrole, est centrale, puisque le
film pèse les différentes figures en âge d'être ses fils pour les comparer, les évaluer. L’un des
enjeux implicite du film est de savoir lequel des personnages masculins est le « vrai » ou
« digne » fils de ce père colossal. Le magnat a engendré deux enfants biologiques : l’un est
devenu un homme névrosé, alcoolique, mal assuré de sa virilité et convaincu qu’il n’a aucune
filiation avec l’enfant que porte son épouse ; l’autre, une jeune femme tout aussi névrosée,
alcoolique et nymphomane selon la typologie psychologique de l’époque. A ce duo s’ajoute
l’employé joué par Rock Hudson, du même âge que le fils, mais honorable, respectable,
travailleur, équilibré, bras droit du pétrolier, sans lien biologique avec ce dernier mais avec
nombre d’atomes crochus. A la fin du film, après le suicide du frère, la jeune femme hérite de
l’empire et s’installe devant le bureau paternel, manipulant des modèles réduits des puits de
9 Un troisième adolescent, fils de parents absents, se joint au couple formé, en tant que substitut d’enfant. Le groupe de jeunes révoltés et incompris vit une échappée quasi onirique dans une vieille villa abandonnée, peut-être celle d’une star, où ils jouent à la famille idéale, comme si leur mascarade commentait le chemin parcouru depuis l’époque où le cinéma représentait les familles modèles, dotées de pères dignes de ce nom, plutôt que dysfonctionnelles.
9
pétrole, substituts phalliques évidents, comme si ce faisant elle s’emparait des symboles
régaliens du pouvoir des hommes, incarné dans le père : l’ordre paternel est bousculé, mais
l’Œdipe est porté gagnant, puisque l’héritière, une femme « fin de race » à la vie sentimentale
brisée, est envahie par l’image obsédante du père, au point de former avec son ombre une
sorte de couple inquiétant. On remarque dans ce film le rôle de la jeune femme jouée par
Lauren Bacall, objet du coup de foudre de l’héritier déséquilibré, dont le riche mariage
rappelle le point de départ de Rois et reine (Nora annonce aux spectateurs ses épousailles
prochaines). L’essentiel de son parcours revient à découvrir la réalité dérangeante cachée
derrière la façade familiale ; soit la trajectoire suivie plus tard par Nora, certes à un autre
niveau social. Quant aux problèmes psychologiques du mari, ils trouvent un écho dans le
désarroi, doté d’un composant sexuel, d’Ismaël, séducteur invétéré à qui les femmes posent
pourtant problème (il affirme à la psychiatre interprétée par Catherine Deneuve que les
femmes « n’ont pas d’âme »10).
Dans Ecrit sur du vent, le jeune malade mental joué avec moult effets pyrotechniques,
pourtant dans le style « Method » prôné par l’Actor’s Studio, Robert Stack est une variation
sur le thème du paumé, atteint de mal de vivre, que mettent en scène plusieurs films
américains marquants des années cinquante. La Fureur de vivre s’inscrit dans cette vague de
réalisations traitant du désarroi et de la délinquance des adolescents, dont l’origine explicite
ou implicite est la défaillance voire l’absence du père. Dans Graine de violence de Richard
Brooks (Blackboard Jungle, 1955), un professeur de sciences de l’éducation explique à son
ancien élève les causes du désarroi de toute une génération de mauvais garçon, lesquels, à
l’instar de Marlon Brando dans L’Equipée sauvage et autres « juvenile delinquents » dont les
frasques devenaient à l’époque un vrai problème de société11, promènent à dos de Harley leur
révolte à travers les rues d’une Amérique moyenne conformiste. Le héros du film de Brooks,
Dadier (presque homophone de « daddy »), apprivoise le groupe d’élèves irrespectueux et
quasi criminels d’un lycée professionnel, proche de la maison de redressement pour ceux qui
le fréquentent et synonyme de calvaire pour ceux qui y enseignent. La naissance du fils de
Dadier parachèvera le rétablissement de l’ordre paternel, initié grâce à la relation privilégiée
et paternaliste entre le professeur et un jeune étudiant noir doué pour la musique mais caïd en
puissance, convaincu par les talents de pédagogue du héros de ne pas quitter l’école.
Dans ce contexte, Rois et reine pourrait donc être vu comme une petite encyclopédie
10 Le milieu hospitalier de la première partie du film rappelle aussi La Toile d’araignée de Minnelli (The Cobweb, 1955), film qui met notamment en scène un personnage d’adolescent névrosé, par ailleurs artiste.11 La Fureurde vivre est basée sur une étude psychosociologique de la criminalité des adolescents, L’Equipée sauvage sur un fait divers.
10
d'éléments hérités du cinéma américain des années cinquante hissés au niveau de références
classiques. Desplechin saupoudre son texte de noms bibliques ou classiques, se réfère à des
oeuvres d'art du passé et intègre des références au freudisme, mélange évoquant de manière
claire voire claironnante le cinéma américain. Ce brassage de citations finit par élever les
schémas du film américain classique au statut de mythe, au même titre que la mythologie
classique. Mais Rois et reine ne se définit pas entièrement en fonction de ces schémas, car il
s’agit d’un film postmoderne, retravaillant le passé en profondeur, et non d’une reconstitution
des seules surfaces, comme, par exemple, Loin du Paradis de Todd Haynes (Far from
Heaven, 2002). Ces références filmiques ne sont pas ésotériques. Tous les films dont il a été
question jusqu’ici font partie de la culture cinématographique internationale, popularisée par
la télévision ou les loueurs généralistes, et non privilèges des seules cinémathèques.
L’amour et la morale comme preuves du « mélodrame oedipien »
L'un des principaux sujets du cinéma américain, surtout pendant la période classique
finissant dans les années cinquante, est le Grand Amour, au point que ces films incarnent
« une petite philosophie pratique de l'amour, qu'ils se sont appliqués à transmettre à leurs
spectateurs le temps de leur Age d'Or esthétique »12. Cet intérêt n'est pas seulement
romantique ou érotique, mais correspond à une échelle de valeurs renouvelée par chaque
nouveau film de manière à en faire une sorte de leçon sur les types de comportement et de
caractère susceptibles d'être couronnés par l'amour d’un partenaire idéal. Selon Laurent
Jullier, des personnages qui ont « sinon le sentiment tragique de la vie, du moins le sentiment
de la difficulté d'aimer » sont évalués dans les histoires selon des « roues de qualités »
(« wheels of virtue ») dans lesquelles « à chaque gentil correspondra un méchant, à chaque
jeune un vieux »13 de manière à constituer une étude de cas, une dialectique morale dont la
récompense est l'amour.
Dans Ecrit sur du vent, le « bon fils » (celui qui n’a pas le sang du père) finit par
obtenir l’amour de l’épouse du fils biologique, la jeune femme jouée par Lauren Bacall,
montrée comme normale et désirable, l’antithèse de la fille tordue du pétrolier. Le film repose
sur l’examen systématique des différents personnages en tant qu’héritiers moraux d’une
personnalité de grande envergure (le pétrolier), mais aussi en tant qu’ayants droit à l’amour.
Le vrai fils, indigne car jaloux et caractériel, démérite et finit par se suicider. Le fils spirituel
12 JULLIER, Laurent, Hollywood et la difficulté d'aimer, Stock, Paris, 2004, p. 14.13 Ibid., p. 34.
11
(le « bon » fils), amoureux mais sans passer à l’acte adultère, mérite le happy end.
Dans cette optique, on pourrait comparer Ismaël et Nora en termes de réussite ou
d’échec en amour, sexuel, mais aussi filial et parental. Nora, apparemment pleine d’assurance,
compétente et équilibrée, se révèle « inapte » dans ce domaine, alors qu'Ismaël, capable de
basculer dans le rôle de fou de service, et la jeune anorexique surnommée « la Chinoise » à
cause de ses études (ratées) de langue, arrivent à franchir le pas et à nouer une relation
amoureuse qui semble authentiquel
Dans Rois et reine. Même les bienséances du code moral du mélodrame
hollywoodien, familial ou oedipien semblent transparaître, certes de manière oblique, Peu
avant la fin du film, Nora montre à son mari son ventre rougeâtre, dont la couleur signale une
maladie non définie. Symptôme psychogène ? L’héroïne a-t-elle fini par « prendre sur elle »
littéralement la maladie de son père, assumant sa malédiction ? Elle pense que ses hommes
lui survivront : cette perspective d’une mort précoce, est-elle évoquée pour nous prouver,
comme l'ont fait les grands films américains, que le crime (assassinat de son fiancé, éviction
d'Ismaël, euthanasie du père) ne paie pas ?
Les schémas narratifs du mélodrame américain, apparaissant en filigrane, un peu
éclatés, pointant ponctuellement comme les reflets fugitifs de la doublure brillante d’une veste
sobre agitée par les mouvements du corps, infusent de leur poésie pragmatique (car ils
s’expriment dans le faire et se laissent comprendre dans l’action, non dans le concept) les
images du film de Desplechin.