roger berthet-peur du crapaud

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Roger BERTHET La peur du crapaud est-elle soluble dans le dictionnaire ? « Un crapaud tout poussiéreux, humblement tapi, difforme, obscur, se soulevant avec peine sur ses pattes torses, fort de son inertie, buté, tragique, douloureux, ignoble. » Thomas OWEN La cave aux crapauds 1 Tout le monde ne connaît pas un crapaud nommé Jean-Robert (« mais vous pouvez m’appeler Jeannot ») 2 , et la plupart du temps le mot crapaud évoque davantage la bestiole abjecte de Thomas Owen que l’hôte délicieusement bavard et bien élevé de Hubert Ben Kemoun (même si on doit reconnaître que ce Jeannot-là se révèle plus retors que prévu). Parmi les grandes peurs, il en est de singulières qui semblent bien ancrées quoique bien peu raisonnées. Et parmi elle, la peur du CRAPAUD. « Quel est votre premier souvenir d'enfance ? Une fois qu'on a écrit ses propres souvenirs, on ne peut plus revenir à l'expérience originale. Mais c'est plus ou moins comme ça que je me la rappelle : je devais avoir 2 ou 3 ans. J'étais dans une maison avec mes parents, dans un village qui s'appelle Bonnievale, où je suis né, et il y avait un énorme crapaud qui se déplaçait à l'intérieur de la maison. Le bruit de ce crapaud, et la peur que ça m'a inspiré, c'est mon tout premier souvenir. » Breyten BREYTENBACH, Libération, samedi 18 juin 2005. Mais quel gamin d’aujourd’hui a vu un crapaud, un vrai ? Qui a tenu dans sa main cette pauvre chose un peu balourde et qui ne se défend guère ? Imaginaire et fantasmes semblent apparemment les seuls ressorts de cette peur. Une peur encore bien réelle pourtant : essayons d’écrire au tableau le mot, et aussitôt, idées reçues, réflexes bavards et autres connotations fusent : sale, vert, venimeux, visqueux, méchant, laid… Si l’on relance un peu l’échange, viendra peut-être un élan de compassion mais il y a bien peu de chance pour que surgisse une allusion à la voix de la bête, et pourtant ! C’est toute l’ambiguïté de l’animal, il fait peur mais on le plaint et son chant est souvent surprenant… de beauté. Sans parler de la gorge somptueuse du crapaud calamite… 3 « Le crapaud Eh bien, moi, je n'ai même pas le privilège du doute - explique le crapaud assis sur la rive du lac. Si je sais qui je suis ! Un animal maudit, que certains s'imaginent avoir vu au 1 Thomas OWEN « La cave aux crapauds et autres contes étranges »,1945. Le texte est trop inquiétant à notre sens pour être lu par de petits élèves. voir : http://www.centrejacquespetit.com/godenne/tour/index.php?page=44 "La peur est d'essence divine, sans elle les espaces hyper-géométriques seraient vides de dieux et d'esprits. Si elle ne peut que vous tordre les entrailles, sans vous laisser dans la bouche un goût de vin de flammes, si elle vous est sans volupté, si elle n'éveille en vous ni frisson de grande joie, ni sentiment de troublante gratitude, n'ouvrez pas ce livre noir des merveilles qu'est « La cave aux crapauds »". Jean Ray 2 Hubert BEN KEMOUN « Le visiteur du soir », Nathan poche n° 30, 2005. Où l’on voit comment se débarrasser d’un crapaud envahissant en recourant aux bonnes vielles recettes des contes de fées. 3 Alain ETCHEGOYEN « La gorge mauve d'un crapaud calamite » in Fables intempestives, Stock, 1996. Le texte est féroce pour la prétention des hommes. Il est sûrement possible de le faire lire à des élèves de troisième. 1

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Roger BERTHET La peur du crapaud est-elle soluble dans le dictionnaire ?

« Un crapaud tout poussiéreux, humblement tapi, difforme, obscur, se soulevant avec peine sur ses pattes torses, fort de son inertie, buté, tragique, douloureux, ignoble. »

Thomas OWEN La cave aux crapauds 1

Tout le monde ne connaît pas un crapaud nommé Jean-Robert (« mais vous pouvez m’appeler Jeannot »)2, et la plupart du temps le mot crapaud évoque davantage la bestiole abjecte de Thomas Owen que l’hôte délicieusement bavard et bien élevé de Hubert Ben Kemoun (même si on doit reconnaître que ce Jeannot-là se révèle plus retors que prévu).

Parmi les grandes peurs, il en est de singulières qui semblent bien ancrées quoique bien peu raisonnées. Et parmi elle, la peur du CRAPAUD.

« Quel est votre premier souvenir d'enfance ? Une fois qu'on a écrit ses propres souvenirs, on ne peut plus revenir à l'expérience originale. Mais c'est plus ou moins comme ça que je me la rappelle : je devais avoir 2 ou 3 ans. J'étais dans une maison avec mes parents, dans un village qui s'appelle Bonnievale, où je suis né, et il y avait un énorme crapaud qui se déplaçait à l'intérieur de la maison. Le bruit de ce crapaud, et la peur que ça m'a inspiré, c'est mon tout premier souvenir. » Breyten BREYTENBACH, Libération, samedi 18 juin 2005.

Mais quel gamin d’aujourd’hui a vu un crapaud, un vrai ? Qui a tenu dans sa main

cette pauvre chose un peu balourde et qui ne se défend guère ? Imaginaire et fantasmes semblent apparemment les seuls ressorts de cette peur.

Une peur encore bien réelle pourtant : essayons d’écrire au tableau le mot, et aussitôt, idées reçues, réflexes bavards et autres connotations fusent :

sale, vert, venimeux, visqueux, méchant, laid… Si l’on relance un peu l’échange, viendra peut-être un élan de compassion mais il y a

bien peu de chance pour que surgisse une allusion à la voix de la bête, et pourtant ! C’est toute l’ambiguïté de l’animal, il fait peur mais on le plaint et son chant est souvent surprenant… de beauté. Sans parler de la gorge somptueuse du crapaud calamite… 3 « Le crapaud Eh bien, moi, je n'ai même pas le privilège du doute - explique le crapaud assis sur la rive du lac. Si je sais qui je suis ! Un animal maudit, que certains s'imaginent avoir vu au

1 Thomas OWEN « La cave aux crapauds et autres contes étranges »,1945. Le texte est trop inquiétant à notre sens pour être lu par de petits élèves. voir : http://www.centrejacquespetit.com/godenne/tour/index.php?page=44 "La peur est d'essence divine, sans elle les espaces hyper-géométriques seraient vides de dieux et d'esprits. Si elle ne peut que vous tordre les entrailles, sans vous laisser dans la bouche un goût de vin de flammes, si elle vous est sans volupté, si elle n'éveille en vous ni frisson de grande joie, ni sentiment de troublante gratitude, n'ouvrez pas ce livre noir des merveilles qu'est « La cave aux crapauds »". Jean Ray 2 Hubert BEN KEMOUN « Le visiteur du soir », Nathan poche n° 30, 2005. Où l’on voit comment se débarrasser d’un crapaud envahissant en recourant aux bonnes vielles recettes des contes de fées. 3 Alain ETCHEGOYEN « La gorge mauve d'un crapaud calamite » in Fables intempestives, Stock, 1996. Le texte est féroce pour la prétention des hommes. Il est sûrement possible de le faire lire à des élèves de troisième.

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sabbat, en habit de velours, dressé sur ses deux pattes de derrière. Qu'on m'irrite, et je sue un venin mortel par les verrues qui recouvrent mon corps. Alors pensez si les gens se fichent que ma voix soit douce et que, dans mes yeux, palpite la splendeur de lointains incendies ! » Javier TOMEO 4

Les légendes les plus diverses en ont fait un animal aussi bien maléfique que

bénéfique : « Les crapauds naîtraient des pierres. (…) D'autres croyances sont encore plus fantaisistes: il tête les vaches, il fait tourner le vin,

il pille les nids d'oiseau, il dévaste les ruches, il a le mauvais oeil, il charme les gens et les bêtes, il périt si on le regarde trop fièrement, il donne la rage aux chiens par son écume, son souffle est venimeux, il souille tout ce qu'il touche. De même qu'il nuit et qu'il tue, il secourt et guérit. Il supprime la gravelle, dessèche l'hydropisie, arrête les saignements de nez, assoupit les douleurs; placé sous le lit ou sous l'oreiller d'un typhique, il coupe la fièvre; suspendu par une patte dans l'écurie, il garde les chevaux de toute infection; il éloigne les rats; on lui trouve parfois, sous le crâne, un caillou d'or aux vertus merveilleuses. » 5 La Grande Encyclopédie n’est pas la dernière à rapporter les faits les plus invraisemblables mais c’est pour ajouter :

« Tant de faits rapportés pour & contre l'existence du venin des crapauds, prouvent au moins que cet animal est suspect, & qu'on doit le fuir jusqu'à ce que des épreuves plus exactes & mieux constatées ayent décidé la question. » 6

(orthographe d’origine) Mais qui, aujourd’hui, a entendu un crapaud chanter ? Il faudra donc en passer par la parole et par les textes, par la lecture, cette façon

privilégiée de découvrir le monde quand l’expérience fait défaut ou qu’on veut rêver le rêve des autres, apprendre de l’expérience des autres.

I Les dictionnaires. I-1 Polysémie Même si l’on peut croire qu’« il n'y a pas de grenouille qui ne trouve son crapaud », on

est prié de ne pas confondre les deux et celle-là n’est pas la femelle de celui-ci. Qu’on se le dise !

Il ne faut pas hésiter à accumuler les articles de dictionnaires différents pour satisfaire toutes les curiosités. Aujourd’hui, bien des ouvrages, inaccessibles il y a peu encore, sont disponibles en ligne sur Internet ou grâce à des cédéroms qui rendent les recherches simplissimes.

4 Javier TOMEO, Histoires Naturelles, José Corti, 1993 ; traduction Denise Laroutis 5 http://membres.lycos.fr/ktemara/Bbufo.html qui cite librement un texte de Jean Rostand, « La vie des crapauds », Stock, 1933.. 6 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, article "Crapaud"

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Des ouvrages les plus anciens au Trésor de la langue française 7 on trouve tout, et la lecture de ces différents articles montre comment peu à peu le mot s’enrichit de sens divers :

- une bestiole. - une personne laide - un gamin - un canon (« affût de mortier plat et sans roues ») - un défaut dans une pierre précieuse - un fauteuil Voilà pour le Petit Robert. Le Grand Robert ajoute : - une ancre de marine - une maladie du pied du cheval - un porte-monnaie - une petite bourse pour enfermer les cheveux Il faudra recourir au TLF pour trouver les sens de : - pièce métallique utilisée dans les chemins de fer - petit piano et le rappel historique suivant : « Crapaud du marais. Nom donné par dénigrement aux membres de la Convention qui se plaçaient dans la partie la moins élevée de la salle, et qui votaient généralement en faveur du gouvernement. » Le dictionnaire de La Curne de Sainte-Palaye 8, ajoute : « C'étoit aussi une espèce de jeu. On lit dans Rab. t. I, page 150. " A colin maillard, à mire limofle, à mouschart, au crapault , à la crosse. " » Il faudra des recherches un peu pointues pour découvrir ce qu’est le jeu en question : deux savants chercheurs cité par un autre lui-même cité par un autre disent ainsi : « Nous avons entendu nommer ainsi, disent Burgaud des Marets et Rathery dans leur édition de Rabelais, un jeu dans lequel on fait sauter un jeton sur un autre à l’aide d’un troisième que l’on appuie dessus. » Ce jeu s’appelle aussi la puce. Dans le Lauraguais, « le crapaud est un instrument qui imite le coassement du batracien de ce nom » ; pour le fabriquer, les enfants « prennent un roseau ayant six ou sept centimètres de longueur, le nettoyent et le recouvrent d’un seul côté d’un bout de parchemin... On perce ensuite le parchemin bien au milieu, on introduit dans la petite ouverture un crin de cheval qui est noué intérieurement et dont l’extrémité est fixé à un bâtonnet. C'est en le faisant tourner assez rapidement que le crapaud coasse ». 9 Jeu de puces ou sifflet, qui saura ? On trouve encore dans le Dictionnaire de Trévoux le sens de « variété de mauvaise poire ». Et dans le même ouvrage, les expressions liées au crapaud sont nettement définies :

7 Disponible en lign ici : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm, et sur cédérom. Une mine ! 8 Dictionnaire historique de l'ancien langage François ou Glossaire de la langue Françoise. 9 Michel PSICHARI dans la Revue d’études rabelaisiennes, tome VI, 1908 citant la Revue des langues romanes, 1891, t. XXXV, Les jeux des enfants en Lauraguais, par Auguste FOURÈS, p. 263 et suiv.

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« On dit ironiquement & proverbialement, qu'un homme est chargé d'argent comme un crapaud de plumes, pour dire, qu'il a peu d'argent. On dit encore, qu'un homme saute comme un crapaud, pour dire, qu'il ne saute pas bien. On dit figurément d'un homme fort laid, c'est un vilain crapaud. »

Ce qui nous amène à l’usage hypocoristique 10 du mot qui n’est pas non plus

dépourvu d’ambiguïté. On se souvient de : « Crapaud, crapaud, où est ton frère Clarence Et le petit Ned Plantagenêt, son fils ? » William SHAKESPEARE Richard III 11

Et Pierre Larousse en 1866 dit justement : « Comme tous les termes injurieux, ce mot a bien d'autres sens dans la bouche de ceux

qui l'emploient, et n'implique même pas toujours la laideur, ni même une idée de mépris véritable : Dieu ! que ce CRAPAUD-là m'a fait rire. (H. Monnier.) Aujourd'hui, et dans la bonne société, ce mot paraît avoir été adopté, par nos dames : Embrassez pour moi votre joli petit CRAPAUD. Mon petit CRAPAUD grandit et embellit tous les jours. »

Injurieux avez-vous dit, Monsieur Larousse ? Ah oui : « Ma sœur (…) elle est pavée d'ardoises pour que les petits crapauds comme toi n'y puissent pas grimper ! » 12 Au fond, parfois on « crache des crapauds » 13, on peut aussi « en avaler » 14 ; et alors c’est comme une couleuvre.

On pourrait aussi faire une recherche sur les dérivés du mot : crapaude, crapaudière, crapaudine, crapelet, crapouillot, crapoussin. crapahuter, crapoter, et même le joli crapauduc qui n’est pas un noble un peu laid mais un passage ménagé sous une route pour facilter et sécuriser les déplacements des crapauds. Comme toujours en matière de vocabulaire, l’essentiel est de faire éprouver le plaisir de jongler avce les mots et leurs sens.

I-2 Etymologie Pauvre mot dont l’étymologie a varié au cours des siècles sans que tout soit vraiment

assuré aujourd’hui, mais ces variations permettent une approche des connotations du terme. Quand le Petit Robert donne crytiquement : « crapot, crapaut 1180; germ. °krappa « crochet » ((r) agrafe) » » L'ouvrage le plus récent (et vraiment passionnant) des mêmes éditions précise :

« (1180 crapot, crapaut ; dér. du germanique *krappa « crochet » (-s crampe, crampon), à cause de la forme des pattes de l'animal. Le moyen franç. trope « ordure » 1393, de escraper « nettoyer, racler », du francique *krappon, semble trop récent) » 10 hypocoristique : se dit d’un terme qui sert à exprimer son affection. 11 « Thou toad, thou toad, where is thy brother Clarence And little Ned Plantagenet, his son ? » William SHAKESPEARE The Tragedy of King Richard the Third. 12 Louis PERGAUD La Guerre des boutons. 13 Dire des choses méchantes, des injures, etc. Trésor de la langue française. 14 Faire contre son gré une chose, un acte désagréable, pénible. Trésor de la langue française.

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et ajoute en encart («culturel !) : « Le nom du crapaud Plusieurs étymologistes du XVIIe siècle partaient du fait que « le crapaud s'enfle de

telle sorte, qu'il semble crever », et proposaient pour origine du mot le latin crepare « craquer, claquer ». Ménage préférait comme origine le verbe latin repere « ramper » et imaginait une évolution phonétique complexe pour aboutir à crapaud ; la même notion (qu'il ne faudrait pas interpréter par le sens actuel de ramper) permettait à Jault, au siècle suivant, d'évoquer l'allemand krupen « ramper ». Dans le même recueil (la dernière édition du Dictionnaire étymologique de Ménage), enfin, Le Duchat rappelle l'aspect de la peau du batracien : « la peau de crapaud est toute crêpée, et elle diffère principalement en cela de la peau de la grenouille, qui est fort unie, c'est-à-dire, nullement grainée, comme celle du crapaud » ; de là le rapprochement entre le nom d'une étoffe crêpée (la crapaudaille) et le mot crapaud, tous deux semblant remonter à un dérivé du latin crispas « crépu ».

Ces hypothèses, qui toutes sollicitent le latin, soulignent la connaissance insuffisante, à l'époque classique, de la source germanique dans le vocabulaire français. (Tristan HORDÉ) » 15

Le plus amusant en matière d’étymologie est encore l’anecdote qui veut que Linné,

parce qu’il détestait Buffon, ait trouvé plaisant de redoubler le nom latin « bufo bufo », pour caractériser le crapaud commun ; le mot qui signifiait bien crapaud en latin (bufo, bufonis ; on le trouve chez Virgile) a donné aussi bouffon après un détour par l’italien où il désignait le gonflement des joues.

I-3 Fantaisie des dictionnaires Les dictionnaires sont décidément pleins de ressources. FLAUBERT est bien simple dans son Dictionnaire des idées reçues quand il se

contente d’un : « CRAPAUD : Mâle de la grenouille. Possède un venin fort dangereux. Habite

l'intérieur des pierres. » Il est vrai qu’il ne s’agit que… d’idées reçues et… d’un manuscrit inachevé. Et tout le monde connaît la « crapaude » de VOLTAIRE, argument imparable pour

soutenir la relativité de la beauté : « Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous

répondra que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée; le beau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable; il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias; il leur faut quelque chose de conforme à l’archétype du beau en essence, au to kalon. » Voltaire Dictionnaire philosophique, article Beau

On préfèrera parcourir des ouvrages plus imposants sinon plus ambitieux. « CRAPAUD. s. m. Insecte venimeux qui naist tant sur la terre que dans les marais,

dont la figure approche de la grenouille. Le crapaud n'a point de dents, & ne laisse pas de mordre dangereusement avec ses babines. Il jette son venin par son urine, sa bave & 15 Dictionnaire culturel en langue française, éditions Le Robert, 2005

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vomissement sur les herbes, & particulierement sur les fraises & les champignons dont il est fort friand. Le plus dangereux crapaud est celuy qu'on appelle crapaud verdier ou graisset, ou rayne verde, en Latin rana palustris ou bufo. Il se gonfle pour jetter plus loin son urine sur les herbes, qui n'est pas moins venimeuse que le napellus. Son sang est mortel, de même que la poudre qu'on en fait. On dit que les crapauds forcent les petits oiseaux & les belettes à se jetter eux-mêmes dans leurs gueules. On dit la même chose de quelques serpents ; mais cela est fort suspect.»

Antoine FURETIÈRE 16 (Orthographe d’origine. Le napellus est un des noms de l’aconit, la plante la plus

dangereuse de la flore française)

« Les crapauds semblent faits pour inspirer une sorte d'horreur : couleur sale, démarche pesante, peau pustuleuse d'où s'exhale un liquide jaunâtre huileux, âcre, yeux rougeâtres, etc. Le liquide que sécrète la peau du crapaud est venimeux, dit-on. Cuvier assure qu'il peut tuer les petits animaux, et l'on dit que les cris perçants que poussent les chiens lorsqu'ils mordent un crapaud sont provoqués par l'action irritante que ce fluide exerce sur leurs organes buccaux. Rien n'est moins sûr que cette opinion. On a cru longtemps, il est vrai, et bien des gens croient encore que le crapaud est venimeux, que sa bave est empoisonnée, sa morsure dangereuse, son urine corrosive. Le crapaud ne mord pas. Avec quoi mordrait-il ? Ses mâchoires sont dépourvues de dents et consistent en une surface osseuse, recouverte d'un cartilage lisse et d'une membrane muqueuse. Sa salive et son urine sont parfaitement inoffensives. Un médecin d'Amiens, savant physiologiste connu par ses expériences sur les animaux à sang froid, conservait dans des boîtes plusieurs douzaines de crapauds. Il avait habitué ses enfants à jouer avec eux, et jamais il n'avait observé chez eux le plus léger accident. On a donc calomnié les crapauds en affirmant que leur bave et leur urine pouvaient produire la fièvre, les convulsions et la mort. » Pierre LAROUSSE 17

A un siècle et demi de distance, FURETIERE et LAROUSSE dans leurs dictionnaire

respectifs semblent se répondre. En comparant les deux textes on voit comment ont évolué et les connaissances et la façon de rendre compte de l’observation du monde. Cela n’empêche pourtant pas Larousse de s’émerveiller des pluies de crapauds et autres phénomènes surprenants.

« L'histoire de ces animaux est du reste remplie de choses merveilleuses. Qui n'a entendu parler, par exemple, des pluies de crapauds ? (…) Un autre fait plus remarquable encore de l'histoire des crapauds, c'est qu'ils ont besoin d'une si petite quantité d'air pour vivre, et qu'ils sont capables de supporter de si longs jeûnes, qu'ils peuvent, sans perdre la vie, rester enfermés pendant des mois et pendant des années entières dans des blocs de pierre et même dans du plâtre gâché et moulé sur leur corps et solidifié autour d'eux. On raconte même des choses beaucoup plus extraordinaires : on dit en avoir trouvé dans des troncs d'arbre où ils auraient été emprisonnés pendant des siècles, et jusque dans des pierres sans ouverture. (…) Ce qui peut encore exciter la curiosité des observateurs, c'est la manière dont les

16 Dictionnaire Universel Contenant généralement tous les mots François tant vieux que modernes, & les termes de toutes les Sciences & des Arts. Recueilli et compilé par Messire Antoine FURETIÈRE, Abbé de Chalivoy, de l’Académie Françoise, A Rotterdam, 1690. 17 Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, 1866, article CRAPAUD.

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crapauds grimpent le long des pierres, des arbres et des rochers pour se retirer dans des lieux sombres. M. Duméril s'est amusé à examiner un crapaud qui cherchait à monter le long du mur qui longe l'Ecole militaire au Champ-de-Mars. Le crapaud s'appuie de ses deux pattes de devant contre le mur ; lorsqu'il se sent bien suspendu, il fait un mouvement, et son ventre s'appuie alors contre le support en faisant l'office de ventouse; ses pattes alors se détachent pour s'élever plus haut. » 18

On peut s’intéresser aussi à l’évolution des définitions dans les diverses éditions du

Dictionnaire de l’Académie. On constatera que la nomenclature et la classification animale évoluent bien lentement et que les pustules du crapaud resurgissent étonnamment au XXème siècle comme caractéristiques de la bête. Dictionnaire de l’Académie, 1694 CRAPAUD. s. m. Espece d'animal venimeux qui ressemble à la grenoüille. Dictionnaire de l’Académie, 1718 CRAPAUD. s. m. Espece d'animal venimeux qui ressemble à la grenoüille. Dictionnaire de l’Académie, 1740 CRAPAUD. s. m. Espèce d'animal venimeux qui ressemble à la grenouille. Dictionnaire de l’Académie, 1762 CRAPAUD. s. m. Espèce d'animal venimeux qui ressemble à la Grenouille. Dictionnaire de l’Académie, 1798 CRAPAUD. s. m. Espèce d'animal venimeux qui ressemble à la Grenouille. Dictionnaire de l’Académie, 1835 CRAPAUD. s. m. Reptile amphibie et ovipare qui ressemble à la grenouille. Dictionnaire de l’Académie, 1878 CRAPAUD. s. m. Reptile batracien qui ressemble à la grenouille. Dictionnaire de l’Académie, 1932-35 CRAPAUD. n. m. Reptile batracien qui ressemble à la grenouille et dont le corps est couvert de pustules.

(orthographe d’origine)

II La littérature. II-1 Deux grands. A tout seigneur… commençons avec Hugo, en rappelant son poème célèbre « Le

crapaud », dont le héros est plutôt l’âne mais qui présente un crapaud émouvant même s’il est en tout point conforme aux idées reçues ; c’est un hymne superbe à la compassion.

« Que savons-nous? qui donc connaît le fond des choses? Le couchant rayonnait dans les nuages roses; C'était la fin d'un jour d'orage, et l'occident Changeait l'ondée en flamme en son brasier ardent; Près d'une ornière, au bord d'une flaque de pluie, Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie; Grave, il songeait ; l'horreur contemplait la splendeur. (Oh! pourquoi la souffrance et pourquoi la laideur? Hélas! le bas-empire est couvert d'Augustules, Les Césars de forfaits, les crapauds de pustules,

18 LAROUSSE, ibidem

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Comme le pré de fleurs et le ciel de soleils!) » 19 Pour l’avoir étudié dans des classes très diverses nous pouvons affirmer que « ça

marche » et que les élèves sont sensibles à cette emphase qui nous paraît parfois pompeuse mais qui exprime avec ferveur une idée simple et forte. Et que l’on ne se laisse pas décourager par la longueur du texte (160 vers) ; elle semble comme nécessaire.

Profiter de la force des outils informatiques est toujours intéressant. Il est possible aujourd’hui de trouver facilement toutes les occurrences d’un mot dans un corpus même très étendu. Regardons ce que donne notre crapaud avec La Comédie humaine 20 : MEMOIRES DE DEUX JEUNES MARIEES On ne doit pas plus regarder cet homme qu'on ne regarde un crapaud, il est laid et fascinateur. URSULE MIROUET Ursule et Savinien, qui pour la première fois échangèrent un coup d'oeil avec cet horrible personnage, éprouvèrent la sensation que cause un crapaud, mais aggravée par un sinistre pressentiment. LES RIVALITES - LA VIEILLE FILLE Du Bousquier lança sur le chevalier le plus venimeux regard que jamais crapaud ait arrêté sur sa proie. ESQUISSE D'HOMME D'AFFAIRES D'APRES NATURE - Entre deux chiens de cette force, il ne doit se passer rien de vulgaire, dit la Palférine. - Bah ! je parie le mémoire de mon menuisier qui me scie, que le petit crapaud a enfoncé Maxime, s'écria Malaga. - Je parie pour Maxime, dit Cardot, on ne l'a jamais pris sans vert. LES COMEDIENS SANS LE SAVOIR Fontaine, c'était une vraie femme, avait une poule noire à sa droite, et un gros crapaud appelé Astaroth à sa gauche que Gazonal ne vit pas tout d'abord. Le crapaud, d'une dimension surprenante, effrayait encore moins par lui-même que par deux topazes, grandes comme des pièces de cinquante centimes et qui jetaient deux lueurs de lampe. Il est impossible de soutenir ce regard. Comme disait feu Lassailly qui, couché dans la campagne, voulut avoir le dernier avec un crapaud par lequel il fut fasciné, le crapaud est un être inexpliqué. Peut-être la création animale, y compris l'homme, s'y résume-t-il ; car, disait Lassailly, le crapaud vit indéfiniment ; et, comme on sait, c'est celui de tous les animaux créés dont le mariage dure le plus longtemps. LES COMEDIENS SANS LE SAVOIR Quand le méridional, stimulé par une espèce de fatuité, regarda le crapaud, il éprouva comme une chaleur d'émétique au creux de l'estomac en ressentant une terreur assez semblable à celle du criminel devant le gendarme. LES COMEDIENS SANS LE SAVOIR Gazonal demanda machinalement en interrompant la vieille à quoi lui servaient le crapaud et la poule. - A pouvoir prédire l'avenir. Le consultant jette lui-même des grains au hasard sur les cartes, Bilouche vient les becqueter ; Astaroth se traîne dessus pour aller chercher sa

19 Victor HUGO « Le crapaud », La légende des siècles. 20 Recherche faite ici : BALZAC La Comédie humaine, édition critique en ligne http://spleen.uchicago.edu/balzac/philosearch.html Critère(s) de recherche: aucun Rechercher crapaud dans 99 document(s). Résultat de la recherche: 23 occurrences

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nourriture que le client lui tend, et ces deux admirables intelligences ne se sont jamais trompées, voulez-vous les voir à l'ouvrage, vous saurez votre avenir. C'est cent francs. UNE TENEBREUSE AFFAIRE Monsieur de Chargeboeuf, joli vieillard de soixante-sept ans, en culotte pâle, à petites jambes frêles et vêtues de bas chinés, portait un crapaud, de la poudre et des ailes de pigeon. UNE TENEBREUSE AFFAIRE L'expérience aura toujours le tort de se montrer en berlingot, en bas chinés, et avec un crapaud sur la nuque. MELMOTH RECONCILIEE J'aime trop Aquilina pour souffrir qu'elle appartienne à ce vieux crapaud ! Moi j'épouserai madame de La Garde ! s'écriait le sergent. » - Vieux crapaud ! se dit douloureusement Castanier. LES PROSCRITS Jamais je n'avais examiné nos hôtes si attentivement. Il est malheureux, pour nous autres femmes, que le démon puisse prendre un si gentil visage ! - Oui, jette-lui de l'eau bénite, s'écria Tirechair, et tu le verras se changer en crapaud. LE COUSIN PONS - J'ai toujours été laid comme un crapaud ! dit Pons au désespoir. LE COUSIN PONS Elle quitta sa vieille bergère crasseuse, au coin de sa cheminée, alla vers sa table couverte d'un drap vert dont toutes les cordes usées pouvaient se compter, et où dormait à gauche un crapaud d'une dimension extraordinaire, à côté d'une cage ouverte et habitée par une poule noire aux plumes ébouriffées. -Astaroth ! ici, mon fils ! dit-elle en donnant un léger coup d'une longue aiguille à tricoter LE COUSIN PONS Quand cette image de la Mort en turban crasseux, en casaquin sinistre, regarda les grains de millet que la poule noire piquait, et appela son crapaud Astaroth pour qu'il se promenât sur les cartes étalées, madame Cibot eut froid dans le dos, elle tressaillit. LE COUSIN PONS Après sept ou huit minutes pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut un grimoire d'une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient, le chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle déchiffra le sens des cartes en y dirigeant ses yeux blancs. LE COUSIN PONS Cette main, froide comme la peau d'un serpent, produisit une impression terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique qui fit cesser son émotion ; elle trouva le crapaud Astaroth de madame Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert d'une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient. LES PETITS BOURGEOIS - La maison est à nous ! - Et comment ? - Claparon a formé une surenchère au non d'un marchandeur, le premier qui l'ait poursuivi, un petit crapaud nommé Sauvaignou ; c'est Desroches l'avoué qui va poursuivre, et demain matin vous allez recevoir la signification... Il est simple de repérer différents emplois du mot, et amusant de constater la réapparition de madame Fontaine, personnage de sorcière (assistée d’une poule noire et d’un crapaud), dans Le Cousin Pons et dans un ouvrage moins connu, Les Comédiens sans le savoir. Cette réapparition est d’ailleurs commenté benoîtement par l’auteur : « Quoique certaines répétitions soient inévitables dans une histoire aussi considérable et aussi chargée de détails que l'est une histoire complète de la société française au dix-neuvième siècle, il est inutile de peindre le taudis de madame Fontaine, déjà décrit dans les Comédiens sans le

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savoir. » 21 Une recherche dans les textes électroniques proposés sur le site Gallica de la BNF 22 permet de repérer plus complètement les passages concernés et de tirer des deux ouvrages deux histoires de divination amusantes. BALZAC en profite (en particulier dans Le Cousin Pons ) pour faire la critique ironique de la voyance ce qui était un de ses chevaux de bataille.

II-2 Des histoires Dans les contes, il est évidemment très facile de trouver des crapauds : Andersen,

Grimm, Perrault et d’innombrables contes traditionnels montrent le crapaud, héros de l’histoire, élément important du récit, comparse ou simple détail. Mais ne nous arrêtons pas aux contes les plus connus. Quand on sait que « Des sorcières du pays de Valois nourrissaient et accoutraient de livrées certains de ces batraciens et les appelaient: les Mirlirots. » 23, il y a de quoi rêver et lire ou relire Claude SEIGNOLLE, grand conteur devant l’éternité, dont c’est ici une citation.

Ecoutons aussi le conte du romancier haïtien Jacques-Stephen ALEXIS « La rouille des ans », merveilleuse évocation de la conversation des crapauds (et du poids des ans…). « Une fois, à la bruine du soir, passant près d'une grande mare, j'entendis tout un remueménage dans les roseaux, les nénuphars et autres plantes aquatiques. Je suis curieux, fouineur, mais comme on ne m'en a jamais trop tenu rigueur, je continue. Je m'approche donc, mine de rien, l'oreille furtive, avec l'air de baguenauder. Quand ils se préparent à travailler, je n'ai jamais vu animaux qui aiment plus chanter que les crapauds. Quel concert, mes aïeux !... Des voix de toutes sortes, de belles voix graves, des basses chantantes, des sonorités sépulcrales, des organes sourds et nobles comme celui de notre grand, de notre royal tambour assotor, des voix amples comme l'écho des montagnes, peut-être aussi quelques voix qui avaient un peu perdu de leur éclat et de leur puissance, quelques voix un peu ébréchées, éraillées, pas tout à fait justes, mais dans l'ensemble ça chantait avec un tel entrain, une telle profondeur, une telle force et une telle beauté que j'en demeurai saisi. Je restai là sans pouvoir m'en aller. « ... Croah !... Croah !... Croah l... » On dit du mal du chant des crapauds, mais je crois qu'il y a tout un art dans leur musi-que. D'ailleurs, s'ils ne trouvaient pas cela beau, ils ne chanteraient pas. La beauté, c'est avant tout ce qu'il y a dans notre coeur... » 24

II-3 Le crapaud et le poète Il était inévitable que les poètes, toujours inquiets et - diraient les élèves – « vraiment

complexés », finissent par se comparer à un être aussi disgracié. Sans oublier pourtant - car eux le savent - à quel point son chant est beau, et donc le leur.

Et l’on trouve ainsi :

CORBIÈRE Tristan Le crapaud Les amours jaunes, 1873 « ... Il chante. - Horreur !! - Horreur pourquoi ? Vois-tu pas son oeil de lumière... Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.

21 Honoré de BALZAC, Le Cousin Pons. 22 http://gallica.bnf.fr/classique/Acamedia_balzac.htm 23 Claude SEIGNOLLE, Les Évangiles du Diable. 24 Jacques-Stephen ALEXIS, Romancero aux étoiles, Gallimard, 1960 et collection L’imaginaire, 1980.

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..................................................................... Bonsoir - ce crapaud-là c’est moi. » MARIE-NOËL Chant de crapaud Chants et psaumes d'automne, 1939 « Je suis là goutte à goutte en train de disparaître... Je ne suis plus qu'un mot très doux, très seul, très bas. Je ne suis rien... Je suis le rossignol peut-être, L'oiseau que vous aimez ce soir...

N'approchez pas. » VERHAEREN Émile Comme tous les soirs Les bords de la route « Les lamentables lamentos Du vieux crapaud de mes sanglots. » RENARD Jules Le crapaud Histoires Naturelles, 1896 « Mon pauvre ami, lui dis-je, je ne veux pas te faire de peine, mais, Dieu ! que tu es laid ! » Il ouvrit sa bouche puérile et sans dents, à l'haleine chaude, et me répondit avec un léger accent anglais : « Et toi ? » ROY Claude Le crapaud alyte Le voyage d'automne, 1987 « Crapaud couleur de nuit Crapaud couleur de rien il chante qu'il existe et ne répond si on lui parle ou si on le demande qu'à un crapaud Les pas d'un homme même marchant très doucement le font taire et le silence est fait de mille silences pareils voix petites de la peur et de la discrétion. » GUILLEVIC Eugène Le crapaud Trouées, 1981 « Le crapaud/Ne doit pas//Etre descendu/Très bas dans le noir/Puisqu’il siffle le jour/Extasié par la nuit » COLETTE La perle in Maurice GOUDEKET Près de Colette Un court poème oublié dans l’ouvrage d’un autre ; délicatement coquin, à réserver aux plus grands.

Mais bien entendu on peut aussi chercher dans les comptines, les courts poèmes pour

les enfants (DESNOS, Chantefables et Chantefleurs…), et les chansons. III La science. Et les autres champs de connaissance. III-1 Symbolique La consultation des dictionnaires de symboles amène à reconsidérer notre pauvre

animal. Disons rapidement qu’ il est certes un « symbole de laideur et de maladresse [ mais ] il porte toutes les significations issues de la grande chaîne symbolique eau-nuit-lune-yin. (…) La tradition chinoise semble parfois hésiter entre un aspect yin et un aspect yang du crapaud, c'est le premier qui prédomine, ce qui s'explique par la prédilection de l'animal pour les retraites sombres et humides. (…) Chez les Maya (…) il est un dieu de la pluie. (…)Dans les mythes concernant l'origine du feu, chez certaines tribus indiennes d'Amérique du Sud

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(Tupinamba, Chiriguano), le crapaud se fait le complice de l'homme pour dérober le feu à son premier possesseur, le vautour. (…) Pour les Bambara, il est censé se transformer en souris pendant la saison sèche . (…) Lié à l'eau, à la terre, à la femme et à l'humidité, il passe pour guérir les brûlures, et on le dit invulnérable à la morsure du serpent, avatar du feu ; (…) En Grèce, il était le nom d'une courtisane célèbre, Phryné. (…) Elle était saluée du titre d'interprète et prêtresse d'Aphrodite. Le crapaud semble avoir symbolisé en elle la luxure. Dans les traditions de la magie et de la sorcellerie européennes, le crapaud joue un rôle précis. Quand il se tient sur l'épaule gauche d'une sorcière, il est une des formes du démon ; ce qui est censé très bien marqué par les deux cornes minuscules qu'il porte sur le front. Les sorcières en prenaient un soin infini ; elles baptisaient leurs crapauds, les habillaient de velours noir, leur mettaient des sonnettes aux pattes et les faisaient danser. La pierre qui existe, dit-on, dans la tête des crapauds était un talisman précieux pour obtenir le bonheur sur la terre. » 25

III-2 D’un Daubenton à un Rostand en passant par Fabre (sans

églantines).

« Expliquez-moi le crapaud, je vous tiens quitte de l'homme. » Jean ROSTAND Carnet d'un biologiste, Stock, 1959 On finira bien évidemment par s’intéresser à la réalité de notre « batracien anoure ».

Si « La vie des crapauds » et « Les étangs à monstres » 26 (non, ce n’est pas de Stephen King !) peuvent être passionnants, on préférera peut-être ce court texte de Ludovic Daubenton :

« Le Crapaud est une espèce d'amphibie à quatre pattes, du genre et de la famille des Grenouilles, dont il diffère en ce qu'il se traîne à terre, tandis que la Grenouille saute. Le Crapaud est laid. Il a quatre doigts aux mains de devant et six aux pattes de derrière. Quand il est poursuivi, il lance une liqueur venimeuse qui produit l'enflure. Sa bave est également malsaine ; et souvent des salades où ces animaux avaient passé ont causé des indigestions ; ce qui doit engager à laver les herbes avant de les manger. » 27

Un petit chef-d’œuvre d’ignorance. Ce qui n’est pas le cas, malgré la poésie de son texte, de l’évocation du crapaud que

Jean-Henri FABRE, l’entomogiste délicat, fait dans son article sur… la sauterelle (à qui il s’adresse) :

« Tu n'égalerais cependant jamais ton voisin, le gentil Crapaud sonneur de clochettes, qui tintinnabule à la ronde, au pied des platanes, tandis que tu cliquettes là-haut. C'est le plus petit de ma population batracienne, le plus aventureux aussi en expéditions. Que de fois, aux dernières lueurs du soir, ne m'arrive-t-il pas de le rencontrer lorsque, faisant la chasse aux idées, j'erre au hasard dans le jardin ! Quelque chose fuit, roule en culbutes devant mes pas. Est-ce une feuille morte déplacée par le vent ? Non, c'est le mignon Crapaud que je viens de troubler dans son pèlerinage. Il se gare à la hâte sous une pierre, une motte de terre, une touffe de gazon, se remet de son émotion et ne tarde pas à reprendre sa limpide note. » 28

25 Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, collection Bouquins, 1982 26 Jean ROSTAND, Stock, 1933 et 1992. 27 Ludovic DAUBENTON, Le Buffon de la jeunesse, ou Nouvel abrégé d'histoire naturelle, avec des anecdotes, Paris : G. Ducasse, 1833 28 Jean-Henri FABRE, La sauterelle verte, Souvenirs entomologiques,1899.

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Pour en savoir vraiment plus et mieux, voir par exemple : - http://environnement.ecoles.free.fr/crapauds_histoire.htm

- http://www.nature.ca/rideau/b/b3d-f.html III-3 Des nouvelles bien surprenantes La lecture de la presse révèle parfois des nouvelles intéressantes sur la bête. C’est ce cas d’empoisonnement par le crapaud :

« Une mère chinoise, pourtant réputée pour son talent à cuisiner les animaux sauvages, a tué ses trois enfants et sa nièce en leur servant une soupe, succulente, préparée avec des crapauds qu'elle avait elle-même capturés. Peu après avoir dégusté le potage de batraciens, les enfants ont été pris de nausées et sont morts à l'hôpital. Et dire que la mère pensait que sa préparation serait « excellente pour la digestion » ! » 29

ou ces recettes alléchantes : « La viande de crapaud est riche en protéines. C’est pourquoi on en prescrit aux

enfants souffrant de malnutrition ou de carence alimentaire : ils doivent ingérer une dose quotidienne d’une demi-cuillerée à café de viande de crapaud séchée pendant plusieurs mois. La soupe de riz au crapaud, elle, est recommandée à ceux qui souffrent du mal de dos. Quant aux buveurs, ils peuvent consommer des beignets de crapaud croustillants. » 30

On se rappellera qu’un plat populaire anglais s’appelle « toad in the hole », crapaud dasn son trou ; mais il est à base de saucisses…

On peut aussi essayer la « mousse de crapaud », recette pour Halloween disponible ici : http://www.lamarmite.com/index_r0194.php

Conclusion

Que reste-t-il donc de la peur première après tous ces détours ? La littérature la tient à distance, tout comme le plaisir de réfléchir sur les mots eux-mêmes.

On aurait d’ailleurs aimé citer bien d’autres textes :

DUMAS Alexandre La femme au collier de velours Hommage posthume à l'écrivain Charles Nodier. « Il tombait à Nodier de ces hasards comme il n'en tombe qu'aux hommes de génie. Un jour qu'il cherchait des lépidoptères, c'était pendant son séjour en Styrie, pays des roches granitiques et des arbres séculaires, il monta contre un arbre afin d'atteindre une cavité qu'il apercevait, fourra sa main dans cette cavité, comme il avait l'habitude de le faire, et cela assez imprudemment, car un jour il retira d'une cavité pareille son bras enrichi d'un serpent qui s'était enroulé à l'entour ; un jour donc qu'ayant trouvé une cavité il fourrait sa main dans cette cavité, il sentit quelque chose de flasque, et de gluant qui cédait à la pression de ses doigts. Il ramena vivement sa main à lui, et regarda: deux yeux brillaient d'un feu terne au fond de cette cavité. Nodier croyait au diable; aussi, en voyant ces deux yeux qui ne ressemblaient pas mal aux yeux de braise de Charon, comme dit Dante, Nodier commença par s'enfuir, puis il réfléchit, se ravisa, prit une hachette, et, mesurant la profondeur du trou, il commença de faire

29 Nouvelle cuisine : Cuit ou cru, le crapaud reste un plat très indigeste !, Marianne N° 334 , semaine du 15 septembre 2003 au 21 septembre 2003 30 Quang THI Le crapaud, c’est bon pour la santé Épices & saveurs VIETNAM Courrier international - n° 726 - 30 sept. 2004

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une ouverture à l'endroit où il présumait que devait se trouver cet objet inconnu. Au cinquième ou sixième coup de hache qu'il frappa, le sang coula de l'arbre, ni plus ni moins que, sous l'épée de Tancrède, le sang coula de la forêt enchantée du Tasse. Mais ce ne fut pas une belle guerrière qui lui apparut, ce fut un énorme crapaud encastré dans l'arbre où, sans doute, il avait été emporté par le vent quand il était de la taille d'une abeille. Depuis combien de temps était-il là ? Depuis deux cents ans, trois cents ans, cinq cents ans peut-être. Il avait cinq pouces de long sur trois de large. » GENEVOIX Maurice Le crapaud Bestiaire sans oubli, 1971 Une page pleine de sensibilté. HARDING Paul [le crapaud] Le fanal de la mort chapitre premier Le récit hilarant d’un procès imaginaire au siècle. Le crapaud sauve sa peau. L’histoire peut aisément être lue indépendamment du reste du roman. JACOB Max Amour du prochain « Qui a vu le crapaud traverser la rue ? » Un court poème sur l’antisémitisme dont a souffert et est mort l’auteur. LAUTRÉAMONT [Crapaud] Les chants de Madoror, extrait Un passage angoissant du chef-d’œuvre d’Isidore DUCASSE ORWELL George Quelques réflexions sur le crapaud vulgaire, Ivrea, 2001 Un texte inattendu sous la plume de l’auteur de « 1984 ». POURRAT Henri Le crapaud Le Trésor des Contes . Les Amours, éditions Gallimard « Il y avait une fois un roi qui avait trois filles : une vaillante, une paresseuse et une méchante. La vaillante était la plus jeune, elle n'allait encore que sur ses quatorze ans… » Un conte traditionnel, comme on les aime. SEIGNOLLE Claude Un bel ensorcelé Contes et légendes des pays de France, Berry et Sologne, 1976 Une nouvelle qui ferait presque croire à la possibilité d’envoûter son prochain.

Car le thème est inépuisable. Il faut donc finir autrement. On nous pardonnera de rapporter ici une anecdote personnelle :

En pleine séance de lecture vespérale nous mimions la peur d’un personnage devant un danger inattendu quand la petite voix d’un bout d’être de cinq ans affirma posément : « A pas peur, je va chanter ! » Et le « a » doit être ici compris comme un impératif protecteur.

Alors concluons : « N’ayez pas peur : écoutez le crapaud chanter ! », dans la nature si vous pouvez et dans les mots des autres. 31

Et si vous vous appelez Agathe, on vous souhaite un Jeremy qui ne réponde pas à vos avances sur un post-it sec et franc et vous embrasse au bon moment sans risque de se voir transformé en… crapaud. 32

31 Pour tout renseignement sur les textes cités, contacter : [email protected] 32 Hubert BEN KEMOUN « Le visiteur du soir », Nathan poche n° 30, 2005.