Ritournelles

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Atelier 0 - Pierre Paliard Les frontières existent. Elles sont l’expression des mouvements d’une communauté vivante dans ses aspects matériels et immatériels. Faisant suite à un temps de religion et d’utopies où le régime symbolique de l’art organisait un récit tournant autour de l’origine (religion) ou de la fin (idéologie) nous connaissons aujourd’hui le développement d’un art engagé dans les dimensions concrètes de l’expérience contemporaine. Limites et frontières, tant dans les champs du savoir que des pratiques sociales, sont ainsi interrogées dans des stratégies conscientes de débordements et d’appropriations visant des recompositions dépassant les dimensions identitaires fermées. Je tenterai de montrer, en particulier, qu’entre mondialisation et repli identitaire, il existe dans l’art contemporain des tentatives ouvertes et créatives qui proposent des formes nouvelles brassant des échelles différentes et des objets d’origines très diverses. Laissant de côté le concept d’influence j’insisterai sur la dynamique volontariste des emprunts faits à l’autre.

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  • 1. Nouvelles territorialisations de lart Je me propose dans les lignes qui suivent dexaminer quelques dmarches dartistes contemporains (hormis une allusion Paul Klee) qui tmoignent de divers moyens de vivre nos rapports au temps et lespace dans le monde daujourdhui. Les rfrences faites aux penseurs (philosophes, anthropologues) permettent douvrir des problmatiques et ne sauraient tre considres comme la matire des uvres qui nen seraient que les illustrations. Nous avons abord le thme de la frontire sous des aspects varis dpassant largement sa dfinition gographique et politique. Il convenait de montrer en effet comment les plasticiens peuvent sinscrire dans les dynamiques diffrencies des flux, dans les nouvelles chelles offertes notre savoir comme notre action sur les choses, et comment il leur revenait de construire les limites signifiantes dun rel en devenir par le moyen des formes sensibles ouvrant de nouveaux rcits. Ritournelles La dfinition dun territoire nest pas chercher dabord dans un geste de souverainet mais dans llaboration dune exploration et dune exploitation du milieu donnant naissance une forme dans lespace et dans le temps. Un rythme, une esthtique. Pour reprendre Leroi-Gourhan : comme une danse par laquelle lhomme sapproprie effectivement et symboliquement le monde. Ou, suivant Deleuze et Guattari, comme une ritournelle parmi dautres ritournelles ; la mtaphore musicale sappuyant sur la territorialisation des oiseaux que les deux auteurs prennent pour exemple. Peut-on nommer art cette mergence ?...Lexpressif est premier par rapport au possessif, les qualits expressives, ou matires dexpression sont forcment appropriatives, et constituent un avoir plus profond que ltre. Non pas au sens o ces qualits appartiendraient un sujet, mais au sens o elles dessinent un territoire qui appartiendra au sujet qui les porte ou qui les produit. (Mille plateaux, Ed. de Minuit, 1980, p. 389) Lenfant qui marche dans le noir chantonne pour se rassurer et repousser un monde menaant, lhomme qui trace le cercle de sa demeure sont voqus par les deux auteurs. Parlant de cette pousse, de cette venue au monde, ils nont pas de peine trouver chez Paul Klee, dans ses propos lumineux, matire illustrer le geste crateur partant du point gris , possdant toutes les qualits, silencieusement, jusqu llaboration musicale des formes et des couleurs : une territorialisation cosmique embrassant le visible et linvisible. Klee offre aussi maintes rflexions sur le problme philosophique majeur dune pense du continu et du discontinu et sait en tirer des formes remarquables. Ltoffe du monde se prte tre reprise, ses modules se prtent tre recombins pour donner naissance des figures multiples et joyeuses sappuyant sur le jeu des ressemblances et des analogies comme dans lancien savoir, dessinant leurs frontires sur un fond matriciel. Lart est, on le voit tout de suite, convoqu pour parler de la territorialisation. Bernard Pourrire dans une pice intitule Langages mettait rcemment dans son installation un mainate vivant, coutant les chants (ritournelles) dautres oiseaux provenant de cages vides. Ces chants navaient pas pour origine une collecte faite par lartiste en milieu naturel mais des captations ralises sur le net. Chants de divers lieux nayant aucun rapport entre eux. Chants dforms par les conditions de leur saisie, retravaills par lartiste. Dans cette installation, ce quapprend le mainate, ce quil est cens imiter ainsi que le veut linstinct, ce sont des chants de nulle part diffuss au gr des mouvements imprvus des visiteurs. On ne saurait mieux illustrer les mutations daujourdhui dans les processus de territorialisationLe travail de BP sintresse aussi aux hybridations, aux contagions entre rgnes et espces dans un devenir effaant et redessinant les frontires : La robotique croise dsormais les mutations du vivant prcipites par les manipulations gntiques. crivait lartiste loccasion de lexposition Le corps : hybridation, disparition, transformation, possibilisme la Galerie Depardieu Nice. Mme propos pour lexposition consacre lanimalit au Massachussetts Museum of Contemporary Art (Mass MoCA) North Adams (may 2005-march 2006) : Becoming Animal : Contemporary Art in the Animal Kingdom. Le titre faisait rfrence Deleuze et Guattari. La prsentation rappelait la vision des auteurs pour qui rien nest arrt, et aucun rgne, aucune espce ne possde des frontires infranchissables. Tout nest physiquement et mentalement quarrangements, et configurations. Le monstre est partout, dans le mouvement permanent de lvolution, dans les contagions de formes et de forces, (la monstruosit ne peut pas clairement tre spare de la variation). Le devenir animal nest pas le seul horizon. Devenir animal et devenir machine vont de pair dans notre monde un rythme sans cesse acclr. En somme, nous sommes devenus ou devenons- post-humains crit

2. Christoph Cox dans le catalogue de lexposition : nous sommes engags dans une htrognit machinique, un devenir qui opre une transgression des frontires non seulement entre les espces, mais entre la nature et lartifice, la science et lart. Rcits En fait tout art pose des frontires, parle de frontires et les subvertit dans le mme temps. Michel de Certeau, dans Linvention du quotidien 1. Arts de faire (Gallimard, 1990) traite particulirement bien de la question qui nous occupe. Comment se construit un espace humain -quil dfinit comme une aire traverse par des forces-, un croisement de mobiles (quand le lieu est donn selon lui par la position des objets dans une configuration stable) ? Ce sont les oprations des diffrents acteurs qui le font natre et celles-ci sont dites (on peut raconter son exprience, on peut la pr- dire) ; le chapitre intitul rcits despaces expose comment sa recherche a su convoquer des disciplines telles que smantique de lespace, psycholinguistique de la perception, sociolinguisitique des descriptions de lieux, phnomnologie des comportements organisateurs de territoires etc. pour rendre compte de la relation troite unissant pratique de lespace et pratique du rcit. Et ce qui vaut pour lindividu vaut pour le groupe avec ce que le rcit dans ce cas autorise ; le bornage, ltablissement de la frontire sont fruits dun change de mots, de tmoignages, de conduites rituelles. Il nest pas de spatialit que norganise la dtermination de frontires. Dans cette organisation, le rcit a un rle dcisif. Certes il dcrit. Mais toute description est plus quune fixation, cest un acte culturellement crateur. Toute action civile et militaire dimportance reposait, par exemple, Rome sur louverture rituelle dun champ o pouvait se dvelopper laction. Le tour ou la marche des fetiales [prtres de Jupiter] ouvrait un espace et assurait une assise aux oprations des militaires, diplomates ou commerants qui se risquaient hors des frontires. p. 183 Nous avons certes perdu ces pratiques et les rcits lgitimes fondateurs. Mais une activit narrative, mme si elle est multiforme et non plus unitaire continue donc se dvelopper l o il est question de frontires et de relations avec ltranger. Eclate et dissmine, elle ne cesse deffectuer des oprations de bornage (Aujourdhui Une historiographie officielle livres dhistoire, actualits tlvises, etc. sefforce pourtant dimposer chacun la crdibilit dun espace national , ajoute encore Michel de Certeau soulignant ainsi la fragilit de cette limite). Toute frontire suppose en outre le contact avec lautre, avec lautre rive, avec dautres rcits et dautres ritournelles. Et se pose naturellement la question du statut donner cet espace interstitiel, cet entre sparant les aires appropries. Et se pose aussi la question du passage, de la transaction (Notons que Michel de Certeau propose de reprendre le nom de rgion pour toute aire transactionnelle o se rpondent donc plusieurs interlocuteurs). La frontire qui spare, et disjoint est invitablement lie au pont par lequel on schappe et lon peut revenir, par lequel aussi sinverse le regard aiguis par la rencontre de lautre et par lequel on est, ds lors, prt voir chez soi une altrit qui sommeille. Dans un temps tout occup penser la mondialisation, la question des influences rciproques des cultures revt une importance toute particulire avec ses enjeux conomiques, politiques, religieux, philosophiques. Comment les artistes ont-ils opr les emprunts dont ils ont eu besoin dans leur dmarche, comment ont-ils racont ces parcours en terre trangre ? Il y a l une rflexion mener et un chantier poursuivre concrtement. En 1968, la Biennale de Venise, Michelangelo Pistoletto prsente le Manifeste de la Collaboration . Cest partir de l que nat le Zoo , un groupe ouvert qui propose un art dchange cratif, cest--dire de dcouverte de lidentit de lautre . En 2001, il fonde la Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, son Universit des Ides Biella, prs de Turin, dont le but est dinspirer et de produire une transformation responsable de la socit travers les ides et les projets cratifs en runissant sa famille, des amis, des artistes, des personnes du monde de lart, des scientifiques, des chercheurs, des curieux et intresss, etc. Elargissant le cercle il cre Love Difference : ce mouvement artistique pour une politique intermditerranenne qui propose de faire travailler ensemble les artistes de tout le bassin mditerranen. Remarquable dans cette perspective est le projet de lartiste amricaine Basia Irland, A gathering of Waters ; Rio Grande, source to see, (1995-2000). En descendant le cours du Rio Grande le long de la frontire entre Mexique et Etats- Unis, elle mle questions humaines et environnementales. Des chantillons deau du fleuve sont prlevs et transports passant de main en main, de communaut en communaut. Des textes les accompagnent. Les paroles schangent et construisent un autre territoire. Aire ou trajet ? Une socit de lemport 3. Dans une socit pauvre en issues symboliques et en espaces investir, soumise au choix dun ordre disciplinaire ou dune dlinquance marginalise la puissance de rcits ouvrant les possibles de nouveaux temps et de nouveaux espaces nest-elle pas encourager ? La question de la frontire pour les artistes ne se situe-t-elle pas l dans ce quon a appel la fin du sicle dernier le champ largi de lart, un colloque capable de rendre compte du nouveau monde ? Ne faut-il pas revoir compltement notre gographie des frontires et les rcits qui les fondaient ? Le tableau peint dans le dernier livre de Paul Virilio (Le futurisme de linstant, Stop-Eject, Galile, 2009) met en vidence lchelle monde des problmes contemporains mais aussi des changements violents de paradigmes. Les villes nont plus le rle de centres complexes quon leur connaissait ; se dveloppe cette outre-ville, vaste chane assurant le mouvement des hommes, des biens, des signaux . Un nomadisme gnral affecte de plus en plus tous les hommes ; inhabitation , mancipation domiciliaire , dit-il. Dans ce monde, le trajet pourrait bientt lemporter sur lieu. Traabilit contre identit. Emport contre cit, Etats-Nations. Quel devenir pour les frontires dans un tel mouvement ? Le groupe Stalker lors de lexposition GNS (Palais de Tokyo, 2003), prsentait le processus dun projet de voyage biblique entre le centre culturel Kurde Rome et le Kurdistan, en collectant des histoires personnelles dimmigrs de lEst. Ces tmoignages relevs le long de la Via Egnatia (ancienne voie romaine traversant les Balkans) se sont inscrits peu peu dans lexposition. Le travail du groupe, compos selon les projets de sept vingt membres aux comptences diverses architectes, vidastes, plasticiens, anthropologues... entranait le spectateur dans des territoires inconnus o les concepts traditionnels changent de sens et deviennent mconnaissables, et o des situations indites convoquent dautres relations, dautres expriences, dautres significations. (www. conteners.org/L-OBSERVATOIRE-NOMADE). Tout aussi pertinente, lapproche de Laura Horelli documentant la construction dun navire de croisire, le monde des ouvriers venus de tous pays, la premire croisire de port en port travers le monde (Exposition Global Navigation System, Palais de Tokyo, 2003). De nouvelles formes Dans son livre intitul Pour une anthropologie des mondes contemporains (Champ Flammarion 1994) Marc Aug remarquait que notre monde pousse son comble linstabilit spatiale et la multiplication des changements dchelle . Ds lors chacun est ou croit tre en relation avec lensemble du monde. Aucune rhtorique intermdiaire ne protge plus lindividu dune confrontation avec lensemble informel de la plante, ou, ce qui revient au mme, avec limage vertigineuse de sa solitude (p. 135). Il convient dinventer des outils nouveaux, les nouveaux dessins dune intelligence mi-chemin entre conomie formelle et corrlation signifiante. Des artistes semblent rpondre ce dfi. Nicolas Bourriaud dans son livre Radicant, pour une esthtique de la globalisation, tente de dire comment sinventent aujourdhui une nouvelle relation lespace-temps de la connaissance. Les uvres de Jason Rhoades ou de Thomas Hirschhorn inaugurent un rgime spcifique du signe : au-del de la srialit pop-minimale des annes 60 et des fragmentations des annes 80, elles mettent en scne un effet de masse critique visuelle travers laccumulation chaotique dinformations et de formes produite par lindustrie. Ces signes se ctoient, se regroupent en nuages de donnes, se redivisent dans lespace, font irruption dans la rue crit lauteur (p. 136). Derrire cet apparent dsordre il y aurait une sorte de diagramme que Bourriaud nomme alors forme trajet. Elle embrasse lunit dun parcours, rend compte dun cheminement ou duplique celui-ci Et lart des annes 2000 sintresserait plus, de ce fait, aux connexions et aux lignes en tension qu lespace lui-mme ajoute-t-il. Limage de la plante et vision monde Autre perspective tentant de montrer comment le projet moderne aboutit une dimension monde qui se boucle sur un dangereux dfi ; les propos de Michel Tibon-Cornillot, (La plante-laboratoire ou la phase terminale du nihilisme, in La Plante Laboratoire, n 3, Octobre 2008) savent pointer le rapport profond liant utopie moderne, universalisme scientifique et vision gographique surplombante. Lunification et la diffusion de limage de la plante Terre dans le cadre hliocentrique copernicien furent prsentes ds lorigine des sciences modernes et proposent la vision princeps dans laquelle va sinscrire la mondialisation scientifique et technique. Sous le signe de cette image sopre linvention des outils et des objets tudis par les sciences dans le lieu confin du laboratoire, substituant la complexit vivante du monde le cadre matris des processus mathmatisables. Lindustrie prolongera cette anthropisation du milieu. Limage de la plante Terre rassemble et annonce en une seule reprsentation le projet ultime, celui dune plante reconstruite. En mme temps que se renforce cette empreinte, les phnomnes changent dchelle pour toucher de plus en plus une dimension monde et la reconstruction relle du monde se confond peu peu avec sa destruction Les artistes semparent eux aussi de cette vision monde au-del des frontires politiques sur des modes diffrents. Ingo Gnter se sert de limage du globe terrestre pour faire passer informations et propositions depuis 1989. Participant au groupe Ocean Earth tabli New York, il ctoie Peter Fend dont les diffrents projets prennent en compte des dimensions lchelle des 4. continents conciliant proccupations socio-conomiques et cologiques. La prise en compte dans un mme projet des migrations de la faune et des voies de migrations humaines apporte un autre regard sur de vastes rgions. Ces visions mondes ne sont pas l pour simplifier dans un processus de rduction dingnieur mais au contraire pour travailler sur toutes les chelles en ayant lesprit la richesse des interactions complexes. Ce que dit Gilles Clment trs justement en une phrase laconique en forme de prescription : Rendre accessible les images satellites, les images microscopiques (Manifeste du Tiers paysage, 2004) Dcrire, dfinir, mesurer les fonctions subtiles et ncessaires des diffrents milieux peut tre une tche digne dune approche artistique, une rponse efficace la vision de technosciences au service dun ordre rducteur essentiellement conomique. Etre ensemble ; frontires et rituels Rgis Debray dnonce prcisment la navet bate des citoyens du monde et le danger des solutions toutes faites. Quest-ce que le sans-frontirisme : un conomisme un technicismeun absolutismeun imprialisme, rsume-t-il. Jean-Claude Guillebaud dans Le commencement dun monde (Seuil 2008) ne dit pas autre chose : Le fondamentalisme occidental au sujet des droits de lhomme joue sur une confusion volontaire entre ces derniers et le no-libralisme. Un individualisme exacerb dconstruisant toutes les solidarits au profit dun ordre conomique. Et pour rpondre cette unification-atomisation sans me, les faibles et les perdants nont plus que la solution du repli sur des petites diffrences ; Le narcissisme des petites diffrences, exacerb par la communication en temps rel, engendre des paranoas clair. (Debray) Fanatismes, tribalismes, Il faut donc faire lloge de ce qui nomme, cerne, dfinit ; faire lloge des frontires (mais pas des frontires tanches et strilisantes, faut-il aussitt ajouter!). Faire aussi lloge des rituels par lesquels sarticulent les rcits, se construisent les espaces et les lieux, saffirment des identits toujours en devenir. Le dispositif rituel largi sapplique un espace matriel, une dure mesurable et des effets de divers ordres (psychologiques, sociaux, politiques) attendus, recherchs voire labors. (Debray) La construction dune communaut passe par l. Dans un monde enchant, que lon pourrait appeler univers de reconnaissance , lerreur est toujours provisoire et il ny a pas dinconnu : les dispositifs rituels ont pour finalit de permettre chacun en fin de compte de sy reconnatre. (Debray). A la diffrence de lurgence du Stop-Eject dnonc par Virilio, il y a l appel la lenteur. Il faut prendre le temps du rite : Tout intronisation, mariage ou bar-mitsva, crmonie de naturalisation, prestation de serment au barreau, remise de lettre de crance, soutenance de thse luniversit, tout cela trane en longueur (Debray) Notons quil existe des rituels nouveaux sur le net et quune sorte de gographie virtuelle daccueil ou dexclusion se met en place. Partout se rengocient des frontires. La vie collective comme celle de tout un chacun exige une surface de sparation. (Debray) Si linteractivit dun certain nombre dinstallations artistiques pose problme cest que leurs auteurs le plus souvent ne tiennent pas compte des protocoles rituels qui donnent statut et sens aux choses et aux tres que nous rencontrons. La transmission dinformations nest pas communication, la mise en rseau nest pas participation. Il y a l un beau travail mener pour interroger les protocoles, en inventer dautres et les dtourner. La relation du collectif au territoire peut tre dite plus abruptement : Il ny a plus de limites parce quil ny a plus de limites entre. (Debray). Ou dune autre faon : Sil est difficile de crer des lieux, cest quil est difficile de crer des liens (Marc Aug, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 2010). Lart avance tout comme Montaigne en sa recherche par sauts et gambades . Rien de plus provoquant pour les artistes que de traiter des frontires. Simon Starling en somme pourrait bien dans ses parcours imprvus la logique infaillible tracer des routes indiffrentes aux bornes du bon sens ; lhistoire et la gographie qui sont les terreaux o se forment lisires et frontires- y sont convoqus mais mis au service de calambours pleins de sens. Rescued Rhododendrons (2000) en offre un exemple. Dans le cadre dune commande publique, des artistes sont invits proposer des projets de sculpture sur une lande de bruyre en Ecosse. Apprenant que les rhododendrons qui poussaient sur cette lande allaient tre dtruits afin quils ne nuisent pas lcosystme, Simon Starling entreprend de sauver les rhododendrons, considrs l-bas comme de la mauvaise herbe, et de les rapporter sur leurs terres dorigine, dans le sud de lEspagne. (Les rhododendrons avaient en effet t imports dEspagne en Ecosse en 1763, par un botaniste sudois, lpoque o lhorticulture prenait naissance et tait associe lidologie de la colonisation exhibition des plantes exotiques). Starling dcide donc de renverser le processus en transportant des rhododendrons, dans sa Volvo (voiture sudoise), du nord de lEcosse au sud de lEspagne. Ici les symboles franchissent allgrement les sicles et les frontires nationales. Huang Yongping est un artiste chinois de laprs Rvolution Culturelle. Il reoit brusquement lhritage de la modernit occidentale et linfluence de lart contemporain. Sa rflexion va le porter rcuser la problmatique dun dialogue entre culture asiatique et culture occidentale. Revenant aux sources chinoises anciennes il aborde la question en rejetant tout dualisme rducteur. Il invente une stratgie de louverture, de la chance au sens du non agir de la tradition, wu wei. Lorsquon lui propose une exposition Shenzhen (zone conomique spciale depuis 1979), il prend prtexte dun 5. incident frontalier grave intervenu peu avant entre lAmrique et la Chine pour proposer une pice de grande dimension. Un avion espion EP-3 amricain a t rcemment intercept au dessus du territoire chinois et forc datterrir. Aprs pres ngociations, lquipage amricain est autoris repartir dans son pays et lavion, dcoup en 8 tronons est embarqu dans deux normes avions cargos pour tre restitu lOncle Sam. Dans le cadre de la manifestation intitule Transplantation , luvre de HYP prend la forme dun tronon dune vingtaine de mtres, morceau du fuselage et queue de lappareil. Il lui donne le nom de projet Chauve-Souris. Sur la zone frontire de Shenzhen o simplante la nouvelle frontire conomique de la Chine, lartiste veut dposer une sorte de monument signe de la puissance amricaine et signe de la mondialisation. Mais il ny a l que la queue et les chinois disent volontiers pour une question non entirement rsolue quon en a laiss la queue ! Le symbole ambigu de la chauve-souris repris dun blason de lavion amricain voque la puissance nocturne mais aussi pour la Chine la prosprit, la longvit Mais les deux curateurs franais et chinois font bientt savoir que lexposition de sa pice est indsirable ; nous sommes juste au lendemain du 11 septembre 2001 et des pressions dorigine inconnue ce jour aboutissent linterdiction. Censure sans traces critesLuvre sera elle-mme dcoupe en tronons ( ! ) et transplante dans un site paysag (sic). Cette censure nempche pas HYP de recevoir linvitation dexposer nouveau son oeuvre en Chine pour la Triennale de Gangzhou. Mais trop difficile rcuprer Chauve Souris I sera remplace par Chauve Souris II compos par un morceau du fuselage et laile gauche de lappareil. Le nom de luvre est Boomrang. Mais le 16 novembre, 2 jours avant louverture de lexposition, la pice est dcoupe en 4 morceaux par les autorits et enleve de la manifestation. Le nom de HYP est effac du catalogue. Franais, amricains et chinois se sont mis daccord l-dessus. Cette deuxime censure narrte pas le parcours du projet et, de ce fait, fait partie pour lauteur de sa dmarche. En 2003 une entreprise chinoise finance une exposition dart contemporain Pkin. Le slogan de lentreprise affirme firement ; Quand tout le monde tourne droite, tourner gauche ! . Mais lartiste dcide de proposer Chauve Souris III ; laile droite de lavion espion. Luvre est acheve le 29 dcembre. Le mme jour un message venant de lentreprise signifie lartiste que pour des raisons de scurit luvre ne pourra pas tre expose. En 2005 HYP pourra donc exposer Chauve Souris IV aux Etats-Unis ; un cockpit semblable loriginal est rcupr et un fuselage sommairement construit abrite alors des documents rapportant lhistoire de ce projet. Dautres expositions utiliseront tout ou partie de ce matriel y compris une exposition en Chine ralise par surprise (voir ce sujet ; Shiyan Li, Le vide dans lart du XXme sicle : Occident / Extrme-Orient, Presses Universitaires de Provence, paratre fin 2013). On trouvera difficilement meilleur exemple de ce qui peut se jouer entre les jeux cachs des intrts politiques des nations et la stratgie deffacement et de rebond dun artiste refusant et dans sa philosophie et dans sa pratique les dialectiques communes fondes sur des oppositions dualistes rductrices. Par-del nature et culture De nouvelles frontires se dessinent donc rinterrogeant notre nature et mais aussi notre rapport la nature. Il ny a pas l seulement rflexion de lanthropologue examinant comment certains peuples vivent une continuit vivante dans leur milieu l o lhomme occidental a instaur une sparation radicale davec une nature objective (Philippe Descola). Cest trs concrtement la gographie des espaces naturels protgs, les lois qui rgissent les usages du sol, la dfinition des espaces maritimes ou du continent antarctique qui sont concerns ; comment lhomme doit-il recoudre le milieu humain ltoffe de la nature. Exemplaire l-dessus le travail desprit trs scientifique des artistes Hlne et Newton Harrison dans un travail comme Casting a Green Net : Can It Be We are Seeing a Dragon (1998). Le projet devait tudier la manire de relier les dernires zones de nature dans une rgion trs humanise du centre de lAngleterre et tablir un rapport durable avec les espaces anthropiss : We began to look for an eco-cultural cycle that would replace or restore the soilsIn essence a new feedback system at great scale seemed call for . La mme ambition de restaurer des ponts entre milieux et poques diffrentes anime la dmarche dun Alan Sonfist qui se veut un visual archeologist mlant la mmoire des sites naturels aux reliques culturelles des temps passs. De son ct, Mark Dion offrait avec Tate Thames Dig (1999) une belle illustration de la confusion des temps et des lieux en rassemblant dans les vitrines de la Tate Gallery les objets recueillis dans une fouille mene sur la rive du fleuve ; ossements des btes et des hommes, poteries antiques, objets de toute poque, tlphones portables Le fleuve offrait ces vanits o se rassemblaient nature et culture sans plus de partage. 6. Pierre Paliard Ecole Suprieure dArt dAix-en-Provence, mars 2011 7. Pierre Paliard Ecole Suprieure dArt dAix-en-Provence, mars 2011