Rien ne sert dêtre vivant, s’il faut que l’on travaille · 2020. 11. 10. · 1 Rien ne sert...

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1 Rien ne sert d’être vivant, s’il faut que l’on travaille Éditorial Jaggernat n°3, Abolissons le travail ! CLEMENT HOMS Le besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité Theodor W. Adorno, Dialectique négative Si le travail cest la santé ,donnez donc le mien à un malade ! Antoine Chuquet (1905-1982) on le travail n’est pas une nécessité naturelle, éternelle, qui aurait toujours existé, c’est une forme sociale négative et destructrice de l’agir, dont l’avènement est concomitant de celui du capitalisme et qui fait abstraction de tous les contenus concrets des activités hétérogènes pour mieux les réduire à la forme vide de contenu d’une simple dépense abstraite d’énergie humaine – le travail abstrait. Non le travail vivant producteur de marchandises n’a fondamentalement aucun rapport avec le métabolisme avec la nature (depuis quand la finalité du capitalisme est- elle la satisfaction des besoins ?!), le travail vivant n’est que l’expression « vivante » du travail mort l’argent ‒ devenu fin en soi. Le travail vivant mis en boucle avec lui- même est le mouvement tautologique de reproduction et d’autoréflexion de l’argent qui ne devient capital que sous cette forme, comme transformation d’un quantum de travail mort et abstrait (la valeur) en un autre quantum plus grand de travail mort et abstrait (la survaleur). Le travail vivant est la manifestation concrète, de chair et d’os, de l’universalité abstraite du travail. Non les êtres humains dans les sociétés non-modernes n’agissent pas sur la « nature » aux fins de satisfaire des besoins positifs tels que se nourrir ou se vêtir, mais pour sceller des relations d’« alliance » avec des divinités imaginaires qu’ils mettent à l’origine de leurs propres rapports sociaux. Non le travail concret, dans ses gestes et ses savoir-faire n’est pas l’activité transformant en tout lieu et de tout temps, en toute innocence et neutralité, la « matière » pour lui donner une autre forme, mais la manière matérielle spécifique dont le travail abstrait en se matérialisant dans ton corps, ta parole, tes « savoir-faire » et tes gestes opère sa mainmise sur la « matière » naturelle ou sociale. Le travail concret est de prime abord rien d’autre que le précipité sensible-empirique d’un processus d’abstraction qui le transcende. Non le travail dans le procès de production ne « vaut » pas pour ce qu’il paraît être, à savoir un procès concret de fabrication de meubles, de médicaments, de barquettes de poulet basquaise, de fers à friser les cheveux, de jouets Mattel ou Playmobil, etc., il vaut comme dépense de force de travail abstraite en général, comme « gelée de travail abstrait » (Marx) qu’il convient d’optimiser par une meilleure gestion, afin de le représenter sous la forme de davantage d’argent. Les marchandises qui se taillent dans le matériel humain les « besoins » qui leur correspondent, ne sont toujours que N

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Rien ne sert d’être vivant, s’il faut que l’on travaille Éditorial Jaggernat n°3, Abolissons le travail !

CLEMENT HOMS

Le besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité

Theodor W. Adorno, Dialectique négative

Si le travail c ’est la santé ,donnez donc le mien à un malade !

Antoine Chuquet (1905-1982)

on le travail n’est pas une nécessité naturelle, éternelle, qui aurait toujours

existé, c’est une forme sociale négative et destructrice de l’agir, dont

l’avènement est concomitant de celui du capitalisme et qui fait abstraction

de tous les contenus concrets des activités hétérogènes pour mieux les réduire à la

forme vide de contenu d’une simple dépense abstraite d’énergie humaine – le travail

abstrait.

Non le travail vivant producteur de marchandises n’a fondamentalement aucun

rapport avec le métabolisme avec la nature (depuis quand la finalité du capitalisme est-

elle la satisfaction des besoins ?!), le travail vivant n’est que l’expression « vivante »

du travail mort – l’argent ‒ devenu fin en soi. Le travail vivant mis en boucle avec lui-

même est le mouvement tautologique de reproduction et d’autoréflexion de l’argent

qui ne devient capital que sous cette forme, comme transformation d’un quantum de

travail mort et abstrait (la valeur) en un autre quantum plus grand de travail mort et

abstrait (la survaleur). Le travail vivant est la manifestation concrète, de chair et d’os,

de l’universalité abstraite du travail.

Non les êtres humains dans les sociétés non-modernes n’agissent pas sur la « nature

» aux fins de satisfaire des besoins positifs tels que se nourrir ou se vêtir, mais pour

sceller des relations d’« alliance » avec des divinités imaginaires qu’ils mettent à

l’origine de leurs propres rapports sociaux.

Non le travail concret, dans ses gestes et ses savoir-faire n’est pas l’activité

transformant en tout lieu et de tout temps, en toute innocence et neutralité, la « matière

» pour lui donner une autre forme, mais la manière matérielle spécifique dont le travail

abstrait en se matérialisant dans ton corps, ta parole, tes « savoir-faire » et tes gestes

opère sa mainmise sur la « matière » naturelle ou sociale. Le travail concret est de

prime abord rien d’autre que le précipité sensible-empirique d’un processus

d’abstraction qui le transcende.

Non le travail dans le procès de production ne « vaut » pas pour ce qu’il paraît être,

à savoir un procès concret de fabrication de meubles, de médicaments, de barquettes

de poulet basquaise, de fers à friser les cheveux, de jouets Mattel ou Playmobil, etc.,

il vaut comme dépense de force de travail abstraite en général, comme « gelée de

travail abstrait » (Marx) qu’il convient d’optimiser par une meilleure gestion, afin de

le représenter sous la forme de davantage d’argent. Les marchandises qui se taillent

dans le matériel humain les « besoins » qui leur correspondent, ne sont toujours que

N

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l’enveloppe d’étape, quelconque et transitoire, sous laquelle apparaît la métamorphose

de l’argent.

Non le travail n’est pas aliéné, il est l’aliénation même.

Non tu ne travailles pas pour toi, tu travailles à produire des marchandises – biens

ou services ‒ pour obtenir un salaire afin d’acheter des marchandises que d’autres

auront fabriquées, et ce parce que tu es déjà à tout instant le support concret et vivant,

exploité et interchangeable, de l’automouvement de l’argent, alias le rapport-capital.

Non l’utilité, la valeur d’usage de cette marque de frigo, de cet ordinateur portable,

de ce pack de bières, de ce livre que tu tiens entre les mains, n’est pas une

détermination ontologique-transhistorique plantée dans l’immaculée blancheur de sa

forme sociale prétendument neutre, elle est la manière toujours spécifique dont

l’abstraction réelle de la valeur s’empare des choses, en soi non abstraites, pour en

faire des marchandises.

Non le produit concret, sensible, le corps même d’une marchandise n’est pas un

bien neutre et innocent qui aurait pu exister depuis la nuit des temps, il n’est que

l’expression concrète et transitoire de l’abstraction de l’argent.

Non le goût de ce sucre de betterave néonicotinoïdé ou de cette tomate modifiée

génétiquement, de cette charcuterie aux sels nitrités, de ces hochets et anneaux de bébé

chimifiés, de ce steak de bœuf gonflé aux anabolisants, de ce soda saturé de sucre,

n’est pas le sensible neutre, innocent et naturel, mais le sensible-abstrait déjà modifié

intérieurement pour être le « support » du plus profitable automouvement de l’argent

qui soit.

Non la durée de vie de cette « machine à pain », de cette chaise en plastique, de cet

écran télé que l’on ne veut plus regarder, n’est pas celle de la dégradation naturelle de

leurs matériaux, mais celle de leur obsolescence toute programmée afin de raccourcir

le cycle d’incarnation de l’automouvement de l’argent dans une nouvelle flopée de

marchandises jetées sur le marché.

Non ceci n’est toujours pas une pipe, c’est une chose sociale pleine de subtilités

métaphysiques, c’est du travail abstrait.

Non ceci ce ne sont pas des vaches, qui, dans leur univers concentrationnaire de

stabulation et de nourriture artificialisée, ne regardent de toute façon plus passer les

trains, c’est de l’argent sur pattes perfusé aux tourteaux de soja qui ne demande qu’à

s’accroître.

Non ceci n’est pas une tranche de jambon, c’est l’automouvement de l’argent qui

s’est concrètement incarné d’une façon aveugle et terrifiante dans un animal vivant qui

sent, éprouve, s’adapte, agit.

Non ceci n’est pas un missile de Nexter industrie, c’est de l’argent qui s’est investi

dans un contenu de production quelconque pour se métamorphoser en davantage

d’argent au travers des corps des enfants éventrés, des habitants terrorisés et des ruines

fumantes de Damas, d’Alep ou de Sanaa.

Non ceci n’est pas un poirier qui produit des poires, c’est un arbre

capitalistiquement transformé qui produit de l’argent comme le poirier pouvait jadis

produire des poires.

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Non la valeur d’usage ne définit pas un au-delà de l’économie politique, la valeur

d’usage n’est toujours que l’horizon aberrant de la valeur marchande.

Non tu n’es pas un être de besoins, Non tu n’es pas voué à les satisfaire, Non tu n’es

pas une force de travail.

Une saison dans l’enfer du travail

Recul de l’âge de la retraite, lois-travail à répétition, ubérisation du travail, mal-être

au travail et sentiment d’une perte du sens des métiers, « boulots à la con » dénoncés

publiquement, développement massif des troubles musculosquelettiques, explosion

des pathologies de surcharge de travail comme le burn out ou la mort subite (le

karôshi) de cadres ou d’employés par arrêt cardiaque ou AVC, multiplication des

suicides sur les lieux de travail, harcèlement moral et sexuel, diatribes contre l’open

space, télétravail sous Covid-19, débat sur la possibilité d’un revenu universel,

dénonciation de la « charge mentale » des femmes ou de la répartition du « travail

domestique », etc., ces dernières années, jamais les plaintes à propos du travail

n’auront été autant entendues et jamais le travail n’aura été à ce point ancré dans les

mœurs que nous ne voyons toujours pas comment vivre sans lui.

La façon dont le rapport-capital en crise traite sa composante qu’est le travail, crée

pourtant a priori des conditions favorables à la critique du travail par lui-même. Deux

ou trois milliards de « travailleurs sans travail », ces non-rentables jetés partiellement

ou complètement en dehors du mode de production et de vie capitaliste, n’ont pas

constitué pour autant une force révolutionnaire abolissant le rapport-capital et son

fétiche-travail. S’il existe bel et bien un mécontentement croissant vis-à-vis de

l’absence de travail, des formes et des conditions de travail ou encore de sa

rémunération, dans la forme de vie capitaliste laissée intacte, le travail s’impose à tout

le monde et n’intéresse les débats qu’en termes de modalités sectorielles,

d’accommodements personnels ou de survie bien comprise dans ses marges et

interstices. Hors du travail et de sa contrainte, existe-t-on vraiment ? Du dedans, du

ventre de la forme de vie sociale moderne, le travail n’est-il pas inhérent à la »

condition humaine » ? La forme de vie sociale capitaliste où les individus n’existent

qu’en se rapportant structurellement les uns aux autres au travers du travail et de ses

formes de représentation, la valeur, l’argent et les marchandises qu’ils produisent et

consomment, constitue une » cage d ’acier » (Max Weber) qui empêche d’identifier la

cause matricielle des souffrances sociales contemporaines. Cette façon largement

inconsciente de se cohérer socialement, constitue un piège qui non seulement enferme

à la fois nos corps et nos esprits, mais qui s’est refermée sur la conscience critique elle-

même, même lorsqu’elle est oppositionnelle ou révolutionnaire. L’anticapitalisme

tronqué s’installe ici sur le trône de la conscience critique. Aucune autre réalité

moderne n’est autant restée obscure à la pensée éclairée d’une société qui s’est

paradoxalement toujours dite rationnelle et consciente d’elle-même. Le travail, en tant

que tel, reste dans l’angle mort des luttes sociales et sociétales et un mouvement social

d’abolition de la forme de vie sociale organisée autour du travail et de ses

représentations se fait toujours attendre.

La gauche de tout horizon n’a pas davantage dérogé à la règle de la méprise

moderne qui recouvre les fondements de la vie moderne. Dans les limites d’une forme

de vie sociale finalement jamais remise en cause, l’ambition de « Changer la vie »

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devait se transformer en toute logique en la formule assumée de Léon Blum : « Gérer

loyalement le capitalisme ». Ainsi, les deux mouvements des « forces de gauche » qui

devaient s’opposer respectivement à la première contradiction immanente du

capitalisme (celle entre capital et travail) et à la seconde (celle entre capital et « nature

»), ne pouvaient que chercher à aménager les murs de cet enfermement : créer un

capitalisme à visage humain. Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, la crise des

fondements du capitalisme est tout autant la crise de cet anticapitalisme tronqué. La

gauche n’a pas encore franchi le Rubicon d’un changement radical de représentation

de ce qu’est le « capitalisme », et en conséquence, d’un nouveau projet émancipateur.

Elle n’a toujours pas tranché le nœud gordien que constitue la totalité sociale

capitaliste. Elle ne lève toujours jambes, barricades et mégaphones que pour mieux

déifier le travail et ses représentations, affirmer leur prétendu caractère indépassable.

Le travail, l’argent et une vie à acheter et vendre des marchandises, à se vendre comme

marchandise sur le marché du travail, sont toujours autant perçus comme l’air que l’on

respire ou l’eau que l’on boit, le vol des oiseaux qui parcourent le ciel : cette forme de

cohésion sociale où se trouve embarquée la reproduction de nos vies individuelles, a

toujours existé et existera jusqu’à la nuit des temps ! À quoi bon déchirer le rideau du

Saint des Saints d’une modernité productrice de marchandises si elle-même est la

nature humaine en personne ? Partout le mécontentement reste bridé par ce plafond de

verre du flou définitionnel autour du travail, de l’argent, de la valeur et des

marchandises, leur légende et leur naturalisation, qui vont avec celles de l’économie

et de l’économique en tant que tels.

Le sens commun du terme « travail » qui est spontanément accepté, le désigne

comme toute forme d’action de l’homme sur la nature, couplée à ses résultats.

L’universalité prêtée à cette fonction l’associe étroitement à la nature, et relève

quasiment de l’ordre du biologique. Le travail dans sa définition serait l’ensemble des

activités touchant à la production de biens matériels ou à la subsistance. Rien de

moins… Au mieux, le travail n’est toujours dénoncé que sous la forme du « travail

forcé ». Depuis le XVIIIe siècle, on critique alors celui-ci au nom du « travail libre » ;

ainsi le 22 septembre dernier, la Chambre américaine des représentants a adopté un

projet de loi visant à interdire aux États-Unis la plupart des importations en provenance

de la région chinoise du Xinjiang, afin de bloquer l’importation de produits issus des

Ouïghours 1. Il échappe pourtant encore à la fausseté bourgeoise que ces 380 « camps

» ‒ des « centres de formation professionnelle » selon la propagande officielle ‒ ne

sont pourtant rien d’autre, sous la forme d’un retard à l’allumage, que le propre passé

capitaliste fait de workhouses et de « camps de travail » des pays de chez Freedom et

Democracy.

Le travail a toutefois perdu son aura ces deux dernières décennies au moins dans

certains discours militants ou intellectuels. Sa Majesté est désormais ouvertement

décriée, vilipendée, évitée voire détestée. La jeunesse se pose toujours les mêmes

questions face à son futur devenir de travailleurs (plus ou moins) rentables. Ce qui

relève d’une critique du simple contenu, des conditions et de la forme concrète prise

par tel ou tel travail ‒ ce que nous appellerons une critique phénoménologique du travail

1 Plus d’un million de personnes, principalement musulmanes, y ont été internées dans 380 «

camps ». La Chine affirme qu’il s’agit de « centres de formation professionnelle », destinés à

aider la population à trouver un emploi et l ’éloigner ainsi de l’extrémisme religieux.

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‒, n’a certes jamais cessé d’exister durant toute la modernité. Il s’agit d’une analyse

critique empirique, historique, éthique et morale, d’objets précis, perçus

empiriquement, partant du principe que le travail en tant que tel, comme forme sociale

prise par l’agir, n’est pas problématique. Mais en critiquant les seules conditions

concrètes, cette analyse reste pieds et poings liés dans le mode de pensée positiviste.

Seuls des phénomènes particuliers relevant du travail peuvent être l’objet de critiques,

mais jamais le « travail » en tant que tel, dans son existence comme forme sociale et

dans son rôle induit par sa double nature, abstraite et concrète. On ne se réfère plus qu’à

un « agir » déterminé dans des catégories occultées, irréfléchies et donc non critiquées.

Comme l’a fait remarquer Alastair Hemmens, « on a gaspillé beaucoup d’encre en

critiquant ou décrivant la phénoménologie ou la sociologie du travail : la division du

travail, ses conditions, sa rémunération, qui le fait, pourquoi dans un sens immédiat le

fait-on, comment il est organisé, comment il a évolué, ses technologies, son injustice,

ce que l’on ressent en le faisant, comment les producteurs sont aliénés par la

dépossession de leurs produits et de leur propre activité, etc. » 2. La critique du seul

régime juridique du salariat au nom du travail libre, autonome, indépendant ou

autogéré, voire au nom du « contrôle ouvrier », fait partie de cette critique tronquée du

travail qui reste aveugle au fait que le salariat n’est qu’une des formes

phénoménologiques particulières prise par le travail. Dans une telle perspective, la

critique phénoménologique du travail et la plainte à propos du « turbin » sont au moins

aussi anciennes que sa naissance. Un poco, ma non troppo, car nous n’aimons toujours

le travail qu’à certaines conditions.

Chaque restructuration de l’appareil de production, sous la poussée d’une nouvelle

hausse de productivité, a conduit à ce genre de critique phénoménologique de chacun

des contenus des nouvelles formes prises par le travail. Pensons aux États-Unis, à la

critique du salariat faite par les petits propriétaires et producteurs de marchandises au

début du XIXe siècle et dont Christopher Lasch a pu faire l’apologie sans un véritable

concept de « capitalisme » 3, aux Luddites en Angleterre comme en Espagne

s’opposant au début du XIXe siècle à l’introduction des machines ou à la critique des

chaînes de production fordistes dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin comme

sur le terrain des luttes sociales, etc. Aujourd’hui l’ubérisation du travail, c’est-à-dire

cette forme non salariée – quasi proto-industrielle ‒ du travailleur 2.0, suscite autant

de critiques et d’interrogations. Les luttes autour du travail de nettoyage dans

l’hôtellerie française tout autant. De manière plus générale, au travers du concept de

flux tendu, le principe du flux productif – la lean production – s’est généralisé depuis

les années 1980 à l ’ensemble de la production marchande des biens et des services et

s’est accompagné d’un nouveau régime de mobilisation des salariés .Ce « modèle néo -

fordien » qualifié également de « taylorisme flexible », a façonné dans le domaine de

la subjectivation un « homme nouveau » nécessaire à cette restructuration du côté

concret du travail.

Le capitalisme a désormais besoin de salariés capables d’initiatives, de prises de

responsabilités, non plus fondamentalement de « qualifications » comme au temps

2 Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier

à Guy Debord, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 28. 3 Voir Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de

ses critiques, Paris, Flammarion, 2006, p. 239-243.

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fordiste mais de « compétences », c’est-à-dire d’être en capacité de faire face en

permanence aux imprévus objectivés du capitalisme de crise 4 et de ses marchés

mondiaux. Un « nouvel esprit du capitalisme » a ouvert une place apparente à la

responsabilisation des salariés et à l’extension de leur autonomie, ce dont témoigne

depuis les années 1990 la langue même de l’entreprise quand elle ne parle plus de

simples salariés, mais de « collaborateurs ». On ne veut pas, en apparence, de simples

« exécutants » mais des travailleurs « pro-actifs » ‒ un élément de langage majeur de

la dernière décennie ‒, c’est-à-dire que la restructuration post-fordiste de l’appareil de

production a impliqué, fait observer Norbert Trenkle, que « les fonctions de

commandement du capital furent en partie intégrées dans les différentes activités de

travail, et que de cette façon, la contradiction entre travail et capital fut transférée

directement à l’intérieur des individus » 5. Cette exigence, finalement, consiste à faire

immédiatement intérioriser aux salariés, sous la forme d’une injonction permanente à

la malléabilité, la structure coercitive et objective des exigences que réclame désormais

la valorisation de la valeur à son « matériel humain ». Le capitalisme de crise façonne

un salarié de crise à son image, réduit concrètement à n’être plus, sous sa propre

responsabilité personnelle et son initiative, que le porteur docile et auto-soumis de

l’automouvement de l’argent.

Cependant, dans le même temps, ce « nouvel esprit du capitalisme » et sa

conjoncture de crise structurelle fabriquent un « homme nouveau » traversé par des

exigences contradictoires dans l’exercice de ce même travail. On peut ici suivre les

thèses du sociologue Jean-Pierre Durand en les modifiant quelque peu 6. D’une part,

cette autonomie, cette responsabilisation du salarié, cette réalisation de soi par la prise

d’initiative, cette mise en œuvre d’un ethos pro-actif et d’une « compétence », sont

toujours bornées par un cadre organisationnel ‒ le lean management ‒ qui contrôle et

encadre cette autonomie, notamment à travers la façon dont on s’assure des résultats

quantitatifs et qualitatifs du travail des salariés à partir des outils de reporting,

d’évaluation, d’entretien individualisé, de logiciels mouchards pour poste en

télétravail, etc. En ce sens, la fonction de commandement du capital sur ce

travail « responsabilisé » n’est plus que de l’ordre du contrôle et de la vérification de

cette responsabilisation du salarié. On s’assure que le « collaborateur » est capable de

lui-même ‒ au travers d’une auto-discipline du corps et de l’esprit qui n’est que

4 Sur la théorie et l’analyse de la crise, voir à ce propos Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La

Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de

la crise, Fécamp, Post-éditions, 2014 ; « Crises, champagne et bain de sang », Jaggernaut.

Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, Albi, Crise & Critique, 2020 ; Sandrine

Aumercier, Clément Homs, Anselm Jappe et Gabriel Zacarias, De virus illustribus. Crise du

coronavirus et épuisement structurel du capitalisme, Albi, Crise & Critique, 2020. 5 Norbert Trenkle, « Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le

processus capitaliste de crise », dans Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-

patriarcale, no 1, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 38. 6 Jean-Pierre Durand, La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire ?,

Lormont, Bord de l’eau, 2017. Nous ne rejetons pas du tout ce genre de recherches empiriques

marquées du prisme d’une critique phénoménologique affirmative. Il est cependant toujours

nécessaire d’en souligner les limites et nous nous réservons de mettre dans un autre cadre

conceptuel ‒ celui d’une critique catégorielle et négative du capitalisme ‒, ce qui est accumulé

par des chercheurs certes honnêtes mais dont la perspective reste quelque peu bornée.

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l’envers de ce transfert apparent de responsabilité ‒, de se soumettre aux exigences de

la valorisation de la valeur et tout particulièrement de la compulsion de la productivité

qu’impose le cadre concurrentiel. Et au besoin, de sa mâchoire de fer, le top

management lui serrera la vis. Les salariés du fordisme flexibilisé doivent désormais

exécuter envers eux-mêmes la fonction sans sujet, supra-individuelle de

l’automouvement de l’argent (la valorisation). Ils doivent devenir les « sujets »

immédiats du « sujet automate » (Marx) – dont les figures archétypales sont aussi

celles de l’auto-entrepreneur ou du travailleur-Uber. Idéalement, ils ne doivent devenir

rien de plus que des « objets » du processus de valorisation, c’est-à-dire qu’ils doivent,

en tant que travailleurs, en intérioriser les contraintes au plus profond de leur psyché.

Ils doivent ne faire plus qu’un avec la « domination sans sujet » (Robert Kurz) qui

s’abat sur eux. L’entrepreneur de soi-même, qui n’est rien d’autre que « l’exploiteur

de soi-même », constitue ici la logique de la valeur pleinement réalisée dans son

matériel humain : l’anthropomorphose même du capital. Mais ici, l’homme nouveau

salarié, remarque Jean-Pierre Durand, est « clivé, disjoint entre l’expression de lui-

même ou la réalisation de soi d’une part et, d’autre part, le cadrage de son activité par

une organisation hétéronome » 7. Il combine désir d’agir ou de faire, excité par ses

propres initiatives et sa nouvelle responsabilisation, « tout en étant sans cesse bloqué

dans celles-ci par une organisation et une hiérarchie qui l’estropient, mais auxquelles

il voue son attachement » 8. Et il faut aller plus loin ici que Durand et son marxisme

traditionnel : son désir d’autonomie et de devenir pleinement sujet de son travail, est «

bloqué » par le statut d’objet immédiat du procès de valorisation qu’il devient en

exécutant sur lui-même, sans autre médiation de commandement que sa « propre »

volonté, les exigences coercitives et sacrificielles.

Sur ce plan, la critique phénoménologique du travail se restructure. Le passage des

années 1990 aux années 2000 marqué par le remplacement du débat sur la « fin du

travail » par celui de « la souffrance au travail », s’explique fondamentalement par ce

clivage du travailleur du fordisme flexibilisé. Les nouvelles pathologies du travail vont

avec les nouvelles formes de destructivité que les individus s’infligent à eux-mêmes et

infligent aux autres – suicides au travail, tueurs de masse, etc. Cette « souffrance au

travail » correspond également au processus d’individualisation postmoderne et à ses

identités flexibles, où si l’on peut se plaindre de tel ou te contenu pris par le travail,

c’est également parce que nous sommes sommés tout au long de la vie de passer

continuellement d’un travail à un autre, à la vitesse même du renouvellement des

marchandises, de la spatialisation et des procédés changeants de leur production et des

nouvelles babioles mises sur le marché.

C’est à nouveau moins le travail en tant que tel, que le contenu et les conditions du

travail qui sont incriminés dans cette plainte. Témoins de la restructuration de cette

critique phénoménologique du travail, les succès de librairie ou de salles de cinéma

que furent Bonjour Paresse de Corinne Maier, Attention danger travail de Pierre

Carles, la bande dessinée Le travail m’a tué de Arnaud Delalande, Grégory Mardon et

Hubert Prolongeau, les succès encore des ouvrages de David Graeber, Bullshit Jobs,

et de Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merdes ! dont le sous-titre exprime un

anticapitalisme tronqué : Du cireur au tradeur, enquête sur l’utilité et la nuisance

7 Ibid., p. 11. 8 Ibid.

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sociales des métiers. Cette souffrance au travail se veut aussi justifiée au nom d’une

revalorisation du travail et des gestes et savoirs des métiers. On pense à l’ouvrage de

Matthew B. Crawford, L’éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail

ou au documentaire de Jean-Robert Vialet, La mise à mort du travail en 2009 qui a

cristallisé de nombreuses interrogations. C’est surtout de mal-être au travail et de «

perte de sens du travail (que l’on retrouve aussi dans les écrits du sociologue Richard

Sennett) dont il est question, c’est-à-dire une forme ou une autre de l’idéologie

nostalgique d’un « travail bien fait » et des « vrais gestes du métier ».

Pince-mi et pince-moi. Bourgeoisie et mouvement ouvrier dans le bateau de la

critique du point de vue du travail

Mais le travail n’est pas seulement au cœur des plaintes pour ses contenus et

conditions changeantes au cours de la trajectoire de production du capitalisme. De

manière en apparence paradoxale, l’objet même de la plainte constitue, pour l’individu

moderne, une vision du monde et un attachement subjectif tellement prégnants, qu’il

est aussi le point de vue à partir duquel la plainte et la critique sont entreprises. Le

travail se trouve toujours au cœur d’une critique et de récriminations faites du point de

vue même du travail 9. Cette critique qui cherche « l’émancipation du travail », est une

critique faite d’un point de vue quasi naturel, c’est-à-dire du point de vue d’une

ontologie. « C’est une critique, note Moishe Postone, de ce qui est artificiel au nom de

la “vraie” nature de la société » 10. Et son caractère est positif ; « son point de vue,

poursuit Postone, est la structure déjà existante du travail et la classe qui travaille.

L’émancipation se réalise lorsque la structure du travail déjà existante n’est plus

entravée par les rapports capitalistes [réduits à de simples rapports de distribution] et

utilisée pour satisfaire des intérêts particularistes, mais lorsqu’elle est soumise au

contrôle conscient dans l’intérêt de tous » 11.

Les mécanismes complexes d’identification au travail (et ce dès l’enfance, sous la

forme des injonctions socio-parentales du type « Quel métier tu voudras faire quand

tu seras grand ? ») et la vision du monde social naturalisant le travail, s’ancrent dans

la « seconde nature » des rapports sociaux capitalistes où chacun se rapporte

objectivement aux autres, au travers du travail, et doit donc pour (sur)vivre se penser

en permanence subjectivement sous la forme d’un sujet-prestataire de ce travail sous

une forme ou une autre. L’individu n’existe qu’à travers ce qu’il a à vendre ou à acheter

à partir de son travail. Ce sujet qui se pense et appréhende le monde du point de vue

du travail n’est pourtant pas seulement celui qui sera dans une démarche

anticapitaliste. Elle est plus largement le fait du sujet moderne quelles que soient les

classes sociales auxquelles il appartient.

9 Une critique du point de vue du travail s’oppose à une critique catégorielle du travail. La

première, suivant Postone, « se fonde sur une compréhension transhistorique du travail,

présuppose une tension structurelle entre les aspects de la vie sociale propres au capitalisme

(par exemple le marché et la propriété privée) et la sphère sociale constituée par le travail. Le

travail forme la base de cette critique du capitalisme, le point de vue à partir duquel la critique

est entreprise », dans Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une

réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 19. 10 Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 104. 11 Ibid., p. 105.

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9

La première critique bourgeoise de l’aristocratie terrienne et des vagabonds jetés

sur les routes par la décomposition des rapports féodaux, est ainsi faite du point de vue

du travail. Comme l’a souligné l’historien des Annales Lucien Febvre, au moins

depuis la fin du XVIe siècle, « le bourgeois laborieux de ce temps ne se dresse pas

seulement, au nom de son labeur, contre l’oisiveté monacale – mais encore contre

l’oisiveté nobiliaire » 12. Dans cette critique, le travail est le critère de la valeur sociale.

De Antoine de Montchrestien à John Locke, les bourgeois sur-éclairés des XVIIe et

XVIIIe siècles critiquent ici du point de vue des groupes « réellement » productifs, les

aristocrates sous-éclairés ou les autres formes prémodernes, en les qualifiant d’«

improductifs », de « parasites » et d’« oisifs ». Tandis que la « formation de vastes

groupes de misérables, écrit Bronislaw Geremek, inadaptés au travail industriel, fait

partie du coût social de la naissance du capitalisme ». La bourgeoise se fait le bras

armé d’une « répression [qui] frappe le chemineau, le fainéant, l’escroc, au nom de

l’éthique du travail, pour les besoins du marché de la main d’œuvre » 13. Ici

l’implémentation du travail comme forme de vie sociale moderne se manifeste comme

une intolérance répressive où la société moderne s’extirpant de sa peau féodale se

sépare des « inutiles au monde » et « inutiles à la chose publique », « poids inutiles de

la terre », tous ces gueux qui au nom d’arguments économiques, policiers et

moralisants sont contenus par une « législation sanglante » (Marx) dans le processus

de « renfermement des pauvres » (B. Geremek). On les chasse, on les fouette, on les

marque, on les condamne, et en associant le charitable et la répression, on les enferme

en Angleterre dans le Bridewell, des maisons de travail qui occupent dès le XVIe siècle

les chômeurs. Ils seront les « coûts sociaux » de l’accumulation initiale du capital. Les

« inutiles au monde » « sont non seulement rejetés du corps social mais semblent

même être dépouillés de leur nature humaine »14, celle du moins qui fait corps et esprit

avec le travail.

Cette critique bourgeoise faite du point de vue du travail est très perceptible dans

tous les mouvements d’indépendance qui marqueront les rébellions au temps de la

première colonisation, comme déjà dans la « Grande révolution » française. Les

motivations des pamphlétaires et rebelles américains lors de la guerre d’indépendance

des États-Unis en sont un exemple caractéristique. Thomas Jefferson, John Adams,

James Otis comme Samuel Adams, les pères de la révolution américaine, expriment

une critique de la féodalité européenne et une opposition à la royauté britannique ‒ »

le roi et ses parasites » dit Thomas Paine 15 ‒, du point de vue du sujet moderne du

travail. Pour nos révolutionnaires américains, remarque Elise Marienstras, la « liberté

consiste, lorsque les hommes le désirent, à corriger les effets du hasard, à quitter une

terre pour en choisir une autre et, point crucial de la démonstration, à y acquérir des

biens et à les faire fructifier. Jefferson, n’admet aucune limite au droit des colons à

posséder sans entraves. […] James Otis avait […] souligné la différence entre la

propriété qui découlerait d’un privilège (celui des chartes) et celle des colons

12 Lucien Febvre, « Travail », dans Vivre l’histoire, Paris, Robert Laffont/Armand Colin, 2007,

p. 844. 13 Bronislaw Geremek, Truands et misérables dans l’Europe moderne. 1350-1600, Paris,

Gallimard, 2014, p. 281. 14 Ibid., p. 114. 15 Cité par Elise Marienstras, Nous, le peuple. Les origines du nationalisme américain,

Gallimard, 2004, p. 204-225.

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10

individuels qui l’ont acquise “par l’entreprise et le labeur”. De même, Samuel Adams

avait distingué entre la propriété qui résulte d’un don, et qu’il jugeait illégitime, et la

propriété acquise par le travail. […] En Europe, explique encore Samuel Adams, la

société est dominée par une caste dont le statut et la richesse ne tiennent pas au mérite

des individus, tandis que les Américains ne peuvent compter que sur leur talent et leur

travail »16 Deux mondes s’affrontent ainsi quand s’affirme l’idée que « c’est une loi

de nature inaltérable qu’un homme doit avoir le libre usage et l’exclusive disposition,

sans aucun contrôle, du fruit de son travail honnête » (Samuel Adams) 17. Cette activité

sociale générique et nouvelle est au cœur des valeurs bourgeoises jusque sur le terrain

de l’éducation. Sous la IIIe République en France, on instruisait les enfants de la valeur

du travail dans le célèbre Tour de France par deux enfants : « Voulez-vous mériter la

confiance de ceux qui ne vous connaissent pas ? Travaillez. On estime toujours ceux

qui travaillent » 18. Et dans le même ouvrage : « Que chaque habitant et chaque

province de la France travaillent, selon leurs forces ,à la prospérité de la patrie » 19. « Que de peines nous nous épargnerions les uns aux autres, si nous savions toujours

nous entendre et nous associer dans le travail »20. Bruno admet volontiers que c’est le

but de son ouvrage : « nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous ses traits

les plus nobles, et la leur montrer grande par l’honneur, par le travail, par le respect

religieux du devoir et de la justice. »

Depuis le début du XIXe siècle, la classe ouvrière s’est formée au travers d’un «

processus actif, mis en œuvre par des agents tout autant que par des conditions »

(Edward P. Thompson 21), dans la sphère de la circulation où les « possesseurs de force

de travail » vendent désormais aux « possesseurs de monnaie » leur « marchandise

singulière » (Marx), comme dans la sphère de la production vivant l’expérience de

l’exploitation et de n’être que les « masques de caractère » du rapport-capital. Comme

la classe bourgeoise un siècle plus tôt, la classe ouvrière s’est à son tour consciemment

identifiée au travail et a commencé à voir le lieu de travail comme une arène potentielle

pour l’émancipation. Sa conscience critique, oppositionnelle et bientôt

révolutionnaire, s’est installée à son tour dans le point de vue du travail en cherchant

à chasser l’ancien occupant de ses murs, offrant à l’utopie du lieu de travail une carrière

prometteuse ‒ sous les formes diverses de l’associationnisme, du mutuellisme, du

collectivisme, du contrôle ouvrier, de l’autogestion, etc.

Ce processus d’intériorisation du travail, sous la forme d’une autodiscipline

d’identification, surgit en France dans les années 1830 – on pourrait penser qu’en

Angleterre, il correspond à la période que Joshua Clover appelle « la transition de

l’émeute à la grève » entre 1790 et 1842 22. La parole ouvrière devient dès lors la «

16 Ibid., p. 204-205. 17 Cité par Elise Marientras, ibid., p. 205. 18 G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants : « Devoir et patrie » (1877), Paris, Eugène

Belin, 1889, p. 37. Je remercie Alastair Hemmens pour ces références. 19 Ibid. p. 53. 20 Ibid. p. 76. 21 Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2012,

p. 15. 22 Joshua Clover, L’Émeute prime. La nouvelle ère des émeutes, Paris, Entremonde, 2018, p.

33. Nous ne discutons pas ici des limites de cet ouvrage.

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11

voix d’une intelligence qui est celle du principe nouveau : le travail »23. Une parole

qui demande la reconnaissance de sa place au sein de la nouvelle forme de vie sociale

corsetée par le « principe nouveau » : « ce ne sont point des grâces que nous

réclamons, déclarent avant Proudhon les ouvriers tailleurs, nos droits et rien que nos

droits »24. Ce « droit au travail » qui surgit en France en 1848, puis ce droit du travail,

resteront le présupposé commun du mouvement ouvrier dans ses franges majoritaires.

Ce processus vient à terme probablement dans les années 1850. Jean-Pierre Drevet,

mécanicien parisien à cette époque, évoque au sujet des ouvriers de métiers en voie de

prolétarisation, le fait qu’ils étaient déjà partagés entre l’amour du métier et la haine

de l’exploitation. C’est cet état d’esprit écrit-il, qui pousse les ouvriers à « se révolter

contre le travail qu’ils pourraient aimer »25. Cette critique paradoxale du point de vue

du travail traversera tout le mouvement ouvrier et révolutionnaire, y compris des pans

entiers de l’anarchisme. Un Michel Bakounine, comme tant d’autres, pouvait ainsi

tomber en partie d’accord avec son ennemi le bourgeois en proclamant que « le jour

où le travail musculaire et nerveux, manuel et intellectuel à la fois, sera considéré

comme le plus grand honneur des hommes, comme le signe de leur virilité et de leur

humanité, la société sera sauvée, mais ce jour n’arrivera pas tant que durera le règne

de l’inégalité, tant que le droit d’héritage ne sera pas aboli » 26. Les indications de

Postone se vérifient une fois de plus, on critique bien un capitalisme qui est perçu

comme « artificiel » – l’inégalité, le droit d’héritage, mais cela pourrait être le marché

ou la propriété privée ‒ « au nom de la “vraie” nature de la société », c’est-à-dire à

partir d’une compréhension transhistorique du travail. Comme l’indique Kurz, le

capitalisme est inlassablement réduit à de simples rapports de distribution répartissant

les résultats d’un procès de travail qui lui est ontologisé et perçu comme simplement

technique. Si ce collectivisme bakouninien même fédéraliste, défenseur au final du «

salaire collectiviste » et baigné dans l’économisme, s’opposait au collectivisme

autoritaire pour qui la production serait plus tard dirigée par l’État, il n’en partageait

pas moins l’idée inscrite dans le marbre lors du congrès de Saint-Imier de l’AIT anti-

autoritaire, qu’il faudra bel et bien « établir la société organisée sur le travail »27 . On

sait aussi quelles sont les premières phrases du Programme du Parti ouvrier allemand

dit de Gotha en 1875 : « Le travail est la source de toute richesse et de toute civilisation

» 28. En cela, anarchistes, marxistes et bourgeois partageaient la même Religion du

travail. Ce point de vue du travail qui constituera l’idéologie principale enracinée dans

la lutte des classes n’est pas à critiquer parce qu’il mène une propagande pour la lutte

sociale, mais parce qu’il reste capté, de manière anachronique, à l’intérieur de

l’ontologie du travail, de la forme-valeur et du rapport de la valeur-dissociation relatif

au genre ‒ car, comme pour les bourgeois, le travail sera identifié à la virilité du « mâle

23 Jacques Rancière, La Parole ouvrière, 1830-1851, Paris, La Fabrique, 2007, p. 9. 24 Rapporté par J. Rancière, ibid., p. 11. 25 Cité dans Mathieu Léonard, L’Émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première

internationale, Paris, La Fabrique, 2011, p. 43. 26 Ibid., p. 165. 27 Extrait des Résolutions du Congrès de l’Internationale antiautoritaire de Saint-Imier, les 15 et

16 septembre 1872, cité par Myrtille (Giménologue), Les Chemins du communisme libertaire en

Espagne, Volume I, Et l’anarchisme devint espagnol, 1868-1910, Paris, Éditions Divergences, 2017,

p. 39. 28 Karl Marx, Critique du programme de Gotha, traduction nouvelle par Sonia Dayan-

Herzbrun, Paris, Éditions Sociales, 2008, p. 41.

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» mais cette fois-ci sous les traits des mains calleuses et des poitrines huileuses. Le

réalisme socialiste partageait ici, avec l’esthétique bourgeoise, une même glorification

de la production et des producteurs et finalement des Tours Eiffel de la technique 29.

Malgré leurs différences, note Michael Seidman dans Ouvriers contre le travail, « la

théorie de la modernisation et le marxisme (y compris ses variantes anarchistes) ont

une vision comparable de la soumission ouvrière au travail. En effet, on peut dire que

la théorie de la modernisation a simplement prolongé le consensus sur le travail, dont

était largement absente toute critique, que les marxistes et les anarchistes ont mis en

place au XIXe siècle » 30.

Cette façon de voir fétichiste est quelque chose qui touche toute la société aux XIXe

et XXe siècles, et pas seulement la droite qui fera du travail, on le sait, une de ses

valeurs essentielles. Sa critique des « oisifs », des « assistés sociaux », des gens au

RSA, des « travailleurs détachés » sera toujours exprimée du point de vue du travail.

Même le racisme biologique peut s’armer dès le XIXe siècle, au nom du travail de la

nation et de la « race supérieure », quand il s’agira de haïr ces immigrés italiens

« voleurs de travail », quand d’autres durant ces dernières décennies seront accusés de

venir en Europe « pour vivre des allocations du chômage ou familiales », autrement

dit, vivre comme des « parasites » sur le dos de la communauté de travail nationale.

C’est bien là du point de vue du travail que l’on projette la catégorie de « race » ou un

ensemble de stéréotypes négatifs sur des populations, afin d’exclure celles-ci du travail

et de sa communauté. Dans l’histoire du capitalisme, ce point de vue du travail peut

être ainsi excluant comme incluant. Dans une première phase d’ascension du

capitalisme ou durant les phases de croissance économique, le travail constituait le

vecteur principal d’intégration au système producteur de marchandises, il s’agissait

d’inclure tout le monde vaille que vaille, le patronat recherchant aussi cette main-

d’œuvre étrangère peu chère. Ce point de vue du travail est incluant dès le XVIIe siècle

dans la mise en workhouses des pauvres par l’État développementaliste anglais, et

devient partout au XIXe siècle le creuset de la forme-nation capitaliste lors des

modernisations de rattrapage quand il s’agit de rattraper le retard économique sur les

nations-locomotives de tête du capitalisme. Dans une seconde phase, le travail

devenait plutôt un privilège réservé à ceux qui étaient du bon côté de la barrière.

Maintenant, il fallait éviter qu’ils viennent travailler. Ce point de vue du travail sous

son prisme excluant est un des fondements du surgissement de la xénophobie (y

compris spécifiquement ouvrière) et du racisme biologique dès la fin du XIXe siècle 31. Généralement la bascule entre un point de vue du travail incluant et excluant suit

les mouvements de crise et d’expansion de l’accumulation du capital.

29 Il ne faut pas, bien sûr, oublier la misogynie des proudhoniens qui interdisaient le travail aux

femmes et pensaient que leur place était au foyer, position qui sera même validée un bref

moment au début de la Première internationale, voir sur ce point Mathieu Léonard,

L’Émancipation des travailleurs, op. cit., p. 76. 30 Michael Seidman, Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts

populaires, Paris, Senonevero, 2010, p. 16. 31 Voir par exemple autour du concept de « populisme productif », l’article de Mark Loeffler,

« Populistes et parasites. Sur la logique des populismes productifs », dans Jaggernaut. Crise

et critique du capitalisme-patriarcat, no 1, Albi, Crise & Critique, 2019. Sur le concept de «

xénophobie ouvrière » instruite par le point de vue du travail, voir Laurent Dornel, La France

hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), préface de Gérard Noiriel, Paris,

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Du temps où les luttes sociales n’étaient pas toujours favorables au travail

Les luttes sociales et la lutte des classes n’ont pas toujours pris la forme, au sein du

mouvement ouvrier et de l’anarchisme, de ce « mouvement pour le travail » évoqué

par le Manifeste contre le travail. La période de l’accumulation primitive, entre les

XVe et XVIIIe siècles, qui voit surgir le mode de production et de vie capitaliste ‒

l’Économie ‒ est résumée par Arthur Rimbaud par cette formule taillée sur mesure : «

Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut ]…[ s’habiller, travailler »32 (Kurz ne se serait

pas exprimé autrement pour identifier le rôle de la révolution des armes à feu dans la

naissance de la socialisation moderne par le travail). L’ensemble des éléments de

l’accumulation initiale du capital, en particulier la mise au travail des populations,

l’expropriation, la généralisation de la propriété exclusive, l’enfermement des pauvres

et des mendiants, la chasse aux sorcières, la répression des femmes et leur

cantonnement dans la sphère privée et le foyer, le pressurage fiscal de la paysannerie

par les États royaux qui commencent déjà à endosser certaines fonctions de «

capitaliste collectif idéel » caractéristiques des États modernes, etc., furent à cette

époque « inscrits dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu »

(Marx).

La monétarisation des rapports sociaux et la constitution progressive de la forme de

synthèse sociale au travers du travail abstrait impliquent une restructuration des formes

des protestations dans les populations agraires prémodernes. Dans une période de

transition au capitalisme, face au nouveau cadre des rapports sociaux où la richesse

sensible matérielle devient le porteur de la richesse abstraite capitaliste (la valeur), les

révoltes frumentaires sont croissantes, mais elles ne sont pas encore encodées dans les

formes sociales capitalistes, leur forme d’intérêt spécifique et leur lutte immanente, la

lutte des classes. Pendant cette transition vers le capitalisme, de nombreuses luttes font

preuve d’une hostilité au principe nouveau du travail qui prend des formes diverses

telles que l’individualisme agraire dans les campagnes, la propriété exclusive qui érige

murs et clôtures, l’interdiction progressive de l’accès aux forêts par ceux qui veulent

s’en réserver l’usage exclusif, etc. Cette histoire de la résistance mondiale à

l’émergence radicale de l’Économie, reste encore largement à écrire.

En opposition à des courants historiographiques notamment marxistes qui

propageaient une vision spasmodique de l’histoire populaire, l’historien britannique

Edward P. Thompson a toute sa vie voulu montrer que les actions populaires,

désignées par les mots « émeutes », « rumeurs », « bruits », « crimes » ou « émotions

» dans les sources judiciaires, ne pouvaient pas être réduites à des réactions instinctives

provoquées par la faim et l’atavisme des « primitifs de la révolte » comme les

désignera de manière condescendante Eric Hobsbawm. Pour Thompson, l’émeute

rurale est aussi le vecteur d’une politique latente, d’une culture et d’une morale

ordinaire fruit du bon sens des gens de peu. On réagit et on critique pendant cette

période l’implémentation des rapports sociaux capitalistes ‒ par exemple la forme de

l’appropriation exclusive des terres ‒, non pas du point de vue du travail qui n’a pas

encore corseté les vies, mais du point de vue de la morale et des traditions coutumières

Hachette, 2004 ; ainsi que Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France

(XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Hachette, 2014 (2007). 32 Arthur Rimbaud, « Mauvais sang », Une saison en enfer, avril-août 1873.

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prémodernes. L’enjeu est la défense non pas des rapports prémodernes féodaux-

agraires en tant que tels, mais des droits collectifs coutumiers et des biens communaux

contre une définition plus exclusive de la propriété ouvrant la voie à l’individualisme

possessif caractéristique du mode de subjectivation capitaliste. Ici ce n’est pas du point

de vue du travail que l’on proteste, ni du point de vue du monde féodal-agraire, « les

hommes et les femmes dans la foule étaient animés par la croyance qu’ils défendaient

des droits ou des coutumes traditionnels » écrit Thompson 33. Ce sont des commoners

(des communiers), usagers de l’exercice collectif des droits d’usage prémodernes et

non des travailleurs qui se battent contre les premières formes du capitalisme. Ce point

de vue coutumier de la protestation, c’est ce que Edward P. Thompson a théorisé

comme relevant de l’« économie morale de la foule ». C’est ce type de révolte, à front

renversé par rapport à la situation de la lutte des classes à partir du XIXe siècle, qui va

dominer tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles dans les classes populaires,

notamment paysannes, qui ne s’identifient pas encore, comme les élites bourgeoises et

l’oligarchie whig en Angleterre qui les combattent, au travail.

L’absence d’une critique du point de vue du travail et le désintérêt pour le travail,

s’observent dans certains mouvements populaires et ouvriers en particulier au

XIXe siècle dans les aires « retardataires » de la modernisation capitaliste. On pense à

l’Espagne, comme l’ont montré les Giménologues 34, où l’on observe une tension

constante ‒ qui ne fut jamais véritablement tranchée dans le mouvement anarchiste

espagnol ‒ entre une critique faite du point de vue du travail et une critique qui ne

voulait pas renoncer à un certain mode de vie où le temps ne se réduisait pas à

engendrer de l’argent. Cette tension apparaît dans le mouvement ouvrier naissant

autour de la dispute fondamentale relative à la question de la répartition des biens

produits dans une future société post-capitaliste : à chacun son travail ou à chacun

selon ses besoins ? En Espagne cette tension prend la forme de l’opposition, à partir

des années 1880, entre le collectivisme anarchiste d’inspiration bakouninienne et

attaché aux Idées sur l’organisation sociale de James Guillaume (1876) et le

communisme anarchiste (forme première du communisme libertaire qui fut adopté par

la CNT en 1919) inspiré par les thèses de Pierre Kropotkine rassemblées en 1892 dans

La conquête du pain. Au cours des décennies suivantes, ce conflit au sein de la CNT

se transforme dans l’opposition entre la tendance plus syndicaliste représentée par

Diego Abad de Santillán qui à partir de 1932 intègre de plus en plus les valeurs du

travail, de l’usine, du productivisme et de l’industrialisation capitaliste, et la tendance

issue du communisme anarchiste et défendue en particulier par Federico Urales, le

communisme libertaire. Celle-ci constitue un communalisme rural fondé sur les luttes

de quartiers et prône l’organisation de l’ensemble des activités à partir du lieu même

où l’on vit. Comme le note Floréal M. Romero, en rappelant combien Murray

Bookchin s’inscrit dans cet héritage, les comités de quartier, « fédérés entre eux, avec

une culture imprégnée de liens directs et émotionnels, décideraient de leurs activités

33 Edward P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth-century

», cité par Philippe Minard dans E. P. Thompson, La guerre des forêts. Luttes sociales dans

l’Angleterre du XVIIIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 136. 34 Myrtille (Giménologue), « Annexe III. Si fuese el trabajo tan bueno, se le hubieran guardado

los ricos para si mismo ,» dans Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868-

1937, (Nouveaux) enseignements de la révolution espagnole, Troisième volume, Paris,

Éditions Divergences, 2019, p. 159-162.

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dans les usines, dans l’agriculture et les autres domaines économiques et sociaux,

constituant ainsi la commune libre » 35. Comme le nota le congrès de la CNT en

mai 1936 à la veille de la Guerre d’Espagne où une tentative de synthèse fut élaborée,

ces « deux manières d’interpréter le sens de la vie et les formes de l’économie post-

révolutionnaire » s’affrontaient au sein de l’organisation. Durant la guerre 36

d’Espagne, à la différence de la première tendance qui se compromettra largement

(voir Seidman et les Giménologues), la tendance du communalisme libertaire sera à

l’origine en Aragon d’une expérience révolutionnaire inédite au XXe siècle, organisant

pour près de 400 000 habitants, une province sans État en élaborant dans plusieurs

centaines de collectivités agricoles, les structures de base de la première étape du

communisme libertaire.

Certains groupes, auteurs et avant-gardes artistiques à l’intérieur du mouvement

ouvrier ou à sa marge, feront également preuve d’hostilité envers le travail. Max Stirner

perçoit le moment de bascule vers le capitalisme dans la première moitié du XIXe siècle

et sera probablement le premier auteur à identifier l’effet de miroir que l’on retrouvera

entre la critique bourgeoise et le mouvement ouvrier. Les frères ennemis placeront tous

deux le travail comme valeur suprême, une activité naturalisée et prétendument

transhistorique. « Quand le communiste voit en Toi l’homme, le frère fait remarquer

Stirner, Tu ne le dois qu’au côté “dominical” de sa doctrine ; son côté “hebdomadaire”

ne Te considère absolument pas comme un homme sans plus, mais comme un

travailleur humain ou un homme travailleur. […] Si Tu étais “fainéant”, […] [le

communiste] s’efforcerait de purifier cet “homme paresseux” de sa paresse et de

t’amener à croire que le travail est “la destinée et la vocation” de l’homme » 37. Dans

une polémique avec Feuerbach, Stirner écrivait également : « Le travail que l’on tient

pour une tâche de l’existence, une vocation de l’homme […]. C’est à lui que remonte

l’illusion qu’il faut gagner son pain, qu’il est honteux d’en avoir sans rien faire pour

l’obtenir : tel est l’orgueil du mérite. Le travail n’a en soi aucune valeur et ne fait en

rien honneur à l’homme, pas plus que la vie inactive du lazzarone ne le déshonore. […]

Mais le travail considéré comme un “honneur de l’homme”, comme sa “vocation” a

rendu possible l’économie nationale, et c’est lui qui domine encore dans le saint

socialisme » 38.

Dès qu’une partie du mouvement ouvrier se mit à revendiquer en France un « droit

au travail » à la suite des évènements de 1848, ce « droit » ne fit jamais consensus. «

Le droit au travail, c’est le droit de rester toujours l’esclave salarié. […] Le droit au

travail c’est tout au plus un bagne industriel » s’écria également Pierre Kropotkine en

1892 39. Paul Lafargue, le gendre de Marx, de retour de l’Espagne prémoderne où il

35 Floréal M. Romero, Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin,

Rennes, Éditions du commun, 2019, p. 84. 36 Cité par Myrtille (Giménologue), Les Chemins du communisme libertaire en Espagne, 1868-

1937. Et l’anarchisme devint espagnol 1868-1910, Premier volume, Paris, Éditions

Divergences, 2017, p. 16-17. 37 Max Stirner, L’Unique et sa propriété et autres écrits, Paris, L’Âge d’Homme, 1972, p. 180.

Nous reprenons ici ces passages du troisième volume des Chemins du communisme libertaire

de Myrtille (Giménologue), nous renvoyons aux pages 159-168 de cet ouvrage. 38 Ibid., p. 408. 39 Pierre Kropotkine, La conquête du pain, Paris, éditions du Sextant, 2013, p. 40.

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avait constaté une répugnance à l’égard du travail parmi la population, déclama dans

son célèbre Le droit à la paresse, qu’une « étrange folie possède les classes ouvrières

des nations où règne la civilisation capitaliste. […] Cette folie est l’amour du travail

». Dans les franges marginales du mouvement ouvrier classique, et en opposition

ouverte avec lui, certains, rares, ont ainsi refusé le « point de vue du travail » et la sur-

identification avec celui-ci. En témoigne également l’écrivain français de tendance

anarchiste Georges Darien :

Les pauvres croient aussi que le travail ennoblit, libère. La noblesse d’un

mineur au fond de son puits, d’un mitron dans la boulangerie ou d’un

terrassier dans une tranchée ,les frappe d’admiration ,les séduit. On leur a

tant répété que l’outil est sacré qu’on a fini par les en convaincre. Le plus

beau geste de l’homme est celui qui soulève un fardeau, agite un

instrument, pensent-ils « . Moi, je travaille ,» déclarent-ils, avec une fierté

douloureuse et lamentable. La qualité de bête de somme semble ,à leurs

yeux, rapprocher de l’idéal humain. Il ne faudrait pas aller leur dire que le

travail n’ennoblit pas et ne libère point ; que l’être qui s’étiquette

Travailleur restreint, par ce fait même, ses facultés et ses aspirations

d’homme ; que, pour punir les voleurs et autres malfaiteurs et les forcer à

rentrer en eux-mêmes, on les condamne au travail, on fait d’eux des

ouvriers, Ils refuseraient de vous croire. Il y a, surtout, une conviction qui

leur est chère : c’est que le travail, tel qu’il existe, est absolument

nécessaire. On n’imagine pas une pareille sottise. La plus grande partie du

labeur actuel est complètement inutile ]…[ .La seule raison d’être du

travail, du labeur animal, est donc de se diminuer lui-même jusqu’à

suppression plus ou moins complète. En refusant de comprendre cette

chose si simple, en s’obstinant à croire à la nécessité du travail dans ses

conditions présentes et à l’utilité de sa glorification, les Pauvres font le jeu

de leurs tyrans et perpétuent leur propre esclavage[ ]…[ .Le] capital n ’est

que la somme de tous les crimes que les pauvres laissent commettre contre

eux. Ce capital, c ’est le protectionnisme, les privilèges et les monopoles,

les traquenards financiers, l’esclavage militaire, l’impôt meurtrier, surtout

la superstition morale et religieuse. Pauvres, c ’est la somme de toutes vos

lâchetés .En résumé ,le capital que vous redoutez est tout simplement le

crédit que fait votre patience imbécile à ceux qui vous disent qu’ils ont des

capitaux, qu’ils n’ont jamais.40

Autour de son journal De Mocker, un groupe libertaire de jeunes hollandais, entre

1923 et 1928, développa à son tour des positions similaires 41 : « Le travail est le plus

grand affront et la plus grande humiliation que l’humanité ait commis contre elle-

même » « ; Le capitalisme existe par le travail des travailleurs, voilà pourquoi nous ne

voulons pas être des travailleurs et pourquoi nous allons saboter le travail » .« Nous

rendons les jeunes conscients du fait que le capitalisme existe par leur travail et qu’ils

40 Georges Darien, extraits de La Belle France (1900). 41nPour une analyse des écrits du groupe De Mocker, je me permets de renvoyer à mon texte,

« Toujours contre le travail. Éloge des libertaires hollandais du groupe De Mocker »,

disponible sur : < http://www.palim-psao.fr/2016/08/toujours-contre-le-travail-eloge-des-

libertaires-hollandais-du-groupe-de-moker-par-clement-homs.html >.

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doivent donc lui refuser leur force de travail » « ; Quand nous cesserons de travailler,

enfin la vie commencera pour nous. Le travail est l’ennemi de la vie ]…[ .Quand

l’homme deviendra conscient de la vie, il ne travaillera plus jamais ». Le

groupe Mocker publia en 1924 sous la plume d’Hermann J. Schuurman un texte court

mais saisissant, en opposition frontale avec l’absolutisme du travail du mouvement

ouvrier qui depuis le début du XIXe siècle avait décidé de suivre la bourgeoisie en

redéfinissant la domestication de l’individu en matériel humain de la valorisation pour

en faire un « droit » et un principe futur positif de la société postcapitaliste. Le travail

n’est pas un « droit » écrivait Schuurman, « Le travail est un crime ». Dans son

ouvrage Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à

Guy Debord, Alastair Hemmens a retracé la longue histoire des auteurs francophones

ayant porté une critique (essentiellement phénoménologique) au travail. On pense à la

« guerre au travail » des surréalistes, au mot de Paul Eluard, contre « l’ordre facile et

répugnant du travail », aux situationnistes, au surgissement d’une critique catégorielle

du travail dans les années 1970 avec Jean-Marie Vincent : une critique non pas

seulement de tel ou tel contenu ou forme prise par le travail mais du travail en tant que

tel, du travail en tant que forme sociale (voir le chapitre 5 de Alastair Hemmens ,Ne

travaillez jamais) 42. On pense encore, de l’autre côté du Rhin, à la méfiance que

42 Certains lecteurs pourraient confondre la critique catégorielle et négative du travail, élaborée

notamment par Kurz et la Wertkritik, et la « critique du travail » toujours phénoménologique et

ontologisante imaginée par des auteurs du courant dit universaliste au sein de la théorie de la

communisation – comme Bruno Astarian. En réalité, comme l’a montré Christian Charrier dans

La Matérielle. Fin de la théorie du prolétariat (Entremonde, 2018) – ou, Roland Simon, dans

sa critique adressée à ce courant universaliste (« Pour en finir avec la critique du travail ») –,

Astarian dans Le Travail et son dépassement ou dans Aux origines de l’anti-travail, pense

encore le « travail en tant que tel » à partir d’une abstractification débouchant sur sa simple

ontologisation bourgeoise ou marxiste traditionnelle .En tant que « procès d’autoproduction de

l’homme » (cité par Charrier, p. 62) il constitue « cette socialisation du rapport à la nature, se

faisant sur la base du travail » (Le Travail et son dépassement, Senonevero, 2001, p. 85). « Ton

concept de “ travail en tant que tel ”note Charrier, est ainsi synthétique a priori, comme dirait

Kant, antérieur à toute expérience et non synthétique ou analytique a posteriori comme tu

sembles vouloir le dire ; en revanche, théoriquement, il est en fait construit a posteriori sur la

contradiction entre la pure subjectivité et l ’objectivité en soi, c’est-à -dire sur une autre

abstraction. Ensuite, en bonne logique spéculative, tu vas déduire toutes les déterminations du

travail à partir de son concept » (Charrier, op. cit., p. 60-61). Gilles Dauvé et La Banquise, dans

Sous le travail, l’activité (L’Asymétrie, 2016 ; 1986), en reproduisant les présupposés du

marxisme traditionnel quant à la représentation du capitalisme, continuent également de balader

dans l’histoire un concept transhistorique-ontologique du travail malgré leurs prétentions à le

spécifier, comme « action pour survivre », « production des conditions de la vie matérielle »

(alias « action humaine »), en sauvant au final de la pensée bourgeoise, le concept substantif de

travail. Cette position, proche de celle de Baptiste Mylondo critiquée dans ce numéro dans

l’article d’Ivan Recio, reste dans les limites d’une simple transposition de la position

polanyienne à propos du « substantivisme économique » c’est-à-dire du prétendu enchâssement

d’une « substance économique » transhistorique dans la vie sociale prémoderne. Dès lors, le

travail est simplement pour Dauvé l’« action pour survivre » mais « séparés du “social” où l’on

vit » (ibid., p.10). « Le travail écrit-il, c’est la forme prise par la production des conditions de

la vie matérielle quand l’activité pour les produire a été détachée du reste des activités » (Dauvé,

De la crise à la communisation, Entremonde, 2017, p. 59-60). On veut réenchâsser le travail

dans une vie sociale plus riche.

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suscite la logique productiviste chez certains auteurs de l’École de Francfort. Adorno

pouvait ainsi écrire que « si les êtres sans inhibitions ne sont pas les plus agréables ni

même des plus libres, une société libérée de ses entraves pourrait bien se rappeler que

les forces de production ne sont pas le dernier substrat de l’homme, mais représentent

sa forme historique adaptée à la production de marchandises. Peut-être la société vraie

se lassera-t-elle du développement [des forces productives] et – tout à sa liberté –

laissera-t-elle des possibilités inédites au lieu de se précipiter sous l’effet de contraintes

démentes vers des étoiles lointaines » 43.

Dans les années 1980-1990, le pouvoir heuristique du concept de travail abstrait va

commencer à être thématisé par le théoricien Robert Kurz en Allemagne, l’historien

nord-américain Moishe Postone aux États-Unis et le philosophe Jean-Marie Vincent

en France. La distinction fondamentale entre une critique du travail purement

phénoménologique, et donc « affirmative », et une critique catégorielle négative

devient dès lors absolument essentielle. À la différence de la critique

phénoménologique du travail, la critique catégorielle du travail « fonde son analyse

des expressions phénoménologiques du travail au sein du capitalisme dans une critique

de la catégorie elle-même » 44. L’abandon d’une critique du point de vue du travail

pour une critique catégorielle du travail dont témoigne la parution en 1999 du

Manifeste contre le travail du groupe Krisis, pose une question pratico-subjective : les

gens peuvent-ils s’attaquer à ce qui fait d’eux ce qu’ils sont dans la totalité sociale

capitaliste-patriarcale, c’est-à-dire des travailleurs, des citoyens, des consommateurs,

des administrés, des « hommes » et des « femmes » assignés à des rôles sociaux

spécifiques ? Car pour aller au-delà de la simple redistribution de la valeur, des places,

des genres et des luttes qui restent inscrites dans la logique du capitalisme-patriarcat,

il faut que soit mises en jeu dans les luttes, dans la remise en cause de la forme de vie

sociale que nous constituons, les conditions de la reproduction sociale, donc de notre

propre reproduction en tant que travailleurs et consommateurs, en tant que citoyens et

contribuables, en tant que « femmes » et « hommes » assignés à des rôles sociaux

déterminés par la logique de la valeur et la dissociation, etc. Le capitalisme-patriarcat,

ce que nous appelons le patriarcat producteur de marchandises (on pourrait dire tout

autant modernité ou Économie), n’est pas quelque chose qui nous est extérieur, c’est

nous. La révolution, ça se fait en s’attaquant – précisément – à ce qui fait qu’on est ce

qu’on est. Toutes les formes d’action, mêmes les plus radicales, toutes les stratégies

vides de contenu révolutionnaire réel, se heurtent à cette limite. La révolution ça se

fait en s’attaquant, au travers de nous-mêmes, à la forme de vie sociale et à la forme-

sujet que nous constituons et que nous intériorisons, en s’opposant à ceux – quels que

soient les classes, les genres, les places, etc. qu’ils occupent – qui veulent à tout prix

les conserver et s’accrocher à elles quoiqu’il en coûte. Ce rapport social de la valeur-

dissociation, on ne le détruira qu’en entrant dans d’autres rapports sociaux.

Au-delà de l’ontologie du travail : Prolégomènes pour un chantier théorique,

historiographique et anthropologique permanent

43 Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée ,)100 §( Paris, Payot,

2003, p . 211 -212 , je souligne . 44 Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais, op. cit., p. 26-27.

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À plusieurs égards, cette critique catégorielle et négative du travail a été mise en

chantier au sein des mouvances de la critique de la valeur et de la critique de la valeur-

dissociation. La parution de Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de

Charles Fourier à Guy Debord d’Alastair Hemmens en 2019, puis la réédition

augmentée cette année du Manifeste contre le travail, devaient s’accompagner,

pensons-nous, d’un numéro entier de la revue Jaggernaut consacré à cette question.

Sans chercher ici à présenter la totalité des textes du présent numéro, nous y

publions l’un des textes importants et incisifs de Robert Kurz à ce propos, «

Postmarxisme et travail fétiche. De la contradiction historique dans la théorie

marxienne », paru en 1995 dans la revue Krisis, qui met en cause toute l’histoire de la

modernisation des cent dernières années et le rôle qu’y ont joué tous les marxismes

attachés à l’ontologisation de la production et du travail. Nous reviendrons dans un

numéro ultérieur sur le différend majeur existant entre les groupes allemands Krisis et

Exit ! et plus largement dans le champ de la nouvelle critique marxienne de l’économie

politique. Un différend entre le concept postonien de « travail abstrait » présenté dans

l’œuvre maîtresse de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale et le

concept kurzien de « travail abstrait » élaboré dans La Substance du capital de Robert

Kurz. Nous retrouverons des éléments de cette divergence dans le texte signé dans ce

numéro par Norbert Trenkle du groupe Krisis, « Socialité non sociale. La contradiction

entre individu et société comme question centrale d’une théorie sociale critique » qui

se rattache au concept postonien. Dans les chapitres 5 et 15 de La Substance du capital,

Kurz a présenté des éléments d’une critique du concept postonien de travail et a

répondu aux accusations de « naturalisme » quant à son propre concept. D’autres

pièces de cette discussion seront proposées dans de prochains numéros.

Au-delà de cette question fondamentale pour tout renouvellement de la critique de

l’économie politique, le travail constitue probablement le plus contradictoire de tous

les concepts marxistes. Robert Kurz dans La Substance du capital a montré comment

Marx avait entretenu un raisonnement aporétique à propos du travail, quand il insistait

sur le fait qu’avec l’abstraction « travail » nous aurions affaire à une conception « très

ancienne » et « valable pour toutes les formes de société », tout en expliquant en même

temps qu’il s’agirait d’une catégorie « tout aussi moderne que les rapports qui

engendrent cette abstraction simple » 45. « On ne peut venir à bout de ce raisonnement

aporétique a fait remarquer Kurz, qu’en définissant la catégorie “travail” comme

abstraction réelle – et du même coup comme strictement historique, moderne,

capitaliste – et en abandonnant complètement l’ontologie du travail » 46.

Le premier des articles du sociologue portugais Nuno Machado présenté dans ce

numéro ‒ « L’aporie du concept de travail chez Marx : une analyse chronologique »,

déploie cette critique de manière efficace et méthodique en prenant pour objet

l’évolution de la notion marxienne de travail. L’auteur montre notamment que dans

ses premiers travaux, Marx définit le travail, dans certains passages, de manière

négative comme une forme d’activité inévitablement aliénée, propre à la modernité

capitaliste. Cette position commence à changer dans les Manuscrits de 1857-1858 dits

45 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions Sociales, 2011,

p. 60. 46 Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019, p. 49.

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« Grundrisse », ouvrage dans lequel le travail est saisi de manière ambiguë, tantôt en

tant que catégorie capitaliste, tantôt en tant que catégorie ontologique-transhistorique.

Enfin, à partir de la Contribution à la critique de l’économie politique en 1859, Marx

adopte une double conception du travail : travail concret et travail abstrait ; mais dans

ce contexte, seul le caractère historique du travail abstrait est reconnu, tandis que le

travail concret est assimilé à la forme matérielle de (re)production de toutes les sociétés

humaines. Le but de Machado est de transcender ces apories inhérentes à l’œuvre de

Marx et de proposer une compréhension cohérente du travail en tant que forme

d’activité historiquement spécifique au seul capitalisme.

Après une période de féminisme déconstructionniste, les approches marxistes-

matérialistes ont dominé le discours féministe ces dernières années depuis les crises

de la fin des années 1990. Plus l’« effondrement de la modernisation » (Robert Kurz)

est devenu apparent depuis, plus le pendule menace maintenant de basculer dans une

vulgaire direction marxiste, a fait remarquer Roswitha Scholz. Cela devient plus

évident dans le manifeste Le féminisme pour les 99% de Cinzia Arruzza, Tithi

Bhattacharya et Nancy Fraser paru récemment 47. Ce manifeste « féministe » doit être

critiqué notamment pour le fait que le rapport asymétrique entre les sexes, mais aussi

le racisme, l’homophobie, etc., sont une fois de plus transformés en contradictions

secondaires, comme ils l’étaient auparavant dans les concepts marxistes traditionnels

et le « féminisme de lutte des classes ». Mais plus encore, il est également

caractéristique d’une ontologisation du travail et de la production, autrement dit du

concept positif de travail abstrait qu’a charrié plus largement l’ensemble des

composantes du marxisme traditionnel. Cette ontologisation n’est pas sans lien avec le

marxo-féminisme (Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa, etc.) et le féminisme

matérialiste (Christine Delphy, etc.) qui à maints égards constituent un féminisme de

recouvrement.

Ces féminismes partagent avec le marxisme traditionnel l’ensemble de ses

présupposés et au premier chef le fait de considérer le « travail » comme essence

générique par excellence et de rétroprojeter les catégories modernes bourgeoises telles

que l’« économique », l’« économie », la « production », le « mode de production »,

etc., sur l’ensemble des sociétés d’autrefois ou d’ailleurs. Ils ont également pour trait

caractéristique leur incapacité à saisir ce qui est assigné au « féminin » et aux femmes

dans la modernité, autrement que comme un dérivé de ce qui se passe dans la sphère

masculine du travail abstrait (la sphère de l’économie d’entreprise). On ne rend jamais

compte, dans l’élaboration du concept, du fonctionnement réel de la totalité brisée

capitaliste-patriarcale, qui ravale réellement de manière spécifique et significative à

des « choses privées », inférieures et donc invisibles, à un en dehors du travail, tout

un ensemble d’activités, sentiments, dispositions, etc. assignés au « féminin » et aux

femmes, et ce parce qu’ils n’ont pas l’inqualifiable qualité de produire de l’argent à

partir de l’argent. Loin de saisir dans le concept le « dissocié » féminin dans cette

spécificité comme le défend Roswitha Scholz 48, c’est-à-dire en évitant tout type de

47 Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, Le féminisme pour les 99 %, Paris, La

Découverte, 2019. 48 Voir Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers

du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019 ; Taylisi Leite, Crítica

ao feminismo liberal : valor-clivagem e marxismo feminista, editora Contracorrente, 2020.

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dérivation simple depuis le rapport-capital, il s’agit, pour le féminisme de

recouvrement, de saisir le rapport asymétrique entre les genres par l’extension

emphatique de la conceptualité marxiste positive telle qu’elle se trouve utilisée pour

saisir la sphère masculine du travail abstrait.

Ce féminisme produit dès lors un concept très spécifique (et problématique) du lien

entre patriarcat et capitalisme. On subsume le « féminin » dissocié et tout

particulièrement l’activité domestique assignée aux femmes dans la modernité

marchande, sous le concept ontologico-transhistorique de « travail ». Ce féminisme

conduit paradoxalement à réifier ces activités dissociées, car toutes ces activités

assignées à la « féminité » – que l’on saisit parfois de manière problématique comme

« production de la vie » ‒ sont contraintes par ce féminisme de recouvrement de se

concevoir à travers les catégories patriarcales façonnées pour la production de

marchandises (il en va de même de la catégorie du « travail fantôme » chez Ivan Illich).

Ce furent-là toutes les limites du « débat sur le travail domestique » dans les

années 1970, qui fut au travers d’une inflation du concept de travail qui n’était pas

bien délimité théoriquement et de ses accents parfois ouvertement « pro-travail », une

tentative de coupler un cadre androcentrique aux problématiques de genre. Les

activités assignées aux femmes furent dès lors conçues comme « travail reproductif »

ou « travail domestique » sur le modèle du « travail productif » socialement valorisé

dans le marxisme traditionnel androcentrique, et par extension se trouvèrent

recouvertes par les catégories et formes sociales en usage dans la sphère du travail

abstrait assignée au masculin. Tout ce débat retournait inlassablement au même point

de départ pointé déjà par Heidi Hartmann : « marxisme et féminisme étaient une seule

et même chose, et cette chose était le marxisme ». Sur le plan politique, les activités

domestiques assignées au féminin y étaient systématiquement hissées au même niveau

que le travail afin de prouver leur valeur (économique et morale) et motiver une

idéologie de légitimation qui permette de revendiquer la distribution d’une « valeur »

pour les activités dissociées assignées aux femmes : ce qui prendra, par exemple, la

forme de la revendication pour l’obtention du « salaire ménager » à partir des

années 1970 (on retrouve là Silvia Federici, Louise Toupin, etc.). Tout ce

recouvrement marxiste traditionnel du féminin dissocié, aboutira aux mêmes limites

que le marxisme qui affirmera positivement le travail. Se fondant sur une

compréhension transhistorique du travail, pour ce féminisme, le travail forme le point

de vue à partir duquel la critique du patriarcat est finalement entreprise.

L’article de Álvaro Briales présenté dans ce numéro souligne le potentiel de

dialogue que pourrait entretenir le courant de la critique de la valeur-dissociation ‒ et

les thèses de Roswitha Scholz en particulier ‒, avec ce que certaines féministes

appellent « la contradiction entre capital et vie ». Ce texte soulève des questions et

comporte certaines limites, notamment celle de rester dans le périmètre de l’anti-

économisme de Karl Polanyi qui présuppose toujours l’existence d’une « substance

économique » de manière ontologique-transhistorique. Par ailleurs, l’ontologie

relationnelle de Donna Haraway et de la « toile de la vie » (que l’on retrouve également

chez Jason W. Moore) n’est certainement pas assez mise en question par l’auteur.

Malgré ces limites, Briales résume en partie les caractéristiques de base de la relation

entre marxisme et féminisme, et tout particulièrement leur utilisation problématique

du concept de travail, en particulier la confusion entre le travail comme activité et le

travail comme rapport social. Il montre comment la critique de la valeur-dissociation

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entre en conflit avec certaines approches féministes ayant revendiqué l’élargissement

du concept de travail en vue de la reconnaissance sociale des activités les plus

féminisées. C’est un débat qui sera poursuivi sous des angles différents et plus

critiques encore, dans de prochains numéros de la revue.

La critique catégorielle du capitalisme a également investi ces dernières années la

question de la critique de la rétroprojection des catégories modernes, notamment dans

l’ouvrage de Robert Kurz, Argent sans valeur. Comme il l’a soutenu, il est très douteux

que nous puissions parler dans les sociétés non-modernes d’autrefois ou d’ailleurs, de

« rapports de production » ou de « production » dans le sens de catégories

déterminantes et susceptibles d’être isolées conceptuellement. Du fait évident que les

gens ont toujours eu à produire leur nourriture ne s’ensuit pas automatiquement que

cet état de choses soit pour eux décisif, et puisse contenir dans sa propre logique, une

définition de leur société, de son fonctionnement et la clé de tous les autres moments

de la vie. « C’est une légende moderne, fait-il observer, que de supposer que la

production, ou, dans le sens moderne, le “travail”, a rempli la vie dans son ensemble

depuis les premiers jours de l’humanité. Ce n’est que par la suite que son fardeau aurait

été légèrement réduit au détriment de beaucoup d’efforts, avec le “développement des

forces productives”, et que seule la glorieuse modernité du capital, grâce à la technique

et à la science, a produit le potentiel d’un “temps libre” à une grande échelle. Marx ne

suit qu’à moitié cette légende en ce qui concerne la prétendue pénibilité de la vie pré-

moderne ; en même temps, il sait et dit que le fétiche-capital transforme tout le temps

de vie de l’être humain en “temps de travail” à un niveau toujours plus élevé »49. En

vérité, le simple fait qu’il existe une production de biens alimentaires dans les sociétés

non-modernes, ne nous dit rien sur le caractère spécifique de la société en question,

qui ne peut être expliquée que sur la base des formes du rapport avec la nature et des

gens entre eux. Si toute la pré-modernité, y compris la période du paléolithique, ne

connaissait pas de « rapports de production », au sens strict d’une logique séparée qui

se subordonne tous les autres moments et se les assimile, on peut encore moins parler

de rapports « économiques » correspondants .

Il est vrai que le mot oikonomia vient de l’antiquité grecque, et il signifie à cette

époque quelque chose de complètement différent de la fin en soi de l’accroissement

de l’argent en davantage d’argent, à savoir les règles et les « recettes » concrètes pour

l’organisation de la famille, l’entretien de la maisonnée et les conseils aux enfants.

Mais la définition que donnera Aristote de l’oikonomia est fausse en un autre sens, car,

dans sa polémique avec Xénophon, sa distinction entre l’oikonomia fondée sur la

satisfaction familiale des besoins et la multiplication prémoderne de l’argent, la

chrématistique (qui n’est en rien identique au capitalisme dans ses déterminations),

correspond au final à une vision artificialiste et erronée de la société et des rapports de

parenté de l’époque. C’est une supercherie moderne de penser qu’en s’appuyant sur

les définitions aristotélicienne et xénophonienne de l’oikonomia, l’étymologie et les

définitions grecques puissent offrir à la catégorie d’économique un caractère

ontologico-transhistorique 50. À travers l’histoire, remarquait Reinhardt Koselleck, «

49 Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen

Ökonomie, Berlin, Horlemann, 2012, p. 86. 50 Je me permets de renvoyer à mon article, « Sur l’invention grecque du mot “économie” chez

Xénophon. Critique d’une supercherie étymologique moderne », dans Quelques ennemis du

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les mots qui durent ne constituent pas un indice suffisant de la stabilité des réalités » 51. Pour les Grecs, il s’agissait alors de savoir, entre autres choses, comment tailler les

oliviers, traiter les esclaves, déterminer le meilleur moment de l’année pour faire des

voyages sur la mer, etc. Cet assortiment imaginatif de réflexions et de conseils ne peut

pas être appelé une « pensée économique », même si nous pouvons être tentés de le

faire en chaussant les lunettes embuées de l’économisme moderne, et leurs propres «

questions d’argent » apparaissent dans des contextes sociaux absolument étrangers à

notre compréhension et à nos déterminations modernes. Cela s’applique à toutes les

sociétés non-modernes d’autrefois et d’ailleurs.

La désontologisation des catégories économiques modernes liées à la seule

formation sociale capitaliste implique, si l’on suit Koselleck, de « saisir la durée, le

changement et la nouveauté des significations des mots, avant de les utiliser comme

indices de contenus non exprimés » 52. L’histoire de la langue comme l’histoire des

concepts tout au long de leurs passages modifiés à travers parfois différentes époques

et formations sociales et différents moments des rapports sociaux qui les constituent à

chaque fois de manière spécifique, exige une critique de la transposition dans le passé

d’expressions, de mots ou concepts actuellement utilisés dans la modernité, tout en

faisant « la critique d’une histoire des idées considérées comme des entités constantes

mais exprimées sous des formes historiques différentes, sans jamais changer

fondamentalement »53. Dans la critique des sources, il faut toujours apprécier les mots

comme les concepts dans les champs d’expérience spécifiques de la période socio-

historique en question, et ce « en spécifiant la fonction politique et sociale des concepts

et leurs usages particuliers aux différentes couches sociales, bref, en faisant en sorte

que l’analyse synchronique aborde aussi la situation globale et temporelle » 54.

Pour ce qui est du « travail » et des autres catégories économiques modernes, Robert

Kurz fait justement remarquer que « bon nombre de sociétés historiques, y compris

celles que l’on qualifie de “grandes civilisations”, comme par exemple l’Égypte

ancienne, sont dépourvues de catégorie englobant abstraitement toutes les formes

d’activité. Et même dans les sociétés où il semble que l’on puisse repérer un tel nom

générique (mais justement pas d’abstraction réelle), ce nom recouvre en fait un secteur

d’activité très restreint et ne désigne jamais une universalité sociale de ‘‘l’activité en

général”. Lorsque, relativement à ces sociétés, la lecture moderne persiste à employer

le terme ‘‘travail”, elle commet un malencontreux anachronisme et à proprement parler

une erreur de traduction (cela vaut d’ailleurs aussi pour d’autres catégories

spécifiquement modernes allant de pair avec le rapport fétiche fondé sur la valorisation

de la valeur : la politique, l’Etat, etc. » 55 Il poursuit en indiquant que « si l’abstraction

“travail” comme concept s’appliquant à la société moderne est bien originaire de l’aire

linguistique indo-européenne, elle dut en tout cas faire l’objet à un moment donné

meilleur des mondes, Sortir de l’économie, Vierzon, Le Pas de côté, 2012 (disponible

également en accès libre sur internet). 51 Reinhardt Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », dans Le futur passé.

Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions EHESS, 2016, p. 136. 52 Ibid., p. 137. 53 Ibid., p. 135. 54 Ibid. 55 Robert Kurz, La Substance du capital, op. cit., p. 49-50, je souligne.

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d’une complète redéfinition, puisque, dans toutes les langues de cette aire linguistique,

“travail” désignait invariablement l’activité spécifique aux esclaves, aux subordonnés,

aux personnes sous tutelle, etc. ; il ne s’agit donc pas en l’occurrence d’un terme

générique subsumant dans la pensée les différents secteurs d’activité, mais d’une

abstraction comme mise à l’écart de certaines classes d’hommes dans la société […],

autrement dit précisément pas d’une universalité sociale, d’une catégorie de synthèse

sociale comme dans l’ère moderne. » 56

Á partir des années 1970, bon nombre d’anthropologues, théoriciens et historiens

ont eux aussi commencé à mettre en cause l’ontologisation et l’utilisation des

catégories économiques modernes pour comprendre les sociétés non-capitalistes. Ce

débat, dont l’objet est de dégager l’anthropologie et l’histoire de la référence à

l’économie politique (mais aussi de la philosophie politique et de ses catégories

transhistoriques), est loin d’être terminé. Il a commencé au milieu du XXe siècle avec

Karl Polanyi, le père de l’anthropologie économique substantiviste, dont le propos fut

de critiquer l’« inversion de perspectives » projetant sur les sociétés passées ou

d’ailleurs, les phénomènes économiques contemporains. « Il nous faut nous défaire de

la notion bien enracinée selon laquelle l’économie est un terrain d’application de

l’expérience dont les êtres humains ont nécessairement toujours été conscients,

affirmait Polanyi à la barbe des économistes tant bourgeois que marxistes. Pour

employer une métaphore, les faits économiques étaient à l’origine enchâssés dans des

situations qui n’étaient pas elles-mêmes de nature économique, tout comme les fins et

les moyens n’étaient pas essentiellement matériels. La cristallisation du concept

d’économie fut une affaire de temps et d’histoire .»57

Les limites de l’anti-économisme polanyien sont pourtant déjà perceptibles dans

cette citation et illustrent toutes ses ambiguïtés. Kurz a fait ainsi remarquer que c’est

bel et bien la force de gravité de l’idéologie bourgeoise des Lumières qui explique le

fait que Polanyi continue encore à parler ici de « faits économiques » de manière

transhistorique. Ces limites commencèrent à être mises en évidence à partir des

années 1970 et 1980 par Louis Dumont dans sa préface à La Grande transformation,

par Jean Baudrillard, Gérald Berthoud, Michael Singleton et Serge Latouche, ou

encore par le sociologue du travail proche de l’école de la régulation, Michel

Freyssenet (1941-2020) récemment disparu, dans un texte important, « Invention,

centralité et fin du travail »58. Progressivement, c’est la perspective polanyienne qui

allait être reconnue comme un premier moment encore ambiguë de ce dégagement de

la rétroprojection des catégories capitalistes modernes de l’économie politique. Ce

dégagement pouvait « tourner court », selon le mot de Dumont. Polanyi mettait bel et

bien en cause l’économie bourgeoise formaliste et le problème de sa rétroprojection,

cependant l’économique en tant que, cette fois-ci, substance ontologico-

transhistorique continuait de passer en douce. « Il devrait être évident, tempêta Louis

Dumont, qu’il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure

jusqu’au moment où nous construisons un tel objet ». Dumont pensait que Polanyi

56 Ibid., p. 50. 57 Karl Polanyi avec Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson, « La place de l’économie

dans les sociétés », dans Essais de Karl Polanyi, Paris, Seuil, 2008 (1957), p. 51-52. 58 Michel Freyssenet, « Invention, centralité et fin du travail », disponible sur : <

http://freyssenet.com/?q=node/357 >.

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restait en-deçà de Marcel Mauss qui avait déjà observé que « ce sont nos sociétés

d’Occident qui ont, très récemment, fait de l’homme un ‘‘animal économique’’. Mais

nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. [...] L’Homo œconomicus n’est

pas derrière nous, il est devant nous » 59. « Un spectre hante l’imaginaire

révolutionnaire : c’est le phantasme de la production » notait encore Baudrillard en

1973 dans Le Miroir de la production ou l’illusion critique du matérialisme historique.

Ce phantasme poursuit-il, « alimente partout un romantisme effréné de la productivité.

La pensée critique du mode de production ne touche pas au principe de la production.

Tous les concepts qui s’y articulent ne décrivent que la généalogie, dialectique et

historique, des contenus de production, et laissent intacte la production comme forme.

C’est cette forme même qui ressurgit idéalisée derrière la critique du mode de

production ».60

Durant l’après-guerre, des anthropologues et historiens issus la plupart du temps du

marxisme traditionnel ‒ comme Maurice Godelier, Marshall Sahlins, Daniel

Becquemont, Pierre Bonte, Philippe Descola, Alain Guerreau, etc.‒, sont partis

généralement avec la grille du matérialisme historique en tête sur leur terrain

anthropologique ou historiographique, pour en revenir complètement transformés. «

Que ce soit moi-même ,Claude Meillassoux, peu importe, évoque Maurice Godelier,

on part tous avec le concept d’infrastructure et superstructure… mais je connaissais

d’ailleurs mieux les textes qu’eux d’ailleurs, ayant tout lu Le Capital et presque tout

Marx, vérifiant les traductions…, j’étais assez imbibé quand même, et on cherche tous

à voir comme dans le matérialisme dialectique, s’il y a des relations de correspondance

structurelle entre un système de production et un système de reproduction humaine

qu’on appelle un système de parenté. On est partis, moi et les autres chacun de son

côté, et on n’a pas trouvé. C’est beaucoup plus compliqué que ce que pouvait imaginer

Marx » 61. L’expérience se réitère chez Marshall Sahlins qui soutiendra finalement à

partir de 1968 que « le travail n’est pas une catégorie réelle de l’économie tribale » 62.

Chez les Maenge de Nouvelle-Bretagne, l’anthropologue Michel Panoff remarque

encore qu’« il n’existe pas de notion de “travail” comme telle, non plus que de mot

distinct pour isoler les ‘‘activités productives’’ des autres comportements humains. Il

ne faut s’attendre à découvrir ni célébration ni dépréciation du travail » 63. «

L’approche anthropologique ne permet pas […] d’esquiver une interrogation qui, note

une spécialiste des mondes amérindiens Marie-Noëlle Chamoux, plus que toute autre,

peut être lourde de conséquences théoriques et pratiques : peut-on dire que le travail

existe quand il n’est ni pensé ni vécu comme tel ?64. Ces mot font écho également aux

propos suivants du grand historien du Moyen Âge qu’est Jacques Le Goff : « Je crois

59 Marcel Mauss, Essai sur le don (édition numérique), p. 128. 60 Jean Baudrillard, Le Miroir de la production ou l’illusion critique du matérialisme

historique, Paris, Casterman, 1973, p. 7. 61 Entretien avec Maurice Godelier : < https://www.youtube.com/watch?v=7kLeByVoMBw

>. 62 Marshall Sahlins, Tribesmen, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice-Hall, Fondations of

Moderne Anthropology Series, 1968, p. 80. 63 Michel Panoff, « Énergie et vertu : le travail et ses représentations en Nouvelle-Bretagne »,

dans L’Homme, 1977, p. 11 (disponible en ligne). 64 Marie-Noëlle Chamoux, « Sociétés avec et sans concept de travail », Sociologie du Travail, vol. 36,

Paris, 2001, p. 69. Disponible sur : < https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-

0296_1994_hos_36_1_2149 >.

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aussi à l’importance de s’appuyer sur une philologie d’époque. Là où le mot n’existe

pas, je pense que la chose qu’il est censé désigner, représenter, n’existe pas non plus .

]…[Bartolomé Clavero le démontre brillamment pour l’économie. J’estime qu’on

pourrait aussi le faire avec profit pour le travail […]. Ne pouvons-nous échapper à une

incapacité à reconnaître les hommes du passé comme autres ? Sommes-nous

condamnés à l’anachronisme et à des prisons […] du présent et du contemporain ? Ne

faudrait-il pas réfléchir sérieusement sur l’anachronisme qui procède […] d’une

idéologie sous-jacente de l’histoire ? » 65

Le matérialisme historique perdait beaucoup de terrain même dans la pensée

critique de cette époque. Jean Baudrillard en 1973, notant que « c’est le concept de

production qui tombe alors sous une critique radicale », poursuivait cette nouvelle

charge, en cherchant à porter la critique au-delà du dégagement tronqué de l ’économie

politique moderne amorcé par l’école polanyienne – et dont Sahlins restait encore

provisoirement le défenseur dans Âge de pierre ,âge d’abondance avec son concept

bancal de « mode de production domestique ». En 1976, Sahlins élaborera dans Au

cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, une critique bien plus

fondamentale, tant du matérialisme bourgeois, écologique que marxiste. De ce livre,

Philippe Descola dira vouloir en « tirer la leçon », toute sa « conséquence logique »66,

ce qui déterminera l’écriture de Par-delà nature et culture. Un ouvrage qui va

participer aussi de ce débat à propos d’une désontologisation des catégories modernes

de « travail », de « production », de « mode de production », etc., et qui rejoint la

critique catégorielle du capitalisme entamée par les courants de la critique de la valeur

et de la critique de la valeur-dissociation. Un passage du livre de Descola mérite d’être

cité longuement :

La position de Marx est indicative d ’une tendance plus générale de la

pensée moderne à privilégier la production comme l’élément déterminant

des conditions matérielles de la vie sociale, comme la voie principale

permettant aux humains de transformer la nature et, ce faisant, de se

transformer eux-mêmes. Que l’on soit marxiste ou non, en effet, l’idée est

devenue commune que l’histoire de l’humanité est avant tout fondée sur le

dynamisme introduit par la succession des manières de produire des valeurs

d’usage et des valeurs d’échange à partir des matériaux que

l’environnement fournit. Or, il est légitime de se demander si cette

prééminence accordée au processus d’objectivation productif est

généralisable à toutes les sociétés. Certes, on a « produit » en tout lieu et en

tout temps : partout les humains ont modifié ou façonné des substances de

façon intentionnelle afin de se procurer des moyens d’existence, exerçant

ainsi leur capacité à se comporter comme des agents qui imposent une

forme et une finalité spécifiques à une matière indépendante d’eux-mêmes.

Peut-on dire pour autant que l’on appréhende partout ce genre d’action

selon le modèle de la relation au monde appelée « production », si

paradigmatique et familière pour nous que nous avons pris coutume de

65 Préface de Jacques Le Goff à Bartolomé Clavero, La Grâce du don. Anthropologie

catholique de l’économie moderne, Albin Michel, 1996, p. XVI, je souligne. 66 Philippe Descola, L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris,

Éditions Quae, 2011, p. 41.

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l’employer pour qualifier des opérations hétérogènes dans des contextes

très divers ? […] En tant que manière de concevoir une action sur le monde

et un rapport spécifique d’engendrement entre le sujet et un objet, la

production n’a donc rien d’universel. C’est pourquoi les anthropologues

sont peut-être imprudents lorsqu’ils cèdent à la facilité d’interpréter dans le

langage familier de la production les phénomènes très divers au moyen

desquels une réalité, matérielle ou non, en vient à être instituée. Parler de «

production » […] hors du contexte occidental […] n’est au mieux, et dans

la plupart des cas, qu’un abus de langage conduisant à des parallèles

trompeurs 67.

Citons également l’ouvrage des anthropologues français Pierre Bonte et Daniel

Becquemont dans Mythologies du travail. Le travail nommé :

Les hommes, en fait, dans la plupart des sociétés ,n’agissent pas sur la «

nature » aux fins de satisfaire des besoins positifs tels que se nourrir ou se

vêtir, mais pour sceller des relations d’alliance avec des forces cosmiques ;

la nourriture, la satisfaction des besoins, ne sont que des signes, des «

retombées » bénéfiques témoignant de ces relations d’alliance qui

inscrivent, dans les représentations comme dans la réalité sociale, les

sociétés dans un certain ordre de l’univers. L’on ne saurait alors parler de «

travail » dans ces sociétés sans projeter malhabilement notre propre

catégorie de travail sur leur propre fonctionnement. […] En aucune

circonstance les activités productives ne sont vécues, et encore moins

conçues, comme une lutte des hommes contre la nature en vue de la

transformer mais comme un rapport contractuel qui englobe aussi les morts

et plusieurs personnages mythiques […]. Au Moyen Âge chrétien, les

activités productives étaient conçues comme la conséquence, parfois

condamnation, parfois heureuse compensation, du péché originel, de la

Chute de l’Homme chassé du Paradis et condamné à la « peine » et à la

mort. Et ce que nous appelons de nos jours « produit du travail », ‒ ou par

un raccourci conceptuel tout à fait particulier à notre société, « travail » tout

simplement ‒ était conçu comme fruit de la « bonté naturelle » de la

Divinité à l’égard de sa créature. C’est dans le cadre d’une vision

cosmologique du monde, accordant plus de place au « surnaturel » qu’au «

naturel », à l’action des dieux qu’à l’action des hommes, et fondée sur un

système généralisé de correspondances analogiques, que s’inscrivaient les

activités humaines, qu’elles soient génésiques, productives, ou plus

généralement sociales. Affirmer qu’il existe une notion universelle du «

travail », dans toutes les sociétés humaines ou non […] ne permet pas de

comprendre les conditions réelles d’exercice de ce « travail », en aucune

d’entre elles. « L’action de l’homme sur la nature », dans le langage de

notre société, est une expression qui ne dit rien des qualités particulières

sous lesquelles cette action est organisée et représentée dans la diversité des

sociétés humaines. Nous nous proposons de montrer que cette notion de «

travail » sous forme d’activité matérielle régissant les relations entre «

l’homme » et la « nature » est une figure produite par le mouvement des

67 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 440-441 et 445.

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idées occidentales. […] Tout autant que de déconstruction, terme emprunté

au post-modernisme ambiant, l’on pourrait parler d’une construction du

concept de travail dans notre société 68.

Par de nombreux aspects, les historiens se sont interrogés sur le problème de la

rétroprojection des catégories modernes. Pensons par exemple à Jean-Pierre Vernant,

Moses I. Finley, Alain Guerreau ou Jérôme Baschet. L’historien médiéviste Robert

Fossier dans Le travail au Moyen Âge qui débute par une relativisation de son objet,

remarque que les individus modernes, à moins d’être chômeurs, « tous les autres sont

des “travailleurs” : leur fonction est de produire un objet ou un enfant, car si l’homme

est “au travail” à la sueur de son front, la femme est “en travail” quand elle va enfanter.

La chose nous paraît si naturelle qu’après avoir édifié un droit du travail, nous sommes

aujourd’hui convaincus que tout homme a droit au travail. Or les siècles médiévaux

ont une vision inverse. L’oisiveté y est “sainte” ; c’est la “meilleure part” répond Jésus

à Marthe qu’indispose l’inactivité de Marie. Quant au “travail”, le mot n’y existe

même pas : le tripalium, connu de la basse Antiquité, est un appareil à trois pieds où

placer le cheval que l’on ferre, puis une sorte de chevalet de torture, et son glissement

sémantique (combien révélateur !) au sens de “travail”, pénible évidemment – dès le

XIIe siècle – n’a triomphé qu’au XVIe siècle. Ce sera donc pure convenance de style

si j’en use, comme tous les autres d’ailleurs »69 . Le Goff va également s’inscrire dans

cette critique de la rétroprojection des catégories économiques bourgeoises de la

modernité pour montrer que dans le monde agraire chrétien prémoderne de l’Europe

occidentale (et donc plus encore, dans les périodes précédentes), il n’y avait aucune

sphère distincte ou même dominante, d’« économie », ni une pensée correspondante.

Dans son ouvrage L’Argent et le Moyen Âge l’historien fait un pas de plus : « Cette

absence de la notion médiévale d’argent doit être mise en corrélation avec l’absence

non seulement d’un domaine économique spécifique, mais de thèses ou théories

économiques, et les historiens qui attribuent une pensée économique à des théologiens

scolastiques ou aux ordres mendiants, particulièrement aux Franciscains, commettent

un anachronisme » 70. Le Goff reprend le mot de l’anthropologue espagnol Bartolomé

Clavero qui affirme sans équivoque pour le Moyen Âge : « l’économie n’existe pas » 71.

La confusion entre la « production alimentaire » ‒ ou au sens plus général la «

reproduction » ‒ et l’« économie » au sens moderne, est un anachronisme

caractéristique qui s’enracine précisément dans la rationalité des Lumières capitalistes.

Dans ce numéro, nous présentons un deuxième article de Nuno Machado, «

“L’invention du travail”. Historicité d’un concept chez André Gorz, Dominique Méda,

Françoise Gollain et Serge Latouche » qui montre comment ces auteurs se sont

affrontés à la question posée par le tournant de la spécification historique des

catégories et des activités modernes. Après la publication de Adieux au Prolétariat, en

1980, l’auteur montre que la compréhension du travail, considéré historiquement

comme une activité spécifique de la modernité capitaliste, est l’un des piliers de

68 Daniel Becquemont et Pierre Bonte, Mythologies du travail. Le travail nommé, Paris,

L’Harmattan, 2004, p. 8. 69 Robert Fossier, Le travail au Moyen Âge, Paris, Hachette, 2000 (1990), p. 10. 70 Jacques Le Goff, L’Argent au Moyen Âge, Paris, Perrin, 2010, p. 232. 71 Ibid. p. 228.

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l’édification théorique construite par André Gorz. Le travail est intimement lié à

l’apparition d’une sphère économique « désencastrée » du reste de la société. Dans cet

article, Machado cherche à caractériser en détail l’évolution du concept de travail dans

les œuvres principales de Gorz .Il compare ensuite cette notion sur l’historicité du

travail avec les idées de trois auteurs francophones, à savoir Dominique Méda,

Françoise Gollain et Serge Latouche. Il fait notamment un relevé analytique des

ressemblances et des différences entre ces auteurs. Enfin, il fait remarquer qu’il est

plus pertinent de comprendre les raisons évoquées pour expliquer le développement

historique du travail dans le contexte embryonnaire commun de la « révolution

militaire » des armes à feu du XVIe siècle qui a inauguré l’ère moderne dans le monde

occidental .

Ce numéro ne constitue encore qu’une première pierre à l’approfondissement

théorique, psychologique, historique et anthropologique de ce débat sur le caractère

historique du travail, de la valeur, de la marchandise, de l’argent et du patriarcat

spécifique de la forme-valeur (un ouvrage à paraître se penchera plus spécifiquement

ce qu’il en est de l’État et de la sphère politique moderne). La traduction et la

publication dans les prochaines années de l’ouvrage de Robert Kurz, Argent sans

valeur, apportera également pour nous un pièce fondamentale à cet édifice, tant les

questions historiographiques et conceptuelles y ont été renouvelées de fond en comble.

Nous prolongerons très certainement cette discussion dans de prochains numéros, en

abordant la question de l’histoire du capitalisme-patriarcat et de sa naissance, le rôle

de l’argent, l’émergence historique du rapport de dissociation sexuelle, l’inclusion

– ou non ‒ du fétichisme de la marchandise dans l’histoire des fétichismes qui se sont

succédés dans l’histoire des sociétés humaines, ce qui nous conduira à dialoguer ,

comme nous l’avons annoncé dans le premier numéro, avec l’anthropologie culturelle,

l’historiographie contemporaine, l’histoire des femmes et celle des concepts.

Clément Homs pour le comité de rédaction de Jaggernaut