Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

8
04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha babel.revues.org/1408 1/8 Babel Littératures plurielles 7 | 2003 : Rhétoriques méditerranéennes Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha AHMED ISMAILI p. 8193 Résumé L’article étudie les points de convergence entre la rhétorique classique aristotélicienne et la « balagha », la rhétorique arabe, en particulier sur la question de l’élocution et des figures de style. Entrées d’index Motsclés : rhétorique arabe, rhétorique classique, figures de style Personnes citées : Al Qazwini , Al Khaffaji , Al Baquilani , Al Jahiz, Aristote, Ishaq ibn Wahb, Sakkaki Texte intégral Compte tenu de l’influence considérable de la pensée aristotélicienne sur la culture musulmane, on peut affirmer qu’il existe des points de convergence entre la rhétorique occidentale et la balagha (ou rhétorique arabe). Ces points de rencontre relèvent en premier lieu, de l’élocution. Cependant, les divergences qui opposent les deux traditions sont frappantes. Elles se situent essentiellement au niveau du cadre théorique et de la stratégie adoptée. Cela ne manque pas de refléter l’environnement où les deux systèmes ont évolué. 1 Sous sa forme classique, l'art oratoire européen, rappelons-le, a un triple objectif : toucher, plaire et convaincre. Il se répartit en trois genres : le démonstratif, le délibératif et le judiciaire. En revanche, la balagha, qui a un caractère religieux, linguistique et littéraire, constitue un projet principalement apologétique. Elle a été élaborée en vue de démontrer l'inimitabilité du texte sacré, et en l’occurrence le 2

Transcript of Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

Page 1: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 1/8

BabelLittératures plurielles

7 | 2003 :Rhétoriques méditerranéennes

Rhétorique arabe : Aristote, leCoran et la balaghaAHMED ISMAILI

p. 81­93

Résumé

L’article étudie les points de convergence entre la rhétorique classique aristotélicienne et la« balagha », la rhétorique arabe, en particulier sur la question de l’élocution et des figuresde style.

Entrées d’index

Mots­clés : rhétorique arabe, rhétorique classique, figures de stylePersonnes citées : Al Qazwini, Al Khaffaji, Al Baquilani, Al Jahiz, Aristote, Ishaq ibnWahb, Sakkaki

Texte intégral

Compte tenu de l’influence considérable de la pensée aristotélicienne sur la culturemusulmane, on peut affirmer qu’il existe des points de convergence entre larhétorique occidentale et la balagha (ou rhétorique arabe). Ces points de rencontrerelèvent en premier lieu, de l’élocution. Cependant, les divergences qui opposent lesdeux traditions sont frappantes. Elles se situent essentiellement au niveau du cadrethéorique et de la stratégie adoptée. Cela ne manque pas de refléter l’environnementoù les deux systèmes ont évolué.

1

Sous sa forme classique, l'art oratoire européen, rappelons-le, a un triple objectif :toucher, plaire et convaincre. Il se répartit en trois genres : le démonstratif, ledélibératif et le judiciaire. En revanche, la balagha, qui a un caractère religieux,linguistique et littéraire, constitue un projet principalement apologétique. Elle a étéélaborée en vue de démontrer l'inimitabilité du texte sacré, et en l’occurrence le

2

Page 2: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 2/8

1. Genèse et évolution

« Cela consiste à employer des mots susceptibles de cerner l’idée que l’onveut rendre et d’écarter toute ambiguïté, toute complexité et tout artifice, detelle sorte que l’expression utilisée n’exige aucun effort pour êtrecomprise. » ( Chawqi DAYF, Al balagha, tatawwur wa tarikh, p.23)

Coran, faisant penser ainsi aux travaux de Saint Augustin (354 – 430) et de Bède leVénérable (673 – 735).

Toutefois, les rhétoriciens arabes se sont dotés d’un instrument d’analyse d’uneremarquable finesse. Ils attirent l’attention notamment sur la multiplicité dessignifications d’un même énoncé, et en particulier, les significations implicites.

3

Rappelons également que la rhétorique classique est exclue de l’enseignement enFrance depuis le début du siècle. Or, dans le Monde arabe on continue à enseigner labalagha.

4

Sous la dynastie omayyade (VII°/ VIII °s.), et plus encore sous les Abassides (VIII°/ XIII° s.), l’art oratoire arabe se développe sous forme de discours politiques et desermons.

5

En outre, des Persans qui ont appris la langue du Coran participent à l’éclosion dela prose et de la poésie. Une nouvelle prose est née : elle permet d’assimiler une assezvaste production relative à la littérature, à la politique et à la philosophie. Beaucoupd’œuvres grecques et indiennes sont traduites. Le Persan Ibn al Muqafaa (mort en759) transpose en arabe des extraits de la logique aristotélicienne. C’est à ce lettrédont le style se distingue par la pureté et la justesse que l’on doit la premièredéfinition de la balagha.

6

Certains ministres comptent parmi les lettrés les plus remarquables. C’est le cas deJaafar al Barmaki (VII° s.) qui définit al bayan (autre terme qui sert à l’époque àdésigner l’éloquence) de la manière suivante :

7

Mais ce sont surtout les mutakallimin (théologiens), et spécialement lesmu’tazilites, qui jouent un rôle essentiel dans la mise en place du cadre théorique dela rhétorique arabe.

8

Esprits curieux, les mutazilites ne se limitent pas de la culture arabe. Ilss'intéressent également à la philosophie et à la logique.

9

Al Jahiz (776-868) est indéniablement le représentant le plus remarquable de cemouvement. C’est un érudit dont les écrits touchent à plusieurs disciplines : histoire,religion, littérature, etc. Il exercera une influence capitale sur ses contemporains etses successeurs. Il traite de la balagha dans ces deux ouvrages : Kitab al bayan (LeLivre de l’éloquence) et Kitab al hayawan ( Le Livre des animaux). Dans le premierouvrage, il reproduit la traduction d’un texte relatif à l’éloquence.

10

D’après ce document, un bon orateur reste invariablement paisible. Il choisit sesmots et prend en considération le nouveau socio-culturel de son auditoire. Il connaîttous les genres de styles, et par conséquent, il a la parole facile dans toutes lescirconstances. Il se garde d’utiliser des expressions rares et de trop développer sesidées de peur de verser dans l’obscurité. Il ne privilégie pas les mots aux dépens dusens, mais il est toujours capable de produire un discours d’un niveau assez élevé enprésence des philosophes et des lettrés. Les mots qu’il emploie sont assez justes pourrendre toute l’idée qu’il veut exprimer et rien que celle-ci.

11

Ajoutons que al Jahiz a le mérite de distinguer les deux notions clefs de larhétorique arabe : al haqiqa (sens propre) et al majaz (sens figuré).

12

Même s’il ne définit pas toujours d’une façon satisfaisante les notions qu’il13

Page 3: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 3/8

la première se compose de traducteurs en majorité chrétiens.la seconde est formée d’Arabes musulmans qui s'initient à la penséehellénique grâce aux travaux de ces traducteurs.

propose, al Jahiz est sans conteste le père de la rhétorique arabe. Il expose dans sesouvrages des réflexions personnelles, des observations émanant de ses prédécesseurset de ses condisciples ainsi que des exemples tirés du texte coranique et de la poésie.

Vers la même époque (VII°/VIII° s.), des lexicographes et des philologuesexaminent la littérature religieuse et profane. Mais étant conservateurs, ilsdemeurent farouchement opposés à toute influence étrangère.Le grammairien al Farrae (761- 822) fait oeuvre d’exégète. Il commente des figuresde style contenus dans le Coran comme l’inversion, la concision, l’interrogation, lacomparaison, la métaphore et la périphrase.

14

Ibn Qutayba (828 - 889) expose ses thèses dans Ta  wil  muchkil  al  qur'an(Interprétation du Coran). Il rejette fermement la supposition qui stipule que le textesacré contient des incorrections et des incohérences. Avancer une telle allégation,c’est, selon lui, faire preuve d’une ignorance crasse. Car pour apprécier le texte révéléà sa juste valeur, il faut connaître les chefs d’œuvre de la littérature arabe. Du reste,cet auteur ne manque pas de confronter les versets avec des vers pour conclure que leCoran est sublime.

15

Il traite le cas où le sens visé des expressions utilisées n’est pas conforme à leurstructure apparente. Ainsi, une phrase interrogative peut exprimer, dans certainscontextes, une affirmation ou un reproche. Le locuteur peut même se servir d'unpluriel en s’adressant à un destinataire unique ou, au contraire, interpeller tout ungroupe en le considérant comme un seul interlocuteur. Ces procédés seront intégrésdans l’une des composantes de la rhétorique arabe : al ma'ani.

16

Un autre groupe s'avère très dynamique pendant le IX° s. Il s’agit des humanistesqui constituent deux équipes :

17

Des résumés de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote sont transposés ensyriaque et en arabe. Mais la traduction intégrale de ces textes devient indispensable.

18

Ainsi, Abu Bakr Matta (m. 940) traduit la Poétique du syriaque en arabe d’unemanière littérale d’ailleurs. Et c’est grâce justement à son extrême littéralité que cettetraduction permettra plus tard aux humanistes européens d’améliorer le texte fournipar les manuscrits grecs.

19

Quant à Ishaq ibn Hanin (m. 911), il donne une version arabe de Rhétorique.Mais en fait, c’est surtout le livre III de cette oeuvre qui ressemble le plus à labalagha. C’est d’ailleurs l’élocution que les Arabes saisissent le mieux. Dans les deuxpremiers livres, Aristote parle du délibératif et du judiciaire qui réfèrent à un systèmesocio-politique inconnu chez les Arabes.

20

Après la traduction de ces ouvrages, les humanistes projettent de jeter les basesd'une nouvelle balagha. Qudama ibn Jaafar (888-984) composera Naqd  achi'r(Critique de la poésie). Cette oeuvre porte l'empreinte de la pensée grecque ainsi quecelle d’al Jahid. C’est une synthèse de théories aristotéliciennes et arabes qui séduirala postérité.

21

De son côté, Ishaq ibn Wahb (m. 850) rédigera Naqd  an  natr (Critique de laprose). Il consacre une partie de son traité au phénomène de l’analogie qu’il étudie àla façon des logiciens. Car il considère que la logique est un outil nécessaire à l’étudede la rhétorique.

22

L’objectif des humanistes est donc d’appliquer les méthodes d’analyse grecque à laproduction littéraire arabe. Il doivent faire face, dès le départ, à l'hostilité du poète alBuhturi (821-897) et des lexicographes.

23

Page 4: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 4/8

Ce n’est pas Zayd que j’ai frappé, ni personne d’autre

Un autre problème fait couler beaucoup d’encre : celui du caractère transcendantdu texte coranique.

24

En effet, le redoutable polémiste ach'arite Al Baqilani (m. 1013) décrète qu’il estplus urgent d'examiner cette question que d’entreprendre des rechercheslinguistiques. Il affirme dans I'gaz  al  Qur'an que le style du Coran est unique.D’après lui, les poètes n’excellent pas dans tous les genres alors que tous les versetssont de valeur égale. Le message divin ne tombe guère dans l’artifice. Il ne contientni termes désagréables ni expressions rares. Par contre, la mu'allaqa (poèmeantéislamique) de Umru al Qays, que l’on considère comme un chef d’œuvre de lapoésie arabe, souffre de certaines imperfections. Il existe même un fossé entre lediscours du Prophète, donc celui d’un homme, et la parole de Dieu. Le degréd’éloquence de cette dernière est certainement plus élevé. Bref, le discours duProphète n’est pas inimitable.

25

En revanche, al Khaffaji (1032-1073) se permet d'affirmer dans Sir  al  fasaha(Secret de la pureté de la langue) que la langue des Arabes n’est pas moins éléganteque celle du Coran, et qu'au niveau stylistique, les versets sont de valeur inégale(Idem, p. 156)

26

Mais les études rhétoriques arabes s’épanouissent surtout grâce aux travaux deAbd al Qahir al Jurjani (m. 1078) auteur de Asrar al balagha (Secrets de l’éloquence)et Dala' il al I'jgaz (Preuves de l’inimitabilité du Coran).

27

Pour al Jurjani, un vocable pris isolément ne peut être qualifié d’éloquent : « Unterme peut vous réjouir, écrit-il, et vous transporter d’admiration dans tel contexte ; lemême mot risque de vous paraître lourd et de vous inspirer de la répulsion dans telautre. » Tout dépend donc de la relation que les mots entretiennent entre eux.

28

Le même linguiste précise les modalités d’emploi de certains outils grammaticaux,tel que al hamza (particule d’interrogation) et dégage les différentes nuancesexprimées par ces outils par rapport à leur position dans la phrase. Il passe en revueaussi les diverses structures agrammaticales en expliquant en quoi ellestransgressent les règles logiques et syntaxiques. Une phrase comme :

29

est inacceptable, car la première séquence de l’énoncé présuppose que l’action defrapper a eu lieu, et que quelqu’un l’a subie. Il étudie également la valeur stylistiquedes temps.

30

Même des propositions similaires peuvent exprimer des nuances différentes. Celadépend de la distribution des items lexicaux qui les composent, mais aussi de laprésence ou de l’absence de l’article.

31

Il traite pareillement la négation et l’emploi de certains quantificateurs. Unephrase comme : Je n’ai pas vu tout le monde n’équivaut pas à Je n’ai vu personne.

32

De même, Al Jurjani défend les poètes accusés de plagiat. A partir du moment où lecontexte change, il ne s’agit plus des mêmes vers. Il critique aussi les conceptionsanthropomorphistes qui ne tiennent pas compte de la dimension métaphorique dutexte sacré.

33

Son élève d’origine persane, Zamakhchari (m.1144), applique ses théories d’unefaçon systématique au Coran dans son oeuvre d’exégète Al  Kachaf. Pourl’exemplification, il se réfère également à la poésie et à la prose. Son oeuvre complètecelle du maître. Mais peu de temps après la disparition des deux théoriciens, labalagha se transforme en règles sèches. Même la poésie ne prospère plus à partir dela deuxième partie du X° siècle. Cette situation s’aggrave de plus en plus, car lesécrivains sont persuadés que les prédécesseurs ont épuisé tous les sujets et qu’il nereste plus qu’à paraphraser ce qui a été dit en se servant d’artifices.

34

Néanmoins, Sakkaki (1160-1228), originaire de Kharezm (Asie centrale),35

Page 5: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 5/8

« La tentative de Mahima BHATTA reste (...) isolée, tous les poéticienss’accordent à la repousser pour des raisons esthétiques. Le charme poétiquene saurait être affaire de logique, c’est-à-dire de science, argument ancien etvivace. Murées dans leurs postulats, les deux écoles n’ont jamais établi decommunication. »

2. Organisation de la rhétoriquearabe

2.1. Le Bayan (littéralement : clarté) compte 5 grandes figures : 2.1.1.le tachbih (comparaison) 2.1.2.la Isti'ara (métaphore) 2.1.3.le majaz mursal (métonymie) 2.1.4.le majaz 'aqli (constitue souvent des configurations qui n’ont pas d’équivalenten rhétorique occidentale.) 2.1.5. la kinaya (périphrase)2.2. ' Ilm al ma' ani (littéralement : « Science des idées »), étudie les phénomènessuivants où il est question de syntaxe et de pragmatique : 2.2.1. le khabar (ou énoncé constatif) où l’on peut juger de l’authenticité del’assertion de l’interlocuteur en fonction de sa conformité ou non conformité au réel.Ex : Il fait beau. 2.2.2. al incha' (ou énoncé performatif) : on ne peut attester de la véracité ou de lafausseté des affirmations de l’interlocuteur. Exemple :

Sois insoucieux du lendemain tant que tu es encore en vie.

s’efforcera dans son livre Miftah al 'ulum (La clef des Sciences) de mieux tracer lesfrontières des figures et de leur donner des définitions assez précises. Son travail estd’autant plus précieux qu’il scelle d’une manière définitive toute la nomenclature dela balagha. Mais le public le trouve plutôt ardu. Certains successeurs lui consacrentdes ouvrages entiers pour l’expliquer. Les critiques arabes modernes le qualifient defatras indigeste et de compilation saturée de classifications et de réflexions d’ordrelogique. D’après eux, il laisse présager une longue période de régression pour larhétorique arabe.

La logicophobie militante de certains auteurs arabes contemporains commeAhmed Matlub et Abdel 'aziz 'Atiq rappelle cette observation de Marie-ClaudePorcher relative aux théories transcrites du langage indirecte (Poétique n° 23) :

36

Le commentateur le plus important de Sakkaki est al Qazwini (m. 1338). Il réussitmême à suggérer des définitions plus claires et plus rigoureuses que celles de sonmaître. Son abrégé, Attalkhis, sera expliqué et glosé dans toutes les parties duMonde arabe et son commentaire Al  Idah sera longtemps considéré comme unmanuel irremplaçable.

37

En même temps on assiste à un autre phénomène : celui des badi'iyyat. Il s’agit depoèmes composés théoriquement pour faire l’éloge du Prophète, mais dont l'objectifréel est d’utiliser les figures du badi', autrement dit des fioritures, des ornements.Ainsi, chaque vers de ces poèmes est l’illustration d’une figure particulière. Quelquesauteurs écriront des monographies pour expliciter ces badi'iyyat tellement elles sontcondensées et obscures. C’est le triomphe des embellissements, des ornementsaccessoires, signes d’un déclin qui commence au XIV° siècle.

38

Il faut dire à présent un mot sur la structure de cette rhétorique.39

La balagha se répartit en trois composantes :40

Page 6: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 6/8

Cela prend donc la forme d’un conseil, d’un ordre, etc.Autres phénomènes traités dans le cadre des ma' ani : l’interrogation, le souhait, levocatif, la restriction, la conjonction, la disjonction, la concision, le pléonasme etl’harmonisme.2.3. 'ilm al badi' (Sciences des ornements) : traite des fioritures. Celles-ci se divisenten figures de pensées et en figures de mots. 2.3.1. Figures de pensée : 2.3.1.1. la tawriyya (ou syllepse oratoire) : utiliser un mot à double sens, l’unimmédiat et clair, l’autre éloigné et caché :

Adhachatni ru'yatu al atlali, fakhatabtuha wa kana dam'i sa'ilan

(J’ai été surpris par les ruines. Mes larmes se mirent alors à couler/ à lesinterroger)

2.3.1.2. la muqabala (ou parallèle) :

Qu’ils rient un peu, un jour ils pleureront beaucoup. (Coran, IX, 83)

2.3.1.3. Husn atta'lil : procédé qui consiste à interpréter un phénomène donné enayant recours délibérément à des explications sans rapport avec les causes réelles dece phénomène. Exemple :

Les taches qui couvrent la lune ne sont pas anciennes. Ce sont les marquesdes gifles qu’elle s’est récemment données.

2.3.1.4. Ta'kid al madh bima yuchbihu addam (Astéisme) : on loue ou on flattequelqu’un tout en ayant l’air de le blâmer. 2.3.1.5. Ta' kid addam bima yuchbihu al madh (Ironie) 2.3.1.6. 'Uslub al hakim (littéralement : " le procédé du sage") : cela consiste àaborder un sujet auquel l’interlocuteur ne s’attendait pas, autrement dit à répondre àune question qui n’a pas été posée ; ou à donner au discours de l’interlocuteur un sensdifférent de celui qu’il visait. On lui fait comprendre ainsi qu’il aurait dû poser tellequestion ou exprimer telle idée.Exemple : Un ouvrier répond à une personne qui lui a demandé s’il avait deséconomies : « Rien ne vaut mieux que d’être en bonne santé ». 2.3.2. Figures de mots : 2.3.2.1. Le Jinas (ou antanaclase) : On emploie deux mots qui se ressemblentphonétiquement et diffèrent sémantiquement : paronymie, homonymie,homophonie. Exemple :Sammaytuhu Yahya liyahya (« Je l’ai appelé Yahya pour qu’il vive longtemps ») 2.3.2.2. le Tibaq (parodoxisme, antithèse) : Employer deux mots de senscontraire. Exemple :

Tu les aurait crus éveillés alors qu’ils dormaient (Coran, XVIII, 17/18)

2.3.2.3. l’Iqtibas : On insère dans un énoncé un passage du Coran ou du hadith(parole du Prophète) sans en indiquer l’origine. 2.3.2.4. le saj' (ou assonance) : On reproduit régulièrement certains sons en finde phrases.

Telle est la structure de la rhétorique arabe. Il faudrait préciser que les équivalencesproposées entre certaines figures arabes et certaines figures de style françaises sontapproximatives. En effet, quand je dis Zaydun asadun (« Zayd est un lion »), jeproduis un tachbih  baligh (littéralement : « comparaison éloquente »). Or, cetteconfiguration correspond à la forme canonique de la métaphore nominale in

41

Page 7: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 7/8

Tabassamati ar riyadu (« Les jardins souriaient »)

Kana fulanun aktaba annassi ida chariba qalamuhu min dawatihi waghanna fawqa qirtasihi (« Il était le meilleur écrivain quand sa plumebuvait dans son encrier et chantait sur son papier »)

3. Primauté de la situationd’énonciation

praesentia où l’on a le terme propre (Zayd, le nom d’une personne) et le terme figuré(« lion ») entre lesquels un rapport d’identité est instauré.

En réalité, au niveau de la isti'ara et la métaphore, la conformité existe entre laisti'ara taba'iyya et la métaphore verbale. Exemple :

42

où le verbe sourire est employé au sens figuré.43

la isti'ara murachaha et la métaphore filée. Exemple :44

où boire et chanter relèvent du même champ sémantique.45

Par ailleurs, une figure telle que la kinaya rappelle toute un éventail de procédésstylistiques comme la périphrase, l’allégorie, l’allusion, l’euphémisme, la métonymieet la synecdoque.

46

Cependant, la balagha a un aspect moins tentaculaire que la rhétoriqueeuropéenne. Rien dans la balagha ne correspond aux genres judiciaires et délibératif,ni aux quatre parties : invention, disposition, mémorisation et action. D’ailleurs,contrairement aux rhétoriciens européens comme Démosthène qui répétait : « Lapremière qualité de l’orateur est l’action, la seconde est l’action et la troisième estl’action », beaucoup de théoriciens arabes, tels que al Jahid par exemple, estimentqu’un bon orateur ne recourt jamais aux gestes pour s’exprimer.

47

En somme, ce qui reste relativement similaire, ce sont les figures.48

Force est de constater que la seconde branche de la rhétorique arabe, 'ilm  alma'ani, constitue une composante originale à mettre en rapport avec la pragmatiquedans le sens moderne du terme. C’est une réflexion qui porte sur le langage et sonfonctionnement.

49

Selon le contexte extralinguistique, une phrase de forme interrogative peutexprimer un ordre, un souhait ou un reproche. Ainsi, pour les rhétoriciens arabes,l’analyse grammaticale est insuffisante dans la mesure où elle se limite à décrire lesaspects formels de la phrase. Plus encore, la balagha se propose d'étudier le rapportexistant entre la structure de l’énoncé et la stratégie discursive du locuteur. Elle meten évidence l’adéquation du discours à la situation d’énonciation et prend enconsidération la nature des liens qui s'établissent entre le sujet parlant et ledestinataire. Elle tient donc compte des éléments situationnels relatifs à l’énoncé. Cequ’on pourrait appeler « dimension pragmatique » occupe ainsi une place importantedans la réflexion rhétorique arabe.

50

La balagha correspond donc à une linguistique d’énoncés et non à une grammairede phrases. Elle cherche à rendre compte de l’énoncé transphrastique, car le textecoranique que l’on se propose d’interpréter, en premier lieu, est envisagé dans satotalité. Les fragments de ce message entretiennent entre eux des liens de toutessortes : thématiques, structurels, etc.

51

Mais il serait souhaitable que les auteurs contemporains de manuels de rhétoriquearabe se montrent aussi ingénieux que leurs prédécesseurs, qu’ils fassent l’effortd’analyser des textes modernes au lieu de se limiter aux textes anciens qui reflètent

52

Page 8: Rhétorique arabe _ Aristote, le Coran et la balagha

04/06/13 Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha

babel.revues.org/1408 8/8

Bibliographie

Pour citer cet articleRéférence papierAhmed Ismaili, « Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha », Babel, 7 | 2003,81­93.

Référence électroniqueAhmed Ismaili, « Rhétorique arabe : Aristote, le Coran et la balagha », Babel [En ligne],7 | 2003, mis en ligne le 17 septembre 2012, consulté le 03 juin 2013. URL :http://babel.revues.org/1408

Auteur

Ahmed IsmailiUniversité de Meknès

Droits d’auteur

© Babel

une conception du monde émanant d’une période et d’un univers plutôt révolus.

AL JAHIZ, Al bayane wa attabyine, Beyrouth, 1968.

AL HACHIMI, M.,  Jawahir al balagha, Le Caire, 1960.

ARISTOTE, Poétique, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1977.ARISTOTE, Rhétorique, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1967-1973, 3vol.

BENCHEIKH, Jamal Eddine, Poétique arabe, Paris, Ed. Anthropos, 1975.

Communications n° 16, « Recherches rhétoriques », Paris, Le Seuil, 1970.Communications n° 30, « La conversation », Paris, Le Seuil, 1979.

DAYF, Chawqi, Al  balagha,  tatawwur wa  tarikh (Histoire de la rhétorique arabe), LeCaire, 1977.

DE TASSY, Joseph Garcin,  Rhétorique  et  prosodie  des  langues  de  l’Orient  musulman,Amsterdam, Philo press, 1970.DECLERCQ, Gilles, L’art d’argumenter, Ed. universitaire, Bruxelles, 1992.

DESBORDES, Françoise, La rhétorique antique, Paris, Hachette, 1996.

HAJJAR, Joseph, Traité de traduction, Beyrouth, 1977.KILITO, A., « Sur le métalangage métaphorique des poéticiens arabes », Poétique n° 38,Paris, Le Seuil, 1979.

LAKOFF, George et JOHNSON, Mark,  Les métaphores  dans  la  vie  quotidienne, Ed. deMinuit, 1985.

Langue française n° 42, « La pragmatique », Paris, Larousse, 1979.MOLINO, Jean, SOUBLIN, Françoise, TAMINE, Joëlle, « La métaphore », Langages n° 54,Paris, Didier-Larousse, 1979.

MOUTAOUAKIL, A., Réflexions  sur  la  théorie  de  la  signification  dans  la  penséelinguistique arabe, Publications de la Faculté des Lettres de Rabat, 1982.PELLAT, Ch., Le milieu basrien et la formation de Gahid, Paris, Librairie d’Amérique etd’Orient, Adrien-Maisonneuve, 1953.

Poétique n° 23, « Rhétorique et herméneutique », Paris, Le Seuil, 1975.