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1 Réflexions sur l’applicabilité de l’uti possidetis dans un conflit sécessionniste : le cas du Kosovo Olivier Corten Professeur à l’Université libre de Bruxelles Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international Avant de devenir juge au tribunal international du droit de la mer, Jean-Pierre Cot a mené une brillante carrière comme conseil et avocat de différents Etats devant la Cour internationale de Justice 1 . Au-delà de la diversité des causes qu’il a défendues, il est un principe juridique que ce plaideur a toujours soutenu avec beaucoup de constance, dans le cadre des différends frontaliers qui ont constitué l’essentiel des affaires auxquelles il a participé, c’est celui de l’uti possidetis juris. Ce principe est défini de la manière suivante par le Dictionnaire de droit international : « Règle de droit international née en Amérique latine et liée au phénomène de l’accession à l’indépendance des colonies, en vertu de laquelle les Etats nés de la décolonisation succèdent aux limites qui étaient les leurs quand ils étaient sous l’administration de l’Etat colonial (que ces limites aient alors été des frontières établies internationalement par des traités ou de simples limites administratives décidées unilatéralement par la métropole) » 2 . A la fin du siècle dernier, le Centre de droit international de l’U.L.B. a organisé un colloque consacré à l’hypothèse de la transposition de ce principe aux phénomènes non plus de décolonisation, mais de sécession ou de démembrements d’Etats, en particulier en Europe 3 . Jean-Pierre Cot s’y est révélé l’un des partisans les plus farouches de cette transposition, en insistant sur la consécration du principe dans la pratique (ex-U.R.S.S., ex-Yougoslavie, …) ainsi que sur la nécessité de l’appliquer en raison de ses vertus pacificatrices 4 . D’autres intervenants estimaient que cette transposition était encore incertaine, la pratique s’expliquant plus par des considérations d’opportunité que par la conviction d’appliquer une règle de droit, 1 C’est ce qui m’a donné la chance de le rencontrer, lorsqu’il m’a engagé comme assistant en 1990 dans l’affaire du Différend territorial (Libye-Tchad). Il m’est impossible, dans le cadre de ces mélanges, de ne pas lui exprimer toute ma plus profonde et sincère gratitude à cet égard. A la fois très exigeant et toujours ouvert au débat, Jean-Pierre Cot m’a initié et formé à la pratique, en me montrant comment combiner la rigueur du raisonnement juridique avec le sens du politique. Je n’oublie pas non plus à quel point il a toujours respecté et reconnu le travail du débutant en droit international que j’étais, y compris publiquement. 2 Jean Salmon (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, AUF, 2001, v° uti possidetis juris (ita possideatis), sens B, p. 1123. 3 Le résultat des travaux a été publié dans O. Corten, B. Delcourt, P. Klein et N. Levrat (dir.), Démembrements d’Etats et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question(s), Bruxelles, Bruylant, 1999, 455 p. 4 Jean-Pierre Cot, « Des limites administratives aux frontières internationales ? Rapport général » in ibid., pp. 17-33 ; v. aussi M. Kohen, « Le problème des frontières en cas de dissolution et de séparation d’Etats : quelles alternatives ? » in ibid., pp. 365-401.

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Réflexions sur l’applicabilité de l’uti possidetis dans un conflit sécessionniste : le cas du Kosovo Olivier Corten Professeur à l’Université libre de Bruxelles Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international

Avant de devenir juge au tribunal international du droit de la mer, Jean-Pierre Cot a mené une

brillante carrière comme conseil et avocat de différents Etats devant la Cour internationale de

Justice1. Au-delà de la diversité des causes qu’il a défendues, il est un principe juridique que

ce plaideur a toujours soutenu avec beaucoup de constance, dans le cadre des différends

frontaliers qui ont constitué l’essentiel des affaires auxquelles il a participé, c’est celui de l’uti

possidetis juris. Ce principe est défini de la manière suivante par le Dictionnaire de droit

international :

« Règle de droit international née en Amérique latine et liée au phénomène de l’accession à l’indépendance des colonies, en vertu de laquelle les Etats nés de la décolonisation succèdent aux limites qui étaient les leurs quand ils étaient sous l’administration de l’Etat colonial (que ces limites aient alors été des frontières établies internationalement par des traités ou de simples limites administratives décidées unilatéralement par la métropole) »2. A la fin du siècle dernier, le Centre de droit international de l’U.L.B. a organisé un colloque

consacré à l’hypothèse de la transposition de ce principe aux phénomènes non plus de

décolonisation, mais de sécession ou de démembrements d’Etats, en particulier en Europe3.

Jean-Pierre Cot s’y est révélé l’un des partisans les plus farouches de cette transposition, en

insistant sur la consécration du principe dans la pratique (ex-U.R.S.S., ex-Yougoslavie, …)

ainsi que sur la nécessité de l’appliquer en raison de ses vertus pacificatrices4. D’autres

intervenants estimaient que cette transposition était encore incertaine, la pratique s’expliquant

plus par des considérations d’opportunité que par la conviction d’appliquer une règle de droit,

1 C’est ce qui m’a donné la chance de le rencontrer, lorsqu’il m’a engagé comme assistant en 1990 dans l’affaire du Différend territorial (Libye-Tchad). Il m’est impossible, dans le cadre de ces mélanges, de ne pas lui exprimer toute ma plus profonde et sincère gratitude à cet égard. A la fois très exigeant et toujours ouvert au débat, Jean-Pierre Cot m’a initié et formé à la pratique, en me montrant comment combiner la rigueur du raisonnement juridique avec le sens du politique. Je n’oublie pas non plus à quel point il a toujours respecté et reconnu le travail du débutant en droit international que j’étais, y compris publiquement. 2 Jean Salmon (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, AUF, 2001, v° uti possidetis juris (ita possideatis), sens B, p. 1123. 3 Le résultat des travaux a été publié dans O. Corten, B. Delcourt, P. Klein et N. Levrat (dir.), Démembrements d’Etats et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question(s), Bruxelles, Bruylant, 1999, 455 p. 4 Jean-Pierre Cot, « Des limites administratives aux frontières internationales ? Rapport général » in ibid., pp. 17-33 ; v. aussi M. Kohen, « Le problème des frontières en cas de dissolution et de séparation d’Etats : quelles alternatives ? » in ibid., pp. 365-401.

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et les vertus pacificatrices du principe ayant également montré leurs limites, en particulier lors

de la crise yougoslave5.

Où en est aujourd’hui ce débat, dix années plus tard, en particulier après que l’indépendance

du Kosovo ait été proclamée en février 2008 ? C’est à cette question que sera consacrée la

présente contribution. Le cas du Kosovo apparaît en effet particulièrement intéressant, dans la

mesure où les débats entourant la détermination du statut politique de cette entité serbe ont

notamment porté sur la transformation, ou non, de ses limites administratives en frontières

internationales. Certes, le différend portant sur la qualité d’Etat du Kosovo est loin d’être

définitivement réglé6, la Cour internationale de Justice devant se prononcer sur une demande

d’avis qui lui a été adressée par l’Assemblée générale des Nations Unies7. On relèvera

toutefois que, dans le cas d’un conflit sécessionniste, la question de l’applicabilité de l’uti

possidetis se pose bien avant l’accession effective d’une entité à l’indépendance, l’entité

sécessionniste se prévalant souvent du principe pour affirmer sa souveraineté sur l’ensemble

du territoire qu’elle revendique sur la base des limites administratives existantes. Pour

illustrer la problématique, on peut partir de la carte reproduite ci-dessous, que l’on retrouve

dans plusieurs rapports du Secrétaire général de l’ONU présentés postérieurement à

l’indépendance, rapports qui se gardent bien d’avaliser l’indépendance du Kosovo8. A l’ouest

et au sud, les lignes séparant le Kosovo du Monténégro, de l’Albanie et de l’ancienne

république yougoslave de Macédoine (ARYM) sont désignées comme des « frontières

internationales ». Elles ont fait l’objet d’accords entre la Yougoslavie puis la Serbie et les

trois Etats concernés, et personne ne conteste que, quel que soit le statut futur du Kosovo,

elles subsisteront comme telles9. Au nord et à l’est, en revanche, la ligne séparant le Kosovo

(du reste) de la Serbie est qualifiée de « provincial boundary ». Dans l’hypothèse où le

Kosovo serait amené, dans le futur, à être reconnu comme Etat à l’échelle universelle, cette 5 Olivier Corten, « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et uti possidetis : deux faces d’une même médaille ? » in ibid., pp. 403-435 ;v. aussi les contributions de Barbara Delcourt et de Laurence Weerts, respectivement consacrées à l’ex-Yougoslavie et à l’ex-U.R.S.S. (pp. 35-78 et 79-142. 6 V. à ce sujet notre étude, « Déclarations unilatérales d’indépendance et reconnaissances prématurées : du Kosovo à l’Ossétie du sud et à l’Abkhazie », R.G.D.I.P., 2008, n°4, sous presse. 7 Assemblée générale, Soixante-troisième session, 22e séance plénière – matin, AG/10764, 8 octobre 2008. 8 Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK), S/2008/458, 15 juillet 2008, p. 24 ; v. aussi Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2008/211, 28 mars 2008, p. 23. 9 Concernant la frontière avec l’ARYM, v. en particulier Déclaration du Président du Conseil de sécurité, S/PRST/2001/8, 16 mars 2001. En mars 2002, plusieurs Etats membres du Conseil ont insisté pour que les dirigeants du Kosovo respectent l’accord de démarcation de frontière conclu entre la Yougoslavie et l’ARYM ; S/PV.4498, 27 mars 2002 ; représentants de la Bulgarie (p. 14), de la Chine (p. 24), de la Norvège (p. 25) et de l’Espagne, au nom de l’Union européenne, la Bulgarie, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, Malte, Chypre, la Turquie, l’Islande et le Liechtenstein souscrivant à cette intervention (p. 26). Il semble cependant qu’un différend subsiste entre le Kosovo et la Macédoine au sujet de la localisation précise de cette frontière ; International Herald Tribune du 9 octobre 2008 ; http://www.iht.com/articles/ap/2008/10/09/europe/EU-Montenegro-Kosovo-Serbia.php

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limite provinciale deviendrait-elle ipso jure une frontière internationale ? C’est à ce débat que

l’on consacrera les lignes qui suivent. Dans un premier temps, on constatera qu’une pratique

significative semble suggérer une réponse positive. Dans un second temps, on se demandera

si cette pratique s’accompagne d’une opinio juris attestant le sentiment des Etats d’obéir à une

règle de droit.

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Source : Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK), S/2008/458, 15 juillet 2008, p. 24.

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I. Des limites administratives aux frontières internationales ? Une pratique significative

A l’heure où nous écrivons ces lignes, personne ne conteste que le statut du Kosovo est

toujours réglementé par la résolution 1244 (1999), adoptée par le Conseil de sécurité le 10

juin 199910. Ce texte ne contient aucune indication concernant les (futures) frontières du

Kosovo. On ne s’en étonnera pas, puisque le Conseil y réaffirme l’attachement des Etats au

maintien de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Yougoslavie, et prévoit une

administration internationale du Kosovo en tant que partie intégrante de la Serbie11. Ainsi,

non seulement la sécession du Kosovo —et donc sa délimitation frontalière— n’est pas

prévue par cette résolution, mais encore cette sécession, dans la mesure en tout cas où elle se

traduirait par une proclamation unilatérale d’indépendance, est clairement exclue12. En

revanche, une indépendance négociée ou avalisée par le Conseil de sécurité constitue une

hypothèse évoquée dès le début des années 200013. Et c’est en envisageant cette hypothèse

que l’on a débattu sur les possibles futures frontières du Kosovo. Un examen attentif des

positions des Etats14 à ce sujet révèle d’abord que la séparation de la partie nord de la

province, essentiellement peuplée de citoyens d’origine serbe, a été exclue. Cette exclusion de

la partition peut à première vue être considéré comme le signe d’une application de l’uti

possidetis (1), d’autant que, au-delà de cette question d’attribution territoriale, la délimitation

en tant que telle du Kosovo semble renvoyer à la limite administrative, ce qui constitue un

second signe d’application du principe (2).

1. Le refus de la « partition » du Kosovo

Le refus de la partition a d’abord été envisagé comme une conséquence de l’administration

internationale de l’ONU, qui devait s’étendre sur toute la province du Kosovo. C’est en ce

10 Même les Etats qui ont reconnu immédiatement le Kosovo ou soutenu son indépendance ont admis que la résolution 1244 (1999) continuait à s’appliquer ; v. les déclarations de l’Italie (S/PV.5917, 20 juin 2008, p. 8), de la France (ibid., p. 11), de la Belgique (ibid., p. 14), du Royaume-Uni (id., p. 18), des Etats-Unis (id., p. 19), de la Croatie (S/PV.5944, 25 juillet 2008, p. 13), et du Costa Rica (ibid., p. 19). Quant au Secrétaire général, il continue de considérer que la résolution 1244 (1999) constitue le cadre juridique de son mandat (S/PV.5839, 18 février 2008, p. 3 ; S/PV.5917, 20 juin 2008, p. 3 ; S/PV.5944, 25 juillet 2008, p. 3). 11 Résolution 1244 (1999) du 10 juin 1999, 2ème et 10ème considérants, ainsi que annexe 1, 6ème principe et annexe 2, 8ème principe 8. 12 V. notre étude précitée, « Déclarations unilatérales d’indépendance et reconnaissances prématurées : du Kosovo à l’Ossétie du sud et à l’Abkhazie », partie I, B. 13 Ibidem. 14 On s’est, aux fins de la présente contribution, appuyé sur une analyse exhaustive des débats qui ont eu lieu au Conseil de sécurité sur ce thème depuis 1998 à partir de http://www.un.org/depts/dhl/dhlf/unbisnet/indexf.htm), ainsi que sur les prises de position reproduites sur http://en.wikipedia.org/wiki/International_reaction_to_the_2008_Kosovo_declaration_of_independence#_note-123

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sens que se prononce le représentant du Dannemark dès 2001 :« [l]’autorité de l’ONU sur

tout le Kosovo est inconditionnelle. Il ne saurait y avoir ni partition, ni monoethnicité, ni

structures parallèles »15. Quelques années plus tard, c’est en revanche bel et bien dans

l’optique d’une accession à l’indépendance de la province que l’idée de la partition est exclue,

comme en témoigne cette déclaration du représentant des Philippines : « compte tenu des

circonstances actuelles, ni le retour du Kosovo sous la houlette de Belgrade, ni sa partition, ni

une réunification éventuelle avec l’Albanie ne bénéficierait d’un appui quelconque »16. Cette

position allait être consacrée en novembre 2005 par les Etats membres du « Groupe de

contact » (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Etats-Unis et Russie), qui ont défini des

« principes directeurs en vue d’un règlement du statut du Kosovo », parmi lesquels celui-ci :

« 6. Le règlement du statut du Kosovo devra renforcer la sécurité et la stabilité régionales, garantissant ainsi que le Kosovo ne reviendra pas à la situation d’avant mars 1999. Toute solution unilatérale résultant de l’emploi de la force sera inacceptable. Le territoire actuel du Kosovo ne sera pas modifié; il n’y aura donc ni partition ni union avec un pays ou une partie d’un pays. L’intégrité territoriale et la stabilité interne des voisins régionaux seront pleinement respectées »17.

Le Secrétaire général a « pris note » de ce principe18 puis l’a « accueilli avec satisfaction »19.

Au sein du Conseil de sécurité, plusieurs Etats l’ont encore appuyé20, l’Albanie tenant tout

particulièrement à mentionner son « ferme appui aux principes directeurs du Groupe de

contact pour le règlement du statut du Kosovo. Nous convenons qu’il ne doit y avoir aucune

modification du territoire et des frontières actuels du Kosovo, aucune partition de la province

et aucun rattachement à un autre pays ou à une région d’un autre pays »21.

Ce refus de principe de la partition a encore été affirmé en dehors de l’enceinte de l’ONU.

L’Union européenne a déclaré par la voix du Conseil du 18 juin 2005 que :

15 S/PV.4643, 6 novembre 2002, p. 22. 16 S/PV.5130, 24 février 2005, p. 14 ; v. aussi S/PV.5188, 27 mai 2005, p. 16. 17 Nous soulignons ; texte annexé à la Lettre datée du 10 novembre 2005, adressée au Secrétaire général par le Président du Conseil de sécurité, S/2005/709, 10 novembre 2005. 18 Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2005/335, 23 mai 2005, p. 7, par. 24. 19 Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2006/45, 25 janvier 2006, p. 8, par. 22. V. aussi Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2006/707, 2 septembre 2006, p. 2, par. 6 ; Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2007/582, 28 septembre 2007, p. 3, par. 26 20 V. p. ex. le représentant des Etats-Unis ; S/PV.5470, 20 juin 2006, p. 21 et .5522, 13 septembre 2006, p. 20. 21 S/PV.5470, 20 juin 2006, p. 29 ; v. aussi S/PV.5522, 13 septembre 2006, p. 28.

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« la détermination du statut du Kosovo devra renforcer la sécurité et la stabilité de la région. Ainsi, toute solution qui serait unilatérale ou qui résulterait de l’usage de la force, de même que toute modification du territoire actuel du Kosovo seraient inacceptables. Il n’y aura donc aucune partition du Kosovo, ni aucune union du Kosovo avec un autre pays ou partie d’un autre pays après la résolution du statut du Kosovo. L’intégrité territoriale des pays voisins devra être pleinement respectée »22.

Le Groupe de contact a réitéré sa position23, qui a été reprise par l’OTAN24 et l’UEO25, ainsi

que, semble-t-il26, par plusieurs Etats comme la France27, l’Allemagne28, le Luxembourg29, les

Etats-Unis30 ou la Macédoine31.

Qu’en est-il, cependant, des deux parties directement impliquées ? Sans surprise, les autorités

du Kosovo ont toujours affirmé pouvoir étendre l’exercice de leur pouvoir à l’ensemble de la

province. Dans une entrevue publiée en juin 2003, le président Ibrahim Rugova déclarait :

« Le Kosovo a déjà assez payé et la partition relève de la spéculation. Le Kosovo doit être reconnu avec ses frontières actuelles parce que - comme vous le savez - aucune frontière n'a été modifiée depuis la dissolution de l’ex-Yougoslavie »32.

22http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo_833/kosovo_650/colonne-droite_2743/textes-reference_2741/declaration-sur-kosovo-adoptee-par-conseil-europeen-du-18-juin-2005_14288.html. V. aussi Conclusions du Conseil sur les Balkans ccidentaux2687ème session du Conseil RELATIONS EXTERIEURES Bruxelles, le 7 novembre 2005, par. 13, disponible sur http://64.233.183.104/search?q=cache:7VaM3DFmpisJ:ue.eu.int/ueDocs/newsWord/fr/gena/86837.doc+%22partition+du+Kosovo%22&hl=fr&ct=clnk&cd=69&gl=be. V. encore RUPEL: KOSOVO PARTITION MUST NOT BE ENCOURAGED OR ALLOWED, BRUSSELS, May 28 (Tanjug), http://www.mfa.gov.yu/Policy/CI/KIM/280508_e.html 23 Kosovo Contact Group Statement London, 1 January 2006 : « 6. The Contact Group Guiding Principles of November 2005 make clear that there should be: no return of Kosovo to the pre-1999 situation, no partition of Kosovo, and no union of Kosovo with any or part of another country ». V. aussi la déclaration de Vienne du 24 juillet 2//6, selon laquelle « il n'y aura pas de partition du Kosovo, ni aucun arrangement qui créerait de nouvelles divisions » ; http://64.233.183.104/search?q=cache:JuKLVKxS4AYJ:www.doc.diplomatie.gouv.fr/BASIS/epic/www/doc/DDD/911409156.doc+%22partition+du+Kosovo%22&hl=fr&ct=clnk&cd=77&gl=be 24 Le Secrétaire général de cette organisation an en tout cas déclaré qu’ « aucune forme de division n’est une option », en juin 2008 ; http://french.ningbo.gov.cn/art/2008/06/24/art_1076_421203.html 25 V. Assemblée de l'UEO, RECOMMANDATION N° 8171sur 2008 : une année décisive pour les Balkans occidentaux2, adoptée le 4 juin 2008, au cours de sa 2ème séance plénière, point (vi) 3, disponible sur http://www.assembly-weu.org/fr/documents/sessions_ordinaires/txt/2008/817.php#P2_42 26 Les sources qui suivent proviennent en effet de la presse et devraient, pour certaines d’entre elles, être confortées par d’autres sources. Nous avons toutefois choisi de les reproduire, dans la mesure où elles semblent toutes concorder, aucune déclaration en faveur de la partition n’ayant été recensée. 27 V. les prises de positions officielles sur « Les positions françaises sur le Kosovo » (http://www.ambafrance-my.org/spip.php?article912 ) ; Réunion des Ministres des Affaires Etrangères du G8- point de presse du Ministre des Affaires Etrangères, M. Philippe Douste-Blazy, 23 juin 2005 (http://www.ambafrance-uk.org/Reunion-des-Ministres-des-Affaires,6040.html ). 28« German foreign minister rules out Kosovo's partition », Associated Press, 2005, http://kosovareport.blogspot.com/2005/04/german-foreign-minister-rules-out.html 29 Luxembourg, Déclaration de politique étrangère du 29 novembre 2005 (traduction française), http://www.gouvernement.lu/gouvernement/politique-etrangere/2005/2005_fr/index.html 30 July 2008, President Bush meets with President Sejdiu and Prime Minister Thaci of the Republic of Kosovo, http://www.whitehouse.gov/news/releases/2008/07/20080721-3.html. 31 Albanian, Macedonian presidents warn against Kosovo partition, BBC Monitoring, July 18 2008, http://www.zibb.com/article/3625413/Albanian+Macedonian+presidents+warn+against+Kosovo+partition. 32 http://www.paixbalkans.org/presse_kosovo03.htm.

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Son conseiller politique précisait dans le même sens que :

« Les frontières des anciens Etats de l’ex-Yougoslavie ne devraient pas être retouchées, et d’ailleurs, elles ne l’ont pas été jusqu’à présent. Le Kosovo conserverait donc ses frontières actuelles, et il est inconcevable d’appliquer des critères ethniques (partition du Kosovo) sous peine de créer un précédent dangereux causant de graves problèmes de sécurité dans la région »33. Cette position a logiquement été réitérée après la proclamation unilatérale d’indépendance.

Selon Associated Press, le nouveau président du Kosovo, Fatmir Sejdiu, a ainsi affirmé, en

fevrier 2008, qu’il « comptait sur l'OTAN pour tenir sa promesse de garantir les frontières du

nouvel Etat »34. Quant à la Serbie, elle a, pendant des années, refuser d’envisager le scénario

de la partition. Selon les termes du représentant de la Serbie-et-Montenegro à l’ONU : « [n]i

moi, ni le Gouvernement de la République de Serbie, n’avons jamais approuvé l’idée d’une

partition du Kosovo-Metohija. Nous croyons que l’avenir du Kosovo-Metohija ne réside ni

dans une partition, ni dans un Kosovo indépendant »35. La Serbie ne s’est pas opposée aux

principes énoncés par le « Groupe de contact », et on peut donc considérer qu’elle a

implicitement admis qu’aucune partition du Kosovo n’était envisageable. Il est vrai que,

plusieurs mois après la déclaration unilatérale d’indépendance du 17 février 2008, le président

de la Serbie a déclaré au sujet de la partition :

« Il existe encore beaucoup de possibilités pour trouver une solution dans le cadre du concept de l’autonomie substantielle. Mais si nous épuisons toutes les possibilités, nous pouvons alors nous pencher sur cette option […] Toutes les initiatives sont légitimes. Tout est préférable à une situation où une partie a tout perdu et l'autre a tout gagné »36. Il ne faut cependant pas exagérer la portée de cette déclaration. Le président serbe n’affirme

pas ici que la partition s’imposerait aux parties à défaut d’accord, mais plutôt qu’il s’agit

d’une option qui pourrait faire partie de la négociation. Nous reviendrons sur cette nuance

particulièrement importante. Relevons simplement à ce stade que l’uti possidetis ne s’oppose

pas à ce que les parties s’entendent sur une délimitation frontalière, quelle qu’elle soit, mais

ne joue qu’à titre supplétif, en l’absence d’accord37. La déclaration du président Tadic n’est

donc pas, en tant que telle, incompatible avec ce principe. Par ailleurs, et alors même que sa

portée revêt donc un caractère limité, cette déclaration a rencontré l’opposition, non

33 http://www.ridi.org/adi/entretiens/hyseni200312.htm 34 http://web.ifrance.com/actu/monde/181121 35 S/PV.5089, 29 novembre 2004, p. 30. 36 Serbie: le président Tadic évoque l'éventualité d'une « partition » du Kosovo, AFP, 30 septembre 2008, http://www.metrofrance.com/fr/article/afp/2008/09/30/cng_ada3e6a1b4a32d0724d801256771d088_21/index.xml et http://www.operationspaix.net/-EULEX- 37 C.I.J., Affaire du Différend frontalier, terrestre, insulaire et maritime, Recueil 1992, p. 408, par. 90.

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seulement du Kosovo38, mais aussi de plusieurs autres Etats39. Manifestement, la partition ne

semble pas admissible par un très grand nombre d’Etats membres de l’ONU, même comme

élément de la négociation.

A l’issue de cet aperçu de la position des Etats, on peut affirmer que le principe de la

transformation des limites administratives en frontières internationales paraît particulièrement

présent dans le cas du Kosovo. Le refus de la « partition » de la partie nord implique en effet

que cette partie fait, a priori, partie intégrante du territoire de cette entité, ce qui semble

impliquer que cette dernière soit envisagée dans ses limites en tant que province serbe. Il est

vrai que, pour autant, le refus de la partition n’implique pas de reprendre exactement la ligne

administrative de la province pour la transformer en frontière internationale au jour de

l’indépendance. On pourrait en effet imaginer certains aménagements mineurs des frontières

du nord et de l’est du Kosovo, qui ne sont pas suffisamment importantes pour que l’on puisse

évoquer une « partition », d’autant qu’elles pourraient restreindre mais aussi le cas échéant

étendre le territoire de ce qui constituait la province serbe. D’autres éléments tendent

cependant à montrer que la délimitation par référence à la limite provinciale a été privilégiée

également.

2. La transformation de la limite provinciale en frontière internationale Même si l’indépendance du Kosovo n’est, on l’a vu, pas envisagée par la résolution 1244

(1999), celle-ci prévoit:

« [u]n processus politique en vue de l’établissement d’un accord-cadre politique intérimaire prévoyant pour le Kosovo une autonomie substantielle, qui tienne pleinement compte des Accords de Rambouillet et du principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie et des autres pays de la région, et la démilitarisation de l’ALK »40. Or, il est intéressant de souligner que les « accords de Rambouillet » contiennent la

disposition suivante :

« En ce qui concerne le Kosovo :

38 http://www.operationspaix.net/-EULEX- 39 La presse fait état d’une opposition de l’Allemagne (http://www.romandie.com/infos/news2/081001144204.x1nwl45r.asp), des Etats-Unis (http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2008/03/07/01011-20080307FILWWW00519-les-usa-excluent-une-partition-du-kosovo.php), et de la Macédoine (http://europepuissance.blogspot.com/2007/08/de-la-ncessit-de-linclusion-de-la.html). 40Annexe 2, principe 8 ; v aussi l’annexe 1, 6ème principe. Le Conseil renvoie à ces annexes dans le paragraphe 1 de la résolution.

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a) aucune modification ne sera apportée aux frontières du Kosovo »41. La clause vise non seulement la frontière internationale de la Yougoslavie, « qui est aussi la

frontière du Kosovo »42, mais également « la frontière du Kosovo avec d’autres parties de la

RFY »43. Il semble bien que l’on en ait « pleinement tenu compte » dans le processus de

détermination du statut, les limites du Kosovo n’ayant pas été modifiées par le Conseil de

sécurité ni par la MINUK. Il est vrai que cette clause d’intangibilité ne contient, en elle-

même, aucune délimitation spécifique de la « frontière » nord et est du Kosovo. Il semble

cependant évident que cette frontière doit être déterminée par référence aux limites de la

province telles qu’elles ont été tracées au sein de la Serbie et de la Yougoslavie.

Dans le même sens, on relèvera que la proposition de règlement élaborée par le représentant

spécial du Secrétaire général de l’ONU, Martti Ahtisaari, contient la disposition suivante, en

annexe VII :

« Frontières 3.2 Le territoire du Kosovo est délimité par les frontières de la province autonome socialiste du Kosovo au sein de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, telles que ces frontières existaient au 31 décembre 1988, sous réserve des modifications prévues par l’accord sur la démarcation de la frontière conclu entre la République fédérale socialiste de Yougoslavie et l’ex-République yougoslave de Macédoine le 23 février 2001 »44. Ici, on retrouve explicitement le principe de la transformation de limites administratives en

frontières internationales.

Cette transformation a été soutenue par les autorités du Kosovo qui, dans leur déclaration

d’indépendance, ont accepté tous les engagements contenus dans cette proposition45, pour

affirmer ensuite explicitement que : « Kosovo shall have its international borders as set forth

in Annex VIII of the Ahtisaari Plan, and shall fully respect the sovereignty and territorial

integrity of all our neighbours »46. C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre la

constitution du Kosovo, selon laquelle « All authorities in the Republic of Kosovo shall abide

by all of the Republic of Kosovo’s obligations under the Comprehensive Proposal for the

41 Chapitre I, Article 1er, texte annexé à la Lettre datée du 4 juin 1999, adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la France auprès de l’ONU, S/1999/648, 7 juin 1999 (p. 6). 42 Chapitre VII, Article 2, par. 3. 43 Chapitre VII, Article II, par. 4a) ; v. aussi article V, par. 1 et article X. 44 Nous soulignons ; Annexe VII, article 3, Lettre datée du 26 mars 2007, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général, S/2007/168/Add.1, 26 mars 2007, Additif . Proposition globale de Règlement portant statut du Kosovo. 45 Déclaration reproduite sur http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/7249677.stm, par. 5 et 12. 46 Ibid., par. 8.

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Kosovo Status Settlement dated 26 March 2007 », ces obligations devant même « take

precedence over all other legal provisions in Kosovo »47.

Il est vrai que, en dépit de ce que suggère le texte de la constitution du Kosovo, le contenu du

plan Ahtisaari n’est jamais devenu obligatoire puisqu’il n’a jamais été accepté ou repris dans

une résolution du Conseil de sécurité48, ni par ailleurs été admis par les autorités serbes49. On

peut toutefois se demander si cette opposition, essentiellement dictée par l’objet même de ce

plan, qui était d’accorder une indépendance au Kosovo, peut aussi être étendue à la

transformation, au moins éventuelle, des limites provinciales de la Serbie en frontières

internationales. Les déclarations du président Tadic de la fin septembre 2008, annonçant que

la « partition » devait constituer l’une des hypothèses envisageables comme contrepartie à

l’acceptation de l’indépendance, semblent plutôt plaider en sens contraire. Le terme de

« partition » implique en effet, comme on l’a déjà signalé, que l’on envisage a priori l’entité

du Kosovo dans ses limites administratives serbes.

En ce sens encore, on citera les rapports et documents présentés par le Secrétaire général

après l’indépendance. Le Secrétaire général y évoque à deux reprises les « frontières

administratives » du Kosovo pour désigner sa limite nord50. Au demeurant, comme on l’a

constaté en introduction de cette étude, les cartes utilisées reprennent toujours l’expression de

« provincial boundary »51. Cette terminologie montre que l’ONU, y compris le Secrétaire

général qui avait pourtant accueilli avec satisfaction le plan Ahtisaari, se refuse à reconnaître

l’indépendance de l’entité, et par conséquent la transformation de sa limite administrative en

frontière internationale. En même temps, le Kosovo continue à n’être appréhendé que dans le

cadre de ces limites, et rien n’indique qu’une ligne alternative ait jamais été envisagée.

47 Articles 1, par. 1 et 143, par. 1 et 2 ; http://www.kosovoconstitution.info/?cid=2,302 48 Il semble qu’un projet de resolution ait été discuté au Conseil, mais à huis clos; v. Statement issued on 20 July 2007 by Belgium, France, Germany, Italy, United Kingdom and the United States of America, co-sponsors of the draft resolution on Kosovo presented to the UNSC on 17 July. Ce projet prévoyait une acceptation de la proposition par le Conseil, ainsi qu’une autorisation donnée notamment à l’Union européenne pour déployer sa mission EULEX sur le terrain; v. les documents reproduits sur http://www.securitycouncilreport.org/site/c.glKWLeMTIsG/b.2693011/k.6DA1/KosovobrUN_Documents.htm 49 Pour un aperçu de la position officielle de la Serbie, on consultera : http://www.kosovocompromise.com/cms/item/home/en.html 50 Rapport du Secrétaire général sur la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/2008/354, 12 juin 2008, p. 2, par. 6. 51 V. la carte reproduite ci-dessus, et les sources citées.

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Enfin, signalons que bon nombre d’Etats qui ont reconnu le Kosovo l’ont fait en se référant au

plan Ahtisaari52, ce qui laisse penser qu’ils ont admis les principes qui y étaient contenus, y

compris sur le plan de la délimitation frontalière

Dans ces circonstances, on peut raisonnablement postuler que, à supposer que l’indépendance

du Kosovo soit reconnue à l’échelle universelle, cette reconnaissance s’opérera dans les

limites qui constituaient anciennement la province sud de la Serbie. Une pratique générale

semble donc, a priori, confirmer l’applicabilité du principe de l’uti possidetis juris. Reste à

vérifier, dans l’optique de l’établissement d’un précédent attestant l’existence d’une règle

coutumière, que cette pratique s’accompagne de la conviction de respecter une règle de droit

existante (opinio juris).

II. L’expression d’une règle générale de droit international ? Une opinio juris incertaine Selon la Cour internationale de Justice, pour que l’on puisse établir l’existence d’une règle

coutumière,

« Les Etats intéressés doivent avoir le sentiment de se conformer à ce qui équivaut à une obligation juridique. Ni la fréquence ni même le caractère habituel des actes ne suffisent. Il existe nombre d’actes internationaux […] qui sont accomplis presque invariablement mais sont motivés par de simples considérations de courtoisie, d’opportunité ou de tradition et non par le sentiment d’une obligation juridique »53. Dans le cas d’un conflit aussi aigu et politisé que celui de l’accession à l’indépendance du

Kosovo, on voit mal la place que la courtoisie ou la tradition peuvent occuper. En revanche,

on peut se demander si la pratique décrite dans la première partie de cette étude peut

s’expliquer par de simples considérations d’opportunité politique. On reprendra en ce sens les

deux éléments distingués plus haut : le débat sur la partition, d’une part, celui sur la

délimitation précise de la ligne frontière, d’autre part.

1. Le refus de la partition, expression de l’exécution d’une obligation juridique ou simple considération d’opportunité ?

52 V. de nombreux exemples de prises de position officielles sur le site : http://en.wikipedia.org/wiki/International_reaction_to_the_2008_Kosovo_declaration_of_independence#_note-123 53 C.I.J., Affaire du Plateau continental de la Mer du Nord, Recueil 1969, p. 44.

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Il n’est pas particulièrement aisé de déterminer les raisons qui ont officiellement motivé le

refus de la partition dans le chef de l’ensemble des —si pas tous les— acteurs du conflit du

Kosovo. Un premier constat s’impose cependant d’emblée : jamais la règle de l’uti possidetis

juris, exprimée telle quelle ou par le biais d’une autre dénomination, n’a été invoquée par

rapport aux frontières du Kosovo avec (le reste de) la Serbie54. Diverses considérations

d’opportunité ressortent en revanche des discours produits à ce sujet, avec en particulier deux

valeurs qui semblent ressortir régulièrement : la multiethnicité et la sécurité ou la stabilité.

La première est bien illustrée par ces extraits de la position de la France, qui justifie son refus

de la partition :

« La communauté internationale a constamment refusé, depuis le début des conflits dans l’ancienne Yougoslavie, un re-découpage des frontières sur des bases ethniques. Elle a imposé le retour de la minorité serbe en Croatie, favorisé les retours en Bosnie-Herzégovine par des programmes massifs qui ont eu un incontestable succès, imposé à la Macédoine un accord consacrant son caractère multiethnique »55. Dans le même sens, on citera la position du Luxembourg, qui s’exprime alors au nom de

l’Union européenne : « [l]a décision sur le statut du Kosovo doit être basée sur la

multiethnicité, le plein respect des droits de l’homme et surtout le droit, pour tous les réfugiés,

de retourner chez eux en sécurité »56.

Quant à la seconde, on rappellera cet extrait de la Déclaration sur le Kosovo adoptée le 18

juin 2005, expliquant le caractère inacceptable d’une modification du territoire de la province

par la nécessité de « renforcer la sécurité et la stabilité de la région »57. Ce facteur a également

été souligné par certains Etats, en particulier la Macédoine. Selon la presse,

« Les macédoniens craignent en effet, et à juste titre, qu’une séparation du Kosovo entre albanophones et Serbes ne ravive les insurrections albanaises en Macédoine, limitrophe, et dans la vallée de Presevo, en Serbie. ‘Dans tous les cas, une éventuelle partition ne pourra se

54 Pour les frontières internationales existantes, le « respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale » de l’ex-République yougoslave de Macédoine a été invoqué pour justifier l’obligation pour « tous » —ce qui couvre manifestement les dirigeants du Kosovo— de respecter l’accord conclu en 2001 entre cet Etat et l’Etat serbe (Déclaration du Président du Conseil de sécurité, S/PRST/2001/7*, 12 mars 2001). Aucun argument juridique aussi précis n’a, en revanche, été avancé pour justifier la nécessité de respecter la frontière du Kosovo avec (le reste de) la Serbie. 55 http://www.ambafrance-my.org/spip.php?article912. De même, « Nous ne voulons pas un retour au statut de 1999 ni une partition du Kosovo, ni un rattachement à un pays tiers. Nous voulons simplement garantir la multiethnicité, la protection des minorités et de leur patrimoine, la stabilité régionale et puis - pourquoi ne pas le dire - la lutte contre la criminalité » (http://www.ambafrance-uk.org/Reunion-des-Ministres-des-Affaires,6040.html). 56 http://www.gouvernement.lu/gouvernement/politique-etrangere/2005/2005_fr/index.html 57 Extrait plus complet reproduit dans la première partie de cette étude ; http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo_833/kosovo_650/colonne-droite_2743/textes-reference_2741/declaration-sur-kosovo-adoptee-par-conseil-europeen-du-18-juin-2005_14288.html.

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faire que suivant des critères ethniques, ce qui créerait de l’agitation parmi les nombreux groupes radicaux de la région’, a estimé le président macédonien Branko Crvenkovski. ‘Nous ne pouvons pas sous-estimer les risques que cela présenterait’ »58. Ainsi, le refus de la partition de la partie nord du Kosovo aurait pour double avantage de

maintenir une société multiethnique et de décourager les revendications irrédentistes

identitaires dans d’autres parties de la région, voire du monde.

A côté de ces arguments de type moral ou politique, le registre juridique n’a que pas ou peu

été mobilisé. Tout au plus relèvera-t-on que la partition est critiquée par le Kosovo lui-même

sur la base du respect de son « intégrité territoriale »59. On sait cependant que le principe de

l’intégrité territoriale, qui vise à protéger un territoire existant, est en théorie tout différent de

celui de l’uti possidetis, qui a pour objet de délimiter un territoire étatique en cas d’accession

à l’indépendance60. Il est donc difficile d’interpréter une référence à l’un comme équivalent à

une référence à l’autre. On remarquera d’ailleurs que la Yougoslavie, puis la Serbie, se sont

également prévalus du principe de l’intégrité territoriale pour s’opposer à la partition … de la

Serbie, partition par ailleurs également présentée comme bafouant les valeurs de la

multiethnicité et comme incompatible avec les impératifs de la stabilité régionale61. On

comprend ici que le débat sur la partition se rattache bien moins au problème la délimitation

de nouvelles frontières qu’à la question de principe de la sécession62. Les mêmes arguments

d’une société multiethnique et de la nécessité de maintenir une stabilité régionale avaient

d’ailleurs antérieurement mené les Etats occidentaux à refuser toute perspective de

consécration de la sécession du Kosovo63. Il est clair, à cet égard, que le changement de

position de ces Etats à la suite de la déclaration d’indépendance du Kosovo a pu raviver les

causes sécessionnistes, en particulier en Europe. La reconnaissance de l’Ossétie du sud et de

l’Abkhazie par la Russie constitue à cet égard un épisode emblématique, au cours duquel les

58 http://europepuissance.blogspot.com/2007/08/de-la-ncessit-de-linclusion-de-la.html 59 http://www.operationspaix.net/-EULEX- . Telle semble être aussi la position des Etats-Unis, pour lesquels les « politiques de partition et de séparation ethniques sont contraires aux principes de la Charte des Nations Unies » (S/PV.5917, 20 juin 2008, p. 21.). 60 V. Rosalyn Higgins, « Modern Tribalism and the Right to Secession. Comments » in C. Brölmann, R. Lefeber et M. Zieck (Eds.), Peoples and Minorities in International Law, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1993, p. 34. 61 V. p. ex. S/PV.5289, 24 octobre 2005, p. 10. 62 V. à cet égard Suzanne Lalonde, Determining Boundaries in a Conflicted World. The Role of Uti Possidetis, Montréal, Mc Gill-Queen’s University Press, 2002, pp. 193-194. 63 Pour illustrer la position des Etats dans les années 1990, on peut citer cette déclaration du ministre belge des Affaires étrangères au sujet de l’indépendance du Kosovo : « [l]es Etats membres de la CSCE n’ont jamais eu pour objectif d’octroyer l’indépendance en tant qu’Etat à chaque groupe culturel présent dans une entité étatique. Ceci n’aboutirait qu’à la naissance de plusieurs mini-Etats mono-ethniques, en contradiction avec tous les efforts déployés pour créer des environnements multi-culturels dans le total respect des différentes cultures. Dans cette optique, les Douze restent partisans de l’octroie d’une large autonomie au Kosovo […] » (10 mars 1993, reproduit dans R.B.D.I., 1995, p. 544). V. aussi les positions de la Belgique et de la CE/UE reproduites dans B. Delcourt et O. Corten, « Les ambiguïtés de la position belge sur le droit à l’autodétermination des peuples en Croatie », R.B.D.I., 1997, pp. 357-379.

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mêmes arguments ont été échangés, mais pas toujours par les mêmes protagonistes, lesquels

ont tant bien que mal tenté de préserver la cohérence de leurs propos64. C’est dans ce contexte

que, probablement effrayés par les risques de déstabilisation, les Etats qui ont reconnu le

Kosovo ont réaffirmé que cela ne pouvait constituer un précédent, et qu’on était devant une

situation sui generis qui ne pouvait être exploitée en termes juridiques65. Dans ce contexte,

l’impression dominante est bien celle d’un débat politique, composé de considérations

d’opportunité. Les acteurs ne se réfèrent pas à la mise en œuvre d’obligations ou de règles

juridiques préexistantes, mais tentent de justifier leurs positions et de conférer une cohérence

à leur comportement en recourrant à des arguments essentiellement politiques, qu’ils

affirment être liés aux spécificités de l’espèce.

Pour terminer, on mentionnera encore deux éléments qui montrent que le discours sur le refus

de la partition peut difficilement être interprété comme une expression de la règle de l’uti

possidetis juris. D’abord, on rappellera que celle-ci ne se voit reconnaître qu’un statut

supplétif, la transformation des limites administratives en frontières internationales ne jouant

qu’à défaut d’accord entre les parties66. Or, on aura relevé que, en particulier dans la

déclaration de référence du Groupe de contact, la partition semble être exclue par principe,

même dans le cadre de la négociation. Ainsi, le refus de la partition est présenté comme un

impératif s’imposant aux parties concernées, ce qui le rend difficilement compatible avec l’uti

possidetis juris. Ensuite, il faut rappeler que cette règle juridique ne vise que la délimitation

frontalière, mais reste neutre par rapport au phénomène de succession d’Etat en tant que tel,

qu’il s’agisse de sécession, d’union ou de dissolution67. Or, toujours dans les déclarations du

Groupe de contact —dont on rappellera qu’elles ont été reprises par d’autres acteurs—,

l’union entre le Kosovo indépendant et un pays voisin —on pense manifestement à

l’Albanie— est explicitement exclue68. Ici encore, on comprend qu’il s’agit là d’une décision

de type politique, dont on perçoit difficilement le rapport avec un principe juridique

64 V. en particulier S/PV.5969, 28 août 2008. 65 V. p. ex. les positions émises par la France (http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pays-zones-geo_833/kosovo_650/france-kosovo_4601/proclamation-independance-du-kosovo-17.02.08_59650.html), l’Allemagne (http://www.bundesregierung.de/Content/EN/Artikel/2008/02/2008-02-20-deutschland-erkennt-kosovo-an__en.html), le Luxembourg (http://www.gouvernement.lu/salle_presse/discours/autres_membres/2008/02-fevrier/20-asselborn-kosovo/index.html), la Pologne (http://www.kprm.gov.pl/english/s.php?id=1793), le Canada (http://w01.international.gc.ca/minpub/Publication.aspx?isRedirect=True&publication_id=385954&language=E&docnumber=59), … Au sein du Conseil de sécurité, outre certains des Etats cités ci-dessus, v. la position de la Belgique (S/PV.5839, 18 février 2008, p. 9), du Royaume-Uni (ibid., pp. 13 et 14), de la Libye (ibid., p. 16), de la Croatie (ibid., p. 17), et des Etats-Unis (ibid., p. 19). 66 C.I.J., Affaire du Différend frontalier, terrestre, insulaire et maritime, Recueil 1992, p. 408, par. 80 ; v. aussi Jean-Pierre Cot, « Des limites administratives aux frontières internationales. Rapport général », loc.cit., pp. 26-27. 67 Marcelo Kohen, Possession contestée et souveraineté territoriale, Paris, P.U.F., 1997, pp. 471. 68 V. lex textes et références ci-dessus.

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quelconque, le droit international laissant en principe libre tout Etat de s’unir avec un Etat de

son choix. Ici encore, l’ensemble doit surtout être compris dans le contexte du débat sur la

sécession et sur les risques d’ouverture de la boîte de Pandore générés par son acceptation.

Ainsi, il semble délicat d’interpréter la pratique consacrant le refus de la partition du Kosovo

dans le sens d’une consécration, ou du reste d’une remise en cause, du principe juridique de

l’uti possidetis. Il reste à se demander comment évaluer la pratique relative à la délimitation

plus précise de la frontière de cette entité.

2. La proposition de délimitation de la ligne frontière, expression de l’exécution d’une obligation juridique ou simple considération d’opportunité ?

On se rappellera que l’instrument qui contient les indications les plus précises sur la

délimitation des frontières du Kosovo est l’article 3 de l’Annexe VII du plan Ahtisaari : « le

territoire du Kosovo est délimité par les frontières de la province autonome socialiste du

Kosovo au sein de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, telles que ces

frontières existaient au 31 décembre 1988 »69. Certes, comme on l’a déjà signalé, même si les

autorités du Kosovo ont unilatéralement déclaré qu’elles en acceptaient le caractère

obligatoire, ce plan n’a en tant que tel aucune valeur juridique, n’ayant pas été approuvé par le

Conseil de sécurité70. Par ailleurs, et à supposer même que ce plan ait été consacré dans une

résolution du Conseil, aucune indication ne nous permettrait de déterminer si l’on est ici en

présence de la mise en œuvre d’une règle juridique, et non d’une simple décision basée sur

des considérations d’opportunité, liées aux circonstances de l’espèce. Ne peut-on pas,

cependant, estimer qu’on est là en présence d’une consécration implicite de la règle de l’uti

possidetis, qui a essentiellement pour vocation de transformer les limites administratives en

frontières internationales en vue de stabiliser une situation ?71 Comme le relevait Jean-Pierre

Cot, l’établissement de l’opinio juris n’implique pas un discours juridique très explicite :

« [l]es Etats n’ont pas l’habitude d’affirmer qu’ils respectent une norme coutumière chaque fois qu’ils s’y conforment. Ils appliquent plutôt une coutume comme M. Jourdain faisait de la prose »72.

69 S/2007/168/Add.1, 26 mars 2007, précité. 70 V. aussi notre article précité, « Déclarations unilatérales d’indépendance et reconnaissances prématurées : du Kosovo à l’Ossétie du sud et à l’Abkhazie ». 71 Sur la fonction stabilisatrice du principe, v. not. Pierre Klein, « Les glissements sémantiques et fonctionnels de l’uti possidetis » in Démembrements d’Etats et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question(s), op.cit., pp. 306-312. 72 « Des limites administratives aux frontières internationales. Rapport général », loc.cit., p. 25.

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Dans le cas particulier du Kosovo, la thèse est sans doute défendable, mais elle se heurte à un

obstacle tenant à la date critique et en même temps à l’objet même de l’uti possidetis juris.

Cette règle de succession d’Etat a en effet pour fonction essentielle d’écarter les titres fondés

sur des arguments historiques, qui remettraient en cause la stabilité des frontières grâce à la

possibilité de remonter indéfiniment dans le temps73. En ce sens, la règle gèle juridiquement

la situation au moment de l’indépendance de l’Etat74. Bien entendu, la prise en compte de ce

moment critique n’empêche pas qu’une autre ligne frontière résulte d’un accord ultérieur

entre les parties, comme on l’a déjà indiqué en soulignant le caractère supplétif de la règle.

Cependant, à défaut d’accord, l’uti possidetis donne une réponse simple : la frontière sera

celle qui correspond à la limite administrative qui délimitait l’entité au moment de son

accession à l’indépendance, et ce quelles que soient les limites qui prévalaient lors de

périodes antérieures75. Le précédent du Kosovo ne semble, à cet égard, pas illustrer une

application de la règle. Si l’on prend pour base le plan Ahtisaari, en effet, la date critique

retenue n’est pas celle de la déclaration d’indépendance du Kosovo et de sa séparation

officielle avec la Serbie, le 17 février 2008 : elle a été fixée au « 31 décembre 1988 ». On

rétorquera peut-être que, lorsque le principe de l’uti possidetis a été appliqué en Amérique

latine, la date critique n’a pas toujours correspondu exactement à la date de l’indépendance de

chacune des républiques76. Plutôt que de se référer à une multitude de dates différentes, les

Etats latino-américains ont plutôt choisi les dates de 1810 et 1821: la première marque le

détachement de plusieurs entités de l’Empire espagnol dans le sud du continent, la seconde la

création de la République d’Amérique centrale, toujours comme Etat successeur de

l’Espagne. Ces deux dates correspondaient donc à des moments décisifs liés à la succession

d’Etats, et ont été privilégiées pour cette raison77. On est bien loin de ce cas de figure dans le

73 V. p. ex. Jean-Marc Sorel et Rostane Mehdi, « L’uti possidetis entre la consécration juridique et la pratique : essai de réactualisation », A.F.D.I., 1994, pp. 20-21. 74 C.I.J., Affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Mali), Recueil 1986, p. 568, par. 30. 75 En application de la résolution du Caire, adoptée par les Etats africains le 21 juillet 1964, ces Etats « s’engagent à respecter les frontières existantes au moment où ils ont accédé à l’indépendance » (texte dans Boutros Boutros-Ghali, Les conflits de frontières en Afrique (Etudes et documents), Paris, Ed. techniques et économiques, 132, p. 37 ; v. aussi l’article 4b) de l’Acte constitutif de l’Union africaine ( qui énonce le principe du « [r]espect des frontières existant au moment de l’accession à l’indépendance », disponible sur http://www.africa-union.org/root/ua/index/index.htm#. V. encore en ce sens la C.I.J., qui évoque « le respect des limites territoriales au moment de l’indépendance » ; Affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Mali), Recueil 1986, p. 566, par. 23. Enfin, v. Marcelo Kohen, Possession contestée et souveraineté territoriale, op.cit., p. 467. 76 V. les expressions d’« uti possidetis de 1810 » et d’ « uti possidetis de 1821 » dans Dictionnaire de droit international public, op.cit., v° uti possidetis (ita possideatis), p. 1124. 77 Julio Barberis, « Les règles spécifiques du droit international en Amérique latine », R.C.A.D.I., 1992-IV, p.157. Ce choix, relativement arbitraire ou en tout cas très circonstancié, de dates qui ne correspondent pas strictement à l’indépendance, est le fruit d’un accord entre les Etats concernés. C’est pour cette raison qu’on a pu douter qu’il s’agissait là de l’application d’une règle juridique préexistante ; v. p. ex. Pierre Klein, « Les glissements sémantiques et fonctionnels de l’uti possidetis »,

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cas du Kosovo. Le 31 décembre 1988 ne correspond pas à la déclaration d’indépendance du

Kosovo, soit la date critique présumée en application de l’uti possidetis78. Mais le 31

décembre 1988 ne correspond pas non plus aux dates de déclaration d’indépendance d’autres

républiques qui ont marqué le début du démantèlement de la République socialiste fédérale de

Yougoslavie (25 juin 1991 pour les déclarations d’indépendance de Slovénie et de la Croatie,

ou 29 novembre 1991, date de la dissolution de la R.S.F.Y. selon l’avis de la Commission

d’arbitrage de la C.E.79), ni à celle de la constitution de la République fédérative de

Yougoslavie (Serbie-et-Montenegro) (27 avril 1992), Etat successeur de la R.S.F.Y. au sein

duquel le Kosovo était situé, ni encore à celle de la séparation entre le Montenegro et la

Serbie (15 juin 2006). Le 31 décembre 1988 ne correspond donc à aucun moment clé de la

succession d’Etat.

La date semble plutôt corresponde à la volonté d’exclure la prise en compte de toutes les

modifications législatives, réglementaires ou administratives en Serbie ou en Yougoslavie à

partir de 1989, soit le moment où ont été drastiquement réduits les pouvoirs constitutionnels

de l’entité du Kosovo80. Il s’agit d’une décision de principe, dictée par des considérations de

légitimité, ce qui paraît d’autant plus manifeste que, à notre connaissance en tout cas, aucune

modification de la limite administrative du Kosovo n’a effectivement été réalisée après 1988.

Or, rappelons que l’uti possidetis est fondamentalement réfractaire aux arguments historiques

fondés sur le manque de légitimité d’une délimitation. C’est précisément pour éviter tout

débat de ce type que les Etats ont, en Afrique notamment, choisi d’appliquer le principe alors

même qu’il consacrait un découpage territorial très largement arbitraire81. Certes, si la

légitimité n’est pas un cadre de références pertinent à cet égard, celui de la légalité peut

intervenir, dans la mesure où l’uti possidetis ne dicte que la prise en compte de titres

juridiquement valides82. Mais ce dernier facteur n’a aucune répercussion sur la fixation de la

date critique. Dans le cas du Kosovo, si les éventuelles modifications de la ligne frontalière

réalisées à partir de 1989 l’avaient été en violation du droit applicable (qu’il soit national ou loc.cit., pp. 317-318, ainsi que l’étude de Suzanne Lalonde, « Uti possidetis : Its colonial past revisited », R.B.D.I., 2001, pp. 23-99. 78 Ce qu’avait déjà affirmé la doctrine, dans une optique prospective, il y a plusieurs années ; Giuseppe Nesi, « L’Uti possidetis hors du contexte de la décolonisation : le cas de l’Europe », A.F.D.I., 1998, p. 13 ; v. aussi Marcelo Kohen, Possession contestée et souveraineté territoriale, op.cit., pp. 466-467. 79 Avis n°8 du 4 juillet 1992 ; texte dans R.G.D.I.P., 1992, pp. 588-590. 80 Même dans cette hypothèse, le choix de la date du 31 décembre 1988 est curieux, la MINUK ayant par exemple fait remonter au 22 mars 1989 la date à partir de laquelle la prise en compte du droit serbe était autorisée ; v. Règlement n°1999/24, 12 décembre 1989, par. 1 § 1, ainsi que Simon Chesterman, You, The People. The United Nations Transitional Administration and State –Building, Oxford, O.U.P., 2004, pp. 166-167. 81 V. not. Malcolm Shaw, « The heritage of States : the principle of uti possidetis today », B.Y.B.I.L., 1996, p. 102. 82 Marcelo Kohen, « Le problème des frontières en cas de dissolution et de séparation d’Etats : quelles alternatives ? » in Démembrements d’Etats et délimitations territoriales…, op.cit., pp. 393-394.

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international), ces modifications n’auraient de toute façon pas pu être prises en compte, même

en retenant comme pertinente la date de la déclaration d’indépendance (soit le 17 février

2008)83. Si, en revanche, des aménagements de la ligne frontalière avaient été réalisés en toute

légalité, même à partir de 1989, le principe de l’uti possidetis les auraient consacrés sans

possibilité de contestation unilatérale.

Au final, il semble que la logique du plan Ahtisaari se démarque très largement de celle de qui

sous-tend ce principe juridique, puisqu’on semble avoir fixé une date critique en fonction, non

d’un mécanisme de succession d’Etats, mais de considérations de légitimité totalement

indépendantes d’un tel mécanisme.

Conclusions

Dans l’ensemble, les documents relatifs à ce conflit sécessionniste montrent que la

transformation des limites administratives en frontières internationales a été considérée

comme « normale » par un grand nombre des acteurs concernés. A l’analyse, il n’est toutefois

pas évident que cette pratique s’explique par le sentiment d’obéir à une obligation juridique

déduite du principe de l’uti possidetis. De notables différences entre la solution préconisée

dans le cas du Kosovo et celle qui résulte d’une application du principe peuvent être relevées :

exclusion d’une dérogation par la voie d’accord (en dépit du caractère théoriquement supplétif

de l’uti possidetis), impossibilité pour le nouvel Etat de s’unir avec un autre Etat (alors que la

règle de l’uti possidetis n’y fait pas obstacle), et choix d’une date critique dictée par des

considérations de légitimité (alors que l’uti possidetis est une simple règle de succession

d’Etat qui vise précisément à exclure un débat basé sur de telles considérations).

Certes, on pourrait rétorquer que le cas du Kosovo dénote l’apparition d’un uti possidetis

différent ou réformé, qui marquerait de nouvelles évolutions de la règle. La thèse serait

audacieuse, à la fois parce que, rappelons-le, la règle n’a jamais été invoquée en tant que telle,

mais aussi, et surtout, parce que de très nombreux Etats ont affirmé que ce cas ne pouvait

constituer un précédent, et ce de manière générale et péremptoire. Par ailleurs, dans la mesure

où la date critique choisie l’a été de manière totalement circonstanciée, cette thèse

83 En ce sens encore, on rappellera que, selon les règlements adoptés par la MINUK, la prise en compte du droit serbe était subordonnée à la conformité de ce dernier aux « règles internationalement reconnues en matière de droits de l’homme » ainsi qu’à la résolution 1244 (1999) et tous les règlements de la MINK ; Règlement n°1, texte complet dans Rapport du Secrétaire général sur la Mission de l’Administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, S/1999/987, 16 septembre 1999.

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impliquerait par ailleurs une telle diversité dans les modalités d’application de l’uti possidetis

que l’on pourrait se demander si l’on serait encore devant une règle juridique, laquelle est

supposée pouvoir être définie de manière générique et avec un certain degré de prévisibilité

dans son application84. Peut-être pourrait-on la réduire à l’idée de fixer une nouvelle frontière

internationale en remontant à la limite administrative qui prévalait antérieurement sur le

terrain. Mais, en l’absence de critère pour déterminer la date critique, on laisse la voie ouverte

à un débat axé sur la légitimité de tel ou tel choix historique, ce que l’uti possidetis a, avant

tout, pour objectif d’éviter. Dans cette perspective, il paraît très difficile de redéfinir la règle

sans remettre en cause sa ratio legis.

En définitive, nous espérons avoir montré que, dans un conflit sécessionniste comme celui du

Kosovo, une réflexion sur l’applicabilité d’une telle règle pose davantage de questions qu’elle

n’apporte de réponses. Gageons en tout cas que le débat engagé avec Jean-Pierre Cot il y a

près de dix ans n’est pas prêt de se clore85.

84 Pierre Klein, « Les glissements sémantiques et fonctionnels de l’uti possidetis », loc.cit., pp. 317-323. 85 Les divisions de la doctrine à ce sujet apparaissent d’ailleurs dans les manuels classiques de droit international, Alain Pellet et Patrick Daillier (Nguyen Quoc Dinh, Droit international public, 7ème éd., Paris, L.G.D.J., 2002, p. 469) estimant que l’uti possidetis s’applique de manière générale, alors que Jean Combacau et Serge Sur estiment plutôt que « sa valeur de règle de droit international général reste encore mal assurée » (Droit international public, 8ème éd., Paris, Montchrestien, 2008, p. 439).