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    LE NOUVEAU EN TRAIN DE SE FAIRE.Sur le bergsonisme de DeleuzePaola Marrati

    Assoc. R.I.P. | Revue internationale de philosophie

    2007/3 - n241

    pages 261 271

    ISSN 0048-8143

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2007-3-page-261.htm

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    Pour citer cet article :

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    Marrati Paola, Le nouveau en train de se faire. Sur le bergsonisme de Deleuze,

    Revue internationale de philosophie, 2007/3 n241, p. 261-271.

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    Si la philosophie subit une transformation quand elle se pose la question du

    nouveau au lieu de celle de lternit, une telle transformation nengage pas un

    seul concept en loccurrence celui du temps , mais toute une manire de conce-

    voir la pense, ses problmes, ses objets. Une des consquences majeures de ce

    dplacement concerne la catgorie du possible qui fait lobjet, chez Bergson,

    dune critique explicite et insistante que Deleuze reprendra et systmatisera

    travers son usage du concept de virtuel. Commenons par Bergson. A ses

    yeux, la conception tout autant philosophique que naturelle du possible est

    inconciliable avec lide dune puissance cratrice du temps, do la ncessit

    de montrer en quoi cette conception est errone et desquisser la gnalogie

    dune illusion aussi rpandue que dangereuse3. Dans un des textes les plus

    importants ce sujet, lessai Le possible et le rel, Bergson dcrit lvidence

    apparente de lide de possibilit grce une anecdote:

    Au cours de la grande guerre, des journaux et des revues se dtournaient

    parfois des terribles inquitudes du prsent pour penser ce qui se passerait

    plus tard, une fois la paix rtablie. Lavenir de la littrature, en particulier, les

    proccupait. On vint n jour me demander comment je me le reprsentais. Je

    dclarai, un peu confus, que je ne me le reprsentais pas. Napercevez-vous

    pas tout au moins, me dit-on, certaines directions possibles? Admettons quon

    ne puisse prvoir le dtail; vous avez du moins, vous philosophe, une ide de

    lensemble. Comment concevez-vous, par exemple, la grande uvre dramatique

    de demain? Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je

    lui rpondis: Si je savais ce que sera la grande uvre dramatique de demain, je

    la ferais. Je vis bien quil concevait luvre future comme enferme, ds alors,

    dans je ne sais quelle armoire aux possibles; je devais, en considration de mes

    relations dj anciennes avec la philosophie, avoir obtenu la clef de larmoire.

    Mais, lui dis-je, luvre dont vous parlez, nest pas encore possible. Il faut

    pourtant bien quelle le soit, puisquelle se ralisera. Non, elle ne lest pas.

    Je vous accorde, tout au plus, quelle laura t. Quentendez-vous par l? Cest bien simple. Quun homme de talent ou de gnie surgisse, quil cre

    une uvre: la voil relle et par l mme elle devient rtrospectivement ou

    rtroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne laurait pas t, si cest

    homme navait pas surgi. Cest pourquoi je vous dis quelle aura t possible

    aujourdhui, mais quelle ne lest pas encore.4

    3. Cf. Henri BERGSON, Le possible et le rel [1930] inLa pense et le mouvant, Paris, PUF,14ed., 1999, p. 109.

    4. Ibid., p.110-111.

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    La force de lanecdote, ou sa valeur pdagogique, tient au fait que nous sommes

    tous, philosophes y compris, demble dans la position du journaliste dont la

    question parat absolument sense la preuve tant, si ncessaire, que nous ne

    cessons pas de poser ou de nous poser de telles questions. Ce nest quensuite,

    en suivant largument de Bergson, que les implications dune question dallure si

    anodine apparaissent et que nous sommes obligs, sinon daccepter sa thse, du

    moins de reconnatre que le possible est une notion complexe et problmatique.

    Lide que la possibilit dune chose doit prcder son existence semble claire

    et fonde puisque, sauf miracle, rien dimpossible ne se produit, un peu comme

    Rousseau disant de lexistant au possible, la consquence me parat bonne5.

    Mais, comme le remarque Bergson, de ce sens ngatif du terme, du possible

    comme condition du rel en tant quabsence dobstacles insurmontables, qui

    nest quun truisme, on glisse un autre sens du terme, positif celui-ci. On en

    vient penser que le possible prcde la ralit en tant que prexistence idale

    ou prexistence sous forme dide6en impliquant ainsi que la condition de

    ce qui arrive est donne davance, que la possibilit de ce qui se produit dans

    le temps ne lui appartient pas, mais le prcde et le conditionne. En dautres

    termes, quil ny a pas de nouveau puisque tout ce qui apparat, y compris pour la

    premire fois, ne serait que le passage lexistence dune possibilit idale. Ouencore, mais cela revient au mme, que le temps na aucune ralit ontologique

    propre puisquil ne serait que le cadre o se droulent des vnements sur la

    possibilit desquels il na pas de prise, et si le temps nefaitrien, selon Bergson,il nestrien7. Bref, Bergson met en cause, et de manire radicale, lide mmedes conditions de possibilit de lexprience: dans sa forme kantienne, bien sr,

    mais explicitement ou implicitement dans toutes ses versions, de la thorie

    des ides de Platon lespace logique du possible du Wittgenstein du Tractatus,

    pour ne citer que deux exemples majeurs.

    Mais pourquoi le fait de penser que le possible prcde le rel est-il, selon

    Bergson, absurde? Parce quon renverse, sans sen rendre compte, le rapport de

    cause effet. Nous jugeons quune possibilit est indpendante de sa ralisa-

    tion ventuelle et que celle-ci, quand elle se produit, ajoute quelque chose la

    simple possibilit. Nous pensons en somme que le passage du possible au rel

    est, dune part, contingent et, dautre part, se fait par une addition de ralit

    dont la nature reste indtermine: () le possible aurait t l de tout temps,

    5. Du Contrat social, prface et notes de B. de Jouvenel, [Genve 1947], Hachette-Pluriel, 1972-1978, p. 294.

    6. Le possible et le rel,p. 112.

    7. Cf.Lvolution cratrice, p. 39. En ce sens on peut parler dun pragmatisme ontologique deBergson.

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    fantme qui attend son heure; il serait donc devenu ralit par laddition de

    quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie8.

    Alors que le possible est une construction et quau lieu de prcder la ralitqui lui correspond, il la prsuppose: cest partir de lexistence que nous en

    imaginons la possibilit tout en la projetant en arrire. Cest pourquoi Bergson

    affirme quune possibilit ne contient donc pas moinsmaisplusque sa ralisa-tion, quelle est leffet combin de la ralit une fois apparue et dun dispositif

    qui la rejette en arrire9. Et cela vaut pour tous les domaines et pas seulement

    pour celui de lart. Pour nimporte quel vnement, remarque Bergson, on peut

    toujours, une fois quil a eu lieu, lexpliquer aprs-coup par ses conditions de

    possibilit; lennui tant que ces mmes conditions pourraient tout aussi bien

    expliquer un vnement diffrent ou que le mme vnement pourrait tout aussi

    bien sexpliquer par dautres conditions10.

    Ce qui est en jeu pour Bergson dans la critique de la catgorie du possible nest

    pas le dsir daffirmer un vague indterminisme, mais leffort de penser le temps

    comme puissance de cration et dinvention contre la complicit douteuse de la

    philosophie et du sens commun qui saccordent, en revanche, pour ne considrer

    le temps que comme la forme dune succession chronologique en quelque sorte

    extrieure ce qui se produit en elle 11.

    Cest en ce sens que la tche de la philosophie devient alors celle de penser

    le nouveau: non pas le nouveau en gnral, comme sil y en avait, comme si

    le nouveau ntait pas son tour une catgorie aussi vide et inutile que celle

    du possible. Mais le nouveau en train de se faire, l o il se produit et quandil se produit, au cas par cas, comme dirait Deleuze. Du moins cest sans doute

    en ce sens que Deleuze reprend son compte le problme dansDiffrence et

    rptitionen faisant appel au concept de virtuel.Deleuze en effet systmatise cette critique bergsonienne en distinguant de

    manire rigoureuse deux couples des notions: celle, classique, du rel et du

    possible dune part, et dautre part, celle quil introduit du virtuel et de lactuel.

    O passe la diffrence entre les deux couples et quel en est lenjeu? Selon

    8. Le possible et le rel, p. 111.

    9. Ibid., p. 112.

    10. Ibid., p. 114.

    11. Bergson explique longuement dans lEvolution cratricelorigine de cette tendance naturellede lintelligence, de la philosophie et de la science, mais aussi dj de la perception et du lan-

    gage se dtourner de la dure dans les ncessits lies aux besoins vitaux et pragmatiques des

    humains. Cest une des erreurs de la philosophie davoir mconnu cette ralit et davoir conu

    les facults de la raison et de la perception comme des facults essentiellement spculatives.

    Cf. en particulier lIntroduction et p. 188 sq.

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    Deleuze, elle est cruciale et sarticule en deux points majeurs autour de la ques-

    tion de la ralitet de la ressemblance. Entre le rel et le possible, on la vu, ily a un rapport de ressemblance parfaite: lun est limage de lautre et aucune

    diffrence conceptuelle ne peut les distinguer. En revanche, ils se distinguent

    et sopposent du point de vue lexistence: lun en en tant dou et lautre

    pas. Cest la raison mme pour laquelle on nomme, dans le langage ordinaire

    tout comme en philosophie, le passage dun possible lexistence une rali-

    sation12. En sommes, lopration de lexistence est de donner de la ralit, ce

    qui nest pas rien. Mais cette conception a un effet paradoxal: dans la mesure o

    lexistence najoute rien au conceptde sa possibilit, elle reste conceptuellement

    inexplicable. Lexistence, et la ralit quelle introduit, sont sans raison, ombres

    dun possibilit pr-donn13.

    Le couple du virtuel et de lactuel, par contre, met en jeu une tout autre logique.

    Dabord, le virtuel a autant de ralit que lactuel14. La diffrence ne spare plus

    la ralit de son autre, mais divise la ralit elle-mme en deux moitis. Ce

    qui est actuel cest--dire, dans un langage moins deleuzien mais qui ne lui

    est pas tranger, tous les objets constitus tels quils se donnent dans le champ

    de lexprience empirique constitue une des deux moitis du rel. Mais ce qui

    est ainsi donn, au prsent, npuise ni la ralit, ni le champ de lexprience: il

    plonge au contraire ses racines dans le virtuel, dans cette autre moiti de la ralit

    qui laccompagne toujours et dont il provient. Cest une manire daffirmer

    que lexistence nest pas le tout du rel comme le prsent nest pas le tout du

    temps, et que ce qui nexiste pas actuellement, au prsent, nest pas pour autant

    dnu dune consistance ontologique propre. Ide philosophique classique sil

    enest, mais qui acquiert un aspect plus indit si on considre que la consistance

    ontologique du virtuel, sa ralit propre, est celle du temps. Lexistence plonge

    ses racines dans la ralit du temps. Le virtuel est une catgorie du temps: en en

    affirmant la consistance ontologique Deleuze reprend son compte la critique

    bergsonienne de la catgorie du possible. Un passage deDiffrence et rptitionest particulirement clairant ce propos:

    Le seul danger, dans tout ceci, cest de confondre le virtuel avec le possible.

    Car le possible soppose au rel; le processus du possible est donc une rali-

    sation. Le virtuel, au contraire, ne soppose pas au rel; il possde une pleine

    ralit par lui-mme. Son processus est lactualisation. On aurait tort de ne

    12. Gilles DELEUZE,Diffrence et rptition, Paris, PUF, 1969, p. 272-273.13. Le mythe platonicien de la caverne resterait ainsi puissamment luvre chez bien des philo-

    sophes non platoniciens.

    14. Mais toute la difficult sera, prcisment, de dterminer quelle est la ralit du virtuel.

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    voir ici quune dispute de mots: il sagit de lexistence elle-mme. Chaque fois

    que nous posons le problme en termes de possible et de rel, nous sommes

    forcs de concevoir lexistence comme un surgissement brut, acte pur, saut

    qui sopre toujours derrire notre dos, soumis la loi du tout ou rien. Quelle

    diffrence peut-il y avoir entre lexistant et le non existant, si le non existant est

    dj possible, recueilli dans le concept, ayant tous les caractres que le concept

    lui confre comme possibilit? Lexistence est la mmeque le concept, maishors du concept. On pose donc lexistence dans lespace et dans le temps, mais

    comme milieux indiffrents, sans que la production de lexistence se fasse elle-

    mme dans un espace et un temps caractristiques.15

    Lexistence ne provient pas, par hasard ou ncessit, du royaume des possibles,

    mais du temps (et de lespace). Et sil en est ainsi, cest que Deleuze ne souscrit

    pas seulement la critique bergsonienne du possible, mais plus profondment,

    la conviction de Bergson que le temps est invention du nouveau. Sans cette

    conviction, parler de virtuel et dactuel naurait aucune vritable porte philo-

    sophique, il ne sagirait que dun changement de terminologie qui reproduirait

    au bout du compte la mme logique quil tait cens mettre en cause. Or, quil

    sagisse dautre chose que dune affaire de termes devient clair si lon considre

    le deuxime aspect qui caractrise le rapport du virtuel lactuel.

    Le virtuel et lactuel, tels que Deleuze les conoit, ne sont nullement lun

    limage de lautre, il ny a entre eux aucune ressemblance: au contraire le

    processus dactualisation qui conduit de lun lautre est celui dune diffren-ciation. Lexistence, au lieu de renvoyer dune part une possibilit conceptuellequi la prcde et laquelle elle najoute rien et, dautre part, un espace-temps

    neutre qui laccueille en lui restant pour ainsi dire extrieur, se fait grce

    un processus cratif qui introduit une diffrence et implique un temps et un

    espace dtermins et singuliers16. Loin dtre conceptuellement inexplicable,

    elle appelle au contraire son concept propre puisquelle introduit du nouveau

    dans le monde. Encore une fois, la rfrence Bergson ne pourrait tre plus

    explicite, lorsque Deleuze crit que lactualisation, la diffrenciation, en ce

    sens, est toujours une vritable cration17. Et, plus prcisment, il sagit ici du

    Bergson de lEvolution cratriceet de sa conception de llan vital. Ce qui faitlintrt de ce concept, ce qui permet de le comprendre autrement que comme

    linvocation mystique ou mythique dune force originaire et ineffable de la

    15. Diffrence et rptition, p. 273.16. Do limportance dcisive du thme des dynamismes spatio-temporels quil est malheureuse-

    ment impossible de dvelopper ici. Cf.Diffrence et rptition, p. 277 sq.17. Ibid., p. 272.

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    au dploiement dun programme donn lavance ou laccomplissement

    dune finalit prtablie. Le finalisme nest que limage renverse du mca-

    nisme, comme lcrit Bergson il substitue lattraction du futur limpulsion du

    pass21. Dans les deux cas, on prsuppose, tort, que tout est donn, selon

    une autre formule de Bergson chre Deleuze, on prsuppose que la succes-

    sion na rien dessentiel, que, du moins en principe, elle pourrait se drouler en

    simultanit, devant les yeux dun dieu, ou dans le calcul dune machine assez

    puissante22. Alors que la vie sactualise en se diffrenciant, en crant sur des

    lignes divergentes des formes nouvelles.

    Deleuze avait trs tt reconnu avec prcision cet aspect de la pense de Bergson.

    Dans son premier essai consacr Bergson et paru en 1956 on peut lire:

    Que tout ne soit pas donn, cest la ralit du temps. Mais que signifie une

    telle ralit? A la fois que le donn suppose un mouvement qui linvente ou le

    cre, et que ce mouvement ne doit pas tre conu limage du donn. Ce que

    Bergson critique dans lide depossible, cest que celle-ci nous prsente unsimple dcalque du produit, ensuite projet ou plutt rtrojet sur le mouvement

    de production, sur linvention. Mais le virtuel nest pas la mme chose que le

    possible: la ralit du temps, cest finalement laffirmation dune virtualit qui

    se ralise, et pour qui se raliser, cest inventer.23

    Diffrence et rptitionnon seulement systmatise, comme nous venons de levoir, lopposition philosophique entre les couples du possible et du rel dune

    part, et du virtuel et de lactuel dautre part, en donnant ainsi un statut rigoureux

    au concept de virtuel, mais fait de la question du rapport du donn ce qui le

    fonde un des ses thmes majeurs. Sous le titre dempirisme transcendantal,

    Deleuze vise prcisment ce problme. Il crdite Kant davoir dcouvert le

    prodigieux domaine du transcendantal

    24

    , mais lui reproche de stre arrt pourainsi dire mi-chemin, sans tre all au bout de sa propre dcouverte. Kant aurait

    dcalqu, cest le mot de Deleuze, les structures transcendantales sur les actes

    dune conscience empirique25. Il naurait donc pas compris que ce qui fonde le

    donn ne peut pas tre son image, quentre le fondement et le donn ou le

    transcendantal et lempirique , le rapport ne peut pas tre de ressemblance.

    Une telle ressemblance, selon Deleuze, compromet irrmdiablement tout le

    projet dune philosophie vritablement critique: elle rduit le transcendantal

    21. Ibid., p. 40.

    22. Ibid., p. 38 sq.

    23. Bergson, 1859-1941, p. 41.

    24. Diffrence et rptition, p. 178.25. Ibid., p. 177.

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    Sur le bergsonisme de Deleuze

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    un double de lempirique et elle est impuissante comprendre la production

    du donn 26.

    Ce dfaut dorigine de la Critique de la raison pure, Deleuze le lit dans laformulation mme du projet kantien en termes de recherche des conditions de

    possibilit de lexprience. Selon Deleuze, dans la philosophie il sagit, certes,

    des conditions de lexprience, mais celles-ci doivent tre les conditions de

    lexprience relleet non les conditions dune exprience seulement possible.Et cela pour deux raisons. Dune part, tout nest pas donn, la prtention

    dtablir demble la loi sinon de ce qui arrive du moins de ce qui peut ou pas

    arriver, nie la puissance dinvention du temps. Nie donc, pour le bergsonien

    que Deleuze a toujours t, le temps comme tel, ce qui nest quune des versions

    modernes du dsir philosophique dternit. Ensuite, mais cest lautre visage du

    mme problme, les conditions de lexprience possible ne peuvent pas rendre

    compte du donn puisquelles sont trop larges pour lui, elles sont des conditions

    extrinsques au donn27. Elles expliquent la fois trop pouvant sappliquer

    dautres faits et vnements et pas assez, puisque leur gnralit mme les

    empche de cerner ce qui fait la singularit du donn, sa diffrence interne.

    Elles ne donnent que lillusion dun fondement au lieu de saisir le mouvement

    de production toujours singulier dune exprience relle28.

    Et il est impossible ici de ne pas penser ici une autre exigence de Bergson

    que Deleuze a toujours faite sienne: lexigence de la prcision en philosophie.

    Parmi les nombreux textes de Bergson ce propos, les lignes qui ouvrent lIn-troduction la mtaphysiquesont particulirement significatives:

    Ce qui a le plus manqu la philosophie, cest la prcision. Les systmes

    philosophiques ne sont pas taills la mesure de la ralit o nous vivons ().

    Cest quun vrai systme est un ensemble des conceptions si abstraites, et parconsquent si vastes, quon y ferait tenir tout le possible, et mme de limpos-

    sible, ct du rel. Lexplication que nous devons juger satisfaisante est celle

    qui adhre son objet: point de vide entre eux, pas dinterstice o une autre

    26. Les deux autres textes majeurs sur ce sujet sontNietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962,p. 93 sq. etLogique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 149 sq. Cf. aussi lessai remarquable Letranscendantal et son image de Gerard LEBRUN in G. Deleuze. Une vie philosophique, sousla direction dE. Alliez, Le Plessis-Robinson, Les empcheurs de penser en rond, 1998, p. 207-

    232, qui analyse en particulier limportance de Salomon Mamon pour cet aspect de la critique

    deleuzienne de Kant.

    27. Cf.Diffrence et rptition, p. 200.28. Il est intressant de remarquer que la dialectique de Platon rpond, selon Deleuze, la mme

    exigence dadhsion au singulier quand elle pose les questions comment?, combien?, en

    que cas? au lieu de faire appel des concepts trop larges et indtermins. Cf. Diffrence etrptition, p. 236-244.

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    Paola Marrati270

    explication puisse aussi bien se loger; elle ne convient qu lui, il ne se prte

    qu elle.29

    Si la philosophie doit se dtourner de son dsir dternit pour commencer

    se poser la question du nouveau en train de se faire, selon le vu de Bergson

    tel que Deleuze le comprend, il y a bien des catgories, et plus profondment

    encore, tant dhabitudes de penser qui doivent subir un changement profond.

    Lide mme que chaque objet demande llaboration dun concept singulier,

    qui lui est propre et ne sapplique rien dautre, en est dailleurs un autre

    exemple. Il est videmment impossible de les analyser toutes dans ce contexte.

    Mais jaimerais conclure sur une remarque.

    Il serait bien naf de croire que limportance accorde au nouveau traduit

    un optimisme qui, sil a jamais eu lieu dtre, serait certes hors de mise

    aujourdhui. Il ne sagit ici ni doptimisme, ni de pessimisme pour la simple

    raison que le nouveau, chez Bergson comme chez Deleuze, ne concide pas avec

    le futur. Tout ce qui arrive nest pas nouveau, au contraire, bien souvent ce qui

    arrive nest que la rptition de lancien, le retour de ce que nous connaissons

    mme trop bien30. Pourtant, si la transformation que la philosophie doit oprer

    pour poser la question du nouveau en train de se faire est tellement difficile, cest

    quelle engage une conversion. Ce ne sont pas seulement des concepts et deshabitudes de penser quil faut transformer, mais aussi le dsir qui les soutient.

    Il faudrait que la philosophie cesse de dsirer lternel, pour croire au nouveau

    malgr, ou mme contre, le prsent. Ce thme nietzschen traverse aussi, selon

    Deleuze, luvre de Bergson, ou plus exactement il en est lme. En concluant

    son essai sur Bergson de 1956, Deleuze crit:

    Si le pass coexiste avec soi comme prsent, si le prsent est le degr le plus

    contract du pass coexistant, voil que ce mme prsent, parce quil est lepoint prcis o le pass se lance vers lavenir, se dfinit comme ce qui change

    de nature, le toujours nouveau, lternit de vie. On comprend quun thme

    29. Introduction la mtaphysique [1934] inLa pense et la mouvant, Paris, PUF, 14ed., 1999,p. 1-2.

    30. Lautre rfrence majeure sur la question du nouveau est, bien entendu, Nietzsche: Quand

    Nietzsche distingue la cration des valeurs nouvelles et la rcognition des valeurs tablies,

    cette distinction ne doit, certes, pas tre comprise de manire relative historique, comme si les

    valeurs tablies avaient t nouvelles en leur temps, et comme si les nouvelles valeurs deman-

    daient simplement du temps pour stablir. Il sagit en vrit dune diffrence formelle et de

    nature, et le nouveau reste pour toujours nouveau, dans sa puissance de commencement et de

    recommencement, comme ltabli tait tabli ds le dbut, mme sil fallait un peu de temps

    empirique pour le reconnatre.Diffrence et rptition, p. 177.

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    Le nouveau en train de se faire.

    Sur le bergsonisme de Deleuze

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    lyrique parcourt toute luvre de Bergson: un vritable chant en lhonneur du

    nouveau, de limprvisible, de linvention, de la libert.31

    La conjonction entre le nouveau et la vie, entre la puissance de cration du

    temps et la puissance dune vie qui pour Deleuze ne se rduit jamais la vie

    organique, nest pas une thse philosophique parmi dautres quon pourrait

    argumenter de manire plus ou mois convaincante, et au fond nest pas une thse

    du tout. Il sagit plutt de ce que dans Quest-ce que la philosophie?Deleuze etGuattari nomment un plan pr-philosophique sans lequel aucune philosophie

    ne serait possible. Et cest peut-tre cette conjonction qui constitue la raison la

    plus profonde du bergsonisme de Deleuze.

    The Johns Hopkins University

    31. Bergson, 1859-1941, p. 41.

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