Révolution Frana̧ise, rupture ou continuité le cas lamennais

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ffurory of European Idear, Vol. 14, No. I, pp. S-12, 1992 Prmed in Great Bntam 0191-6599/92 %5.00+0 00 Pergamon Press plc RkVOLUTION FRANCAISE, RUPTURE OU CONTINUITk LE CAS LAMENNAIS LOUIS LE GUILLOU* Commencer sa vie par de violentes invectives contre la Revolution francake, source de tous les maux, pour la terminer par une apologie des idtes rtvolutionnaires pourrait sembler le fait d’un homme inconsequent et peu sQr de lui. Tel est pourtant le cas de Lamennais et il merite qu’on s’y attarde un peu, car il est tout a fait significatif d’une evolution personnelle certes mais aussi d’une prise de conscience de l’importance du “devenir historique”. Pour le Lamennais de 1’Es.k SW Pindiff~rence, les chases sont claires: la Rtiforme du XVIe sikcle a enfanti: Descartes, qui a, lui-m&me, engendrt la philosophie du XVIIIe sikcle, laquelle a enfanti: 1789, 1793 et son cortege de crimes: La Reforme ne fut elle-meme, d&s son origine, qu’un systkme de philosophie anarchique, et un monstrueux attentat contre le pouvoir general qui regit la socitte des intelligences. Elle fit reculer l’esprit humain jusqu’au paganisme, et des causes semblables a celles qui avaient agi chez les Romains au temps de leur plus grande corruption, produisirent de semblables effets chez quelques nations modernes victimes, a leur insu, des memes principes destructeurs [. . .] Les anarchistes de 1793 chercherent a etablir l’ordre social sur la liberte et l’itglaite, la libertt absolue d’action, et l’tgalite d’autoritt ou de droits; ce qui n’etait qu’une consequence exacte de la souverainett du peuple, qui, d’un cot& excluant tout superieur, laisse chacun entitrement libre ou maitre de lui-m&me; et de l’autre, appartenant Cgalement a tous, doit &tre partage par tous egalement. On sait quel fut bientot le resultat de cette doctrine: mais ce que je veux faire observer ici, c’est sa parfaite conformite avec la doctrine theologique des protestants. Ayant pose en principe la souverainete de la raison humaine en matiere de foi, ils essay&rent de donner pour base a la religion, la liberte et l’egalite, c’est-a dire, la liberte de croyance et l’egalite d’autorite; et cette doctrine, commune aux rtvolutionnaires politiques et religieux, a dti avoir et a eu kellement un resultat semblable dans l’ordre politique et dans l’ordre religieux. (Essai, ch. II, pp. 68-69) Le ton n’est pas nouveau; il est celui de toute la philosophie catholique traditionaliste du debut du XIXe siecle, de Joseph de Maistre surtout, dtnoncant, par exemple, dans ses Consid&ations sur la France (1796) l’origine satanique de la Revolution francaise, ‘mauvaise radicalement . . . le plus haut degre de corruption connu, la pure impiete’ (p. 60). “Pour faire la Revolution francaise, il a fallu renverser la religion, outrager la morale, violer toutes les proprietts, et commettre tous les crimes: pour cette ceuvre *Universitt de Bretagne Occidentale, Faculte des Lettres et Sciences Sociales de Brest B.P. 814, 29285 Brest Cedex, France. 5

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ffurory of European Idear, Vol. 14, No. I, pp. S-12, 1992 Prmed in Great Bntam

0191-6599/92 %5.00+0 00 Pergamon Press plc

RkVOLUTION FRANCAISE, RUPTURE OU CONTINUITk LE CAS LAMENNAIS

LOUIS LE GUILLOU*

Commencer sa vie par de violentes invectives contre la Revolution francake, source de tous les maux, pour la terminer par une apologie des idtes rtvolutionnaires pourrait sembler le fait d’un homme inconsequent et peu sQr de lui. Tel est pourtant le cas de Lamennais et il merite qu’on s’y attarde un peu, car il est tout a fait significatif d’une evolution personnelle certes mais aussi d’une prise de conscience de l’importance du “devenir historique”.

Pour le Lamennais de 1’Es.k SW Pindiff~rence, les chases sont claires: la Rtiforme du XVIe sikcle a enfanti: Descartes, qui a, lui-m&me, engendrt la philosophie du XVIIIe sikcle, laquelle a enfanti: 1789, 1793 et son cortege de crimes:

La Reforme ne fut elle-meme, d&s son origine, qu’un systkme de philosophie anarchique, et un monstrueux attentat contre le pouvoir general qui regit la socitte des intelligences. Elle fit reculer l’esprit humain jusqu’au paganisme, et des causes semblables a celles qui avaient agi chez les Romains au temps de leur plus grande corruption, produisirent de semblables effets chez quelques nations modernes victimes, a leur insu, des memes principes destructeurs [. . .] Les anarchistes de 1793 chercherent a etablir l’ordre social sur la liberte et l’itglaite, la libertt absolue d’action, et l’tgalite d’autoritt ou de droits; ce qui n’etait qu’une consequence exacte de la souverainett du peuple, qui, d’un cot& excluant tout superieur, laisse chacun entitrement libre ou maitre de lui-m&me; et de l’autre, appartenant Cgalement a tous, doit &tre partage par tous egalement. On sait quel fut bientot le resultat de cette doctrine: mais ce que je veux faire observer ici, c’est sa parfaite conformite avec la doctrine theologique des protestants. Ayant pose en principe la souverainete de la raison humaine en matiere de foi, ils essay&rent de donner pour base a la religion, la liberte et l’egalite, c’est-a dire, la liberte de croyance et l’egalite d’autorite; et cette doctrine, commune aux rtvolutionnaires politiques et religieux, a dti avoir et a eu kellement un resultat semblable dans l’ordre politique et dans l’ordre religieux. (Essai, ch. II, pp. 68-69)

Le ton n’est pas nouveau; il est celui de toute la philosophie catholique traditionaliste du debut du XIXe siecle, de Joseph de Maistre surtout, dtnoncant, par exemple, dans ses Consid&ations sur la France (1796) l’origine satanique de la Revolution francaise, ‘mauvaise radicalement . . . le plus haut degre de corruption connu, la pure impiete’ (p. 60).

“Pour faire la Revolution francaise, il a fallu renverser la religion, outrager la morale, violer toutes les proprietts, et commettre tous les crimes: pour cette ceuvre

*Universitt de Bretagne Occidentale, Faculte des Lettres et Sciences Sociales de Brest B.P. 814, 29285 Brest Cedex, France.

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diabolique, il a fallu employer un tel nombre d’hommes vicieux que jamais peut- ttre autant de vices n’avaient agi ensemble pour operer un ma1 quelconque” (Ibidem, p. 145). Et de regretter que I’Eglise n’ait pas eu autrefois la puissance d’aneantir le protestantisme: “Toute autorite, mais surtout celle de I’Eglise doit s’opposer aux nouveau&s sans se laisser effrayer par Ie danger de retarder la dtcouverte de quelques viritts, inconvenient passager et tout a fait nul compare a celui d’ebranler les institutions ou les opinions recues [. .]. Si la bulle de Leon X efit etouffe le protestantisme dans son berceau, elle et% kite la guerre de trente ans, la guerre des paysans, les guerres civiles de France, d’Allemagne, d’Angleterre, de Flandre, etc., I’assassinat de Henri III, I’assassinat de Henri IV, l’assassinat de Marie Stuart, l’assassinat de Charles Ier, le massacre de Mtrindol, te massacre de la Saint-Barth&my et la Revolution francake, incontestable fille de celle du XVIe siecle”. (Examen de la philosophie de Bacon, t. II, pp. 283-284)

Certes Lamennais a quand meme-et c’est heureux!-plus de hauteur de vue que les vieilles aristocrates parisiennes du boulevard Saint-Germain, soucieuses exclusivement de leurs interets et de leurs privileges. Pour lui, ii n’est pas serieux d’attribuer la Reforme a la jalousie d’un moine, la Revolution francaise a un deficit de quelques millions dans les finances. ‘11 faut le dire, car on ne le saura jamais assez, tout sort des doctrines; les moeurs, la litttrature, les constitutions, les lois, la felicite des ttats et leurs desastres, la civilisation, la barbarie et ces crises effrayantes qui emportent les peuples ou qui les renouvellent, selon qu’il reste en eux plus ou moins de vie’ (Essai, t. I, p. 36).

Une fois admis ce postulat que ce n’est pas le hasard ni non plus les faits Cconomiques qui regissent le monde, Lamennais constate que n’existe plus un ‘fonds commun de verites reconnues; des droits avow&, un ordre general, que nul n’imaginait qu’on put renverser. Lors m&me qu’on le violait partiellement, on en respectait I’ensemble’ (Essai, t. II, preface, p. 16). Ces ‘fous’ que sont les philosophes du XVIIIe siecle ont remis en question la plupart des notions essentielles sur lesquelles reposait la socitte, s’imaginant ndivement que ‘l’on constitue un Etat ou qu’on forme un societe du jour au lendemain comme on elkve une manufacture’ (Zbidem, t. I, p. 260). A la limite, comme l’avait deja signal6 Joseph de Maistre, la Revolution serait une sorte d’attentat contre le gouvernement temporel de la Providence et une folle tentative pour plagier ce gouvernement et s’y substituer, attentat contre ia souverainete, ‘un des plus grands crimes qu’on puisse commettre . . ., nul n’ayant de suites plus terribles’ (Considkations, p. 12). La Revolution francaise, autant sinon plus que tout autre itvenement politique, a tti: une prise de position religieuse ou plutot anti- religieuse et c’est en ce sens que Paul Hazard Ccrivait fort justement dans sa Pen&e europtenne au XVZZe sikle, de Montesquieu Zr Lessing: ‘Le XVIIIe siecle ne s’est pas content& dune Reforme; ce qu’il a voulu abattre, c’est la Croix; ce qu’il a voulu effacer, c’est l’idte d’une communication de Dieu a f’homme, d’une Revelation; ce qu’il a voulu dttruire, c’est une conception religieuse de la vie’ (t. i, p. 11). C’est la un theme que Lamennais developpera magnifiquement dans son dixieme chapitre de l’Essai, institule ‘Importance de la religion par rapport B la societt’.

II y a des v&it&s et des erreurs li la fois religieuses et poiitiques, parce que la religion et la societe ont le m&me principe, qui est Dieu, et le meme terme, qui est l’homme.

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Ainsi, une erreur fondamentale en rehgion, est aussi une erreur fondamentale en politique, et reciproquement. Si done il existait une erreur destructive du pouvoir dans la socitte religieuse, cette erreur, la plus generale qu’on puisse imaginer, devrait etre tgalement destructive du pouvoir dans la societe politique; et c’est en effet ce que demontre sans republique l’histoire de la Revolution francaise. En vertu de sa souverainete, I’homme se soul&e contre Dieu, se declare libre et tgal a lui: en vertu du meme droit, le sujet se souleve contre le pouvoir, et se declare libre et &gal a lui. Au nom de la liberte, on renverse la constitution, les lois, toutes les institutions politiques et religieuses; au nom de l’egalite, on abolit toute hierarchic, toute distinction religieuse et politique. Clerge, noblesse, magistrature, legislation, religion, tout tombe ensemble, et il fut un moment oti tout l’ordre social se trouva concentre dans un seul homme. Pendant que cet Homme-Pouvoir, mtdiateur entre Dieu et i’homme, dans la societe politique, comme I’Homme-Dieu est mtdiateur entre Dieu et l’homme dans la societe religieuse; pendant, dis-je, que cet homme exista, rien n’etait desespere, et I’ordre, pour ainsi dire, retire en lui, pouvait plus tard en sortir et reparaitre au dehors, par un seul acte de sa puissante volontt. On le savait, et sa mort, resolue des ce moment, fut comme la dernikre ruine, qui devait consommer et eterniser toutes les autres. Depuis le dticide des Juifs, jamais crime plus enorme n’avait et& commis; car le meurtre meme de l’innocence ne peut pas y ttre compare. Quand Louis monta sur I’echafaud, ce ne fut pas seulement un mortel vertueux qui succomba sous la rage de quelques sctlerats; ce fut le Pouvoir lui- meme, vivante image de la Divinitt dont il t-mane, ce fut le principe de I’ordre et de l’existence politique, ce fut la socitte entitre qui perit. (Essai sur I’indijjfkrence, t. I, pp. 390-392)

Quel contraste entre ces pages et tant d’autres, plus fracassantes les unes que les autres, et cette declaration au prods de 1840, a propos de son pamphlet Le pays et legouvernement: ‘La grande revolution, dont la France, en 1789, donna au monde le premier signal est loin d’avoir produit tous ses fruits, et c’est a peine si l’on commence a bien comprendre que le principal doit Itre, et sera certainement l’amtlioration du sort du peuple’. L’Essai sur I'indiffkrence . . .: 18 17; Lepays et le gouvernement . . .: 1840: entre temps, dira-t-on, Lamennais a radicalement change, depuis en particulier sa defection d’avec Rome: l’ultraroyaliste est devenu homme de gauche, voire socialiste, et bientot il siegera a l’extreme-gauche de 1’AssemblCe nationale. . Ceci expliquerait cela . . . Certes, il est possible de tout expliquer et d’invoquer, par exemple, l’indignation de Lamennais, apres le coup d&tat de Louis-Napoleon Bonaparte, pour justifier la declaration ‘incendiaire’ qu’il fit, en fevrier 1852, au journaliste americain Parke Godwin: ‘J’ai traverse trois revolutions en France. A l’epoque de la premiere, j’ttais enfant, toutefois je me la rappelle bier-r; en 1830, je fus un observateur attentif, en 1848, un collaborateur actif. Eh bien! a mon avis, le programme de l’ancienne revolution est le seul bon: il faut en finir avec l’aristocratie! Qu’attendre de ces gens-la? Ce sont des voleurs et des assassins; on devrait les executer comme les autres criminels. Autrefois, je pensais differemment. Je m’imaginais qu’on pouvait gagner a la justice et au progres les classes dirigeantes; aujourd’hui, je suis persuade que ce reve est irrtalisable. Elles sont radicalement, entierement oppostes au peuple; elles ne cederont jamais: il faut s’en debarrasser. La dtmocratie et l’aristocratie ne peuvent subsister ensemble: I’une doit conqutrir, et l’autre mourir’ (Duine, La Mennais, sa vie, ses idles, Paris, 1922, pp. 293-297).

En fait, les chases sont beaucoup moins simples et une analyse minutieuse de la

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position philosophique, ou thtologique comme on voudra, de Lamennais s’impose, si l’on veut comprendre non pas ce changement radical, mais cette evolution certaine. Croire que, parce qu’il a toujours tti: hostile aux debordements de 1793, hostile aux principes mZmes des philosophes in- dividualistes du XVIIIe sibcle et a ceux de leurs heritiers r~vol~tionnaires, Lamennais ait ett? un reactionnaire, preconisant le retour B 1’Ancien Regime, serait faire totalement fausse route. D’ailleurs le roi, les nobles, les pretres d’Ancien Regime ne sont-ils pas B ses yeux, au moins partiellement responsables de ce qui s’est passe? La noblesse est coupable d’avoir commis, par complaisance, une monstrueuse alliance avec les pires des principes et d’avoir scie, en quelque sorte elle m$me, la branche sur laquelle elle se tenait. Quant au clerge francais, n’a-t-i1 pas, par la proclamation des quatre articles gallicans, compromis son attachement au centre meme de l’Eglise, Rome? La Revolution francaise est une sorte de chstiment divin; la main de Dieu s’est appesantie sur la France: ‘Dieu eut pitit de la France, affirme Lamennais dans Les Marx de I’Eglise, Ccrits a Frascati en 1832, lors de son sejour en Italie et publies en 1836 dans les Affaires deRome, il ouvrit les tresors de sa mistricorde et envoya la revolution. On n’en a vu que le c&e horrible, on en devait voir encore les salutaires constqences. Sans elle, oh en serions-nous? 11 ne fallait rien moins que cette ternpete pour balayer les vapeurs mortelles qui couvraient la societt: infecte et stagnante’ (p. 260).

La socittt d’ilncien Regime Ctait done ‘infecte et stagnante’; la nouvelle ne vaut gutre mieux et ceci par suite d’une double confusion, celle des royalistes, rtactionnaires en diable, qui ne comprennent rien aux aspirations des peuples a la liberte, celles des libtraux qui, plus conscients de ltevolution necessaire, n’ont pourtant pas su fonder la societe sur une base solide et durable, sur la religion et sur Dieu: ‘Partout oti les royalistes, Ccrit Lamennais a la comtesse de Senfft, le 23 janvier 1828, voient un pouvoir legal, ils l’appellent ltgitime, et ils soutiennent qu’on lui doit une soumission absolue . . . il risulte de tout ce qui vient d’bre dit: que la doctrine des royalistes, degradante et fausse, cite toute force morale a leur parti; que ce qu’ils veulent etablir ou rttablir est impossible, et qu’ils poussent les peuples a la Republique par une theorie de la Royaute que repousse la conscience du genre humain; que l’opinion libtrale (purement politique, je la rep&e) a pour elle cette conscience universelle qui est la plus grande des forces; mais, comme en rejetant le joug du pouvoir absolu purement humain, elle rejette en m2me temps sa limite et sa regle divine, elle est contrainte de chercher l’une et l’autre dans la combinaison des formes materielles du Pouvoir, oti il est impossible qu’elle les trouve jamais; ce qui la condamne a dttruire sans fin et sans cesse’ (Correspondance ghkraie de Lamennais, ed. Le Guillou, t. III, p. 457).

Le monde contemporain est done, selon Lamennais, en crise et en tension perpttuelles: d’un cot&, les despotes, partisans de la manikre forte et des rigueurs inquisitoriales, de l’autre les liberaux qui ont le tort d’accrtditer l’idee, ‘le prejugir que 1’Eglise est ennemie des connaissances, des discussions, des recherches, de la raison enfin et l’appui nature1 de la tyrannie’ (Maw de PEgbe, p. 259). On en arrive ainsi a une sorte de combat manichten entre le Bien et le Mal, entre Dieu et Satan: ‘Deux doctrines, ecrira Lamennais dans le celbbre manifeste d’aoiit 1834 dans la Revue des Deux Mondes-it faudrait bien un jour citudier de p&s et

republier les trois manifestes de 1834 de la Revue des Deux Mondes, 1”Avenir du monde’ de Chateaubriand, les ‘Destinees de la poesie’ de Lamartine et celui de

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Lamennais ‘De l’absolutisme et de la libertt’-‘Deux doctrines, deux systemes se disputent aujourd’hui l’empire du monde, la doctrine de la liberte et la doctrine de l’absolutisme; le systtme qui donne a la socitte le droit pour fondement et celui qui la livre a la force brutale. Les destinees futures de l’humaniti: dependront du triomphe de l’un ou de l’autre. Si la victoire reste a la force brutale, courbts vers la terre comme les animaux, mornes, muets, haletants, les hommes, hates par le fouet du maitre, s’en iront mouillant de leur sueur et de leurs larmes les rudes sillons qu’il leur faudra creuser, sans autre esptrance que d’enfouir sous la derniere glebe le sanglant fardeau de leur misere. Si, au contraire, le droit l’emporte, le genre humain marchera dans ses voies la ttte haute, le front serein, l’ceil fixi: sur l’avenir, sanctuaire radieux oti la Providence a depose les biens promis a ses efforts persevtrants. La lutte engagte entre ces deux systemes devient chaque jour plus vive. D’un cot6 sont les peuples tpuistts de souffrance et de patience, ardents de desir et d’espoir, emus jusqu’au fond des entrailles par l’instinct longtemps endormi de tout ce qui fait la dignite et la grandeur de l’homme, puissants de leur foi en la justice, de leur amour pour la liberte, qui, bien comprise, est l’ordre veritable, de leur ferme volonte de la conqutrir; de l’autre sont les pouvoirs absolus avec leurs soldats et leurs agents de toute sorte, les ressources publiques, l’or, le credit et les innombrables avantages d’une organisation dont les elements se tiennent, s’enchainent, s’appuient les uns les autres, tandis qu’en dehors d’elle et par elle tout est isolt, comprimt, n’a de mouvement qu’entre les sabres de deux gendarmes, de parole qu’entre les oreilles de deux espions’ (Reproduit dans les Troisikmes m&langes, pp. 397-392).

Que l’on ne s’imagine surtout pas que nous nous Cloignons de notre probltme initial, celui de la Revolution.. . Au contraire. Car, du jour oh l’on admet le mouvement au lieu de l’immobilisme tout devient signifiant, la revolution de 1789 comme le reste. D’ailleurs, affirmait deja Lamennais a la comtesse de Senfft, le 7 decembre 1827, ‘la Revolution,-le mot ayant une majuscule, ne peut designer que celle de 1789-comme toutes les chases de ce monde, doit avoir son developpement complet. L’Europe, le monde sera renouvele. Rien de ce qui a ttt, et qui n’appartient pas a l’essence des chases, ne peut plus &tre desormais; il est inutile de la dtfendre; de sorte que je ne vois que 1’Eglise a qui l’on doive s’attacher de coeur, et pour qui l’on doive combattre . . .I1 faut se le dire une fois, car toute illusion est dangereuse, il n’y a plus de sociirtt. Le mouvement fievreux des peuples n’est que la recherche inquitte de la vie qu’ils ont perdu. 11s Ctouffent et se debattent pour respirer. Les masses sont moins coupables qu’on ne le croit. Le crime appartient a quelques sctltrats profondtment pervertis qui les tgarent, CgarCs eux-memes et domines par le chef de ceux qui n’ont point de chef, selon la sublime expression de Zoroastre, en parlant d’Ahrimane. Mais enfin la societe renaitra-t-elle? Je l’ignore; Dieu seul le sait. Mais ce qui me parait au-dessus de toute espece de doute, c’est qu’il reste encore beaucoup a dttruire avant qu’aucune reconstruction devienne possible, et que la peste morale, dont nous observons le progres ne finira, comme celle de Milan, qu’aprts un violent orage et ce ne seront pas des torrents d’eau qui laveront la terre pestiferee, mais des fleuves de sang. Voila ce que je prirvois, sans m’en effrayer, parce que toutes les consequences necessaires des lois divines font partie de l’ordre universe1 que nous admirerons un jour en Dieu m&me’ (Corresp. g&n., t. III, p. 421).

Comme on le voit, Lamennais r&cup&e, comme on dit aujourd’hui, le concept

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m&me de la revolution, celle de 1789 comme ies autres. D’ailleurs n’aurait-il pas tendance, lui aussi, comme Mme Swetchine, la convertie russe du comte de Maistre, a considerer que, finalement, la philosophie du XVIIIe siecle n’a fait que tirer les consequences des v&rites sociales qui Ctaient contenues dans l’Evangile? ‘Ces theories humanitaires du siecle dernier, ecrivait-elle dans Le Christianisme, le progrks et la rkvolution, n’ont fait jaillir qu’une portion de ce qui etait latent dans le christianisme; les philosophes n’ont qu’essayt d’etendre a la societe ce qui, jusque la, avait tte applique a l’individu. 11s ont tent6 d’agrandir le cercle et d’elargir le prtcepte; mais ils n’ont jamais promulgue en fait de veritt que des idtes puisees a la source du christianisme et empreintes de son esprit’. Si cela etait vraiment, la philosophie du XVIIIe sitcle, condamnable en tant qu’individualiste, aurait sa valeur en tant que sociale et la revolution de 1789, blamable par ses excts, deviendrait comme une ternpete semblable a celles de la mer qui balaient parfois tout sur leur passage. Comme les heresies, dont Saint-Paul disait qu’elles Ctaient malheureusement nkessaires, ceci afin d’tviter la petrification de l’esprit humain, les rtformes, les revolutions sont necessaires. Des les Nj7exions sur r&tat de I’Eglise, en 1808, Lamennais, parlant de la RCforme protestante, declarait: ‘Tout etait mtir pour une revolution; et si Luther ne 1’eQt pas faite, un autre l’eut faite a sa place’ (p. 8). 11 y a done des heresies necessaires; quand telle et telle conditions se trouvent rtunies, fatalement en vient la consequence, protestation contre les abus indtniables de la papaute au XVIe siecle, contre le trafic des indulgences, par Luther, critique par les philosophies du XVIIIe siecle d’une societe scltroste. Une hirresie, religieuse ou sociale, ne pourrait a vrai dire se dtvelopper si elle ne contenait pas quelque bribe de vtrite et, pour se repandre, elle suppose toujours un terrain propice. Une heresie c’est, si l’on veut, une sorte

de nkcessaire fievre de croissance. Elle appelle l’attention sur un point precis et oblige les esprits, qui n’ont que trop tendance a la paresse intellectuelle, a prendre conscience d’un des aspects, jusqu’alors meconnu, de la kiti: universelle. Car si la religion, loi parfaite de justice et de vttrite, est immuable par essence, elle peut et doit m&me, au fur et a mesure de son developpement temporel, de sa montee vers la perfection, revetir des formes exttrieures diverses.

On s’effraie de ce mot de revolution, ecrivait encore Lamennais dans son article De I’absolutisme et de la libertt, et l’on a raison de s’en effrayer, si l’on entend par 18 les desordres que produisent, au sein d’une nation oti fermentent des id&es et des esperances nouvelles, les interets et les passions vivement exalt&.

Mais les revolutions qui marquent un pas fait dans la vraie civilisation, et ouvrent ainsi une ere plus heureuse, les revolutions trees du developpement de la notion du droit dans les intelligences, ont certes, en resultat, un tout autre caractkre, et doivent etre, quelques souffrances qui les accompagnent, non pas redoutees, mais berries comme les bienfaits de la Providence, et des preuves Cclatantes de l’action qu’elle exerce sur les destinees generales de l’humanite. Elles sont, pour ainsi parler, Dieu present a nos yeux dans le monde; car Cvidemment ces transformations qui changent, en l’elevant, l’ttat du genre humain, ces soudaines brises qui le poussent, quoique a travers bien des ecueils, vers de plus fortunes rivages, renferment quelque chose de divin. La plus profonde revolution que, sous tousles rapports, il ait en effet subie, fut, sans aucune comparaison, l’etablissement du christianisme, et celle qui, depuis cinquante ans, s’optre en Europe, n’en est que la continuation. Qui ne voit pas cela est totalement incapable de rien voir, et plus incapable de rien comprendre

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aux tvenements contemporains. Dix-huit siecles de labeur social ont a peine suffi pour les preparer. Car de quoi s’agit-il? De modifier les formes du pouvoir, de reformer quelques abus, d’introduire dans les lois quelques ameliorations gtneralement jug&es necessaires? Non, certes, ce n’est pas la ce qui agite les peuples et les emeut puissamment. I1 s’agit pour eux de substituer, dans les bases mimes de la sock%, un principe B un autre principe, l’egaiite de nature & l’intgalitt? de race, la liberte de tow B la domination native et absolue de quelques-uns. Et cela, qu’est-ce autre chose que le christianisme s’epandant au dehors de la societe purement religieuse, et animant de sa vie puissante le monde politique, aprks avoir perfectionne, au-d&t de toute mesure jadis esperable, le monde intellectuel et moral? (Reproduit dans Troisikmes melanges, pp. 391-408).

D&passant la revolution de 1789, c’est done a une veritable rCvolution

universeile qu’appelle Lamennais, A cette revolution permanente que represente pour lui le christianisme qui, aprks avoir eu un incontestable succts sur le plan individuel, se doit dorenavant de r&sir sur le plan social et poiitique. Le

christianisme . . . voire le socialisme . . , et c’est le sens profond de cet article de la Rkforme du 6 octobre 1849 intitule precisement ‘Du socialisme’.

[. .] II existe un rapport Ctroit entre le socialisme et la philosophie du XVIIIe. Celle- ci n’btait non plus que l’expression vague d’un besoin universellement senti. Le tours des siecles avait amen& l’une de ces epoques oh, dans la vie du genre humain, s’operent forcement ces profondes modifications qui en marquent les phases successives. Comme un arbre desseche jusqu’a la racine, les chases du passe n’avaient plus ni vigueut ni s&e. Le moment etait venu de renouveler l’edifice social, en lui donnant pour base des principes qui satisfissent mieux et la conscience et la raison. De la un travail incessant, ardent, a la fois positif et rkgatif; car, pour construire, il fallait d’abord renverser.

[. . .] De cette fermentation confuse d’idees, peu a peu se dtgagea une doctrine positive et nette qui, grace k l’energique devouement de nos pet-es, passant de la theorie dam les faits, est devenue la base de la so&S moderne.

Ce n’est pas yue l’ap~lication en soit encore complete, que tous les problemes qu’elle souleve soient encore resolus pratiquement. Dans l’ordre politique, on touche au terme, il ne reste que quelques dernieres resistances a vaincre, en France du moms. Dans l’ordre economique, au contraire, a peine commence la transforma-tion, et c’est 18 que s’est concentree, vive, ardente, la lutteentre le vieux monde et le nouveau. Aussi voit-on se reproduire, & l’occasion de ce grand combat, un phenomene semblable a celui qui se produisit au XVIIIe sitcle. Seulement, ce qui s’appelait alors philosophie, s’appelle aujourd’hui socialisme: mais c’est toujours la vie, la mime vie que la societe cherche, qu’elle veut realiser et qu’elle realisera.

Qu’est-ce, en effet, que le socialisme? [. . .] c’est le travail gkkral pour trouver enfin [la reponse] que la raison publique adopterait. Douter qu’il en existe une, se persuader que les trois quarts de la famille humaine, a jamais condamnes au supplice de la faim, aux vices steriles qu’elle engendre fatalement, n’ont rien de mieux B attendre; que pour eux, sterile a jamais, le labeur de ceux qui creent la richesse, ne la c&era que pour autrui, ne garantira ni la vie de leurs fils, ni la chastete de leurs filles; penser cela, c’est blasphemer Dieu. 11 serait moins impie de la nier, et c’est pourquoi le socialisme qui croit, qui espere et qui aime, est une religion.

Qu’ajouter de plus? Sinon que qui aurait bien saisi l’ivolution de la pens&e de Lamennais aurait aussi compris celle du monde moderne et le passage des idees

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I2 Louis Le Guiliou

rtvolutionnaires de 1789 dans un socialisme charismatique, car religieux dans son essence.

Universite’ de Brest, France Louis Le Guillou