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Revenir sur le passé pour mieux regarder l'avenir « Revenir sur le passé pour mieux regarder l’avenir », c’est le beau propos de l’essai de Vincent Duclert. A un moment historique où le parti socialiste se cherche, se perd, se défend presque d’exister, doit justifier à tout moment qu’il est « encore là », dans un ici et maintenant dont la prise à bras le corps est l’honneur et la douleur de la politique. A un moment où l’on n’entend plus, dans le fracas de l’actualité mise en spectacle, que le bruit assourdissant de notre prétendu silence (« le PS est inaudible »), exprimer l’exigence que le PS et la gauche retrouvent leur lien à l’histoire et le formalise est un rappel à l’ordre bienvenu. Le constat est sévère mais nous devons, responsables socialistes, le considérer comme un aiguillon et non comme une condamnation. Depuis Thucydide, Duclert le rappelle, « toute politique est une compréhension de l’histoire et toute histoire une compréhension de la politique. » Dans le camp d’en face, Sarkozy a bâti sa stratégie de conquête du pouvoir sur une refondation idéologique de bric et de broc, mais systématique, et sur une vision ultraconservatrice de l’histoire, la dévoyant, l’instrumentalisant, tout en s’attaquant frontalement aux sciences sociales. Il a détourné et déhistoricisé des événements et des personnages majeurs de l’histoire de la gauche : Jaurès, Blum, Guy Moquet. Il a fait de mai 68 un repoussoir pour cimenter la droite contre ce qui lui fait horreur : tout à la fois le peuple, la liberté, la jeunesse, le monde intellectuel. Il a utilisé le concept réactionnaire d’identité nationale tout en prétendant constituer un gouvernement d’ouverture. Ce brouillage n’est possible que parce que les référents historiques sont tombés, et n’est entretenu que pour mieux masquer la nature profondément conservatrice du régime : car c’est à la séparation des pouvoirs qu’il s’attaque, aux libertés individuelles, notamment de tous ceux qui ne font pas partie des dominants, aux libertés publiques, à la presse, mise sous contrôle politique, financier, judiciaire, aux archives, en s’appuyant sur la caste des dirigeants économiques liés au pouvoir. Nous avons, malgré beaucoup de tentatives et d’intuitions justes, notamment pendant la présidentielle, été tétanisés collectivement face à cette stratégie agressive. Le combat est donc idéologique. Sur ce terrain, la gauche partait pourtant gagnante. Et il faut bien reconnaître que l’analyse de Duclert touche juste lorsqu’elle désigne comme source de notre défaite actuelle la désertion du parti du terrain des idées. Refuser, comme nous l’avons trop souvent fait, de regarder l’histoire de la gauche avec un regard critique, nous couper de la réflexion intellectuelle pour nous enfermer dans des logiques internes, nous replier sur nos succès dans les élections locales pour masquer notre perte de boussole est bien la source du malaise du socialisme aujourd’hui. Le parti socialiste est devenu, il faut en convenir, un parti de cadres et d’élus locaux. Nous jugeons des projets à l’aune de leur impact sur les collectivités locales.

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Revenir sur le passé pour mieux regarder l'avenir

« Revenir sur le passé pour mieux regarder l’avenir », c’est le beau propos del’essai de Vincent Duclert. A un moment historique où le parti socialiste secherche, se perd, se défend presque d’exister, doit justifier à tout moment qu’ilest « encore là », dans un ici et maintenant dont la prise à bras le corps estl’honneur et la douleur de la politique. A un moment où l’on n’entend plus, dansle fracas de l’actualité mise en spectacle, que le bruit assourdissant de notreprétendu silence (« le PS est inaudible »), exprimer l’exigence que le PS et lagauche retrouvent leur lien à l’histoire et le formalise est un rappel à l’ordrebienvenu. Le constat est sévère mais nous devons, responsables socialistes, leconsidérer comme un aiguillon et non comme une condamnation. DepuisThucydide, Duclert le rappelle, « toute politique est une compréhension del’histoire et toute histoire une compréhension de la politique. » Dans le campd’en face, Sarkozy a bâti sa stratégie de conquête du pouvoir sur une refondationidéologique de bric et de broc, mais systématique, et sur une visionultraconservatrice de l’histoire, la dévoyant, l’instrumentalisant, tout ens’attaquant frontalement aux sciences sociales. Il a détourné et déhistoricisé desévénements et des personnages majeurs de l’histoire de la gauche : Jaurès,Blum, Guy Moquet. Il a fait de mai 68 un repoussoir pour cimenter la droitecontre ce qui lui fait horreur : tout à la fois le peuple, la liberté, la jeunesse, lemonde intellectuel. Il a utilisé le concept réactionnaire d’identité nationale touten prétendant constituer un gouvernement d’ouverture. Ce brouillage n’estpossible que parce que les référents historiques sont tombés, et n’est entretenuque pour mieux masquer la nature profondément conservatrice du régime : carc’est à la séparation des pouvoirs qu’il s’attaque, aux libertés individuelles,notamment de tous ceux qui ne font pas partie des dominants, aux libertéspubliques, à la presse, mise sous contrôle politique, financier, judiciaire, auxarchives, en s’appuyant sur la caste des dirigeants économiques liés au pouvoir.Nous avons, malgré beaucoup de tentatives et d’intuitions justes, notammentpendant la présidentielle, été tétanisés collectivement face à cette stratégieagressive. Le combat est donc idéologique. Sur ce terrain, la gauche partaitpourtant gagnante. Et il faut bien reconnaître que l’analyse de Duclert touchejuste lorsqu’elle désigne comme source de notre défaite actuelle la désertion duparti du terrain des idées. Refuser, comme nous l’avons trop souvent fait, deregarder l’histoire de la gauche avec un regard critique, nous couper de laréflexion intellectuelle pour nous enfermer dans des logiques internes, nousreplier sur nos succès dans les élections locales pour masquer notre perte deboussole est bien la source du malaise du socialisme aujourd’hui. Le partisocialiste est devenu, il faut en convenir, un parti de cadres et d’élus locaux.Nous jugeons des projets à l’aune de leur impact sur les collectivités locales.

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Nous ne parvenons pas à mettre en œuvre le renouvellement de nos élites et denos responsables en les ouvrant aux classes populaires. C’était déjà la thèse deNorberto Bobbio. Elle est symbolisée par l’impossible réflexion sémantique surla « diversité » au sein du parti, mais aussi par les freins à une véritable parité età la diversité sociologique. Faute de parvenir à penser cette question qui, aufond, est celle de l’égalité, pourtant « étoile polaire de la gauche » (Bobbio),nous nous arcboutons sur des plateformes programmatiques sèches. C’est bienun aveuglement sur le rapport à l’histoire qui a empêché de percevoir lesnouveaux rapports au travail au sein de la classe ouvrière, les mutations de celle-ci - les travaux de Beaud et Pialloux auraient pourtant pu nous alerter - avecl’émergence de nouvelles formes de pénibilité. Que cette thématique ait éténégligée par la gauche relève d’une vision datée du travail uniquement envisagédu point de vue des rapports de production. La santé au travail étant considéréecomme annexe, non structurante. Partir des travaux de Habermas sur la crise dela société du travail aurait permis de penser de manière globale, dans une visionpost-marxiste, le rapport au travail. L’émergence de mouvements sociaux ausein d’univers ultra-féminisés (caissières de supermarché, centres d’appel) a étésous-estimé. De même, toute la réflexion sur l’égalité des chances au cœur dusystème éducatif a été occultée par un faux débat sur l’efficacité ou non desZEP. Un véritable travail politique intégrant les acquis des sciences sociales surle champ éducatif permettrait, dans la lignée d’un Fresnay, de remettrel’éducation au cœur de la pensée politique du parti socialiste, pas simplementpour reconquérir l’électorat enseignant. De même c’est la rupture avec laréflexion intellectuelle (autour de Dupuy, Beck) mais aussi avec lesmouvements associatifs et syndicaux (voir l’évolution de la CGT et la réflexionde la CFDT) qui a conduit à l’aveuglement sur la question écologique,longtemps sous-traitée aux Verts. Autour de la question environnementalepouvaient s’articuler de nouvelles manières d’aborder la question du modèle dedéveloppement, de la régulation de l’économie, de la géopolitique énergétique,des mutations industrielles. Tout cela participe d’une absence d’exigence surl’approfondissement de la démocratie, qui doit être l’horizon de toutprogressisme, mais aussi sur l’asthénie face à l’émergence de nouvelleslégitimités, relevées par Pierre Rosanvallon. La démocratie participative, quiconstituait pourtant l’une des nouvelles formes d’expression démocratique, aainsi été utilisée à des fins de batailles internes entre courants, et moquée, au lieud’être valorisée comme un atout des progressistes face au centralisme nondémocratique de la droite et à son mépris du peuple. Mais tant que le parti nemettra en avant que les collectivités locales car c’est d’elles qu’il tireaujourd’hui sa légitimité et sa survie politique, il enfermera ses élus dans despostures anti-intellectualistes, ultra-localistes, il valorisera toujours davantage lesacro-saint « travail de terrain » (d’ailleurs plutôt les inaugurations de mairiesque les visites d’entreprises) que le travail intellectuel, les livres-entretiens avecdes journalistes plutôt que les essais. Les réunions-fleuves chronophages et

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l’activisme militant d’une campagne à l’autre sont parfois des freins à un travailde plus long terme. Le socialisme aujourd’hui n’est pas, ou n’est plus, uneculture du livre et de l’écrit, du partage des travaux de recherche. Enfin, le refusd’avancer sur le non cumul des mandats a bloqué le renouvellement dupersonnel politique. Le parti se vit comme une citadelle de cadres et d’élus, etl’essentiel du discours est à usage interne, court-termiste. Alors que la criseéconomique valide le socialisme démocratique et souligne l’urgence d’une autrepolitique de redistribution, nous restons empêtrés dans des querelles stériles.Pourtant les sujets ne manquent pas : la fiscalité comme outil de justice socialepour réguler les rémunérations exorbitantes, l’interrogation sur l’héritagecomme source fondamentale de l’inégalité, le sentiment de déclassement desclasses moyennes, la tragédie de la jeunesse, dont Pierre Mendès France faisaitpourtant le socle de la construction de l’avenir, et à qui nous ne faisons pas enviecar nous ne savons pas expliquer ni incarner l’identité socialiste. Le diagnosticde Duclert est sévère, exagéré parfois, trop pessimiste, assurément, mais il est àla mesure de l’urgence d’une transformation profonde du parti socialiste. JaurèsBlum, Mendès, ont été de grands intellectuels autant que de grands politiques.Leur aura nous engage. Et le changement d’époque n’explique pas que l’onabandonne ce champ, non plus qu’une vision dite « pragmatique » de lapolitique. Le pragmatisme politique devrait se définir davantage par l’étude destravaux les plus empiriques des sciences sociales pour évaluer les politiquespubliques, plutôt que par le refus de prendre de la hauteur et de réfléchir tout à lafois à notre histoire et à notre avenir. Le succès d’Obama tient certes àl’organisation de sa campagne, mais aussi à la dimension proprementintellectuelle de ce candidat, issu d’une école intellectuelle américaine, lepragmatisme, qu’il a lui-même enseigné à l’université et dont il est le plusbrillant représentant. Réunifier la gauche ne saurait se réduire à des questionsd’alliance ou à des jeux tactiques. Cela signifie redessiner une vision del’histoire, et retisser des liens privilégiés avec le monde intellectuel. Ne pas fairede celui-ci un faire-valoir, mais nous imprégner de ses travaux les plus récentstout autant que de tirer les leçons de l’histoire. On pourrait dire que sur laquestion européenne, nous avons aussi un impensé à gauche, la chute du Mur deBerlin, insuffisamment interrogée depuis 20 ans (y compris dans le livre deDuclert, un manque à mon sens). Certes, comme le souligne Duclert ce sontsouvent les dissidents qui ont fait avancer l’histoire, de Dreyfus à la guerred’Algérie. Mais dans la France de Sarkozy, c’est tout le parti socialiste qui doitêtre en dissidence ! Assumons notre héritage, et nous sortirons de l’attente d’unmessie provi/prési-dentiel. La gauche ne s’accoutumera pas à cette cotte qui n’apas été taillée pour elle. En revanche l’exigence intellectuelle, la pensée critique,est au cœur de son identité, tout au moins doit-elle le redevenir. Il y a urgence :comme l’écrivait peu avant sa mort Maurice Kriegel-Valrimont, « l’avenir c’estdemain ».