Revaloriser l’estime de soi et la socialisation à travers ...

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Philippe Amar 1 er février 2016 Ecole supérieure en éducation sociale, Lausanne Fondation Clair-Val Revaloriser l’estime de soi et la socialisation à travers un journal avec des personnes atteintes de schizophrénies 63 ème volée, 2010-2013

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Philippe Amar1er février 2016

Ecole supérieure en éducation sociale, LausanneFondation Clair-Val

Revaloriser l’estime de soi et la socialisationà travers un journal avec des personnes

atteintes de schizophrénies

63ème volée, 2010-2013

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Ecole supérieure en éducation sociale - Lausanne

Revaloriser l’estime de soi et la socialisationà travers un journal avec des personnes

atteintes de schizophrénies

Philippe Amarné le 18 mars 1963 (originaire de Prilly, VD)

Travail de mémoire effectué pour l'obtention du diplômeES d'éducateur social

Référente de mémoire : Rita RudazExpert : Pierre-Alain Jaquet

(12690 mots)

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Remerciements

à celles et ceux qui nous ont littéralement supportés, moi et mon humeur

Anne, Willy, Rita, Jean-Claude…

Les opinions émises dans cette recherche n’engagent que leur auteur. En respect de la loi sur fédérale sur la protection des données,

les noms des personnes et des lieux sont anonymisés.

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Résumé

Le choix de mon travail de diplôme s'est porté sur les outils qu’un éducateur social peut développer pour accompagner des personnes avec une déficience psychique (essentiellement des schizophrénies). Dans un contexte relativement neuf pour moi -  en 3ème année d’études sociales, récemment embauché dans cette institution, sans expérience de cette population  - j’ai surtout cherché comment entrer en relation avec ces personnes, comment les rencontrer, avec et sans leurs pathologies. J’ai donc choisi de les mettre particulièrement en valeur dans le cadre d’un processus éducatif dont ils étaient les bénéficiaires.Quelques mots m’ont guidés pour choisir le sujet de mon travail de mémoire  : bienveillance, résonance, fragilité, rencontre, empathie. Je me suis demandé comment les intégrer dans ma pratique pour leur donner du sens. Ce travail se base sur la création et la tenue d’un atelier journal pour les résidents d’un EMS vaudois.La première partie décrit le contexte de travail et les motivations qui m’ont porté. Cette partie aborde ma question de recherche et l’hypothèse choisie pour y répondre.La seconde partie présente la mise en place du projet. Elle détaille le concept, pose les objectifs et présente les protagonistes.La troisième partie développe la théorie que j’ai utilisée pour réfléchir et construire mon travail pratique.La quatrième partie met en avant les participants et le processus. Je décris cinq ateliers de la création du journal et je fais des liens avec la théorie. La dernière partie fait l’inventaire des bénéfices éventuels qu’ont pu retirer les participants à cette expérience et conclut sur un bilan.

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Table des matières

1.Introduction 6 ............................................................................................................1.1.Contexte 6 ..........................................................................................................1.2.Quelques éclairages sur la maladie 7 ..................................................................

a) Définition de la schizophrénie par le DSM-IV 7 ........................................................................b) Définition par une association de soignants et de proches 7 ...................................................c) Définition pour l’institution 8 ....................................................................................................d) Définition pour l’éducateur 8 ...................................................................................................

1.3.Situation problématique et hypothèse de travail 8 ...............................................2. Mise en place du projet 10 ......................................................................................

2.1.Concept 10 .........................................................................................................2.2.Objectifs 11 ........................................................................................................2.3.Equipe du journal 11 ...........................................................................................

3. Théorie 13 .................................................................................................................3.1.Approche centrée sur la personne (ACP) 14 .......................................................3.2.Dynamique des groupes. 15 ...............................................................................3.3.Notion d’équipe 16 .............................................................................................3.4.Communication NonViolente (CNV) 17 ................................................................

4. Réalisation du projet 18 ...........................................................................................4.1.Organisation type d’une séance 18 ....................................................................4.2.Présentation et analyse de séances avec trois outils théoriques 19 .....................

a) Le 11 octobre 19 ..................................................................................................................b) Le 18 octobre 20 ..................................................................................................................c) Le 14 novembre 21 ..............................................................................................................d) Le 5 décembre 22 ................................................................................................................e) Le 7 décembre 23 ................................................................................................................

5. Bilan du projet 24 ....................................................................................................5.1.Bilan pour l’atelier 24 ..........................................................................................5.2.Bilan pour les résidents 24 ..................................................................................5.3.Bilan personnel 27 ..............................................................................................

6. Conclusion 27 ..........................................................................................................Bibliographie 28 ...........................................................................................................Annexes 29...................................................................................................................

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1.Introduction

1.1.Contexte Au moment où je commence ce travail de diplôme, en octobre 2012, je travaille depuis deux mois pour un EMS situé dans un village vaudois. Cette institution a pour but d’accueillir et d’héberger des adultes en situation de handicaps psychiques, essentiellement des schizophrénies. Ils sont quarante résidents, de vingt à septante ans, hommes et femmes. L’EMS est composé d’une bâtisse principale de trois étages qui abrite une trentaine de résidents et d’une annexe, petite maison située au bout du jardin avec sept résidents.La vie de l’EMS est rythmée en deux parties. Le matin est consacré aux soins quotidiens, rendez-vous médicaux, ateliers d’acquisition de compétences, travaux de maison, etc. Les après-midi sont consacrés à la détente, aux sorties (seul ou en groupe), à des visites et animations diverses. L’autonomie des résidents est variée. Certains participent aux travaux de maison, sortent seuls, vivent en appartements protégés. D’autres ont besoin d’une prise en charge complète.La direction, sous l’autorité d’un conseil de fondation, est garante des approches thérapeutiques. En l’occurence, les thérapies cognitives et comportementales (TCC) servent de cadre de référence pour les infirmiers. L’EMS est un lieu médicalisé (les résidents sont astreints à un suivi médical régulier). L’équipe de soins est composée d’une vingtaine de professionnels  : directeur, infirmière cheffe, une équipe d’infirmiers, un maître socio-professionnel  (MSP), des assistants en soins et santé communautaire (ASSC), une assistante socio-éducative (ASE), des aides-soignants et auxiliaires de santé, des apprentis et étudiants en stages. Le suivi médical est assuré par trois médecins (un généraliste et deux psychiatres). Les résidents sont libres de choisir d’autres médecins.Les résidents sont placés dans l’EMS par les services médicaux-sociaux, les quatre principaux hôpitaux psychiatriques du Canton de Vaud, les services juridiques, les médecins habilités ou par une demande individuelle. Les places sont financées par le Département de la Santé et l’Action Sociale (DSAS). Les résidents présentent des symptômes somatiques et/ou de dépendances liés à la schizophrénie. Cette dernière est traitée par une médication allopathique adaptée (neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, etc.). Des troubles du comportement associés (TCA) sont régulièrement observés et vécus. La dangerosité éventuelle des résidents est régulièrement évaluée par les infirmiers. Durant les colloques, l’équipe de soins décide des précautions à prendre et des gestes éducatifs les plus adéquats.Lors de mon engagement comme éducateur en formation, l’EMS souhaite installer durablement un pôle éducatif qui complètera le travail mené par l’équipe de soins. Je travaille sous la responsabilité de l’infirmière cheffe. Mon cahier des charges sera construit au bout de quelques mois. Ma fonction, entre autres, va consister à répondre aux besoins des résidents sur la base des indications de l’infirmière-cheffe et de l’équipe de soins. Les premières temps, j’observe les résidents, je me renseigne sur leurs pathologies, la distribution des médicaments, ainsi que les activités thérapeutiques existantes. J’accompagne les aide-soignants dans les activités quotidiennes, j’assiste les animateurs et les infirmiers.

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1.2.Quelques éclairages sur la maladie Grâce à mes études, j’ai déjà quelques représentations et connaissances théoriques de la maladie. Le DSM-IV (référentiel sur les maladies psychiques) me renseigne de façon scientifique sur l’aspect médical de la maladie. Je suis une formation interne sur la schizophrénie et ses manifestations. D’autres formations suivront ultérieurement sur les TCC. Après plusieurs semaines d’observation et de pratique, je comprends un peu mieux ce qu’est la schizophrénie, une maladie scientifiquement caractérisée, aux manifestations aussi variées que les personnes qui en sont atteintes.

a)Définition de la schizophrénie par le DSM-IVPour le DSM-IV , une personne est définie schizophrène si elle remplit les critères suivants :1

Deux (ou plus) des manifestations suivantes sont présentes pendant une période d'un mois :• délires (idées fausses, logique erronée) ;

• hallucinations (fausses perceptions des sens) ; • langage désorganisé (déraillement fréquent, incohérence) ; • comportement manifestement désorganisé ou catatonique (inertie psychomotrice, négation du

monde extérieur, attitudes et gestes stéréotypés) ; • symptômes négatifs, c'est-à-dire affect aplati (absence de réponse affective), alogie (mutisme)

ou avolition (absence de volonté).Plusieurs pages sont ensuite consacrées à détailler ses manifestations et à différencier les différentes formes qui la composent.

b) Définition par une association de soignants et de proches“La psychose (La schizophrénie est une forme de psychose) est une maladie psychique caractérisée par une perte de contact plus ou moins durable avec la réalité. Elle se manifeste généralement au début de l’âge adulte et évolue par épisodes. Un épisode psychotique peut survenir chez tout un chacun. Comme pour de nombreuses autres maladies, ce trouble peut être traité.” La schizophrénie se caractérise principalement par :• des distorsions de la pensée et/ou des perceptions qui entraînent une perte de contact avec la

réalité :• Idées délirantes : par exemple, croire qu’on est surveillé par des caméras ou des micros, suivi

dans la rue alors que, en fait, rien de particulier ne se passe, contrôlé à distance ou qu’on a des pouvoirs magiques.

• Hallucinations  : par exemple, entendre des voix quand il n’y a personne, voir des choses qui n’existent pas pour les autres.

• Désorganisation de la pensée  : par exemple, difficulté à parler de manière cohérente ou compréhensible pour les autres.

American Psychiatrie Association (1994), trad. française DSM-IV- Manuel diagnostique et statistique des troubles 1

mentaux, Paris, Masson, 1996; World Health Organization (1993), trad. française Classification internationale des maladies, 10è révision. Chapitre V(F) : Troubles mentaux et troubles du comportement : critères diagnostiques pour la recherche, Paris, Organisation Mondiale de la Santé et Masson, 1994.

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• Modification de la façon qu’on a d’éprouver et d’exprimer des émotions : par exemple, humeur terne et plate, perte du plaisir, perte de motivation et d’énergie, discours pauvre et laconique.

• Une altération du sens de soi : sentiment bizarre de ne plus être certain d’être soi-même, qu’on a changé, qu’on doit réfléchir à des choses qui pour les autres coulent de source, qu’on est déconnecté et qu’on vient d’une autre planète.

Parfois, avec le temps, apparaissent des troubles cognitifs, tels que perturbation de la mémoire, difficulté à se concentrer.Plusieurs de ces symptômes ne sont présents que par périodes, dans les phases de crise. Chaque malade présente des symptômes de manière un peu différente.“L’émergence de troubles psychotiques peut générer beaucoup de souffrance et de confusion. Souvent, l’entourage peine à comprendre ce que la personne éprouve, plongeant ainsi le malade dans une profonde détresse.” 2

c) Définition pour l’institutionL’institution a pour mission première l’hébergement de patients atteints de maladies psychiques. Une prise en charge pluridisciplinaire est mise en place pour chaque résident, à l’aide de soins médicaux et par un encadrement éducatif.

Dans les missions de l’institution, sur le site Internet, il est spécifié  : “nous voulons favoriser l’autodétermination, car elle permet aux résidents de se positionner, de faire des choix éclairés et ainsi de commencer à prendre sa vie en main.” En effet, des ateliers à visée éducative, animés 3

par des infirmiers, existent déjà.

d) Définition pour l’éducateurDu point de vue de l’éducateur, la schizophrénie est un handicap dont la prise en charge se fait également de manière pluridisciplinaire. Le rôle de l’éducateur est d’accompagner la personne vers une plus grande autonomie, en tenant compte de ses limites et dans la mesure de ses ressources. Dans cet EMS, les gestes éducatifs sont tenus par des infirmiers. De même, ma fonction d’éducateur passe par un apprentissage de gestes infirmiers (la distribution de médicaments, par exemple). La différence entre la fonction d’éducateur et celle d’infirmer ne sera pas clairement identifiée, qu’il s’agisse du choix des priorités, de la définition des fonctions, du positionnement dans l’équipe ou des rôles à tenir.

1.3.Situation problématique et hypothèse de travail Comme dit précédemment, il existe déjà plusieurs ateliers mis en place pour l’accompagnement des personnes schizophrènes : ateliers de parole, sur le corps, sur l’identification et l’expression des sentiments. Entre autres symptômes, la schizophrénie provoque une distorsion du rapport à la réalité, ainsi qu’une difficulté à ressentir, à identifier et à exprimer ses émotions. Ces symptômes cliniques amènent à une perte du lien avec soi-même et avec l’extérieur et un refus systématique de toute forme de proposition de mobilisation. Des études constatent également une perte d’estime de soi importante chez les personnes schizophrènes.Je m’interroge sur la signification de l’estime de soi. Je retiens deux définitions qui correspondent à mes réflexions :

http://www.info-schizophrenie.ch/a-propos/une-forme-de-psychose/2

Site internet de l’institution, 20153

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“L'évaluation qu'une personne a d'elle-même correspond au rapport entre ses aspirations et les succès qu'elle parvient à accomplir.” (W. James, 1890) 4

“L’estime de soi est le résultat d’une auto-évaluation qui révèle dans quelle mesure nous vivons en concordance avec nos valeurs. Elle se manifeste par la fierté que nous avons d’être nous-même et repose sur l’évaluation continue de nos actions. L’estime de soi est une valeur fragile et changeante. Elle peut être très haute ou très basse selon les périodes de la vie.” (M. Larivey, 2002) 5

J’observe que les personnes schizophrènes ont une estime d’elles-mêmes fragilisée et que celle-ci est sujette à des variations en fonction de leurs expériences de vie, comme pour chacun. En tant qu’éducateur, je considère qu’un travail autour de l’estime de soi se situe dans mon domaine d’action. Je constate également que les résidents sont très isolés du monde extérieur et peu en lien avec eux-même. En tant qu’éducateur, je retiens cette problématique d’isolement comme hypothèse de travail pour approfondir une réflexion sur les besoins de liens des résidents. La création d’un atelier autour des questions de l’estime de soi et du lien m’apparaissent pertinentes et tendent vers le développement du pôle éducatif de cette institution.Ces observations m'amènent à poser les questions suivantes :

• Est-ce que l’estime de soi peut être renforcée, malgré la maladie ?

• Pour une personne schizophrène, est-il possible de mieux se relier à elle-même ?

• Y’a-t-il un bénéfice à favoriser son ouverture vers l’extérieur ? Si oui, lequel ? En tant qu’éducateur, je suis amené à mettre en oeuvre des pistes d’actions socio-éducatives adéquates. J’imagine donc la réalisation d’un journal au sein de l’institution. En effet, ce projet va permettre à ses participants de faire les expériences suivantes : • vivre un processus de création, qui consiste à passer d’une idée à sa réalisation ; cela demande

un travail intellectuel, manuel et émotionnel;• acquérir de nouvelles compétences et pouvoir les mobiliser à nouveau, valoriser des

compétences déjà existantes;

• construire un projet en équipe, vivre des partages au sein d’un groupe, ce qui suppose un enrichissement relationnel, ce qui amène aussi à un positionnement personnel;

• s’exprimer, être amené à parler de soi dans les moments d’échange, dans les productions personnelles;

• réaliser un support qui matérialise ces différentes démarches, qui laisse une trace de l’expérience vécue et qui peut être partagée.

Pour faire cette proposition, je m’appuie également sur mon expérience professionnelle passée dans les métiers de l’écriture, qui me servira d’appui au niveau technique.Ma question cible est donc la suivante :

La réalisation d’un journal par les résidents d’un EMS psychiatrique peut-elle influer positivement sur l’estime de soi et “rendre possible, soutenir et favoriser la participation et l'intégration sociale des bénéficiaires”  ?6

http://www.estimedesoietdesautres.be/definitions.html #Estime de soi4

http://www.estimedesoietdesautres.be/definitions.html #Estime de soi5

Processus 3 du PEC (Plan d’étude cadre)6

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2. Mise en place du projet

2.1.Concept En accord avec l’institution, je démarre un projet de journal réalisé par les résidents, encadré et animé par un éducateur. La dédicace qui accompagne le premier numéro en résume les points essentiels : « Ce journal est dédié à tous ceux qui vivent à la Fondation , qui y travaillent, et à ceux qui y apportent leur contribution jour après jour. Un trimestriel, édité par les résidents de cet EMS, leurs coups de coeur, leurs visions de leur quotidien et leurs idées. Fleuribook est un moyen d’expression aussi bien rédactionnel qu’artistique, pour tous… »J’obtiens un petit local de réunion et du matériel informatique, la possibilité de réunir un groupe de résidents chaque semaine. Deux échéances principales sont posées au départ, la parution des numéros 1 et 2 du journal, respectivement en décembre 2012 et en mars 2013. Celles-ci permettront d’évaluer la viabilité du projet, ainsi que le travail éducatif sur les notions d’estime de soi et socialisation. Il y a d’autres échéances à la fin de chaque rencontre hebdomadaire, pour vérifier au fur et à mesure la cohérence des objectifs posés et les adapter à la séance suivante. Réaliser ce journal comporte différentes étapes que j’ai illustré sous la forme d’un schéma. Chacune des étapes-clés, notées en gras permettra d’aborder les objectifs à travailler avec l’équipe de rédaction.

Les étapes de la réalisation du journal “fleuribook”

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2.2.Objectifs Ce projet contient trois objectifs : pour l’atelier, pour les résidents et pour moi-même.Pour l’atelier, il s’agit de réaliser, d’éditer et de diffuser un journal au sein d’une institution. Afin d’y parvenir, une équipe rédactionnelle est constituée. Elle élabore des textes en utilisant divers outils de communication et en développant/mobilisant ses compétences au fil des séances.Pour les résidents, l’objectif principal rejoint mon hypothèse de travail : l’atelier journal représente un moyen possible pour développer l’estime de soi et la socialisation des participants. Le fait de former un groupe permet de favoriser l’intégration sociale et le sentiment d’appartenance. Ce journal peut être un espace aménagé pour que certains participants soient amenés à parler d’eux-mêmes, à exprimer à l’écrit leurs centres d’intérêts, leurs préoccupations, éventuellement témoigner de leur maladie. Il ouvre également un espace vers l’extérieur. Des situations comme l’interview d’un résident, un reportage photo réalisé pendant une sortie, la recherche d’informations auprès des archives de la ville, impliquent de rentrer en relation avec autrui et dans certains cas, de sortir de l’institution. En cela, c’est une manière de permettre une meilleure communication intra/interpersonnelle. Enfin, le fait d’être lu donne une forme de (re)connaissance et rend possible une “réidentification” du résident-malade par le monde extérieur.En ce qui concerne mes objectifs personnels, ils s’organisent autour des différentes formes de savoirs. Tout au long de la réalisation de cet atelier journal, j’améliore mes connaissances théoriques (savoir) et empiriques (savoir-faire) sur la population avec laquelle je travaille. De même, je développe mes compétences socio-éducatives (savoir-faire) dans le cadre de cet atelier (gestion de la dynamique de groupe, facilitateur de communication, vecteur de l’autonomisation, garant du cadre). Enfin, je renforce ma capacité à conscientiser ma pratique et à justifier mon savoir-faire. De plus, dans mes représentations et mes résonances initiales, le regard bienveillant porté par d’autres sur mon travail et mes réalisations renforce mon estime et ma confiance en moi. Ce regard permet de me construire ma propre identité, d’agir avec conscience, de me positionner dans ma relation à l’autre (savoir-être). C’est ce regard bienveillant qui a été ma ligne directrice initiale pour la mise en place de ce projet.

2.3.Equipe du journal Je demande à chaque participant qui désire suivre l’atelier journal de s’engager pour la durée globale de la réalisation d’un numéro, c’est-à-dire trois mois. On considère habituellement qu’une dynamique de groupe fonctionne bien avec une dizaine de participants, capables d’interactions saines, avec une réelle conscience de l’autre . Sachant les problématiques psychiques et 7

comportementales des résidents, il me semble raisonnable de démarrer cet atelier avec un nombre réduit de participants. Dans l’intervalle de ces trois premiers mois, les engagements ne seront pas tenus par tous et il y aura des départs et des arrivées dans le groupe. J’ai choisi de présenter les huit résidents qui ont été à la fois les acteurs et les auteurs de ce projet. À travers les portraits qui vont suivre, je parle de personnes dont le chemin de vie a rencontré la maladie. On peut prendre la mesure de la diversité des symptômes qu’elle présente. Pour chacun d’entre eux, je décris les attentes qu’ils ont pu exprimer au moment d’intégrer le projet. Adrian , 31 ans, quatre mois de présence. Il est schizophrène hébéphrénique. Ce jeune résident 8

n’a jamais travaillé. Son parcours de vie se compose de séjours dans la rue et en institutions depuis l’âge de 17 ans. Toxicomane, il prend de la méthadone en plus des antipsychotiques. Il a

Mucchielli, 19677

Noms fictifs8

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une forte personnalité et s’impose principalement à travers sa manière de parler parfois excessive et autocentrée. Il écoute peu et interrompt les autres. Rempli d’énergie en permanence, Adrian déborde par épisodes, en se laissant aller à des accès de colère verbale impressionnants. Il cultive un côté poète du quotidien et considère les contraintes de la vie de tous les jours comme sans importance. Il a écrit une abondante production de poèmes et de textes qui parlent de ses expériences. Au cours du premier atelier, il se met en couple avec Karine. Karine, 48 ans, quatre ans et demi à l’EMS. Elle est également schizophrène, avec des troubles cognitifs importants, qui se traduisent par une pensée très désorganisée, constamment envahie par des émotions. Jeune fille, elle a démarré un apprentissage de fleuriste qui n’a pas été terminé. C’est une femme de petite taille, très fine, soucieuse de son apparence et coquette. De nature discrète et réservée, elle parvient à mettre plus facilement par écrit les émotions qui remplissent son monde intérieur. Sa relation avec Adrian est très conflictuelle, source de grosses colères et de scènes de jalousie. Adrian adopte une posture de séducteur qui perturbe beaucoup Karine. Cette relation compliquée débordera sur l’ambiance de l’atelier. Mergim a 28 ans. Il est résident à l’EMS depuis quatre mois. Il est atteint de schizophrénie paranoïde. Celle-ci s’est manifestée sous la forme d’une seule décompensation, vers 23 ans, qui a pris la forme d’un acte de violence grave, avec pour conséquence une privation de liberté de plusieurs années. Il est sous contrainte judiciaire (Art. 59 du code pénal ), c’est-à-dire qu’il est 9

placé en institution, sous contrôle judiciaire, le temps que l’administration détermine s’il peut retourner librement et sans danger à la vie civile. En apparence, il ne présente plus de symptômes de la maladie. Son comportement est socialement adéquat. Il a été infographiste et a conservé de très bonnes compétences professionnelles, qui seront mises à profit pour le journal pour réaliser une maquette d’excellente facture. C’est une personne discrète, observatrice et souriante. Il est souvent pertinent dans ses remarques et sert facilement de ressource aux autres membres du groupe.Michel, 37 ans, présent depuis deux ans et demi dans l’institution. Chez lui, la schizophrénie se manifeste par des symptômes négatifs tels qu’un manque global d’énergie, une difficulté à mener à terme les activités commencées. Cet homme a travaillé dans un garage pendant six ans. Il parle régulièrement de sa voiture de sport, avec laquelle il faisait des courses de côte. Il a un comportement d’évitement face à certaines contraintes de l’institution. Il a de la peine à remplir son contrat d’entretien des parties communes, qu’il a signé avec l’institution. Il se présente aux autres souriant, d’humeur égale. Passionné de photographie, Michel souhaiterait pouvoir réaliser des portraits et des reportages pour le journal. Dans le groupe, il va adopter une posture d’observateur passif, en apparence distrait. Il aime cependant participer aux séances de l’atelier (il écrira des articles conséquents sur ses expériences).

Niklaus a 50 ans. Il arrive en cours de réalisation du premier numéro. Au sein de l’EMS, il intègre un appartement protégé. Il a été diagnostiqué bipolaire il y a une vingtaine d’années. Depuis, il a alterné les séjours en institutions, et en cures de désintoxication pour des problèmes de dépendance à l’alcool, avec des périodes d’autonomie. Il a été journaliste pour un mensuel économique. C’est à ce titre qu’il est envoyé vers l’équipe du journal. Cependant, il formule très vite ses craintes quant à ses capacités rédactionnelles actuelles. C’est une personne souriante et volubile. Niklaus manque de confiance en lui et a beaucoup de difficulté à prendre une décision ou à affirmer ses choix. Avec les autres participants, il est très encourageant et toujours valorisant dans ses commentaires. Il est fragile émotionnellement et réagit très vite affectivement aux remarques qui lui sont adressées.

http://www.droit-bilingue.ch/rs/lex-19370083-59-fr-fr.html9

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Paul, 36 ans, vient d’intégrer l’institution. Tout comme Mergim, il est schizophrène paranoïde et sort de prison. Il effectue un séjour de probation dans l’EMS qui déterminera les étapes d’un possible retour à la vie civile. Très impressionnant de par sa grande taille et son attitude hautaine et distante, il passe dans l’institution pour une personne dangereuse. Son histoire porte une grande violence. Ses réactions sont plates et laissent deviner une colère rentrée menaçante. Il a un comportement très asocial et s’isole beaucoup dans sa chambre. L’institution lui demande d’intégrer différents groupes pour travailler ses compétences relationnelles. L’atelier journal lui est proposé dans cette perspective éducative. Pendant les séances, il donne son avis sur tout et s’emporte dans ses propos, sans que l’on puisse l’interrompre. Il peint des personnages et des sujets entourés de symboles ésotériques et énigmatiques. Il est très fier de ses productions et aime parler de leurs significations. Pour le journal, il lui est demandé d’illustrer la thématique du numéro en cours par une peinture. Sa participation est conditionnelle de son comportement.Stéphanie, 39 ans, est résidente depuis un an. Elle a une schizophrénie hébéphrénique depuis l’adolescence. Ses comportements sont souvent inadéquats, avec des émotions et des affects non appropriés. Elle a été employée de commerce. Elle a vécu plusieurs hospitalisations, qui ont finalement abouti à un placement en institution. Elle aime écrire. Ses textes et poésies sont extrêmement sombres et parlent de suicide, de violences physiques et psychiques. Dans ses rapports avec les autres, elle peut facilement se montrer colérique et agressive. En venant à l’atelier, elle voudrait participer à un groupe d’écriture et publier ses textes. Sufjan, 28 ans, deux ans et demi de présence. Il est schizophrène paranoïde, facilement envahi par des délires mystiques. Albanais d’origine, il donne beaucoup de place à la religion et à sa famille dans l’organisation de sa vie. Il vit en institution depuis la fin de son adolescence, sans avoir connu d’expérience professionnelle et de moments de vie en autonomie. Il a des attitudes mimétiques très marquées, ce qui veut dire qu’il calque ses sentiments et ses comportements sur ceux de son interlocuteur. Il n’est pas capable d’identifier ses propres émotions et ne peut pas prendre de la distance avec lui-même. Toujours gentil et bienveillant avec les autres, cette attitude lui permet d’être facilement accepté par les autres participants du groupe. Cependant, son discours désorganisé et incohérent rend parfois les échanges difficiles. Par rapport au projet du journal, il propose principalement d’illustrer des articles.

3. ThéorieJe développe trois approches dans cette partie théorique, qui m’ont servi sur le terrain au fil des séances de l’atelier journal.

L’Accompagnement centré sur la personne (ACP), en lien avec les attitudes éducatives et relationnelles que je cherche développer auprès des personnes avec lesquelles je travaille dans le cadre du projet.La dynamique des groupes et les théories sur le fonctionnement d’une équipe, en lien avec la compréhension des interrelations, des rôles et des besoins de chacun des individus qui compose l’équipe du journal.La Communication NonViolente (CNV), en lien avec l’identification, la prise en compte et l’expression des émotions, qui représentent une difficulté particulière dans la schizophrénie.

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3.1.Approche centrée sur la personne (ACP) Avant les travaux de Carl Rogers, la psychanalyse ou les thérapies comportementales approchaient le patient comme porteur d’un problème à résoudre. Sa maladie devait être soignée, voire éradiquée, pour qu’il retrouve sa condition de “personne normale”. Les travaux de Rogers déplacent le centre d’intérêt et d’action du thérapeute (ou éducateur) vers le patient (dénommé “client” ou “personne”), en lui donnant une place centrale, radicalement différente, contribuant par là à l’éloigner de la position d’objet vers un statut plus humanisant. L’axiome de l’ACP est le suivant : “Fondamentalement, c’est le client qui sait” . Dans un contexte de société moderne, où 10

la science et la connaissance sont distribuées conditionnellement à des études, à une verticalité dans la validation, affirmer que l’expérience de la maladie et les réflexions propres peuvent contenir en elles-mêmes une solution est perçu comme subversif. Cette affirmation humaniste, philosophique autant que thérapeutique, énoncée par Carl Rogers, résume sa pensée et sa démarche. Il énonce un véritable axiome subversif, révolutionnaire et salutaire. Sa simplicité d’approche et de compréhension crée un sentiment libérateur chez le “client” et ouvre des possibles collaboratifs. La “Connaissance”, jusque là réservée à la science, avec son scientifique (ou spécialiste, ou expert) comme seule caution, se déplace vers le sujet lui-même, autrement dit, celui qui vit et ressent sa maladie. Ce dernier (re)devient expert de lui-même. La place du spécialiste est questionnée dans sa position socio-culturelle. L’ACP renverse les pouvoirs en rééquilibrant les positions des protagonistes  : la meilleure réponse ne pouvant venir que de la personne, l’éducateur doit adopter une posture d’écoute, être surpris par ce que propose la personne. Il doit admettre qu’il n’est pas utile d’en savoir plus qu’elle.A travers les outils de l’ACP, l’éducateur prend une posture qui permet à la personne de rentrer dans une relation indispensable de confiance. Pour travailler ce positionnement, Rogers propose principalement trois attitudes fondamentales : la congruence, le regard positif inconditionnel et la compréhension empathique.La congruence. “Au lieu d’agir sur la base de repères externes et conventionnels (à partir de rôles, de grilles de lectures, à priori, etc.), il s’agit d’être ouvert à son expérience pour trouver comment être en relation de manière adéquate, personnalisée, souple et authentique. Le thérapeute, ouvert à sa propre dimension expérientielle, peut, tout au long de la relation, s’y référer et l’utiliser de manière adaptée, en fonction de ce qui se présente dans l’interaction (pratique de l’auto-référence et de l’autoévaluation). Cette référence directe à sa propre expérience, lui permet de modifier et réajuster d’instant en instant ses réponses et interventions pour une plus grande pertinence et efficacité au profit du client.” 11

La congruence prône pour l’éducateur une correspondance entre sa propre expérience émotionnelle, la conscience qu’il a de cette expérience et sa façon de l’exprimer. Elle permet d’installer des échanges plus authentiques.Le regard positif inconditionnel “consiste à communiquer au client le sentiment de sa propre valeur en dehors du contenu (et de la valeur) du discours, des intentions, des actes qu’il manifeste – inconditionnalité. Ce regard est fait d’acceptation, intérêt réel, estime, chaleur humaine et absence de jugement. Le regard positif inconditionnel restaure une condition dont le client a

Rogers, 198610

http://www.ifef.org/lexique/regard-positif-inconditionnel11

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souvent été privé lors de son éducation (regard conditionnel des parents) et dégage le client de toute pression moralisante.” 12

Cette attitude est importante pour créer un climat de confiance. C’est lorsque l’éducateur fait l’expérience d’une attitude positive, exempte de jugement, qui accepte la personne telle qu’elle est dans le moment, que le mouvement, le changement est possible pour cette personne. La compréhension empathique. “Etre empathique, consiste à percevoir avec précision le cadre de référence interne de l’autre, ainsi que les composantes émotionnelles et les significations qui lui appartiennent comme si on était cette personne – sans jamais perdre de vue le “comme si” .13

L’empathie est également définie ainsi : • La réceptivité aux sentiments vécus par I’autre ;• La capacité verbale de communiquer cette compréhension .14

Elle permet à l’éducateur de ressentir ce que les personnes éprouvent, tout en conservant une capacité intellectuelle de formulation abstraite et la lucidité nécessaire. Etre en empathie permet de percevoir l’état dans lequel est l’autre, sans pour autant se sentir envahi par ses propres émotions.

3.2.Dynamique des groupes. Le groupe est un collectif d’individus ayant des caractéristiques et des buts communs. Son identité se construit au travers de l’apport de chaque individu qui le compose. C’est aussi la reconnaissance par d’autres groupes de son mode de fonctionnement propre qui le définit en tant que groupe .15

Roger Mucchielli donne une définition essentiellement relationnelle et interactive du groupe : “Un ensemble de personnes n’est groupe que si des liens de face à face se nouent entre elles, mettant de l’unité dans leur "être là ensemble”. Le groupe est une réalité dans la mesure où il y a interaction entre les personnes, une vie affective commune, et une participation de tous, même si cette existence groupale n’est pas consciente et même si aucune organisation officielle ne l’exprime.” 16

Il indique que tout groupe possède sept caractéristiques psychologiques fondamentales  :17

• les interactions ; • l’existence de buts collectifs communs ; • l’émergence de normes ou règles de conduite ;

• l’émergence d’une structure informelle de l’ordre de l’affectivité avec répartition de la sympathie et de l’antipathie, elle est dite informelle car non officielle et souvent non consciente ;

http://www.ifef.org/lexique/regard-positif-inconditionnel12

Rogers, 1957-198013

Qu’est-ce qu’un entretien, support és-L, p 414

Dubar C., 200215

Mucchielli R., La dynamique des groupes, ESF Editions, Paris, 14ème édition, 1995, p 104.16

Mucchielli R., La dynamique des groupes, Op. Cit. pp 14-15.17

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• l’existence d’émotions et de sentiments collectifs communs (“comme-uns”  : formule de Jacques Lacan ;

• l’existence d’un inconscient collectif ;• l’établissement d’un équilibre interne et d’un système de relations stables avec l’environnement

Le sociologue américain C.H. Cooley insiste sur la composante collective  : “Le moyen le plus simple de décrire cet ensemble est peut-être de dire que c’est un “nous”. Il contient cette sorte de sympathie et d’identification mutuelles pour lesquelles “nous” est l’expression naturelle.” 18

Jacques Lacan, dans sa vision, fait la synthèse des dimensions individuelle et collective en définissant le groupe comme “le plus un”. Le groupe est l’ensemble des individus, plus un. Il ne se limite pas à la somme des individus qui le composent. Cette dernière définition rejoint celle donnée par la systémique.

A partir des comportements observables des individus composant un groupe, des rôles se dessinent et s’affirment. Ceux-ci dépendent des activités proposées et des compétences de chacun. Il y a le leadership, le participatif, l’observateur, le soumis, le patient, le discret, l’introverti, le perturbateur, l’agressif, l’égocentrique... On ne parle pas de personnalités, mais d’attitudes que chacun peut avoir à un moment donné de la vie du groupe.

Un groupe est sans arrêt soumis à des tensions externes (son environnement) et internes (ses membres et leurs interactions). Pour favoriser le maintien du groupe, il existe deux types de facteurs :• les facteurs liés au groupe lui-même : le sentiment d’appartenance, le besoin de communiquer,

d’établir des liens interpersonnels, la motivation pour le travail réalisé au sein du groupe• les facteurs liés aux individus : les attentes, les objectifs personnels, les affinités

3.3.Notion d’équipe Un groupe constitué n’est pas pour autant une équipe. Pour devenir équipe, les membres d’un groupe doivent devenir “un ensemble de personnes travaillant à une même tâche” ou encore un “groupe de personnes unies par des activités, des intérêts communs.” 19

“Une équipe, ça se construit, l’esprit d’équipe ça se cultive. Il faut y consacrer du temps, de l’énergie, de la volonté. Il faut se doter des moyens appropriés pour faire d’un groupe, une équipe orientée vers la réalisation d’un but commun et pour maintenir vivante l’équipe ainsi constituée.” 20

R. Mucchielli exprime que “L’hétérogénéité des compétences est facteur de richesse des échanges, de créativité du groupe, et d’une division efficace des rôles. Elle dynamise et enrichit l’équipe. La complémentarité peut donc devenir un facteur important d’efficacité et de progrès mutuel. A l’intérieur d’un jeu d’équipe, qui montre la cohésion et la valeur d’une équipe, chaque

Cooley C.H. in Anzieu D. Martin J.Y., La dynamique des groupes restreints, PUF, Paris, 1997, p 39.18

http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/équipe/30690?q=équipe#3060519

Cauvin P., La cohésion des équipes, ESF Editions, 1997, p 920

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coéquipier cherche le coup personnel prestigieux qui assure à la fois son succès et celui de l’équipe.” 21

Cependant, l’hétérogénéité est aussi source de tensions, de par les différences de personnalités que l’on peut percevoir. Il est d’ailleurs normal de rencontrer de fortes individualités dans un groupe. Notre éducation basée sur l’individualisme, nos formations et promotions basées sur le concours et le mérite individuel ne favorisent pas l’émergence spontanée d’un esprit de corps.L’individualisme existe comme tendance naturelle chez l’être humain. S’il se retrouve dans une organisation, il cherchera en priorité à satisfaire ses propres besoins. Toujours dans un but de garder la cohésion, il importe donc de tenir compte des besoins identitaires des individus dans un groupe ou une équipe. Ils se définissent en cinq catégories : • Besoin d’existence et de considération : être visible aux yeux d’autrui, être pris en compte, être

respecté

• Besoin d’intégration  : être inclus dans un groupe, y avoir une place reconnue, être considéré comme égal aux autres

• Besoin de valorisation : être jugé positivement, être apprécié

• Besoin de contrôle : pouvoir maîtriser l’expression et l’image que l’on donne de soi• Besoin d’individuation : être distingué des autres, pouvoir être soi-même et accepté comme tel.

3.4.Communication NonViolente (CNV) Selon Marshall Rosenberg qui est à l’origine de ce concept, la NonViolence est l’expression sous forme positive de ce que nous voulons, c’est-à-dire renoncer à la violence. Cela se manifeste par une manière d’être et d’agir qui valorise le respect de soi et d’autrui. Le but de la CNV est de “favoriser l’élan du coeur et nous relier à nous-mêmes et aux autres, laissant libre cours à notre bienveillance naturelle”. C’est à travers une pratique d’un langage spécifique que Rosenberg 22

définit un mode de communication qui exprime cette bienveillance. L’affirmation est une composante importante du développement personnel dans la CNV. S’affirmer, c’est apprendre à exprimer ce qui est important pour soi, à clarifier ses besoins, à se mettre en lien avec ses émotions et ses sentiments. Dans mes relations avec autrui, je pose des limites de manière constructive, sans écraser l’autre. La personne avec laquelle je suis en relation est un sujet et non un objet. Dans l’interaction que j’ai avec elle, je suis responsable de ce que je ressens et j'en parle. Je sais que les émotions que je perçois proviennent de l’extérieur et je recherche ce qu'elles suggèrent chez moi. J’apprends à les identifier (peur, colère, joie, tristesse), à relever leur intensité et à les formuler en disant “je”. En parallèle, je prends conscience que je ne suis pas défini par mes émotions, ou mes sentiments, et que je peux agir sur eux.J'apprends à séparer la personne du comportement que j'identifie chez elle. Je ne porte pas de jugement, je m'exprime sous une forme positive. Comme dans l’ACP, j’utilise l’écoute empathique, pour accueillir mon interlocuteur dans son entièreté. Je me mets dans une posture d’accueil, avec une prise de distance, qui me permet d’entendre ses opinions et ses sentiments sans établir de jugement et sans directivité. Je prends en compte sa réalité du moment, sans chercher à la nier ou à la minimiser.

Mucchielli R., La dynamique des groupes, Op. Cit. pp 14-15.21

Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), (2005), Marshall B. Rosenberg, p1922

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4. Réalisation du projetPour témoigner de la mise en oeuvre de ce travail pratique, j’ai choisi le cadre temporel de la réalisation du premier numéro du journal, c’est-à-dire entre début octobre et début décembre 2012. Par la suite, j’aurai l’occasion d’encadrer la réalisation de cinq autres numéros, qui n’apporteront pas de paramètres suffisamment importants pour nourrir ce travail de réflexion.

4.1.Organisation type d’une séance L’atelier dure entre 1h30 et 2h. Il est hebdomadaire. Je prépare chaque séance à l’avance. En général, je fais appel à Angélique, ASE pour m’assister dans le travail d’animation. Les séances commencent selon un horaire défini, que les participants doivent respecter. L’équipe du journal se réunit dans une salle équipée d’un ordinateur, de papiers et de crayons.Je mets en place un rituel d’accueil de cinq minutes : lecture d’un texte ou d’une pensée, photo ou dessin ou encore extrait audio-visuel. Ensuite, je laisse un espace de parole pour que les résidents puissent formuler, en une phrase, ce qu’ils ressentent.Je formule ensuite ce qui va être travaillé durant la séance. Le contenu s’articule en deux parties :• selon les besoins, des petits modules spécifiques qui visent à développer des compétences de

logique, de socialisation, de concentration, (jeux, expression verbale, exercices d’écriture, de lecture, travail d’écoute, d’attention, etc.) ;

• l’étape correspondant à la réalisation du journal  : brainstorming, choix de la thématique, lectures spécialisées, recherches iconographies, recherches sur Internet, interviews, rédaction, mise en page, etc.

Durant l’atelier, je suis à la fois animateur et participant :• Je vérifie comment la trame de la séance est suivie.

• Je suis attentif aux temps de parole de chacun et aux cadres temporels de l’atelier.• Je suis garant du cadre, je fais attention à ce que les sujets discutés soient en lien avec les

thématiques du jour.

• Je reformule lorsque je sens que la parole s’égare.• Je distribue des tâches et/ou je forme des groupes, de manière semi-directive.• Je prends des notes sur le déroulement de la séance, pour mon journal de bord.

• Je suis en position d’observateur, je regarde les interactions entre les participants.D’une manière générale, je reste proche du type d’entretien “semi-directif”, ce qui permet à la personne de s’exprimer plus librement que lors d’un entretien “directif”  ou “interrogatoire”. J’utilise des techniques d'écoute et d'interventions qui favorisent I'expression libre de la personne dans le but de I'encourager à préciser sa pensée et à poursuivre son récit. “Dans ce type d'entretien, l'éducateur dispose d'un guide ou d'une trame d'entretien ; il a en tête quelques questions et/ou thèmes qui correspondent à ce qu'il souhaite aborder. Les questions sont définies mais l'éducateur cherche, invite la personne à en dire plus, à élargir le champ des réponses. L'éducateur cadre le discours à partir des thèmes préparés.

Selon la situation, l'éducateur peut adopter une attitude non-directive : il n'interrompt pas Ie sujet, le laisse parler librement mais seulement sur le thème proposé. Lors des entretiens de recadrage, le positionnement est un peu différent : il appartient alors à l'éducateur de se positionner en tant

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qu'autorité avec la fermeté et I'impartialité que cela suppose, Nous précisons qu'un positionnement d'autorité ayant valeur éducative s'applique de manière bienveillante.” 23

Enfin, je clôture l’atelier avec un petit rituel de fin, qui reformule le travail à réaliser pour le prochain rendez-vous, je remercie pour la participation de chacun et les invite à la prochaine séance.

4.2.Présentation et analyse de séances avec trois outils théoriques J’ai choisi cinq séances dans mon journal de bord pour illustrer les objectifs posés plus haut. Je présente ces séances dans un ordre chronologique pour montrer la progression des objectifs. Je fais un descriptif factuel plus ou moins développé et j’analyse au fur et à mesure certaines situations, interactions et problématiques rencontrées à travers trois axes théoriques déjà présentés dans la partie théorique :• L’accompagnement centré sur la personne (ACP)

• La dynamique des groupes • La communication non violente (CNV)

a) Le 11 octobreJe démarre le premier atelier avec quatre participants  : Stéphanie, Adrian, Mergim et Michel. Après un moment de présentation personnelle de chacun, je rappelle mon rôle et ma fonction dans ce cadre. Nous discutons librement de ce que nous aimerions voir dans ce journal. Je lance les sujets de discussion concernant les rubriques du journal, leurs attentes. Je reformule ce qui ne me semble pas clair, j'interviens parfois dans la discussion pour donner mon avis, en restant au même niveau que les autres participants. Je choisis l’entretien semi-directif en tant qu’élément de méthodologie de l’ACP, avec l’intention de créer le groupe et faire exister un espace commun d’expression. En les laissant libres de s’exprimer comme ils l’entendent, je leur donne aussi le choix de prendre une place. Mergim propose que, pour les prochains numéros, la participation à la création du journal puisse être ouverte aux résidents comme aux soignants. On voit très vite que l'idée-même du journal emmène vers l'extérieur.Je propose un tour de table pour voir si tout le monde est d’accord. La décision est votée à l’unanimité. Je relève que chacun peut avoir un espace de parole égal au sein de l’atelier. Je les informe que le premier numéro est prévu pour la fête de Noël (le 7 décembre).Pour recentrer les participants, nous refaisons un tour de table pour savoir ce que nous aimerions voir apparaître dans le journal. Stéphanie propose d’écrire un texte personnel. Adrian propose un texte en vers, Mergim propose de s’occuper de créer la maquette du journal et de la mise en page, mais ne souhaite pas écrire. Par contre, Michel propose d’écrire un article sur une expérience personnelle (courses de voitures). Je les félicite pour leurs initiatives. Je pourrais me remettre en question sur ce genre d’attitude. Si on se réfère à Rogers, le fait que je les valorise à ce moment-là pourrait être vécu comme une attitude rassurante de ma part, voire maternante et pourrait entraîner à la longue des réactions de type rejet ou/et de dépendance affective envers moi. Maintenant, leurs pathologies pourraient aussi justifier le fait d’avoir recours à des attitudes rassurantes ou plus directives. Je propose à l’équipe un certain nombre de rubriques pour le journal, et nous les validons ensemble. J’observe les interactions des participants et constate qu’ils sont très à l’aise. Ils sourient, parlent entre eux, parlent en binôme. Des éléments de

Qu’est-ce qu’un entretien, support de cours, és-L23

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communication interpersonnelle se mettent en place. La séance se clôture. Je remercie tout le monde pour sa participation et rappelle le prochain rendez-vous.

b) Le 18 octobreJ’ouvre la séance en remerciant les participants d’être là. Je salue les nouveaux arrivants, Karine et Niklaus. Aujourd’hui, nous sommes huit, y compris les deux animateurs. Je propose à Karine de se présenter au groupe et lui demande également si elle a une idée de la façon dont elle voudrait contribuer au journal. Elle ne sait pas encore. Je sais que Adrian et Karine sont en relation amoureuse et que cette relation est conflictuelle, source de grosses colères et de scènes de jalousie. Je porte une attention particulière à ce couple, car j’ai une légère inquiétude. Je les ai souvent vu ensemble et la plupart du temps très complices. De plus, je pense qu’il est possible que Karine ait une autre attitude dans ce nouveau contexte particulier.Vient le tour de Niklaus pour les présentations. Il le fait avec une apparente facilité, en restant assez bref : il vient d’un autre EMS, son métier précédent était journaliste, il est très content d’être parmi nous.Je demande au groupe d’écouter un petit texte humoristique assez bref, qui fait sourire deux d’entre eux. Au départ, ce court rituel d’accueil a été fait très spontanément, avec une idée de faire sauter les tensions éventuelles. Il sert aussi à marquer la transition pour quitter le cadre quotidien et entrer dans le travail spécifique de l’atelier. Rapidement, il est devenu un rituel de passage qui a permis au groupe de rentrer dans l'activité de l’atelier. De la même façon que Winnicott (1975) identifie un espace potentiel de créativité dans lequel, grâce à un cadre suffisamment sécurisant et bienveillant (posé par moi dans cette situation), les participants peuvent explorer leur créativité.Je leur propose ensuite de rédiger un portrait chinois. Il s’agit d’un texte dont la structure répétitive (Si j’étais… je serais…) permet de parler de soi de manière indirecte et imagée. C’est un exercice facile pour les participants, qui crée un climat de bonne humeur.Je passe ensuite à la partie pratique concernant le journal. Je demande aux participants où ils en sont dans leurs projets d’articles. J’aborde la dimension factuelle de l’expérience en leur posant les questions suivantes  : “As-tu pris des notes ? As-tu rédigé un texte ? Comment cela s’est-il passé? Où as-tu rencontré des difficultés ? Comment as-tu géré ces difficultés? Quelle est la prochaine étape pour toi?”Adrian a écrit un texte. Avant de le lire, je rappelle que c’est le groupe qui valide les articles qui seront publiés. Est-ce qu’il veut nous le lire et les autres l’écouter ? Adrian se lève pour lire son texte. Il lit un texte très touchant, qui parle de lui, d’un amour passé, de vitesse… Le groupe l’écoute en silence. Lorsqu’il a finit, il se rassied. J’attends que quelqu’un intervienne. A ce moment j’observe que Karine pleure discrètement, derrière Adrian. Je ne comprends pas pourquoi. Je m’adresse à elle en lui demandant si tout va bien. Elle ne répond pas. J’insiste doucement, sans plus de résultat. Je lui propose alors de sortir avec moi un moment. Angélique reste dans le groupe et continue l’animation. Je m’asseye avec Karine dans un petit salon qui se trouve à côté de l’atelier. J’attends un moment, sans intervenir, pour lui laisser un espace de parole. Elle ne dit rien et a une attitude très fermée, qui exprime un mal-être. Je lui pose alors quelques questions protocolaires  : A-t-elle mal quelque part ? Non. Est-ce qu’elle veut me raconter ce qui lui arrive ? Est-ce qu’elle veut que je la raccompagne au calme dans sa chambre ? Puis je lui laisse le temps de s’exprimer par elle-même. Elle commence à me parler d’Adrian, et je devine peu à peu dans son flot de paroles, qu’elle n’a pas supporté qu’Adrian parle d’une femme dans son texte. Je me sens rassuré, elle n’est pas en danger direct. Je vérifie avec elle ce que je

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peux faire pour l’aider. Elle veut rester tranquille et seule et se dirige vers sa chambre. Je la laisse en lui demandant de me prévenir si elle a besoin d’aide. Je pourrais prévenir quelqu’un de l’équipe des soins pour être sûr qu’elle soit vraiment en sécurité, mais je ne le juge pas nécessaire. Je retourne dans le groupe. Des idées d’articles semblent être posées. Adrian n’a pas réagi à la situation avec Karine. Je me mets en retrait et observe le groupe qui échange avec animation autour du titre du journal. Mergim est en train de faire des propositions de titres (celui-ci, fleuribook, sera choisi collégialement).La gestion de ce qui s’est passé sur le conflit est intéressant sur plusieurs points. J’invite Karine à sortir avec moi, pour qu’elle puisse s’isoler du groupe et de son ami, et pour qu’elle puisse s’exprimer librement. Je pressens que ça n’appartient pas au groupe. Ma collègue est présente et peut assurer la sécurité et l’animation du groupe. Après avoir vérifié à quel niveau d’urgence se situe son problème (physique, psychique ?), je l’invite à parler avec moi. J’adopte une attitude bienveillante, neutre et calme. J’accueille avec beaucoup d’empathie, de compréhension et sans jugement, sa tristesse, ce qui lui permet de s’épancher un peu et de calmer son émotion. Les trois attitudes fondamentales de l’ACP sont la compréhension empathique, l’acceptation inconditionnelle et la congruence, ce sont des attitudes que je peux entraîner dans cette interaction individuelle avec Karine.

c) Le 14 novembreAdrian, Niklaus, Karine, Paul, Mergim, Michel, Sufjan sont au rendez-vous de cette séance (Paul a intégré le groupe il y a deux semaines). Niklaus est en avance. Il me demande l’autorisation de s’installer pour attendre les autres. Je lui dis oui. Il a besoin d’établir un lien privilégié avec moi qui le rassure et nous échangeons autour de nos passions communes (la musique). L’estime de soi peut aussi se construire dans des petits espaces d’intimité. Les autres membres arrivent à l’heure, sauf Adrian. J’attends 3-4 minutes et je démarre la séance. Je propose un bref passage musical. C’est notre petit rituel du jour. Dès qu’il est terminé, nous attaquons directement avec le travail de l’atelier. Adrian arrive en retard. Il me fournit une excuse et je lui rappelle devant tout le monde que nous devons respecter les horaires. J’adopte cette attitude de recadrage car je reste garant du cadre horaire. Sur le plan de l’autonomisation, l’idéal serait que le cadre soit rappelé par le groupe même. En effet, il s’agit d’adultes et l’arrivée en retard dérange tout le groupe et non 24

seulement l’animateur. Dans ce sens, il est de la responsabilité de chaque membre du groupe et/ou du groupe (en tant qu’entité) d’émettre et de faire respecter ses propres règles.25

Je propose aux membres de former des petits groupes pour reprendre la rédaction des articles en cours. Angélique s’installe à l’écart avec Karine et elles travaillent en binôme sur un souvenir de vacances. Mergim guide le groupe qui se charge de l’article sur le film. Il travaille avec Niklaus et Paul. Il pose des questions, commente, écoute, encourage et guide. Je trouve qu’il a une attitude congruente et bienveillante. J’observe maintenant des attitudes propres au leadership chez Mergim. En effet, “le leadership est […] une façon d’être qui n’existe que dans et à travers le groupe […] C’est la capacité d’entraîner et d’influencer les autres et ceci dans une acceptation mutuelle de cette capacité, dans la poursuite et l’atteintes d’objectifs au sein du groupe. Dans tout groupe des leaders surgissent qui l’influence par leur personnalité. On est leader par un point fort reconnu par les autres.” 26

Maccio, 200224

Aubry, 201025

Maccio, 200226

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Dans cet exemple, on voit bien que Mergim prend une nouvelle place. Il se tourne vers les autres et se positionne en tant qu’expert en répondant aux questions des autres participants.Un troisième groupe, avec Michel et Adrian, travaille sur la préparation de l’interview de Michel au sujet de sa voiture. Angélique vient vers moi et nous nous isolons pour parler des deux dernières séances (j’étais en cours les 2 dernières semaines)  : Adrian et Karine se sont disputés plusieurs fois durant l’atelier, ce qui a justifié un renvoi d’Adrian en cours de séance. D’autre part, une décision a été prise par le groupe de retirer le texte d’Adrian. C’est le premier texte qui avait été validé pour ce numéro. Je crois comprendre que la décision est en lien avec son comportement et je propose d’en reparler plus tard.A la suite de cette séance, et après en avoir parlé à son référent, qui souligne beaucoup de troubles de comportements, nous déciderons de demander à Adrian d’arrêter le groupe.

d) Le 5 décembreC’est la dernière séance avant la présentation. Nous sommes dans la phase de finalisation  : relectures, corrections et course aux travaux en retard. La présentation du journal aux familles a lieu dans deux jours, lors du repas de fin d’année de la fondation. Il s’agit là d’atteindre l’objectif de l’atelier. Cet objectif, bien que secondaire, est important. Il sert de prétexte pour travailler les objectifs des participants. L’atteinte de cet objectif retombera positivement sur “la conscience de prendre une part réelle et satisfaisante, tant pour soi que pour le groupe à l’orientation et au fonctionnement du groupe”, l’un des trois caractères définissant le membership (avec la participation et l’appartenance). 27

J’ouvre la séance avec Angélique comme co-animatrice et cinq participants  : Mergim, Niklaus, Michel, Sufjan et Paul. Je lis une pensée spirituelle  : “Croire que la vie peut être un long fleuve tranquille est un rêve d'enfant. Un jour, elle est tranquille, l'autre pas. Dès qu'un obstacle se présente, je peux me dire  : encore une étape à franchir pour arriver à mon but…”. Niklaus me demande si je suis d’accord avec la citation. Je me tourne vers les autres pour leur demander ce qu’ils en pensent. En tant qu’animateur, je pense devoir m’effacer, au niveau de l’interprétation, partielle et subjective, que je pourrais faire de cette citation, en faveur de celles des participants. ”La conscience des buts du groupe, des rôles réels de chacun, et de la responsabilité personnelle augmente régulièrement.” Nous sommes à la fin du processus de l’atelier et je trouve plus 28

intéressant de laisser les membres du groupe alimenter et construire le vécu collectif du groupe et lui donner son identité particulière. Ceci dit, je fais partie du groupe.Paul prend la parole et rebondit sur l’idée d’être d’accord ou pas et non sur le contenu de la citation. Son discours déstructuré tourne autour des interdictions. Je le laisse parler un moment en sachant que je vais devoir l’arrêter avant que son humeur ne monte trop et risque de l’envahir. Au bout d’un moment donc, je l’interromps  : Je dois monter le ton pour y parvenir. Je discerne chez Paul des comportements liés à son trouble schizophrénique paranoïde  : son discours est hermétique, à tendance mystique et détaché du réel. Comme animateur du groupe, je dois faire attention à ramener régulièrement Paul dans la réalité partagée du groupe. Je dois également repérer les signes cyclothymiques, qui chez lui risquent de prendre trop d’ampleur, et à prévenir mes collègues si je vois que je ne gère pas la situation. Je reformule la citation pour les autres et laisse la parole à Michel et Niklaus. Le travail du jour démarre, c’est essentiellement les étapes d’impression et de reliure du document. Niklaus, Michel

Aubry, 198027

Mucchielli, 196728

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et Sufjan partent faire des photocopies. Mergim s’installe à l’ordinateur pour retoucher encore un dernier document  : le dessin réalisé par Paul pour la dernière page du numéro. Paul est à ses côtés et lui donne des indications sur ce qu’il voudrait voir apparaître. Il veut que cette couleur ressorte, que le grain ici soit plus net, etc. Mergim exécute les demandes. Il me semble tendu. Je me lève et vais vers eux. J’explique qu’une fois imprimé, nous ne verrons pas tous les ajustements que Paul demande. Je leur dis d’arrêter ce travail en l’état. Dans cette situation, je suis clairement dans une interprétation, liée à mon stress du bouclage. Je ne prends pas le temps de vérifier l’hypothèse que Paul dérange réellement Mergim. Ce dernier viendra d’ailleurs me dire, après la séance, qu’il n’avait pas de problème. Je réalise que j’ai manqué de confiance en moi. Si l’on se réfère au “regard inconditionnel” selon Rogers, j’aurai pu prendre le risque de laisser aller la situation jusqu’au bout. Le travail de l’atelier se termine avec tous les participants qui s’organisent ensemble pour mener à bien les travaux de reliure.

e) Le 7 décembreÀ 19 heures, nous présentons officiellement le journal aux familles, pendant le repas, dans la grande salle aménagée pour la circonstance. Le matin même, lors d’une dernière séance avec une partie de l’équipe rédactionnelle (Michel, Sufjan et Karine), nous organisons le déroulement de cette présentation. Précédemment, nous avons discuté en groupe de qui ferait la présentation. Aucun des participants n’étant motivé, je suis donc désigné d’office. Je fais la démarche de vérifier auprès du groupe quelles émotions sont présentes, en posant la question Qui a plus peur que moi en ce moment  ? Je veux prendre en compte, nommer et décrire les émotions émergentes (ici, la peur, le trac). L’un des symptômes de la schizophrénie, que je peux observer dans ce groupe à des niveaux plus ou moins marqués, est l’émoussement affectif, ou la pauvreté des relations émotionnelles. Dans ce cas, l’émotion exprimée est commune à tout le groupe, 29

moi y compris. Elle est facile à identifier et à nommer. Ce matin, je décide de négocier auprès de Karine sa présence à mes côtés pour la présentation. Elle ne m’avait pas semblé vraiment opposée à l’idée de m’accompagner. Je lui dis que j’apprécierais beaucoup de faire cette présentation avec elle. Je la rassure ensuite sur sa capacité à faire cette présentation à mes côtés. Je lui explique qu’elle pourra renoncer au dernier moment s’il elle le désire. Dans ce cas, en insistant auprès de Karine, je lui propose implicitement de m’accompagner dans une démarche valorisante pour elle. Je sais qu’elle est capable de dire non quand elle veut, je peux donc utiliser son indécision, sans sortir d’un cadre éthique et respectueux. En fin d’après-midi, Karine et moi répétons notre texte, elle répète sa partie sans difficulté. Je sens monter mon stress, que j’exprime sous la forme d’une boutade  : On s’enfuit avant ou après la présentation ? Karine ne répond pas, mais elle sourit et acquiesce. Dans cette situation, j’utilise les outils de la CNV, en identifiant mes émotions et en les formulant. J’identifie également, avec empathie, la même crainte chez elle et chez moi. Enfin j’incarne le personnage de mon émotion pour m’en distancier, en me moquant gentiment de notre peur commune.Quelques minutes avant la présentation, nous nous réunissons, comme une équipe de foot avant d’entrer (c’est Sufjan qui relève). Karine et moi, nous nous rendons à un bout de la salle et je demande l’attention du public. Les autres membres de l’équipe restent présents, sur les côtés, debout. Je présente le journal et parle de l’atelier, de ses objectifs et de son fonctionnement. Karine lit sa partie. Je nomme chacun des membres (sauf Mergim qui a demandé à ne pas être cité), y compris ceux qui ont participé ponctuellement ou ont quitté l’institution. Nous sommes

DSM-IV, 199429

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longuement applaudi. Les journaux sont mis à la vente durant la soirée. Il y a possibilité de réaliser des abonnements pour les prochains numéros.Nous avons rendez-vous pour un débriefing le mercredi suivant, la toute dernière séance, qui nous servira également à démarrer le n° 2 du fleuribook. L’aventure continue.

5. Bilan du projetJe propose, pour terminer ce travail de revenir sur les objectifs posés au début afin de les évaluer.

5.1.Bilan pour l’atelier L’objectif de l’atelier est atteint. Avec les moyens définis, nous avons réalisé et publié, en équipe, dans les délais définis au départ, le n° 1 du fleuribook. Les retours de l'équipe de l'EMS, des familles et des proches qui s’y sont abonnés seront très positifs. A mon avis, la réalisation de ce premier numéro a été particulièrement soignée et ces retours sur la qualité du journal sont justifiés. L'équipe a bénéficié des compétences spécifiques en mise en page d'un des participants, qui s'est beaucoup investi dans la réalisation. Les exigences rédactionnelles, posées par les résidents eux-mêmes, étaient également élevées. Ils avaient beaucoup de désirs : rédiger de longs articles, dessiner eux-mêmes les illustrations, faire des interviews, les compte-rendus d'un film et d'un voyage d'étude, des poèmes, une page de blagues, etc. Ils ont également en grande partie atteint leurs objectifs.L'atteinte de l'objectif de l'atelier est important et démontre plusieurs aspects : il justifie que le support est viable et que l'objectif n'est pas hors d'atteinte. C'est un point de repère qui sera utile pour les prochains ateliers.Il existe néanmoins un risque de glissement. C’est à dire que la publication d’un numéro du journal devienne l’objectif principal, mettant au second plan le processus de revalorisation de l’estime de soi et de socialisation. L’accomplissement de la tâche doit rester un prétexte servant la mise en place d’une dynamique de groupe centrée sur les objectifs de mieux-être.

5.2.Bilan pour les résidents Comme dans la partie de la présentation de l'équipe du journal, je reprends chacun des huit participants et dresse un rapide bilan de la manière dont ils ont pu vivre l'expérience et ce qu’elle comporte de bénéfices (ou pas) pour eux.

Adrian intègre l'équipe avec le projet personnel de développer ses talents d'écrivain. Ce sera le premier à rédiger et présenter un texte aux autres participants, ce qui permettra de mettre en route les échanges du groupe.Il parle trop, de manière déstructurée en permanence, s'agite beaucoup physiquement. Son comportement est envahissant, fatiguant et perturbateur pour les autres. En même temps, sa personnalité espiègle et drôle désamorce les situations conflictuelles et fait "gentiment" sourire ses collègues. En lien avec son manque de structure, Adrian manque de ponctualité et régularité dans sa participation à l'atelier. C'est pourquoi à la quatrième séance, je vais être amené à le recarder en lui expliquant l'importance des règles mises en place dans l'atelier, pour le bon fonctionnement de l'équipe. Par la suite, il trouvera des excuses pour ne pas revenir et sa participation s'arrêtera là. Ses conflits répétés avec Karine seront aussi un élément décisionnel de son départ. Malgré le choix éditorial collégial de publier son texte, ce dernier n'est pas apparu dans le premier numéro, mais seulement dans le troisième. L'équipe du journal manifestera de manière peu claire sa décision de non-publication et je n'aurai pas plus

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d’explications. Je considère que son expérience lui a permis d'écrire selon ses envies, de se confronter à un groupe. Il a fait ce qui était possible pour lui. Karine arrive en cours de réalisation du journal. Elle a envie d'écrire des textes et de partager cette activité avec son amoureux Adrian. Cependant, les interactions avec son compagnon ne vont pas être faciles à gérer pour elle. Karine va principalement se focaliser sur lui plutôt que sur le travail du journal. Hypersensible, vite déstabilisée par les regards, les attitudes et les propos qu'elle interprète et déforme, elle manifeste beaucoup de jalousie, qui va ressortir sous forme de crises de larmes et de mutisme. Elle a un important besoin d'être rassurée, ce que le comportement d'Adrian ne peut pas lui apporter. Lors de la deuxième séance, il va lire un texte dont le contenu personnel va blesser Karine, mais il ne se rendra pas compte de ce qu'il provoque chez sa compagne. Au sein du journal, elle est discrète et passive, elle participe quand on l'invite et l'encourage à le faire. L'humour est un bon mode pour entrer en communication avec elle. Elle a un léger retard mental, qui se manifeste par une déficience dans le domaine du langage écrit. On peut s'en rendre compte à travers la forme et le contenu de ses articles. Pour Karine, l'expérience a été positive, dans le sens où elle a pu partager les expériences du groupe et s'ouvrir aux autres.

Pour Mergim, sa participation régulière durant toutes les séances de l’atelier a permis une ouverture progressive et un plaisir qu’il a pu clairement formuler à de nombreuses reprises. J’ai pu observé qu’il s’impliquait de plus en plus dans le travail proposé. De par sa personnalité discrète et sa situation de probation, il est resté dans l’ombre et en retrait, il n’a pas cherché à s’exprimer à travers des productions personnelles. Cependant, grâce à ses compétences professionnelles d’infographiste, il a pu réaliser notre première maquette, et occuper ainsi un rôle de spécialiste qui l’a beaucoup valorisé. Le journal a été pour lui un espace de réalisation de soi, un manière de retrouver une place après s’être senti exclu de la société en raison de sa maladie et de son incarcération.J'ai découvert un Michel que je ne soupçonnais pas au long du travail de cet atelier. Son comportement apathique, sans initiative, effacé, en apparence distrait, a bénéficié de la dynamique de groupe. Michel est passé à l'action, a su saisir des opportunités. En tant que photographe amateur éclairé, il s'est retrouvé sur le terrain, a fait des efforts pour mener à bien la mission qui lui était confiée d'immortaliser des moments de vie (le voyage des résidents à Barcelone), d'illustrer le thème d'un article. Dans son travail, il a eu besoin d'être coaché, encouragé en permanence. Il lui fallait une impulsion de départ et des stimulations, des renforcements positifs tout au long de son activité; le travail en binôme avec moi ou un autre participant a été indispensable. Michel a pu mobiliser son attention à des moments stratégiques pour lui, comme par exemple l'interview concernant sa voiture. Cette activité lui a demandé une concentration importante en même temps qu'elle lui a permis d'exprimer des éléments personnels sur un objet qui lui tenait beaucoup à coeur. Ses relations avec les autres ont été plutôt harmonieuses, le groupe l'a pris en compte, comme il était, sans le mettre de côté malgré son attitude distante. Je m'attendais à ce que Michel ait d'importantes difficultés d'intégration et la réalité a été à nouveau différente. J'évalue la participation de Michel à l'atelier de manière optimale, il a réussi à se dépasser. Son plaisir a été visible, ce que l'on peut apparenter à une estime de soi renforcée.Niklaus intègre l’équipe, envoyé par son référent. Ancien journaliste, il témoigne dans un premier temps de sa peur par rapport au fait d’écrire. Il est démotivé et manque de confiance en lui. Cependant, le plaisir reviendra rapidement et avec lui une production foisonnante d’articles. Avec ses “collègues” du journal, il a pris un rôle de personne-ressource, il a conseillé, aidé, a servi de référent culturel, a créé des liens entre les personnes. Comme pour Mergim, le journal devient

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pour lui un espace virtuel de “reconstruction” et de dépassement, un moyen de regagner de l’estime de soi. Il participera avec le même enthousiasme aux numéros suivants.Paul est une personnalité conflictuelle, avec un comportement identifié comme menaçant et agressif. C’est un participant qui s’est difficilement intégré à l’équipe. Durant les séances, sa communication est souvent dysfonctionnelle  : il se focalise sur son propre discours, fait de rhétoriques et de circonlocutions difficiles à suivre. Il se laisse vite emporter par son discours, est sans cesse en interaction provocatrice avec les autres. Il s’exprime de façon agressive et présomptueuse, en coupant la parole et n’attend pas qu’on lui réponde. Il ne reconnaît pas la place des uns et des autres, ni même la mienne en tant que leader du groupe. Je ne me suis pas senti compétent pour gérer la place qu’il prenait dans le groupe et lui ai proposé de travailler dans sa chambre pour illustrer le thème du journal en peinture et de nous rejoindre ponctuellement. Lors de la présentation du premier numéro, Paul dira sa fierté de voir sa peinture publiée et d’avoir participé au groupe. On peut se poser la question de ce qu’il a pu apporter au groupe, son attitude perturbatrice aura peut-être servi à resserrer les liens des autres membres, contre sa personne.Stéphanie a participé à l’atelier journal avec la motivation initiale de faire publier un texte personnel auquel elle tient beaucoup (elle l’a composé durant un atelier de parole). Elle manifeste un besoin de reconnaissance qui ne va pas être pris en compte, car sa référente refusera de me le transmettre et de me le faire lire personnellement. En effet, cette dernière juge le texte trop morbide et le considère comme impubliable. Face à ce que je considère comme une forme de censure, je ne chercherai pas à me positionner, par manque d’assurance. Durant les premières séances, j’ai observé l’importance de ses difficultés à adapter son comportement. Elle est trop envahie par le débordement et la désorganisation de ses émotions, qui se manifestent par des réactions exacerbées et inappropriées. Par la suite, sa référente va prendre la décision d’interrompre sa participation à la fin de la troisième séance pour l’inscrire dans un atelier qu’elle considère comme plus adapté. On ne peut pas évaluer l’expérience de Stéphanie par rapport à l’atelier, car il n’y a pas eu de temps suffisant pour un processus d’intégration et d’échanges.

Durant tout l’atelier, Sufjan bénéficie d’un dispositif spécifique d’accompagnement, souvent en binôme avec moi. Il a besoin d’un recentrage constant pour rester en lien avec la réalité, que ce soit dans les discussions de groupe ou dans les moments de travail individuel. Nous avons déterminé qu’il ferait des illustrations thématiques ou personnelles pour le journal et c’est à travers cette forme d’expression qu’il a été capable de se mettre en lien avec lui-même. C’est également le temps durant lequel il est parvenu à canaliser son énergie, son écoute et sa concentration (environ dix minutes), qui a favorisé la mise en place d’un lien intra personnel. Sa gentillesse a généré de la patience et de la tolérance de la part des autres participants. Leur reconnaissance par rapport à son travail de dessinateur s’est construite à partir du premier numéro (et se renforcera dans les numéros suivants). Dans tous ces portraits, on constate que l’évaluation des objectifs des individus du groupe est satisfaisante. Leurs besoins de valorisation, de considération ou d’intégration ont été remplis. À la fin des ateliers, les résidents ont régulièrement exprimé leur plaisir, leur attachement au projet et ont pu même avoir un discours autoréflexif sur leur processus. Malgré la présence de la maladie -  avec l’émoussement affectif, la désorganisation, le manque de volonté, les difficultés relationnelles, l’isolement psychique - une réelle dynamique de groupe a pu se mettre en place. On peut noter au final que deux des participants, pris dans des difficultés émotionnelles n’ont pas pu investir le groupe de la même façon que les autres.

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Plus globalement concernant les objectifs pour le groupe, je relèverai d'abord que les participants ont clairement démontré qu’ils tenaient à leur travail de groupe, qu’ils ont développé un sentiment d’appartenance (membership). Comme nous l'avons vu, l'implication des participants a été importante dans le cadre de cet atelier. De plus, le groupe a été plusieurs fois autonome et collégial  : il a montré des choix et des prises de positions communs. Les débats ont souvent abouti à des compromis constructifs, qui ont permis à certains participants de changer d'avis. Par là, les participants ont montré leurs capacités à rentrer en relation, à communiquer de manière respectueuse et authentique. Les membres du groupe ont également pris des risques (celui de réussir, pour certains d'entre eux, celui d'être jugé sur son travail, par ex.). Tout cela avec peu de conflits, montrant une estime de soi et une socialisation situées clairement dans une dynamique positive. L'autonomie du groupe, elle, est retombée sur chacun d'entre eux. Mucchielli explique que  : ”la dynamique des groupes a comme objectif d'opérer un changement des personnes en vue de leur meilleure adaptation au sens réalisation de soi, action adaptée au réel, aux situations, à autrui.” . On peut dire que ce groupe constitué de personnalités hétérogènes, réunies autour 30

d’un objectif commun, s’est donné les moyens en trois mois, de devenir une vraie équipe.

5.3.Bilan personnel J’ai pu améliorer mes connaissances théoriques à travers les différents entretiens que j’ai eu avec mes collègues, ainsi que par une littérature spécialisée (cf bibliographie). Sur le plan empirique, la régularité, la fréquence des ateliers et la réalisation du projet ont nourri mon expérience et ma connaissance de la problématique des personnes accompagnées.L’équipe m’a régulièrement renvoyé des commentaires positifs, en fin d’ateliers. J’ai également demandé régulièrement aux référents des participants, leur avis. Ceux-ci étaient en général positifs également. J’ai aussi été conforté par la régularité des présences et le bon déroulement de l’atelier, qui pourraient indiquer que mon animation était suffisamment satisfaisante. Les manifestations régulières de plaisir à participer aux séances peuvent être aussi comprises comme un indicateur d’évolution de mes compétences socio-éducatives. Le fait que les participants ont pu à plusieurs reprises s’autogérer dans la construction du journal viendrait cette fois-ci souligner ma capacité à être un vecteur d’autonomisation. Ma fonction de garant du cadre a pu être elle, évaluée positivement à plusieurs moments, par exemple lors des retards, des validations du travail en cours, etc.

6. ConclusionComme on vient de le voir, la plupart des objectifs ont été atteints. Sur un plan plus large, on peut dire que, sur la base de cette expérience, je pense qu'il serait judicieux de formaliser le cadre de cet atelier pour le faire perdurer. La créativité qui s'y est exprimée devrait, sous une forme renouvelée à chaque fois, en fonction d'objectifs adaptés et de la prise en compte des ressources des participants, profiter aux participants des ateliers suivants. Dans un contexte bienveillant, avec une animation non-jugeante, ce cadre, comme on l’a vu, favorise l'expression de l'autonomie et une meilleure intégration.Une des parts du succès de cette implication revient principalement aux participants eux-mêmes. Ils ont su rapidement se prendre en charge, se responsabiliser et s'autonomiser, aidés ou guidés par certains d'entre eux plus autonomes que d'autres. Par exemple, en accompagnant

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ponctuellement les participants qui prenaient du retard, ou en organisant des réunions sans les animateurs. Les situations que j’ai eu à gérer ont été très “normales”. Je me suis retrouvé face à une équipe de rédaction, alors que je m’attendais à devoir gérer d’éventuelles situations liées à leurs pathologies. La maladie n'est pas tout le temps présente, ni pareillement handicapante pour chacun. Elle n'enlève pas forcément les compétences. Comme déjà dit plus haut, une réelle dynamique de groupe a pu être mise en place, favorisée par l’objectif commun permettant au groupe et à chacun une évolution notable.Sur un plan plus personnel, ce genre d’activité me permet d’explorer une palette importante de compétences socio-éducatives, en m’appuyant sur une pratique mesurable. Cette expérience relève également comment le développement d’une ressource humaine (ici, l’estime de soi), dépend d’un contexte. Celui-ci s’inscrit dans une durée définie et est amené à se transformer. Ainsi, le processus d’acquisition d’une ressource humaine à l’aide d’un  travail éducatif, a besoin de se déployer dans une temporalité plus large.La maladie psychique peut créer une réelle souffrance chez l’individu, elle entrave la confiance en soi, crée des sentiments d’impuissance, d’isolement et de perte de lien avec soi-même. Le processus d’animation réalisé dans cet atelier, ainsi que son résultat, le journal, bénéfice complémentaire, aura permis aux participants de faire une expérience renforçante pour eux-mêmes. Même si l’estime de soi a tendance à être ballottée par les expériences de la vie, ils auront bénéficié, temporairement peut-être, mais dans une réalité partagée, d’un moment de bienveillance.

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AnnexesQuelques pages du fleuribook n°1

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