reproduire pas - lemm3401.files.wordpress.com · Ne pas reproduire 2 d’analyser les principaux...
Transcript of reproduire pas - lemm3401.files.wordpress.com · Ne pas reproduire 2 d’analyser les principaux...
Ne pas
repro
duire
1
XÉNOPHON ET LA SOCIÉTÉ CIVIQUE ATHÉNIENNE
Par Marie Lemonnier - Université de Sherbrooke
À l’époque antique, le bassin égéen, fragmenté par sa multitude de systèmes politiques
indépendants (les cités-États) est un terrain propice aux affrontements. Avec les guerres
médiques, Athènes remporte une série d’importantes victoires et accroît
considérablement sa renommée1. La démesure d’Athènes qui s’en suit, son
expansionnisme et son impérialisme trouvent un grand ennemi en la cité de Sparte qui, à
son tour, forme la ligue du Péloponnèse pour contrecarrer Athènes2. La guerre du
Péloponnèse qui se déclenche vers -461 entre les deux blocs d’alliance se présente
comme une lutte entre deux factions idéologiques. Cette lutte oppose en effet les cités qui
se basent sur un modèle démocratique, dont Athènes fait parti et les cités qui optent pour
un modèle oligarchique, à l’image de Sparte. Dans le contexte de cette guerre et d’une
grande effervescence intellectuelle dans le monde grec, on peut aisément concevoir que
plusieurs auteurs anciens aient tenté de comprendre et d’expliquer les caractéristiques qui
opposent les différentes factions idéologiques et sociopolitiques3. Au sein même de la
cité d’Athènes, les partisans de la démocratie et de l’oligarchie s’affrontent, ce qui
engendre de brèves, mais marquantes tentatives des oligarques de monopoliser le
pouvoir4. Ainsi, dans le contexte de la fin de la guerre du Péloponnèse, dans un extrait
d’un pamphlet intitulé La République des Athéniens, Xénophon analyse le
fonctionnement du système politique et de la société athénienne tout en montrant sa
ferme opposition à cette façon de gérer une cité. D’abord, nous nous efforcerons de
replacer cette source primaire dans son contexte historique. En deuxième lieu, il convient
1 Edmond Lévy, La Grèce du V
e siècle, de Clisthène à Socrate, Paris, Seuil, 1995, p.32-35
2 Philippe Valode, La Grèce classique au V
e avant J.-C. ou L'apprentissage de la démocratie, Paris,
Vecchi, p.70.
3 Anne Querel, Athènes : la cité archaïque et classique : du VIII
e siècle à la fin du V
e siècle, Paris, Picard,
2003, p.145.
4 Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Besançon, Annales
littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1997, p.472.
Ne pas
repro
duire
2
d’analyser les principaux thèmes du discours de Xénophon en les confrontant aux
connaissances historiques actuelles sur la société athénienne. En dernier lieu, un bilan de
l’utilité de ce document s’impose pour l’avancement des recherches sur l’histoire antique
grecque.
XÉNOPHON ET LA RÉPUBLIQUE DES ATHÉNIENS
D’abord, il faut souligner qu’une controverse existe quant à l’identité de l’auteur du texte
intitulé La République des Athéniens. La plupart des historiens considèrent Xénophon
comme son auteur, mais certains autres spécialistes l’attribuent plutôt à un auteur
anonyme qu’ils nomment Pseudo-Xénophon. Dans certaines études, on désigne
également l’auteur sous le nom de Vieil Oligarque ou d’oligarque anonyme, étant donné
ses opinions politiques favorables au modèle oligarchique5. Cependant, pour le bien de
notre analyse, et puisque le débat n’est pas encore clos et que sa paternité n’est pas
encore sérieusement remise en question, nous attribuerons la rédaction de cet ouvrage à
Xénophon. On connaît surtout ce philosophe et historien par une biographie de Diogène
Laërce écrite après la mort de Xénophon. On sait que l’auteur nait vers 426 avant Jésus-
Christ et meurt vers 354. Il grandit à Athènes dans une famille aristocratique aisée de la
classe des chevaliers : les hippies. La République des Athéniens a d’abord été rédigée en
grec ancien et traduite en anglais pour la première fois par James Morris en 17946.
Xénophon évolue dans le riche contexte culturel de l’époque classique. Il est influencé
par l’historien Thucydide, qui rompt avec la tradition historique grecque et opte pour une
méthode historique plus rigoureuse, qui s’intéresse aux causes des évènements et aux
stratégies militaires plutôt qu’à la mythologie7. Xénophon tente d’ailleurs de faire de son
5Moses I. Finley, Économie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, p.96.
6 Philippe Remacle, et al. L’Antiquité grecque et latine [En ligne].s.l., 2003, http://remacle.org/, consulté le
25 novembre 2009.
7 Pierre-Emmanuel Dauzat, et al., Guide de poche des auteurs grecs et latins, Paris, Belles lettres, 1999,
p.218
Ne pas
repro
duire
3
ouvrage L’Héllénique, la suite de l’œuvre de Thucydide sur la guerre du Péloponnèse8.
Xénophon subit également l’influence de la philosophie de Socrate, dont il a été l’élève.
Il écrit plusieurs œuvres inspirées du socratisme dont les Mémorables, l’Apologie et le
Banquet9. Il ne partage cependant pas avec Socrate son amour pour la démocratie, bien au
contraire, Xénophon a plutôt tendance à la critiquer. À la lecture de la République des
Athéniens on constate que le souci de Xénophon est de montrer que malgré le fait que les
Athéniens ont adopté un système que les autres Grecs et lui-même considèrent comme
une aberration, ils arrivent à maintenir leur système politique fonctionnel. Malgré son
antipathie pour la démocratie, opinion qu’il soutient jusqu’au bout, Xénophon tente par
ce texte d’expliquer la logique derrière le système que les Athéniens ont adopté.
Le document analysé est un extrait du premier chapitre de la République des Athéniens. Il
est difficile de dater cet ouvrage et les historiens ne s’entendent pas non plus sur le
moment de sa rédaction, mais on peut sans doute situer sa rédaction entre 411 avant J.-C.
et 354 avant J.-C., soit approximativement la période où Xénophon a écrit l’essentiel de
ses œuvres, si on choisit de lui attribuer la paternité de ce texte10
. Il est également ardu de
savoir où le document a pu être rédigé et on ne possède aucune source pour le confirmer.
Vu les propos que l’auteur tient et le détachement dont il fait preuve, par exemple
lorsqu’il affirme : « quant au gouvernement des Athéniens, je ne les loue pas d’avoir
choisi ce système politique », on peut sans mal supposer qu’il l’a écrit en dehors de la
cité-État d’Athènes. Il a également pu être rédigé à Sparte puisque c’est là qu’il a écrit la
majorité de ses ouvrages11
et que le texte soutient la même idéologie oligarchique qui
prévaut alors à Sparte. Quant à savoir pour qui ce pamphlet a été rédigé, les sources sont
également muettes. Le texte laisse à penser que le public cible est d’abord non athénien,
8 Ibid., p. 232
9 M.C. Howatson, dir., Dictionnaire de l’antiquité : Mythologie, littérature, civilisation, Paris, Laffont,
1993, p.1051
10 Yvonne Vernière, « Xénophon », Encyclopaedia Universalis : Dictionnaire de la Grèce antique, Paris,
Albin Michel, 2000,p.1364
11 M.C. Hotwatson, dir., op.cit., p.1050
Ne pas
repro
duire
4
mais on considère aussi qu’il a pu être écrit à l’intention du roi de Sparte, Agésilas, pour
qui Xénophon vouait une grande admiration et au côté duquel il a combattu12
. Quoi qu'il
en soit, l’écriture de ce document correspond avec le contexte des luttes hégémoniques
entre les cités-États qui suivent la guerre du Péloponnèse. Xénophon, comme certains de
ses contemporains, croit qu’un pouvoir unique mettrait fin aux conflits. Il se plait à
imaginer un despote éclairé régnant sur la Grèce et l’Asie13
. En somme, les motivations
qui ont guidé la rédaction de La République des Athéniens sont sans doute d’abord
d’expliquer les fondements sociaux du modèle politique athénien aux autres Grecs, qu’on
suppose étrangers, aristocrates et oligarques, qui sont tentés de le voir comme une erreur.
Considérant le mépris qu’entretient Xénophon par rapport à la société athénienne, les
bourreaux de son maitre Socrate14
, la motivation première derrière ce texte est sans doute
de critiquer le modèle athénien et d’en exposer les failles aux yeux de tous.
ANALYSE DU PROPOS DE XÉNOPHON
LE PEUPLE PAUVRE COMME CLASSE DOMINANTE
Cet extrait du premier chapitre de La République des Athéniens, Xénophon introduit son
argumentation en proposant de démontrer pourquoi et surtout comment les Athéniens
réussissent socialement à maintenir un système politique qu’il juge douteux : un État
populaire où le pouvoir est entre les mains de tous les citoyens sans égard à leur richesse
ou à leur instruction. Par contre, le discours de Xénophon, qui se présente en apparence
comme une justification du système sociopolitique athénien, est en fait une contestation
de celui-ci et une propagande en faveur de l’oligarchie. Le « peuple » : le démos, est
utilisé dans le récit de Xénophon comme un terme péjoratif au sens de « populace »15
.
12
Yvonne Vernière, op.cit., p.1363
13 Ibid., p. 1365
14 Ibid.
15 Alain Fouchard, « Des « citoyens égaux » en Grèce Ancienne », Dialogues d’histoire ancienne, vol.12,
no1 (1986), p.156.
Ne pas
repro
duire
5
Pour l’auteur, les Athéniens se rendent coupable de favoriser le peuple (« les méchants »)
au profit de l’aristocratie (« les bons ») : plus aptes et plus instruits. Un examen raisonné
pousse Xénophon à admettre l’aspect pratique de la démocratie athénienne, mais il la
condamne néanmoins pour son immoralité16
. Il construit son propos en exposant un à un
ses arguments et en les développant brièvement.
Tout au long du texte, Xénophon explique comment la démocratie athénienne favorise le
peuple par rapport à l’aristocratie. Il utilise plusieurs synonymes pour désigner ces deux
« classes » sociales. La noblesse est illustrée comme la classe sociale par excellence de la
justice et de la vertu. Xénophon présente les aristocrates comme les « riches », les
« nobles », les « bons », les « meilleurs », les « honnêtes gens » et les « plus habiles ». En
opposition à l’aristocratie, le peuple chez Xénophon est caractérisé par sa « turbulence »,
son « ignorance » et sa prédisposition aux « actions honteuses », ce sont les « méchants »,
les « pauvres », les « classes inférieures » et les « fous ». Malgré le fait que, par
définition, le système démocratique adopté par les Athéniens prône une égalité des droits
sociaux et politiques entre tous les citoyens17
, Xénophon présente la société athénienne
comme un fragile équilibre entre deux classes sociales aux intérêts divergents, muent
davantage par le profit personnel que par le sentiment du devoir citoyen. Il est légitime de
s’interroger sur la véracité des propos de Xénophon à savoir si les rapports de force entre
les citoyens qu’il décrit sont réels. Les connaissances historiques sur la société athénienne
nous apprennent d’abord que les citoyens des classes considérés comme supérieurs se
désignent comme les Kaloi Kagathoi, les gens de bien. Ce sont les Athéniens prospères,
ils constituent les forces armées, payent l’essentiel des impôts, construisent les
monuments publics et payent l’entretien de la flotte18
. Quand il parle des « pauvres »,
Xénophon désigne sans doute les classes censitaires les plus pauvres, soit les Zeugites et
16
Moses I. Finley, op.cit., p.96-97
17 Martin Ostwald, « La démocratie athénienne : Réalité ou illusion ? », Métis. Anthropologie des mondes
grecs anciens, vol. 7, no 1 (1992), p.7
18Moses I. Finley, op.cit., p.85.
Ne pas
repro
duire
6
les Thètes, qui payent très peu d’impôt. Bien avant la vie de Xénophon, Solon le
législateur crée les quatre classes censitaires qui séparent les citoyens selon leurs revenus
et règlent le paiement des taxes selon la fortune de chacun19
. Le système de Solon, qui
impose les plus riches, n’a cependant pas comme effet de créer des antagonismes entre
riches et pauvres, mais plutôt de permettre à tous, peu importe son revenu, de participer à
la politique de la cité20
. Les années de la guerre du Péloponnèse sont le théâtre d’une
participation accrue des classes les plus modestes à la gestion de la cité. L’idéologie de la
démocratie athénienne présente le démos « non comme le peuple par opposition aux
couches supérieures », tel que le conçoit Xénophon, « mais comme l’ensemble de tous les
citoyens21
.»
L’auteur de la République des Athéniens affirme qu’à Athènes « les pauvres et le peuple
jouissent de plus d’avantages que les nobles et les riches ». C’est le principal argument
qu’il utilise pour montrer l’immoralité des Athéniens. À la lumière des connaissances
actuelles sur la société athénienne, il faut nuancer ces propos. L’historien Alain Fouchard
affirme que : « L’isonomie, c’est tout ce qui empêche un citoyen de l’emporter sur les
autres dans l’exercice d’un pouvoir22
. » Xénophon a donc raison lorsqu’il dit que les
aristocrates ne peuvent pas s’accaparer le pouvoir parce que la démocratie empêche que
le pouvoir soit concentré dans quelques mains. Cependant, Fouchard ajoute que « s’il
n’est pas question, dans la pensée démocratique, d’égalité sociale entre les citoyens, du
moins l’est-il de répartition égale des profits tirés de l’appartenance à la cité23
. » Ainsi,
Xénophon a sans doute raison d’affirmer que les citoyens pauvres athéniens possèdent
plus de pouvoir décisionnel en comparaison aux classes défavorisées des autres cités
grecques, mais les couches moins fortunées d’Athènes n’ont pas davantage de droits que
les riches. Ainsi, la société civique athénienne garantit pour tous les citoyens une égale
19
Claude Mossé, Politique et Société en Grèce ancienne : le modèle athénien, Paris, Aubier, 1995, p. 75.
20 Martin Ostwalt, op.cit., p.11
21 Alain Fouchard, op.cit., p.155.
22 Ibid., p.153
23 Ibid.
Ne pas
repro
duire
7
liberté, des droits égaux et à une répartition égale des biens communs, mais en aucun cas
à Athènes les citoyens pauvres n’ont joui d’avantages supérieurs à ceux des classes les
plus riches24
.
Xénophon explique ensuite les causes de ce qu’il voit comme une tyrannie du peuple. Il
considère que les Athéniens ont donné beaucoup de pouvoir aux classes pauvres par le
système démocratique parce que ce sont les classes pauvres qui assurent le bon
fonctionnement de la flotte athénienne, flotte qui a déjà amplement fait l’étalage de sa
puissance, notamment contre les Perses, à l’époque où écrit Xénophon. Aristote, à
l’image de Xénophon, considère le petit peuple comme le moteur de la cité25
. C’est en
effet dans la classe des Thètes que la majorité des marins étaient recrutés, ce qui a
d’ailleurs permis un enrichissement global de cette classe censitaire grâce à la solde
(misthos) et une montée de son influence durant la guerre du Péloponnèse26
. Xénophon
voit donc juste lorsqu’il postule que « les pilotes, les chefs de manœuvres, les
commandants de pentécontores, les surveillants de proue, les constructeurs de vaisseaux,
voilà ceux qui font la force de la cité bien plutôt que les hoplites, les nobles et les
honnêtes gens ». Cependant, c’est la société athénienne tout entière, les riches comme les
pauvres, qui a bénéficié des retombées économiques de la domination athénienne sur les
mers, pas seulement les classes inférieures comme le prétend Xénophon27
. La triérarchie,
une liturgie militaire très onéreuse qui obligeait les plus riches à équiper et entretenir les
trières a permis à ceux qui la remplissaient (les plus riches) d’accroître leur prestige28
.
24
Alain Fouchard, op.cit., p.154
25 Moses I. Finley, op.cit., p.83.
26 Anne Queyrel, op.cit., p.126
27 Moses I. Finley, op.cit., p.84-85
28 Moses I. Finley, op.cit., p.128
Ne pas
repro
duire
8
Loin de chercher à favoriser une « classe » ou l’autre, les liturgies sont vues à Athènes
comme une façon de rétablir l’égalité entre les riches et les pauvres29
.
Le fait que le peuple ne cherche pas à obtenir les charges dont dépend la survie de la cité,
la stratégie par exemple, semble une bonne chose à Xénophon puisque selon lui, le
peuple ne pourrait pas les occuper adéquatement. Xénophon mentionne également
d’autres magistratures, tel le commandement de la cavalerie, en soulignant que ce ne sont
pas des postes qui sont convoités par le peuple qui sait qu’il ne serait pas capable de les
remplir. Selon Xénophon, les citoyens du bas peuple convoitent plutôt pour les fonctions
rémunérées qui leur permettent d’enrichir leur maison, l’oikos : ensemble qui comprend
la famille et tous les biens du foyer d’un citoyen. Sous la direction de l’archonte
polémarque, la stratégie, dont les compétences sont garanties par l’élection, était en effet
souvent occupée par des représentants de la classe la plus riche : les
pentacosiomédimnes30
et souvent aussi par des personnages issus des familles
aristocratiques31
. Cependant, Fouchard commente ainsi l’assertion de Xénophon : «Il faut
réviser l’idée d’une démocratie dirigée par les pauvres […] beaucoup de possédants se
sont accommodés de la démocratie et ont participé à son fonctionnement. Le peuple ne se
sentait nullement atteint dans son pouvoir par cette pratique; il préférait voir des gens
aisés remplir ces fonctions, plutôt que les pauvres, à cause de la disponibilité des
magistrats sur leurs propres biens32
. » Les pauvres laissaient donc de plein gré les hautes
magistratures aux riches, les magistrats étant soumis, d’une façon ou d’une autre, à la
souveraineté de l’ensemble de la masse citoyenne par l’entremise de l’Assemblée
29
Claude Mossé, op.cit., p. 116
30 Anne Queyrel, François Queyrel et Pierre Thibault dir., Lexique d'histoire et de civilisation grecques,
Paris, Ellipses, 1996, p.191.
31 Moses I. Finley, op.cit., p.115.
32 Alain Fouchard, Les systèmes politiques grecs, Paris, Ellipses, 2003, p.153.
Ne pas
repro
duire
9
(l’Ekklesia). Il n’est donc pas question ici aussi d’un pouvoir absolu du peuple moins
fortuné sur les aristocrates et les riches, là n’est pas le but de la démocratie.
En outre, le droit de parole est également vu, chez Xénophon, comme un outil de
domination social. L’auteur méprise ce droit de tous les citoyens athéniens de s’exprimer
à l’assemblée, quelle que soit leur condition monétaire. Il considère cette liberté comme
l’équivalent de « permettre à des fous d’ouvrir des avis ». Il estime néanmoins que « si la
parole et la délibération étaient le privilège des honnêtes gens, ils en useraient à
l’avantage de leur classe et au désavantage du peuple […] [et] le peuple ne [tarderait] pas
à tomber dans la servitude. ». L’observation du fonctionnement d’un modèle oligarchique
comme celui de Sparte nous montre que les spéculations de Xénophon se basent sur une
certaine analyse rationnelle : au sein de la société spartiate, la citoyenneté et l’ensemble
du pouvoir décisionnel sont entre les mains d’une minorité oligarchique et
conséquemment, la majorité de la population vit dans un état de servitude33
. D’autre part,
l’auteur souligne à la fois l’ignorance du peuple et l’ingéniosité des nobles qui lui
permettent de s’exprimer. Cette position semble contradictoire, mais elle peut s’expliquer
ainsi du point de vue d’un partisan de l’oligarchie : « la vertu de l’homme ordinaire [peut]
se comprendre à la manière spartiate : obéissance aux lois, absence d’habilité (dexiotès)
dans les délibérations, d’originalité dans les décisions : elle assurait la stabilité de la
cité34
. » Bref, d’un point de vue oligarchique comme celui de Xénophon, donner la parole
à un peuple niais peut contribuer à assurer à la cité une certaine stabilité politique.
LES CITOYENS LES NON-CITOYENS
À la fin de l’extrait, Xénophon traite également de la place des métèques et des esclaves
dans la société athénienne dans leurs rapports avec les citoyens et les gens libres. Il
33
Alain Fouchard, « Des « citoyens égaux » en Grèce Ancienne », op.cit., p. 150.
34 Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, Besançon,
Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1997, p.210.
Ne pas
repro
duire
10
considère qu’on leur accorde plus de liberté à Athènes que partout ailleurs. Il dénonce
aussi la liberté laissée aux esclaves et aux métèques en ridiculisant ce peu de hiérarchie
sociale en expliquant qu’à Athènes, on peut sans difficulté confondre un homme libre, un
esclave ou un métèque tant leur apparence est semblable. Ces deux conditions sociales
« inférieures » distinguées par Xénophon dans le dernier paragraphe de l’extrait ont ceci
de particulier : contrairement aux citoyens, riches ou pauvres dont Xénophon traite dans
le reste de l’extrait, ils ne font pas partie du corps civique de la cité-État d’Athènes35
.
Autrement dit, ils n’ont aucun pouvoir décisionnel, ni aucune voix pour faire entendre
leurs revendications au sein de la cité. À Athènes, la masse de gens qui ne pouvaient pas
prétendre à la citoyenneté dépassait en nombre les citoyens. Xénophon prétend pourtant
que les métèques et les esclaves qui vivent dans la cité jouissent d’une grande liberté et
d’une aisance matérielle semblable à celle des citoyens. Il convient donc ici d’examiner
leur condition sociale réelle.
Il est difficile de savoir quand exactement ce statut apparaît à Athènes, quoi qu'il en soit,
le métèque est d’abord un étranger, un « xenoï », mais un homme libre. Le mot métoikos
désigne « celui qui habite avec » ou « parmi 36
». Les métèques sont exclus complètement
de la vie politique et de la propriété foncière à Athènes, si bien que la plupart d’entre eux
vont se tourner vers l’artisanat ou le commerce pour vivre37
. Toutefois, à l’image de ce
qu’expose Xénophon, les métèques ne sont pas une classe exploitée par les citoyens.
Même s’ils sont exclus des lieux de pouvoir, ils sont intégrés à la cité, ce qui leur confère
une certaine liberté et la protection de leur hôte. Ils ont toutefois des devoirs à remplir
envers la cité-État sous forme d’impositions en tout genre. Les métèques doivent payer
une taxe par foyer, le metoikion, qui leur assure le doit de vivre à Athènes. Ils sont aussi
tenus de participer aux opérations militaires et les métèques les plus nantis doivent payer
un impôt militaire en temps de guerre : l’esphoria. À l’image des citoyens, certains
35
Claude Mossé, op.cit., p 47.
36 Ibid., p.46.
37 Anne Querel, op.cit., p.188.
Ne pas
repro
duire
11
métèques pouvaient exceptionnellement, s’ils étaient très riches, remplir des liturgies38
.
Pour habiter à Athènes, les métèques devaient également être sous la tutelle d’un citoyen
responsable, le prostatès, sous peine de poursuite. Quant à la justice, elle n’est pas la
même pour les citoyens et les non-citoyens, les métèques ne sont pas jugés dans les
mêmes tribunaux et les deux corps sociaux ne sont pas égaux devant la justice39
. En
somme, bien que les métèques ne puissent pas accéder à la citoyenneté, réservée aux
hommes dont les deux parents sont déjà citoyens athéniens, ils étaient néanmoins des
composantes importantes de la cité et, tel que le souligne Xénophon, ils jouissaient à
l’intérieur de la cité d’une certaine liberté qui a permis à bon nombre d’entre eux de
mener un style de vie semblable à celui des citoyens40
.
L’esclave, à l’image du métèque, est un étranger. Depuis la législation de Solon qui
interdit de réduire en esclavage un autre Athénien, les esclaves proviennent de l’extérieur
de la cité. Ils sont indispensables à la production économique d’Athènes et l’époque où
écrit Xénophon coïncide avec un accroissement important de la population servile à
Athènes41
. À l’image des métèques également, ils n’ont pas le droit de participer à la vie
politique de la cité et ne sont pas citoyens,42
ce qui explique entre autres que dans son
discours, Xénophon les place dans la même classe sociale inférieure. Cependant, le
métèque, contrairement à l’esclave, est un homme libre. Les esclaves sont considérés
dans la mentalité athénienne comme des objets de propriété, supérieurs aux animaux,
mais inférieurs aux hommes libres43
. Xénophon affirme toutefois qu’ils jouissent eux
aussi à Athènes d’une grande licence. On peut accorder une certaine crédibilité aux
propos de Xénophon car les esclaves bénéficient à Athènes d’une certaine forme de
38
Claude Mossé, op.cit., p 47-48.
39 Anne Querel, op.cit., p.188.
40 Claude Mossé, op.cit., p.55.
41 Ibid., p.57
42 Martin Ostwald, op.cit. p.8
43 Claude Mossé, op.cit p.66.
Ne pas
repro
duire
12
reconnaissance dans la sphère privée. Lorsque ce sont des esclaves domestiques, ils sont
intégrés à l’oïkos par un rituel réservé à tous les nouveaux venus, libres ou non libres. Ils
participent également au culte religieux familial. Les Athéniens sont aussi reconnus dans
l’histoire pour avoir été relativement cléments à l’égard de leurs esclaves, ainsi, comme
le note Xénophon, une loi interdisait effectivement de frapper un esclave sans une raison
valable. L’esclave pouvait également obtenir à Athènes d’être vendu à un autre maître s’il
était trop dur avec lui44
.Cependant, la même justice n’était pas appliquée pour l’homme
libre et l’esclave. Pour les mêmes crimes, la punition infligée à un esclave était
automatiquement plus sévère que celle d’un homme libre ou d’un citoyen et impliquait
aussi des sévices corporels. Aussi, l’esclave n’avait accès au tribunal que comme témoin
et sous une torture préalable à sa comparution45
. En somme, le témoignage de Xénophon,
représentation oligarchique de la démocratie, mérite d’être nuancé puisqu’il représente à
tort la société démocratique athénienne « comme un régime qui tend à émanciper les
esclaves46
. »
BILAN D’INTERPRÉTATION DU TÉMOIGNAGE
L’extrait de la République des Athéniens de Xénophon se fait le témoin d’une lutte
idéologique entre les partisans de l’oligarchie et les tenants de la démocratie, que la
guerre du Péloponnèse a exacerbée dans le bassin égéen. Ces deux factions idéologiques
sont présentes au sein même de la cité d’Athènes, puisque du vivant de Xénophon vers
411, Athènes vit la prise de pouvoir d’aristocrates partisans de l’oligarchie : les
éphémères régimes oligarchiques des Trente et des Dix47
. La République des Athéniens
témoigne aussi d’une réflexion, chez les auteurs grecs de l’époque, à propos des régimes
politiques et des sociétés et de la place de l’homme et du citoyen dans la société civique;
44
Anne Queyrel, op.cit., p.200.
45 Ibid.
46 Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, op.cit., p.472.
47 Ibid.
Ne pas
repro
duire
13
les écrits d’Isocrate, de Platon et d’Aristote en sont quelques exemples48
. L’intérêt du
document réside dans la façon dont Xénophon expose les rapports de forces entre riches
et pauvres dans la société athénienne et surtout, comment il cherche à faire ressortir les
motivations des Athéniens à adopter tel ou tel comportement politique ou social. Cet
extrait met par exemple en valeur une analyse matérialiste de la démocratie. L’auteur
établit un lien entre la place du peuple pauvre dans la marine et la place de ces citoyens
dans la politique de la cité : il voit en Athènes une « démocratie des marins »49
. En outre,
le texte de Xénophon est pertinent pour l’étude de l’histoire sociale d’Athènes puisqu’il
renforce l’interprétation qui présente les Athéniens comme faisant preuve d’une certaine
magnanimité dans leurs rapports avec les esclaves et les métèques50
. Xénophon présente
un portrait intéressant de la société athénienne en la montrant comme une entité
homogène, où citoyens, étrangers et esclaves vont jusqu’à se confondre. Cependant, il
faut garder en tête que le texte de Xénophon est d’abord une diatribe contre la démocratie
qui vise à montrer que le système athénien est immoral puisqu’il favorise l’intérêt des
classes « inférieures » de la société civique. Ce qui rend le document intéressant, c’est
cependant la volonté de son auteur de montrer le côté pragmatique de la démocratie
malgré sa haine pour elle51
. Il faut toutefois rester méfiant devant un document qui fait
preuve de partialité et « d’exagération polémique incontestable52
», qui présente
davantage des jugements de valeur sur le peuple et sur l’aristocratie que des faits
concrets. Le document a par contre le mérite de présenter les arguments des oligarques
contre la démocratie qui ont pu circuler en Grèce à cette époque : données intéressantes
pour une étude historique des idéologies par exemple. Cet extrait ne représente par contre
qu’une petite partie du texte de Xénophon. Ainsi, ayant été plus complet, le document
nous aurait sans doute davantage informés sur la place des esclaves et des métèques dans
la société athénienne telle que la concevait Xénophon. La façon dont l’extrait se termine
48
Alain Fouchard, « Des « citoyens égaux » en Grèce Ancienne »,op.cit, p.159
49 Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, op.cit., p.239.
50 Claude Mossé, op.cit. p.55
51 Moses I. Finley, op.cit. p.97
52 Claude Mossé, op.cit. p.55
Ne pas
repro
duire
14
laisse présager qu’il y a une suite à son argumentation sur ce propos. Par le fait même,
cela aurait pu nous donner un portrait plus complet des raisons qui, selon l’auteur,
poussent les Athéniens à être plus « permissifs » avec les esclaves et les métèques. Il
aurait également été intéressant de pouvoir confronter ce texte avec celui de La
Constitution des Lacédémoniens, que certains attribuent au même auteur, pour avoir une
comparaison des opinions des oligarques sur le système athénien et spartiate.
En conclusion, Solon s’était vanté d’avoir rétabli l’unité de la cité d’Athènes par ses
mesures, notamment en abolissant l’esclavage pour dettes. Par contre, il s’était refusé à
donner aux « bons » et aux « mauvais » l’égalité quant à la gestion des terres
athéniennes53
. À la lecture de la République des Athéniens, on constate que cette
mentalité, qui voit dans le peuple les « méchants » et dans l’aristocratie « les bons », s’est
perpétuée jusqu’au Ve
siècle; du moins dans certaines factions idéologiques que le
contexte de la guerre du Péloponnèse a exacerbées. Quoi qu'il en soit, le témoignage
présenté dans la République des Athéniens a un intérêt certain pour un chercheur qui
s’intéresse à l’histoire des mentalités durant l’antiquité grecque, car elle brosse un portrait
de la vision de certains membres des classes possédantes sur les pauvres et le peuple. Un
mystère entoure encore ce document sur son auteur et sa datation. À moins que de
nouvelles découvertes s’effectuent en philologie sur ce sujet, les spécialistes sont loin de
pouvoir s’entendre. Certains historiens datent même ce texte dans les premières années
de l’époque de Périclès. Certains font aussi du discours de Périclès, rapporté dans
l’Oraison funèbre de Thucydide, une réponse directe aux propos de l’auteur de la
République des Athéniens54
. Le document étudié ici soulève également la question des
fractures sociales à l’intérieur de la démocratie athénienne, à savoir si les différentes
53
Claude Mossé, op.cit. p. 71
54 Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce ancienne, op.cit., p.244-245
Ne pas
repro
duire
15
« classes sociales » dont Xénophon traite étaient oui ou non une épine dans le pied de
l’idéal démocratique athénien, le débat demeure55
.
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages de référence
DAUZAT, Pierre-Emmanuel et al. Guide de poche des auteurs grecs et latins. Paris,
Belles lettres, 1999, 233p.
HOWATSON, M.C, dir. Dictionnaire de l’antiquité : Mythologie, littérature, civilisation.
Paris, Laffont, 1993, coll. « Bouquins », 1066p.
QUEYREL, Anne, François QUEYREL et Pierre THIBAULT, dir. Lexique d'histoire et
de civilisations grecques. Paris, Ellipses, 1996, 256p.
VERNIÈRE , Yvonne. « Xénophon », Encyclopaedia Universalis : Dictionnaire de la
Grèce antique. Paris, Albin Michel, 2000, coll. « Encyclopaedia Universalis », 1426 p.
Monographies
FINLEY Moses I. Économie et société en Grèce ancienne. Paris, la découverte, 1984,
coll. « Textes à l’appui : histoire classique» 329p.
FOUCHARD, Alain. Aristocratie et démocratie : idéologies et sociétés en Grèce
ancienne. Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1997, coll.
« Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté », 526 p.
FOUCHARD, Alain. Les systèmes politiques grecs, Paris, Ellipses, 2003,
coll. « L’Antiquité, une histoire», 175 p.
MOSSÉ, Claude. Politique et Société en Grèce ancienne : le modèle athénien. Paris,
Aubier, 1995, coll. « historique», 242 p.
QUEREL, Anne. Athènes : la cité archaïque et classique : du VIIIe siècle à la fin du Ve
siècle. Paris, Picard, 2003, « coll. Antiquité synthèse », 7, 305p.
55
Martin Ostwalt, op.cit., p.24
Ne pas
repro
duire
16
VALODE, Philippe. La Grèce classique au Ve avant J.-C. ou L'apprentissage de la
démocratie. Paris, Vecchi, 207p.
LÉVY, Edmond. La Grèce du Ve siècle, de Clisthène à Socrate. Paris, Seuil, 1995,
coll. « Nouvelle histoire de l'Antiquité», 2, 316p.
Articles de périodique
FOUCHARD, Alain. « Des « citoyens égaux » en Grèce Ancienne », Dialogues
d’histoire ancienne. vol.12, no1 (1986), p.147-172
OSTWALD, Martin. « La démocratie athénienne : Réalité ou illusion ? », Métis.
Anthropologie des mondes grecs anciens. vol. 7, no 1 (1992), p.2-24.
Site internet
REMACLE, Philippe. et al. L’Antiquité grecque et latine [En ligne].s.l.,2003,
http://remacle.org/, consulté le 25 novembre 2009