René Fouéré - Disciplines, Ritualisme Et Spiritualité

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    Ren Four

    Disciplines

    Ritualisme et Spiritualit

    J. KRISHNAMURTI

    en tmoignaged'affectueuse gratitude

    M. JEAN DE FOUCAULD

    qui m'a si audacieusementlaiss toute libert

    d'expression, en trs vifet reconnaissant hommage.

    dition La Colombe1960

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    AVANT-PROPOS

    Les pages qu'on va lire sont les plus vigoureuses qui aient t crites pour tablir qu'il y

    aurait un hiatus entre religion et spiritualit. La premire serait magique par ses efficiences

    et fausse par ses dogmes, au surplus maladroite par ses entranements. La seconde, mysticit

    pure, raliserait souverainement l'esprit en le divinisant. Toute ascse, parat-il, mutile,

    abolit le soi; au contraire, l'intgrale vrit se rvle qui obtient la vie harmonieuse.

    Voil les doux mystiques bien vengs de la svrit que toujours manifestrent leur

    encontre les orthodoxies. Mais certes ils ont aim leurs souffrances el se gardrent de honnir

    les disciplines, si rudes fussent-elles. Sur ce point l'auteur ne craint pas de les blmer pour ne

    s'tre point rigs en rebelles : pas de religion, pense-t-il, qui n'ait pour effet l'abolition du

    soi.Mais il invoque une autorit, celle qui l'a de la sorte convaincu : Krishnamurti, l'oracle

    d'Ommen, le guide dont s'enthousiasmrent les thosophes jusqu' ce qu'il les dut... en

    refusant de fonder une glise, voire une chapelle. Maintenant que cet Hindou d'exception a

    cess d'tre l'idole de quelques snobs internationaux, il a grandi. Seul, parmi les spirituels de

    l'Inde, il s'abstient et des rites et des yogas. Bouddhistes et Vdantins avaient depuis

    longtemps cherch le salut dans l'unique connaissance; pourtant le Bouddha vcut en yogin

    et ankara en ivate alors que Krishnamurti et l'auteur condamnent l'ascse et les

    sacrements plus que l'gosme : il y a en effet, selon eux, un dsir non dformant :

    l'aspiration la connaissance impartiale. Leur nirvana ressemble celui de Schopenhauer,

    le seul penseur d'Europe qui et compris quelque chose l'Inde s'il et pu la connatre.

    P. MASSON-OURSEL,Directeur d'Etudes

    l'Ecole des Hautes-Etudes.

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    AVERTISSEMENT

    La matire de cette tude a t, en majeure partie, extraite d'une lettre par moi adresse une amie qui avait pris la dfense du ritualisme et qui avait conu, en lisant les ouvrages de

    Mme David-Nel, une grande admiration pour les doctrines et les disciplines thibtaines. Le

    contenu original de la lettre a subi des modifications de dtail et quelques amputations. Maissurtout, il a t augment par d'importantes additions, des dveloppements nouveaux,auxquels j'ai donn la forme pistolaire qui tait celle de l'crit primitif. Comme ce dernier

    visait donner, tout en critiquant le ritualisme, un aperu, ma correspondante, des formesles plus rcentes de l'enseignement de Krishnamurti, on ne s'tonnera pas si le nom du

    penseur indien auquel je ddie ces pages, reparat frquemment dans la premire moiti demon texte, celle-ci tant la reproduction peu prs exacte de ma lettre initiale.

    Cette lettre fut crite un moment o des bombardements incessants et souvent tout prochessuspendaient sur ma tte un pril de mort presque ininterrompu. Je puis mme dire que

    certains de ses passages furent penss sinon crits dans les abris, pendant que bombes etcanons de la D.C.A. branlaient la fois l'air et le sol. En sorte qu'en rdigeant cette lettre je

    pouvais avoir lgitimement l'impression de rdiger une sorte de testament de ma pense,testament dont ma correspondante deviendrait la dpositaire s'il m'advenait d'tre ray du

    nombre des vivants. Les lignes suivantes, extraites d'une autre lettre cette mmecorrespondante, restitueront pleinement l'ambiance qui prsida la gense de mon livre et

    montreront aussi quel prix j'attachais aux lignes dont il est, en majeure partie, compos : ... J'ai trouv beaux les pomes de Tagore que vous avez eu la gentillesse de recopier

    mon intention (ce dont je vous remercie). Leur posie peut donner notre vocation de lamort une sorte de douceur nostalgique et grandiose, un genre de srnit qui prend racine

    dans la puissance magique de l'art. La peur ressemble alors un serpent charm par la fltede l'enchanteur. Mais mon ambition est la fois plus humble et plus profonde. Je ne cherche

    pas voir la mort sous des traits sublimes ou prometteurs. Il me suffirait, pour ma joie, d'tre

    dlivr de ce petit frisson qui, parfois, me laisse subtilement dsempar, et fait rire jaune monapparente srnit quand je me sens entour de tous les prils. Je ne veux pas touffer cetremblement inquiet, qui tmoigne d'une pauvret que je suis intress connatre et

    reconnatre. J'attends que, de lui-mme, il se dissipe. Quand il sera parti spontanment, j'auraila certitude qu'il ne reviendra plus m'importuner. Si je le chassais malgr lui, il pourrait

    toujours profiter d'un moment favorable pour renvahir subrepticement, insidieusement, moncur.

    Depuis que je vous ai crit l'autre fois, j'ai pu penser plusieurs reprises que ma dernireheure tait venue. J'ai assist des bombardements, et j'ai vu les bombes se dtacher une

    une comme des gouttes noires et microscopiques des avions assaillants. J'ai courb unpeu l'chine, instinctivement, quand des avions plongrent vers un objectif situ deux ou

    trois kilomtres de l, en rasant les toits de l'usine. J'ai vu aussi l'un des appareils s'abattre sept ou huit cents mtres de moi et exploser dans une flamme prodigieuse. J'ai eu peur, par

    clairs et assez calmement. Une fois, j'ai t si paisible devant la possible proximit de la mortque ma srnit est devenue une sorte d'extase, bien paradoxale un tel moment et que peu de

    gens ont d prouver. Mais ce ne fut qu'une fois... J'en viens maintenant l'ouvrage lui-mme. Je n'ai aucunement l'intention de cacher qu'il

    constitue un procs du ritualisme en mme temps qu'une dure condamnation des disciplines,en tant qu'elles prtendent conduire l'homme son panouissement vritable. Cette rfutation

    de la valeur du ritualisme et des disciplines, dans le domaine de la pure spiritualit, est fondeessentiellement sur les principes psychologiques dgags par Krishnamurti dans ses

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    admirables analyses de la condition humaine. C'est pourquoi mon livre peut servir, en unsens, d'introduction la pense de Krishnamurti. On notera cependant que, pour l'objet prcis

    que je m'tais propos, je n'ai gure fait appel qu' cette partie de l'enseignementkrishnamurtien qui a trait la spontanit. J'ai certes fait une allusion substantielle la

    conception du processus du moi formule par le penseur indien et, avant lui, presque dans

    les mmes termes, par le philosophe allemand Dahlke. Mais je n'ai pas donn cetteconception, de beaucoup s'en faut, tous les dveloppements dont elle est susceptible.Dans l'avant-propos qu'il a rdig pour mon ouvrage, M. Masson-Oursel a crit :

    Les pages qu'on va lire sont les plus vigoureuses qui aient t crites pour tablir qu'il yaurait un hiatus entre religion et spiritualit. La premire serait magique par ses efficiences et

    fausse par ses dogmes. La seconde, mysticit pure, raliserait souverainement l'esprit en ledivinisant.

    Peut-tre est-il excessif de dire que les pages que j'ai traces sont les plus vigoureuses quel'on ait crites dans l'intention que souligne M. Masson-Oursel. Je ne nie certes pas qu'elles

    soient vigoureuses, mais je tiens faire observer que leur vigueur n'est que le fruit natureld'une conviction intime.Disciplines, Ritualisme et Spiritualitest un ouvrage de bonne foi, un

    livre marqu au coin de la mme sincrit, de la mme franchise qu'on a pu discerner dans cefragment d'une lettre ma correspondante que je citais tout l'heure. On fera bien de noter

    que, si ferme que soit ma dposition contre le ritualisme et les disciplines, ce n'est pas unedposition sectaire. J'ai dit honntement, sans dtours, ce qui me paraissait juste, mais je n'ai

    aucune prtention l'infaillibilit ni aucun titre qui puisse me permettre de passer pour rudit.On a souvent dit que toute philosophie tait l'expression du temprament d'un homme. De ce

    point de vue, on peut considrer mon livre comme un tmoignage personnel que j'ai crudevoir rendre. Tout en affirmant la sincrit de ce tmoignage, je comprends parfaitement que

    son contenu puisse et doive tre contest. Le mystre qui enveloppe nos dmarches humainesest si profond que ce n'est pas trop de l'effort coordonn, solidaire, de tous les individus pour

    parvenir en lever quelques voiles. Je ne prtends possder aucune vrit infuse et, comme

    tous ceux qui cherchent vraiment, je suis en dpit de mes intemprances occasionnelles delangage un chercheur inquiet. Un semblable chercheur ne saurait tre inhumain.Si donc je m'lve avec vhmence contre le ritualisme, je ne suis peut-tre pas aussi

    agressif l'gard des hommes engags dans le rite, ou l'gard des religions, que l'avant-propos de M. Masson-Oursel peut le donner penser. Je crois pouvoir dire que, tout en

    m'opposant au ritualisme, je me suis efforc de le considrer avec une comprhensiveimpartialit. Surtout, j'ai fait effort pour rendre justice au ritualiste, parce que le ritualiste est

    un homme qui a droit mon affection. J'ai tent de pntrer dans son esprit, de rendrehommage autant que possible sa bonne foi, de faire avec lui le plus long bout de chemin que

    je fusse capable de faire. Je pense profondment, crivais-je Robert Linssen, que le ritualisme est un danger pour

    la vie spirituelle; qu'il est pour l'me, non un aliment, mais un poison. Cela ne doit pas faireperdre de vue qu' longtemps ingrer un poison on finit par lui confrer la ncessit, au moins

    provisoire, d'un aliment. Personne ne met en doute le caractre toxique des stupfiants. Iln'empche qu'en supprimant brutalement la dose quotidienne du toxicomane on risque de

    provoquer chez lui les dsordres physiologiques les plus graves. Analogiquement, on doitviter de parler du ritualisme avec tant de violence, de hauteur et de mpris que ses adeptes

    convaincus ne puissent que se braquer irrmdiablement, se hrisser dfinitivement devant lelangage qu'on leur tient. On aboutit de la sorte, non une gurison, mais un renforcement du

    mal. Aussi, la voie que j'ai choisie rpudier nettement, sans quivoque possible, leritualisme, mais ne pas mconnatre l'effort spirituel maladroit de ses adeptes sincres, rendre

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    mme pleine justice cet effort me parat la plus heureuse. Mon livre comprend deux parties assez profondment diffrentes.

    On pourrait ne voir dans la premire qu'une paraphrase de l'enseignement de Krishnamurti,principalement dans ses rapports avec le problme de la spontanit. Ce serait peut-tre l un

    jugement htif. Si prodigieuses que puissent tre ma gratitude et mon admiration l'gard de

    Krishnamurti, je ne suis pas de ceux qui veulent faire de sa parole un vangile. Krishnamurti asouvent dit qu'il avait voulu tout comprendre par lui-mme. Je nourris, en ce qui me concerne,la mme lgitime ambition.

    La seconde partie du livre, qui traite des rapports entre le mysticisme et les religions,apparatra d'emble au lecteur comme une uvre plus personnelle. Bien qu'on y trouve des

    rappels des enseignements krishnamurtiens, elle constitue la partie le plus visiblementoriginale du livre. Elle est essentiellement le fruit de mes expriences religieuses personnelles

    et des mditations auxquelles ces expriences m'ont conduit. J'ai le sentiment que lesritualistes sincres et rflchis ne pourront rester insensibles cette partie de mon travail. Par

    la vrit psychologique de ses analyses, elle apparatra particulirement dangereuse auxorganisations clricales. Et il sera difficile aux mystiques d'Eglise de lui refuser toute

    adhsion. Elle chappe, en outre, nombre de critiques que l'on peut adresser des thsesantiritualistes manant d'auteurs dont la pense s'inspire du matrialisme ancien ou du rcent

    marxisme.Je suis pleinement conscient de toutes les imperfections dans le plan et dans la forme que

    l'on pourra relever dans cette tude. Il se peut qu'elle contienne, de-ci, de-l, des erreurshistoriques ou de contestables assertions. Je n'ai pas voulu faire uvre d'rudit. Je n'en avais

    ni le got ni les moyens. J'ai surtout voulu communiquer une vision, un climat spirituel quisont pour moi d'une importance vitale, dcisive. On peut considrer les lments extrieurs

    dont je me suis servi comme de simples prtextes cette communication.On dira sans doute que le parti pris de clart, la passion de naturel et de spontanit que

    manifestent ces pages conduisent retirer l'humanit ses moyens ordinaires de consolation

    sans lui garantir, brve chance, d'en retrouver l'quivalent. Je rpondrai que le souci d'treassur que l'on recevra autant ou davantage, si l'on consent se dpouiller de quelque chose,est d'essence mercantile. Rien n'est vrifiable absolument en mtaphysique, rien de dcisif

    tout au moins, et la vie, qu'on le veuille ou non, qu'on se le dissimule ou qu'on le reconnaissefranchement, est une aventure. Chacun est donc libre, en un sens, de se donner lui-mme les

    orientations fondamentales de son existence, dans la mesure o il peut chapper la pressiond'autrui et sous rserve qu'il n'oublie pas que ce libre choix n'est pas automatiquement

    heureux. En consquence, on peut, ddaignant la volont de rconfort ou la volont depuissance, faire sienne cette volont d'intelligence, dont la noblesse est incontestable et qui

    seule peut raliser, avec le temps, l'harmonie du genre humain.Si l'on hsite sur le sens donner certains des termes dont j'ai fait usage, on consultera

    utilement la note 1 qu'en raison de son caractre particulirement technique, j'ai rejete aprsle texte principal. J'espre que les prcisions qu'elle contient dissiperont les quelques

    obscurits ou quivoques auxquelles ce texte aurait pu donner lieu.Je ne voudrais pas achever cet avertissement sans dire le souvenir mu que je garde de mon

    regrett ami M. Masson-Oursel, dont l'humilit tait aussi grande que le savoir, et quim'accueillit avec tant d'ouverture d'esprit et d'affectueuse simplicit.

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    I

    LES DISCIPLINES ET LES RITES,OBSTACLES MAJEURS

    A L'PANOUISSEMENT INDIVIDUEL,

    A LA RALISATION SPIRITUELLE DE L'HOMME.OBJECTIONS

    1

    Jusqu' Copernic, les astronomes occidentaux expliquaient les apparences du mouvement

    diurne par une rotation des corps clestes autour de notre globe suppos immobile et faisantfonction de centre du monde. Vous savez comment, aprs Copernic, cette vue nave a t

    dtrne par la conception qui est ntre. Mais la dcouverte de Copernic et-elle t possiblesans les travaux, si errons fussent-ils, de ses prdcesseurs, sans les observations, mal

    interprtes mais techniquement correctes, des tenants du systme de Ptolme ? L'ide mmed'une explication dcouvrir lui serait-elle venue l'esprit si, avant lui, des dfricheurs moins

    subtils ou plus prvenus n'avaient minutieusement prospect les tendues clestes ? Il n'estpas douteux qu' ces questions une rponse ngative s'impose.

    Ce que j'ai dit de Copernic et de la thorie gocentrique, je pourrais le redire de Lavoisier etde la conception du phlogistique.

    En toutes ces matires, il n'est que juste de rendre hommage aux prcurseurs malheureux, ceux qui ralisrent, sans pouvoir eux-mmes en tirer pleinement parti, les conditions d'o

    devait jaillir l'clair d'intelligence final. Mais cet hommage une fois accord, devons-nousaller, par respect pour la mmoire de ces chercheurs disparus, jusqu enseigner dans le

    prsent, comme autant de vrits scientifiques, l'astronomie ptolmenne ou la thorie du

    phlogistique ? Qui ne trouverait absurde, dangereuse pour l'esprit, une si pieuse dtermination?Ce que je viens de dire de Copernic et de Lavoisier, je pourrais le redire de Krishnamurti.

    Dans la premire lettre que je vous ai adresse, j'crivais que je donnerais volontiers tous lesouvrages des plus illustres matres hindous, du pass ou contemporains, pour quelques pages

    heureusement choisies de Krishnamurti. Une telle affirmation pouvait apparatre nonseulement sectaire mais encore cruellement injuste. Or, tout au fond, je n'entendais nullement,

    en la formulant, mconnatre le fait que Krishnamurti aurait t totalement inconcevable si lesgrands prcurseurs indiens dont j'tais prt sacrifier les uvres n'avaient exist avant lui,

    n'avaient cr le climat spirituel dans lequel devait clore sa pense.De mme que la pense copernicienne conserve, en les dpassant, les rsultats utiles des

    recherches antrieures et leur donne tout leur sens, de mme le message de Krishnamurtiramasse en lui-mme, en les ordonnant, en leur attribuant leur sens vritable et ultime (disons,

    si vous le voulez, par prudence : provisoirement ultime) tous les apports utilisables, toutes lesdonnes valables de la spiritualit indienne. C'est pourquoi, dans l'hypothse o

    l'enseignement krishnamurtien serait conserv, je verrais disparatre sans angoisse les uvresde Gautama, de Ngrjuna, de Shankara, de Rmakrishna ou de Ghose.

    Peut-tre mme devrais-je souhaiter en un sens leur disparition, car la diffusion deconnaissances imparfaites ou confuses, de connaissances o le vrai et le faux se mlent sans

    qu'il soit facile de les sparer, une telle diffusion, dis-je, ne va pas sans prsenter de relsdangers. Quand on peut offrir aux hommes un difice clair et complet pourquoi vouloir les

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    faire entrer dans une construction inacheve et partiellement obscure ? Quand on dispose deCopernic ou de Kpler, pourquoi ressusciter Ptolme ?

    Un bouquet d'erreurs, disait potiquement Krishnamurti, n'a jamais fait une vrit. Siadmirable, si mritoire qu'ait pu tre l'effort du pass, notre respect pour cet effort ne doit pas

    nous empcher de donner aux hommes le plus haut enseignement compatible avec les

    possibilits prsentes de l'intelligence humaine. Les ttonnements anciens taient invitables.Ils ont fourni une prcieuse matire mditation. Ce serait donc ingratitude et folie de lescondamner. Mais ds l'instant qu'en passant ces ttonnements au crible de l'analyse nous

    sommes parvenus une plus haute sinon dfinitive clart, pouvons-nous encore convier leshommes revenir ces ttonnements, en perptuer l'exercice ? Ce serait une autre folie.

    Que le ritualisme ait t un instrument d'exprimentation psychologique, je n'ai aucunementl'intention de le contester. Mais si ce mode particulier d'exprimentation nous a livr toutes

    ses ressources, nous a laiss voir ses limites et ses prils, allons-nous continuer d'enrecommander l'usage ? Krishnamurti constatait, non sans raison, qu'une seule ide claire

    dtruisait beaucoup d'ides fausses. Si la preuve est faite qu'une certaine conception de laspiritualit tait errone dans son fond, si nous pouvons maintenant formuler le problme

    spirituel en pleine lumire, allons-nous prconiser encore les pratiques qui s'accrochaient laconception devenue dsute ? Ici tout prjug sentimental doit s'incliner devant les ncessits

    rationnelles, toute prfrence doit cder le pas devant la vrit.

    2

    Vous objecterez que le ritualisme est un instrument de choix en vue de l'acquisition decertaines disciplines. J'en suis d'accord. Mais s'il est dmontr et la dmonstration a t

    faite, claire et irrfutable que la solution ultime du problme spirituel ne peut tre obtenue

    par aucune discipline, par aucune imitation, par aucun entranement, de quel secours peut trepour nous le ritualisme dans l'entreprise de notre ralisation finale ?Que des disciplines soient utiles dans l'ordre des techniques industrielles ou artistiques,

    qu'elles aient dans la vie sociale une importance majeure, c'est indniable. Le ritualisme, detoute vidence, peut concourir efficacement l'tablissement et au maintien de ce que l'on est

    convenu d'appeler une civilisation . On ne saurait mme concevoir sans lui, au prsentstade de l'volution humaine, cet tablissement et ce maintien. Que le ritualisme soit la source

    d'motions individuelles intenses, c'est encore incontestable. C'est mme ce dernier caractrequi est au principe de l'efficacit sociale ou religieuse du rite. En dernire analyse, le rite nous

    apparat donc comme un moyen d'utilit sociale ou politique, comme le ciment desorganisations religieuses. Mais lorsque nous considrons le problme spirituel dans sa donne

    la plus intrieure et la plus pure, sommes-nous en train de construire une civilisation venirou d'organiser, de consolider une socit religieuse naissante ? L'homme qui s'efforce vers sa

    propre perfection, vers l'unit de ses puissances, l'homme qui essaie de plonger dans lesprofondeurs de son tre intime pour y dcouvrir le secret de son essence, ne se propose pas,

    du moins directement et immdiatement, des objectifs aussi extrieurs et aussi lointains.Que des civilisations grandioses puissent surgir aprs coup de son effort d'approfondissement

    et d'unification de sa personne, c'est ce que l'histoire atteste en maintes circonstances. Mais ln'tait pas le rsultat initialement poursuivi.

    D'autre part, si l'individu devait attendre d'avoir ralis l'harmonie de toute la plante pourqu'il lui devnt possible de raliser la sienne propre, mieux vaudrait qu'il abandonnt la

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    tentative ds le dpart, moins qu'il ne st disposer pour sa tche d'une centaine ou d'unmillier de nos vies. Historiquement, toutes les librations que l'on peut croire effectives n'ont

    t jusqu' ce jour que des russites individuelles et isoles. En consquence, l'homme quis'efforce vers sa propre perfection, sa dlivrance, ne peut l'attendre comme un rsultat de

    l'organisation sociale particulire, du type de civilisation qu'il aurait imposer l'humanit

    entire avant de pouvoir se raliser lui-mme. Son accomplissement spirituel ne peut lui venirqu'au terme d'un effort sur son tre propre.Ce point tant clairement dgag, il nous reste donc prouver que les disciplines qui sont

    indispensablement ncessaires dans les domaines de la technique, de l'organisation politique,sociale ou religieuse, s'appliqueront avec autant de bonheur au problme de l'unification de

    mon tre intime, quand il s'agira de raliser la synthse de mes puissances. Car le problmespirituel, dans sa donne psychologique, n'est rien d'autre, comme l'avait bien vu Fichte, que

    celui de l'accord avec soi-mme.Que cet accord avec soi, cette totalisation permanente des lments de la personne,

    inaugure, pour qui l'obtient, un nouvel tat de conscience, c'est un fait. Il n'en reste pas moinsvrai que, pratiquement, tout se ramne raliser cet ajustement unifiant qui dtruit les

    contradictions intrieures du sujet. Qu'un tel ajustement, comme le ferait celui, correctementexcut, des lments, jusque-l dforms, d'un tube tlescopique, nous donne un nouvel et

    profond accs dans l'tre, nous introduise au cur mystrieux de la ralit, c'est l ce qui,dans la ralisation spirituelle, est donn par surcrot. Notre tche propre, la seule laquelle

    nous devions nous obstiner, c'est d'effectuer notre propre et dfinitive synthse dans l'action,dans le comportement quotidiens. Ces prcisions donnes et il tait bon qu'elles le fussent

    je repose la mme question cruciale, la terrible question constamment omise et dont onpourrait dire qu'elle est vritablement tragique dans sa simplicit : les disciplines qui

    russissent sur le plan des techniques industrielles ou artistiques, les disciplines qui assurentla perptuit des organisations sociales, politiques ou religieuses, sont-elles capables d'oprer

    la synthse individuelle, de procurer cette unit durable du moi qui est, psychologiquement,

    l'quivalent de son effacement subjectif

    1

    , de son abolition en tant que reprsentation distincte?La rponse, sans appel, est ici entirement ngative. Ce n'est pas assez dire. Non seulement

    la preuve ne peut tre administre que les disciplines soient en mesure de contribuer l'intgration des lments individuels, mais encore c'est la preuve de l'oppos qu'un peu de

    rflexion fait surgir invitablement dans l'esprit. Loin d'tre sources d'unit et de vrit dansl'ordre intime, les disciplines sont des causes de dsintgration individuelle et de

    dissimulation.

    3

    S'imposer, en effet, une discipline, n'est-ce pas instituer une dualit en soi, ddoubler sonmoi en deux fragments dont l'un inflige et dont l'autre subit la discipline envisage ? N'est-ce

    pas en mme temps touffer la sincrit, la vrit spontane de ce que l'on est, falsifier departi pris ses dispositions, ses aspirations naturelles ? On ne peut se refuser l'admettre ds

    que l'on consent y rflchir. Loin d'unifier, d'harmoniser le moi, toute discipline dlibre ledchire et le fausse. Le sentiment de contrainte, invitable ds que l'on tente de se conformer

    1Voir note I, la fin de l'ouvrage.

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    une discipline, est-il autre chose que la pnible conscience d'une dualit ?Vous ne manquerez pas de me rpondre que cette dsintgration vcue, dont vous ne

    pouvez contester l'existence l'origine du processus disciplinaire, n'est qu'un moment de ceprocessus et qu'un autre moment vient o, la virtuosit se trouvant acquise, l'action devient

    spontane, l'acteur agit tout d'une pice.

    C'est exact s'agissant de ces disciplines que je pourrais appeler instrumentales et qui visent nous procurer l'usage sr et familier, l'usage automatique et quasi inconscient d'instrumentsmatriels ou intellectuels. Par ces disciplines, nous nous adaptons un lment qui est fixe

    par nature, invariablement dfini. Dans l'apprentissage du piano, par exemple, nous avonsaffaire un instrument spcifi, un objet qui ne subit aucune variation apprciable dans la

    dure, dont les lois du fonctionnement sont pratiquement immuables. C'est pourquoil'adaptation peut devenir parfaite en son genre, aboutit la construction d'un pur mcanisme

    psychophysiologique, d'un automate intrieur rpondant toujours identiquement uneexcitation dtermine. L'effort par lequel l'esprit ordonnait et contrlait les mouvements des

    doigts, assurait la correspondance entre ces mouvements et les indications visuelles fourniespar le texte de la partition, cet effort, invitablement conscient, pniblement conscient

    l'origine, glisse graduellement et dfinitivement dans l'inconscient de l'habitude. Auxcoordinations cintiques rflchies, penses dans leur dtail, succdent des coordinations

    spontanes, mcaniques, de vritables rflexes. Chez le virtuose, toute conscience d'effort adisparu et, du mme coup, toute notion d'une contrainte, d'une dualit.

    Ce qui est vrai de la discipline indispensable l'apprentissage du piano est vrai de touteautre discipline qui limite son ambition vouloir forger en nous, pour des fins purement

    pratiques, un automate physiologique ou mental. Dans les cas de ce genre, la disciplineaboutit, atteint son but, institue un fonctionnement dfinitivement ais et indolore.

    Mais, s'agissant des disciplines morales, des disciplines vitales qui prtendent rgler laconduite, le comportement quotidiens des individus, l'chec est constant. La dualit implique

    dans la contrainte initiale ne se dissipe pas vraiment, mme si, par intervalles, elle cesse d'tre

    perue. Elle est pareille ces oueds que l'on croit dfinitivement absorbs par les sables maisqui reparaissent toujours. Rapparition invitable, dans le cas des disciplines tendant formerdes habitudes vitales, car la contrainte initiale contenait dj en germe la ncessit de celles

    qui devraient lui succder, tout au long d'un processus sans fin, de ce processus queKrishnamurti et Dahlke appellent le processus du moi .

    La vie, en effet, est mouvante et si nous essayons de l'enclore, de la maintenir dans lescadres fixes que se proposent de construire les disciplines, elle fait clater ces cadres

    irrsistiblement. En sorte qu'il nous faut toujours recommencer construire dans les douleurs,dans les dchirements de la dualit, des comportements toujours prcaires. J'ai analys de

    prs, dans une note dj vieille, le mcanisme psychologique qui prside la renaissanceindfinie de ces comportements, qui rend invitable l'incessante et fastidieuse refonte de ces

    habitudes vitales. Je montrais dans cette note comment de telles habitudes venaient se brisercontre des vnements de notre destine individuelle ou se trouvaient renverses par

    l'volution irrsistible des choses, et comment, aprs chaque rupture dans l'difice deshabitudes, c'est--dire dans l'difice des disciplines en acte, des comportements acquis, suivait

    une tentative de rfection, un repltrage. Et j'ajoutais : Substituer une habitude vitale une autre ou, en d'autres termes, procder un

    repltrage , est une entreprise difficile qui implique un effort soutenu et dsagrable contre laprcdente version de soi. D'autre part, la rupture involontaire d'une habitude tablie, rupture

    cause par des vnements dont le contrle nous chappe, est un phnomne trs dplaisant.On conoit, en consquence, que l'homme aspire un tat de choses qui ne ncessiterait plus

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    ces reconstructions laborieuses, toujours renaissantes, et qui, en outre, serait l'abri desbouleversements fortuits. Cela se traduit chez l'individu par la recherche d'une habitude

    parfaite ou, ce qui revient au mme, d'une dfinition parfaite, immuable, qui serait lahauteur de toutes les circonstances venir. C'est--dire que l'individu va se mettre en qute

    d'un idal, d'un modle prsum insurpassable, qu'il prendra pour le symbole et la formule de

    l'inbranlable perfection qu'il veut atteindre. Ds qu'il estimera possder ce modle, ils'efforcera de s'y conformer. Aprs chaque rupture dans l'difice des habitudes, il y a ainsi recherche puis adoption

    d'un modle, revu et corrig, que l'on tient pour ultime. A chaque recommencement, l'individuessaie de se persuader qu'il procde la dernire tentative, que son modle, cette fois, est au

    point et ne subira plus de retouche. Et une fois la nouvelle dfinition, c'est--dire la nouvelleattitude, acquise, elle lui a cot de si grands efforts et il est si peu dispos les renouveler,

    qu'il veut la maintenir avec une nergie farouche. De l encore, une empreinte volontaire, uneinduration qui tend se maintenir d'elle-mme, une accumulation de la volont, un rflexe

    ancr, mcanique, qui ne pourra tre dissip que moyennant de nouveaux efforts rpts,lesquels engendreront leur tour un nouveau mcanisme, sans que l'on aperoive de terme

    cette gnration successive de comportements ptrifis. Indubitablement, nous sommes enprsence d'un processus circulaire, dont les termes alterns se suscitent mutuellement et

    rciproquement; d'une activit qui, par son exercice mme, reconstitue perptuellement lesconditions dont elle surgit et cre ds lors indfiniment sa propre ncessit.

    Si ce processus est envisag non plus l'chelle individuelle mais l'chelle sociale, lesruptures s'appellent rvolutions et les repltrages ne sont rien d'autre que l'institution de

    nouvelles lgalits. Remarquons de quelle curieuse manire l'exprience du changement vient renforcer le

    dsir de permanence et comment l'homme, dans son irrflexion, s'accroche la cause mmede ses tourments, ce comportement rigide qui suscite les troubles mmes auxquels on lui

    demande de remdier.

    Sans doute y a-t-il, malgr tout, de rupture en rupture, une sorte de mouvement,d'adaptation progressive. Mais ce progrs s'effectue par -coups et en mode contraint, sous lapression des ncessits de l'heure. Ce n'est pas une mobilit clairvoyante, fondamentale,

    fluide. Il s'agit plutt de corrections, successives et brutales, une continuit durcie, un tatde choses qui est essentiellement, aveuglment rigide et qui se veut tel. Symboliquement, ce

    n'est pas ici une courbe harmonieuse aux souples inflexions, mais une ligne brise nerencontrant que rarement cette courbe idale et, pour ainsi dire, par hasard.

    Il rsulte clairement de ces considrations que vouloir rsoudre par le moyen des disciplinesle problme fondamental de la vie, c'est s'engager follement dans une entreprise interminable

    et impossible, dans une tentative qui n'aboutira jamais parce qu'elle est fausse ds le principe;parce qu'elle mconnat les donnes de l'exprience la plus immdiate et la plus banale; parce

    qu'elle postule cette absurdit que le fixe est de mme essence que le mouvant, en constitueune mesure valable; que l'imitation servile et la rptition peuvent s'opposer victorieusement

    l'incessante cration universelle, dfier tous les renouvellements dont le monde et le moi nousoffrent le perptuel spectacle; qu'il est possible d'tendre le gnie sur le lit de Procuste de

    l'habitude. Tentative insense dont nous ne voyons pas que si elle aboutissait elle signifieraitl'arrt du devenir crateur, la mcanisation irrmdiable de l'univers, sa rduction un

    fonctionnement dfinitivement immuable. Tout cela est impliqu invisiblement dans la thsequi veut faire des disciplines un outil librateur. Lorsqu'il y a en nous un centre statique et

    hors de nous des valeurs changeantes, un conflit doit invitablement surgir , nous ditKrishnamurti.

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    Vous serez tente de m'objecter que si vous tes toute dispose reconnatre la valeur de ma

    critique, s'agissant des disciplines par lesquelles nous essayons de nous adapter autrui et aux

    vnements extrieurs, vous tes plus sceptique en ce qui concerne la faillite de celles qui,comme c'est le cas pour maintes pratiques rituelles, oprent au cur mme de notre intimit etse donnent pour objet notre perfection spirituelle.

    Je vous accorde, me direz-vous, que les comportements fixes, les routines auxquelles nousprtendons paresseusement rduire nos activits extrieures, se trouvent battues en brche,

    dtruites les unes aprs les autres, par le mouvement des choses, par les rsistancesimprvisibles ou les initiatives surprenantes des tres avec lesquels nous sommes en rapport.

    Je vous accorde que ce fait et notre raction ce fait sont l'origine d'un processusdouloureux qui s'entretient de lui-mme, qui recre automatiquement les conditions de sa

    propre existence et qui, par consquent, n'aura pas de fin tant que nous n'aurons pasfondamentalement modifi les dispositions de notre esprit, le principe de nos rponses aux

    impacts extrieurs. Vous tes fond, ici, dans ce cas particulier, profrer, contre le genre dedisciplines que vous venez de dfinir, contre l'ide mme d'avoir recours ces disciplines, une

    condamnation sans appel. Mais le processus douloureux, le processus sans fin dont vous avez dmontr l'existence,

    ne repose-t-il pas tout entier sur l'action d'un milieu, milieu dont les changements, lesinterventions imprvisibles viennent branler du dehors l'difice de nos comportements, de

    nos habitudes ? Or, quand je mdite, selon les formes prescrites, dans le silence de machambre, quand, seule, et toutes portes closes, j'accomplis les gestes que m'ordonne le rituel,

    comment les influences sociales, les vnements domestiques pourront-ils pntrer jusqu'moi, comment mes entreprises intimes pourront-elles, en gnral, se trouver soumises aux

    pressions brisantes de l'extrieur ? Dans mes rapports avec le monde, mes initiatives taient

    contrecarres par des vnements qui chappaient mon contrle. Mais ici, je n'ai affaire qu'moi-mme. Ds lors, les causes qui provoquaient ces ruptures et dclenchaient par l leprocessus dont vous avez parl ne sont-elles pas absentes ? La discipline rituelle ne va-t-elle

    pas, dans ces conditions, aboutir ? Je pourrais vous rpondre que les qualits que l'homme se propose d'atteindre par une

    ascse solitaire ne sont pas, en gnral, sans rapport avec ses activits extrieures, en sorteque les checs subis au-dehors retentissent presque invitablement sur les dispositions

    conscientes les plus intimes. Mme les efforts par lesquels le ritualiste prtend se mettre encommunication avec un univers inaccessible aux sens et dont il retire des joies qui ne doivent

    rien aux sources communes de satisfaction, mme ces efforts-l vont transformer les rapportsentre le ritualiste et son milieu. Se confinant de plus en plus dans son ivresse intime, le

    mditant se dsintresse des vnements et des tres extrieurs, risquant par l de s'attirer dessurprises dsagrables, si dsagrables mmes qu'elles peuvent l'arracher brutalement son

    rve intrieur. Tant que l'on possde un corps, on ne peut jamais s'isoler que temporairementet imparfaitement des circonstances physiques et sociales. La sparation entre ce monde et

    nous-mme est, en dfinitive, illusoire.Mais point n'est besoin de dmontrer que les changements extrieurs retentissent sur notre

    conscience intime. Le moindre regard direct jet sur cette conscience suffit nous en rvlerl'inpuisable mobilit intrinsque, la perptuelle et prodigieuse agitation. Rien de fixe ne se

    laisse voir en elle. Les motions sont pareilles une mer bouillonnante dont la coloration et lafigure varient d'instant en instant. La fixit de nos moyens reprsentatifs, les permanences du

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    langage peuvent, lorsque nous sommes distraits, nous induire en illusion. Mais ds que nousessayons de saisir un sentiment, une tendance dans leur vrit originale et vivante, toute

    dfinition permanente se drobe et nous chappe, notre regard intrieur se brouille; l'objetmme de notre observation semble reculer, se disperser, nous laisser en prsence d'une

    vacuit dconcertante.

    Ainsi donc, le milieu intrieur est, dans sa donne immdiate et nave, encore plusdsesprment mouvant que les circonstances externes. Il reproduit, en les exagrant, toutesles apparences du monde objectif. Il est le thtre de conflits aussi violents, aussi pres que

    ceux qui nous opposent la nature ou nos semblables.D'ailleurs, ces derniers conflits n'existent pour nous que par les chos qu'ils veillent dans

    cet univers intrieur o nous voyons surgir des transformations plus soudaines encore et plusimprvisibles que celles du dehors, o nous subissons des checs tout aussi cuisants que nos

    checs extrieurs.Le rite dont la pratique nous satisfaisait hier, veillait en nous une joie profonde, nous laisse

    aujourd'hui douloureux et du. La flamme de l'exaltation passe est devenue cendre, ladouceur s'est faite amertume. Par des exercices, des mditations rptes, nous pensions

    acqurir telle qualit ou telle vertu et, aprs des semaines, des mois ou des annes d'efforts,nous sentons sourdre nouveau en nous les impulsions anciennes, les dsirs frmissants que

    nous pensions avoir dfinitivement extirps. Un dcouragement nous prend, un doute surl'efficacit du rituel, un scepticisme l'gard du systme de mditation adopt. Finalement,

    nous nous mettons en qute d'un nouveau rituel ou d'une nouvelle mthode contemplativeauxquels nous essaierons de nous conformer au prix d'un effort pnible, d'un effort dont la

    ncessit reparatra toujours.Ainsi donc, que nous nous tournions vers l'extrieur ou vers l'intrieur, vers les

    comportements sociaux ou les rites solitaires, nous dcouvrons le mme processus. C'est undes thmes familiers des causeries de Krishnamurti que l'homme, pour trouver une

    compensation aux checs qu'il subit dans le monde extrieur, essaie de se rfugier dans un

    monde intrieur o les mmes difficults et les mmes dceptions l'attendent. En ralit, ainsique je le disais plus haut, il n'y a pas de diffrence profonde entre ces deux mondes : l'un etl'autre se mirent dans une conscience unique. La fuite vers les refuges intrieurs est aussi

    vaine que la poursuite des mondes ou plans suprieurs. Si l'aberration est en nous, nous latransporterons insparablement en n'importe quel lieu o nous choisirons d'aller. Quand le

    dfaut est dans l'organe de vision, ce n'est pas en changeant la nature de l'objet observ quel'on se dlivrera de ce dfaut. En quelques phrases dcisives, Krishnamurti fait justice de cette

    illusion : Vous ne pouvez pas transfrer la conscience de ce monde-ci dans un autre plan etimaginer qu'elle deviendra une conscience diffrente. La conscience est conscience partout o

    elle se trouve il n'y a ni haut ni bas. Dans le prsent seul est l'univers entier. Ainsi donc, parce que nous portons en nous le germe et le principe du conflit, parce que

    nous sommes, si l'on peut dire, dsadapts par construction l'gard de toute ralit, nous necessons de lutter contre le monde que pour retrouver la bataille au cur de nous-mme, nous

    n'chappons aux surprises et aux camouflets objectifs que pour en retrouver l'quivalentintime.

    En consquence, la tentative de stabiliser disciplinairement nos tats de conscience estencore plus vaine que celle par laquelle nous voudrions arrter le devenir universel. Encore

    une fois, dans un cas comme dans l'autre, imaginer que notre action pourrait, selon le vu desdisciplines, s'exprimer en des modes invariables et rester pourtant adapte aux objets avec

    lesquels elle se trouve en rapport, c'est, invitablement, prtendre assujettir le mouvement deschoses aux conceptions paresseusement fixes de notre esprit; c'est vouloir dtruire le

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    renouveau de la pense, ternir la fracheur des motions, craser sous le talon les plus finesmanifestations de la vie, bafouer ce merveilleux pouvoir de cration et d'invention qui nous

    apparat comme l'essence mme de la ralit.Le processus que l'on voudrait limiter au domaine dans lequel s'inscrivent nos rapports avec

    le milieu naturel ou social est, par suite, absolument gnral. Il embrasse, conditionne et

    domine toutes nos activits. En sorte que les conclusions que nous avons t amens formuler valent pour le ritualisme comme pour n'importe quel comportement stabilis.Mais je veux vous faire la part belle et je ne mettrai aucune mauvaise grce reconnatre

    que certaines gens prtendent se bien trouver des crmonies ou des rites qu'elles ne cessentde pratiquer et affirment qu'elles ont trouv la paix dfinitive. Ce qu'elles ont

    malheureusement trouv, c'est la paix de la mort. Chez de telles personnes, le mouvement dela vie s'est arrt, l'initiative cratrice s'est teinte faisant place un pur fonctionnement qui

    s'accompagne d'une satisfaction confite, pareille celle qu'prouverait un mcanisme bienhuil s'il pouvait devenir conscient de ses activits. Allons-nous parler ici de ralisation

    humaine, d'accomplissement spirituel ? Ce serait un non-sens. Nous sommes bien pluttdevant une autodestruction. Ces individus assoupis dans la batitude de leurs routines sont de

    ceux qui, selon le mot de Krishnamurti que je citerai plus loin, sont parvenus se supprimereux-mmes. De tels exemples, bien loin d'infirmer la thse selon laquelle toute discipline

    spirituelle est nocive, en constituent une lamentable et saisissante illustration.Bnissez le ciel, chre Madame, de ce qu'il nous reste encore des moments pnibles. Si elle

    n'tait la suprme libration, une constante harmonie serait la fin de tout. Vous auriez cess devraiment vivre.

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    Les dveloppements qui prcdent constituent dj une condamnation sans appel del'aberration disciplinaire. Et pourtant nous n'avons jusqu' prsent considr de prs quel'action dissolvante des disciplines l'gard de l'unit du moi. Nous avons maintenant dire

    comment, par les difformits qu'elles nous infligent, l'ignorance o elles nous maintiennent l'gard de notre condition relle, de notre vraie nature, les disciplines nous interdisent de

    parvenir jamais la comprhension et, partant, la solution durable de nos difficults.On ne peut, en effet, rsoudre un problme que si l'on en connat exactement les donnes. Si

    donc nous sommes pour nous-mme un problme, nous ne pourrons en trouver la solution quesi nous connaissons ses lments authentiques, c'est--dire si nous parvenons une limpide

    connaissance de nous-mme.J'ai dj indiqu brivement que toute discipline que nous faisons effort pour nous imposer

    touffe invitablement la sincrit spontane de notre tre. Se discipliner, c'est se dformerpniblement pour s'identifier un modle, c'est presser un masque avec violence sur son

    visage naturel, c'est grimacer pour se donner l'apparence de ce que l'on n'est pas, c'est injecteren soi des caractres d'emprunt que l'on ne sait plus ensuite sparer des siens propres, c'est se

    contraindre endosser des vtements qui ne sont pas faits pour soi, qui craquent auxentournures et dans lesquels on devient guind. Comment pourrait-on, dans ces conditions, se

    connatre et, partant, se rsoudre ?Dans le texte qui suit et que je tiens pour l'un des plus profondment simples, des plus vrais

    qui aient jamais vu le jour, Krishnamurti montre avec une force saisissante qu'aucunediscipline, qu'aucune mthode ne peut nous conduire la connaissance sincre de nous-

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    mme : Vivre selon un modle, un idal, le suivre brutalement, mditer sur lui, vous conduira-t-il

    la dcouverte de vous-mme ? La discipline ou la volont peuvent-elles vous conduire laperception de ce qui est rel ? Autrement dit, par l'exercice, par un effort de l'intellect, en

    ployant, disciplinant, forant votre pense dans une direction particulire, pouvez-vous vous

    connatre vous-mme ? Et pouvez-vous vous connatre au moyen d'un modle de conduite,c'est--dire en prconcevant un mode d'existence, une dfinition de ce qui est bien, de l'idal,et en suivant constamment cet idal, en torturant votre pense et vos sentiments selon ses

    dcrets, mettant de ct ce que vous considrez tre le mal et suivant impitoyablement ce quevous considrez tre le bien? Est-ce que ce processus vous rvlera ce que vous tes, quoi que

    cela soit ? Pouvez-vous vous dcouvrir vous-mme au moyen de la contrainte ? C'est uneforme de contrainte que cette impitoyable domination des difficults par la volont, la

    discipline... Tout cela n'est qu'entranement de la volont, ce que je considre comme tant mcanique,

    comme un processus intellectuel. Pouvez-vous tre vous-mme par ces moyens, par cesmoyens mcaniques ? Tout effort mcanique, ou de la volont, est crateur d'habitudes. Par la

    formation d'habitudes vous pouvez parvenir crer un certain tat, raliser un certain idalque vous considrez comme tant vous-mme, mais comme cela est le rsultat d'un effort

    intellectuel ou volontaire, c'est entirement mcanique et, par suite, ce n'est pas vrai. Est-ceque ce processus vous octroie la comprhension de vous-mme, de ce que vous tes ?

    Mais il y a l'autre tat qui est spontan. Vous pouvez vous connatre vous-mme quand vous n'tes pas sur vos gardes, quand vous

    ne calculez pas, quand vous n'tes pas en train de vous protger, quand vous n'tes pasconstamment attentif guider, transformer, soumettre, contrler, quand vous vous

    apercevez vous-mme d'une manire inattendue, c'est--dire quand l'esprit n'a pas d'opinionprconue sur lui-mme, quand il est ouvert, quand il ne s'est pas prpar rencontrer

    l'inconnu.

    Si votre esprit est prpar, srement vous ne pouvez pas percevoir l'inconnu, car vous tesl'inconnu. Si vous vous dites vous-mme : Je suis Dieu ou Je ne suis qu'une massed'influences sociales ou un paquet de qualits , si vous avez n'importe quelle prconception

    de vous-mme, vous ne pouvez pas comprendre l'inconnu qui est le spontan. Ainsi la spontanit peut surgir seulement quand l'intellect n'est pas sur ses gardes, quand

    il ne se protge pas, quand il n'est plus effray pour lui-mme; et elle ne peut surgir que del'intrieur. En d'autres termes, le spontan doit tre le neuf, l'inconnu, l'incalculable, ce qui est

    crateur, ce qui doit tre exprim, aim, ce en quoi la volont, en tant que processusintellectuel de contrle, de direction, n'a aucune part. Observez vos tats motionnels et vous

    verrez que les moments de grande joie, de grande extase ne sont pas prmdits. Ils arriventmystrieusement, obscurment, notre insu. Quand ils sont passs, l'esprit dsire les recrer,

    les ressaisir et ainsi vous vous dites vous-mme : Si je puis suivre certaines rgles, formercertaines habitudes, agir de cette faon et non de cette autre, je pourrai retrouver ces moments

    d'extase... Par aucune mthode, et toutes les mthodes doivent tre invitablement mcaniques, vous

    ne pouvez mettre nu la vrit de votre tre. On ne peut forcer la spontanit. Toute mthodene peut que crer des ractions mcaniques. Aucune discipline ne vous donnera la joie

    spontane de l'inconnu. Plus vous vous forcez tre spontan, plus la spontanit se retire, plus obscure et cache

    elle devient, et moins elle peut tre comprise. Et cependant c'est ce que vous cherchez fairequand vous suivez des disciplines, des modles, des idals, des chefs, des exemples, etc...

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    Vous devez approcher cela ngativement, non pas avec l'intention de capturer l'inconnu, lerel.

    Je n'ai rien ajouter ce texte dcisif qui contient comme un parfum mouvant de cemystre universel, de cet inconnu dont nous faisons partie. La vrit psychologique de ces

    lignes atteindra, pour tout lecteur de bonne foi, la force de l'vidence, d'une vidence si grave

    en ses consquences, si dramatique, pourrait-on dire, que l'on comprend que Krishnamurti serpte et insiste, au risque de paratre monotone et fastidieux. Nous sommes si facilementattraps, sduits par l'clat intellectuel des thories tranges et compliques, et si peu

    sensibles aux vrits premires et simples, ces notions essentielles que leur vidence mmenous drobe et qui ne se prtent pas ces acrobaties de la pense dont nous tirons tant de

    plaisir et d'orgueil!La cause est entendue. Aucune discipline, ne pouvant rvler ce que nous sommes, n'est en

    mesure de nous conduire notre suprme ralisation. Vous devez approcher celangativement , dit admirablement Krishnamurti. Nous avons dj vu comment les disciplines

    nous faisaient entrer dans un tat toujours renaissant de dchirement et de douleur.Incapables, radicalement incapables, de nous donner accs aux profondeurs libres de la vie,

    elles ne peuvent que nous dfigurer, nous meurtrir sans fin, nous maintenir douloureusementloigns de notre propre essence, nous exiler de nous-mmes jamais.

    6

    Il me semble que l'on pourrait, en adoptant un langage un peu diffrent de celui de

    Krishnamurti, rsumer comme il suit l'ensemble des critiques diriges par lui contre leritualisme

    L'espoir de parvenir par des disciplines, des rituels, rsoudre le problme spirituel est un

    produit caractristique de cette aberration qui consiste traiter le sujet conscient comme unechose, comme un objet que l'on pourrait faonner par des procds industriels. Erreur insigne!Car ce en quoi se forme la reprsentation de tout objet n'est pas en lui-mme un objet, et l'on

    ne saurait retourner contre la vie mme les techniques par lesquelles elle forge ses moyensd'expression.

    C'est dans l'dification des moyens d'expression de la vie que les techniques trouvent leurlgitime emploi. Si on essaie de les appliquer la vie, en tant qu'elle est gnratrice

    d'imprvisible et d'inconnu, on ne peut que l'appauvrir affreusement, la soumettre la torture,et, finalement, la mutiler.

    La vie totale, en effet, se prsente et se prsentera toujours au regard de l'analyse, sous deuxaspects, complmentaires et contradictoires la fois : un aspect conscient, crateur, et un

    aspect instrumental ou technique.C'est l'aspect crateur qui invente ou qui utilise les techniques. Il n'a pas les subir ce

    serait un renversement complet de l'optique relle mais s'en servir. Je sais bien qu'utiliserun instrument c'est en subir les limitations. Cela n'empche pas qu'au sommet de la pyramide

    des automatismes doive subsister un lment libre, un lment vivant. C'est cet lment quiralise pleinement sa propre nature lorsque survient la ralisation spirituelle. Le vritable

    objet de la vie spirituelle n'est d'ailleurs que cela : dgager de la gangue des automatismesinvitables cette suprme tincelle vivante.

    Comprendre ce point clairement, c'est comprendre l'immense folie du ritualisme, quand,sortant de ses applications sociales, il prtend s'exercer dans un domaine qui n'est pas le sien,

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    dans un domaine o toute mthode se rvle pernicieuse, irrmdiablement.Je viens de parler d'un lment libre. La libert ainsi envisage n'a pas besoin d'tre un libre

    arbitre. Il suffit qu'elle implique la possibilit d'un devenir qui, en opposition avec celui desmcanismes matriels, soit orient non vers l'usure et la dgradation mais vers une

    complexit, une richesse, une efficacit et une harmonie croissantes. En d'autres termes, tre

    libre, dans le sens, nullement mtaphysique, o je l'entends, c'est n'tre pas assujetti unedfinition fixe, un systme de conditions immuables; c'est pouvoir assumer des caractresnouveaux, manifester des aptitudes nouvelles; c'est tre capable, en prenant conscience de ses

    limitations et en les surmontant, de se dpasser indfiniment. Une telle libert, indpendantede toute hypothse mtaphysique, est essentiellement concrte, exprimentalement vrifiable,

    Toutes les habilets intellectuelles ne peuvent que se briser contre les vues si simples et sividentes qui viennent d'tre exposes. Pour les formuler on n'a fait appel aucune hypothse

    aventure, aucun artifice. Elles ne font que traduire les donnes trs apparentes del'exprience la plus lmentaire, les enseignements sincres de l'observation la plus commune.

    Aucun homme qui consentira les examiner de bonne foi ne pourra mettre en doute leursolidit, leur certitude.

    Elles sont la porte des plus humbles esprits et l'obstacle leur comprhension ne rsidepas dans l'insuffisance des moyens intellectuels mais dans la force aveuglante des prjugs et

    des passions. Il n'est au pouvoir d'aucun rituel de les dtruire. Au contraire, celui-l qui enprend pleinement conscience se dlivre de tout rituel. Car elles rendent manifeste la ncessit

    d'une souplesse fondamentale, instantane, fluide, d'une souplesse qui rend l'esprit pareil l'eau qui s'ajuste exactement un vase quelconque . Cette souplesse, qui n'est que l'autre

    nom d'une intelligence parfaite capable de suivre les plus rapides mouvements de la vie, estabsolument incompatible avec ces comportements strotyps que visent produire les

    rituels. Ce qui revient dire que ces rituels ne sont pas un adjuvant mais un obstacle auvritable panouissement de l'homme. Et si nous n'tions intoxiqus depuis des sicles par les

    rituels, nous discernerions immdiatement ce point si clair. Nous serions mme surpris qu'on

    ait jamais pu lever des doutes son sujet. Notre surprise toutefois s'attnuerait vite quandnous prendrions pleine conscience des intrts puissants qui conspiraient d'ge en ge maintenir en pareille matire une profitable obscurit.

    7

    Vous me direz que ce rejet des disciplines doit entraner logiquement un dsordre absolu.

    Ce n'est l qu'une conclusion htive et inexacte. Renoncer s'imposer dlibrment desdisciplines, se refuser violenter sa nature n'implique pas que l'on doive se faire l'aptre de la

    licence, devenir systmatiquement indisciplin. Une indiscipline voulue n'est qu'unediscipline ngative, retourne. Krishnamurti parlait ironiquement des gens qui voulaient

    acqurir la non-acquisition. On pourrait parler de mme de ceux qui entreprennent de sediscipliner l'indiscipline.

    En ralit, la discipline qu'il s'agit de rejeter pour atteindre l'intelligence, l'accord avec soi-mme, c'est la discipline que l'on s'impose dlibrment, que l'on maintient par un effort

    consciemment volontaire. Mais ct de cette discipline artificielle, qui fait tomber dans letraquenard dualistique, il y a une discipline naturelle, une discipline spontane qui s'tablit

    sans effort et se dissipe sans rsistance. C'est cette dernire espce de discipline queKrishnamurti dfinit dans le texte suivant dont la simplicit et la profondeur sont admirables :

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    La matrise de la pense se produit lorsque l'on prouve un intrt suffisant pour quelquechose... Lorsque vous tes intress, vous tes capable de vous concentrer. Le dsir cre sa

    propre loi, et l'intrt sa propre discipline. Si vous dployez avec rsolution une grandevolont pour matriser votre esprit, vous ne faites qu'exagrer une opposition, donc intensifier

    la conscience de soi. Observez-vous dans la poursuite du plaisir. L vous ne faites aucun

    effort spcial pour vous concentrer : vous allez au plaisir, votre pense l'anticipeconstamment, s'y exerce, s'accomplit en faisant mille fois le tour des ides qu'il lui suggre.Cela n'exige aucune matrise de soi, car cela vous intresse. Donc allez d'abord dcouvrir ce

    qui, dans la vie, vous intresse rellement. Lorsque votre dsir est divis en lui-mme, vous dployez votre volont afin de le

    matriser; mais si votre dsir se trouve engag dans la poursuite indfectible de son objet,alors il n'y a pas de conflit, donc il n'est pas ncessaire de faire effort pour le matriser. Je

    connais des personnes qui ont matris leur pense, qui ont mdit pendant des annes, c'est--dire qu'elles ont appris se supprimer elles-mmes. Elles ont cart de leur esprit toutes les

    penses qui pouvaient se heurter et se sont accroches une seule ide. Pour moi, il ne s'agitpas d'carter de l'esprit certaines penses mais plutt de comprendre chaque exprience en

    ayant l'esprit alerte.

    8

    A la lumire de ce texte, il apparat clairement que la discipline rejete par Krishnamurti estuniquement la discipline dlibre, celle que l'on s'impose avec effort, dans une pnible

    tension de l'esprit, celle qui violente notre nature. S'interdire une discipline de cette espce, cen'est donc pas ncessairement verser dans l'indiscipline, dans la licence. C'est plutt, on le

    comprend en lisant d'autres textes de Krishnamurti, prendre envers soi l'attitude d'un

    spectateur qui observerait une scne sans rien faire qui ft de nature en troubler le cours, lamanire, dit-il, dont un adulte considrerait les jeux d'un enfant1.

    Alors que nous voulons constamment intervenir au moyen de notre volont dans des tats

    qui sont ntres et que nous connaissons mal, Krishnamurti nous convie observer ces mmestats avec un intrt passionn, sans entreprendre de les modifier dlibrment. En d'autres

    termes, au dsir de modeler notre tre selon des conceptions forges arbitrairement par nousou suggres par autrui, il nous propose de substituer le dsir de nous bien connatre, le dsir

    de pntrer la signification, la structure du processus vital que nous sommes.Tout dsir dforme la perception de son objet, sauf le dsir d'une connaissance impartiale,

    objective, rigoureuse. Si donc nous voulons sortir de la confusion tablie en nous par lesdformations qu'infligent nos dsirs possessifs aux reprsentations que nous pouvons nous

    faire de leurs objets, il faut que nous fassions ntre ce dsir de connaissance pure, deconnaissance dsintresse. Encore devons-nous attendre qu'il surgisse naturellement en nous.

    Si, en effet, dans l'espoir d'en retirer un bnfice, nous voulions nous contraindre uneattitude d'observation impartiale, nous n'aurions plus affaire une soif de connaissance exacte

    mais un dsir de possession hypocritement camoufl en dsir de connaissance. Cettedernire remarque nous montre que l'entreprise laquelle nous exhorte Krishnamurti n'est

    aucun degr facile. Il l'indique lui-mme :

    1Voir note II, la fin de l'ouvrage.

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    Discerner que le dsir est prsent l o l'ignorance existe, et ainsi apporte la souffrance, etcependant ne pas laisser l'esprit s'entraner ne pas dsirer, est la tche la plus ardue et la plus

    difficile. Nous pouvons voir que possder, acqurir, cre de la souffrance et perptuel'ignorance; que le mouvement de l'avidit met obstacle au clair discernement. Si vous y

    pensez vous verrez qu'il en est ainsi. Lorsqu'il n'y a ni besoin ni non-besoin, il y a alors la

    comprhension de ce qui est permanent. C'est un tat des plus difficiles et des plus subtils apprhender; il exige qu'on exerce un effort soutenu et judicieux pour n'tre pas pris entre lesdeux contraires : le renoncement et l'acceptation. Si nous sommes capables de percevoir que

    les contraires sont errons, qu'ils doivent mener un conflit, alors cette perception mme,cette lucidit mme provoque l'illumination.

    L'attitude de l'homme qui, discernant que le dsir apporte la souffrance, ne laisse pas sonesprit s'entraner ne pas dsirer, est une attitude de pure observation, de pure connaissance.

    Et l'effort dont parle Krishnamurti dans ce texte est un effort de discernement. Non pas uneffort pour s'imposer une discipline prconue. D'ailleurs Krishnamurti est trahi dans ce texte

    par les mots qu'il emploie. Car l'effort dont il parle ici n'est pas l'effort qui dchire le moi maiscelui, tout naturel, imprmdit, qu'implique la concentration spontane sur un objet. Le

    savant qu'un problme passionne fait, du point de vue d'un tmoin qui l'observe, des efforts.Mais il ne s'impose pas de les faire. Au contraire, il lui faudrait faire effort, au sens pnible du

    terme, pour les interrompre.Je viens de parler d'un effort de discernement. N'est-ce pas un effort de cette espce qui

    nous permettra de dcouvrir, en nous dlivrant de l'cran des suggestions sociales, ce qui,dans la vie, nous intresse rellement ? Vous pouvez retrouver, travers les diffrents textes

    que j'ai cits, la continuit d'un point de vue.

    9

    Krishnamurti n'entend pas dtruire le dsir, car le dsir est source de l'exprience et lalibration est impossible sans le secours de l'exprience. Ne dtruisez pas le dsir, dira-t-il,mais empchez-le de se satisfaire dans l'illusion. Comment allons-nous empcher le dsir de

    se satisfaire dans l'illusion ? En le retenant par une extrme tension de la volont, en adoptantune solution de force ? Ce serait retomber dans le pige de l'effort, dans le gupier de la

    douleur. Une seule voie reste ouverte qui soit libre de ces embches, celle consistant pntrer, par la connaissance, la nature de l'illusion. Ainsi, travers les rvlations

    impitoyables d'une enqute scrupuleuse, le dsir prendra conscience de la complte futilit deses entreprises, du caractre dcevant des objectifs qu'il s'tait proposs. Il se dtournera, ds

    lors, de lui-mme, des sentiers d'illusion dans lesquels il s'tait gar, tout de mme que nousnous dtournons spontanment et sans effort d'une voie que nous avions choisie quand la

    preuve nous est apporte que cette voie ne saurait nous conduire l o nous prtendions aller.C'est ici la solution par comprhension, la solution d'intelligence, dans laquelle aucune

    violence n'est faite au dsir.Ces prcisions tant donnes, vous saisirez mieux encore pourquoi, tout en faisant litire des

    disciplines dlibres, l'enseignement de Krishnamurti ne saurait conduire au dsordre, lalicence. Car le rejet de toute discipline arbitraire ou extrieure, de toute discipline que l'on

    s'impose, ne doit pas, dans la pense de Krishnamurti, tre spar d'un effort parallle de purdiscernement. C'est l'ensemble de la doctrine qu'il faut considrer. Et l'on voit bien dj que

    cette doctrine est purement psychologique, forme une construction totalement objective,dpouille de tout rsidu thologique ou mythique. On peut dire que Krishnamurti est le Kant

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    de la spiritualit. C'est en cela qu'il opre une rvolution, ou si l'on veut, c'est en cela qu'ilachve la rvolution commence par le Bouddhisme primitif. C'est en cela que son

    enseignement est en rupture avec ceux des matres passs ou contemporains de l'Inde ou duThibet, mme si, certains gards, la mme infrastructure mtaphysique parat convenir la

    fois aux enseignements de ces matres et au sien.

    Arrtons-l cette digression. La force, la profondeur de la thse krishnamurtienne doiventmaintenant vous apparatre. Mais ceux-l mme qui ont renonc l'usage des rituelsconservent leur gard un prjug favorable, une sorte de tendresse nostalgique. En sorte

    qu'il se peut bien que votre esprit ne veuille pas encore se rendre. Et je prvois l'objection quevous serez tente de formuler contre ma thse

    10

    Vous prtendez, me direz-vous, que les rituels sont un obstacle l'panouissement

    humain. N'est-il pourtant pas possible d'prouver, avec le secours des rituels et desdisciplines, des motions tranges et splendides, une sorte de bonheur ? Le ritualiste se sent

    transport, croit certaines minutes entrer en contact avec la divinit mme. Des joies aussivives, aussi bouleversantes sont-elles sans valeur vos yeux ?

    Certes non. Je leur accorde mme une valeur terrible. Alors que la plupart des gens en tirentla preuve que la voie sur laquelle on les rencontre est la juste voie, je les considre comme le

    pire danger qui puisse menacer la recherche spirituelle. Elles sont les sirnes perfides quigarent l'homme, le dtournent de son difficile chemin, de son vritable chemin, pour en faire

    la proie des esclavages infinis.Dieu merci, je ne suis pas le seul avoir dnonc ce pril. Au sein des religions mme, de

    grands mystiques n'ont pas hsit donner l'alarme. Dans La Monte du Carmel, un saint

    Jean de la Croix met en parallle le sentier de l'esprit gar , ou sentier de la recherche desjouissances matrielles, et le sentier de l'esprit imparfait , ou sentier de la recherche desjouissances spirituelles. Je cite de mmoire. Peut-tre le saint parlait-il de biens au lieu de

    jouissances , mais la signification de sa pense n'est pas douteuse.Nous rencontrons l cette aberration profonde qui consiste rechercher sous le nom de vie

    spirituelle de simples prtextes d'exaltation motionnelle.Vous me direz peut-tre que l'homme parvenu la plus haute ralisation prouve lui aussi

    des motions intenses et magnifiques, un bonheur pour lequel il n'est pas de mots. Il est vrai,mais ce bonheur doit surgir de soi, et non pas venir notre appel. Relisez ce que disait

    Krishnamurti sur la naissance des grandes joies, et que je citais tout l'heure. Le bonheurauthentique, la joie de la libration n'adviennent qu' ceux qui ne les cherchent pas; et le plus

    souvent, sinon toujours, dans des circonstances, des situations tellement critiques etdchirantes que bien peu de gens consentiraient dlibrment s'y placer. Ici, la recherche

    qui s'opre selon des voies conventionnelles dtruit son objet.Et c'est commettre une ptition de principe que d'esprer atteindre le sommet de la vie

    spirituelle lorsque, en ralit, on ne fait que poursuivre des motions merveilleusement viveset dlicieusement exaltantes. C'est comme si l'on prtendait escalader un pic en cultivant en

    soi les dispositions intrieures d'un homme qui en aurait achev l'ascension. Ce qui devraittre la consquence gratuite de la recherche en devient le prtexte et la cause finale. Une telle

    erreur de perspective carte en ralit du but vritable, brouille indfiniment la vision,interpose entre l'intelligence et son objet l'cran aveuglant des soifs motionnelles. L o l'on

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    s'imagine poursuivre la vrit, l'unit de son tre, on ne pourchasse que des sensations danslesquelles on s'enlise lamentablement. On veut se soler de spiritualit ds lors frelate

    comme d'autres s'enivrent de vin. Krishnamurti disait justement : Nous pouvons penseraussi qu'en frquentant une glise nous nous sentons exalts, pleins de vitalit, nous

    prouvons un sentiment de bien-tre. Je puis dire, sans insulte, que vous avez la mme

    impression en vous livrant la boisson, en coutant un discours entranant; pourquoi donnez-vous une crmonie une place plus importante, plus vitale qu' tout ce qui vous stimulerellement ?

    Certainement, parvenir la libration, c'est entrer dans une extase. C'est mme entrer dansla seule vritable extase, celle qui, selon l'tymologie du mot, est une sortie hors de soi, un

    chappement la condition du moi. Mais c'est une chose d'exprimenter des momentsd'intensit, de plnitude parce qu'on est libr, et c'en est une autre d'prouver des sensations

    intenses, l'intrieur mme de la condition du moi, sans sortir de cette condition. Si l'intensitintrieure est un trait de la ralisation spirituelle, ce n'est pas son trait distinctif, son critre. La

    force des sentiments n'est pas une garantie de leur qualit. Leur beaut non plus. Commentpeut-on ds lors distinguer le sentiment qu'prouve le libr de celui qu'prouve l'homme du

    commun ? Voici une diffrence caractristique : L'motion pure est dtache , ditKrishnamurti. C'est--dire qu'elle n'est pas esclave de son prtexte. On pourrait dire que c'est

    en cela que consiste proprement la libration.Tandis que l'motion pure est dtache, ce que nous appelons communment motion est un

    tat qui cre une dpendance du sujet l'gard de l'objet qui suscite en lui cet tat. Sitt quenous l'avons prouv, son prtexte, qu'il s'agisse d'un tre, d'une chose ou d'une pratique,

    devient l'objet de nos poursuites anxieuses ou la proie de notre treinte frntique. Nousvoulons le retrouver tout prix, ou nous tremblons de nous en dessaisir. Il devient notre tyran,

    nous en sommes obsds, intoxiqus. Au contraire, la plnitude du libr, la plnitude del'motion pure, n'est pas suspendue un contenu particulier. Pouvant subsister en toutes

    circonstances ou devant tout objet, elle n'est en qute d'aucun objet spcial, d'aucune

    circonstance particulire et ne s'accompagne, en consquence, d'aucune peur, si subtile soit-elle.C'est ce dtachement qui importe. Eprouver des joies violentes, des satisfactions gluantes,

    est en soi sans valeur. De mme que sont sans valeur les rituels ou les disciplines qui nous lesprocurent. Rien ne peut lgitimer l'emploi de ces rituels dans le domaine de la pure

    spiritualit.

    11

    On allguera qu'il n'est pas rare de rencontrer des tres incontestablement vivants qui

    demeurent attachs aux observances d'un rituel. Un Laberthonnire tait de ceux-l Sa soifinextinguible de perfection intrieure se conciliait avec une soumission troite aux rites

    sacramentels. Mais cette soumission n'tait visiblement que le rsidu motionnel du pass.Chez des hommes de cette espce le rite est devenu transparent et ne charge plus la vie,

    encore que les proccupations qu'il fait natre, les soins qu'on y apporte constituent ungaspillage de temps et d'nergie, une sorte d'impt que prlve une mthode vicieuse sur les

    rsultats obtenus en dpit d'elle. Et, pour un individu qui reste vivant malgr le rite, combienen faut-il compter qui sont jamais chloroforms par les pratiques pieuses auxquelles ils

    s'adonnent! Ce n'est pas assez dire : chez ceux mme qui russissent triompher de lapesanteur du rite sans pourtant le rejeter tout fait, la ralisation demeure incomplte,

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    entache de purilit, alourdie de sentimentalisme superflu et injustifiable. L'intelligencen'atteint pas sa maturit complte, sa libert plnire.

    Fait significatif : dans l'Eglise mme, les grands mystiques sont unanimes conseiller leurs disciples de mettre, un moment donn, un terme leur pieux exercices, de fermer leur

    rituel. Ce n'est plus vous travailler dans votre intrieur mais de laisser faire le divin

    Matre qui n'a point besoin que vous l'aidiez dans son ouvrage , disait la Mre de Changy.Un saint Jean de la Croix n'hsitait pas proclamer que les observances pouvaient tre unobstacle l'accomplissement spirituel, et reprenait fermement les directeurs de conscience qui

    s'obstinaient vouloir contraindre aux exercices prescrits par la rgle les moines ou lesmoniales qui ne ressentaient plus aucun attrait pour ces exercices. Or, conseiller, comme la

    Mre de Changy, de laisser faire le divin Matre , n'est-ce pas, en langage purementpsychologique, s'interdire toute intervention dlibre dans les processus qui se droulent en

    soi ? Que sait-on, en effet, des desseins, de la volont de Dieu ? Ne se confond-elle pas aveccet inconnu, cet incalculable dont parle Krishnamurti : Ce qui doit tre exprim, aim, ce en

    quoi la volont, en tant que processus intellectuel, de contrle, de direction n'a aucune part ?Dans le remarquable ouvrage thosophique intitul La Lumire sur le Sentier, ouvrage que

    l'on prtend d'inspiration orientale et qui peut bien l'tre en effet, on trouve, sous la rubrique Karma , ces lignes caractristiques : Un homme peut s'interdire la pense de la

    rcompense. Mais il prouve, par ce seul refus, qu'il dsirait une rcompense. Et il est inutileau disciple de s'efforcer d'apprendre par des moyens de contrainte. Il faut que l'me soit sans

    entraves, que les dsirs soient libres.

    12

    Vous ne manquerez sans doute pas de me faire observer que, Krishnamurti except, les

    auteurs mystiques, tant occidentaux qu'orientaux, auxquels je viens de me rfrer, necondamnent les rituels, ou plutt l'usage des rituels, qu'au stade le plus avanc, au dernierstade de ce que l'on est convenu d'appeler la prparation spirituelle , et qu'ils sont les

    premiers conseiller aux commenants de se soumettre scrupuleusement aux prescriptionsde la rgle, aux exigences de la liturgie.

    Il est vrai, mais les textes cits dmontrent tout le moins que dans l'exprimentation fine,quand il s'agit des mouvements psychologiques les plus dlicats, la mise en uvre des

    disciplines, des rituels est, de l'aveu mme des auteurs mystiques, nfaste. Elle ne l'est passeulement dans ce domaine des quilibres tnus, dans cette rgion troublante o la vie est

    prte nous livrer ses derniers secrets si seulement nous consentons la laisser libre; autoriser, sans les vouloir troubler, ses initiatives spontanes; respecter ses ttonnements

    fragiles, ses timidits, ses pudeurs; ne pas interrompre, par un dcret brutal, le mouvementincertain de ses tentacules frmissants. Elle est nfaste partout, mais dans l'exprimentation

    grossire, quand on est plus proccup de s'exalter que de se connaitre, cette nocivit chappeet prend mme l'apparence d'un bienfait. Plus intenses sont les motions que le rituel procure

    et plus on est satisfait du rituel, sans comprendre que l'on est ainsi maintenu indfinimentdans une attitude de dilettante et de jouisseur qui est, ainsi que je l'ai dj expliqu, l'obstacle

    mme la vie spirituelle. La vie est action, cration. Elle ne consiste pas s'immergerdlicieusement et dfinitivement dans les profondeurs de la sensation.

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    L'erreur ou la ruse des ritualistes, c'est de croire ou de faire croire qu'il existe plusieurs voiesmthodologiques permettant d'atteindre la libration authentique; que les uns peuvent et

    doivent obtenir par la vertu des rites ce que d'autres obtiennent sans rites. Mais cet artifice

    grossier ou, si l'on veut tre indulgent et faire la part de l'ignorance et de la bonne foi, cetteerreur insigne perd tout pouvoir devant qui peroit que le rite, quel qu'il soit, est unobstacle fondamental la vie spirituelle. Il ne peut plus ds lors tre question d'atteindre cette

    vie travers le rite.C'est seulement lorsque, la suite des thologiens ou des prtres, on arrive concevoir la

    ralisation humaine comme une sorte d'exploit extravagant et hystrique, comme unvnement surnaturel, illumin de visions, truff de sensations tranges, et en rupture avec

    l'ordre familier, l'ordre quotidien des choses; c'est seulement quand on aborde le problmespirituel avec un esprit gar, et selon cette perspective fantastique, que l'on peut se refuser

    l'vidence de la proposition que je viens de formuler, savoir que le rite n'a aucune chance deconduire l'homme la libration, pour l'excellente raison qu'il est l'un des plus grands

    obstacles cette ralisation mme.Ce n'est pas un secours l'usage de gens incapables de se raliser dans la claire perception,

    dans la perception rationnelle, de leur vrit psychologique, mais un instrument propre lesmaintenir dfinitivement dans leur impuissance originelle.

    On veut persuader l'homme du commun que, s'il ne peut pas entrer dans la vie spirituelle parla porte royale de la connaissance, il lui sera donn d'y accder tout aussi srement par la

    porte basse du ritualisme. En ralit, par cette porte basse, on n'arrive nulle part. Mais cettefaillite est si subtile qu'elle passe inaperue.

    La faveur dont jouit le ritualisme n'existe qu'en raison d'une confusion qui s'est tablie dansles esprits et qui n'est elle-mme que la consquence d'une escroquerie perptre durant des

    millnaires par des nafs ou des malins.

    Ds les origines de l'histoire, en effet, le social et le politique ont tent de mettre leursimpratifs au compte du spirituel, de s'introduire en fraude1dans cette rgion silencieuse et

    solitaire o l'individu se trouve face face avec sa propre nigme.

    Fraude invitable, d'ailleurs, et peine consciente ses dbuts. A ces poques recules,personne n'avait la capacit de saisir le problme spirituel dans sa pure notion, de le prserver

    ou de le dgager de la contamination des lments magiques qui formaient le fond de lamentalit primitive. Et comme la magie est inconcevable sans rituel, ce dernier ne pouvait

    qu'envahir, ainsi qu'une ivraie tenace, le terrain de la pure spiritualit.Les politiques, au surplus, n'avaient pas tard reconnatre, comprendre, tout le parti qu'ils

    pouvaient tirer des rites pour le gouvernement des hommes, pour l'dification et le maintiende l'ordre social. Une formidable coalition des intrts politiques et sociaux devait donc

    1N'interprtez pas mon langage comme signifiant que je crois l'existence d'une cloison tanche entre le social

    et le spirituel. Je pense, au contraire, que social et spirituel doivent tre lis organiquement, mais sans que l'onperde de vue qu' chacun de ces domaines correspond, si l'on peut dire, un traitement propre. Tel modeopratoire qui convient au social ne doit pas tre appliqu au spirituel, et rciproquement. L'unit du monde est

    de mme nature que celle du corps : elle se fonde non sur une similitude gomtrique ou logique des parties,

    mais sur leur coopration fonctionnelle, au sein d'un mme ensemble, dans le cadre de leurs spcialisations

    respectives. Je pourrais me rsumer en disant que, sans tre spars, le spirituel et le social n'admettent pas les

    mmes normes. D'autre part, l'asservissement du spirituel aux fins du social implique un renversement de la

    hirarchie naturelle entre ces deux ordres. J'effleure ici un sujet qui mriterait de vastes dveloppements, mais je

    dois me borner.

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    maintenir son profit, tout au long de l'histoire, une promiscuit entre ritualisme et spiritualitqui tait en mme temps une quivoque. Avec la complicit de la mentalit magique, la

    tentative de subordination du spirituel au social devait connatre un prodigieux succs.Les mystiques eux-mmes, envelopps dans le rite ds leur naissance, purent croire en toute

    bonne foi son utilit, non seulement pour la foule, pour les gens du parvis, mais encore pour

    eux-mmes; se persuader que l'outil qui avait t faonn pour conqurir la puissancemagique et sculpter grossirement la ralit sociale n'tait pas moins apte rsoudre lesproblmes les plus subtils de la conscience la plus dlie. Erreur immense, mais qui se

    fortifiait en s'adossant des erreurs parallles dont la moindre n'tait pas celle consistant voir dans la ralisation spirituelle un moyen d'accder des pouvoirs mystrieux et

    d'incommunes flicits. Cette dernire aberration ne s'est pas encore dissipe et continue defaire des ravages parmi les meilleurs esprits.

    Elle conduit faire admettre comme librs ou, pour parler le langage religieux, commeparvenus l'union avec Dieu, des individus qui, sans trop malmener la morale commune, les

    usages communs, produisent des phnomnes passant pour miraculeux et paraissent vivredans une perptuelle extase intrieure. Comme de tels individus sont susceptibles d'tre

    forms par les rituels et les disciplines, l'opinion s'accrdite sans peine que les rituels et lesdisciplines sont des outils propres nous conduire la libration si nous savons en faire un

    usage persvrant et judicieux.

    14

    Une telle opinion est malaise combattre. Nous n'avons pas, en effet, accs l'intimitd'autrui. Un homme peut se dire libr, sanctifi, uni Dieu : nous n'avons aucun moyen de

    vrifier s'il est sincre. Et serait-il sincre, il resterait encore savoir s'il n'est pas dupe.

    On connat l'antique et vnrable moyen par lequel les thologiens ont tent de sortir decette impasse : ils ont prtendu faire du miracle le critre extrieur de la vrit, le tmoignagevisible de la prsence, de l'intervention divines, le sceau lisible par tous de l'authenticit

    des ralisations spirituelles.Il est peine besoin de faire remarquer que ce systme de preuve repose sur l'aberration

    mme que je dnonce, sur la confusion entre magie et spiritualit. D'ailleurs, y regarder deprs, la preuve invoque n'en est pas une. Comment, en effet, le miracle prouverait-il

    l'intervention certaine de Dieu ? Pour qu'il en ft ainsi, il faudrait que l'on pt reconnatredans le miracle la marque, l'estampille de Dieu. Autrement, ce miracle peut tre un faux,

    l'uvre du diable ou de n'importe quelle autre puissance. Or, pour reconnatre la marque deDieu, il faut d'abord la connatre. Cela suppose une rvlation antrieure et, de proche en

    proche, on parvient ncessairement une rvlation primitive qui, de toute vidence, a taccepte aveuglment, puisque celui qui recevait cette rvlation n'avait, par dfinition, aucun

    moyen d'en contrler l'origine. En ralit, la thorie qui fait du miracle un instrument dediscrimination de l'authenticit des manifestations spirituelles est une ruse pour introduire

    un Dieu que les thologiens ont conu leur guise et qu'ils veulent imposer. Grce cettethorie, au demeurant fort grossire, les thologiens de chaque rvlation font, de manire

    insidieuse, la soudure , qui serait, autrement, difficile, entre le Dieu prtendument exigpar la raison ou la rflexion philosophique et celui qu'apporte, juste point, la rvlation, je

    veux dire leur rvlation.Ces artifices thologiques rejets, l'impossibilit une fois reconnue de remplacer l'analyse

  • 5/22/2018 Ren Four - Disciplines, Ritualisme Et Spiritualit

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    rationnelle par l'aveugle soumission au miracle, il reste qu' un certain niveau d'expriencepsychologique les diffrences deviennent extraordinairement subtiles sans cesser d'tre

    capitales.Saint Jean de la Croix, en quelques pages, peut parler un langage qui s'apparente celui de

    Krishnamurti. Mais alors que le grand mystique espagnol se fait inconsciemment complice et

    paravent de l'exploitation ecclsiastique, le sage indien en est le plus dangereux adversaire. Vous devez approcher cela ngativement est une phrase toute simple, qui laisse l'homme enface de lui-mme, tandis que le laissez faire le divin Matre de la Mre de Changy laisse

    planer sur nous la prsence mystrieuse et la toute-puissance d'un Dieu objectiv. L'une desformules nous laisse absolument libres et responsables. L'autre, dans ses consquences, nous

    livre pieds et poings lis l'arbitraire sacerdotal. De si graves diffrences sociales, de sigraves diffrences humaines, traduisent, n'en pas douter, des divergences spirituelles

    profondes, bien que malaises saisir. Et il faut parfois des sicles de dveloppementhistorique pour qu'en dployant ses ultimes consquences, une attitude ou une opinion nous

    livre sa vraie signification, sa relle valeur. Encore ne devons-nous pas oublier que toutjugement, si fond soit-il en apparence, est toujours sujet rvision et que la russite

    prolonge d'une formule n'est pas une garantie de sa valeur ternelle. Des transformations enlesquelles on s'accorde, par la suite, reconnatre d'indiscutables progrs furent souvent,

    l'origine, marques par de grands troubles et de grandes douleurs. Ce qui est long au regardd'une vie humaine est court au regard de l'histoire et, le plus souvent, on mesure les

    vnements avec un mtre drisoire. Quand une institution a russi survivre deux ou troismille ans, au prix gnralement d'une corruption complte de son statut ou de ses

    enseignements primitifs, elle ne manque pas de s'octroyer sans rire un brevet d'ternit!Encore une fois, ignorant nous-mmes la vritable nature de la libration, n'en possdant pas

    l'exprience, nous sommes tents d'accepter pour librs tous les hommes qu'on nous dit l'treet dont les actes ne contrastent pas trop violemment avec notre conception, invitablement

    conventionnelle, de la perfection humaine. Non seulement nous les acceptons ou nous

    sommes tents de les accepter pour librs, mais encore nous sommes enclins postuler quela libration est atteinte aussi compltement par chacun d'eux, encore que chacun l'atteigneselon sa voie spciale et l'exprime selon son temprament. Nous mettons sur le mme plan le

    Bouddha, Jsus, Rmakrishna, et d'autres encore, cependant que nous serions fortembarrasss si l'on nous demandait de justifier rationnellement cet galitarisme. Mais, une

    fois cette assimilation admise, on en conclura que si Krishnamurti s'est libr sans rituel etce point mme pourrait tre contest par des esprits pointilleux d'autres se sont librs

    grce au rituel. Et l'on tirera argument de ce prtendu fait pour soutenir que le rituel est aussiun moyen de libration.

    Mais savons-nous si l'homme qui s'est servi du rituel est effectivement libr ? Enpermettant l'esprit d'accepter une thorie et d'tre exerc selon cette conception, dira

    Krishnamurti, on peut avoir une srie d'expriences mais ce ne seront pas des expriences dela ralit. Et quelquun qui lui demande si le samdhi, au lieu d'tre la vraie ralisation

    spirituelle que l'on prtend, ne constitue pas une sorte de suicide, il rpondra : ... siquelqu'un a un idal de l'amour et tous les idals doivent tre intellectuels et par

    consquent mcaniques et qu'il essaie de le pratiquer, de transformer l'amour en habitude,il atteindra certainement un tat dfini. Mais ce ne sera pas un tat d'amour, ce sera seulement

    une ralisation intellectuelle. Qui dpartagera ici Krishnamurti et ses adversaires ? Qui nousdonnera un critre infaillible quoi reconnatre la libration vritable ? Sans ce critre le

    dbat ne peut tre tranch. La dmonstration de l'efficacit des disciplines et des rituelsdevient, en toute rigueur, impossible.

  • 5/22/2018 Ren Four - Disciplines, Ritualisme Et Spiritualit

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    Vous me direz qu'en revanche rien ne prouve non plus que Krishnamurti soit libr. J'ensuis d'accord. Une seule certitude nous reste : le systme des preuves historiques, des preuves

    extrieures, par lesquelles le ritualisme prtendait tablir son droit d'intervention dans ledomaine de la pure spiritualit, se trouve ruin. Sur tous les autres points, l'obscurit rgne.

    Nous flottons, dsempars, sur la mer des opinions, nous respirons les miasmes d'une

    rudition passionne et poussireuse. Quel secours pouvons-nous attendre, sinon celui deslumires de la raison ? Si faibles