Regards Automne 201

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50 %

de la carte

Imagine R

remboursés

Les 18 parcs

départementaux

Un ordinateur pour tous

les collégiens Les 76 crèches départementales

La carte

de transport

Améthyste

Non à la suppression du département

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Parfois, le rythme politique s’accélère. La nomination du gouvernement Valls II a précipité la clarification politique. Les forces de gauche sont placées devant une responsabilité historique : s’unir pour donner de la voix et reconstruire une espérance ou périr dans les décombres d’une gauche si libérale et normale qu’elle se confond avec la droite. La charge a sonné avec rapidité et fracas. François Hollande et Manuel Valls ont choisi le coup de force pour imposer leur ligne. Le départ du gouvernement d’Arnaud Montebourg, Benoît Hamon et Aurélie Filippetti aura auguré le temps de l’affirmation autoritaire d’une politique rivée sur la règle d’or et les appétits des marchés financiers. Le président, le premier ministre et ceux qui les suivent, les bons élèves et autres adeptes du « plus vite, plus fort », assument de façon franche et décomplexée la rupture avec les valeurs historiques de la gauche. Comme le déclarait juste avant le remaniement le ministre Michel Sapin, dans une tribune au Monde vantant les mérites de l’austérité et les cadeaux fiscaux aux grandes entreprises : « Mieux vaut assumer ce qui est que d’espérer ce qui ne sera pas. » Comment mieux résumer le renoncement à modifier l’ordre existant, raison d’être de la gauche s’il en est ? L’égalité, la justice sociale, la défense des catégories subalternes n’est pas le sujet de ce gouvernement, pourtant arrivé au pouvoir au nom de la gauche.

le changement du ps est consommé

L’affaire est inouïe. Elle puise pourtant dans l’évolution du Parti socialiste. François Hollande en a assuré la mue, progressivement mais sûrement, vers un parti démocrate à l’américaine. De bougés lexicaux en renoncements

propositionnels, la direction socialiste a changé de nature. Même si l’ensemble de ses militants et cadres n’est pas emporté dans ce mouvement, la sociologie du parti s’est substantiellement modifiée et les pratiques des responsables socialistes ont tourné le dos à celles de la tradition du mouvement ouvrier. Le changement est consommé, celui qui mène le PS à la préservation du système. La désignation d’Emmanuel Macron n’est pas un épiphénomène, mais un symbole. Cet énarque n’était pas guichetier à la banque Rothschild, mais une figure remarquée des rouages capitalistes. Son surnom ? Le « Mozart de la finance ». La nomination au ministère de l’Économie d’un technocrate introduit dans les milieux d’affaires signe le cap politique et l’état d’esprit de l’exécutif. Dans la foulée, que Manuel Valls se déplace à l’université d’été du Medef pour y porter la bonne parole n’a rien d’étonnant. Et pourtant… Un premier ministre de « gauche » applaudi à tout rompre par Pierre Gattaz et ses amis, ce n’est pas banal. À gauche, on s’étrangle. Avec raison. À cet instant, d’aucuns se diraient que nous avons touché le fond. Que nenni. Ce n’est qu’un début. D’ailleurs, toujours dans la foulée, la remise en cause des 35 heures par Emmanuel Macron dans Le Point, ainsi que celle des éléments de progrès social de la loi Alur sur le logement initiée par Cécile Duflot, et bel et bien votée par le Parlement, donnent les contours du programme gouvernemental, désormais au service assumé des possédants et des dominants. À tel point qu’Ivan Rioufol, le très droitier journaliste du Figaro, estime maintenant que le virage à droite entamé par Hollande rend « indiscernables » les nuances entre les duos Valls-Macron et Bayrou-Juppé.

GAUCHE :AU PIED DU MUR

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violence de la charge gouvernementale

La gauche est au pied du mur. Piétinée, provoquée, insultée, elle est, dans sa diversité, sommée de ne pas se laisser déposséder. Toutes les forces pour lesquelles le mot gauche fait encore sens, celles qui croient à l’égalité et la démocratie véritable, qui savent l’émancipation humaine dépendante d’un affrontement avec le pouvoir de la finance et du capital, doivent ensemble répondre présents. Autrement dit, elles doivent unir leurs énergies pour tracer une autre voie, bâtir une alternative sociale et écologique, de gauche. L’heure n’est pas à cultiver son jardin en attendant des jours meilleurs, mais à faire preuve d’audace pour affronter une situation inédite. Aujourd’hui éclatées, en partie déboussolées par leurs revers respectifs et sidérées par la violence de la charge gouvernementale, les différentes forces de gauche doivent enclencher, ensemble, un mouvement dans la société toute entière à même de relancer le processus d’émancipation humaine. Il y a une tension entre l’urgence de la réponse à apporter et le processus plus long de refondation politique. Après les échecs du socialisme de type soviétique et de la social-démocratie en Europe, il n’y aura pas de raccourci. La création d’une nouvelle force de gauche à vocation majoritaire suppose à la fois la confrontation et le métissage des cultures et des traditions, ce qui implique le dépassement des routines d’appareil et l’ouverture franche sur la société. Elle suppose l’audace et l’invention. clémentine autain

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L’heure n’est pas à cultiver son jardin en attendant des jours meilleurs, mais à faire preuve d’audace pour affronter une situation inédite.

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AU PIED DU MURLa gauche face au tournant du PS.

CET AUTOMNEAgenda politique, culturel et intellectuel.

L’ÉDITOLe sens des origines.

ATHÈNESPendant la crise, la lutte se réinvente.Reportage.

DRONESSurveiller et tuer à distance : les armes d’une guerre qui n’en est plus tout à fait une.

L’IMAGEManège afghan.

LE MOTOligarchie.

L’OBJET POLITIQUELa cuvée du redressement.

DOSSIER : LE REPLI SUR SOLPartout en Europe, les nationalismes, indépendantismes et autres régionalismes ébranlent les États-nations et dessinent les nouvelles cartes de l’identité.

PORTFOLIO : DANS LES CENTRALES THERMIQUESEdgar Martins saisit la beauté froide des centrales hydroélectriques. Sylvestre Huet éclaire la disparition des hommes en ces lieux.

LA DROITE VENT EN POUPEUn boulevard s’ouvre devant elle. Au point de menacer les victoires promises ?

LE LAIT SANS LE PRÉLe projet des 1 000 vaches cristallise la lutte contre l’industrialisation de l’élevage et fait craindre le pire pour les modèles agricoles de demain.

LES LOBBIES NUISENTÀ LA SANTÉFrancis Chateauraynaud et François Veillerette, le sociologue et le militant écologiste, expliquent les enjeux d’une santé publique menacée par les lobbies. Autour d’un bon plat.

GILLES CLÉMENTCe paysagiste de génie, invente, sur le pas de sa porte ou au cœur des villes, des lieux pour accueillir la nature tout entière.

REPORTAGE 12

AVEC LES LUTTEURS GRECSSUPERMANOÙ ES-TU ? 106

110 AU RESTAULOBBIES ET CONTRE-POUVOIRS

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DANS CE NUMÉRO

82 MICHEL POUZOLUN DÉPUTÉ QUI REVIENT DE LOIN

LES V.I.P.

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SUPERMANOÙ ES-TU ? 106

82 MICHEL POUZOLUN DÉPUTÉ QUI REVIENT DE LOIN

PORTFOLIO 74LE CŒUR DES CENTRALES

PARIS SOUS PUBLE FRIC C’EST CHIC 132

GÉRALDINE VAUGHANMaître de conférences en histoire et civilisation britanniques à l’université de Rouen.

SYLVESTRE HUETJournaliste scientifique, directeur de collection.

FRANÇOIS VEILLERETTEPrésident puis vice-président de Greenpeace, conseiller régional EELV en région Picardie.

FRANCIS CHATEAURAYNAUDSociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, il a conçu la notion de lanceur d’alerte.

EDGAR MARTINSPhotographe d’origine portugaise, récompensé par de nombreux prix et exposédans de prestigieuses institutions.

LES V.I.P. LES CHRONIQUES DE…

Gustave Massiah 36Figure du mouvement altermondialiste,il a longtemps enseigné en école d’architecture

Rokhaya Diallo 108Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles,elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

Arnaud Viviant 120Romancier et critique littéraire, il est chroniqueurà l’émission Le Masque et la plume

Bernard Hasquenoph 132Fondateur de louvrepourtous.fr

Clémentine Autain 134Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

POUR LES ABONNÉS, CE NUMÉRO

EST ACCOMPAGNÉ DU LIVRE DE ROGER MARTELLI

L’OCCASION MANQUÉE - été 84, quand le pcf se referme

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OÙ VA LE FRONT DE GAUCHE ?Ce quatrième trimestre sera décisif pour le Front de gauche. La séquence électorale de 2014 l’a perturbé. Officiellement, ses com-posantes ont réaffirmé leur désir de poursuivre et de renforcer l’al-liance née à la fin 2008. Une réunion élargie, le 6 septembre, devait vérifier l’existence de terrains d’entente. D’ores et déjà, Jean-Luc Mélenchon a proposé un axe de bataille : un rassemblement pour une VIe République. Dans un contexte plus que délicat, l’enjeu est de taille…

Cetautomne,

TRANSITION ÉNERGÉTIQUESégolène Royal entendait que la loi sur la transition énergétique soit votée avant la fin 2014. Elle a déposé, le 30 juillet dernier, un projet que beaucoup ont jugé a minima. Les débats de l’automne seront cruciaux. Quelles seront les ambitions assignées à la puissance publique ? Quels en seront les moyens financiers ? Quel sera le rôle du secteur public ? Autant de questions qui conditionnent les rapports du pouvoir actuel avec les écologistes comme avec la CGT. À suivre donc, avec une extrême attention.

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22 OCTOBREJUSTICE Alain Pojolat, membre du NPA, avait appelé à manifester le 19 juillet et le 26 juillet à Paris pour soutenir les Palestiniens. Il a déposé au nom des organisations la déclaration en préfecture des manifestations. Et en dépit de l’interdiction, il a continué à organiser cette mobilisation. Il com-paraît le 22 octobre devant le tribunal de grande instance de Paris. De nombreuses organisa-tions apportent leur soutien à Alain Pojolat et demandent l’arrêt des poursuites. Derrière cette nouvelle criminalisation du mouvement social résonne un sérieux aveu d’impuissance du gou-vernement.

18 SEPTEMBREINTERMITTENTSCet été, festival après festival, les in-termittents n’ont pas baissé la garde. Comme bien d’autres, le collectif du in d’Avignon s’est engagé à rester actif toute l’année. En juillet, quatre réunions de concertation ont eu lieu entre les trois médiateurs du gouver-nement et le comité de suivi compo-sés d’organisations professionnelles et de syndicats. Après une trêve aoû-tienne, cette concertation reprend le 18 septembre. À l’ordre du jour : la précarité. Une date très attendue par les intermittents, qui exigent la re-fonte des droits de tous les travailleurs précaires.

BrésilDilma Rousseffen mauvaise postureConsidérée comme acquise jusqu’au début du mois d’août, la réélection de Dilma Roussef, candidate du Parti des travailleurs (PT), s’annonce très incertaine pour la présidentielle d’octobre. La mort dans un accident d’avion, le 13 août, du candidat du Parti socialiste brésilien (PSB, centre gauche) Eduardo Campos a totalement changé la donne. L’investiture de Marina Silva a propulsé les intentions de vote de 9 % à 29 % au premier tour. Ancienne ministre de l’Environne-

ment de Lula, la candidate avait créé la surprise en termi-nant troisième de l’élection de 2010 avec 20 % des voix, après avoir rejoint l’opposition à la tête d’un petit parti écologiste. Cette métisse de cinquante-six ans, alphabé-tisée à l’âge de seize, est une fervente chrétienne évangé-lique, opposée à l’avortement. La situation est d’autant plus délicate pour Dilma Rous-seff que les principaux indicateurs économiques virent au rouge, le PIB du géant brésilien ayant reculé de 0,6 % au deuxième trimestre. L’Institut brésilien de géographie et des statistiques attribue ce phénomène à la crise de la pro-duction industrielle et aux jours fériés décrétés pendant la Coupe du monde. Quoi qu’il en soit, la récession va bel et bien peser sur l’issue du scrutin.

CET AUTOMNE

54 %En 2013, les jurys des grands prix littéraires ont été composés à 54 % par des femmes. Un beau retourne-ment de situation quand on sait qu’elles n’étaient encore que 21 % deux ans aupara-vant. Une chose en entraî-nant une autre, le nombre de femmes lauréates de prix littéraires est passé de 25 % à 33 % entre 2009 et 2013. Elles sont pourtant 49 % parmi les écrivains de la maison des artistes. À suivre pendant cette nouvelle ren-trée littéraire. (Sources : mi-nistère de la Culture et de la Communication)

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10ExposTania Mouraud : Ad Nauseam. Du 20 sept. 2014 au 25 janv. 2015, MAC/VAL, Vitry-sur-Seine. Instal-lation monumentale de vidéo et de son d’une artiste qui questionne depuis près de cinquante ans les rap-ports de l’art et des liens sociaux. Marcel Duchamp, la peinture, même. Du 24 sept. 2014 au 5 janv. 2015, Centre Pompidou, Paris. Un point sur l’héritage de cet avant-gardiste à l’origine... d’un nouvel académisme ? Tiki Pop, musée du quai Branly. Jusqu’au 28 sept. 2014. Comment l’Amérique des années 1950 et 60 a fantasmé le paradis polynésien. Hokusai, Grand pa-lais, Paris. Du 1er oct. au 20 nov. 2014. Au-delà de La Grande Vague, 500 oeuvres exceptionnelles. François Truffaut. Du 8 oct. 2014 au 25 janv. 2015, Cinéma-thèque française, Paris. Le parcours du cinéaste à partir de ses archives personnelles. Toulouse-Lautrec – Mau-rice Joyant, l’ami, le collectionneur. Du 12 oct. 2014 au 4 janv. 2015, Musée Toulouse-Lautrec, Albi. Pour les

150 ans de la naissance du peintre, exposition autour de son plus fidèle ami et admirateur. Inventer le possible - Une vidéothèque éphémère. Du 14 oct. 2014 au 08 fev. 2015, Jeu de paume, Paris. Vidéos autour de l’échec des utopies de la modernité et des tentatives de réévalua-tion jusqu’à la fin du XXe siècle. Musée Picasso, Paris. Après de nombreuses péripéties, ouverture prévue le 25 oct. pour (re)découvrir cette collection de 5 000 oeuvres. Fondation Louis Vuitton, Paris. Ouverture le 27 oct. de ce nouveau lieu de création contemporaine conçu par Frank Gehry. Qu’y verra-t-on ? Mystère. Food – Pro-duire, manger, consommer. Du 29 oct. 2014 au 23 fev. 2015, MuCEM, Marseille. Les enjeux de l’alimentation vus par 37 artistes du monde entier. Camille Claudel (1864 – 1943) - Au miroir d’un Art nouveau. Du 8 nov. 2014 au 8 fev. 2015, La Piscine, Roubaix. Expo-sition-événement pour les 150 ans de la naissance de cette sculptrice hors-norme.

JUSQU’À MI-NOVEMBREÊTRE BRIGITTE FONTAINECurieusement redécouverte il y a quelques an-nées, Brigitte Fontaine chante pourtant depuis plus de quarante ans. Toujours corrosive et im-pulsive, la chanteuse kéké fait la tournée de son 18e album, J’ai l’honneur d’être. En concert partout en France jusqu¹à mi-novembre.

30 SEPTEMBREFOLK SOMBRE Vivre un concert de Wovenhand, c¹est oser un road trip initiatique. Tout en tension, les chansons du charismatique David Eugène Ed-wards marquent par leurs grâces aériennes et autres envolées quasi religieuses. Un monde country halluciné. Wovenhand, le 30 septembre au Lieu

Unique de Nantes

MARDI 3 JUINTOURBILLONNEZ MAINTENANT Avec le ballet Vortex Tem-porum, Anne Teresa de Keersmaeker signe une des oeuvres majeures du réper-toire chorégraphique de ces vingt dernières années. Son langage nous entraîne dans un lent tourbillon extatique. Vortex Temporum, Anne Teresa de Keers-

maeker, les 22 et 23 novembre à l¹Opéra

de Dijon.

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23Michel Agier (dir.), Un monde de camps, La Dé-couverte, 9 oct. Badiou, Balibar, Cuillerai, Douzinas, Fernadez-Savater, Kakogian-ni, Negri, Papageorgiou, Stavrakakis, Rancière, Theret, Le symptôme grec, Lignes, 14 oct. Jacques Bidet, Foucault avec Marx, La Fabrique, 14 nov. Pierre Bourdieu, Loïc J.D Wac-quant, Invitation à la sociologie réflexive, Seuil, 11 sept. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 11 sept. Robert Darnton, De la censure. Essai d’his-toire comparée, Gallimard, 18 sept. Raymond De-pardon, Berlin. Fragments d’une histoire allemande, Seuil, 9 oct. Cédric Durand, Le Capital fictif. Comment la fi-nance s’approprie notre avenir, Les Prairies ordinaires, 14 oct. Didier Eribon, Au sujet du pouvoir, Fayard, 27 oct. Geneviève Fraisse, Les excès du genre. Concept, image, nudité, Lignes, 21 août Cécile Gintrac et Matthieu Giroud (dir.), Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Les Prairies ordinaires, 14 oct.

Nicolas Jounin, Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, La Dé-couverte, 9 oct. Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Les Prairies ordinaires, 21 oct. Olivier Le Cour Grandmaison, L’Em-pire des hygiénistes, Fayard, 10 nov. Ernest Mandel, Les Ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, Syllepse, nov. Edwy Plenel, Pour les mu-sulmans, Actes Sud, 3 sept. Marie-Monique Ro-bin, Sacrée croissance. Comment en sortir, la Découverte, 6 nov. Salmon, Les derniers jours de la Ve République, Fayard, 6 oct. Michael Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Seuil, 2 oct. Thierry Schafauser, Les Luttes des putes, Seuil, 2 oct. Bernard Stiegler, La Société automatique, Fayard, 10 nov. Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, 3 nov. Georges Vigarello, Le Sentiment de soi, Seuil, 4 sept.

Essais

SANS LES OUVRIERSJulian Mischi est sociologue à l’IN-RA. Après un livre remarqué sur la sociabilité militante dans le PCF des années 1950-1970, il livre une réflexion solide sur le déclin du PCF : s’il s’est peu à peu érodé, c’est notamment parce qu’il n’a pas su ou pas voulu conserver sa composante ouvrière. Discutable et passionnant...Julian Mischi, Le communisme désarmé, Editions Agone, 332 pages, 20 euros

PARCOURS CRITIQUECet ancien ouvrier maçon du Languedoc fut responsable d’une fédération communiste de la région parisienne dans les années 90. Il retrace l’itinéraire militant d’un « permanent » qui a quitté les rangs du PCF, mais pas du communisme, avec une finesse et une sensibilité touchantes...Bernard Calabuig, Un itinéraire communiste. Du PCF à l’altercommunisme, Syllepse, 160 pages, 10 euros

CET AUTOMNE

1984, ANNÉE TERRIBLELes élections européennes de 1984 marquent pour le PCF un nouveau re-vers électoral, qui aurait pu être l’occa-sion d’une réflexion critique ; il provo-quera une crise interne sans précédent. Alors membre du Comité central, Roger Martelli revient sur l’événement.Roger Martelli, L’occasion manquée. Eté 1984, quand le PCF se referme, Arcane 17, 125 pages, 12 euros

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Nous entamions l’été avec l’angoissante question « Y aura-t-il une gauche dans le futur ? ». Nous élargis-sons, cet automne, les domaines de nos inquiétudes.Nous constatons, perplexes, la montée en Europe des revendications séparatistes, autonomistes, nationa-listes, régionalistes. Le printemps et l’été 2014 ont été marqués par les tensions russo-ukrainiennes. Jusqu’à amorcer une guerre. L’automne 2014 sera celui des référendums pour l’indépendance en Écosse et en Catalogne. Ce sont deux manifestations abouties de phénomènes, certes divers, mais qui s’enracinent et trouvent un écho partout en Europe, en France même. Nous ne voulons ni simplifier, ni homogénéi-ser. Aussi regardons-nous dans leur singularité les cas écossais, catalan, belge. Nous y ajoutons un détour par Béziers, tant le FN et ses affidés exploitent aussi cette recherche d’identité, la demande d’autonomie et de pouvoir reconquis. Notre dossier propose quelques hypothèses pour comprendre la vigueur de ces mou-vements.Ce trimestre sera celui des congrès des trois grandes familles de la droite. Le camp conservateur se met en ordre pour préparer la reconquête du pouvoir. Une candidature commune UDI-UMP ? Un positionne-ment « républicain » ou du type « Tea Party » ? Ça se dessinera en novembre. Pendant ce temps, sans trom-pette, le FN braconne à gauche, à droite, et récupère toutes les idées qui n’ont pas ou n’ont plus de consis-tance indétournable. Ainsi les idéologues de l’extrême droite brouillent-ils les repères, incorporent ces réfé-rences dans le grand corps des idées nationalistes. Sans même avoir besoin d’énoncer le honteux ciment.

Le salut viendra-t-il de Grèce ? Laura Raim rentre d’Athènes avec un reportage qui montre la difficulté pour un mouvement social de se maintenir dans l’ex-trême précarité du quotidien. La politique doit venir en relais. Mais Syriza et son leader Alexis Tsipras réu-niront-ils les suffrages qui permettent de franchir les dernières marches de la Villa Maximo, le Matignon grec ? Auront-ils l’énergie pour tenir tête à la Troïka, l’audace d’une autre politique ? Une autre politique ! La gauche ne peut que la vouloir. Cette gauche-là compte dans ses rangs des députés au parcours bien peu attendu. Rémi Douat dresse le portrait de l’un d’eux, Michel Pouzol, un de ces socia-listes qui ne plient pas. Son passé d’artiste et de rmiste l’aide sans doute à se tenir et à inventer. Pour imposer une autre politique, notre gauche ne pourra s’épargner l’inventaire des idées et des mots qui lui servent de socle. Beaucoup restent d’actualité, mais bien peu ont conservé le sens des origines. Il faut les reconstruire. Et, pour cela, se reposer ou se poser de nouvelles ques-tions.Par exemple, dans notre dîner « au restau », il est beau-coup question de la place croissante des lobbies indus-triels et de leur influence sur les politiques environ-nementales et sanitaires. Marion Rousset, quant à elle, mène l’enquête sur le sens nouveau que prend la guerre quand, grâce aux drones, une des parties n’intervient plus sur le terrain, mais le surveille et le domine. Tho-mas Clerget a pour sa part traîné ses guêtres en Somme, près de la ferme des 1 000 vaches : ici s’expérimente une nouvelle dimension de l’industrialisation agricole. Quel goût aura le lait ? Quelles pollutions nouvelles

L’É

DIT

O CHANGEANTET VIVANT

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cela va-t-il entrainer ? Sans parler de notre humanité abîmée dans la maltraitance des animaux. Tous ces sujets trouvent un écho dans le portfolio que nous vous proposons : un reportage au cœur de centrales hydro-électriques. La technologie n’est pas radicale-ment neuve, mais elle se développe, s’applique de nou-velle façon. Cet univers déshumanisé photographié par Edgar Martins est interrogé par Sylvestre Huet. C’est du paysagiste Gilles Clément que vient l’éner-gie optimiste de ce numéro. Cet ingénieur agronome, jardinier, paysagiste, amoureux des plantes et des pa-pillons a révolutionné l’art du paysage en s’arrachant aux facilités de la domination technique sur la nature. Gilles Clément rassemble dans son travail science, art, expérimentation et engagement. C’est cette alchimie qui lui permet de réaliser des espaces harmonieux, changeants et vivants. C’est cette alliance que la gauche doit réunir pour inventer et enchanter. On en rêve.■ catherine tricot, rédactrice en chef

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Notre gauche ne pourra s’épargner l’inventaire des idées et des mots et, pour cela, devra se reposer ou se poser de nouvelles questions.

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Comment vivre dans un pays poussé à la banqueroute ? Comment évolue le mouvement d’opposition aux purges des politiques d’austérité ? Reportage en Grèce auprès de ceux pour qui résister signifie organiser de nouvelles formes de solidarité .

par laura raim, photos stefania mizara pour regards

GRÈCEAGIR DANS LES RUINES

GRAND REPORTAGE

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Manifestation contre l’austérité devant Panepistimion (l’université) au centre d’Athènes, octobre 2011.

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« Pour cette journée particulière, je préfère jouer sur le trottoir pour les femmes de ménage que sur la Pnyx devant les ministres », raconte Nikos. Nous sommes le 24 juillet, « jour de la démocratie » en Grèce commémorant cette année les quarante ans de la chute de la dictature des colonels. Une grande partie des membres de l’ex-Orchestre symphonique grec, dissous il y a plus d’un an lors de la fermeture de l’audiovisuel public ERT, se produit pour le gouvernement dans un prestigieux théâtre antique. Mais une dizaine d’entre eux, comme Nikos, ont préféré venir avec leur instrument rue Karageorgi Servias afin d’interpréter quelques morceaux pour les femmes de ménage limogées de la fonction publique. « Le violoncelle est mon arme », s’enflamme ce musicien de trente-sept ans, qui revoit ses anciens collègues pour la première fois depuis leur ultime concert le 14 juin 2013. « Ce sont les concertistes les plus prestigieux du pays, et ils jouent pour nous, des femmes de ménage ! », explique fièrement Dimitra Manolis, qui n’a jamais assisté à un concert de musique classique.

DESCENDRE ENSEMBLE DANS LA RUEVoilà soixante-dix-neuf jours que ces femmes campent sous les arcades du ministère des Finances, dans le centre d’Athènes, pour réclamer leur réembauche. L’État s’étant engagé à supprimer 25 000 postes de fonctionnaires d’ici à la fin 2014, 595 agents d’entretien de cette administration – services des impôts et des douanes compris – ont été placés « en disponibilité » en septembre dernier dans tout le pays et remplacés par du personnel d’entreprises privées. Ces femmes qui gagnaient entre 300 et 650 euros par mois ont donc touché 75 % de leur salaire pendant huit mois, avant d’être définitivement licenciées. « La plupart d’entre nous a plus de cinquante-cinq ans, on est trop vieilles pour trouver du travail et trop jeunes pour la retraite. On avait deux choix : rester chacune chez soi ou descendre dans la rue et se battre ensemble. »

« On la sent, elle est dans l’air, l’odeur

de dictature ! »Dimitra Manolis,

violoncelliste

Les femmes de ménage protestent contre leur

licenciement, juillet 2014.

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Le gouvernement du conservateur Antonis Samaras ne s’attendait pas à ce que non seulement elles descendent dans la rue et campent sous les fenêtres de leur ancien employeur, mais qu’en plus elles deviennent le nouveau fer de lance de la résistance à la Troïka (l’Union européenne, le FMI et la BCE), bravant la répression violente des forces policières chaque fois qu’elles manifestent devant l’entrée du ministère. « Ce lieu est petit géographiquement, mais c’est un grand lieu pour la société grecque », affirme Dikaios Psikakos, de Solidarité pour tous, un collectif créé en 2012 qui apporte un soutien logistique aux diverses structures d’entraide. « Ces femmes constituent un centre de gravité pour tous les autres mouvements », explique-t-il, pendant que Dimitra ouvre une carte postale recouverte de sable et de coquillages collés, envoyée par un collectif de lutte contre la privatisation du littoral.En mai, un tribunal de première instance d’Athènes avait jugé leur limogeage et le recours à un prestataire privé « contraire à l’intérêt public et lésant de façon disproportionnée les plaignants dans leur droit au travail et dans leur existence matérielle ». Mais la Cour suprême a autorisé le ministère à ne pas les réembaucher pour autant. « Aujourd’hui, on est censé célébrer la démocratie, mais il n’y a pas de démocratie à célébrer après quatre ans de règne de la Troïka », affirme Dimitra. Le violoncelliste confirme : « On la sent, elle est dans l’air, l’odeur de dictature ! »

SUR LA VOIE DE LA TIERS-MONDISATIONUne odeur qui ne semble pas incommoder les « sauveteurs » du pays. Très satisfaite du retour de la Grèce sur les marchés financiers en avril, la Troïka brandit désormais l’émission obligataire réussie comme la preuve de l’efficacité de l’austérité. Les voisins européens sont quant à eux rassurés : le pays voyou ne risque plus de les entraîner dans sa chute. « La Grèce va dans la bonne direction », martèle Christine Lagarde. La directrice du FMI ferait bien de jeter un œil aux statistiques affichées dans le bivouac des femmes de ménage, au milieu de la forêt

de banderoles et de slogans : « En 2014, un million de personnes ont perdu leur emploi, les salaires ont baissé de 38 %, les retraites ont chuté de 45 %, la mortalité infantile a augmenté de 42,8 %, le taux de pauvreté a crû de 98,2 %, deux personnes se suicident chaque jour. » En somme, « les politiques d’austérité ont mis le pays sur la voie de la tiers-mondisation », résume Stathis Kouvelakis, enseignant en philosophie politique au Kings College de Londres. Laboratoire d’expérimentation néolibérale, la Grèce est l’État qui est allé le plus loin en Europe dans la liquidation des services publics. Et il n’est pas près de s’arrêter : le plan d’aide du FMI, assorti d’économies drastiques, court jusqu’en 2016. Ainsi, si la Grèce est quelque peu sortie des radars, la situation ne fait que se dégrader, et la résistance n’a aucune raison de désarmer. Pas seulement pour protester contre les renvois de fonctionnaires et les coupes budgétaires. Dans un contexte d’explosion de la pauvreté et de démantèlement de la protection sociale, résister aux politiques de la Troïka signifie aussi organiser de nouvelles formes de solidarité pour répondre aux besoins vitaux de la population. Le mouvement d’occupation de la place Syntagma, apparu entre mai et juillet 2011, a ainsi engendré de nombreuses initiatives organisées sur le modèle des assemblées populaires. La première bataille des Indignés grecs visait la nouvelle surtaxe foncière touchant de plein fouet un pays où l’immense majorité de la population est propriétaire de son logement. Mais très vite sont nés des projets d’entraide touchant à la santé, la nourriture, assistance juridique, la création de coopératives, l’éducation, la lutte contre les expulsions ou encore l’aide aux immigrés, en réponse aux agressions racistes dont ils sont souvent victimes. Loin d’être des isolats symboliques, ces initiatives ont un impact réel sur une grande partie de la population. Dans le domaine alimentaire par exemple, la vente directe de producteurs a explosé. En 2013, 27 % des Grecs se sont ainsi rendus sur des marchés qui court-circuitent les intermédiaires et vendent 30 % moins cher que les supermarchés.

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Laboratoire d’expérimentation néolibérale, la Grèce est l’État qui est allé le plus loin en Europe dans la liquidation des services publics.

Pauvreté au centre d’Athènes, mars 2013. Cuisine collective solidaire, mars 2014

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Très vite sont nés des projets d’entraide touchant à la santé, la nourriture, l’aide juridique, la création de coopératives, l’éducation, la lutte contre les expulsions ou encore l’aide aux immigrés.

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Les sauveteurs de Syntagma en action pendant les grandes manifestations en octobre 2011.En bas à gauche, Giorgos Vihas dans son bureau a la clinique solidaire d’Hellinikon, juillet 2014.

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S’AUTO-ORGANISER ET S’ENTRAIDER« Ces structures autogérées ont surgi de la nécessité et non d’une volonté de réaliser une quelconque utopie anarchiste ou communiste », explique Christos Giovanopoulos, pilier de Solidarité pour tous. « Ce sont des personnes ordinaires, n’appartenant ni aux syndicats, ni aux partis, qui se sont politisées lors de l’occupation des places et qui ont décidé de s’auto-organiser et de s’entraider pour résister à la Troïka. » Cela concerne des milliers d’hommes et de femmes qui, jamais auparavant, n’avaient milité ni même manifesté. À l’instar de Manolla Mata, agente immobilière coquette d’une cinquantaine d’années, qui passe tous les matins à la boulangerie récupérer le pain de la veille pour le déposer dans le centre social de Vyronas, un faubourg d’Athènes, avant de se rendre dans son agence. « Depuis la crise, on n’a pas le choix : les gens commencent à avoir faim. On ne peut pas rester sans rien faire », explique-t-elle. L’activité principale de ce centre autogéré par vingt volontaires est de collecter des produits alimentaires en faisant appel aux consommateurs qui ont encore les moyens de se rendre dans les supermarchés. Ce mode d’entraide nourrit au total 14 000 Athéniens. À Vyronas, ce sont 700 habitants qui ont droit à un colis alimentaire tous les vingt jours, et peuvent aussi venir chercher, chaque semaine, du pain, des légumes et des vêtements. En ce vendredi matin, Georges, la cinquantaine, est venu récupérer son paquet. Mais depuis quelque temps, cet électricien au chômage depuis 2010 fait plus que recevoir de l’aide. Deux samedis par mois, il se poste lui aussi avec deux autres bénévoles à l’entrée d’un supermarché du quartier pour demander aux clients d’acheter du sucre, du riz, de l’huile pour ceux qui ne peuvent plus faire leurs courses. Georges raconte : « J’ai des copains qui ont honte de faire ça. Même si beaucoup de gens donnent, c’est vrai que certains sont agressifs. L’autre jour quelqu’un m’a demandé si j’avais l’autorisation d’être là. Je lui ai répondu : “Depuis

quand a-t-on besoin d’autorisation pour être solidaire ?” Certains ne comprendront que le jour où ils seront dans le besoin eux aussi… »

CLINIQUE GRATUITEAvec un tiers de la population désormais exclue de la sécurité sociale, et un ex-ministre de la Santé ultranationaliste qui estime que « les maladies comme le cancer ne sont pas urgentes, sauf en phase avancée », fournir un accès alternatif à la santé est une autre priorité militante. La lutte, le cardiologue Yorgos Vikhas l’a découverte lors de l’occupation de la place Syntagma. Il faisait partie du groupe autogéré des « sauveteurs » qui s’occupaient des manifestants blessés par les fumigènes ou les coups des policiers… Apprenant que l’un de ses patients était « à deux doigts de la mort parce qu’il n’avait pas pris ses médicaments depuis six mois, faute de moyens », et jugeant que la mobilisation sur la place Syntagma « n’avançait pas », il a voulu poursuivre son combat politique autrement. En 2011, il décide donc de construire une clinique gratuite. Mais pas n’importe comment. Ici les différentes luttes se soutiennent, se potentialisent. Tout comme les musiciens licenciés d’ERT jouent pour les femmes de ménage, le dispensaire social choisit de s’installer dans la banlieue sud d’Athènes, à Hellenikon, sur le terrain de l’ancien aéroport que l’État veut privatiser. Le maire de l’époque, militant de longue date qui, déjà en 2007, avait mené avec succès une grève de la faim contre la privatisation de la plage de sa commune, paie les charges du bâtiment. Pour Yorgos Vikhas, la clinique solidaire n’est pas tant un geste humanitaire visant à sauver des vies, qu’« un acte de résistance à la Troïka dans cette guerre qui est faite contre le peuple grec ». En ce sens, « toutes ces initiatives sont profondément politiques, contrairement à la plupart des ONG ou des organismes traditionnels de charité, qui revendiquent une neutralité apolitique », renchérit Christos Giovanopoulos.

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« Toutes ces initiatives sont profondément politiques, contrairement à la plupart des ONG ou des organismes traditionnels de charité, qui revendiquent une neutralité apolitique » Christos Giovanopoulos, Solidarité pour tous.

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À gauche, Giorgos, Solidarité pour tous, juillet 2014. En haut à droite, Maria et sa famille, clinique solidaired’Hellinikon.En bas à droite, salle d’attente à l’hôpital public de Voula.

Sur place, 110 médecins de toutes spécialités et 200 personnels non médicaux gèrent un petit lieu propre et lumineux. « La qualité du soin est meilleure qu’à l’hôpital public, affirme Maria, trente-cinq ans, venue avec sa fille et son mari, ouvrier du bâtiment au chômage. Elle consulte le cardiologue et son mari, l’endocrinologue. Ici, on ne nous traite pas comme des bêtes. » Depuis sa création en 2011, la clinique d’Hellenikon n’a cessé de voir augmenter le nombre de visites. En 2012, elle a reçu 4 000 patients, 13 000 en 2013 et 17 000 depuis début 2014. « On voit de plus en plus d’infarctus, de dépressions, de diabète, d’hypertension et d’AVC, et aussi des maladies qui avaient quasiment disparu, comme la malaria et la tuberculose », explique le médecin.

DE L’ENTRAIDE À L’AUTOSUFFISANCELa clinique n’accepte pas d’argent, seulement des dons de matériels et de médicaments provenant d’hôpitaux étrangers, de particuliers ou d’ONG. L’une des salles est remplie de prothèses et de béquilles d’occasion déposées par des gens qui n’en ont plus l’usage. « L’hôpital public de Voula nous a appelés ce matin pour nous demander si on pouvait leur donner des béquilles et des matelas. Ils nous appellent, nous ! », raconte Veki, la réceptionniste bénévole. Dans une pièce bien climatisée au sous-sol, deux retraitées bénévoles trient les milliers de boîtes de médicaments envoyées par une ONG autrichienne, vérifient la date de péremption et le contenu. Toute récup’ est bonne à prendre ici : un réfrigérateur d’épicerie avec une publicité de lait chocolaté contient les vaccins... Pour d’autres militants passés par Syntagma, l’entraide c’est bien, l’autosuffisance c’est encore mieux. Des collectifs comme Nea Guinea cherchent ainsi à regagner le contrôle de leurs besoins vitaux en pensant déjà à préparer l’après-capitalisme, l’après-effondrement… Depuis sept ans, Kostas Latoufis, ingénieur diplômé à Londres et son amie Fotini Georgousi, biologiste passée par une communauté à Barcelone, enseignent comment cultiver un potager, coudre des vêtements, préparer des herbes médicinales, construire une maison mais

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aussi fabriquer un panneau solaire ou une turbine à vent. Initialement basés à Athènes, ils rénovent cet été une maison à Nea Makri, à une heure de la capitale, où ils auront plus de place et moins de frais pour vivre en communauté et organiser leurs stages d’autosuffisance. Leurs séminaires attirent de plus en plus de public et Fotini se retrouve régulièrement à dispenser son cours sur les herbes médicinales devant une soixantaine d’élèves. « Les ateliers de fabrication de bière ont toujours beaucoup de succès aussi, s’amuse la jeune femme fluette de trente-et-un ans. J’y retrouve des grand-mères assises à côté de punks anarchistes. Le public n’est pas forcément politisé. Ils viennent chercher des connaissances pratiques et utiles pour leur quotidien. » La crise leur a donné une nouvelle visibilité : « Avant, on était marginaux, maintenant on est devenu une perspective. »

UN MOUVEMENT SOCIAL AFFAIBLILa lutte continue, donc, mais elle se trouve à un moment critique. On est loin du pic de mobilisation de 2011, lors duquel le mouvement d’occupation des places avait attiré trois millions de personnes, soit plus d’un quart de la population. Athènes comptait alors jusqu’à 42 assemblées différentes... « Le mouvement social s’est considérablement affaibli depuis deux ans, les manifestations massives devant la télévision publique au lendemain de l’arrêt brutal de la diffusion étant un peu le chant du cygne du mouvement social », affirme Christos Giovanopoulos. Selon lui, le mouvement est en retrait pour deux raisons : « Les effets cumulés de six années de récession signifient que ceux qui donnent ont moins à donner au moment où ceux qui ont besoin d’aide sont de plus en plus nombreux. Mais surtout, les gens qui se sont mobilisés en 2011 avaient l’espoir d’un changement politique relativement rapide. En son absence et devant l’intensification de l’offensive austéritaire, ces militants se découragent inévitablement. »« Ce qu’il nous faut, c’est un vrai gouvernement de gauche. On a toutes voté Syriza », disent les femmes de ménage.

Dimitra Manolis était même sur la liste de la coalition de gauche radicale aux européennes. Les résultats du parti d’Alexis Tsipras suffiront-ils à redonner du courage et de l’espoir à une contestation fatiguée ? Syriza avait créé la surprise aux législatives anticipées de 2012 en raflant 26,89 % des voix, sur fond de désaveu massif des politiques d’austérité, et devenait alors la deuxième force politique du pays, devant un Pasok discrédité par sa collaboration avec la Troïka. Un score inséparable de la dynamique du mouvement social : ceux qui se mobilisent en masse en 2011 sont les mêmes qui donnent son assise électorale au parti de gauche. Conscient de ce qu’il devait aux Indignés, une de ses premières décisions en 2012 a d’ailleurs été de soutenir financièrement les initiatives de solidarité en créant un fonds dans lequel les 71 députés reversent 20 % de leur rémunération. Si Syriza a réussi, aux européennes de mai dernier, à se hisser en tête devant les deux partis traditionnels, les militants se gardent de pécher par optimisme : le score est resté stable depuis 2012, à 26,46 %, tandis que celui de la formation d’extrême droite Aube dorée a progressé, passant en deux ans de 6,9 % à 9,3 % des suffrages. Et si les autres scrutins de juin 2014 ont également révélé l’ancrage local de Syriza, qui a gagné l’Attique, région la plus peuplée du pays, les partis de la coalition au pouvoir ont gagné neuf des treize autres régions. Syriza a certes remporté quelques municipalités telles que Vyronas, mais aucune grande ville. « Syriza doit être plus que le parti de l’opposition à la Troïka, il doit maintenant proposer des choses concrètes », analyse Christos Giovanopoulos. « Et, même si Tsipras arrivait au pouvoir, la partie ne serait pas gagnée : il faudrait impérativement que le mouvement social reprenne de l’ampleur pour empêcher Syriza de faire des concessions à l’UE par “réalisme”. » C’est pourquoi tous les regards sont aujourd’hui tournés vers les femmes de ménage, conclut Dikaios Psikakos : « Leur lutte est notre phare. » ■ laura raim

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Un des premiers graffitis de la crise, rue Pireos, juillet 2014.

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La guerre au XXIe siècle a rompu avec les codes anciens du conflit entre États. Les puissants envoient leurs drones dans des opérations antiterroristes. Enquête sur une révolution technologique qui redistribue les cartes du pouvoir militaire et politique. par marion rousset

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DRONE DEGUERRE

Un X-47B Unmanned Combat Air System (UCAS)sur le porte-avion USS George H.W. Bush.

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L’homme en uniforme kaki a le regard rivé sur des écrans de contrôle, un casque vissé sur la tête et un joystick à la main. Sur une base militaire américaine, il fait la guerre assis dans un fauteuil. Le calme émanant de cette image qui illustre les articles de presse sur les drones a définitivement ringardisé le corps en sueur de Sylvester Stal-lone. Mais il ne faut pas s’y fier : les engins télécommandés envoyés dans les zones tribales du Pakistan, du Yémen ou de l’Afghanistan sont le signe extérieur d’une révolution qui dépasse largement le cliché d’une guerre robotisée. Le fantasme d’un futur à la Terminator masque, en effet, d’autres métamorphoses. Au point que les conflits militaires dans lesquels s’engagent les forces occidentales n’ont souvent plus de guerre que le nom. Sans champs de bataille, sans trai-tés de paix, sans règles juridiques claires, sans sacrifice de soi, ces interventions menées depuis une décennie n’ont pas grand-chose de commun avec les déploiements meurtriers du XXe siècle. « Après la seconde guerre mondiale, la guerre en tant que droit souverain de chaque État

a perdu de sa légitimité pour régler un conflit », explique l’historien Tho-mas Hippler. « Aujourd’hui, on assiste plutôt à des opérations de “maintien de l’ordre” dans des zones instables depuis longtemps, où différentes factions s’af-frontent. » Pour le philosophe Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « il existe aujourd’hui un décalage entre ce que doit être la guerre et ce qu’elle est devenue. La perception de ce qu’elle doit être en reste à la guerre conventionnelle et au modèle antique du choc frontal. Ce qu’elle est de-venue est une guerre irrégulière et asymé-trique, basée précisément sur l’évitement du choc frontal, parce que l’ennemi n’est plus une armée mais un acteur non-éta-tique souvent déterritorialisé. »

SURVEILLER ET TUER À DISTANCECes nouvelles « guerres » n’op-posent plus deux armées, mais un État supérieur au plan technolo-gique à des djihadistes et autres insurgés. « Aucun adversaire des États-Unis n’a intérêt à miser sur une guerre conventionnelle étant donnée l’écrasante supériorité militaire américaine. Résultat, depuis une dizaine d’années, ce déséqui-libre a conduit les Irakiens, par exemple, à adapter leur stratégie pour infliger des

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pertes aux Américains, en transcendant la frontière interétatique habituelle », poursuit Thomas Hippler. Et tan-dis que les uns mènent des actions de guérilla jusque dans les villes, au milieu des civils, les autres envoient des robots sillonner le ciel pour surveiller l’« ennemi » à distance, et parfois le tuer. Pour l’heure, seuls les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni utilisent des drones armés. À noter que ces derniers ne représentent que 5 % de l’ensemble des drones uti-lisés par les Américains, la plupart étant seulement équipés de camé-ras. La France, elle, a récemment acquis deux exemplaires du modèle MQ-9 Reaper fabriqué par la société américaine General Atomics, mais ces « chasseurs-tueurs » ne lui ont jusqu’alors servi qu’à surveiller les combattants d’Aqmi au Mali. Cependant, l’armée française ne devrait pas s’arrêter en si bon che-min. Pour preuve, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a déclaré que les drones armés de-vaient « compléter voire remplacer nos flottes d’avions de chasse » à l’horizon 2030. Quant aux recherches en cours, elles prouvent que l’avenir

est à ces engins de combat : « Les UCAV [Unmanned Combat Air Vehicle], qui entreront en service dans cinq à dix ans, seront plus rapides, plus furtifs, plus autonomes et mieux armés. Les démonstrateurs actuels sont les amé-ricains X-47B et Phantom Ray, les euro-péens Neuron, Taranis et Barracuda, et le chinois Anjian », précise Jean-Bap-tiste Jeangène-Vilmer. Quoi qu’il en soit, les drones sont d’ores et déjà devenus des outils privilégiés pour répondre aux in-surrections. Ils sont utilisés non seulement pour repérer l’ennemi, mais aussi dans le cadre de cam-pagnes d’assassinats ciblés qui constituent la pierre angulaire du programme militaire de Barack Obama en Afghanistan, en Irak, en Lybie, au Pakistan, en Somalie et au Yémen. C’est de cette manière que le chef des talibans pakistanais, Hakimullah Mehsud, a été tué en novembre 2013, dans la région du Waziristan du Nord.

L’ARME DU LÂCHESi de telles frappes commandées à distance répondent à une nou-velle situation, elles bouleversent à leur tour les valeurs cardinales

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de la guerre. Ainsi certains voient-ils dans les drones l’arme du lâche par excellence. Le fait est qu’en permettant au soldat de voir sans être vu et de tuer sans être tué, ils mettent à mal l’éthos des militaires. Résultat, le Pentagone s’est heurté à une véritable levée de boucliers quand il a voulu créer une médaille spécialement destinée aux pilotes de drones. John Hamilton, pré-sident de l’association d’anciens combattants baptisée les Vété-rans des guerres étrangères, a par exemple estimé que « les médailles qui ne peuvent être gagnées qu’au contact direct du combat doivent représenter plus que celles décernées à l’arrière ». Cette « Distinguished Warfare Medal », qui devait précéder la « Bronze Star » décernée pour récompenser la valeur au combat, a finalement dû être retoquée. « La discordance entre la réalité technique de la conduite de la guerre et son idéologie rémanente forme une contradiction puissante, y com-pris pour le personnel des forces armées. (…) Symptôme révélateur, les critiques les plus virulentes des drones ne vinrent pas d’abord d’indécrottables pacifistes, mais furent formulées par les pilotes de l’Air Force, au nom de la préservation de

« La guerre est devenue une guerre irrégulière et asymétrique, basée sur l’évitement du choc

frontal, parce que l’ennemi n’est plus une armée » Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, philosophe

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humanitaire (DIH), dont les bases ont été posées au XIXe siècle. En l’occurrence : ne cibler que des ob-jectifs militaires et éviter de causer des maux superflus ou d’aggraver les souffrances des combattants. Ces exigences, le pilote de drones y répondrait : il peut choisir le bon moment pour tirer, annuler le tir si un civil entre dans le champ, et même se faire aider d’un conseiller juridique. Mieux, l’existence d’en-registrements permettrait d’établir après coup les responsabilités.D’un autre côté, les détracteurs de ces objets volants voient au contraire en eux l’instrument d’une guerre hors les règles. « Les drones, c’est une sorte de condamnation à mort qui échappe à toute cour. Le condamné ne peut pas se défendre, se disculper, il est éliminé. Jusqu’à preuve du contraire, avant d’exécuter quelqu’un, on considère comme civilisé de lui donner l’occasion de se défendre. Tout se passe comme si Obama, pour ne plus avoir à souffrir du reproche de torturer des prisonniers, préférait les tuer », analyse l’historien des idées Tzvetan Todorov. Une critique renforcée par la faiblesse des preuves concernant l’identité des cibles. « Dans les derniers mois de l’administration Bush, [la CIA] a com-mencé à viser des gens selon leurs com-

portements et leurs habitudes plutôt qu’en se basant sur des renseignements précis, assure le journaliste d’investigation Jeremy Scahill dans Le Nouvel art de la guerre. Dirty Wars. Selon la CIA, il est justifié que des “hommes en âge d’être soldats” soient désignés comme cibles de ses attaques de drones s’ils ont participé à un grand rassemblement dans une région en particulier ou ont été en contact avec d’autres présumés militants ou terroristes. L’identification positive d’un suspect n’est plus une condition indispensable au lan-cement d’une frappe: il suffit que celui-ci présente une des “particularités” détermi-nées par l’agence. »

ENTRE ACTIONS POLICIÈRES ET ACTIONS MILITAIRESCette controverse soulève, au fond, un débat qui n’est pas tranché : quel droit appliquer à des opérations si différentes des conflits traditionnels ? Le pilote doit-il être soumis aux mêmes prérogatives qu’un soldat sur un champ de bataille ou qu’un officier de police en patrouille ? Peut-il, comme le premier, tuer impunément ou doit-il, comme le second, ne faire feu qu’en dernier recours ? Et comment appliquer le droit de la guerre à des frappes

leurs valeurs guerrières traditionnelles », souligne le philosophe Grégoire Chamayou dans un essai percutant intitulé Théorie du drone. Difficile d’enterrer les qualités du guerrier « à l’ancienne », prêt à sa-crifier sa vie sur les champs de ba-taille, qui avaient déjà été bien abî-mées au cours du XXe siècle par les bombardements aériens. « Considéré au prisme des valeurs traditionnelles, tuer par le drone, écrabouiller l’ennemi sans jamais risquer sa peau, apparaît toujours comme le summum de la lâcheté et du déshonneur », écrit le philosophe. Et c’est alors la définition même de la guerre qui s’en trouve affectée. Car quand on ne meurt plus que d’un côté, que tout rapport de récipro-cité est évacué, « la guerre asymétrique se radicalise pour devenir unilatérale », estime Grégoire Chamayou.

L’INSTRUMENTD’UNE GUERRE HORS LES RÈGLESAu cœur de la polémique, le flou juridique qui entoure ces frappes. D’un côté, les partisans des drones arguent de la précision de ces armes face à des missiles Tomahawk ou des bombes larguées par avion. Selon eux, ils ne violent aucun des principes du Droit international

« Les critiques les plus virulentes des drones furent formulées par les pilotes de l’Air Force,

au nom de la préservation de leurs valeurs guerrières traditionnelles » Grégoire Chamayou, philosophe

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Opérateurs au poste de contrôle au sol du nouveau véhicule aérien sans pilote (UAV) Heron,

à l’aérodrome de Kandahar, en Afghanistan.Photo : Robert Bottrill

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Un soldat israélien de l’unité Skylark I-LE apprend à utiliser le drone Skylark, léger et imdétectable. Photo: Cpl. Zev Marmorstein

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qui s’étendent à la planète entière, sans lieu circonscrit ni durée limitée, et qui, dans certains cas, sont menées par la CIA, le pilote étant alors un civil ? Autant de points d’interrogation soulignant toute la difficulté à classer des interventions, souvent secrètes, qui se situent, selon Thomas Hippler, « entre des actions de police à haut niveau et des actions militaire de basse intensité. » Pour Tzvetan Todorov, « on ne peut parler d’une guerre que si les deux adversaires possèdent des forces comparables. Les terroristes au Yémen ou au Pakistan ne peuvent menacer le territoire des États-Unis, ils ne disposent pas de drones. » Du coup, « les guerres américaines ressemblent, plutôt qu’aux guerres traditionnelles, à des opérations de police fondées, non sur une décision de justice, mais sur celle du président ou du Congrès américain. Si bien que Les États-Unis deviennent le gendarme du monde. »Ce brouillage entre la guerre et la paix remonte au « police bom-bing » auquel avaient recours les puissances coloniales dans les années 1920-1930. Ces bombarde-ments qui touchaient des villages s’en prenaient aux sources de la puissance des insurgés. Ils brisaient les populations rebelles en détrui-sant leurs maisons et en faisant

mourir leur bétail. Les Français expérimentèrent cette méthode en Syrie, frappant la ville de Damas. Aujourd’hui, le drone prend la relève de cette politique coloniale du « contrôle aérien », accomplis-sant le rêve de la première moitié du XXe siècle d’une surveillance, par le survol, des populations. Et le général David Petraeus fut le fer de lance, en Irak, de cette straté-gie contre-insurrectionnelle ins-pirée du passé. « Les Britanniques ont inventé cette pratique coloniale de contrôle de territoires au niveau mondial qui permettait de ne pas intervenir plus que nécessaire sur le sol. L’occupation se résumait à quelques points stratégiques comme de grandes routes de communi-cation. Aujourd’hui, on a dépassé cette phase du colonialisme direct en faveur d’une stratégie américaine que l’on peut décrire comme néocoloniale. Les États-Unis n’entendent plus coloniser des pays, ils se limitent à protéger des régimes qui sont à l’écoute de leurs intérêts », ana-lyse Thomas Hippler.

CONFUSION DES CIBLESAinsi les guerres contre-insurrec-tionnelles actuelles sont-elles le lieu d’une fusion militaro-policière. Laquelle fonctionne dans les deux sens. « Les formes de violence policières et militaires se conjuguent de plus en

plus. D’un côté, les armées ne font qua-siment plus que de la contre-insurrection au milieu des populations civiles, et de l’autre, la police des quartiers populaires militarise ses modes d’action dans toutes les grandes villes du monde », compare le sociologue Mathieu Rigouste. « Il y a aussi hybridation de la “menace” dans les idéologies policières et militaires, avec la fusion des figures du criminel, du délinquant, de l’émeutier et du ter-roriste », poursuit-il. Un tel flot-tement lexical est loin d’être inu-tile. Les opérations antiterroristes tirent, en effet, de cette confusion un double « avantage ». Comme dans les guerres conventionnelles, les frappes de drones reposent sur un droit tacite de tuer impuné-ment, mais comme pour les opé-rations de police, elles sont aussi autorisées à s’étirer sans fin. « L’ad-ministration Obama justifie sa guerre planétaire en affirmant qu’elle consiste bel et bien en une guerre. À ses yeux, l’autorité de traquer les responsables des attentats du 11 septembre accordée par le Congrès à l’administration Bush lui permet de continuer, plus de dix ans plus tard, à mener des frappes contre de “pré-sumés terroristes” (…). Les politiques instituées par le président Bush et renfor-cées par son successeur démocrate auront finalement eu pour effet d’inaugurer une nouvelle ère, celle de la guerre sale contre

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« Tout se passe comme si Obama, pour ne plus avoir à souffrir du reproche de torturer des prisonniers,

préférait les tuer » Tzvetan Todorov, historien

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LES GUERRES VERTESDans La Nature est un champ de bataille, le sociologue Razmig Keucheyan étudie notamment la doctrine élaborée par les stratèges militaires actuels. Extraits.

l’écologie au cœur des nouvelles guerres

« L’intérêt des militaires pour les questions environnementales est à replacer dans un contexte stratégique de longue durée, qui a vu la fin de la guerre froide et des doctrines politico-militaires qui l’ont caractérisée : endiguement, dissuasion nucléaire, théorie des dominos… L’idée de guerres vertes s’inscrit (…) dans le paradigme des “nouvelles guerres”. Cette expression désigne les évolutions subies par l’art de la guerre depuis le dernier tiers du XXe siècle, en particulier depuis la chute du mur de Berlin. (…) Les nouvelles guerres comportent souvent une dimension environnementale, au point que l’on a pu parler à leur propos d’éco-logie politique de la guerre. Les pénuries de ressources – eau, terres arables, stocks de poissons, pâturages… – et la dégradation des écosystèmes plus généralement contribuent à l’éclosion de conflits armés de ce type. La causalité n’est jamais uni-latérale, les paramètres naturels entrent toujours en interaction avec d’autres : pression démographique, disponibilité de l’armement, ingérence de puissances étrangères, inégalités sociales, discriminations ethnoraciales… mais la “guerre pour l’existence” évoquée par Van Creveld à la fois découle et génère des phéno-mènes de rareté des ressources et de destruction des écosystèmes. »

le conflit israélo-palestinien, un cas d’école

« La production annuelle d’eau potable en Israël est estimée à 1,95 million de mètres cubes. Les besoins en eau de l’État d’Israël, y compris ceux des colonies des territoires occupés, excèdent ce chiffre de 10 %. La différence est comblée par la surexploitation des aquifères, c’est-à-dire des couches terrestres qui contiennent des nappes phréatiques. Cette surexploitation peut conduire à terme à l’épuise-ment des puits. Deux des trois aquifères dont dépend l’approvisionnement en eau d’Israël se trouvent sous le territoire de la Cisjordanie. L’accès aux ressources hydriques n’est bien sûr pas le même selon que l’on est arabe ou israélien. Les colons israéliens consomment quatre fois plus d’eau que les Arabes. L’armée israé-lienne limite strictement l’accès à l’eau de ces derniers. Entre autres conséquences, ceci a conduit nombre d’agriculteurs palestiniens à abandonner leurs terres et à s’installer dans les villes. On ne saurait bien sûr réduire un conflit aussi long et complexe à un problème d’approvisionnement en eau. Mais c’est l’un des para-mètres qui l’alimentent et, compte tenu de la crise climatique, il est peu probable que la situation s’améliore dans les années qui viennent. » ■ m.r.

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La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, de Razmig Keucheyan,

éd. La découverte / hors collection zones, 2014, 16 euros.

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le terrorisme », écrit Jeremy Scahill. Une guerre qui pourrait toutefois être remise en cause, faute d’être sous-tendue par une doctrine lé-gale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Kenneth Anderson, un juriste associé à la Hoover Institu-tion, think tank américain proche du Parti républicain, souhaite don-ner un cadre légal à la pratique des assassinats ciblés. « Alors naîtrait, entre guerre et police, un curieux hybride juridique, qui pourrait bénéficier des libé-ralités de chacun des deux régimes sans avoir à se plier aux contraintes d’au-cun », prévient Grégoire Chamayou dans son ouvrage.

ARME « HUMANISTE » ?Les puissances occidentales sont désormais vaccinées contre les tueries du XXe siècle. Mais l’ave-nir reste incertain. Parmi les scéna-rios qui se dessinent, certains en-trevoient la possibilité d’une guerre domestiquée. « Cette guerre technique peut ouvrir la voie à une forme d’huma-nisme militaire. Le pilote de drone a des heures pour essayer d’éliminer au maxi-mum les dégâts collatéraux… Si l’on ins-taure un minimum d’encadrement, si l’on peut soustraire les drones aux services spéciaux pour les confier à l’armée régu-lière, cette arme peut être utilisée de ma-nière humaniste », prévoit l’historien

Christian Malis. L’autre scénario est beaucoup moins positif. « Au-delà des erreurs inévitables de cible, ou encore des fausses dénonciations condui-sant à des interventions intempestives, les drones suscitent une violente rancune dans la population qui les subit. Au Yé-men, en Somalie, en Afghanistan, là où frappent les drones, il y a un renforcement de la guérilla. Cette guerre hors les règles se retourne contre nous, c’est une source du ressentiment qui conduit les indivi-dus à devenir des kamikazes, à se lancer dans le terrorisme », pointe Tzvetan Todorov. Les centaines de frappes menées sur les zones tribales fron-talières de l’Afghanistan ont ainsi déclenché d’importantes réactions de rejet chez les autochtones. Selon une enquête, pas moins de 97 % des Pakistanais étaient opposés à cette opération de la CIA. De tels conflits, dont la vocation affichée est de maintenir l’ordre, nourrissent paradoxalement l’ins-tabilité dans certaines régions. Le risque est alors qu’ils s’étirent à l’infini. Et dans le futur, d’intermi-nables « guerres » du ciel pourraient supplanter les bourbiers du siècle passé. De quoi décevoir ceux qui rêvaient d’une puissance aérienne capable de délivrer l’humanité des fureurs et des haines. ■ marion rousset

ENQUÊTE INTELLECTUELLE

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Théorie du drone, de Grégoire Chamayou, éd. La Fabrique,

2013, 13 euros.

Guerre et stratégie au XXIe

siècle. Enjeux mondiaux, armes futures : quelle ambition pour la

France, de Christian Malis, éd. Fayard, 2014, 22 euros.

Le Gouvernement du ciel. His-toire globale des bombardements aériens, de Thomas Hippler,

éd. les Prairies ordinaires, 2014, 18 euros.

Le Nouvel art de la guerre. Dirty Wars, de Jeremy Sca-

hill, éd. Lux, 2014, 28 euros.

Les Nouvelles armes de l’empire américain, de Nick Turse, éd.

la découverte, 2014, 12,90 euros.

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gustave massiah commente… une photo de JULIEN JAULINUn manège à Kaboul ! Une parenthèse ! Un tournant ! Autour de ce manège, dans ce parc d’attractions sommaire, se retrouve une famille élargie afghane bientôt dispersée par la guerre au gré des routes des migrations. Omari y a amené sa fille, Bahara, qui a deux ans. C’est dans cette famille, avec ses grands-parents, ses tantes et ses oncles, ses cousins que Bahara a vécu. Ce sont ces familles qui forment la société afghane et lui donnent ses capacités de résis-tance. Omari vient chercher Bahara pour retrouver sa femme et ses deux premiers enfants arrivés à Argenteuil il y a un an. Dix ans depuis le début de son exil en France et un entêtement de tous les jours pour réussir ce regroupement familial ! Omari est revenu en Afghanistan pour la première fois depuis dix ans. Il s’était battu avec celui qu’on appelait le commandant Massoud, assassiné en septembre 2001, qui rêvait dans sa vallée du Pandjchir, dans les montagnes pachtounes, d’un islam apaisé et d’un Afghanistan libéré des talibans. Et libéré de tous ceux qui venaient libérer les Afghans des talibans. Des Russes, des Améri-cains, des Pakistanais, des Européens – Français compris. Et des Afghans corrompus qui ont su en profiter pour s’enrichir avant de négocier avec les talibans. Massoud qui refusait que les Afghans soient les pions d’un poker mondial et qui avait compris qu’au-cune armée étrangère ne pouvait convaincre et donc ne pouvait vaincre. Des armées étrangères successives qui, faute de victoire, jouent la déstabilisation et la destruction pour démontrer qu’on ne leur résiste pas impunément.Bahara gardera-t-elle un souvenir, une image de ce manège ? La voilà lancée dans un monde ouvert, un monde que les frontières ne peuvent plus juguler et où elles ne servent plus à protéger. Dans quelle France vivra-t-elle ? Quelle France connaîtra-t-elle ? Celle du droit d’asile accordé à son père ou celle des discriminations et des rejets ? Une France qui saura l’accueillir ou une France peu-reuse et agressive, craintive de son avenir ? Le droit d’asile chiche-ment accordé et régulièrement remis en cause a largement parti-cipé à l’identité française. Ce qui est en jeu, c’est autant l’avenir de Bahara que celui de la France.

GUSTAVEMASSIAH

Figure du mouvementaltermondialiste

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Oligarchie

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Oligarchie. Le terme s’est de nouveau imposé dans le débat public depuis quelques années. « Oligarchie » vient des racines grecques oligos, qui signifie petit, peu nombreux, et arkhein, qui veut dire commander. L’oligarchie est donc le gouvernement par un petit nombre de personnes qui imposent leur domination : les « meilleurs » (l’aristocratie), les plus riches, les technocrates, les gérontocrates…Dans Le président des riches, paru en 2011, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon cautionnent ce retour : « Lorsque tous les pouvoirs sont entre les mains de personnes qui entretiennent des liens étroits et forment un groupe de fait, on peut parler d’oligarchie. » Au même moment, le journaliste Hervé Kempf publie L’oligarchie, ça suffit. Vive la démocratie, tandis que, l’année suivante, ses confrères Sophie Coignard et Romain Guibert s’en prennent à L’Oligarchie des incapables pour dénoncer l’élite des patrons, hauts fonctionnaires, élus ou experts qui cumulent fonctions et privilèges.L’espace politique n’est pas en reste. Jean-Luc Mélenchon invite à marcher « contre l’oligarchie, pour une VIe République ». Candidate EE-LV à la présidentielle, Eva Joly enfourche aussi le vocable : « Nous ne devons plus être inféodés à l’oligarchie. » Mais le Front national s’y met à son tour. À Dijon, pour les élections européennes, Florian Philippot se dit en campagne « contre l’oligarchie ». Et Ma-rine Le Pen s’en prend régulièrement à « l’oligarchie UMPS ». Utilisé aujourd’hui par deux familles politiques totalement opposées, le terme se révèle piégé. Et ce d’autant que, dans cette bataille des mots, des idées et des urnes, c’est l’extrême droite qui tient, pour l’instant, le haut du pavé. L’utilisation de cette expression devient – comme bien d’autres –, particulièrement biaisée. L’une des tâches délicates de la gauche critique est donc de se réapproprier un langage détourné. Car, comme l’écrivent Luc Boltanski et Arnaud Esquerré dans Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite1, « l’actuel détournement, tantôt par la droite dite “classique” et tantôt par l’extrême droite, de termes empruntés aux discours, pour certains, du mouvement ouvrier et, pour d’autres, de l’analyse sociale dans ses expres-sions critiques (…) met dans l’embarras, c’est le moins que l’on puisse dire, tous ceux dont le projet consiste à dire avec des mots la réalité telle qu’elle est vécue par les personnes dont la parole et surtout l’écriture ne sont pas le métier principal ni, souvent, un exercice des plus aisés. » ■ clémentine autain

(1) Vers l’extrême. Extension du domaine de la droite, Editions Dehors, 2014, 75 pages, 7,5 euros.

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La cuvéedu redressementLa vie politique d’Arnaud Montebourg, et avec elle celles de Benoît Hamon et d’Aurélie Filipetti, aurait-elle été suspendue à une bouteille ? L’hypothèse mérite d’être considérée : c’est bien cet objet, une bouteille, celle de la « cuvée du Redressement », qui a incarné l’insolence suprême du leader socialiste. Et débouché sur son départ du gouvernement.C’est pour la traditionnelle Fête de la rose à Frangy-en-Bresse que mille bouteilles de Bourgogne (Côte-chalonnaise) sont préparées par la cave Bissey. Le ministre annonce avec amusement cette cuvée 2014 « made in France » sous forme d’un petit teasing sur son compte Twitter : « Frangy J - 6 : rendez-vous dimanche avec @benoithamon pour déguster la cuvée du redressement ! » Le 24 août, les jour-nalistes suivent en masse Arnaud Montebourg qui, entre quelques commentaires politiques, lance avec bonne humeur et ironie qu’il faudrait envoyer une bouteille de cette cuvée au président de la République et à chaque ministre. Les discours à la tribune des deux ministres appellent François Hollande et Manuel Valls à changer de cap politique. Nul doute qu’ils valaient provocation. Qu’un ministre de l’Économie demande un changement d’orientation… économique, c’est assez inhabituel et grinçant. Mais l’image du toni-truant Montebourg tournant en boucle sur les chaines d’info continue, un Montebourg s’amusant à l’idée d’envoyer au président de la République une simple bouteille à l’appellation particulièrement contrôlée, constitue une charge symbolique hautement provocatrice. Le combat de coqs a ainsi été ouvert. Et, au sommet de l’État, on ne plaisante pas avec l’autorité.■ clémentine autain, illustration anaïs bergerat

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RÉGIONALISMES,NATIONALISMES,INDÉPENDANTISMES

LE REPLISUR SOL

LE DOSSIER

Référendums sur l’indépendanceen Écosse et en Catalogne, dynamisme des séparatistes flamands et basques, persistancede la Ligue du Nord en Italie, élection d’un maire nationaliste à Bastia. À l’heure de la mondialisation, ces « nationalismes régionaux » sont-ils un paradoxe ?dossier coordonné par catherine tricot illustrations fred sochard

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RRetour du balancier de l’histoire : l’hégémonie des grand États-nations s’effrite et voit leurs frontières se redessiner (p. 45-49). Sous la pression des indépendantismes en Écosse (p. 51-55) ou dans une Catalogne agitée par la perspective d’un référendum (p. 61-63). En Flandre aussi (p. 59), le désir de garder les richesses locales pour son compte se mélange aux envies d’un entre-soi culturel, tandis qu’à Béziers s’exprime le repli défensif dans une identité chimérique (p. 57-58). Mais au-delà des cas particuliers et de leur légitimité variable, ces revendications s’inscrivent dans une crise plus globale. On pense désormais les territoires en termes de « pôles » dont on recherche l’« attractivité » et la « compétitivité » sans souci d’équilibre entre eux (p. 68). Les séparatismes s’insinuent là où l’État s’affaiblit (p. 70), là ou l’appartenance nationale est en souffrance (p. 73), là où les identités locales, longtemps méprisées, peuvent prendre leur revanche. En profitant d’une alarmante incapacité à unir le commun et le particulier (p. 75)…

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L’histoire des sociétés humaines est faite d’alternance entre des phases de regroupement ou, au contraire, de morcellement des territoires. L’Europe, par exemple, comptait près de trois-cents États en 1789, une soixan-taine en 1815 et seulement 19 en 1871, après l’achève-ment des unités italienne et allemande. Le temps était alors au dépassement simultané des grands empires multinationaux (Turquie et Autriche notamment) et des principautés féodales anciennes, jugées trop étroites pour assumer les contraintes de la modernité. Le XXe siècle, lui, a inversé la tendance, le nombre d’États européens passant de 22 en 1878 à 45 aujourd’hui. À l’échelle mon-diale, le mouvement est encore plus spectaculaire. En 1914, à l’apogée de la colonisation européenne, on ne compte que 54 États indépendants, dont 4 seulement en Afrique et 5 en Asie (voir repères p. 58). En 1945, quand se constitue l’ONU, elle rassemble 51 membres. Aujourd’hui, on dénombre près de deux-cents États indépendants, dont 193 appartiennent à la grande orga-nisation internationale.Le modèle de l’État-nation est né en Europe, où il s’étend au XIXe siècle, selon l’idée prônée par le grand nationaliste italien Giuseppe Mazzini : « À chaque nation son État et un seul État pour chaque nation. » Au XXe siècle, ce modèle est institutionnalisé, après l’Octobre russe (le décret sur les nationalités accorde à chaque peuple

de l’Empire russe le droit de se séparer de la Russie) et après le discours du président américain Wilson faisant, en 1918, du « droit à l’autodétermination » un principe de base des relations internationales d’après-guerre.Dans la seconde moitié du XXe siècle, les peuples coloniaux luttant pour leur indépendance ont uti-lisé, contre leurs dominants européens, le modèle que ceux-ci avaient eux-mêmes promu. La décolonisation, puis l’effondrement du système soviétique ont été les grands vecteurs d’émergence de nouveaux États. Et aujourd’hui, à l’intérieur du continent européen, certains groupes se réclament du même principe pour justifier leur droit à une large autonomie, voire à une complète indépendance.On pourrait donc se dire que la relance du morcelle-ment étatique, dans l’ancienne aire d’influence sovié-tique, en Russie ou en Ukraine, comme dans les pays de l’Europe occidentale, n’est que le prolongement du vieux principe des nationalités apparu au XIXe siècle. L’explication reste insuffisante. Que le droit à l’autodé-termination ouvre la possibilité légale du divorce n’im-plique pas pour autant que son application se généralise. Il faut comprendre pourquoi, à un moment plutôt qu’à un autre, le désir s’impose, à l’intérieur d’un groupement humain installé dans un territoire, de se séparer de l’État dans lequel il s’est inséré jusqu’alors. roger martelli

LES ÉTATS-NATIONSEN MORCEAUXAmorcée au XXe siècle sous l’effet de la décolonisation et, plus tard, de l’effondrement du bloc soviétique, la multiplication des nations se poursuit au XXIe.

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Le rappel des heures glorieuses du passé ne suffira pas pour faire face aux bouleversements actuels.

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FRONTIÈRES EN EUROPE :ÇA CRAQUERevendications autonomistes et indépendantistes, égoïsmes régionaux, regaindes nationalismes, réveil des minorités, mondialisation… Le Vieux continentse découvre de nouveaux contours.

18 septembre en Ecosse, 9 no-vembre en Catalogne, deux dates, deux référendums pour l’indépen-dance qui pourraient remodeler les frontières de pays majeurs. Cette actualité mérite d’être éclairée par des savoirs et des reportages. La situation écossaise est exposée par une spécialiste de la civilisation britannique, Géraldine Vaughan (p. 51), et Jean-Sébastien Mora livre un reportage parmi les militants de l’indépendance catalans (p. 53). La concomitance de ces deux rendez-vous politiques souligne le retour de la dimension nationale, la vivacité des aspirations indépendantistes, la poussée des stigmatisations de mi-

norités ethniques ou linguistiques. Toute l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, est sous ces vents.À l’Est se pose la question de l’in-tégration des populations russo-phones après l’explosion de l’URSS. Cette question a provoqué une crise aiguë en Ukraine. Mais c’est aussi une épine au pied de l’Union européenne lorsque ces minorités représentent 25 % des populations en Estonie ou 35 % en Lettonie. En Bulgarie et en Roumanie, les populations roms sont reléguées aux marges de la société et subissent un effroyable racisme. À l’ouest, les tensions en Italie du Nord ou en Es-pagne avec le nationalisme basque et catalan traduisent le poids d’un passé qui ne passe pas et révèlent l’insurrection de régions riches qui entendent mettre fin au caractère redistributif de l’État. La Belgique, elle, se trouve aux prises avec ces deux dimensions entremêlées (lire Belgique, une fracture ouverte p. 59)Presque partout, les élections euro-péennes ont traduit une poussée identitaire à forts relents nationa-listes, voire racistes. Incapables d’as-

surer une homogénéité sociale qui suppose une forme de redistribution territoriale des richesses, frappés par une perte de substance démocra-tique, confrontés à des problèmes historiques non résolus, plusieurs pays voient leurs frontières craquer. Qu’elle soit espérée ou redoutée, de toutes parts la crise de l’État-nation est annoncée. Ses manifestations produisent leurs effets même en France, vieil État, vieille nation. Le reportage de Rémi Douat à Béziers montre que ces mêmes ressorts ont conduit à l’accession d’un maire crypto FN (p. 57).

LES NATIONS, CONSTRUCTIONS HISTORIQUESUne nation, un État, voilà bien un des grands projets des XIXe et XXe siècle qui hante encore ce début de siècle. Existe-t-il une définition consensuelle de la nation ? Rete-nons provisoirement celle-ci : « une communauté politique imaginaire, et ima-ginée comme intrinsèquement limitée est souveraine », de Benedict Anderson ou, plus abruptement, celle de Karl

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Deutsch : « une nation est un groupe de personnes unies par une erreur commune de leurs ancêtres et une aversion commune envers leurs voisins ». Si le concept d’État-nation s’applique fort bien pour la France et l’Angleterre – aux-quels on peut ajouter le Portugal, qui dispose des frontières défini-tives les plus anciennes du continent (1249) –, les réalités historiques des autres pays génèrent plutôt de la perplexité. Certains États intègrent plusieurs nations – l’Espagne –, et des nations sont réparties sur plu-sieurs pays. Des situations souvent inextricables qui ont conduit à des déchirements majeurs sur le Vieux continent. En Europe, le redécou-page des frontières n’a jamais cessé tout au long des siècles. C’est dans la chaleur de guerres et de confla-grations majeures que se sont opé-rées les délimitations. 1919, 1945 ou plus récemment l’explosion de la Yougoslavie rappellent que la force prévaut le plus souvent dans ces réorganisations : vae victis.Les tensions d’aujourd’hui puisent leurs racines dans l’histoire : rôle du franquisme pour les situations basque et catalane, créations éta-tiques tardives pour la Belgique (1830) et l’Italie (1861, et encore, sans Rome !). Loin des fariboles sur la France éternelle ou l’âme allemande, les nations sont une construction historique, elles ont eu un début, elles auront une fin. Ce qui doit interroger, ce n’est donc pas tant la résurgence de problèmes non ou mal réglés, que « pourquoi main-

tenant » ? Leur expression simul-tanée est bien trop générale pour ne pas relever, aussi, d’explications globales. Dans la troisième partie de ce dossier, « Pourquoi ça chauffe », Roger Martelli développe en his-torien trois grandes explications au fondement de la revendication autonomiste (p. 66 à 71). Dans son article, Tous pour un, un pour tous (p. 73), il décrypte les mécanismes qui, de l’aspiration au respect de spécificités, peuvent basculer dans l’exaltation et l’essentialisation des différences.

LA MONDIALISATION REDÉFINIT L’ÉTAT-NATION « La société n’existe pas, il n’y a que des individus, hommes ou femmes ». Cette phrase si souvent répétée par Mar-garet Thatcher concentre le carac-tère destructeur du projet néolibé-ral. Le capitalisme globalisé produit l’atomisation des sociétés, brise les solidarités et laisse subsister la seule ronde de la marchandise. Les ten-sions à l’intérieur des États ne sont pas seulement le fruit d’un héritage historique, elles sont exacerbées par un modèle économique qui sape les fondements de la cohésion en amoindrissant les possibilités de re-distribution et en fragilisant le cadre démocratique. La réponse des néo-conservateurs est alors d’allier néo-libéralisme et ordre en utilisant des ressorts nationalistes ou religieux.L’État-nation a été le cadre d’une redistribution, d’une péréquation – imparfaite – à l’intérieur de son

territoire. C’est la situation qui a prévalu en Europe occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Sous les coups de boutoir de la mondialisation, des régions entières autrefois florissantes ont été ravagées par la désindustrialisa-tion, le chômage et la misère. Pour les territoires les plus riches et dis-posant d’une forte identité régio-nale ou nationale, la tentation est devenue grande de s’affranchir d’un cadre étatique redistributif jugé trop contraignant. Plutôt que de subir des « ponctions » de la Lombardie vers les Pouilles, de la Catalogne vers l’Estrémadure, l’appartenance directe à l’Europe, comme nouvel État indépendant, paraît bien plus profitable.

UNE ASPIRATION DÉMOCRATIQUE DÉVOYÉEL’espace européen peut-il être cette communauté « suffisamment imaginaire et imaginée » pour accepter un verdict qui déplaît, même dans le cadre d’une consultation démocratique ? Rien n’est moins sûr. La déperdi-tion démocratique accompagne la construction de la Communauté européenne : bureaucratique, tenant à distance les peuples au profit de négociations obscures sous la pres-sion de lobbies économiques. Rien n’a vraiment contredit l’idée que c’est dans le cadre national que le pouvoir du peuple peut être mis en œuvre. Des réflexions intéressantes ont été émises, notamment chez les austro-marxistes, pour découpler la

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citoyenneté de la nation (voir Re-pères sur les marxistes et la nation, p. 65). Elles sont tombées dans l’oubli avec la fin des empires pluri-nationaux. Affaibli au niveau natio-nal, encore peu pertinent au niveau européen, l’espace démocratique peut alors être perçu comme plus opérationnel à l’échelon régional ou dans un cadre national plus res-

treint. C’est l’aspiration à recons-truire de nouvelles solidarités, à exprimer une volonté collective qui s’affirme de manière dévoyée. Face au capitalisme globalisé qui fragilise les sociétés, il est peu pro-bable que la fragmentation des cadres étatiques en une multiplicité de nouveaux pays porte une issue progressiste. Il n’en demeure pas

moins que la question nationale ne peut être contournée. Si le droit à l’autodétermination ne saurait être discuté sans promouvoir des réponses autoritaires, le maintien d’une perspective de vivre en-semble est un défi pour la gauche. Le droit au divorce n’est pas obli-gation de divorcer. guillaume liégard

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« THATCHER A ÉTÉ UN CARBURANTDU SENTIMENT NATIONAL ÉCOSSAIS »Déshéritée mais riche de son pétrole, l’Écosse votera le 18 septembre pour ou contre son indépendance. Est-ce le début de la fin du Royaume-Uni ? Les racinesde ce mouvement séparatiste expliquées par Géraldine Vaughan.

regards. Le 18 septembre, les Écossais vont voter par réfé-rendum sur l’indépendance de l’Écosse. D’où vient ce référen-dum ? Quelles sont les chances que le « oui » à l’indépendance l’emporte ?

geraldine vaughan. Ce référendum est réclamé depuis longtemps par le parti nationaliste. Ayant remporté les législatives de 2011, notamment sur la promesse d’organiser cette consultation, le SNP (Scottish Na-tional Party) espère un oui majori-taire à la question « Should Scotland be an independent country ? » – « L’Écosse doit-elle être un pays indépendant ? ». La campagne du camp « Yes » est très active, en particulier dans les quartiers populaires et ouvriers de la partie ouest du pays. Mais ceux qui affirment « Better together », le camp du « non », sont en tête dans les sondages en ce mois de

juillet 2014. Soutenus par les trois grands partis du Royaume-Uni (travailliste, conservateur, libéral-démocrate), par une grande partie de la « business community » et par les milieux d’affaires, les opposants à l’indépendance restent néanmoins fragilisés par leur absence de projet. Leur argument tient dans leur slo-gan : « Rester ensemble ».

regards. Quels sont les argu-ments du SNP ?

geraldine vaughan. Ce sont des ar-guments de souveraineté nationale et politique. « Nous ne serons plus gou-vernés par une Angleterre conservatrice. » « Nous pratiquerons davantage de justice sociale, nous restaurerons un État pro-vidence. » Le modèle scandinave est souvent repris par le SNP : « Nous aurons une Écosse plus riche… » À côté de ces arguments « explicites », le camp du « oui » se fonde sur une

renaissance, depuis les années 1960, de la culture écossaise. L’Écosse est désormais un pays très anglo-phone (le gaélique est pratiqué dans quelques zones des Highlands et des îles de l’ouest), contrairement au Pays de Galles ou encore à l’Ir-lande. Cependant, on assiste à un nouvel intérêt pour la culture, la lit-térature, la poésie et l’histoire écos-saises depuis cinquante ans. Cela se manifeste à l’université avec, par exemple, la création d’un Centre d’études écossaises à Édimbourg (1951). Cette renaissance nourrit le sentiment national. Alors que dans les années 1970, près de 40 % des Écossais se disaient d’abord Bri-tanniques, ils ne sont plus que 23 % aujourd’hui à se situer ainsi. La Bri-tishness semble en perte de vitesse, tout particulièrement depuis les années 1980, avec l’affaiblissement des piliers de cette identité (mo-narchie, armée, Parlement).

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Maître de conférences en histoire et civilisation britanniques à l’université de Rouen, elle a publié The ‘Local’

Irish in the West of Scotland, 1851-1921 (Palgrave 2013, Londres).

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LE DOSSIER

« L’argument des opposants à l’indépendance tient dans leur slogan :

“Rester ensemble” »

regards. Quels sont les arguments des travaillistes pour s’opposer au « oui » ?

geraldine vaughan. Il y a une dimension très politique dans leur opposition. Les Écossais envoient toujours une large majorité de députés travaillistes à Westminster. Le départ de l’Écosse du Royaume-Uni reculerait leur perspective de retour au pouvoir.

regards. Qu’est-ce qui fonde l’opposition des mi-lieux d’affaires écossais ? D’un point de vue capita-listique, la présence de ressources pétrolières peut plaider en faveur de l’indépendance…

geraldine vaughan. Depuis des siècles, les milieux d’affaires trouvent avantage à leur présence dans un Royaume-Uni qui leur ouvre des marchés internatio-naux, à commencer par ceux de l’Empire britannique, dès le XVIIIe siècle. Le débat économique fait rage et les arguments s’échangent de part et d’autre sur les avantages et les inconvénients de l’indépendance. Per-sonne n’a, à l’évidence, remporté la bataille pour savoir si cela rapporterait ou coûterait de quitter le Royaume-Uni. L’incertitude est aussi liée à l’inconnue d’une sor-tie de la livre sterling, ainsi qu’au rapport avec l’Europe. Alors que le Royaume-Uni est au bord de quitter l’UE, les nationalistes écossais ont coutume d’évoquer « une Écosse indépendante dans l’Europe ». Mais comment cela se traduira-t-il ? Par une adhésion à l’UE ? Par le choix de l’euro comme monnaie? Dernier point d’incertitude : l’Écosse pourrait-elle, vou-dra-t-elle rester dans l’Otan ? En effet, le SNP s’est en-gagé à exiger de Londres la fermeture de l’unique base britannique de sous-marins armés de missiles nucléaires qui se trouve à Faslane, non loin de Glasgow. Toutes ces incertitudes confortent le camp du maintien de l’Écosse dans le Royaume-Uni. Enfin, soulignons que la cam-

pagne sur l’indépendance se double d’un débat d’orien-tation politique. Le SNP est un parti assez à gauche, que les Britanniques disent « Old labour », c’est-à-dire en faveur de l’État-providence, contrairement au « New labour » social-libéral, fondé par Tony Blair et Gordon Brown.

regards. Quel est le poids de la question pétrolière dans le débat ?

geraldine vaughan. Quand le pétrole a été découvert en mer du Nord en 1973, le parti nationaliste en a fait un argument politique : « It’s Scotland’s Oil », ont-ils immé-diatement affirmé. Cela crédibilise les capacités d’auto-nomie économique. Les ressources sont considérables, même si nul n’en connaît totalement l’ampleur. Chacun sait que son avenir et son coût constituent aussi des problématiques mondiales. Mais il est clair qu’il permet-trait d’alimenter le budget d’un État indépendant. De manière significative, le First Minister, Alex Salmond (SNP), est un économiste spécialiste du pétrole. Le pé-trole a également une importance certaine parce que les autres ressources naturelles sont limitées.

regards. Comment s’est construit le corps électo-ral ? Qui va voter ?

geraldine vaughan. Cette question a été épineuse. Qui peut voter ? Tous ceux qui se disent, se sentent écossais ? Six millions d’Américains revendiquent des ancêtres écossais. La question de la diaspora écossaise est sensible. Le choix très politique a été fait de permettre le vote à tous les résidents écossais âgés de plus de seize ans, et à eux seuls. 900 000 Écossais nés en Écosse et émigrés, souvent en Angleterre, n’auront donc pas le droit de vo-ter. En revanche, les migrants installés en Écosse, pour beaucoup d’origine pakistanaise et indienne, auront voix au chapitre. La constitution de ce corps électoral figure une conception de la nation écossaise qui n’est en rien « ethnique » pour le SNP. Le nationalisme écossais se pense comme un nationalisme « civique ». C’est aussi un choix politique en ce sens que la diaspora est nettement

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REPÈRES ÉCOSSAIS1603 Union des couronnes. Jacques VI d’Écosse devient également Jacques Ier d’Angleterre.1707 Acte d’union. Le parlement écossais est dissous et les députés écossais sont intégrés à Westminster. Néanmoins, l’Écosse garde son indépendance dans trois domaines : le droit privé, l’éducation (plus méritocratique) et la religion (L’Église presbytérienne d’Écosse, qui n’est pas hiérarchisée comme l’Église anglicane).1710s-1740s Rébellions jacobites contre l’Acte d’union.1934 Fondation du Scottish National Party.1973 Découverte d’un important gisement de pétrole en mer d’Écosse (North Sea Oil).1979 Premier référendum sur la « dévolution », autonomie politique intérieure accordée à l’Écosse. Le camp du « oui » est divisé : la dévolution sera-t-elle un premier pas vers l’indépendance ou va-t-elle étouffer le sentiment national ? La mobilisation en faveur du « oui » est majoritaire, mais recueille moins de 40 % des voix du corps électoral. Le référendum est annulé.1989 L’impôt local « Poll Tax » est introduit par le gouvernement Thatcher en Écosse.1997 Second référendum sur la « dévolution ». Cette fois le « oui » l’emporte (74 %).1999 L’Écosse a désormais un parlement à Édimbourg et un First Minister (actuellement Alex Salmond, SNP).2011 Les nationalistes du SNP remportent les élections parlementaires écossaises.

LES 59 DÉPUTÉSÉCOSSAISAU PARLEMENTBRITANNIQUEEN 2010

ÉLECTIONSLÉGISLATIVES

ÉCOSSAISES 2011

69%Travaillistes

19%LibérauxDémocrates

10%

Nationalistes

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29%PARTITRAVAILLISTE

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plus favorable au maintien dans le Royaume-Uni, qui est bien souvent à l’origine de sa propre émigration. Ainsi, par exemple, les Écossais qui ont migré aux États-Unis au XVIIIe siècle sont partis en tant que sujets britan-niques dans un espace impérial commun aux Anglais, aux Gallois et aux Écossais.

regards. Quid de l’orientation institutionnelle en cas de victoire de l’indépendance ? L’Écosse de-viendrait-elle une République comme l’Irlande du Sud ?

geraldine vaughan. Le SNP n’a pas de position offi-cielle sur la question, même si bon nombre de ses membres sont ouvertement républicains. L’adhésion à la couronne reste dominante dans tout le Royaume-Uni. C’est sans doute ce qui reste de plus vivant de l’ancien empire…

regards. Qu’est-ce que ça veut dire, de se revendi-quer Écossais ? Pourquoi ne plus se dire Britan-nique dans un monde qui se globalise ?

geraldine vaughan. En parallèle à la renaissance cultu-relle, les années Thatcher ont été déterminantes pour la reconstruction du sentiment national. L’idéologie thatchérienne a heurté des valeurs écossaises profondé-ment ancrées dans l’idée de communauté. L’exaltation de l’individualisme n’a pas été comprise et acceptée. La politique néolibérale de Thatcher a pulvérisé l’État-pro-vidence, et cela a été vécu comme une attaque contre l’idée communautaire. Un fossé idéologique et moral s’est creusé avec les Écossais à cette époque. Ajoutons que Thatcher, née dans les Midlands, apparaissait aux yeux des Écossais comme beaucoup plus anglaise que britannique. La cristallisation contre Thatcher s’est accomplie autour de la lutte contre la Poll Tax (1989). Paradoxalement, il s’agissait d’un impôt imaginé par des économistes ultra-libéraux de l’université écossaise de Saint Andrews et qui consistait à substituer à l’impôt local, fondé sur les revenus et la valeur du logement, un impôt par tête. Les

luttes ont été très importantes dans tout le Royaume-Uni contre la Poll tax. Mais les Écossais se sont sentis particulièrement visés car cet impôt leur fut appliqué un an avant le reste de la Grande-Bretagne. Cela a été vécu comme une traîtrise des Anglais. Le SNP organisa alors une campagne de boycott de l’impôt (« Can Pay, Won’t Pay »). 700 000 Écossais refusèrent de payer, sur un pays de cinq millions d’habitants. On peut dire que Thatcher a été un carburant du sentiment national. La désindustrialisation a également été très mal ressentie. Dans les années Thatcher, 40 % des Écossais apparte-naient à la classe moyenne, mais ils constituaient la pre-mière génération non ouvrière : ils se sentaient proches du monde ouvrier et étaient sensibles à sa liquidation. Les luttes des mineurs ont marqué les consciences. Au-jourd’hui encore, on ressent le poids de cette histoire dans la région de Glasgow.

regards. Est-ce le début de la fin du Royaume-Uni ?

geraldine vaughan. La Grande-Bretagne, en tant qu’union politique, existe depuis plus de trois-cents ans. Elle a connu une rude épreuve avec la fin de l’ère colo-niale. Un penseur marxiste écossais, Tom Nairn, annon-çait dès les années 1970 l’éclatement du Royaume-Uni. Cela paraissait alors excessif. Si le « oui » l’emporte, on va très certainement revisiter cette interprétation. Il est clair que ce référendum est un moment historique pour tous les Britanniques. D’ailleurs Leane Wood, la chef du parti nationaliste gallois, Plaid Cymru, vient d’apporter son soutien au SNP, affirmant que l’Écosse pouvait ser-vir de modèle. En tout cas même si le « non » l’emporte, ce qui paraît actuellement très probable, il est certain que l’autonomie politique va être renforcée. C’est le sens de l’histoire. entretien réalisé par catherine tricot

« Le choix très politique a été fait de permettre le vote à tous les résidents écossais âgés de plus de seize ans, et à eux seuls »

LE DOSSIER

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BÉZIERS,ORDRE, AUTORITÉ ET TRADITIONC’est en jouant sur la fierté biterroise offensée que Robert Ménard a conquis la mairie de Béziers sous la bannière du FN. Et cela semble marcher. Reportage.

« Béziers a retrouvé son blason ! » C’est écrit en gros caractères dans le journal municipal de l’été. « Retrou-ver son blason, c’est retrouver symbolique-ment ses racines », précise la com’ de la ville. Disparu, le « logo de super-marché » jusque-là utilisé. Place aux fleurs de lys et aux « bandes bicolores de la maison Trencavel qui dirigea long-temps notre ville ». Ce grand bond en arrière est loin d’être anecdotique. Si le nouveau maire de la ville Robert Ménard a adopté les fondamentaux du Front national, il y ajoute l’éche-lon régional et local comme levier « d’une fierté retrouvée », selon ses propres termes. Fier d’être Fran-çais, comme le professe l’extrême droite, mais avant tout fier d’être biterrois. Ainsi, parmi les réformes majeures portées par l’ex-patron de Reporters sans frontières, le retour des drapeaux national et régional sur le fronton des écoles.

RAVALEMENT DE FAÇADEIl détaille ses priorités. « Mon action s’articule autour de trois axes : “Ordre, autorité et tradition”. » Pour l’ordre et l’autorité, l’action principale consiste en une augmentation des effectifs de la police municipale,

qui devraient passer de 40 à 80 agents d’ici la fin du mandat. Sur le même thème, le maire a créé de nouvelles infractions. Les déjec-tions canines sont désormais ver-balisées et les parents de mineurs de moins de treize ans qui ne res-pectent pas le couvre-feu entre 23 h et 6 h s’exposent à des poursuites. Mais c’est sur le troisième volet de son action, la tradition, que Robert Ménard est le plus disert : « Je veux redonner de la fierté aux habitants et pour ça, il faut redonner du lustre à la ville. » Qui ne serait pas d’accord ? Sauf qu’à Béziers, le moins que l’on puisse dire, c’est que la « fier-té » et « le lustre » ne sont pas syno-nymes de modernité. Les grands projets du maire : s’attaquer à la réfection des remparts de la ville, tout un symbole, et les mettre en lumière à l’aide de soixante projec-teurs lumineux. Concernant le bâti, le maire veut rendre obligatoire le ravalement des façades. Et ceux qui ne le feront pas ? « Je le ferai à leur place et leur enverrai la facture », répond l’édile.Il se veut également intraitable sur le linge pendu aux fenêtres, qui a eu droit à son arrêté municipal : la pra-tique est désormais interdite dans

le centre-ville. « Je suis très attaché aux mesures symboliques. Les gens ont besoin d’ordre et de repères », justifie Robert Ménard qui veut également s’atta-quer aux antennes paraboliques qui fleurissent aux fenêtres des quar-tiers populaires, majoritairement chez les immigrés. « Je ne vois pas en quoi ce sont des attaques ciblées », se défend-il contre l’évidence.

« ON N’EST PAS À MARRAKECH ! »Dans la rue, la stratégie de l’exal-tation de la tradition voulue par le nouveau maire rencontre un franc succès. « Avec l’élection municipale, je me suis rendu compte récemment que je tenais bien plus à ma ville que ce que je pensais », raconte Morgane, vingt-et-un ans, en sirotant un Perrier dans un bar du centre-ville. Cette jeune femme, étudiante en art, se disant de gauche, trouve que Mé-nard « commence plutôt bien son man-dat ». « Je compte sur lui pour valoriser notre patrimoine et notre identité régio-nale », précise-t-elle. Des remparts au centre-ville, de Garibaldi à la gare, les habitants té-moignent avec franchise d’un com-plexe d’infériorité et d’un temps passé qui serait paré de toutes les

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vertus. Comme Monique, soixante ans, installée sur un banc des « Allées », les grands boulevards de la ville. Pour décrire le Béziers qu’elle aime, elle puise dans ses souvenirs. « Ma famille a dû renoncer aux vignes et toucher la prime d’arra-chage. Nous ne parvenions plus à vivre de notre métier. Robert Ménard veut refaire du vin régional une priorité économique », se réjouit-elle. Et de montrer une supérette : « On ne mange même plus de bons légumes », se désole-t-elle avant de se lan-cer dans une longue litanie où se

côtoient l’Espagne, l’Europe et la perte des savoir-faire. Un peu plus haut, un vide-gre-nier s’organise. Nicole Bresson, retraitée, vend quelques vête-ments et jouets avec sa petite fille. « Nous avons laissé les tradi-tions des autres nous envahir, dit-elle en regardant passer une femme voilée. Dans le même temps, nous avons mis de côté toutes nos traditions. C’est le moment de nous faire respecter », s’enflamme-t-elle. Sa voisine d’emplacement, soixante ans, au chômage et en fin de droits,

acquiesce, tout en finesse : « On n’est pas à Marrakech ! » Dans un climat où le racisme s’exprime désormais sans tabous, l’histoire bégaye et ne passe pas. Robert Ménard, auteur du livre Vive l’Algérie française, rendait hom-mage le 5 juillet dernier, ceinturé de son écharpe tricolore, à quatre membres de l’OAS et aux « cen-taines de Français d’Algérie » qui, cinquante-deux ans plus tôt, « ont été livrés sans défense aux couteaux des égorgeurs ». Ambiance. rémi douat

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LE DOSSIER

BELGIQUE,UNE FRACTURE OUVERTEAprès les élections législatives de juin 2010, il faudra près d’un an et demi à Elio di Rupo pour trouver une majorité parlementaire. Au cœur de cet imbroglio institutionnel, une discordance croissante entre la Flandre et la Wallonie.

La région flamande avec ces 6,1 millions d’habitants (57,6 %) apparaît largement prospère avec un taux de chômage de 4,9 %. Politiquement, très marquée à droite, la Flandres a vu la montée en puissance de la N-VA (Nouvelle alliance) de Bart de Wever ces der-nières années. Ce parti a pour but la séparation d’avec la Belgique avec la création d’une république flamande, et souscrit aux thèses néolibérales du point de vue éco-nomique. Il a promu en 2014 un programme qui vide-rait l’État fédéral belge de toute substance.

LA WALLONIE EN DIFFICULTÉEn 2010, avec 17 % des voix (28,2 % en Flandres) la N-VA arrivée en tête avait été écartée du pouvoir au niveau fédéral par un « cordon sanitaire » mis en place par l’ensemble des partis. Les résultats de 2014 ont fait voler en éclats cette stratégie. Devant le nouveau suc-cès de la N-VA – 20,6 % au niveau national, 31,9 % en Flandres –, celle-ci a obtenu le poste de ministre-président de la Flandre pour l’un des siens et formera l’ossature du prochain gouvernement fédéral.La Wallonie, dont l’économie a été structurée pendant des décennies par l’exploitation minière et l’industrie lourde, est bien plus en difficulté. Le taux de chômage y atteint 10,8 % de la population et même 13,8 % si l’on décompte la communauté germanophone. Dans cette région de 3,4 millions d’habitants (32,3 % du pays), c’est le Parti socialiste qui domine, même s’il est sorti affaibli des dernières élections générales. Enfin, dans

la région Bruxelles-capitale (un million d’habitants), où l’on estime que le monolinguisme francophone repré-sente au moins 75 % de la population, le taux de chô-mage s’élève à 20,4 %

RAIDISSEMENT FLAMANDÀ l’asymétrie économique s’ajoute l’épineux problème de la querelle linguistique au sein de l’agglomération bruxelloise. Si la région Bruxelles-capitale est juridique-ment bilingue, elle est enclavée au sein de la Flandre. Le dynamisme urbain de la capitale a empiété sur des communes flamandes, au-delà des limites administra-tives de la communauté bruxelloise. Or la francisation de Bruxelles tout au long des deux derniers siècles s’explique avant tout par la conversion linguistique de la population néerlandophone. Un phénomène qui nourrit, aujourd’hui, le raidissement flamand.La distorsion politique et économique s’inscrit aussi dans une dissension historique de longue durée. Les Flamands, qui ont toujours été majoritaires dans le Royaume belge, ont longtemps été méprisés. À titre d’exemple, jusqu’en 1878, la seule langue officielle du royaume était le français. L’accumulation des tensions, de tous ordres, met aujourd’hui en péril la pérennité même de la Belgique comme cadre étatique unifié. La forte présence annoncée du N-VA au sein du prochain gouvernement fédéral, très libéral et très flamand, pourrait raviver les tendances centrifuges. guillaume liégard

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AVANT 1914■ En Europe : plus de 300

États en 1789, une soixantaine en 1815 (Congrès de Vienne), 19 en

1871, 22 en 1878, 25 en 1914. ■ En Amérique : 11 États en 1825, 19 en 1865, 21 en 1914. ■ L’Asie et l’Afrique sont colonisées : Il n’y a que 5 États indépendants en Asie

(Chine, Japon, Perse, Siam, Turquie) et 2 en Afrique

(Éthiopie, Liberia).DE 1914 À 1945 ■ En 1914, on compte

53 États indépendants : 2 en Afrique, 21 en Amérique, 5 en Asie,

25 en Europe. ■ En 1932, on en dénombre 77 : 4 en Afrique, 23 en

Amérique, 13 en Asie, 35 en Europe, 2 en Océanie. ■ Entre 1920 et 1937, la Société des nations a

enregistré l’adhésion de 63 États.

DEPUIS 1945En 1945, on compte 72 États :

4 en Afrique, 22 en Amérique, 13 en Asie, 31 en Europe, 2 en Océanie. Quant à

l’ONU, elle compte 51 États à sa création (dont la Biélorussie, l’Ukraine et les Philippines qui ne

sont pas formellement indépendants). Par la suite, le nombre d’États n’a cessé d’augmenter, sous l’effet de la décolonisation et de l’éclatement du bloc soviétique : 88 États en 1955 (dont 76 membres de l’ONU), 156 États en 1975 (dont 144 à l’ONU), 197 en 2012 (dont 193 à l’ONU), En 2012, il y a 54 États en Afrique, 35 en Amérique, 47 en Asie, 45 en Europe et 16 en Océanie. Aux 193 membres

de l’ONU s’ajoutent 2 États observateurs (Vatican et Palestine) et 2 États qui participent à des

agences spécialisées de l’ONU sans être membres ou observateurs (Îles Cook

et Niue).

COMBIEN D’ÉTATS DANS LE MONDE ?

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Le site est grandiose et son choix ne doit rien au ha-sard : au cœur des ruines de l’amphithéâtre romain de Tarragone, 1 500 anonymes favorables à l’indé-pendance de la Catalogne prennent place dans les tribunes. Avec comme toile de fond le bleu vif de la Méditerranée, l’auditoire baigne dans un nuage d’Estela, le drapeau catalan sang et or étoilé. Car en ce samedi 16 août, l’« Assemblée nationale catalane » (ANC), une organisation indépendantiste civile forte de 40 000 membres, y poursuit sa campagne inter-nationale. Après avoir interpellé François Hollande, Angela Merkel et David Cameron, l’ANC s’adresse aujourd’hui à Matteo Renzi, le président du conseil italien, président pour six mois de l’Europe, afin de défendre le « droit des Catalans à l’auto-détermina-tion ».

FACTEUR ÉCONOMIQUE,MOTEUR LINGUISTIQUECoordinateur du meeting de Tarragone, Gilbert Fri-gola, trentenaire alerte, affiche un air décidé. Tout en gardant un œil sur le déroulement, il explique s’être toujours dit indépendantiste, mais sans vraiment s’en-gager. Pour lui comme pour beaucoup, le basculement survient en 2010 lorsque le tribunal constitutionnel espagnol refuse de valider l’Estatut, le nouveau statut pour la Communauté autonome de Catalogne. Celui-ci avait pourtant été concédé par le premier ministre socialiste José Luis Zapatero et adopté par 73 % des

électeurs catalans. « Nous nous sommes sentis floués par Madrid. La population s’est aussi rendu compte qu’il fallait faire pression sur la Generalitat (le gouvernement catalan) pour que les choses avancent enfin », raconte Gilbert. La Catalogne devient alors le théâtre de vastes ma-nifestations, qui culminent le 10 juillet 2010 avec l’organisation d’une marche d’un million et demi de personnes lancée par Òmnium Cultural, une associa-tion de promotion de la langue catalane. Le gain éco-nomique pour la Catalogne fait partie des arguments avancés par les souverainistes. Après la contamination de la crise des subprimes et l’explosion de la bulle immobilière en 2008, la récession a cristallisé la ques-tion du déficit fiscal catalan. Selon la Generalitat, la communauté autonome est certes la plus riche mais actuellement la plus endettée, à hauteur de 55 mil-liards d’euros, car elle « reverserait trop » à l’État espa-gnol. Sous la houlette de l’organisation patronale PI-MEC, les petites et moyennes entreprises locales sont très majoritairement favorables à la constitution d’un « État propre » car la Catalogne est la région d’Espagne qui a le plus profité du marché unique européen. Mais si l’économie reste un facteur du débat politique, la question linguistique demeure le moteur du nationalisme. L’affirmation catalane s’inscrit dans une perspective historique marquée par la Renaixença, un important mouvement culturel catalan du XIXe inscrit dans le romantisme européen, puis par la guerre civile (1936-1939) durant laquelle Barcelone deviendra

LE DOSSIER

EN CATALOGNE,L’INDÉPENDANCE À MARCHE FORCÉELe mouvement souverainiste catalan ne cesse de gagner en ampleur, et compte sur le référendum prévu début novembre pour avancer vers l’indépendance de la région. En mêlant motivations culturelles et arrière-pensées économiques.

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le dernier bastion de la République espagnole. A contrario, l’idéologie conservatrice « nationale-catholique », que tenta d’imposer le régime franquiste par la répression militaire, a longtemps discrédité le nationalisme espagnol.

« L’OBJECTIF CONCRET » DE L’INDÉPENDANCEAvec la construction européenne, les « régions-nations » comme la Flandre, l’Écosse, le Pays Basque ou encore le Sud-Tyrol bénéficient d’un nouvel espace d’affirma-tion. La dynamique en Catalogne reste singulière car la population y a instauré un rapport de forces avec les responsables politiques. Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les organisations civiles comme l’ANC ont fait pression sur le président de la Generalitat, Artur Mas, responsable de Convergencia i Unio (CiU), la droite catalaniste. De manière indirecte, le pouvoir central à Madrid s’est retrouvé en ligne de mire. En 2012, les mouvements populaires catalans se sont véritablement imposés par une série d’initiatives inédites : appels à la désobéissance civile et fiscale ; processus destituant-constituant1 ; création de « Terri-tori català lliure » (territoire libre catalan), un regrou-pement composé par un cinquième des communes qui rejette l’autorité administrative espagnole. « L’ANC, par son caractère non partisan, horizontal et démocra-tique m’a séduit. Il n’est pas question de poursuivre un quelconque intérêt électoraliste, mais de défendre, en dépit des clivages politiques, un objectif concret : celui de l’indépendance », explique à son tour à Tarragone, Gemma Ros Brun, quinquagénaire, jusqu’ici militante du PSOE, le parti socialiste espagnol. Depuis 2012, l’ANC est à l’initiative des grandes manifestations qui ont réuni jusqu’à 1,5 million de

1. Coordonné par des chercheurs comme Gerardo Pisarello, profes-seur en droit constitutionnel à l’université de Barcelone, un travail de rédaction de la constitution pour le futur État catalan est réalisé par la population (contrairement à la constitution espagnole de 1979 qui résultait d’un consensus entre l’armée, les forces issues de la dictature et des forces progressistes très affaiblies).

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64 REGARDS AUTOMNE 2014

personnes, chaque 11 septembre – le jour de la Dia-da, la fête nationale catalane. Représentée par Carme Forcadell, une universitaire brillante jusqu’ici incon-nue du grand public, l’Assemblée nationale catalane s’est vite imposée comme un protagoniste incontour-nable du processus d’indépendance. Actuellement sa campagne intitulée « Vote Catalonia » a pour but de conquérir l’opinion internationale et de surmonter l’absence de reconnaissance européenne. Cyniquement, Mariano Rajoy, le chef du gouverne-ment espagnol, aime à rappeler que « pour figurer à Bruxelles il faut être grand, les petits ne comptent pour rien ». Le refus de reconnaissance s’explique aussi par les craintes de plusieurs États membres qui redoutent leurs propres mouvements séparatistes. À Madrid, on invoque l’article 4.2 du traité de l’Union européenne, qui stipule que celle-ci doit respecter « l’intégrité ter-ritoriale de ses membres ». Selon Carme Forcadell, « Les Écossais décident pour leur futur : pourquoi n´aurions-nous pas aussi ce droit dans une UE qui se dit démocra-tique ? » Dans l’arène de l’amphithéâtre antique, un immense drapeau à l’effigie du président du conseil italien finit par être déplié. La mention est sans équi-voque : « Monsieur le président, les Catalans voteront pour la liberté ! »

LA PARTI POPULAIRE ENTRETIENT LA CRISEDans les gradins, l’assistance est animée par le senti-ment à la fois frénétique et contenu que l’on ressent lors des périodes incertaines. Le meeting fait office

de répétition avant la prochaine Diada, pour laquelle l’ANC prépare un grand V réunissant des centaines de milliers de personnes, aux couleurs de la Catalogne et visible depuis le ciel de Barcelone. Mais aujourd’hui à Tarragone, chacun a surtout en tête le référendum d’autodétermination prévu le 9 novembre 2014, décidé unilatéralement par le parlement catalan. Ce scrutin est devenu le point de crispation entre Bar-celone et Madrid. Théoriquement, il aura pour libellé « Voulez-vous que la Catalogne soit un État ? Si oui, voulez-vous qu’il soit un État Indépendant ? » Le chef du gou-vernement espagnol, Mariano Rajoy, et le président du gouvernement de Catalogne, Artur Mas, se sont rencontrés le 30 juillet à Madrid, après huit mois de relations gelées. Le dialogue renoué n’a pas suffi à les mettre d’accord. Maraino Rajoy a réaffirmé la ligne de fermeté du Parti populaire (PP) : pas de réforme constitutionnelle, contrairement aux demandes du PSOE ; pas de référendum comme le réclament les souverainistes catalans. Loin de désamorcer la crise, les prises de positions du PP continuent à alimenter la revendication sou-verainiste catalane. Mais Mariano Rajoy n´a guère de marge de manœuvre : pendant des années, il a rassemblé un électorat réfractaire à toute conces-sion à l´égard des minorités nationales. Aujourd’hui, sous la pression des néoconservateurs de son parti, il cherche à gagner du temps. Rajoy en est réduit à attendre beaucoup du scandale financier qui touche Jordi Pujol, fondateur de la CiU, ancien président emblématique de la Généralitat de 1980 à 2003. Tout aussi contraint, Artur Mas est engagé auprès de ses alliés indépendantistes de la gauche catalane, auprès des électeurs de son parti, la CiU, et surtout auprès de l’ANC. Il se dit « décidé » à organiser la consulta-tion. Selon le dernier baromètre du Centre d’estudis d’opinió, 57,6 % des Catalans voteraient en faveur de l’indépendance… jean-sébastien mora

« Les Écossais décident pour leur futur : pourquoi n’aurions-nous pas aussi ce droit dans une UE qui se dit

démocratique ? » Carme Forcadell, présidente du mouvement ANC

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LE DOSSIER

LES MARXISTES ET LA QUESTION NATIONALE

KARL MARX ET FRIEDRICH ENGELS

La réflexion de Karl Marx et Friedrich Engels ne porte pas sur la nation en général.

La classe est la réalité centrale, la nation n’étant qu’une catégorie historique fondamentale. En

revanche, ils scrutent avec attention les mouvements nationaux, dans une Europe dominée par les grandes

monarchies autoritaires (Prusse, Autriche, Russie). Face à ces mouvements, ils adoptent une attitude variable, soutiennent les

Polonais en lutte contre la Russie et se méfient des Slaves du Sud (des « peuples sans histoire », dit Engels). Dans le cas de l’Irlande et de la Pologne, ils vont jusqu’à considérer que la question nationale passe avant la question sociale, dont elle

constitue un préalable obligé. Une phrase condense leur propos : « Sans l’autonomie et l’unité rendues à chaque

nation, ni l’union internationale du prolétariat, ni la tranquille et intelligente coopération de ces

nations à des fins communes ne saurait s’accomplir. »

LA SOCIAL-DÉMOCRATIE

AUTRICHIENNEÀ la fin du XIXe siècle, les socialistes

autrichiens sont confrontés à l’existence de l’État multinational de l’Autriche-Hongrie. En 1899, sous l’impulsion de Karl Renner et d’Otto

Bauer, ils décident de tenir pour un fait acquis son existence. Ils proposent donc de développer de larges plages d’autonomie à l’intérieur de l’Empire, refusant le démantèlement en États indépendants au nom de la primauté des revendications culturelles. Les positions des socialistes autrichiens et de Bauer en particulier

sont l’objet de vives polémiques dans la seconde Internationale. Les critiques les plus vigoureuses

viennent de la gauche, Karl Kautsky, Vladimir Lénine et Rosa Luxemburg. Cette position

originale restera dans l’histoire sous l’appellation « d’austro-

marxisme ».

ROSA LUXEMBURG ET LA QUESTION

POLONAISEAu début du XXe siècle, la Pologne est

partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Le mouvement national y est ancien et vigoureux. Face à lui, la militante germano-polonaise Rosa Luxemburg prône une attitude critique radicale.

S’opposant à Otto Bauer comme à Karl Kautsky, elle refuse toute problématique de la nation en tant que telle. Dès 1896, elle critique l’idée de l’indépendance

polonaise nécessaire et lui oppose l’unité internationale du mouvement socialiste. En 1905 puis en 1908, elle élargit ce refus à l’ensemble des problèmes

nationaux, condamnant la mise en avant, par les socialistes, des revendications

d’autodétermination politique des nations.

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LES MARXISTES ET LA QUESTION NATIONALE

JEAN JAURÈSJean Jaurès n’est pas un marxiste

au sens propre du terme, mais c’est un fin connaisseur en direct de la philosophie allemande

et des débats théoriques de la seconde Internationale. Tandis que Rosa Luxemburg et Jules Guesde considèrent

que toute affirmation nationale pousse vers la clôture nationaliste, Jaurès estime qu’il n’y a pas de fatalité au passage

du « national » au « nationaliste », qu’il existe un versant progressiste de l’affirmation nationale et que, en tout cas en

France, il est possible de bâtir un pont entre l’esprit « patriote » de 1789 et l’idée révolutionnaire moderne. Le court terme a donné

raison à Rosa Luxemburg : le nationalisme d’exclusion, couplé aux rivalités impériales, a ouvert sur le cataclysme de 1914 et emporté le socialisme européen dans la folie belliciste. Mais l’antifascisme et la Résistance ont redonné son lustre à un patriotisme retrouvant la fibre subversive et démocratique

de 1789-1793. Quant à la grande espérance de l’anticolonialisme et du tiers-mondisme, elle a

relancé l’idée que la promotion nationale et l’avancée sociale pouvaient nourrir des

rêves voisins.

L’EXPÉRIENCE RUSSE : LÉNINE ET

STALINEConfronté à la réalité multinationale de

l’Empire russe, Lénine s’oppose à Rosa Luxemburg en acceptant la constitution des nationalités en

États indépendants. L’autodétermination générale des nations est, selon lui, la condition pour déblayer le terrain des luttes proprement prolétariennes. En 1912, il demande à Staline de formaliser le point de vue des bolcheviks sur la question nationale. Celui-ci s’essaie alors à une définition de la nation qui influencera durablement le mouvement

communiste international. C’est cette réflexion qui sera à la base de la politique bolchevique des nationalités. Le 15 novembre 1917, le nouveau pouvoir soviétique adopte un

« décret sur les nationalités » énonçant une rupture théorique avec les pratiques antérieures : égalité et

souveraineté des peuples de l’ancien Empire, droit à l’autodétermination, à la sécession,

à la fédération, abolition de toutes les discriminations d’ordre

national.

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UN TEXTE DEJEAN JAURÈS

« L’heure est passée où les utopistes considéraient le communisme comme une

plante artificielle qu’on pouvait faire fleurir à volonté, sous un climat choisi par un chef de secte.

Il n’y a plus d’Icaries. Le socialisme ne se sépare plus de la vie, il ne se sépare plus de la nation. Il ne déserte pas la patrie ; il se sert de la patrie elle-même pour la transformer et pour l’agrandir. L’internationalisme

abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d’action, d’évolution de chaque groupement

historique ne serait plus qu’une Icarie, plus factice encore que l’autre et plus démodée. »

(Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, 1910).

UN TEXTE DEROSA LUXEMBOURG

« Dans une société de classe, il n’y a pas de nation en tant qu’entité sociopolitique

homogène, en revanche dans chaque nation il y a des classes aux intérêts et aux “droits” antagonistes. (…) Dans une société ainsi composée, il ne saurait être question d’une volonté collective et unitaire, de l’autodétermination de la “Nation”. Lorsqu’on rencontre dans l’histoire des sociétés modernes des luttes et des mouvements “nationaux”, pour des

intérêts “nationaux”, ce sont en général des mouvements de classe de la couche bourgeoise

dirigeante. » (Rosa Luxemburg, La question nationale et l’autonomie,

1908).

UNE RÉFÉRENCE

Georges Haupt, Michael Lowy, Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale 1848-1914,

Maspero, 1974 (réédition L’Harmattan, 1997).

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L’inégalité entre les territoires a toujours été le pendant spatial de l’inégalité de distribution des avoirs, des savoirs et des pou-voirs entre les classes sociales. Le XXe siècle a été dominé par l’op-position entre un « Nord » concen-trant l’essentiel des richesses et un « Sud » (ou tiers-monde) qui en était privé. En France, en 1947, un géographe, Jean-François Gravier, n’hésitait pas à parler du gouffre qui séparait « Paris et le désert fran-çais ». En 1848, Karl Marx et Frie-drich Engels désignaient dans le capitalisme une tendance fonda-mentale à la polarité : accumu-lation de richesses à un pôle, de pauvreté à l’autre pôle.

DU NORD DANS LE SUD ET DU SUD DANS LE NORDLa situation n’a pas changé : le cin-quième de la population mondiale concentre entre 70 % et 83 % du revenu mondial, tandis que le cin-quième le plus pauvre se contente de 1 % à 2 %. En revanche, deux phénomènes distinguent la pé-

riode actuelle des précédentes. D’une part, la hiérarchie s’est complexifiée. Il n’y a plus un Nord et un Sud, mais des Nord et des Sud. Les écarts se creusent à l’inté-rieur de chaque ensemble : il y a du Nord dans le Sud et du Sud dans le Nord. On compte de plus en plus de millionnaires en Chine et de mi-séreux en Europe ; les écarts entre riches et pauvres au Brésil sont plus larges qu’entre le Brésil et les États-Unis. La richesse se polarise partout, à toutes les échelles de territoire sans exception.Par ailleurs, le rapport entre les « pôles » et leur environnement se transforme. Dans les années d’après-guerre, au temps où s’ins-tallait l’État-providence, l’objectif était tout à la fois de conforter les pôles et d’éviter des écarts exces-sifs. Par l’effet des politiques dites « d’aménagement des territoires », des relations s’établissaient entre le centre et la périphérie, par le biais des redistributions notam-ment. Aujourd’hui, le maître mot est celui de « compétitivité ». Un

territoire qui veut progresser doit valoriser son attractivité, fût-ce au détriment des autres. En France au début du XIXe siècle, quand le vote était réservé aux plus riches, une figure éminente du libéralisme politique, François Guizot, disait à ceux qui voulaient élargir le droit de vote : « Enrichissez-vous ».

LE PÔLE ET LE TERRITOIREDe nos jours, aux territoires dé-munis, en marge des grands cir-cuits de valorisation des richesses, on ne propose pas le partage mais la compétitivité : devenez attrac-tifs. L’organisme français chargé officiellement de l’aménagement du territoire a changé d’appella-tion : dans le sigle de la Datar, le deuxième « A » désignait « l’ac-tion » régionale ; l’action a laissé la place à « l’attractivité » régionale. Dans la relation inégale tradi-tionnelle du centre et de la péri-phérie, la domination du premier s’accompagne d’échanges entre les deux espaces. Dans le nouveau modèle territorial, il y a davantage

SAUVE QUI PEUTLes territoires qui revendiquent leur sécession cherchent à tirer parti des écartsde richesse en leur faveur. Tant pis pour les perdants de la « compétitivité » et de « l’attractivité ».

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de relations entre les pôles eux-mêmes qu’entre le pôle et son arrière-pays. Relier les pôles entre eux, à toutes les échelles, locales, continentales ou planétaires, par des liaisons rapides, matérielles ou immatérielles, compte davantage que de relier le pôle et le territoire qui l’entoure.Dès lors, la revendication de l’au-tonomie renforcée ou de la sépa-ration peut participer de stratégies de valorisation territoriale. La Catalogne peut aspirer à valoriser à son usage exclusif les ressources économiques que l’histoire lui a léguées. L’Écosse, pour sortir du marasme de la désindustria-lisation, peut vouloir conjuguer l’atout d’une vieille culture et les ressources pétrolières de son aire maritime. Quant à l’Italie du Nord, au travers de l’invention d’une my-thique « Padanie », elle peut tenter d’entériner la séparation du Nord et du Sud (le « Mezzogiorno ») qui pèse si fort sur l’unité italienne de-puis le milieu du XIXe siècle. roger martelli

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Quand se constituent les grands États de l’aire euro-péenne, ils établissent en général des rapports codi-fiés avec les territoires qu’ils contrôlent. L’intégration se fait alors hors du consentement des populations concernées, par la persuasion ou par la contrainte pure et simple. Mais avec le temps, des relations plus souples se mettent en place. Les populations domi-nées, à la charnière des XIXe et XXe siècle, finissent plus ou moins par accepter le recul de leurs particu-larismes, contre des formes de redistribution ou de promotion sociale. Dans la France de la IIIe République, l’usage des ser-vices publics, la promotion par l’école ou l’accès aux emplois publics, civils ou militaires, contrebalancent le déclin des communautés et des cultures locales. Quant aux structures de politisation démocratique, dans le cadre du suffrage universel et, en France, de la « Répu-blique au village », elles rendent possible une interven-tion des populations locales sur l’action des pouvoirs publics.

ÉROSION DE L’ÉTAT-NATIONLa situation change avec les années 1970-1980. D’un côté, la plupart des États européens s’engagent dans des politiques de décentralisation, mais, d’un autre côté, le recul de l’État limite partout les possibilités d’intervention publique. Le poids des grands acteurs économiques, nationaux ou supranationaux, l’emporte

sur la volonté des États. Quant à l’État-nation à pro-prement parler, il voit son monopole de l’action pu-blique s’éroder avec l’irruption des nouveaux acteurs, institutions économiques supranationales, agences multiples de régulation et structures politiques conti-nentales.

Dès lors, le particularisme territorial apparaît comme un moyen de peser dans le champ institutionnel pour obtenir le maximum de ressources publiques, à toutes les échelles où ces ressources sont encore dispensées. Négocier directement avec les partenaires écono-miques ou avec les instances supranationales est sou-vent plus tentant que le tête-à-tête avec les organismes politiques de l’État national. Pour les nationalistes catalans ou les séparatistes basques, comme pour le parti nationaliste écossais, mieux vaut rechercher les ressources de l’Europe que celle des États espagnol et britannique. roger martelli

INTERVENIR AU BON NIVEAULa tentation séparatiste est d’autant plus forte que le libéralisme s’articule à des pannes institutionnelles. Les revendications séparatistes expriment moins une crise de « l’État-nation » qu’une crise de l’État tout court.

Négocier directement avec les partenaires économiques et les instances supranationales devient plus tentant que le tête-à-tête avec l’État national.

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Les « nationalismes régionaux » peuvent être considé-rés comme des manières contemporaines de retisser ce que l’on appelle souvent des « identités », et qu’il vaut sans doute mieux désigner comme des manières de trouver du sens commun à l’échelle d’un territoire donné.

RÉCIT DES ORIGINESNous sommes devant des phénomènes renvoyant à une très longue période historique. Depuis que les sociétés humaines sont divisées en classes, les struc-tures qui les régissent fonctionnent selon un double registre : celui de la verticalité des statuts et celui de l’horizontalité des échanges inscrits dans un terri-toire. Tout se passe comme si le désordre concret des conflits de classes rendait nécessaire l’existence d’un ordre imaginaire fondé sur l’histoire, le mythe ou la religion. De grands récits des origines ont pour fonc-tion d’évoquer les temps heureux où le groupe dispo-sait d’une identité commune et naturelle, fixée dans une langue, une culture et un territoire.La figure la plus courante de l’unité sociale est celle d’un groupe divisé par ses classes, mais rassemblé par une origine commune, une famille élargie partageant un même territoire, parlant la même langue et triom-phant de la mort par sa mémoire familière. À partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est la communauté natio-nale qui apparaît comme la forme la plus attractive, capable de constituer à la fois un cadre pertinent de vie quotidienne et un espace de pouvoir adapté à la montée des exigences démocratiques modernes. Cette

communauté imaginée – ce qui ne veut pas dire illu-soire – ne se substitue pas aux autres formes d’appar-tenance, sociales ou religieuses. Mais au XIXe siècle, elle prend peu à peu une place majeure, parfois domi-nante et souvent même exclusive, sous la force d’un nationalisme volontiers belliciste et impérialiste.

CRISE DE LA CONSCIENCE NATIONALELa conscience nationale, qui constitua le socle des États-nations, n’a pas disparu. Mais si le cadre natio-nal reste un espace majeur de politisation, affaibli mais non remplacé, sa pertinence économique et démo-cratique, sa capacité à fabriquer du destin commun paraît moins forte que par le passé. Dans des socié-tés perturbées par la mondialisation financière, où les regroupements de classes anciens (par exemple autour du salariat ouvrier) ne fonctionnent plus vraiment, la conscience nationale traditionnelle perd de son attrac-tivité. Dès lors, le sens commun peut se chercher dans d’autres directions.L’appartenance religieuse exclusive, la fixation sur les classifications ethniques ou raciales, la désignation du bouc émissaire commode, de l’Autre ou de l’Étranger peuvent sembler assurer une texture symbolique plus forte que les représentations universalistes d’hier. La « petite patrie » fonctionne alors comme un substitut unificateur, plus utile qu’un référent national étatique (espagnol, français, yougoslave, ukrainien) qui a perdu de son prestige, et plus accessible qu’un mondialisme identifié aux menaces de la mondialisation en cours. roger martelli

FAIRE GROUPEAvec la crise des communautés nationales, la tentation grandit de replierles « identités » sur des territoires rétrécis, mais plus familiers.

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Pour beaucoup, les nationalismes régionaux présentent le mérite de valoriser un territoire au profit exclusif de ceux qui y vivent, de négocier politiquement l’attri-bution de ressources publiques dans un cadre de plus en plus supranational, et de souder les individus dans une communauté imaginée qui contredit les risques de parcellisation et de conflits violents.Incontestablement, les inégalités socio-territoriales, le déclin de l’État redistributeur et la crise des grandes idéologies historiques, nationales ou de classes, éclairent les succès de la revendication particulariste. Pourtant, même rationnelles, ces demandes peuvent déboucher sur de redoutables impasses.

DÉRIVES DE « L’IDENTITÉ »Sans doute ne faut-il pas confondre un nationalisme catalan que l’histoire a souvent chargé d’un sens pro-gressiste avec les délires de la Ligue du Nord italienne et sa fantasmatique « Padanie ». Mais aucun nationa-lisme régional n’est à l’abri, ni des égoïsmes locaux (les ressources d’un territoire ne se partagent pas avec d’autres), ni d’une exacerbation des spécificités qui peut conduire aux dérives bien connues de « l’iden-tité ». Si toute propension nationale, si tout patriotisme ne conduit pas au nationalisme, il est toujours néces-saire de veiller à ce que le sentiment d’une histoire commune ne fasse pas basculer du respect de la spéci-ficité à l’exaltation de la différence.« L’Identité » n’existe pas plus que « l’Universel ». Un individu ne devient pleinement autonome que s’il as-sume le fait qu’il est un individu à la fois singulier et so-lidaire de tous les autres humains. Un groupe humain ne valorise ses ressources et ses apports que s’il les ins-

crit dans une logique de partage et de solidarité et non dans une logique de concurrence et de compétitivité. Un individu ou un groupe d’individus ne vit pas sans appartenance. C’est même par la combinaison des ap-partenances multiples que se construisent les identifi-cations, qui permettent à chaque « je » d’être spécifique et créateur. Mais si les appartenances se réduisent à une appartenance privilégiée, voire unique (qu’elle soit de classe, de territoire ou de religion), alors l’identification par le partage se fige en identité exclusive, qu’il suffit de mettre en carte et de contrôler.

CONJUGUER LE SPÉCIFIQUE ET LE COMMUNNe pas reconnaître la spécificité d’un groupe, d’un territoire, d’une langue, d’une culture, qu’ils soient nationaux ou régionaux, est une absurdité : la non-re-connaissance produit de la discrimination qui, à son tour, débouche sur le ressentiment et l’enfermement communautariste. Mais exalter au contraire la spéci-ficité, jusqu’à l’opposer à toutes les autres, conduit à l’impasse et à l’appauvrissement.Il revient à notre époque d’inventer de nouvelles ma-nières de conjuguer le spécifique et le commun, la par-ticularité et l’universalité. Cela oblige à des ruptures: renoncer à la compétitivité qui est le pendant néces-saire de la concurrence ; rompre avec la gouvernance qui est le contournement contemporain de l’exigence démocratique. Les deux – compétitivité et gouver-nance – sont aujourd’hui les contraires absolus de la mise en commun, seule manière efficace et humaine de penser l’interrelation universelle des êtres humains. roger martelli

« TOUS POUR UN, UN POUR TOUS »

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LE DOSSIER

Historien, Roger Martelli travaille depuis trente ans sur la question nationale. Auteur récemment de La Bataille des mondes, il livre ici son point de vue sur les impasses d’une opposition entre l’exaltation de l’identité et la référence abstraite à l’universel.

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PORTFOLIO

LA SOLITUDEDES MACHINESEDGAR MARTINS

Les photographies d’Edgar Martins s’attachent à isoler architectures, machines et objets comme autant de signes d’une modernité industrielle déshumanisée. Une esthétique de la désolation que l’on retrouve dans cette série sur les centrales hydroélectriques portugaises : temples des Trente glorieuses, toujours en fonction mais désertés, qui semblent vouer un culte à un futur aussi radieux que désormais suranné.

Centrale de Fratel : salle des machinestiré de la série The Time Machine, 2011 © Edgar Martins (www.edgarmartins.com)

Les images de centrales hydroélectriques portugaises issues de ce travail photographique peuvent se lire de nombreuses manières. La première et la plus évidente relève de l’esthétisme. Elles m’évoquent pourtant une tout autre ligne de réflexion, vers l’énergie, les machines et les hommes en tant que travailleurs.Ces centrales hydroélectriques produisent de l’électricité. Truisme. Sauf que le bas du classement des pays par l’Indice de développement humain est impitoyable : le constat de très peu ou pas d’électricité va de pair avec des mortalités infantiles et de femmes en couches effroyables, des espérances de

SYLVESTRE HUETjournaliste scientifique,

directeur collection

EDGAR MARTINSPhotographe d’origine portugaise,

récompensé par de nombreux prix et exposédans de prestigieuses institutions

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vie courtes, des maladies invalidantes fréquentes, des carences alimentaires, un analphabétisme massif... La coïncidence ne vaut pas totalement causalité. L’abondance en électricité au niveau collectif peut s’accompagner de zones de pauvreté. Mais il reste ce point : en dessous d’environ 7 000 kWh de consommation d’électricité annuelle par habitant, tous les indicateurs (santé, éducation, paix civile...) chutent. Le Niger, 182e pays dans ce classement, dispose de 30 kWh par habitant et par an, contre 7 500 pour la France, ou 27 000 pour la Norvège.

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Centrale d’Alto Rabagão : jeu de barres (vu depuis la salle des machines)

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Derrière ces images dans lesquelles la mécanique réelle de la puissance énergétique – l’eau qui coule et fait tourner les turbines – est totalement invisible, se cache l’un des secrets de la géographie des inégalités dans le monde.Passé le premier regard esthétique, l’observateur se posera inéluctablement cette question : où sont les hommes (et les femmes) ? Ces images sont désertes. Elles auraient pu, sur ce point, être réalisées dans de nombreuses

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Centrale de Frades : unité de disjoncteurs à gaz

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centrales hydroélectriques de par le monde. Partout, les ingénieurs ont petit à petit vidé ces puissantes usines de la présence humaine. En automatisant les processus. En délocalisant loin du barrage et de l’usine les dispositifs de commande déclenchant le démarrage ou l’arrêt des turbines. C’est ainsi que les centrales hydroélectriques fonctionnent désormais, au Québec comme dans le Massif Central. Faut-il en rire ou en pleurer ?L’automatisation des usines, la robotisation de la production manufacturière constituent un tournant dans

Centrale d’Alqueva : tableaux de distribution en courant continu

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l’histoire productive d’homo faber, mais aussi dans celle de la composante ouvrière des sociétés contemporaines et futures. Le premier effet en est l’accroissement phénoménal de la quantité d’objets produits et de la productivité par travailleur. Ces usines désertes posent la question de l’usage social et de la répartition de cette richesse produite. La surabondance possible – tandis qu’ailleurs la pénurie demeure la règle – pose celle des « besoins » sur lesquels l’analyse marxiste, voire la philosophie de Sénèque portent une critique possible.

Centrale de Lindoso : salle de contrôle (vue de face)

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Mais ces machines efficaces posent une autre question, celle du contenu du travail humain ainsi éliminé. Dans les années 1970, des ouvriers, huit heures durant devant une presse façonnant des pièces automobiles dans un bruit d’enfer, voyaient leurs bras enchaînés tirés en arrière pour éviter leur écrasement par la machine. « Ne pas perdre sa vie à la gagner », disait-on dans les réunions syndicales et politiques. À l’inverse, la plupart des emplois ouvriers des centrales hydroélectriques permettaient des activités variées, un rythme non répétitif, des échanges

Centrale de Miranda : salle des machines

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collectifs, des initiatives... bref, un « temps de travail contraint », certes, mais participant de l’épanouissement humain par des activités riches aux plans cognitif et social. Ils furent eux aussi détruits, comme les postes d’esclaves des temps modernes. Question : peut-on orienter la technologie et l’organisation productive vers la minimisation de ces derniers et la maximisation des activités et emplois « riches » ? Un défi qu’il est impossible de relever par des slogans simplistes ou la défense du statu quo technique. ■

Centrale de Pocinho : galerie de débordement du barrage

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MICHEL POUZOL,LA TRAVERSÉEDES CLASSESSes chances de s’asseoir un jour sur les bancs de l’Assemblée nationale étaient infimes. Fils d’ouvrier et petit-fils de paysan, avec un bac pour seul diplôme, intermittent du spectacle puis RMIste et quasi-SDF, la singularité de Michel Pouzol souligne le peu de diversité sociale dont souffre la représentation nationale.

par rémi douat

illustrations alexandra compain-tissier

PORTRAIT DE POUVOIR

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« Cet endroit a été un enfer, alors j’évite d’y retourner », explique Michel Pouzol en garant sa voiture au bord du chemin. Nous sommes à Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne, en bor-dure de la forêt des Joncs marins. Devant nous, un terrain vague et un cabanon de jardin aux murs de tôle ondulée noyée dans les ronces et les herbes hautes. Celui qui est aujourd’hui député socialiste de la troisième circonscription de l’Es-sonne retourne, pour la première fois depuis 2002, dans ce qui fut sa « maison » pendant un an et demi, avec femme et enfants. « Il y a un toit, commente-t-il laconiquement. C’est ce qui fait que ce n’était pas tout à fait la rue. » Il regarde la bicoque pré-caire, distingue un siège qui émerge des broussailles, et puise dans ses souvenirs. « Mon parcours est aussi étrange que ce siège de cinéma, raconte-t-il. Il se trouve que j’étais à la fermeture du cinéma le Max Linder, avant les travaux de réno-vation de la salle. On pouvait repartir avec un fauteuil ! Le voilà passé des grands boulevards parisiens à un terrain vague de l’Essonne. » Michel Pouzol s’était pourtant juré de ne jamais franchir le périphérique, lui qui a grandi au quinzième étage d’une

tour à Clermont-Ferrand. Avec un grand-père paysan et un père ou-vrier chez Michelin, il s’était payé le luxe de rêver de Paris et de cinéma.

LA TEMPÉRATURED’UN FRIGOÀ vingt ans, il « monte » donc à Pa-ris et enchaîne petits boulots et pé-riodes de chômage. Son parcours ressemble à un catalogue post-bac d’orientation professionnelle : ouvrier dans l’industrie pneuma-tique, animateur radio, journaliste, intérimaire, intermittent du spec-tacle, commercial, démonstrateur de produits high tech... Un temps, il approche même de son Graal, devenir cinéaste. En 1996 et 1997, il réalise deux courts-métrages qui rencontrent un succès d’estime. Michel Pouzol parcourt les festivals, commence à connaître du monde et à vivre du cinéma, « très modestement ». Il se satisfait d’une vie de bohème qui le met à découvert un mois sur deux, et vit de sa passion. Mais progressi-vement, les projets s’espacent et le téléphone ne sonne plus. Habitué à beaucoup de bas pour quelques hauts, Michel Pouzol pense qu’il va s’en sortir, comme

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toujours. Cette fois-là, il ne voit pas arriver le mur. Le découvert ban-caire devient astronomique. « Un matin, j’ai mis ma carte bleue dans un distributeur et elle n’est jamais ressor-tie. » Le reste arrive en cascade. Les prélèvements automatiques sont rejetés, les chèques toujours sans provision. Michel Pouzol se rend à l’évidence. Il ne peut plus payer son loyer et doit trouver une solution. « Voilà comment nous sommes arrivés là, dans le cabanon de la forêt des Joncs marins », commente-t-il. « En revenant là, je réalise que cette his-toire est toujours douloureuse, poursuit-il. Je sais que beaucoup de gens vivent dans des conditions similaires et je n’arrive pas à l’accepter. C’est un recul d’humanité et un échec collectif de prétendre que ce n’est pas si grave que des gens puissent vivre dans de telles conditions. » Voilà plantés, lors d’une expérience de vie douloureuse, les germes de son engagement politique. Dès lors qu’il s’installe dans le cabanon, le quotidien devient une lutte constante. La pluie, le vent, le froid... des éléments auxquels on ne prête guère attention entre quatre murs deviennent détermi-nants. Un matin de février, il fait cinq degrés dans la cabane. « J’ai

appris plus tard que c’était la tempé-rature d’un frigo », ponctue-t-il non sans humour. Mais durant la nuit, la température est descendue plus bas encore et quand Michel Pouzol va réveiller son fils pour aller à l’école, il découvre une couette rigide, prise dans la glace. « Ce jour-là, les enfants ont couru à l’école pour avoir chaud ! », raconte-t-il.

EMPORTÉ PARFRANÇOIS HOLLANDELe reste de l’énergie est consacrée à une bataille de chaque instant avec les banques, la caisse d’allocations familiales, la sécurité sociale... « La seule chose qui me faisait rire à l’époque, c’était les menaces de saisie », rigole-t-il. Son expérience d’alors s’impo-sera comme une vraie richesse pour le député. Et lui permettra de démonter au passage quelques clichés : « Je me souviens du moment où j’ai obtenu le RMI. Ça a été une vraie respiration d’avoir ces six-cents euros par mois. Mais quand j’entends dire, y compris à gauche, que certaines per-sonnes se complaisent dans cette vie là, cela me fait frémir. Quelle ignorance. » Lui ne rêve alors que d’une chose, retrouver un emploi. Il enchaîne les jobs. « Je crois que je mettais autant

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de détermination à disposer des baskets en rayon chez Décathlon que j’en mets aujourd’hui à l’Assemblée nationale, explique-t-il. Mais contrairement au poncif, cette expérience de la pauvreté ne m’a pas rendu plus fort. Elle m’a rendu plus triste et plus fatigué. » À force de ramer, la famille Pouzol sort du cabanon, d’abord aidée par une association d’aide au loge-ment puis en obtenant une HLM. Son entrée en politique relève aussi de l’histoire extraordinaire. C’était en 2007. Ségolène Royal est en campagne contre Nicolas Sarkozy. « J’étais dans la rue avec mon épouse et des amis étaient en train de tracter pour le PS. J’ai pris leur tract pour m’en débarrasser tout en me disant qu’ils n’étaient pas près de me voir à un meeting. » Et pourtant. Curiosité, envie de voir du monde, hasard de la vie... Michel Pouzol et sa femme décident de donner un coup de main à l’organisation du meeting qui va se dérouler près de chez eux, où François Hollande doit prendre la parole. « Je me suis donc retrouvé à écouter le futur président de la République. Et contre toute attente, j’ai été emporté par son discours. Je le trouve très à gauche, offensif et bourré d’humour. »

« Cette histoire est toujours douloureuse. Je sais que beaucoup de gens vivent dans des conditions similaires et je n’arrive pas à l’accepter »

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Clou de la soirée, sa plus jeune fille, à la fin du discours, est chargée de monter sur scène pour apporter un bouquet de roses à François Hol-lande. « Le papa a fondu. Mais je me suis toujours senti plus à gauche que le PS, alors j’ai été un peu perdu de me sen-tir bien ce soir-là. » Mais, petit à petit, Michel Pouzol se rapproche de la section de Brétigny-sur-Orge et de-vient un militant socialiste. Michel Pouzol est alors entraîné dans la campagne de Ségolène Royal, un moment « très dynamisant » auquel on prend goût très facilement, se souvient-il. Aller voir les gens, être sur le pavé, faire du porte-à-porte et du débat : il retrouve alors l’envie de la politique qu’il avait laissée à l’aube de ses vingt ans, alors qu’il militait à la Jeunesse ouvrière chré-tienne puis au Parti communiste.

LA CHOSE LA PLUSCOURAGEUSE DE SA VIE« Au PS, j’ai croisé la route de per-sonnes qui m’ont fait confiance, précise-t-il. Dans cette période si difficile, ce sont des gens qui m’ont permis de redevenir un citoyen à part entière, une personne digne de confiance. » Mais sa période de galère, dont il commence tout juste à sortir, est encore un secret pour son entourage. « J’ai passé tant d’énergie à dissimuler tout ça pour tenter de rester dans une vie normale. » Un soir en réunion de section, Michel Pouzol se met debout et demande l’attention des militants présents. L’idée lui trotte dans la tête depuis longtemps, il en a parlé

avec sa femme la veille. Ils se disent que c’est maintenant. Maintenant qu’il faut briser le silence. Alors il se met à raconter, longuement, le parcours familial. « Ce jour-là, j’avais besoin d’extérioriser quelque chose, mais pas seulement. Il était important pour moi de remettre mon histoire dans un contexte politique, de mettre en paral-lèle les phénomènes d’exclusion et mon parcours. » Une manière d’éloigner cette culpabilité qui l’empêche, par-fois encore aujourd’hui, de trouver le sommeil, avec cette question lan-cinante : « Comment ai-je pu entraîner ma famille dans une telle précarité ? » Aujourd’hui, lorsqu’il participe à une conférence sur la pauvreté, il tente de convaincre peut-être au-tant que de s’en convaincre : « Il faut rappeler que chacun a voix au cha-pitre. On fait croire aux gens qui sont dans la précarité qu’ils n’ont pas les mêmes droits que les autres, que ce sont des profiteurs du système. On perd trop souvent la bataille des idées parce qu’on abdique sur la bataille des mots, alors il faut le répéter : les pauvres sont des citoyens à part entière. » Devant les copains de la section, il apprivoise l’idée que la pauvreté peut être le fait d’une responsa-bilité collective et politique. Un tournant dans son existence. « Ce soir là, j’ai fait la chose la plus coura-geuse de ma vie », commente-t-il. Il ne le sait pas encore, mais il vient de faire son premier vrai discours et, visiblement, les accents de sin-cérité ne laissent pas indifférents. À la fin du récit, un silence s’installe.

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« On perd trop souvent la bataille des idées parce qu’on abdique sur la bataille des mots, alors il faut le répéter : les pauvres sont des citoyens à part entière »

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PORTRAIT DE POUVOIR

La réunion de section prend fin et chacun se disperse, un peu sous le choc des révélations de cet homme qu’il croyait connaître. « Alors un mec se lève et vient me voir, poursuit Michel Pouzol. Il me dit qu’il est touché par mon récit et qu’il n’a pas grand-chose à ajouter sur l’analyse politique que j’en fais. Il termine en me disant qu’il souhai-terait qu’on se revoie pour discuter plus longuement. » Cet homme s’appelle Benoît Hamon, il est alors député européen et l’une des figures de proue de la gauche socialiste.

DU MÉPRIS À LA DÉFÉRENCEUn peu plus tard, lorsqu’il s’agit de trouver un candidat pour les cantonales, c’est le nom de Michel Pouzol qui est avancé. L’intéressé n’avait jamais imaginé ça et n’est d’ailleurs pas certain d’en avoir envie. Mais en se renseignant sur les démarches nécessaires à l’abou-tissement de sa candidature, Michel Pouzol réalise que son dossier de surendettement est un obstacle rédhibitoire, car un candidat doit pouvoir être éligible au crédit pour supporter les frais de campagne. « Quand j’ai réalisé ça, je suis entré dans une colère noire, se souvient-il. Car être candidat ou pas n’était pas très important pour moi, mais ne pas avoir la liberté de l’être à cause de ma situation de préca-rité, j’ai trouvé ça vraiment scandaleux et d’une extrême violence. » Symboli-quement, être déchu de son statut de citoyen éligible par une banque est insupportable et le PS décide de

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18,8 % des députés sont issus des classes populaires. Ils ne sont que 4 % en 1958... et seulement 2 % en 2012. Aujourd’hui, élu du peuple sur les bancs de l’Assemblée nationale, Michel Pouzol a gagné la bataille de la légitimité, mais sa gauche le démange. Pas sûr qu’il serait en-core emballé comme au premier jour par un discours de François Hollande. Il fait partie des députés « frondeurs », et il s’est abstenu sur le programme de stabilité pour la période 2014-2017 présenté par Manuel Valls en avril dernier. En d’autres termes, il s’est élevé contre l’austérité de ce programme. « On ne peut pas baisser les dépenses publiques de 50 milliards d’euros dans un si court délai sans porter atteinte à notre modèle social, estime-t-il. Il n’est pas concevable que des mesures d’économie dictées dans l’urgence pèsent sur les familles, alors que les aides aux entreprises sont accordées sans aucun discernement. Les Français n’ont pas voté pour nous pour que nous fassions des allègements de cotisations. » Avec d’autres parlementaires, Mi-chel Pouzol a proposé de limiter la baisse des dépenses à 35 milliards d’euros et de ne pas geler les pres-tations sociales. En toute connais-sance de cause. ■ rémi douat

PORTRAIT DE POUVOIR

« Il a fallu enfoncer quelques portes à grands coups d’épaule. Au PS, c’est difficile de ne pas être issu du sérail »

permettre la candidature en faisant exceptionnellement l’emprunt en son nom. Le jeu en valait la chan-delle, puisqu’il remporte en 2008 le canton de Brétigny-sur-Orge avec 51,2 % des voix face à l’UMP. « À partir de ce jour là, je me suis senti une immense responsabilité vis-à-vis de ceux qui restent de l’autre côté de la bar-rière. » Le parcours atypique de Mi-chel Pouzol lui a permis en très peu de temps de traverser les classes so-ciales : dans un temps très rappro-ché, il a expérimenté le mépris du pauvre et la déférence vis-à-vis de celui qui a une cocarde tricolore sur son pare-brise. « Il y a un vrai racisme de classe dans la société française », ra-conte-t-il. Mais les attaques les plus difficiles à encaisser pour Michel Pouzol sont parfois venues du ci-toyen lambda. En campagne sur un marché pour les élections législa-tives, il entend : « Vous n’allez tout de même pas voter pour quelqu’un qui a été quasiment SDF. » Au PS également ? « Partout, élude-t-il en souriant. Il a fallu enfoncer quelques portes à grands coups d’épaule, au PS comme ailleurs. Au PS, c’est difficile de ne pas être issu du sérail. C’était bien entendu mon cas, alors ça a occasionné de la défiance à mon égard. » À l’Assemblée nationale, l’homo-généité sociale de n’a cessé de se renforcer. Entre 1946 et 1951,

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Malgré la déroute du PS, la droite ne parvient pas a trouver la formule pour rassembler à la fois la majorité des Français et ses électeurs chauffés a blanc, attirés par le FN. Marine Le Pen se prépare à tirer parti de cette équation toujours sans solution. par catherine tricot

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LA DROITEDANS SES

BOTTES

Photo UMP

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Passées les élections sénatoriales de septembre, au terme desquelles chaque parti de droite compte engranger de nouveaux parlemen-taires, voire la présidence du Sénat, les trois grandes formations de la droite et de l’extrême droite vont préparer leurs congrès. Entre le 15 et le 30 novembre, l’UDI, l’UMP et le FN auront réuni leurs instances et défini les axes de leurs stratégies pour 2017. L’élection présidentielle est déjà l’horizon de ces congrès. Chaque parti peut légitimement se penser en bonne position pour aborder la prochaine séquence, marquée par les élections régio-nales post-réforme territoriale, puis par le couple de la présidentielle et des élections législatives. La conjoncture est excellente pour les droites. Depuis deux ans, leurs thèmes mobilisent en masse pour la défense de l’ordre phallocratique ; leurs positions économiques, sécu-ritaires, internationales marquent le débat public et trouvent écho dans les politiques publiques. L’UMP peut se féliciter de belles conquêtes

municipales. L’UDI s’est structu-rée et a aussi emporté de grandes villes, succès un peu inattendu comme en Seine-Saint-Denis. Le FN gagne des villes, sort en tête lors des élections européennes et escompte la présidence de la future région Nord-Pas-de-Calais-Picardie. Leur base sociale s’élar-git. L’UDI parvient à se raccorder avec une partie des Français issue de l’immigration ; l’UMP entend se ressourcer dans les nouvelles géné-rations qui ont conduit les révoltes contre le mariage pour tous. Le FN est entendu dans les catégories po-pulaires et s’installe dans de larges parties du pays, au sud, au nord, à l’est.

L’UMP POUR UN CANDIDAT UNIQUEIl reste à définir les bonnes orien-tations pour tirer bénéfice de cette conjoncture exceptionnelle. D’au-tant plus prometteuse que tous an-ticipent la présence de Marine Le Pen au second tour. Ancien prési-dent, anciens premiers ministres…

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Chacun espère tirer profit de cette aubaine qui vaut presque élection. Pour l’UMP, l’enjeu se réduirait à se qualifier face à la gauche, tandis que les ambitions d’affirmation de l’UDI seront sans doute compli-quées – et une candidature auto-nome très incertaine. La menace vient des élections que l’on imagine gagnées d’avance. L’UMP ne se croit pas en devoir de construire un projet attractif, mobilisateur ou convaincant, mais entend rallier des soutiens poli-tiques et obtenir une seule candida-ture à droite. Le paradoxe est, alors, que cette droite risque de ne pas avoir de candidat qui corresponde pleinement à l’état d’esprit de la plupart de ses militants, et d’une grande part de ses électeurs, chauf-fés à blanc depuis cinq ans par les idées de la « droite décomplexée ». Nicolas Sarkozy reste celui qui réu-nit la crédibilité et le soutien des militants et des électeurs de droite. Mais pourra-t-il se présenter ? Au-delà du doute qui pèse sur l’issue de ses démêlés avec la justice, il

devra lever bien des obstacles s’il veut s’aligner en 2017. Le plus lourd reste son échec de 2012. En bloquant tout inventaire de son quinquennat, il décrédibilise l’idée – très attendue dans tous les élec-torats – qu’il pourrait faire autre chose. Par ailleurs, il a été la plus haute personnalité d’un État dis-crédité ; il semble ainsi peu à même d’opérer les ruptures symboliques auxquelles la droite est désormais prête et que son électorat attend. Enfin, il cristallise bien du ressen-timent parmi les cadres de l’UMP, qui constatent que sa stratégie des cartes postales a contraint l’UMP à attendre, bloquant sa remise en route.

COPÉ TIENT SA DROITEJean-François Copé était une alter-native à Sarkozy. Avant tout sen-sible au sens du vent, il n’a guère de convictions. Or il sait bien que ce vent souffle fort du côté des idées nationalistes. Par calcul, il s’est donc installé sur des positions très droitières qui l’ont conduit plus

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d’une fois à frôler ou à franchir la ligne jaune. Ce flirt avec les tabous le rapproche de ces candidatures « Tea party » que l’on voit éclore aux États-Unis. Soutenu par les dé-putés dont il présida longtemps le groupe, Jean-François Copé jouait sur tous les tableaux : légitimité républicaine et ouverture aux idées les plus droitières. Il pouvait ainsi espérer réitérer le coup de Sarkozy en 2007 et attirer à lui l’électorat radicalisé, tout en restant « dans la limite du convenable ». C’est cette proximité politique essentielle qui avait scellé son accord avec Sarkozy et qui s’était traduite par sa désignation au poste de secrétaire général du parti en 2010. L’affaire Bygmalion lui a barré la route. En cas de défection définitive de Sarkozy, il peut toutefois tenter de revenir.Fillon et Juppé espèrent profiter de ce vide et de ces incertitudes pour s’imposer. En novembre, ils ne concourront pas au poste de président de l’UMP, pour ne pas avoir à assumer le quotidien d’un

Cette droite risque de ne pas avoir de candidatqui corresponde à l’état d’esprit de ses militants

et électeurs, chauffés à blanc par les idées de « la droite décomplexée »

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en Grande-Bretagne, qui ne cesse de lâcher du lest à sa droite radi-calisée en durcissant sa politique migratoire et en promettant un référendum sur la sortie de l’UE, Fillon a largué les amarres. Il est désormais très loin de ses posi-tions « séguinistes » d’origine. En refusant de prendre parti entre le FN et le PS (en appelant à choisir le « candidat le moins sectaire »), il as-sume cette évolution qui constitue une rupture par rapport à ce qui était jusqu’alors acquis au sein du mouvement : concéder du terrain sur le plan politique et idéologique, mais affirmer la frontière électorale entre UMP et FN. Cette position reste dominante parmi les cadres et les élus, tant ils redoutent que les digues ne lâchent et que le FN n’emporte la maison. Mais elle est désormais disputée, et un candidat qui s’en écarte peut espérer en tirer les bénéfices auprès des militants. Fillon fait ce calcul. Cela suffira-t-il à mobiliser militants et électeurs quand le crédo est aussi ouverte-ment ultralibéral ? Rien de moins sûr.

JUPPÉ VEUT L’ALLIANCE DES DROITESAlain Juppé incarne une tout autre voie. Fidèle à la doctrine chira-quienne, il énonce clairement la couleur : pas d’alliance avec le Front national. Sur cette base, il s’attire la

sympathie de bien des électeurs de droite. Parmi ses soutiens, il en-grange celui, appréciable, de Fran-çois Bayrou. Ce ralliement va dans le sens d’un rassemblement des familles de la droite autour d’un seul candidat – lui. Sa limite est de ne proposer comme bouclier anti-FN que cette alliance de toutes les droites. Juppé n’a rien à dire de neuf. Homme du sérail politique s’il en est, il ne répond pas à l’élec-torat de droite qui, lui aussi, attend des solutions pour la crise du pays. Sa cote de popularité est un mi-rage. Il bénéficie de la recherche d’une figure tutélaire au dessus des partis, que la France n’a plus. Mais cette sympathie accordée à celui qui a payé sans broncher pour des turpitudes dont il n’était pas – et de loin – le seul responsable n’est pas un passeport politique.Pour l’heure, Juppé et Fillon se sont unis pour écarter Copé et barrer la route à Sarkozy. Que leur calcul soit ou non réaliste, la droite classique dans son ensemble est confrontée à un triple problème. Le social-libéralisme désormais as-sumé et traduit en actes du tandem Hollande-Valls érode chaque jour un peu plus la différence qui sépare la gestion socialiste de celle que pourrait conduire un Alain Juppé ou un François Bayrou. Comment, dès lors, apparaître comme une alternative réelle auprès d’un élec-

parti criblé de dettes, quitté par ses adhérents, pourri par les affaires et placé face à une crise d’orientation politique existentielle. L’UMP joue sa survie : son futur dirigeant ne va pas s’ennuyer ! Mais les deux impé-trants ne vont pas se désintéresser du sujet. L’enjeu étant évidem-ment l’organisation des désormais incontournables primaires. Bruno Lemaire donne tous les gages d’im-partialité pour obtenir le soutien de deux anciens premiers ministres.

FILLON LARGUE LES AMARRESFrançois Fillon est le premier à s’être mis sur la ligne de départ des primaires. Il n’a pas le choix : en se positionnant frontalement face à Sarkozy, il ne peut gagner que sur ses propres forces. Pour préparer sa conquête du pouvoir, il a rassemblé une équipe au sein d’un club, « Force républicaine ». Son credo : la droite a perdu parce qu’elle n’a pas assez réformé la France. Sa référence : les conser-vateurs anglais et leur radicalité libérale. Peut-il gagner sur cette base ? En tout cas, ce n’est pas ce que croit Sarkozy, qui qualifie de « drôle de programme » la promesse « les trente-neuf heures payées trente-cinq et la retraite à soixante-cinq ans ». Fillon est emblématique d’une évo-lution qui grippe toute la droite oc-cidentale. Comme David Cameron

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L’UMP ne pourra gagner son match en se contentant d’espérer le ralliement des électeurs FN « réalistes »

torat de droite chauffé à blanc ? Ajoutons que la droite classique apparaît aujourd’hui aussi écla-tée que le Parti socialiste entre sa frange néoconservatrice et sa com-posante plus traditionnellement « modérée ». Comment donner l’image d’une cohérence nécessaire pour gouverner de façon stable ?Mais le problème principal est encore ailleurs : l’idée que Marine Le Pen ne peut en aucun cas ras-sembler une majorité de Français prend l’eau. L’UMP ne pourra gagner son match en se conten-tant d’espérer le ralliement des électeurs FN « réalistes ». Plusieurs raisons rendent ce calcul très aléa-toire. Outre sa stratégie au long cours de dédiabolisation, le FN est parvenu à consolider son électorat. Celui-ci est même des plus solides, de ceux qui se déterminent très en amont du scrutin, ne changent pas d’avis et se rendent aux urnes. Le FN est déterminé à crédibiliser ses chances et ainsi contrer l’hémorra-gie vers l’UMP. Le nouveau slogan qui soude les militants : « Objectif 51 % au second tour de la présiden-tielle ». Enfin, le parti de Marine Le Pen multiplie les initiatives pour intervenir sur tous les champs de la politique. Du quotidien au stra-tégique… Marine Le Pen peut ainsi dire merci à une droite sans idées neuves. ■ catherine tricot

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Dans la Somme, un projet d’élevage industriel veut intensifier la production laitière à un degré inédit. L’opposition, emmenée par des riverains et par la Confédération paysanne, ne désarme pas. Enjeu : le modèle des « 1 000 vaches » va-t-il s’imposer à l’agriculture française ?

par thomas clerget, photos julien jaulin pour regards

FERME DES1 000 VACHESLE CAUCHEMAR PAYSAN

GRAND REPORTAGE

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La salle de traite rotative de cinquante places recevra les vaches trois fois par jour. En mai 2014, des pièces de la machine ont été « démontées » par la Confédération paysanne.

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Malgré la ténacité des opposants, la construction de la ferme dite « des 1 000 vaches », grand projet agro-industriel, touche aujourd’hui à sa fin. Dès cet automne, la gigantesque machine de traite circulaire, autour de laquelle les bêtes défileront trois fois par jour, entrera en action. L’ampleur de ce projet est inédite dans l’Hexagone. À quelques kilomètres au nord d’Abbeville, en bordure d’un vaste plateau où s’enchaînent les monocultures de blé, de maïs et de betterave, les grandes étables métalliques sont conçues pour accueillir jusqu’à 1 000 vaches et 750 génisses. Production laitière attendue à pleine capacité : 25 000 litres par jour à un coût de production bien inférieur aux exploitations actuelles, qui dépassent rarement les 300 têtes. Face au projet, porté par un industriel du BTP associé à une douzaine d’agriculteurs locaux, les riverains n’ont pas tardé à se mobiliser. Au nom des nuisances et des risques de pollution, d’abord. Du bien-être animal, ensuite. Puis la cause s’est élargie. Sur la scène nationale, avec l’entrée en lice de la Confédération paysanne, qui voit dans cette « ferme-usine » les prémisses d’une disparition programmée du métier de paysan. Le combat devient symbolique. Le 28 mai 2014, le « démontage » médiatisé de la salle de traite fait écho à celui du McDonald’s de Millau en 1999. Même procédé, mêmes effets : la garde à vue, d’abord, pour plusieurs syndicalistes, dont Laurent Pinatel, le porte-parole de la Conf ’. Puis leur convocation au tribunal correctionnel d’Amiens, le 28 octobre prochain.

LE VILLAGE FAIT FRONTL’épicentre de la révolte est situé à un gros kilomètre de la ferme industrielle. Drucat, village de neuf cents âmes dissimulé au creux d’un vallon verdoyant, est vent debout contre l’implantation. Le long de la rue Verte, qui s’enfonce sous les arbres en direction du centre-bourg, une file d’écriteaux plantés sur les pelouses de petites maisons cossues met le visiteur dans l’ambiance : « Non à la ferme usine des 1 000

vaches ! » Au premier étage de la mairie en briquettes rouges, soigneusement ornée de géraniums, le maire et quelques administrés parlent d’une seule voix : « On ne veut rien entendre du projet. Sa philosophie même fait qu’on n’en veut pas. » Tous, maire y compris, sont membres de l’association « Nos villages se soucient de leur environnement », alias Novissen, fondée en réaction aux 1 000 vaches. Informée, en août 2011, du lancement d’une enquête publique sur l’installation d’un grand élevage laitier aux abords de la commune, Gilberte Wable, une enseignante à la retraite, rédige spontanément une pétition pour les membres de l’AMAP locale, ensuite proposée aux habitants du village. Le mouvement est enclenché. En septembre, une première réunion publique laisse éclater la colère des riverains. Selon Gilberte Wable, qui tremble encore à l’évocation de la confrontation, deux cents personnes font alors face à Michel Ramery, l’homme d’affaires à l’origine du projet. Ce dernier n’en démord pas : « Vous avez vos droits, j’ai les miens », oppose-t-il. Dans l’adversité, la communauté locale se resserre autour de Novissen.« Au début, ce qui nous préoccupait c’était surtout les nuisances, raconte Gilberte Wable. L’odeur, le trafic de camions. Et puis la question du bien-être animal. » Mais progressivement, les villageois élargissent leurs questions. Pour commencer, aux risques sanitaires liés à une telle concentration animale. Ensuite, à l’unité de méthanisation, qui doit convertir les lisiers en gaz, puis en électricité. Avec une puissance de 1,4 mégawatt – l’équivalent d’une grande éolienne –, l’équipement est le second pilier du projet, complémentaire de l’élevage. Voire, suspectent les opposants, son principal objectif. La ferme des 1 000 vaches va-t-elle faire du lait un sous-produit de la génération d’électricité ? Grâce à des mesures de soutien gouvernemental à la filière agricole, le courant produit sera racheté par EDF à un tarif supérieur au prix du marché. De quoi garantir un revenu conséquent, d’autant plus que le méthaniseur sera sept fois plus puissant que la moyenne des

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Pour un troupeau de cette taille, pas question de pâturer : les 1 000 vaches résiderontsur dalle de béton.

Claude Dubois, Gilberte Wable et Marc Dupont, de l’association Novissen, reçoivent à la mairie de Drucat.

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installations françaises. Mais les Drucatois s’inquiètent des pollutions générées. Marc Dupont, le secrétaire de Novissen, est intarissable : « Un petit méthaniseur agricole, on serait pour. Mais si on mélange, comme ce sera le cas ici, des déchets verts, des graisses industrielles, des boues de stations d’épuration, et des déchets organiques, on obtient des rejets toxiques, en particulier de l’hydrogène sulfuré. » Sans compter les risques de pollution liés à l’épandage des 40 000 tonnes annuelles de digestat, les résidus du lisier après le méthanisation.

ALLIANCE DE LA TERRE ET DE L’ASSIETTEAncien commercial, retraité de l’industrie, de l’enseignement ou chef d’entreprise, les membres de Novissen n’ont pas le profil du militant écologiste chevronné. Alors il a fallu apprendre. Se former. Travailler les dossiers. Dans un premier temps, la mobilisation prend appui sur une base communautaire et très locale, de type Nimby, acronyme de « Not in my backyard », « pas de ça près de chez moi ». Il s’agit, avant tout, de défendre un cadre de vie. Puis, progressivement, la cause s’élargit, s’universalise. Au mot d’ordre environnemental s’ajoute une dimension socio-économique, s’interrogeant sur le modèle agricole le plus souhaitable. Car la ferme des 1 000 vaches est perçue comme le franchissement d’une nouvelle étape dans l’industrialisation et la concentration du secteur. Mais aussi comme un prélude à sa financiarisation. « Si on laisse des gens comme Ramery, qui sont extérieurs à la profession, industrialiser l’élevage, ce sera une catastrophe pour les petits paysans », précise Marc Dupont. L’alliance entre la terre et l’assiette, paysans et « rurbains », peut alors s’établir. En 2013, la Confédération paysanne s’empare du dossier et décide d’en faire un enjeu national. En septembre, un premier « démontage » a

lieu sur le chantier. Les soutiens affluent, et cette fois bien au-delà du local. Novissen revendique désormais 2 240 adhérents, plus du double de la population du village.Mais le combat revêt aussi une charge hautement symbolique pour les promoteurs du projet. Classé 369e fortune nationale, Michel Ramery, industriel du BTP et du déchet à la tête d’un groupe de 3 500 salariés, veut ériger les 1 000 vaches en vitrine de son savoir-faire agro-industriel. Et en exporter le modèle à travers le pays. À quelques encablures du site, une luxueuse bâtisse, la ferme de Blanche Abbaye, sert de pied-à-terre à l’industriel et permettra, dit-on, d’héberger ses relations d’affaires. Lovée au cœur d’un bois, la villa est aussi entourée d’une clôture surmontée de fils barbelés. De quoi entretenir l’image trouble de son propriétaire, présenté comme un « nouveau seigneur » par ses détracteurs. Son influence s’étendrait autant dans les milieux agricoles qu’auprès des politiques, en particulier la fédération socialiste de son Nord-Pas-de-Calais natal. Selon le site Reporterre, le groupe aurait remporté 772 marchés publics dans le Nord de la France en moins de dix ans. Son nom apparaît également dans plusieurs affaires judiciaires en cours d’instruction.

VERS UNE GÉNÉRALISATION DU MODÈLEAlors, les membres de Novissen s’interrogent : pour quelle raison les procédures en annulation du permis de construire de la ferme, malgré des irrégularités qu’ils estiment flagrantes, sont-elles systématiquement retoquées par la justice ? Pourquoi, et par qui, les membres du Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques auprès de la Préfecture (CODERST), ont-ils subi des pressions pour voter en faveur du

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Michel Ramery, industriel du BTP et du déchet, veut ériger les 1 000 vaches en vitrine de son savoir-faire agro-industriel.

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GRAND REPORTAGE

Les ensilages sont taillés sur mesure. À la sortie, 40 000 tonnes de lisiers devront être épandues chaque année.

La ferme de Blanche Abbaye, pied-à-terre de Michel Ramery, est à quelques encablures des 1 000 vaches.

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La ferme des 1 000 vaches attend ses futures occupantes.La fin des travaux est pour bientôt.

Francis Poiré, agriculteur, fait partie des associésde la ferme des 1 000 vaches.

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projet, le 23 avril 2012 ? « Les services de l’État sont très favorables au projet », estime Marc Dupont. Au point d’envisager sa reproduction ? Stéphane Le Foll, le ministre de l’Agriculture, a déjà évoqué « des méthodes et technologies innovantes, dont les résultats, s’ils sont vérifiés, pourraient être exploités dans le cadre de projets collectifs ». Le problème, c’est que la généralisation du modèle impliquerait aussi l’acceptation d’un processus de concentration des terres, lui même rendu possible par l’appauvrissement du monde agricole. Et tout particulièrement des éleveurs et producteurs laitiers. Pour ou contre la ferme, ces derniers se rejoignent dans un constat résigné : « Nous sommes des esclaves modernes », affirment-ils. Car les cours du lait, fixés sur les marchés internationaux, couvrent à peine les coûts de production. Dans ces conditions, la croissance de la taille des exploitations apparaît, pour beaucoup, comme une voie inéluctable pour se maintenir à flot. Pour ne pas mourir, il faut racheter les terres de son voisin, lorsque celui-ci prend sa retraite ou jette l’éponge. Dans ces conditions, une association avec Michel Ramery peut séduire des éleveurs en situation précaire. Car l’industriel est à la recherche de terres, et il est prêt à y mettre le prix. Depuis 1984, le régime des quotas laitiers fixe une limite de production en fonction de la surface exploitée. D’où la nécessité pour l’homme d’affaires de regrouper, autour d’une société civile laitière (SCL), assez d’agriculteurs-associés, avec leurs terres et leurs quotas, pour être autorisé à écouler la production des 1 000 vaches. Sans compter les 3 000 hectares qui seront nécessaires à l’épandage des digestats. Sur ce point, les garanties apportées ont été jugées insuffisantes par la Préfecture

qui a, pour l’instant, délivré une autorisation d’exploitation limitée à 500 vaches. Une situation dont personne n’imagine qu’elle puisse durer. Car la ferme a bel et bien été dimensionnée pour mille bêtes, et ne saurait être rentable à moins.

S’AGRANDIR OU DISPARAÎTRE ?Pour trouver Francis Poiré, l’un des agriculteurs associés au projet, il faut mettre le cap au sud d’Abbeville. Sur le plateau du Vimeu, les cultures se succèdent de manière plus irrégulière. Le paysage est parsemé de quelques bois et d’éoliennes. Le long des routes, les vestiges d’anciennes brasseries de campagne sont les témoins d’une époque révolue. Entre 2000 et 2010, la Somme a perdu le tiers de ses exploitations laitières. Dans le même temps, leur taille moyenne passait de 36 à 48 vaches. « Il faut s’agrandir. Quand on stagne, on est appelé à disparaître, estime Francis Poiré. Le monde évolue. Avant, ici, il y a avait 40 agriculteurs, deux ou trois cafés, un cordonnier, une épicerie. Tout cela a disparu. Nous ne sommes plus que quatre exploitants. » L’homme reçoit dans la cour d’une petite ferme d’allure modeste, aux bâtiments un peu décrépis. « Je ne pouvais plus m’agrandir tout seul. Les mises aux normes auraient été trop coûteuses. » Il y a dix ans, il s’est donc associé avec Michel Ramery pour créer une exploitation à Airaines, non loin d’ici. Il y a placé la totalité de ses 50 vaches, dont il n’a plus à s’occuper depuis. Elles font partie du premier contingent, qui rejoindra bientôt la ferme des 1 000 vaches. L’attitude des opposants le révolte : « Si nous ne sommes pas d’accord, que je viens chez vous et que je casse tout, que direz-vous ? On veut nous empêcher de travailler », tranche-t-il. Tout comme Michel Welter, directeur des 1 000 vaches

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« On a laissé s’installer des industries bien plus polluantes, parce que cela crée des emplois. Qu’on laisse Michel Ramery travailler, et les vaches seront bien gardées »

Francis Poiré, agriculteur associé

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Les grandes étables (18 000 m2) sont installéesau nord d’Abbeville, sur le plateau du Ponthieu.

Les soixante-dix vaches d’Emmanuel Decayeux, éleveur bio, suffisent à son bonheur. Mais dans la région, l’éleveur fait figure d’exception.

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et autre associé de Michel Ramery, il considère le projet comme « exemplaire » d’un point de vue environnemental. « On a laissé s’installer des industries bien plus polluantes que la ferme des 1 000 vaches, parce que cela crée des emplois. Qu’on laisse Michel Ramery travailler, et les vaches seront bien gardées. »De vastes enclos circulaires, des séparations en caoutchouc pour ne pas blesser les animaux, des pans de mur largement ouverts, avec régulation des flux d’air et de la température... Manifestement, dans la ferme des 1 000 vaches, tout a été pensé au millimètre. Mais il ne faut pas s’y tromper. Car, au moins autant que de bien-être animal, il s’agit là d’un impressionnant effort de rationalisation économique et productive, fruit de plusieurs dizaines d’années de recherche agronomique et de l’expérience accumulée dans les pays qui accueillent déjà ce type d’installation, en particulier l’Allemagne.

« C’EST UN ABANDON »« Le problème dans ce projet, c’est son gigantisme », confie Emmanuel Decayeux, un éleveur bio implanté sur le Vimeu, à quelques kilomètres de la ferme de Francis Poiré. « Les volumes de nourriture, les quantités de lisiers, les camions. Mieux vaudrait cinq étables de 200 vaches. Là, c’est trop concentré. C’est une fuite en avant : dans dix ans, ils nous diront qu’il faut 1 500 vaches. Et ensuite ? Pour ceux qui vont toucher les royalties, ça va être bien. Pour ceux qui vont être dedans, hommes et animaux, ça va être l’usine. » Vêtu d’une chemise rose à carreaux, d’un bermuda blanc et de mocassins, Emmanuel Decayeux s’exprime tranquillement, les mains dans les poches. Il y a trente ans, il a repris la ferme de ses parents. En conventionnel d’abord, avec engrais et pesticides. Puis en agriculture raisonnée. Enfin, depuis cinq ans, en biologique. Son cheptel de 70 laitières lui procure un revenu suffisant pour vivre et se projeter vers l’avenir,

avec son épouse et leurs deux enfants. « La production laitière a besoin de se restructurer, admet-il. Le regroupement est certainement une solution. Mais dans la région, ce projet n’est pas une fierté. Trois éleveurs avec 300 vaches, ça aurait été un bon exemple. Mais un industriel avec 1 000 vaches, c’est démesuré. Ça ne vient pas d’une envie de créer. C’est un abandon. »La filière laitière française est à un tournant de son histoire. Paupérisés par les règles du jeu international, les petits éleveurs survivront-ils à la suppression prochaine des quotas laitiers, programmée au 1er avril 2015 ? « Ce passage d’une régulation publique par des quotas à une régulation privée par des contrats entre les industriels et les producteurs est susceptible d’engendrer une augmentation des volumes de production, une baisse du prix du lait et une concentration territoriale de l’offre », estiment trois spécialistes de la filière1. « Les exploitations vont continuer à grandir, il ne faut pas se mentir », confirme Olivier Thibaut, secrétaire général de l’Union des producteurs de lait de Picardie (UPLP), une branche locale de la FNSEA, le principal syndicat agricole d’orientation libérale. « La ferme des 1 000 vaches, nous ne sommes ni pour, ni contre. Un investisseur extérieur n’est pas un bon modèle ; on préférerait que ce soit des jeunes qui s’installent. Mais la taille ne nous pose aucun problème. Il faut regarder le monde tel qu’il est : on est en concurrence avec les pays voisins. Est-ce que les fermes ne disparaissaient pas déjà ? C’est un problème de compétitivité. Le raisonnement est économique. On est dans le bon sens, pas dans le rêve. » En face de cette logique implacable, sacrifiant êtres et choses au nom de la concurrence, le combat pour un autre modèle agricole, respectueux des hommes et de l’environnement, a une nouvelle ligne de front : la ferme des 1 000 vaches. ■ thomas clerget

1. B. Lelyon, V. Chatellier, K. Daniel, Fin des quotas laitiers, contractualisation et stratégies productives : enseignements d’une modélisation bioéconomique, INRA, 2012, numéro 1.

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Ces personnages ont émergé du-rant des périodes marquées par une inquiétude diffuse et crois-sante. En ces temps d’incertitudes, les lecteurs étaient à la recherche de repères solides et de figures protec-trices pour lutter contre le « Mal » – vécu comme une entité monoli-thique et, d’une certaine manière, rassurante parce qu’identifiable dans sa simplification. Dans ces histoires, les super héros de-viennent les détenteurs d’une force sans légitimité légale, sauvant une population désespérée au point de s’en remettre à une entité qui sur-plombe les cadres institutionnels.Durant les décennies suivantes, l’ennemi change de forme, il ne s’incarne plus seulement dans l’adversaire physique, mais dans ses moyens de combattre. Tandis que les avancées scientifiques sont spectaculaires, les années 1960 connaissent de nouveaux motifs d’inquiétude avec la bombe atomique. Les nouveaux super héros sont désormais les conséquences de cette escalade technologique, dont ils portent une part en eux : Hulk, créé par un accident scientifique, les X-Men, fruits de mutations génétiques,

rokhaya dialloFondatrice des Indivisibles

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erQUI SERONTLES SUPER HÉROSDU XXIE SIÈCLE ?Cette saison, les super héros amé-ricains étaient omniprésents. Outre les sorties de blockbusters hol-lywoodiens qui s’enchaînent sur nos écrans, l’art de fabriquer des héros hors du commun s’est invité dans plusieurs musées. On a pu ainsi voir celui des arts ludiques à Paris célébrer « l’art des super hé-ros “Marvel” » pendant plusieurs mois, dressant un panorama com-plet des créations du petit label de bande dessinée devenu un incon-tournable mastodonte.

Les super héros, nés dans les co-mics des années 1930, ont tou-jours été les émanations de pé-riodes troubles. Dans des sociétés inquiètes, ils ont été les symboles d’une alternative, l’espoir de voir le triomphe des valeurs perçues comme justes. Dans les années 1930, alors que les États-Unis plongés dans la pauvreté de l’après Grande dépression observent avec inquiétude la montée du nazisme en Europe, deux fils d’immigrés juifs, Jerry Siegel et Joe Shuster, donnent naissance à Superman, le surhomme absolu.Quelques années plus tard, alors que la seconde guerre mondiale fait rage, Joe Simon et Jack Kirby, juifs également, créent la figure patrio-tique de Captain America, incar-nant les valeurs d’une Amérique qui se vit comme défenseuse du monde libre. Son premier ennemi sera... Hitler lui-même. Si les au-teurs phares de ces histoires appar-tiennent à des minorités opprimées, ce n’est pas un hasard : la création de ces figures surpuissantes, rémi-niscences des messies issus des reli-gions monothéistes, est un moyen de répondre aux menaces systé-miques dont ils font l’objet.

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ou encore les Quatre fantastiques qui, en pleine conquête spatiale, sont exposés à des rayons cosmiques. Cette appréhension du fait scientifique dans leur chair les rend capables de conjurer le sentiment d’impuissance qui pèse sur les masses dépassées par les surenchères technologiques.Depuis lors, peu de super héros emblématiques ont marqué l’opi-nion aussi fortement que ces icônes. Les histoires ont su évo-luer avec les grands changements sociaux, avec l’apparition de super héroïnes telles que Wonder Wo-man, l’arrivée du successeur de Spiderman noir et latino ou encore le nouvel acolyte de Batman, un jeune musulman. Pourtant, à notre époque où les peurs sont omni-présentes, aucune nouvelle figure emblématique n’a fait son appa-rition. Entre la crise économique, les bouleversements géopolitiques, la multiplication des actes terro-ristes et les craintes identitaires, tous les éléments semblent réunis pour justifier la naissance d’une sauveuse ou d’un sauveur. Quels super héros nous réservent les an-nées à venir ?

CHRONIQUE

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LES LOBBIESNUISENTGRAVEMENTÀ LA SANTÉLes scandales du sang contaminé, de la vache folle ou de l’amiante ont marqué une rupture : défiance envers les pouvoirs publics, application du principede précaution… Un militant écologiste et un sociologue – François Veillerette et Francis Chateauraynaud – s’inquiètent du regain d’influence des industriels sur les politiques.

dialogue orchestré par jérôme latta

photos laurent hazgui/divergence pour regards

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Le Terminus Nord n’a guère d’autre intérêt que de convenir à nos invités contraints par des ho-raires de train… Va pour la brasse-rie Flo. Là, sous une profusion de lumières électriques réfléchies par les miroirs, les produits de la mer ont eu la primeur – Saint-Jacques, cabillaud et saumon –, accompa-gnés avec modération de Chablis et de Pouilly fumé

Vache folle, sang contaminé, amiante : les grands scandales sanitaires des années 90 ont-ils marqué un tournant décisif pour la façon dont sont perçues les questions de santé publique par les citoyens, mais aussi pour les politiques en la matière ?

francis chateauraynaud. Il est évident que ces scandales ont pesé considérablement. L’affaire du sang contaminé a fini de transformer un système dans lequel le politique est devenu comptable de décisions qui, jusqu’alors, ne lui étaient pas impu-tables directement. Auparavant, les contentieux juridiques, à l’ini-tiative des victimes, mettaient en cause des médecins, des hôpitaux, des entreprises, mais ne remon-taient pas au sein des administra-tions jusqu’au politique. Le sang contaminé a révélé un changement du régime de responsabilité, qui a eu des effets sur d’autres dossiers. Avec la vache folle et l’amiante, il y a eu une conjonction d’événe-ments : on s’est rendu compte que des problèmes anciens n’étaient pas traités, et que des problèmes émergents prenaient de court les réseaux d’experts, comme celui du prion [la protéine responsable de l’encéphalite spongiforme bovine, plus connue comme la« maladie de la vache folle]. D’autres facteurs ont joué en faveur de ces prises de conscience, en particulier le « re-tour » de Tchernobyl, c’est-à-dire le résultat de dix ans de travaux me-nés par des contre-experts, ou des affaires comme celle des dioxines [molécules toxiques produites no-tamment par l’incinération des dé-chets]… Tout cela a conduit le gou-vernement à renforcer le principe de précaution, à adopter la doctrine de la séparation de l’évaluation et de la gestion du risque, à rendre plus indépendante l’expertise.

françois veillerette. Malgré tout, je vois plusieurs limites à cette évolution. D’abord, même sur ces crises majeures présentant des liens de cause à effet assez évidents avec des maladies, cela n’a pas tou-jours permis d’aller au bout : par exemple, il n’y a toujours pas eu de procès de l’amiante en France, contrairement à l’Italie. Ensuite, les acquis de ces grandes affaires n’ont pas forcément bénéficié à d’autres dossiers qui sont des scandales potentiels, mais dans lesquels on a plus de mal à établir des causalités. Les grands scandales sanitaires ont constitué un saut qualitatif, mais la difficulté est d’aller au-delà.

francis chateauraynaud. Il faut aussi souligner que ces change-ments se sont accompagnés de l’émergence sur la scène publique d’acteurs qui ont contribué à ce tournant : ONG, contre-experts, lanceurs d’alerte. En parallèle, on a assisté à la montée de l’altermon-dialisme, c’est-à-dire de la volonté de repolitiser au niveau global des questions liées au capitalisme financier. Typiquement, le dossier des OGM a mêlé des questions de toxicité, de biodiversité, de modèle agricole, de droit de la propriété, tout en mettant en cause Monsan-to en tant que prototype du capita-lisme financier.

françois veillerette. Cette convergence a permis des alliances. Chez Greenpeace, sur les OGM, il y a eu une conjonction avec José

AU RESTAU

LFRANCIS CHATEAURAYNAUD

Sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, il étudie les controverses

et les affaires. Il a conçu la notion de lanceur d’alerte.

FRANÇOIS VEILLERETTEPrésident puis vice-président de Greenpeace

entre 2002 et 2009, porte-parole de l’association Générations futures, il est aussi conseiller

régional EELV en région Picardie.

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« La confiance que les gens mettent dans les ONG et leur travail de contre-pouvoir reste très solide »François Veillerette

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Bové, la Confédération paysanne et d’autres, conjonction qui n’était pas évidente au départ puisque les approches étaient très différentes, entre la nôtre qui s’intéressait à la matière scientifique et aux textes, avec une stratégie européenne et même mondiale, et celle plus poli-tique et locale du syndicalisme agri-cole.

La défiance envers les autori-tés a-t-elle poussé celles-ci à rééquilibrer leurs arbitrages, notamment en faveur du prin-cipe de précaution, qui revient à reconnaître la légitimité des craintes du public quand un risque émerge, sans attendre une preuve scientifique défini-tive ?

francis chateauraynaud. Cela reste compliqué, car cela ne va pas dépendre seulement de la relation entre la population et l’État au tra-vers des affaires qui éclatent, mais d’abord des rapports de forces entre les multiples producteurs de connaissance : les chercheurs et scientifiques, les industries, les po-pulations elles-mêmes, les agences publiques… Un autre problème est celui du temps, et en particulier du temps de latence. Trente ans, dans le cas de l’amiante, cela a permis de ne pas voir venir les cancers, dont les causes étaient difficiles à attribuer sauf dans le cas des mésothéliomes [forme rare et virulente de cancer]. Sur une telle durée, le monde évo-lue, les structures sociales changent,

la connaissance se perd, les traces disparaissent : il y a un effet retard considérable. Ce qui a changé, c’est qu’il y a de plus en plus d’alertes qu’on essaie de déclencher avant qu’il ne soit trop tard.

françois veillerette. Les associations s’approprient de plus en plus la connaissance scientifique, mais sont souvent dans l’impossibilité de l’utiliser pour faire évoluer les réglementations. Il y a quinze ans que l’on sait l’essentiel sur les pesticides. Mais le système réglementaire européen les concernant s’est doté de procédures de sélection des études – à l’initiative de l’industrie chimique – qui réduisent le nombre d’études utilisables en écartant la plupart des travaux universitaires. Des piles d’études démontraient la toxicité du bisphénol A, mais l’EFSA se retranchait derrière les trois ou quatre qu’elle retenait…

Les ONG n’ont-elles pas acquis un pouvoir bien supérieur à ce-lui dont elles disposaient aupa-ravant, tandis que le discours écologique en général accédait à une plus grande crédibilité ?

françois veillerette. Pour les thé-matiques sur lesquelles les militants ont travaillé il y a une reconnais-sance des médias que je crois évi-dente. Mais l’écologie en général, je ne sais pas ce que c’est exacte-ment… Je ne suis pas sûr que les gens croient plus en l’écologie qu’il

y a quelques années, surtout si l’on met l’écologie politique dedans. En revanche, je pense que la confiance qu’ils mettent dans les ONG et leur travail de contre-pouvoir, pour as-surer l’indépendance et la pluralité de l’information, reste très solide.

francis chateauraynaud. Ce qui est frappant, c’est la vitesse à laquelle les problèmes sont reliés à des thématiques globales. J’ai étudié le fonctionnement de l’Agence euro-péenne de l’environnement (EEA) qui était devenue, au début des années 2000, une sorte de chambre d’écho permanente des alertes, s’in-terrogeant sur l’indépendance de la science et l’application de la pré-caution, s’inquiétant du choix d’une forme de régulation jouant de l’irré-versibilité pour sauver des techno-logies au lieu de penser à des alter-natives – comme pour les OGM ou les nanoparticules… Le problème est que la Commission européenne a fini par dire, « C’est bien ce que vous faites, c’est sympathique, mais c’est idéo-logique. Désormais, vous produirez sur-tout des indicateurs. D’accord, il y a des risques, mais il faut mesurer, hiérarchi-ser, gérer. » C’en était fini du travail continu consistant à se maintenir en alerte. On en a l’illustration avec des dispositifs très problématiques comme REACH [programme eu-ropéen d’enregistrement, d’évalua-tion, d’autorisation et de restriction des produits chimiques], vertueux d’un certain point de vue, mais qui peuvent avoir des effets de masse très néfastes.

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françois veillerette. Ce sont des dispositifs tellement complexes que l’administration chargée de les mettre en œuvre risque de crouler sous leur poids. La Commission redoute les recours juridiques de la part de l’industrie. Devant le risque de paralysie, les administra-tions sont conduites à transiger.

francis chateauraynaud. Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que les États et les agences publiques européennes tirent sur leurs propres troupes. Au nom de la réduction des déficits publics, de la perte de légitimité des gouvernements, des abus autour d’alertes exagérément grossies, on en arrive à restreindre les compé-tences réglementaires des agences. Cela se produit, comme par hasard, au moment même où les universi-tés sont réformées, un peu partout, au profit d’une vision entrepre-neuriale qui nuit à l’autonomie de la pensée au travers de la nécessité de trouver des financements. Il y a aussi le discrédit organisé contre des scientifiques qualifiés de mili-tants, l’organisation de contre-feux par les industriels, etc.

françois veillerette. Les indus-triels sont de plus en plus subtils à mesure que les ONG se renforcent et progressent dans leurs connais-sances et leurs modes d’action. Pour nous, militants, il devient de plus en plus difficile de tout expli-quer à notre base mais aussi aux médias. La difficulté n’est pas que

les journalistes comprennent, mais qu’ils parviennent à « vendre » les sujets à leurs rédac chefs.

N’est-ce pas une façon, pour les industriels, de répliquer par le lobbying à leur défaite sur le ter-rain médiatique ?

francis chateauraynaud. Les in-dustriels ont clairement gagné en influence au sein des administra-tions. Le Grenelle de l’environne-ment a été un moment vertueux, avant que cela ne recommence à se gripper.

françois veillerette. La difficulté que nous rencontrons au sein des ONG, quand on est spécialisé comme Générations futures dans un sujet particulier tel que les pes-ticides, est de ne pas se couper de la base, de mener à la fois l’exper-tise scientifique et règlementaire, et la construction de collectifs locaux. Nous fournissons des kits de connaissance afin que tous s’approprient les informations. Il faut des circonstances particulières pour que notre message soit enten-du : nous menons depuis des an-nées une campagne sur les victimes des fongicides, sans grand écho. Et tout à coup il y a cette école pri-maire en Gironde dont les élèves s’avèrent intoxiqués par des fongi-cides. Ces événements permettent, à partir d’un mouvement local, de constituer une mobilisation plus large pour aller voir les députés et les sénateurs.

francis chateauraynaud. La dé-mocratie y gagnerait si les médias suivaient l’émergence des pro-blèmes plutôt que de les prendre au moment du scandale. La démo-cratie participative mobilise des gens qui s’intéressent vraiment à un problème, qui le travaillent. Elle peut conduire des profanes, souvent avec des associations, à produire une version des faits et des visions du futur beaucoup plus solides que celles de la plupart des experts en place. Mais qu’est ce que les mobilisations citoyennes changent dans le droit ? C’est deve-nu un enjeu central. Faire participer les citoyens, c’est bien – ils s’expri-ment, montrent qu’ils ne sont pas idiots –, mais le problème est qu’il faut encore que ces consultations se traduisent dans les décisions.

françois veillerette. Les agences, les ministères organisent de plus en plus de comités de parties pre-nantes. Mais à quoi sert le temps que nous leur consacrons si l’on ne réinjecte jamais les opinions des ci-toyens ? Cela peut même être néga-tif si cela sert de caution sans rien changer. Le risque d’instrumentali-sation est réel.

francis chateauraynaud. Le problème du politique reste central dans ces affaires. Qui décide de fermer la centrale de Fessenheim, tout en gagnant du temps ? Comment s’arrange-t-on pour autoriser des OGM ou tolérer des pesticides alors qu’ils étaient

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« Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que les États et les agences publiques européennes tirent sur leurs propres troupes »Francis Chateauraynaud

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censés être interdits ? Comment tente-t-on de relancer le gaz de schiste en invoquant de nouvelles techniques d’extraction ? Jacques Chirac avait réussi à inscrire le principe de précaution dans la Charte de l’environnement et celle-ci dans la Constitution, de façon en principe irréversible. Mais un lobbying s’est mis à l’œuvre à l’Assemblée nationale proclamant que la précaution nuit à l’innovation. Le député socialiste Jean-Yves Le Déaut, membre de l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques (OPECST), a organisé des colloques et produit des rapports sur ce thème. L’un d’eux était intitulé L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques… Il a trouvé des alliés et est parvenu à ses fins, un principe d’innovation est mis en avant, tandis que les ONG n’ont pas vu venir le coup.

françois veillerette. Ce genre de démarches favorise ceux qui ont le plus de moyens pour organiser des colloques bidons à l’Assem-blée avec des entreprises dont c’est le métier, donnant lieu à des publications qui viennent polluer le débat et la littérature scientifique à l’attention des décideurs. Cette fa-brique du doute sert de carburant à ceux qui ne veulent rien faire, ou faire marche arrière.

Est-ce qu’ils agissent direc-tement sur l’opinion ou bien se contentent de faire de l’in-fluence ?

francis chateauraynaud. C’est de l’influence, dans la discrétion. Sur tous les sujets lancinants, compli-qués, avec de nombreux acteurs mobilisés, il s’agit de pénétrer dis-crètement toutes les sphères pos-sibles, et surtout de retourner les chercheurs. Ces stratégies sont perverses, notamment parce que les structures publiques sont très fragilisées aujourd’hui. Certains industriels pointus sont capables de configurer des programmes de recherche officiels, comme ceux de l’Agence nationale de recherche (ANR) en proposant des consor-tiums dans lesquels ils vont finan-cer une partie des thèses et des budgets. En situation de crise, la vulnérabilité est terrible. Le Cré-dit impôt recherche (CIR) consti-tue un scandale économique et scientifique majeur : ce sont des milliards d’allégements fiscaux pour les entreprises, pris sur ce que l’on pourrait consacrer à la recherche publique et aux univer-sités – sur lesquelles on fait por-ter une contrainte budgétaire de plus en plus forte, en particulier sur l’emploi, avec le risque d’assé-cher certaines disciplines. La seule explication de ces choix politiques

étonnants, c’est que les think tanks, les réseaux, l’influence personnelle agissent de manière évidente : on se retrouve entre anciens de telle ou telle école ou de tel corps, et on se donne les mêmes ennemis.

françois veillerette. En France, on prétend que le lobbying n’existe pas. L’effet pervers de ce déni est à la fois de faciliter de fait le lobbying et de nuire à la reconnaissance de contre-pouvoirs incarnant un inté-rêt plus général. Il faut parvenir à un système transparent dans lequel tous les acteurs, ONG comme industriels, soient visibles, que le nombre de rencontres avec les élus ainsi que les dépenses consenties soient plafonnés.

Peut-on parler d’une démission des politiques, qui ne font plus de choix volontaristes, et réper-cutent les rapports de forces ?

francis chateauraynaud. J’ai une explication, mais qui reste à confir-mer. La technicité des dossiers étant très grande, le politique est de plus en plus démuni techniquement. On lui livre un résumé et il se trouve face à des acteurs qui ont une per-ception beaucoup plus profonde de ces dossiers. Sa tendance sera d’aller vers ceux qui vont lui sim-plifier la vie, pas vers ceux qui vont la lui compliquer. Le paradoxe est

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qu’il ne prendra pas ses décisions sur des bases techniques, alors que nous sommes environnés de tech-nicité. Effectivement, les politiques ne gouvernent plus vraiment.

françois veillerette. Sur la question de l’éloignement des épandages de pesticides des zones habitées, nous avons constaté l’absence totale de co-hérence entre les représentants

des mêmes partis au Sénat et à l’Assemblée. Ils ne se déter-minent plus sur des principes ou sur des valeurs, mais selon des critères obscurs. On a le sentiment que ceux qui sont les plus proches des responsabilités sont tétanisés par la crise et par le chantage des sphères écono-miques, alors que ceux qui en sont les plus éloignés peuvent encore voter selon leurs idées…

■ propos recueillis par jérôme latta, photos laurent hazgui/divergence

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On compare Emmanuel Macron à Valéry Giscard d’Estaing parce que ce dernier est devenu lui aussi ministre de l’Économie pour la première fois, à trente-six ans, sous De Gaulle. Tout le monde pensait que c’était un génie. Fran-çois Mauriac lui a tout de suite prédit un destin de président de la République, « si les petits cochons ne le mangent pas », ajoutait-il dans mon souvenir. Une chose est sûre : ils ne l’ont pas mangé. Et aujourd’hui, le diagnostic peut tomber, scien-tifiquement. Ce grand génie est responsable des trois plus grosses conneries jamais commises sous la Ve République.1. En 1973, alors qu’il est ministre de l’Économie sous Pompidou, VGE fait voter la loi imposant à l’État de passer par les banques pri-vées ou les marchés pour financer la dette. Loi qui nous met mainte-nant complètement dedans, on l’a tous bien compris. Macron ou pas, s’il veut s’en sortir y compris économiquement, ce pays n’échap-pera pas de gré ou de force à une révision complète de notre Répu-

blique, fondée sur les partis alors qu’ils sont en train de disparaître bel et bien sous nos yeux. Par ail-leurs, cessons d’être dupes : la poussée du Front national est pro-voquée par tous ceux qui veulent que « la forme parti » continue de dominer la vie politique, autrement dit par ces partis périssant et qui sentent de plus en plus mauvais.2. VGE est l’artisan du quinquen-nat – soi-disant pour moderni-ser la vie publique – dont on voit aussi, maintenant, combien il fout en l’air toutes nos institutions. Et les conclusions à en tirer sont les mêmes qu’au point précédent. Toutefois, je reste personnellement favorable à un régime présiden-tiel plutôt qu’à un régime parle-mentaire. Le problème, c’est que j’aurais du mal à dire pourquoi. « Notez qu’ici je m’enlise. » Dernière phrase que Lénine aurait dicté à sa secrétaire avant de mourir. J’ai lu ça dans Lénine, les paysans, Taylor. Essai d’analyse matérialiste historique de la naissance du système productif soviétique, de Robert Linhardt, l’auteur de L’Établi. Livre réédité

en 2010 au Seuil, et qui sera mon unique conseil de lecture, en cette rentrée littéraire.3. VGE est le rédacteur de la Constitution européenne. La pre-mière au monde, depuis Staline, qui ne soit fondée que sur des élé-ments économiques. Qui plus est à partir d’un mensonge structurel : la concurrence libre et non faussée. Un texte qui a été adopté notam-ment grâce aux voix des parlemen-taires socialistes en piétinant l’ex-pression du peuple qui l’a refusé par référendum. Ils le payent cher aujourd’hui. Ils ne savent plus faire autrement, qu’en faisant taire auto-ritairement la majorité de ceux qui ne pensent pas comme eux, même dans leur propre camp.Eh bien, je vais vous dire : si Ma-cron est aussi génial que VGE, on peut s’attendre au pire.Autre sujet, Fleur Pellerin. Cer-tains apprécient sa nomination rue de Valois, en soulignant qu’elle connaît bien le dossier du numé-rique. Pas nous. Cela commence à nous gonfler, ces histoires d’In-ternet. Quand on pense au temps

arnaudviviant

Romancier et critique littéraire

Illustration Alexandra C

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POUR SALUERLE NOUVEAUGOUVERNEMENT

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parlementaire perdu par sa pré-décesseure Aurélie Filippetti pour voter une loi dite Anti-Amazon, interdisant la livraison gratuite des livres. Laquelle loi a été retournée, contournée, ridiculisée dès le lende-main par le géant américain (comme on écrit dans les gazettes, alors qu’il s’agit plus sûrement d’un géant mondial) en mettant la livraison à 0,1 euro – ce que la pauvre FNAC a dû faire aussi dans la foulée… Certes, tout n’est pas rose visi-blement chez Amazon. On parle de mauvaises conditions de tra-vail, mais on en connaît d’autres, même en France. Par ailleurs, on n’a jamais entendu parler d’une grève chez Amazon France, alors que pour prendre un exemple qui me semble comparable, il y en a eu plusieurs quand Disney a ouvert un parc d’attraction près de Paris. Il semble en outre qu’Amazon ne paie pas d’impôts sur notre territoire, comme sur beaucoup d’autres (je me souviens que l’année dernière, les libraires anglais ont joué de cet argument patriotique, pour éviter que leurs clients ne se détournent

d’eux). Mais à qui la faute, sinon à ceux qui ont voulu cette mondiali-sation-là, qui ont cru ou voulu nous faire croire aux bienfaits de ce qu’ils appelaient la concurrence libre et non faussée, et à nos dirigeants suc-cessifs qui n’ont jamais voulu ou pu réparer la faille du système.Non, l’urgence aujourd’hui, pour un ou une ministre de la Culture et de la Communication, est de s’occuper, non de ceux qui distri-buent les contenus, mais de ceux qui les fabrique. Les intermittents du spectacle, bien sûr, avec leur statut sans cesse menacé par cette porosité qui s’est faite jusqu’à l’in-discernable entre culture et com-munication, justement. Mais aussi tous ceux que l’on peut ranger sous la bannière d’intellectuels précaires, qu’ils soient journalistes, écrivains, artistes, scénaristes, auteurs de BD, etc. Dieu sait si je n’aime pas les syndicats, mais il serait peut-être temps que ceux-ci réunissent leurs diversités sous la bannière d’un mouvement corporatiste qui défen-drait collectivement leur statut en lambeaux.

CHRONIQUE

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Lénine, les paysans, Taylor,Robert Linhart,

éd. Seuil,220 p.,17.20 €

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LE JARDINPLANÉTAIREDE GILLES CLÉMENT

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C’est là-bas, à Corzant en Creuse, que se trouve le paradis de Gilles Clément. Un jardin-atelier toujours en mutation où l’amoureux savant prend soin des mauvaises herbes et sème les graines d’un lieu de résistance. Plongée dans l’univers poétique et politique d’un visionnaire écolo, tour à tour jardinier, ingénieur, dessinateur, écrivain et enseignant.

par aline pénitot

photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

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Un relief en creux se dessine clairement depuis la maison de Gilles Clément. Cet espace foisonnant, il l’appelle la vallée. La présence d’une bien étrange plante en pot, posée sur la table en bois de la terrasse, semble régner sur le jardin. « Voilà le pied-mère d’une grande berce du Caucase », indique Gilles Clément. Cette plante envahissante peut monter jusqu’à trois mètres de haut. Gare à qui s’y frotte ! Elle brûle sévèrement la peau. Une brève recherche donnera toutes les techniques pour se débarrasser, au plus vite, de cette colonisatrice venue d’Asie Centrale. Avec une malice certaine dans le regard, Gilles Clément confie : « Elle est détestée. Alors moi, je l’aime beaucoup. D’abord parce que je lui dois énormément et ensuite parce que je la trouve très belle. »

LA VIE MOUVEMENTÉE DE LA VALLÉEEn immersion dans cet espace luxuriant, la maison est située dans une clairière. « Vous voyez, aujourd’hui, plein de chênes. Il y a quelques milliers d’années, il n’y en avait aucun. Ce sont les indigènes qui ont traversé le détroit de Gibraltar qui les ont importés jusqu’ici. » Il attend une réaction au mot indigène et reprend : « À quel moment on est indigène et à quel moment on ne l’est pas ? C’est quoi mille ans pour l’histoire de la planète ? C’est rien ! Évidemment, nous voyons débouler des plantes qui s’installent à toute vitesse. Bien sûr, l’expansion des plantes envahissantes nous inquiète. Et elle nous inquiète d’autant plus que nous allons l’étudier. Mais qu’on attende la réponse du milieu ! Parce que finalement, ce brassage planétaire n’est qu’une mécanique de l’évolution. »La grande berce n’y est pas allée par quatre chemins pour s’imposer dans le jardin de Gilles Clément, elle s’est carrément implantée au beau milieu d’un passage. Un jardinier choisit habituellement de préserver son sentier, mais cette provocation végétale a plu au maître des lieux. Elle entraîne vers l’acceptation d’une problématique écologique plus générale. La grande berce meurt après avoir fait des graines, elle bouge d’îlot en îlot. Gilles Clément décide de tenir compte de ses déplacements comme de la totalité des dynamiques des espèces présentes dans son jardin. Dans un petit livre, il fera l’éloge de la liberté de cette plante vagabonde. Quel va être le dialogue entre les

plantes qui se plaisent ? Quelles seront les implications sur les plantes immobiles qui vont se transformer ? Le jardinier se retire face à la nature, il l’observe et accompagne ses transformations. Cet état d’esprit, Gilles Clément va le formaliser dans sa proposition de jardin en mouvement. Le Parc André-Citroën de Paris, inauguré en 1999, sera la première application publique de ce concept aujourd’hui étudié dans toutes les écoles de paysage et d’architecture.Ça et là, des bâtiments ouverts sur le jardin. Le long du potager, un perchoir sert d’atelier de fabrication ou de refuge pour les amis quand la maison est pleine. « Ces temps-ci, j’ai photographié des choses bizarres comme une limace sur une carotte, ou là, regardez, une couleuvre ! Je l’appelle Edouarda. C’est un animal énorme qui fait peur à tout le monde. Elle est un peu vindicative, mais elle est inoffensive. Tous les animaux sont importants pour moi et je fais attention de ne pas les déranger. »

L’EAU ET LE MEILLEURLe jardinier s’inspire directement du milieu qu’il observe, il décide de « faire avec » ces micro-échanges locaux qu’explorent les plantes et les animaux. Mais quel sera le message du jardinier ? Pour Gilles Clément, un jardin cherche toujours à exprimer ce qui peut être « meilleur » dans une société, ce qu’il peut y avoir de plus « précieux ». Cet enclos paradisiaque est chargé d’une mission qui dépasse ses clôtures. Les jardins perses ou d’Espagne ont fait partie d’une civilisation qui a dû traverser le désert ; l’eau était la problématique la plus importante. Ces jardins accueillent alors une fontaine symbolisant souvent les quatre fleuves du paradis. Pour Gilles Clément, il est grand temps de prendre soin de notre relation à l’eau. Elle est partout, dans l’air, dans notre corps. « Nous nageons continuellement dans l’eau. Elle a déjà été bue par la nature, par les plantes, par les êtres humains. Évaporée, transportée par le vent et les nuages, retombée en pluie et de nouveau bue. Mais quand on sait ça, c’est très impressionnant, on se dit qu’il faut faire attention à l’eau que nous buvons. Sans eau, il n’y a pas de vivant. »

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DANS L’ATELIER

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Il n’est pas question pour Gilles Clément de s’arrêter aux aspects fonctionnels ou esthétiques d’un jardin, mais de répondre à la question fondamentale de son époque. Il s’enflamme : « Depuis le début du XXe siècle, nous sommes sous le choc écologique. Nous prenons conscience d’une finitude spatiale et écologique à tout niveau. Aujourd’hui, ce dont il faut parler, c’est du vivant menacé. Si l’on se tait, si l’on ne fait pas le relevé des espèces, tout cela va continuer à disparaître. Nous ne sommes pas des êtres détachés de ce monde, nous n’y sommes pas supérieurs. Nous sommes étroitement liés aux plantes et aux animaux. Toutes et tous. » Le jardinier du XXIe siècle doit s’attacher à la préservation de la biodiversité ; le jardin contemporain doit illustrer cette croisade avant qu’elle ne soit la dernière.

COSIGNER LA NATURE AVEC ELLE-MÊME« Regardez ce pommier. » Gilles Clément a de nouveau le sourire en coin : « Il est couché, mais après plusieurs années, il continue à fleurir. J’ai suivi une dynamique qui est celle de la chute. Et effectivement, ça marche, il émet des pousses verticales sur le tronc couché, j’en garde quelques-unes. Et, en plus, ça donne un banc pour se reposer. » Cet exemple illustre le concept central de Gilles Clément : le jardin planétaire destiné à envisager de façon conjointe et enchevêtrée la diversité des êtres sur la planète et le rôle gestionnaire de l’homme face à cette diversité. Pour lui, tout est message. Le jardinier doit se mettre à l’écoute de la vie de son terrain et cosigner la nature avec elle-même. « J’ai aussi travaillé avec la taupe, un animal qu’on chasse d’habitude. C’est un petit laboureur bien utile ; certaines graines ne peuvent germer que si la terre a

été blessée. Dans les champs de culture, elles ont été traitées chimiquement, les sols sont donc stériles. De ce fait, des plantes que j’aime beaucoup arrivent chez moi : des grandes molènes, des grandes épurges… » Le jardin de cet horticulteur entomologiste foisonne d’insectes. Certains ont disparu, comme un certain papillon. « Cela vient certainement des traitements alentours. C’est un papillon dont la chenille vit sur l’aubépine. L’aubépine est une plante hyper banale. Il n’y a aucune raison qu’elle ait disparue. J’ai une toute petite surface qui ne peut résister à ce qui se passe dans les champs autour de la vallée, même dans ce pays perdu qu’est la Creuse. » Comme tout jardin, celui de Gilles Clément est en péril parce que l’extrême pollution ne cesse d’augmenter et avec elle, les changements climatiques. Pour lui, « ce qui tue avec une violence très efficace, c’est d’abord la chimie. »En observant ces mutations, Gilles Clément se lance dans des études théoriques qu’il intitule « la préséance du vivant ». Comment, dans un projet d’urbanisme par exemple, au lieu de réfléchir en premier lieu aux circulations, à la construction de l’espace, au développement classique d’une ville, il est possible d’entrer par une autre porte : le vivant. Il s’amuse : « Un oiseau, par exemple, ne sait pas ce qu’est un cadastre, ni une limite administrative. Eh bien mettons-nous à la place de l’oiseau. Nous entrons alors dans la lecture d’un espace qui va être bien différente de celle d’une société soumise à la logique du visible. »

LE LAISSER-FAIRE DU JARDINIERIl n’est pas beaucoup de « métier où ne rien faire est utile à tous », mais c’est ainsi que le professeur Gilles Clément enseigne celui de jardinier aux étudiants de l’École supérieure du paysage de Versailles. Qui dit jardin, dit tout de même jardinier, terme qu’il préfère de loin à celui de paysagiste. « Le jardinier, c’est celui qui ne dépense pas. C’est un animal maladroit qui a besoin de lumière, qui a du mal à se contenter du foisonnement d’une friche et qui a besoin de repères pour se déplacer. » Sous nos climats, la biodiversité est beaucoup plus représentée dans la strate herbacée que dans la strate arborescente. Le jardinier a donc tout intérêt

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Il n’est pas beaucoup de « métiers où ne rien faire est utile à tous », mais c’est ainsi que Gilles Clément enseigne celui de jardinierà ses étudiants.

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à organiser des clairières. Ce n’est qu’assez tard dans son parcours, en 2003, que Gilles Clément signe le Manifeste du tiers-paysage en faveur « des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. [Le Tiers-paysage] concerne les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc. » Un tiers-paysage est tout ce qui s’oppose à la logique du marché : un espace de gratuité totale, une réserve géniale pour le jardinier. Que va-t-il dépenser ? Un peu de temps et quelque machines, et pas du tout de produits. Dans le parc Matisse à Lille, Gilles Clément applique cette proposition et offre 2 500 mètres carrés d’une « forêt idéale » installée par la seule nature. Gilles Clément a aujourd’hui imaginé et réalisé environ soixante-dix parcs et jardins. La réception d’un chantier signe la fin d’un projet architectural. La réception d’un jardin n’en sera que le commencement. Un ensemble de dynamiques va transformer l’espace. Il sera d’autant plus complexe que les espèces seront nombreuses. Gilles Clément milite pour la présence, dans le temps, d’un jardinier chargé d’observer et d’interpréter ce qu’il se passe. S’il s’attache à comprendre la richesse de la vie, le jardinier n’est plus contraint de figer le terrain dans sa forme initiale. Pour Gilles Clément, cela signifie que son contrat de concepteur ne peut être de même type que celui d’un architecte. Fort de cette idée, il obtient que l’inauguration du jardin du Musée du Quai Branly

ait lieu cinq ans après son ouverture. Il en rit encore. « En réalité, le seul endroit où j’ai pu faire comprendre cette idée-là est le domaine du Rayol dans le Var. J’y interviens une à deux fois par ans. »

UN JARDIN DÉSOBÉISSANTÉminent professeur, auteur de nombreux livres, commissaire de la spectaculaire exposition Le Jardin planétaire à La Villette en 1999, Gilles Clément est bien souvent dragué par les politiques. Parfois même de manière assez rocambolesque. Alors qu’il publie en 2006 Une écologie humaniste, le Figaro se joue de lui et tente de réaliser un montage photo de personnalités « humanistes » les bras ouverts dans une vaste chaîne de solidarité. Ce ne sera qu’au prix de multiples questions qu’il comprendra qu’il s’apprêtait à figurer au côté de Laurence Parisot… Un petit tour au salon de l’agriculture plus tard, Gilles Clément observe « quelques vaches » mais surtout constate « qu’on a transformé le salon en salon de l’automobile prônant les agrocarburants. Mais c’est abject de faire ainsi la pub des grands constructeurs sur le dos de la nature qui va être détruite par ces fameux agrocarburants ! » L’indignation de Gilles Clément monte si fort qu’il renonce à tous ses contrats avec l’État sous le gouvernement Sarkozy. « On a cru que j’allais partir en Suisse, moi qui ne possède rien ! » Son communiqué de presse est alors affiché dans toutes les écoles d’architecture et les demandes de conférences pleuvent. Alors que le purin d’ortie est interdit, il s’attelle alors à la construction d’un jardin désobéissant à Melle dans les Deux-Sèvres. Son vocabulaire change : « Le jardin d’orties de Melle participe à l’ensemble d’un mouvement de résistance à la confiscation du bien commun, au brevetage abusif du vivant et à la marchandisation de celui-ci par les seules multinationales capables de s’offrir une homologation coûteuse. »

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La réception d’un chantier signe la fin d’un projet architectural. La réception d’un jardin n’en sera que le commencement.

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Un bref passage à Europe Écologie-Les Verts aux élections régionales de 2010 ne fera pas perdre à Gilles Clément le sens de la radicalité. Il observe alors qu’un grand nombre de petites alternatives, atomisées, s’inventent ça et là. Autant de micro-lieux de résistance face à « un édifice vertical qui impose tout. J’appelle cela l’alternative ambiante ». Gilles Clément imagine dans un texte son gouvernement idéal : « basé sur l’augmentation obligatoire de la connaissance pour tous. Ce gouvernement ne pourrait exister qu’à partir du moment où on abandonnerait le système économique fondé sur le monde de la finance. L’économie réelle en est rendue malade. Pourquoi le banquier va-t-il se servir dans notre compte créditeur pour aller jouer à son jeu de poker sur le terrain planétaire, pour des causes horribles ? Il faut tirer un trait là-dessus. » Il imagine un gouvernement coiffé par le ministère de la Connaissance, suivi par tous les ministères importants : le logement, la santé, les transports. Et tout à la fin, tout en bas du système : le ministère des Finances qui n’est pas celui qui donne les ordres mais aide les autres à fonctionner. Et Gilles Clément de conclure : « J’ai l’impression de prêcher dans le vide. On aime m’écouter, je suis invité partout. Mais rien ne change et ça me met en colère. Aujourd’hui, il n’y a pas de projet politique. Il n’y a pas d’idée, pas de rêve, pas d’utopie. L’utopie pour moi, c’est un joli mot. » ■ aline pénitot

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1, Jardin de la Vallée, Corzant, Creuse2, Parc André-Citroën 3, Le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire4, 5 L’Escalier jardin du foyer Laekenois à Bruxelles 6, 7 Parc de l’ENA Lettres à Lyon

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BIBLIOGRAPHIELe jardin planétaire, de Gilles Clément et Claude Eveno, Éd. l’Aube-Chateauvallon, La Tour d’Aigue, 1997.

Le jardin en mouvement, de La Vallée au Parc André Citroën, Éd. Sens et Tonka, Paris, 1994.

Eloge des vagabondes, Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Nil Eds, 2002

Manifeste du tiers-paysage, Éd. Sujet/Objet, 2004.

Toujours la vie s’invente, carte blanche à Gilles Clément, Abbaye de Noirlac, Jusqu’au 21 septembre.

RÉALISATIONS

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3 juin 2014. En ce jour d’inaugura-tion, ils se sont invités au Panthéon. Maintenus derrière les grilles, ils dressent des pancartes sur lesquelles on peut lire un inattendu « Merci ». Car s’ils sont venus, ce n’est pas pour protester mais pour félici-ter Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux (CMN) dont dépend le bâtiment en restauration. Ces militants anti-pub ont tenus à saluer sa décision de confier la décoration de la bâche extérieure du chantier à un artiste – en l’occurrence JR – plutôt qu’à un annonceur comme la loi autorise les monuments historiques à le faire.

M. Bélaval a beaucoup commu-niqué sur ce choix plutôt icono-claste en ces temps de restric-tions budgétaires, reconnaissant un « manque à gagner considérable ». Mais s’il l’a fait, clame-t-il, c’est pour des raisons hautement mo-rales : « Lieu sacré de la République, le Panthéon est une nécropole. Les tombes de Victor Hugo, Victor Schœ-lcher ou Jean Moulin ne peuvent servir de support à un message publicitaire. » En off, on murmure que sa déci-sion aurait été dictée par l’Élysée, François Hollande ayant annoncé qu’en 2015 y seraient transférés les cendres de quatre grandes figures de la seconde guerre mondiale. Imaginerait-on Germaine Tillion faire son entrée dans le « temple de la patrie » sous une pub Dior ? Pour les mêmes raisons, en ce centenaire de la guerre 14-18, le CMN a renoncé à livrer aux publi-vores l’Arc de triomphe au pied duquel repose le soldat inconnu. Pour autant, le président du CMN n’est pas opposé au principe des bâches publicitaires et n’exclut pas d’y avoir recours pour d’autres des cent monuments sous sa garde, « à condition que ce ne soit pas vulgaire », précise-t-il.

C’est en 2007 que la pratique est apparue, transformant le cœur historique de Paris en un long couloir publicitaire, de la Concier-gerie au Louvre, du Palais de Jus-tice au musée d’Orsay. Superbe vi-sion pour les touristes en goguette sur la Seine, aux rives pourtant classées au patrimoine mondial de l’Unesco. L’initiative, on la doit au ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres, par déroga-tion au code de l’environnement qui interdit la publicité sur les monuments, ainsi que dans leur périmètre proche, pour en proté-ger la vue. Le code du patrimoine modifié en conséquence, la dispo-sition s’impose à Paris comme aux autres villes. Mais attention, tout ceci pour la bonne cause puisque les recettes perçues sont affectées obligatoirement au financement des restaurations. Mais pourquoi ne pas limiter la présence publici-taire à un logo et exiger des bâches décoratives respectueuses du patrimoine ? Un signe de plus du désengagement de l’État dans un domaine culturel livré de plus en plus aux marques, la crise accélé-rant ce lent glissement vers la mar-chandisation de l’espace public.

PARISSOUS PUB

bernard hasquenophFondateur de louvrepourtous.fr

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Au départ, il était prévu que l’auto-risation délivrée par le Préfet, qui en délègue la décision aux Direc-tions régionales des affaires cultu-relles (DRAC), le soit « au vu de la compatibilité du contenu de l’affichage, de son volume et de son graphisme avec le caractère historique et artistique du mo-nument et de son environnement ». Mais quel est le rapport entre une pub Volvo et l’Opéra Garnier ? Trop contraignant sans doute, l’article fut discrètement abrogé en mai 2011 sous le ministère de Frédéric Mitterrand, comme l’ensemble du décret d’application. En réponse aux polémiques, le responsable du dossier à la DRAC Île-de-France, conservateur des monuments his-toriques de son état, assure « éviter les couleurs trop criardes ». Foutaise pour qui a vu les pubs ultra flashy pour iPhone sur plusieurs façades de Paris. Seule concession négo-ciée, que la partie vierge de la bâche reprenne le décor du monument pour atténuer l’impact visuel de la pub. Ainsi se donne-t-on bonne conscience.En janvier 2012, un nouveau dé-cret relatif à la publicité extérieure étendit la possibilité pour toutes les bâches de chantier – sur autorisa-

tion des villes pour les bâtiments non classés – « sur la moitié de leur surface » quelle qu’en soit la taille alors que, sur les autres supports, elle ne peut excéder 12 m² afin de protéger le cadre de vie. Sur les bâches, on en trouve jusqu’à 800 m2 comme au Palais de jus-tice ! Suprême argument des pro-moteurs de ces opérations : ce n’est que du provisoire. Ce qui prête à sourire quand les bâches se succè-dent dans une même zone ou sur un même bâtiment. C’est ce lièvre qu’en avril dernier un architecte a levé en interpellant Aurélie Filip-petti au sujet d’une bâche apposée depuis près de deux ans place des Vosges. Outre une date d’autori-sation dépassée, l’essentiel des tra-vaux se déroulait en intérieur alors que le code du patrimoine n’auto-rise la pratique dérogatoire qu’« à l’occasion de travaux extérieurs ». Coup de sang, la ministre de la Culture ordonna le retrait immédiat de la bâche. Pendant ce temps quai de Conti, l’hôtel XVIIIe de la Mon-naie de Paris, en totale rénovation depuis 2011, égrène les pubs pour les montres de luxe… jusqu’à une dernière, pour Heineken, qui fait tâche et viole la loi Evin.

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J’adore l’autofiction, cette forme romanesque qui a émergé ces der-nières décennies. À sa manière, Cé-cile Duflot marche dans ce sillon. Si le style littéraire ne constitue vraiment pas l’attrait du livre, De l’intérieur. Voyage au pays de la désil-lusion a le panache d’un récit per-sonnel, le mordant de la lecture cri-tique d’une séquence politique qui semble déjà appartenir à l’histoire. Les uns diront qu’elle crache dans

la soupe. Les autres y liront son am-bition présidentielle. D’autres sans doute n’y verront rien. Voyons.Je voudrais commencer par ce qui n’a quasiment pas fait l’objet de commentaires, par la marge, parce qu’elle est juste et signifiante. Ce récit est celui d’une jeune femme, écolo, mère de quatre enfants, au sommet de l’État. Cécile Duflot témoigne de la symbolique du pou-voir, de ce moule forgé par et pour les hommes, de préférence tech-nocrates et d’âge mûr. « Je n’ai pas découvert le sexisme en politique, mais je l’ai subi à mon poste de ministre », ra-conte-t-elle. Pour la photo du gou-vernement, son tailleur n’étant pas prêt à la retoucherie, elle enfile un jean bleu foncé : « Je pensais que cela ne se verrait pas. » Elle ne voit pas le problème, à juste titre, mais les mé-dias lui tiendront rigueur de dépa-reiller. Aujourd’hui, Cécile Duflot note que les jeans délavés et les chemises ouvertes de Matteo Renzi sont perçus comme le comble de la modernité. Sans cesse, elle affronte le procès en incompétence et les sarcasmes – « Allez, vas-y, enlève les boutons ! », lui lance un député de droite à l’As-semblée, un jour où elle portait

une robe à fleurs –, mais aussi la désuétude d’un univers clôt sur lui-même. Son bureau est bardé de dorures, mais il faut plusieurs jours pour être connecté à Inter-net. La désuétude aussi des exi-gences d’explication sur la non présence de son compagnon, Xa-vier, aux cérémonies du 14 juillet. Elle n’a pas à rendre des comptes sur les positions de ses proches et estime qu’un couple n’est pas obligé de penser à l’unisson. Elle a raison.Mais le cœur du livre est ailleurs. C’est l’histoire d’une ministre dé-çue parce qu’elle a cru en François Hollande. À l’instar de la majo-rité des électeurs qui l’ont porté au pouvoir en 2012, elle a pensé que ce gouvernement mènerait une politique de gauche, en rup-ture avec les années Sarkozy. Elle s’est trompée. Fidèle à l’adage « un ministre, ça ferme sa gueule ou ça dégage », elle canarde aujourd’hui à la mesure de son silence pendant deux ans. Les raisons progressives de son atterrement sont profon-dément respectables. Ce n’est pas son objectif, mais Cécile Duflot donne raison à celles et ceux qui, à la gauche du PS et d’EE-LV, ont

DUFLOT, DE L’EXTÉRIEUR

clémentine autainFéministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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dénoncé les choix gouvernemen-taux comme autant de marqueurs éloignant cette majorité des fon-damentaux de gauche.Cécile Duflot fut sidérée par la capitulation de François Hollande devant Angela Merkel. Pour Hol-lande et les siens, « ne pas brusquer les marchés est préférable en toute cir-constance », livre-t-elle. L’ex-mi-nistre tranche : « Avoir renoncé dès le départ à renégocier ce traité fut l’erreur absolue de ce quinquennat. » Puis vient la hausse de la TVA, le Pacte de responsabilité, les renoncements sur la taxe à 75 % ou le droit de vote des étrangers. Et l’austérité pour maître mot, ces fameux 3 % qui minent toute possibilité de politiques publiques nouvelles, qui asphyxient l’action gouvernemen-tale. À chaque fois, Cécile Duflot dit tomber de sa chaise, mais elle se tait. La rupture se consomme sur la question des Roms et les décla-rations inouïes de Manuel Valls re-mettant en cause la possibilité leur intégration. Cette chrétienne de gauche, qui rappelle à plusieurs re-prises sa culture familiale, est pro-fondément heurtée. Elle ne peut pas cohabiter avec Manuel Valls,

dont elle pointe la force de dila-pidation des valeurs de la gauche. C’est lui ou elle. Hollande a choisi Manuel Valls. Elle s’en va.Le livre de Cécile Duflot consti-tue, même si ce n’est pas son objet, et donc sans doute à son insu, une pierre dans le jardin de la gauche d’alternative. Il valide de façon cinglante l’impasse des stratégies politiques qui se moulent dans les normes de la rigueur et des ajus-tements structurels. Il confirme le divorce entre la majorité du PS et l’identité historique de la gauche. Cependant, la question qui reste entière après la lecture de cet ouvrage – d’explication sur une démission et non de mise en pers-pective – est de savoir comment et sur quelles bases bâtir une alter-native de gauche. Le projet stra-tégique de l’auteur reste difficile-ment décelable. Elle se déclare à plusieurs reprises réformiste, mais prône la « révolution écologiste », dont elle ne finalement pas un mot. Elle est vent debout contre les choix gouvernementaux, mais réaffirme son appartenance à la majorité parlementaire. Son grand regret, l’absence de son amie Mar-tine Aubry, à laquelle elle consacre

un chapitre en fin d’ouvrage, donne sans doute quelques élé-ments de profil politique plus tan-gibles. Cécile Duflot rappelle sans cesse qu’elle n’est ni gauchiste, ni utopiste, mais réformiste, et sur-tout que l’autre chemin possible « n’est pas le fracas et la rupture ». Finalement, nous pouvons peut-être nous fier à quelques indi-cations au détour de références historiques. En exergue, en début d’ouvrage, Cécile Duflot se place sous l’égide de Léon Gambetta. Une citation liée à sa démission du gouvernement un mois avant la Commune – à la bonne heure : sachez qu’il est aussitôt parti en Espagne. Si Gambetta a contribué à la chute de l’Empire, il est un républicain modéré, dont Georges Sand disait : « Nous avons bien le droit de maudire celui qui s’est présenté comme capable de nous mener à la vic-toire et qui ne nous a menés qu’au déses-poir. » Seront également cités deux autres personnages historiques : Edouard Herriot, cette figure du Parti radical sous la Troisième ré-publique, et le grand radical-socia-liste qu’est Pierre Mendès France. À ne pas confondre avec la radica-lité du XXIe siècle.

AUTOMNE 2014 REGARDS 135

De l’intérieur. Voyage au pays de la désillusion, de Cécile Duflot, Fayard 2014, 233 pages, 17 euros.

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2 0 1 4 2004La fondation Gabriel Péri a 10 ans

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137 REGARDS AUTOMNE 2014

Dossier Connaître son ADN

Pour quelques trois mille euros, chacun pourra séquen-cer son génome. Les enjeux économiques, sociaux de santé passés au crible de cette révolution qui arrive en

Europe.

ReportagePaysans roumains contre

géant américainTexaco a bien l’intention d’exploiter le gaz de schiste

présent dans le sol roumain. Mais dans ce village, ils ne l’entendent pas du tout ainsi. Et tiennent tête.

Portrait de Sophie BinetElle a trente ans, de la répartie, et elle n’a pas peur. Portrait de la secrétaire confédérale CGT, qui nous

emballe

EnquêteQue sont ces scops

devenues ?Ces salariés pensaient leurs entreprises condamnées.

Ils ont décidé de les reprendre sous forme de sociétés coopératives et participatives. Deux à trois ans plus

tard, où en sont-elles ?

1915, la relance des oppositions à la guerre

Après la débâcle militaire, morale et politique, une par-tie des socialistes se ressaisit. L’opposition à la guerre

retrouve des couleurs.

Une politique des océansLa mer est le « continent » le plus méconnu. Ses

ressources sont immenses. Les enjeux territoriaux, écologiques, économiques sont immenses. Progres-

sistes et novatrices, les lois internationales qui régissent les océans sont fragiles. Un nouvel enjeu politique

s’avance.

La culture après la droiteReportage à Blanc-Mesnil où la droite conquérante

remet en cause les politiques culturelles.

Au restauLa défaite du sport ?

l’UMP et l’UDI tiendront leur congrès en novemebre. Sauront-ils enfin comment sortir de la nasse

et du piège FN ?

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