Réflexions sur la mobilisation du 13 janvier

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Quelques réflexions sur la mobilisation du 13 janvier 2013

Par Martin Steffens

Je voudrais, en trois points, dire mon sentiment sur la mobilisation du dimanche 13 janvier 2013

contre le mariage homosexuel : 1) pourquoi je me suis engagé ; 2) pourquoi mes raisons, qui sont, je

l’espère, de bon sens, sont cependant difficiles à entendre ; 3) ce que je pense du traitement qui est fait

de cette mobilisation dans les médias.

Je passerai par trois degrés, du plus superficiel (quelques remarques de bon sens) au plus

profond (quelques considérations sur notre destin spirituel) en passant par le degré intermédiaire d’un

diagnostic psycho-philosophique de notre époque.

I. Pourquoi m’y suis-je engagé ? Mes raisons d’en être.

Une vie bien remplie excluait que je passe mon dimanche loin de ma famille. Mais mercredi, une

connaissance croisée par hasard me dit avoir reçu chez elle, la veille, une amie, homosexuelle, qui a

fait une démarche de PMA en Belgique. Le coût est actuellement très élevé (le prix du bébé peut

s’élever à plus de vingt milles euros) mais, m’apprend-elle, une réduction est actuellement faite, en

Belgique, sur le sperme des Noirs et des Arabes. Il s’agirait, au-delà d’un argument commercial

classique (écouler les stocks, argument auquel nous aurons droit nous aussi quand la procréation se

fera ainsi en France), de favoriser le métissage.

La chose m’a paru tellement absurde que les arguments m’ont manqué. Je n’aime pas le genre

« indigné » qu’il faut se donner aujourd’hui pour passer pour un homme investi. J’aime le mot de

Nietzsche selon lequel l’indigné a ceci d’agaçant qu’il se croit toujours quitte du mal qu’il dénonce,

du seul fait qu’il le dénonce. Mais pour le coup, je l’étais, indigné : voilà donc ce que sera la

procréation. Je savais depuis plusieurs années que le sperme danois était le plus cher sur le marché

mondial, avec une publicité faite sur un taux moindre de cancer. J’avais entendu dire qu’un Danois

était père de quelques cinq cents enfants de couples homosexuels de par le monde (aux Etats-Unis

surtout). On me dit, pour me rassurer, que beaucoup de PMA (Procréation Médicalement Assistée)

échouent, que rien n’est donc « automatique ».

Cela ne me rassure pas. Je relis la « Préface Nouvelle » du Meilleur des mondes écrite par Aldous

Huxley en 1946 :

« Techniquement et idéologiquement, nous sommes encore fort loin des bébés en flacon, des groupes Bokanovsky de semi-imbéciles. [...] Mais les autres caractéristiques de ce monde plus heureux et plus stable ne sont probablement pas éloignées de plus de trois ou quatre générations. Et la promiscuité sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas non plus, devoir être fort éloignée. Il y a déjà certaines villes américaines où le nombre des divorces est égal au nombre des mariages. Dans quelques années sans doute on vendra des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une période de douze mois, sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou d’avoir plus d’un animal à la fois. A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en

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compensation. Et le dictateur fera bien d’encourager cette liberté-là conjointement à la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence de drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. »

Cela non plus n’est pas rassurant : la Science Fiction a vu juste et la servitude technique est

apparemment notre destin, tant qu’elle est soutenue par la foi aveugle dans le Progrès.

Je me souviens enfin d’une enquête américaine dont le Monde et la Croix s’étaient fait l’écho et qui

affirmait qu’on avait assez de recul pour constater les souffrances engendrées chez les enfants nés

par don de sperme. Chacun sait désormais le besoin que ces enfants, devenus adultes, ont que

l’anonymat des donneurs soit levé. On connaît désormais leur peur, peut-être pour une part

irrationnelle, d’avoir une relation amoureuse avec un demi-frère ou une demi-sœur inconnus. Nous

ne pouvons plus nier que deux femmes qui ont un enfant via un laboratoire, c’est trois parents, dont

l’un est l’absent. Comme on ne peut nier que deux hommes qui ont un enfant, via une mère

porteuse, cela fait trois parents.

En m’engageant comme volontaire dans La Manif pour Tous, je croyais susciter, dans ma famille, une

certaine incompréhension quand une de mes proches, qui n’a pas connu son père, m’appelle et me

dit quelle souffrance ça a été pour elle, alors même qu’elle fut aimée de sa mère et reconnue par un

autre homme. Son père biologique est mort relativement jeune. Cela, elle l’a appris un jour, par

hasard : elle ignore ainsi tout de l’histoire familiale que porte son corps, son « patrimoine »

génétique, comme l’on dit, étant privée de cette filiation : y a-t-il des cancers dans la famille de son

père biologique ? Car on se construit, face à sa propre mort, de cette façon aussi.

Substituer au père un donneur de sperme, anonyme ou absent, c’est nécessairement problématique,

qu’on le veuille ou non. Substituer à la mère une GPA (Gestation Pour Autrui), qui suppose une

location de ventre, c’est au moins questionnant.

La manifestation de dimanche, en s’opposant au mariage homosexuel, a posé cette question dans la

rue. L’entendra-t-on ? Ce n’est pas sûr : un magazine féminin donne, sur deux pages, des conseils

pour bien vivre sa grossesse : parler à son enfant, éviter le stress, écouter tel type de musique… On

insiste sur les découvertes faites concernant ce que reçoit l’enfant dans ses tout premiers jours. Les

psychanalystes ajoutent à cela qu’on porte l’inconscient des générations antérieures, en tout cas de

ses grands-parents. Mais une dizaine de pages plus loin, le même magazine fait l’éloge de la GPA.

Verra-t-on l’incohérence ? Ce n’est pas sûr. Pourquoi ?

II. Pourquoi de telles raisons sont impossibles à entendre par des personnes pleines de bon sens.

Autrement dit : comment se fait-il que la mobilisation du 13 janvier 2013 suscite non seulement le

déni des médias mais l’impossibilité, pour beaucoup, d’accueillir les raisons que je viens d’indiquer,

qui rendent raison d’une inquiétude partagée, de l’appel à la prudence, de la nécessité d’un dialogue

(référendum) ?

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Pour comprendre de telles résistances, qui rendent très difficile le dialogue, je vais avancer une

cause psychologique et deux raisons philosophiques. Je suis bien conscient qu’il y a aussi des raisons

plus nobles : la lutte contre l’homophobie par exemple. Mais il faudrait prouver que le million de

Français présent dans la rue était homophobe. On remarquera au contraire que des institutions

comme l’Eglise a pu ou a dû, dans ce débat, se prononcer très nettement contre l’homophobie.

On comprendra plus en profondeur pourquoi les partisans du « Mariage pour tous » se sentent, à

leur corps défendant, sans mauvaise foi, profondément agressés quand leur sont adressées des

objections ou des questions, si l’on considère cette première raison :

1) Une remise en cause très coûteuse psychologiquement : le Progrès.

Affirmer que tout ce qui est possible techniquement n’est pas nécessairement bon, c’est engager

notre civilisation dans un difficile travail de deuil : notre civilisation, depuis les Lumières, voire la

Renaissance, s’est bâtie sur l’idée que le Progrès, via le savoir scientifique, était irrésistible. Nous

n’imaginons sans doute pas à quel point il est coûteux de renoncer à une foi, car il s’agit bien de cela,

qui nous porte depuis cinq cents ans (d’autant plus que cette foi s’est substituée à toutes les autres).

Le travail d’un tel deuil sera long. Il n’est pas fait quand il débouche sur le cynisme et le nihilisme de

ces contemporains qui, ayant renoncé à la foi dans le Progrès, ont renoncé à toute espérance. Car on

pourrait accueillir les limites éthiques imposées à la techno-science comme un progrès moral. Mais

nous avons cru, pendant trop longtemps, que le passé était par essence mauvais, obscur, que la

nouveauté, par elle-même, pour elle-même, était bonne. Nous avons cru être, pour paraphraser

Pascal, des géants juchés sur des épaules de nain. Le Parti Socialiste est le parti du Progrès absolu,

son symbole. La doctrine officielle de ce parti affirme en somme qu’il s’agit d’ouvrir à tous la PMA et

la GPA comme on a aboli la peine de mort, l’esclavage, comme on a inventé la pénicilline et la roue.

Tous ceux qui s’y opposent sont réactionnaires, appartiennent au passé, c’est-à-dire à la mort. La foi

dans le Progrès est si forte que les Verts, pour s’excuser d’être par essence conservateur (car en

écologie il s’agit de questionner le progrès, de le cadrer), sont contraints d’être ultralibéraux dans

leurs discours sur les mœurs. Cette foi est si forte que la marchandisation des hommes et du

matériel humain (ventre, sperme…) inquiète la gauche non libérale, mais non au point de leur

permettre de se joindre à la mobilisation contre le mariage pour tous.

Ceux qui portent la question sont ainsi dénoncés comme pessimistes, alors même qu’ils ont foi en la

capacité de l’homme à reprendre ses innovations dans la réflexion, voire, pour les plus optimistes

d’entre eux, de porter ces innovations dans le débat public.

Ils sont dits réactionnaires et d’extrême-droite, alors même qu’ils insistent sur l’ouverture de ce

débat à tous (hommes de gauche comme homosexuels).

Ils sont dits suivre bêtement une église, alors que ce qui les rend insupportables, c’est qu’ils ne se

joignent pas au concert de ceux qui chantent ardemment le Progrès (d’autant plus ardemment

qu’eux-mêmes ne sont plus convaincus).

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2) Penser un autre rapport Nature/Culture :

Un constat : la mobilisation du 13 janvier s’est faite dans la joie. Un chant m’a particulièrement

touché, lors duquel on remerciait notre père et notre mère d’avoir été ceux-ci. Au-delà de l’émotion,

cela m’a donné à comprendre que s’opposent, dans l’actuel débat ou combat, deux rapports

complètement différents au donné naturel.

Là encore, depuis les Lumières, on a pensé que la Culture humaine se faisait contre la Nature. J’ai

moi-même longtemps enseigné à mes élèves que la Culture est l’ensemble des réalités, matérielles

ou spirituelles, nées de la transformation (donc de la négation) de la nature par l’homme. Ainsi,

l’homme serait-il, par essence, émancipation de la nature – il est l’animal sans nature ou contre-

nature. Aujourd’hui, plus libre face aux réflexes idéologiques acquis lors de ma scolarité, j’enseigne

que la culture est a) transformation de la nature (le pétrole devient carburant, la dinde est fourrée à

Noël) ; mais aussi : b) soutien apporté à la nature (le médecin soigne le corps pour qu’il recouvre sa

santé naturelle) ; c) excellence/accomplissement de la nature (le jardinier permet à la fleur de

pousser mieux qu’elle ne le ferait en milieu sauvage ; le maître donne à l’enfant d’user parfaitement

de ce larynx déjà là et destiné à la parole). Bref, ce que je reçois en recevant la vie, je n’ai pas à le

nier mais à le transfigurer : à le porter à son excellence, à son plus haut degré d’expression (voyez ce

que la musique fait du phénomène vibratoire, en s’appuyant sur l’harmonie qui en est le principe).

Mon corps m’est naturel : c’est un donné, avec ce que cela a de contraignant. Mais ma tâche

d’humain n’est pas de nier ce donné : elle est de faire de ce donné un don – d’en faire une bonne

nouvelle.

Or le modernisme (caricature de la Modernité) pense que tout donné, parce qu’il fait violence à ma

liberté, doit être comme tel refusé. C’est là ce qui travaille en profondeur la théorie du genre : c’est

moi qui choisis mon appartenance sexuelle. Or ceci est faux et les quelques cas de maladie mentale

ou d'hermaphrodisme sont l’exception qui confirment la règle1 : je nais avec un sexe d’homme ou de

femme, un patrimoine génétique d’homme ou de femme. Ce qui dépend de ma liberté n’est pas ce

donné lui-même mais la façon dont je l’accueille. Ainsi cette première détermination (la

détermination sexuelle) peut être accueillie comme un fardeau (comme le fait la théorie du genre),

ou bien comme un cadeau, c’est-à-dire : ou bien comme une limite au don (car mon sexe

m’empêche d’être tout ce que je veux, il me fait homme plutôt que femme) ou bien comme le don

d'une limite (car la détermination permet l’altérité, et la distance rend possible la rencontre).

La grande question qui se pose à la liberté humaine, face au donné naturel, est celle-ci : serons-nous

seulement dans son refus ? Ou bien pensons-nous que l’acceptation joyeuse et pleine de gratitude

de ce que nous sommes est une voie moins périlleuse ?

1 Ces cas servent aux théoriciens de la théorie du genre à montrer que l’homme n’est assigné à aucun donné, que tout donné

naturel peut, c’est-à-dire doit être refusé. Par là, ils omettent de remarquer que les deux phénomènes mentionnés ne sont jamais que l'exception qui confirme la règle (nul mieux qu’un transsexuel ne prouve qu’on ne choisit pas son genre : cet homme ou cette femme ne subit pas une opération si lourde pour affirmer sa liberté). La règle doit avoir de la tendresse pour l'exception : il est bon qu’un trouble grave de l’identité sexuelle soit traité par la chirurgie, pour éviter qu’un homme se suicide, ou se mutile. Mais il est délirant de penser que l’exception doive invalider la règle : le transsexuel ne prouve pas la théorie du genre.

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3) Une autre vision des Droits de l’Homme :

Pour le dire rapidement, les Droits de l’Homme reposent :

- ou bien sur l’idée que chaque homme est obligé envers chaque autre, parce que l’être humain

est un être par essence relationnel et que la relation s’accomplit dans le souci des besoins de

chacun ; dans cette perspective il n’y a de droits qu’en tant qu’il y a d’abord des devoirs ;

- ou bien sur une conception du droit tel qu’est un droit ce que l’individu revendique comme tel,

au nom de sa liberté.

C’est la seconde option qui, dans le mariage homosexuel, en tant qu’on revendique ici la filiation au

nom du désir des individus, prévaut. Mais ces Droits de l’Homme-là, qui ne sont axés sur aucune

obligation morale des uns envers les autres, seulement sur la contrainte juridique des ayants-droits

sur les autres citoyens, sont plus qu’inquiétants. A Bruxelles, par exemple, c’est sur la Commission

des Droits des Enfants que font pression les lobbies pédophiles, hollandais et belges, qui veulent, au

nom de la liberté des individus, abaisser la majorité sexuelle à douze ou treize ans : la prostitution

étant dans ces pays, au nom de la liberté des individus, au nom des Droits de l’Homme, un métier

comme un autre, on obtiendrait ainsi des enfants prostitués de douze ou treize ans2.

Ce pourquoi tant de personnes résistent « épidermiquement » à l’opposition au mariage pour tous,

c’est qu’ils imaginent qu’on touche par là aux Droits de l’Homme, tandis qu’on sauve ceux-ci de leur

caricature individualiste.

III. Une mobilisation catholique ? Le retour de la foi.

On ne sait pourquoi, dans la presse, on peut lire ici et là des expressions comme une « manifestation

à grande majorité blanche » ou que les chiffres varient de 340 000 à 1 300 000 (source émanant

pourtant de la Gendarmerie nationale). La manifestation rassemblait toutes les générations, toutes

les couleurs, des socialistes même (« Jospin, reviens, ils sont devenus fous » pouvait-on lire sur des

panneaux). Cette remarque raciale est pour le moins étrange, voire suspecte. Pour les chiffres, les

preuves viendront (par images satellite) et, même si on ne leur prêtera aucun crédit ou que la presse

les taira, celui qui le veut saura que plus deux pour cents de la France était ce jour-là dans la rue.

La presse dit aussi que cette manifestation était « catholique ». Faut-il s’en défendre ? Je comprends

le désarroi de certains organisateurs, qui avaient pris soin de mobiliser au-delà des frontières

établies par le jeu médiatique. J’ai été surpris par l’effort fait par la communauté catholique pour

mettre son identité de côté avant d’entrer dans l’arène public. Les nombreux musulmans présents à

la manifestation étaient plus visibles, comme l’étaient, moins groupés, les moines et les bonnes

sœurs. Mais les personnes présentes étaient réunies autour de slogans non-politiques et

aconfessionnels. Les consignes étaient d’ailleurs très claires. Hannah Arendt ou, plus récemment, le

2 Je vous renvoie au livre de Jean-Claude Michéa L’empire du moindre mal publié chez Climats.

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politologue Pierre Manent rappellent la nécessité, pour une vie politique saine, de passer outre ses

appartenances3 : une telle exigence était honorée.

Mais la presse insiste : « mobilisation catholique », mobilisation qui s’appuyait sur les « ressorts

puissants de l’Eglise », etc. L’effort éminemment « politique » que je viens de mentionner (laisser

chez soi son appartenance communautaire avant d’entrer dans le champ politique de la construction

du vivre-ensemble) est donc refusé aux chrétiens.

Au lieu de le déplorer, comprenons ce que cela indique : là encore, une réelle crise de l’illusion

moderniste. Selon cette illusion, les Droits de l’Homme sont le commencement de l’Humanité,

comme le communisme pensait l’être : les Droits de l’Homme ne se reçoivent d’aucun héritage, ne

se fondent sur aucune tradition. Ils nous libéreront au contraire de toute tradition, de tout lien au

passé, de toute transmission des valeurs par les anciens. Or ces Droits de l’Homme venus de nulle

part sont précisément ceux qui autorisent le plus inquiétant (le droit à la prostitution, à l’enfant, aux

drogues douces et dures, etc.) Seuls sont viables les Droits de l’Homme fondés sur l’idée que tout

homme est par nature lié aux autres, qu’on n’existe pas ultimement comme individu mais en tant

qu’on est obligé à l’autre, par son « prochain » (« Liberté, égalité, fraternité ») auquel on reconnaît

une dignité absolue. C’est ici Athènes (Aristote : « L’homme est un animal politique ») et Jérusalem

(« Le Bon Pasteur appelle chacun par son nom » lit-on dans l’Evangile de Jean).

On en arrive donc à cette conclusion, qui n’est pas sans poser problème : si, coupés de leurs racines,

les Droits de l’Homme tombent dans la revendication infernale de mes droits propres, alors on ne

peut les défendre qu’au nom d’un héritage, dont on se fait logiquement l’héritier. Quand donc les

médias refusent à cette mobilisation son caractère aconfessionnel, ils n’ont pas entièrement tort :

sans le récit qui inscrit les Droits de l’Homme dans une perspective plus large que celle de l’individu

consommateur de droits, les meilleures intentions (éloge de la liberté individuelle) pavent l’enfer.

Pour le dire brutalement : les catholiques ne peuvent plus laisser leur catholicisme au vestiaire. Leur

vision du monde (refus du Marché ; critique d’une conception purement juridique, désincarnée, de la

personne ; approche réconciliée avec le donné naturel, voire gratitude envers celui-ci…) s’origine

dans leur foi. En manifestant, ils confessent de fait ce qu’ils sont – et ce d’autant plus que la

conception adverse de l’être humain appartient à une vision du monde à ce point autre, à une foi si

3 « Telle qu’elle se dégage chez les Grecs, la notion de commun est une notion active. Il y a un verbe grec pour dire cela, c’est

koinônein, qu’on peut traduire par « avoir, mettre en commun ». […] Le commun, c’est une tâche, le commun, c’est une finalité, le commun, c’est la production d’un ordre dans lequel les hommes puissent conduire leur vie de la manière la plus délibérée possible. […] Les Modernes n’ignorent certes pas la recherche du commun, mais celle-ci rencontre une difficulté spécifique dans nos civilisations individualistes. Pourquoi ? Parce que les droits de l’homme, on suppose que l’individu en dispose toujours déjà, qu’il les a, du verbe avoir : avec les individus sont donnés les droits, l’homme est l’être qui a des droits. […] C’est ce qui se développe, ou qui se formule comme politique de la reconnaissance ou politique de l’identité, parce que reconnaissance ou identité désignent ce que sont déjà les sociétaires, ce qu’ils sont par leur origine ethnique, ce qu’ils sont par leur sexe, ce qu’ils sont par leur orientation sexuelle, comme on dit aujourd’hui. La politique de la reconnaissance ou de l’identité se donne pour tâche de rendre visibles ces caractéristiques en leur accordant la bénédiction de l’espace public. Cela reste une politique dans la mesure où il est fait référence à un espace public, dans la mesure où il y a une lumière publique, mais c’est une politique qui a pour but, ou a comme conséquence, de laisser les choses comme elles sont : ces êtres humains, ces sociétaires ont telle identité et c’est cette identité qu’ils ont qu’il s’agit de reconnaître. » Pierre Manent, Le regard politique, Cinquième partie : « Le commun et l’universel », Paris, Flammarion, 2010

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différente que le dialogue est devenu difficile, voire impossible. Les catholiques présents dimanche

ne l’étaient pas au nom de principes abstraits qui tiendraient tout seuls, mais parce qu’ils ont foi en

ce Dieu personnel qui préfère chaque homme à tous les autres, qui prit plaisir à sa Création et dont

le projet d’amour passait par la différence des sexes. Effacer son appartenance à la communauté

chrétienne ne se peut pas plus que couper l’Europe de ses racines philosophiques et religieuses : car

ce faisant, l’arbre ne peut porter d’autres fruits que cet individu sans histoire, né non pas d’une

union charnelle mais du Droit couplé à la Technique et au Marché.

Nous nous trouvons dans une situation passionnante autant que cruciale : les Principes semblent ne

plus tenir tout seuls, n’ont de pertinence qu’en tant qu’ils sont un héritage, n’ont de vitalité que

rapportés à leur source, qu’enracinés dans une histoire. Les catholiques, en entrant dans le jeu

politique, sont désormais contraints de confesser leur foi. L’enfer que nous prépare le modernisme

apparaît lui-même comme une option spirituelle possible, comme si le choix devenait de plus en plus

clair : si je continue de donner mon assentiment, plein de foi et d’espérance, au Progrès, à la

Technique, à l’émancipation totale, via cette technique, hors de toutes les limites qui entravent le

désir individuel, j’opte pour ce monde qui ressemble à s’y méprendre à une nouvelle de Philip K. Dick

ou à un film d’anticipation de David Cronenberg. S’oppose logiquement à cette option « spirituelle »

une autre foi (en un Dieu personnel et donateur), dont est issu le meilleur de notre civilisation et à

laquelle celle-ci doit se ressourcer.

L’engagement contre les conséquences du mariage pour tous, s’il dépasse les confessions, rappelle

en somme que nous ne pouvons éluder la question de ce en quoi nous croyons. La foi, comme acte,

fait son retour. Chacun, voyant l’homme, peut entendre la question de Jésus au légiste : « Et toi, que

lis-tu ? » Nous ressemblons au final à ce que nous croyons, selon le principe que l’on trouve dans les

Evangiles :

« "Il te sera fait selon ta foi." (Mt, 8, 13) Autrement dit, si tu crois que tu es de Dieu, tu es de Dieu, si

tu admets que tu viens du singe, tu viens du singe : justus ex fide vivit ("Le juste vit de la foi"). Il est

évident que la raison seule dirige tout son arsenal contre l’audacieux qui oserait affirmer que parmi les

hommes les uns descendent d’Adam créé par Dieu, et les autres du singe venu naturellement au

monde et que personne n’a créé, et que cela ne dépend que de leur foi. »

Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, « De la philosophie médiévale », §8

Post-scriptum :

Je n’ai évoqué ici que quelques conséquences du mariage pour tous, celles qui m’ont amené à

manifester dimanche. D’autres raisons peuvent être évoquées en vue d’un tel engagement. D’autres

résistances aussi. Je voulais seulement montrer par là : la légitimité de mettre en question un tel

mariage ; pourquoi cette légitimité est si difficile à accepter ; ce sur quoi, profondément, elle fait fond

et qui semble devoir changer en profondeur notre conception du jeu politique : dimanche n’était pas

seulement la réunion de milliers de personnes soucieuses du Bien commun ; c’était aussi le réveil

d’un catholicisme qui mesure tout à coup ce qu’il porte et ce qui le porte.