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REDÉFINIR L'HUMAIN Pour une convergence des sciences de l'homme Joëlle Proust Gallimard | Le Débat 2014/3 - n° 180 pages 56 à 69 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-3-page-56.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Proust Joëlle, « Redéfinir l'humain » Pour une convergence des sciences de l'homme, Le Débat, 2014/3 n° 180, p. 56-69. DOI : 10.3917/deba.180.0056 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 205.208.3.23 - 20/05/2014 16h10. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Chicago - - 205.208.3.23 - 20/05/2014 16h10. © Gallimard

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REDÉFINIR L'HUMAINPour une convergence des sciences de l'hommeJoëlle Proust Gallimard | Le Débat 2014/3 - n° 180pages 56 à 69

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-3-page-56.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Proust Joëlle, « Redéfinir l'humain » Pour une convergence des sciences de l'homme,

Le Débat, 2014/3 n° 180, p. 56-69. DOI : 10.3917/deba.180.0056

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Joëlle Proust est philosophe. Elle est directrice de recherches au CNRS (Institut Jean-Nicod). Elle est notamment l’auteur de Comment l’esprit vient aux bêtes et La Nature de la volonté (Gallimard, 1997, et «Folio essais», 2005). Dans Le Débat: «La cognition animale et l’éthique» (n° 108, janvier-février 2000) et «Le contrôle de soi: vers un homme nouveau?» (n° 157, novembre-décembre 2009).

Joëlle Proust

Redéfinir l’humain

Pour une convergence des sciences de l’homme

Qu’est-ce qui distingue l’homme? Kant for-mule au mieux le critère classique en la matière: «Une chose qui élève infiniment l’homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c’est d’être capable d’avoir la notion de lui-même, du moi. C’est par là qu’il devient une personne; et, grâce à l’unité de conscience qui persiste à travers tous les changements aux-quels il est sujet, il est une seule et même per-sonne. La personnalité établit une différence complète entre l’homme et les choses, quant au rang et à la dignité. À cet égard, les animaux font partie des choses, dépourvus qu’ils sont de personnalité, et l’on peut les traiter et en dis-poser à volonté 1.»

Par le langage, la culture, la morale, la reli-gion, la pratique des arts, l’invention technique, la capacité de connaître et de douter ou, comme le propose Kant, par la faculté d’être soi-même (une personne persistant dans le temps), l’hu-manité s’est élevée au-dessus de l’animalité: c’est là le credo de base de l’anthropologie occi-

dentale qualifiée d’«humaniste» par les uns ou d’«anthropocentriste» par les autres. Le dua-lisme cartésien entre la pensée et l’étendue, l’es-prit et le corps, continue souvent d’accompagner, sinon d’inspirer, cette conception téléologique de l’avènement de l’humanité: l’évolution (pour autant qu’on lui reconnaisse un rôle dans la suc-cession des espèces) ne peut s’appliquer qu’à des organismes en compétition pour leur survie, aveuglément livrés à leur destin génétique. Mais une fois que l’humain a émergé, le combat des idées a remplacé la compétition des espèces, la culture a supplanté la nature, la pensée libre les déterminismes génétiques et environnementaux: maître et possesseur de la nature, l’homme s’est définitivement installé au sommet du vivant. Quoique scientifiques et philosophes (plus rares, mais éminents, par exemple Spinoza) se soient employés à montrer que la reconnaissance de la

1. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, I, 1.

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penser sa continuité avec le non-humain (caté-gorisé comme «animal», genre auquel l’humain n’est pas censé appartenir), l’anthropocentrisme néglige délibérément tout ce qui, dans la pensée et la rationalité humaines, y compris dans le lan-gage et la communication verbales, dépend de son héritage biologique. Un exemple parmi d’autres: la violence des comportements humains est inconcevable si l’on est convaincu que l’homme a «dépassé son animalité»: elle est rapportée à des drames individuels, à des conditions his-toriques ou religieuses non répétables, bref: elle s’explique culturellement. La violence est, pour l’exceptionnaliste, une exception à l’excep-tion. Elle n’est pas analysée, sinon dans des travaux spécialisés, dans ses composantes biolo-giques, génétiques et épigénétiques. Nulle prise en compte sociale de ces travaux, qui déplaisent par leur «réductionnisme».

Enjeux du débat: les malentendus

Les commentaires sur l’ouvrage de Schaeffer, dont ceux qui ont été publiés par Le Débat en 2008, ou la controverse sur le naturalisme social publiée en 2012 par la revue en ligne SociologieS, témoignent de la difficulté à s’entendre sur la nature des enjeux théoriques et pratiques de l’anthropologie philosophique. Le principal mal -en tendu touche précisément son lien avec le réductionnisme: l’anti-exceptionnalisme, objecte-t-on souvent, revient à soumettre les faits mentaux et sociaux humains aux «lois de la biologie» (un terme que les biologistes ne peuvent que récuser), c’est-à-dire à tenter de rabattre l’expli-cation en sciences sociales à des mécanismes

dignité de l’humain suppose de résister à la thèse de l’exception humaine 2, selon le terme de Jean-Marie Schaeffer, cette thèse a pour elle l’évidence psychologique, la tradition philoso-phique, la saillance des représentations qui la constituent et le très vaste consensus dont elle jouit dans la plupart des sociétés.

Les conséquences pratiques et théoriques de l’exceptionnalisme, pourtant, poussent à s’inter-roger sur son bien-fondé. Elles sont, d’abord, relatives au traitement réservé au règne du non-humain, perçu comme «extérieur» et non pertinent pour la vie humaine, sinon à titre ins-trumental. Qui adhère encore au raisonnement de Kant cité en ouverture: «Les animaux font partie des choses, dépourvus qu’ils sont de per-sonnalité, et l’on peut les traiter et en disposer à volonté»? L’exceptionnalisme continue pour-tant à inspirer le contrôle par les hommes de leur écosystème, œuvrant dans le cercle fermé de représentations sociales et économiques, en termes de possession, d’autorité, d’utilité, de droit, etc., sans que le naturel soit reconnu comme digne de respect, ni valorisé: les non-humains, végétaux et animaux, sont de simples enjeux économiques de domination entre les hommes et entre les sociétés. On sait le désastre planétaire en matière de survie des espèces, voire de survie de l’humanité, qui s’amorce sous nos yeux. L’indifférence quasi générale face à cette évolution prévisible n’est sans doute pas étran-gère à la conviction que le genre humain saura toujours maîtriser la nature, la modeler et l’ex-ploiter à son gré, qu’il est immunisé, à la diffé-rence des autres êtres vivants, contre l’impact d’un environnement physique et biologique appauvri du fait de sa propre activité.

Un deuxième type de conséquences a trait à la difficulté de l’anthropologie exceptionnaliste de se représenter l’humain tel qu’il est. Faute de

2. Voir Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine (Gallimard, 2007), et la discussion organisée dans Le Débat, n° 152, novembre-décembre 2008, avec Pascal Engel, Jean-Luc Marion et Jean-Claude Quentel.

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va-t-on pas bientôt se passer des représenta-tions, de la conscience pour se borner à étudier les dynamiques neuronales? La recherche des «causes efficientes» ne va-t-elle pas, à terme, se substituer à la description de la complexité des relations sociales 5? Ces questions illustrent un doute répandu en sciences humaines: la métho-dologie naturaliste néglige le cœur du problème explicatif dans ces sciences. Les sciences cogni-tives analysent les couplages subpersonnels entre le cerveau et l’environnement; la psychologie évolutionniste décrit l’homme du point de vue des processus de sélection et d’adaptation qui régissent ses fonctions mentales présentes. Les sciences de l’homme, seules, visent à expliquer l’humain par la signification construite «au niveau personnel», c’est-à-dire par les agents conscients de et engagés dans leur environnement .

Face à ces interrogations, on peut répondre qu’il n’y a pas véritablement à choisir entre les niveaux personnels et subpersonnels d’explica-tion, parce qu’invoquer des facteurs de type personnel suppose qu’il existe des mécanismes cognitifs qui les réalisent (la réciproque n’est pas vraie: il existe de nombreux déterminants inconscients des conduites). Ce que l’objecteur fait valoir, c’est le dualisme des propriétés: d’un côté le sens, de l’autre sa réalisation neuronale. De ce dualisme des propriétés, parfaitement rece vable pour les naturalistes, qui le défendent souvent eux-mêmes, on ne peut pas dériver le dualisme des substances qui, seul, garantirait la causalité exceptionnaliste. Le monisme méta-

neurophysiologiques. Les approches scienti fiques sensibles à l’hypothèse continuiste, selon les objecteurs, négligent ce qui est propre à l’attribu-tion humaine de signification, en se concentrant sur les mécanismes modulaires qui sous-tendent, par exemple, la compréhension des états men-taux ou des statuts sociaux 3. Cette interpréta-tion, toutefois, caricature la position défendue par les anthropologues et les philosophes natu-ralistes. Le naturalisme de Schaeffer consiste à rappeler simplement, comme il le dit en 2008, que «la sociabilité et la culture sont des faits “naturels”, ou biologiques, et rien de plus». Ce «rien de plus» n’entend pas réduire les faits sociaux à leur réalisation neuronale ni à la bio-logie moléculaire. Dans son acception la plus communément admise, le naturalisme consiste dans une exigence méthodologique: les savoirs sur l’humain – qu’ils proviennent des sciences de la nature ou des sciences humaines – doivent être compatibles entre eux. Compatibilité entre les explications ne veut pas dire identité. L’exi-gence de méthode qui, de manière générale, inspire l’anti-exceptionnalisme consiste à poser qu’il n’existe pas de type d’explication causale réservé à l’humain. C’est au nom de cette exigence qu’est contesté le bien-fondé d’une théorie de la liberté comme celle qu’a proposée le philosophe américain Roderick Chisholm 4. Selon cet auteur, dans le cas des agents humains, une causalité libre, dite «causalité de l’agent», se substitue à la causalité des événements mentaux internes dans la formation des intentions d’agir. Le naturalisme pose, au contraire, qu’il n’existe pas de causalité de la substance, mais seulement des causalités entre événements.

Un deuxième malentendu reste à dissiper. Pour l’exceptionnaliste, l’unité du régime causal dans les sciences humaines et dans les sciences de la nature est à elle seule très inquiétante: ne

3. Cf., par exemple, Albert Ogien, «Les sciences cogni-tives ne sont pas des sciences humaines», SociologieS, Débats, Le naturalisme social, mis en ligne le 18 octobre 2011.

4. Roderick Chisholm, Person and Object: A Metaphysical Study, Londres, G. Allen & Unwin, 1976.

5. Cette question est posée par Louis Quéré, «De vieilles obsessions sous des habits neufs?», SociologieS, Débats, Le naturalisme social, mis en ligne le 18 octobre 2011.

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tionnelle en sciences sociales, est très souvent prise en défaut. L’exemple des acheteuses ayant à choisir une paire de bas parmi quatre autres en réalité identiques, dans l’expérience de Nisbett et Wilson, l’illustre de manière frappante. Les raisons qu’elles donnent pour justifier leur choix n’expliquent par leur préférence: elles tendent, à quatre contre une, à choisir la paire de droite en raison d’un biais moteur 6. Ce biais est l’un des innombrables déterminants du comporte-ment qui ne sont pas représentés dans les croyances et les désirs du sujet. L’idée que l’on se fait de l’homme en termes de propriétés dis-tinctives (le langage, la pensée discursive, par exemple) ne peut pas suffire à expliquer les com-portements humains. Il y a deux arguments qui expliquent pourquoi la clôture explicative des représentations personnelles est souvent prise en défaut.

D’une part, comme l’a montré le philosophe Dan Dennett, on ne peut pas attribuer des pensées à un sujet cognitif sans faire d’hypo-thèse sur le «design» du système, c’est-à-dire sur les fonctions qui ont été sélectionnées ou simple -ment stabilisées par leurs effets adaptatifs (d’où l’indispensabilité du détour par la psychologie évolutionniste) 7. Sur la base de ces hypothèses, on peut discerner les cas où le système dysfonc-tionne. Or lorsque les mécanismes sous-jacents sont perturbés (par suite, par exemple, d’une lésion cérébrale ou d’un dérèglement des neuro-transmetteurs), la signification cesse souvent

physique ne se réduit pas à affirmer que seul un événement physico-chimique a un rôle causal. Il affirme plutôt que pour qu’un sens soit perçu, transmis, etc., il faut qu’un cerveau incarné en ait été l’extracteur et le porteur. L’esprit, le corps, les pensées, les neurones, le sens, le physico-chimique constituent la même entité fonction-nelle, parce que l’histoire d’un cerveau, c’est aussi l’histoire de ses échanges informationnels et de ses interactions avec son environnement. L’analyse de ce qui fait sens pour les agents est commune à toutes les disciplines qui s’intéressent aux comportements humains. La signification, pour ces disciplines, recouvre l’ensemble des indices et des représentations que les humains, ou les autres animaux, forment pour comprendre leur environnement et y agir. Aucun théoricien s’attachant à prédire ou expliquer les comporte-ments individuels ou collectifs, la cognition, ou son évolution, ne peut en faire l’économie.

Vers une reconfiguration des sciences humaines?

Quelles sont les conséquences et les limites de cette clarification des malentendus inter-disciplinaires récurrents pour les futures sciences de l’homme? La conséquence la plus évidente concerne leurs méthodes. Les sociologues, his-toriens, cliniciens, linguistes sont fondés, dans certaines conditions, à ne s’intéresser qu’à des explications «personnelles» (en termes d’états intentionnels conscients) pour les phénomènes qu’ils étudient, par exemple à enquêter sur les croyances et les désirs qui expliquent tel ou tel comportement individuel ou collectif. Dans cer-taines conditions seulement, parce que la clôture explicative sur les représentations personnelles (la culture, les attitudes, les croyances, etc., telles qu’elles sont consciemment représentées), tradi-

6. Richard E. Nisbett et Timothy DeCamp Wilson, «Telling More Than We Can Know: Verbal Reports on Mental Processes», Psychological Review, 84 (3), mai 1977, p. 231.

7. Sur la non-clôture de l’explication intentionnelle, voir Dan Dennett, Brainstorms: Philosophical Essays on Mind and Psychology, Cambridge (MA), The MIT Press, 1978, chap. 1: «Intentional Systems», pp. 1-22.

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la variation interculturelle dans les processus et des représentations impliqués par des questions aussi centrales que l’attention au monde, la conscience de soi et le contrôle des affects. Ils n’en continuent pas moins, en règle générale, à concevoir leurs expérimentations d’une manière classique, c’est-à-dire peu «écologique», peu sensible aux conditions culturelles de la collecte des données (ce qui leur est, à juste titre, reproché par les anthropologues). Le plaidoyer de Bloch fait écho à celui des sociologues qui, comme Laurence Kaufman et Laurent Cordo-nier, prônent un couplage disciplinaire entre sciences cognitives et sociologie, et des écono-mistes tels que Christian Schmidt qui voient dans la psychologie et les neurosciences l’occa-sion de tester leurs intuitions centrales et d’ou-vrir de nouveaux champs de recherche.

La politique de la science face à l’interdisciplinarité

Le recul de l’attrait de la coupure nature-culture dans les sciences humaines révèle que certains des malentendus relevés précédemment sont en passe d’être dissipés. Reste un obstacle considérable. Même si l’on admet le principe du naturalisme, c’est-à-dire de l’horizon interdisci-plinaire d’une convergence explicative, impli-quant plusieurs niveaux d’explication, il reste une puissante motivation pour se cantonner aux pratiques disciplinaires, liée à la politique de la science. Les praticiens des sciences strictement axées sur les phénomènes humains, comme le sont ceux des sciences sociales, redoutent qu’une collaboration avec les psychologues et les biolo-

d’être pertinente dans la production d’un symp-tôme intentionnel (par exemple, d’une croyance délirante). Contrairement à une opinion répandue chez les cliniciens, les délires d’influence chez le schizophrène ne sont pas causés par le contenu représentationnel du désir d’être contrôlé. Ce qui permet de l’affirmer aujourd’hui, c’est un ensemble d’hypothèses testées par l’analyse expé -rimentale du comportement et par l’imagerie cérébrale: c’est le dysfonctionnement des struc-tures du contrôle de l’action qui produit l’altéra-tion du sentiment d’agir chez le schizophrène, et non pas des représentations refoulées. De manière générale, négliger le point de vue du design conduit le théoricien à surestimer le rôle de la signification des croyances et des désirs dans la conduite, et à masquer les interventions d’autres porteurs du sens, des indices associa-tifs, qui ne relèvent pas du niveau personnel.

D’autre part, il est inévitable qu’un chercheur en sciences sociales s’appuie sur ses propres conceptions des fonctions cognitives, sur ce qu’il faut entendre par «mémoire», par «action», par concept, etc. Mais il risque alors d’être vic-time de théories dites naïves ou populaires, for-matées par sa propre culture: de quoi plomber sa réflexion sur les faits sociaux. Comme le plaide l’anthropologue Maurice Bloch dans un ouvrage consacré à ce thème, les hypothèses anthropolo-giques et les hypothèses cognitives devraient idéalement être formées en tenant compte des avancées critiques respectives dans chaque domaine 8. Ces considérations s’appliquent aussi bien aux théoriciens des sciences biologiques qu’aux chercheurs en sciences sociales. Quoique de manière encore très dispersée, les sciences cognitives commencent à se mettre à l’écoute des anthropologues. Certains psychologues s’in-téressent à «la diversité cognitive», c’est-à-dire à

8. Cf. Maurice Bloch, Anthropology and the Cognitive Challenge. New Departures in Anthropology, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2012.

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Le naturalisme et la normativité

Cette remarque vient rappeler à point nommé que nous n’avons encore rien dit d’un argument central des chercheurs en sciences humaines contre l’approche naturaliste. Com-ment expliquer, de manière naturaliste, la notion de validité, de règle de vie, de valeur éthique, de norme? Chaque fois qu’une représentation a un contenu normatif ou déontique (c’est-à-dire représente ce qu’il est requis de faire ou de penser, en fonction d’une règle ou d’un système de valeurs), il semble que le naturaliste soit pris de court: il paraît difficile, voire incohérent, d’expliquer les représentations normatives en termes causaux. On ne peut dériver le droit du fait. Les règles peuvent être violées sans cesser d’être des règles. Mais alors, ne faut-il pas aban-donner le naturalisme appliqué à l’humain? Le domaine des normes et des valeurs ne rend-il pas l’homme exceptionnel dans le règle du vivant? Regardons de plus près l’objection du normatif contre le naturalisme. Elle se présente sous trois formes. Dans sa version descriptive ou attributive, elle soutient que seuls les hommes sont capables d’être sensibles à des normes; le contraste de facto/de jure échappe aux animaux: ils ne sont pas sensibles aux violations épisté-miques et morales et sont dépourvus de sensibi-lité esthétique. Dans sa version épistémologique, elle pose que les normes ne peuvent pas être expliquées causalement, parce qu’une telle expli -cation reviendrait à passer du fait au droit, de l’être au devoir-être, une dérivation falla-cieuse dénoncée par David Hume. Dans sa version irré ductibiliste, elle combine une intui-

gistes ne menace leur autonomie disciplinaire: ne devront-ils pas, demain, valider leurs propres résultats en faisant appel à des méthodes expé-rimentales, à de l’imagerie neuronale? En outre, ils craignent que leurs propres méthodes de validation et leurs concepts disciplinaires soient bouleversés, voire simplifiés jusqu’à la carica-ture, du fait de l’interdisciplinarité 9. De leur côté, les spécialistes des neurosciences, voire des sciences cognitives, tentent souvent d’éluder une collaboration interdisciplinaire qui risque d’être difficile et problématique, afin de conti-nuer à étudier par leurs propres méthodes l’homme engagé dans l’action collective, le sujet moral, etc. Face au confort intellectuel supé-rieur qu’il y a, indéniablement, à travailler «entre soi», le financement de la recherche nationale ou européenne cherche à désamor cer la tentation du repli monodisciplinaire. Les chercheurs les moins enthousiastes sont donc souvent conduits, volens nolens, à passer sous les fourches caudines de l’interdisciplinaire.

Les naturalistes «fervents», de leur côté, qu’ils soient sociologues, anthropologues, philo-sophes, biologistes ou psychologues, attendent au contraire beaucoup d’une telle collaboration: elle peut à leur avis éclairer leur objet d’étude, même s’ils ne s’y livrent pas personnellement. Tout en connaissant les risques théoriques et les difficultés politiques et pratiques de l’inter-disciplinarité, ils y voient la condition du déve-loppement d’une science unifiée de l’homme. Ils sont souvent perçus comme traîtres à leur propre discipline, une position qui n’a rien de confortable et, qui, pour les plus jeunes cher-cheurs, est rarement susceptible de favoriser une carrière universitaire.

9. Sur cet aspect du débat à propos du naturalisme, voir Olivier Morin, «Qu’est-ce que le naturalisme?», SociologieS, Débats, Le naturalisme social, mis en ligne le 27 janvier 2012.

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social» ou «altruiste» s’il cherche à aider un congénère sans tirer un bénéfice immédiat de son action. À la lumière de cette définition, les primates, y compris les singes capucins et les marmousets, les choucas et les rats, entre autres, sont capables d’empathie, c’est-à-dire de sensi-bilité au bien-être de leurs congénères, et de décisions altruistes. L’aversion à l’inéquité, pré-sente dans diverses espèces de primates, semble varier avec la taille du groupe, la force des liens interindividuels et les usages établis.

De manière analogue, une décision d’agir est régulée par une norme épistémique si elle est déterminée non seulement par la représentation du profit que l’agent tirerait de son action (en la supposant réussie), mais par l’estimation de la qualité informationnelle de la source du juge-ment qui en conditionne la faisabilité. Contre toute attente, les animaux non humains sont capables de régler leurs actions sur des normes épistémiques. Supposons par exemple que, pour obtenir de la nourriture, l’animal doive discri-miner des objets d’un certain type. Pour éviter de dépenser inutilement son temps et son énergie, il lui faut être sensible à la qualité de sa percep-tion: estimer sa certitude d’avoir bien vu, bien entendu ou bien senti l’objet à discriminer. Un animal n’ayant pas cette sensibilité tentera sa chance, mais ses gains et ses coûts seront aléa-toires. Comment sait-on si un animal en est capable? On peut lui proposer de rejeter un essai qui lui paraît trop difficile, ou de parier sur la valeur de sa réponse, ou enfin d’«acheter» de l’information supplémentaire en cas de besoin. Ce qui révèle sa sensibilité à une norme de vali-dité perceptive ou mémorielle, c’est qu’il forme la décision conforme à son aptitude: faire la tâche, parier sur sa réussite quand effectivement il peut l’effectuer correctement, lors de cet essai ou dans un autre de même difficulté. Un certain

tion humienne et une intuition descriptive: la structure des attitudes normatives échappe par nature à la modélisation neuronale. Chaque aspect de l’argument du normatif mérite un examen séparé.

L’objection descriptive

Pour être convaincante, l’objection descrip-tive ne peut pas, sans pétition de principe, invo-quer l’absence, dans le règne animal, d’institution sociale ou de langage de communication capables de construire ou d’exprimer publiquement des normes et de sanctionner leurs violations. L’ob-jection descriptive n’a d’efficacité que si elle par-vient à montrer qu’il n’existe pas chez l’ani mal non humain de conflit possible entre une raison normative d’agir ou de juger et une raison direc-tement instrumentale (liée à la récompense escomptée). Expliquons-nous.

Qu’est-ce qu’une représentation normative, réduite à sa structure fondamentale? Une repré-sentation est normative si elle gouverne la déci-sion d’agir non par le besoin direct qu’elle vise à satisfaire (exemple: boire quand on a soif), mais par une régulation relevant d’un régime éva-luatif distinct (exemple: ne pas boire, parce que l’eau doit être économisée). Ce que montre cette définition, c’est qu’un conflit potentiel entre deux types de motivations est inhérent à l’éva-luation normative. Une décision d’agir est régulée par une norme morale si elle est déterminée par les gains ou les coûts qu’autrui encourt du fait de cette action de l’agent (ne pas boire, parce qu’un enfant doit boire en priorité). Un animal est «sensible à l’équité» s’il refuse régulièrement de recevoir, pour la même action que celle qu’effectue un congénère, une récompense dis-proportionnée avec celle de l’autre, que l’écart soit ou non en sa faveur. Un agent est «pro-

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mémorielle. Il est défendable que les non-humains ont également une sensibilité normative esthé-tique. Dans beaucoup d’espèces animales, on choisit son partenaire en évaluant des atouts comme la couleur du plumage, la pigmentation de la peau, la qualité et la variété des chants, des danses, etc. Dans un certain nombre de cas, ce qui est évalué est la «production artistique» des prétendants. Les oiseaux à berceau mâles riva-lisent dans la beauté des architectures ou des compositions végétales qu’ils réalisent, selon des motivations qui ne sont pas directement liées à des besoins élémentaires. L’objection descrip-tive est réfutée: les non-humains peuvent avoir eux aussi des motivations conflictuelles entre un besoin direct et une norme, qui peut être de type moral, épistémique ou esthétique.

L’objection conceptuelle

Dans sa version conceptuelle, l’objection contre l’existence d’une sensibilité aux normes chez l’animal pose que les normes morales ou épistémiques ne peuvent pas être expliquées causalement: une telle explication reviendrait à confondre le fait et le droit, l’être et le devoir-être. Même si, comme on l’a vu, des relations causales régulières sont observées entre la souf-france d’un congénère et un comportement destiné à l’aider, on ne peut conclure, pas plus à propos de l’animal qu’à propos d’un agent humain, qu’il a été mû par une norme altruiste. Par conséquent, les résultats expérimentaux cités

nombre d’espèces non humaines, telles que les chimpanzés, les singes rhésus, s’avèrent capables d’évaluer ce qu’ils peuvent correctement discri-miner, ou ce dont ils peuvent se souvenir, dans un essai donné. La performance cognitive de ces animaux est meilleure quand ils acceptent la tâche que lorsqu’ils sont forcés de l’accomplir 10. D’autres, au contraire, comme les singes capu-cins et les pigeons, procèdent de façon aléatoire pour accepter ou rejeter une tâche, parier ou acheter de l’information.

La récente découverte de la capacité de cer-tains non-humains à évaluer leur perception et leur mémoire d’une manière très semblable aux humains a soulevé le scepticisme, l’incompré-hension et même une certaine dérision: comment les aptitudes centrales pour la conscience de soi et pour l’action rationnelle pourraient-elles se développer sans langage, sans aptitude à la théorie de l’esprit? Les preuves se sont accumu-lées: les tâches comportementales rapportées plus haut sont maintenant confirmées par des données cérébrales. L’enregistrement de neu-rones individuels dans la région intrapariétale latérale du cerveau de singes rhésus montre que la décision d’accepter ou de rejeter un essai donné est corrélée à une dynamique particulière des activations neuronales. C’est sur la base de la rapidité et la cohérence de ces réponses neu-ronales (comparées à un standard mémorisé, associé au succès) que le singe évalue la correc-tion probable de sa réponse.

Des débats de méthode et des arguments philosophiques, que l’on ne peut résumer ici, ont tenté de réduire la portée de ces données 11. Il y a pourtant une convergence suffisante des résultats comportementaux et neurobiologiques pour affirmer que les non-humains sont prati-quement sensibles à des normes dans le domaine de la morale et de la validité perceptive et

10. Pour une analyse détaillée de ces travaux et de leurs difficultés méthodologiques, voir Joëlle Proust, The Philo­sophy of Metacognition, Oxford, Oxford University Press, 2013, chap. V.

11. Pour une discussion critique de la métacognition animale, voir les articles publiés dans M. J. Beran, J. Brandl, J. Perner et J. Proust (éd.). Foundations of Metacognition, Oxford University Press, 2012.

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ment par des faits; mais elles peuvent l’être en tant que produits de l’imagination, nés des réac-tions affectives à certaines circonstances. Il n’est donc pas contradictoire de s’interroger sur la source causale de ces «sentiments normatifs» 13.

Revenons alors à notre problème: si le monde naturel ne contient pas de normes, comment expliquer qu’elles jouent un rôle essentiel dans la vie sociale, et que des non-humains eux-mêmes y soient sensibles? La réponse est que les normes sont les standards de l’évaluation dans un domaine particulier et que l’évaluation est l’une des fonctions les plus importantes pour la survie. On a longtemps cru que pour évaluer une déci-sion d’agir, il fallait impérativement comprendre par concepts le contenu à évaluer: dans le cas du jugement moral, discerner le concept du bien et du mal; dans le cas du jugement épistémique, discerner les concepts de vérité et de fausseté. Or évaluer suppose bien un standard, une norme, mais comme Hume l’a parfaitement compris, suivre une norme ne présuppose pas d’observer ou connaître un fait objectif. Cela suppose seule-ment d’être sensible au sentiment que suscite une situation rencontrée. Le résultat de l’évalua-tion est un sentiment de correction (pour les cas épistémiques) ou un sentiment de justesse (pour les cas moraux). Comment un sentiment peut-il avoir une valeur évaluative?

Voici une explication contemporaine qui n’est pas loin de celle de Hume. L’esprit/cerveau est capable d’évaluer son incertitude épistémique parce qu’il peut comparer à un standard de succès, sur la base d’un ensemble d’indices réguliers qu’il a eu l’occasion de mémoriser,

plus haut ne disent rien des normes. L’argument de Hume devient ainsi, contre les intentions de son auteur lui-même, une arme antinaturaliste: si l’on exige que les sciences humaines se bornent à identifier des relations causales entre événements, on laisse le concept de norme en dehors de leur domaine, ce qui est en effet très fâcheux pour la naturalisation du social.

Mais il y a malentendu sur le naturalisme: son objectif n’est pas de reconnaître aux normes un statut exceptionnel, qui échapperait à la cau-salité, il est de les «naturaliser», c’est-à-dire d’en comprendre la genèse, éventuellement à titre de représentations illusoires ou imaginatives. C’est précisément ce qu’a fait David Hume, dans le passage souvent cité où se trouve opposé le fait et le droit: il concentre son analyse sur le bien et le mal, dont il soutient qu’ils ne sont pas des produits de la raison. «La morale est plus pro-prement sentie que jugée», écrit-il 12. Ce qu’il veut dire, c’est que les normes ne sont pas des faits objectifs relevant de l’observation et de l’explication rationnelle. Les phénomènes observés ne peuvent pas être élevés au rang de norme, puisqu’on ne peut pas dériver «il faut» de «cela est». Le bien et le mal et toutes les autres normes ne sont pas issus d’un processus de connais-sance: ce sont des sentiments de plaisir ou de déplaisir éprouvés en réaction à une situation donnée. Conclusion: ce ne sont pas les normes morales qui déterminent les actions, mais les sentiments associés à un contexte donné. Du point de vue de Hume, être sensible à des normes n’implique pas qu’elles existent, mais seulement que l’on se représente certains comportements comme préférables, qu’on leur attribue une valeur supérieure, etc. Ainsi comprises, les normes ne posent pas de problème particulier au natura-liste: elles ne sont pas objets de connaissance en tant que faits et ne sont pas explicables causale-

12. Traité de la Nature humaine, livre III, II, dans la tra-duction Aubier-Montaigne, 1946, p. 586.

13. Pour un exemple classique de naturalisation des normes, voir l’ouvrage d’Allan Gibbard, Sagesse des choix, justesse des sentiments, PUF, 1996.

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physiologique à un concept aussi épais [que la confiance] de notre vocabulaire intentionnel, ait quelque sens que ce soit. Pourquoi? Parce qu’il ne semble pas y avoir de passerelle possible pour passer des termes dans lesquels nous compre-nons et expliquons les conduites à l’aide de notre vocabulaire intentionnel (croyances, désirs, espoirs, craintes, intentions, raisons, motifs, engagements, obligations, etc.) aux entités et processus physico-chimiques mis en évidence par les neurosciences 14».

La portée de cette remarque mérite com-mentaire. Selon le point de vue défendu dans cette citation (et largement partagé dans les sciences de l’homme), les neurosciences nous renseignent sur l’anatomie des capacités cogni-tives: par exemple, elles indiquent quelles zones cérébrales sont engagées dans le langage, l’ac-tion motrice, l’imitation, etc. Elles permettent d’expliquer les déficits cognitifs, les décisions irrationnelles. Mais elles n’ont pas de ressources explicatives suffisantes pour les conduites nor-males, du fait de la multiplicité des facteurs nor-matifs impliqués pour en rendre compte. On peut répondre à Louis Quéré de trois manières, selon l’interprétation que l’on donne de son observation.

Si cet argument vise à défendre la multiréali-sabilité des états mentaux, c’est-à-dire à affirmer que plus la complexité d’une conduite s’accroît, plus il y a de structures neuronales potentielle-ment impliquées dans la réalisation des mêmes états mentaux, d’un individu à l’autre, il est par-faitement compatible avec le naturalisme neuro-scientifique. L’argument de la multiréalisabilité consiste à admettre l’identité de tout état mental à un état cérébral, mais à rejeter la réductibilité

l’action cognitive (perceptive, mémorielle) en train de se préparer. Le sentiment de confiance épistémique dans l’action cognitive en cours est le produit de cette comparaison: il traduit en affects de plaisir ou de déplaisir la probabilité de réussite donnée par le comparateur. Décrite ainsi, l’évaluation est un mécanisme causal d’un type particulier, qui utilise le feedback compilé au fil du temps – un «couplage dynamique». Son produit est une préférence pour une action donnée, laquelle émane d’un être vivant pourvu d’attentes innées et acquises et d’émotions.

Résumons-nous. Les produits de l’évaluation d’un type de situation ou d’action peuvent être des sentiments moraux, des sentiments d’incer-titude épistémique, des sentiments esthétiques. On peut analyser leur fonction, sans présup-poser de standard objectif sur lequel ces senti-ments seraient en quelque sorte «calés». Leur normativité peut être décrite comme une pro-priété conditionnelle: par exemple, si l’on sou-haite obtenir un résultat cognitif utilisable et stable au fil du temps, alors l’instrument infor-mationnel doit être utilisé de manière à conserver l’information. Ces propriétés conditionnelles sont ce à quoi les sentiments normatifs donnent accès, mais sans convoquer de concept ni de raisonnement.

L’objection irréductibiliste

La version irréductibiliste de l’objection de la normativité pose que la structure des attitudes normatives échappe par nature à la modélisation neuronale. La force de cet argument réside dans la différence apparente de grain des phénomènes étudiés respectivement en sciences humaines et en neurosciences. Par exemple, Louis Quéré conteste que «la démarche qui consiste à recher-cher un correspondant biochimique ou neuro-

14. Cf. L. Quéré, «De vieilles obsessions sous des habits neufs», art. cité, section 28.

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dualité des propriétés d’être une dispositif causal, d’une part, et de véhiculer de l’information pré-dictive (avoir un sens), d’autre part, construit le matériau neuronal. L’incorporation de l’infor-mation suppose de penser la causalité non plus sur le modèle du choc entre boules de billard, mais sur celui du couplage entre systèmes dynamiques.

Le cerveau humain, avec ses quatre-vingt-dix milliards de neurones, dont chacun peut contribuer à des dizaines de milliers de synapses, est donc armé pour représenter les concepts les plus épais. Un exemple de recherche en neuro-biologie cognitive intégrative menée dans l’équipe d’Étienne Koechlin illustre de manière particu-lièrement frappante comment les concepts les plus épais peuvent devenir accessibles à la modé-lisation neuronale. Ce que montrent ces travaux dans le détail, c’est que «l’épaississement» pro-gressif de la représentation de l’action a dessiné une structuration fonctionnelle d’arrière en avant dans le cortex frontal: à l’arrière, les neurones traitent les conditions d’agir les plus directes régissant, par exemple, le choix de boire; les régions antérieures régissent successivement les règles ayant une profondeur contextuelle (on ne boit pas n’importe quelle eau), temporelle (on ne boit pas en période de jeûne) ou liées à des valeurs morales ou à d’autres considérations normatives (on ne boit pas si d’autres ont la priorité pour boire). Étant donné la capacité du cerveau d’activer simultanément des neurones codant des informations très diverses, relevant de diverses échelles temporelles et de divers domaines d’évaluation, il n’y a pas de problème particulier à ce que les concepts «épais», haute-ment contextuels, soient réalisés et modélisés neuronalement.

Une troisième façon de comprendre l’objec-tion irréductibiliste est liée au statut du langage

de chaque propriété mentale à un seul type d’activations neuronales. Un neurobiologiste admettra volontiers que, faute de pouvoir étu-dier chaque cerveau individuel, les neurosciences cognitives intégratives ne peuvent pas expliquer, par exemple, pourquoi tel individu diverge des autres dans la manière dont son cerveau s’active quand il raisonne sur un problème, tout en par-venant à la même solution qu’eux.

Mais la remarque que nous commentons semble viser autre chose: elle conteste que des concepts normatifs «épais», comme ceux de confiance, d’engagement, etc., c’est-à-dire des concepts profondément imbriqués dans une sensibilité et dans un style de vie, puissent avoir un soubassement neuronal identifiable. Comme nous l’avons vu en commentant l’ob-jection conceptuelle, un naturaliste ne peut pas souscrire à l’irréductibilité des raisons à des causes: la structure même de l’évaluation est une structure causale. Mais il peut reconnaître que les raisons et les causes ne sont pas les mêmes propriétés, quoiqu’elles soient les propriétés du même événement cognitif: les premières sont des représentations à vocation sémantique et normative, tandis que les secondes sont des rela-tions énergétiques entre événements. Pourtant, il n’est pas incohérent de dire que les raisons (les évaluations, les représentations) sont, en tant que représentations, le produit causal de pro-cessus computationnels. La manière dont chaque cerveau croît depuis le stade embryonnaire et se modifie tout au long de la vie, montre que l’in-formation qu’il prélève à l’occasion de ses inter -actions avec l’environnement est ce qui détermine la croissance des neurones et leur sélection. Chaque assemblée de neurones véhicule de l’in-formation, la stocke et la réorganise selon les besoins de l’individu. On le voit dans la crois-sance et la structuration mêmes du cerveau: la

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du langage de la pensée est compatible avec le naturalisme.

Les travaux actuels en neurosciences cogni-tives rendent l’hypothèse du langage de la pensée moins attirante qu’elle ne l’était il y a vingt ans. L’information que nous utilisons pour nos divers besoins cognitifs (tels que comprendre une infé-rence entre deux énoncés, analyser le contenu perceptif d’une scène, se souvenir d’un nom propre, planifier une action) est loin de se résu -mer à des dérivations entre propositions. Nous utilisons, dans nombre de nos opérations cogni-tives (sans en être conscients), une information purement dynamique qui active des liens asso-ciatifs sans aucune prise en compte des contenus représentationnels impliqués. Par exemple, les neurones dopaminergiques sont sensibles à l’aug-mentation du profit escompté, indépendam-ment du type de profit impliqué. Ils jouent un rôle essentiel, entre autres, dans nos préférences alimentaires, sexuelles et dans nos dispositions sociales. Les neurones responsables du senti-ment d’incertitude épistémique (à propos de la perception d’un objet, ou de la remémoration d’un mot par l’agent cognitif) sont sensibles à la rapidité de la convergence des neurones sur une décision donnée, sans rien savoir de l’objet de la décision. L’information, dans ce cas, est consti-tuée par des probabilités qui ne portent pas sur des propositions, mais sur des associations entre des indices de propriétés avantageuses ou désa-vantageuses. Ce type d’information est respon-sable de la coloration émotionnelle de notre expérience, qu’elle soit perceptive, sociale ou épistémique. On trouvera peut-être ces préci-sions d’une technicité inutile. Mais elles semblent requises pour combattre l’idée répandue, sur le mode de «l’animal que l’on n’est plus», selon laquelle penser ne peut se faire, à chaque instant, qu’en scrutant des contenus sémantiques, et en

dans la justification: l’idée serait alors que nous comprenons les conduites d’une manière qui est essentiellement langagière. Dans le domaine moral, on doit disposer de concepts lexicalisés comme bien ou mal et d’une palette infiniment nuancée de termes évaluatifs; dans le domaine épistémique, de concepts de validité, vérité, faus­seté, cohérence, etc. D’où la différence irréductible entre la compréhension que ces termes rendent possible et la somme infinie des associations qu’ils suscitent, d’un côté, et l’activité neuronale présentée comme ensemble de processus physico-chimiques, de l’autre. À cette différence jugée irréductible, correspond le fossé infranchissable entre les non-humains, prisonniers du biolo-gique, et les humains, capables de construire par la langue, et par les concepts qu’elle contient, des relations complexes et diversifiées. Or l’une des découvertes récentes les plus fascinantes sur l’esprit/cerveau déplace le fossé, non plus entre l’animal et l’homme, mais entre deux systèmes cognitifs à l’intérieur de l’esprit humain. Exami-nons d’abord comment le langage s’inscrit dans le fonctionnement mental.

Classiquement, on considère que la repré-sentation langagière donne accès à des représen-tations propositionnelles pour décrire le monde ou exprime des désirs à son sujet. Croire et désirer, les deux «attitudes propositionnelles» de base, forment l’essentiel de ce qu’expriment les énoncés d’un langage. Par exemple, selon Jerry Fodor et les autres théoriciens du langage de la pensée, tout traitement cognitif «central» (par opposition à l’activité modulaire de la per-ception) suppose la «fixation» et la gestion infé-rentielle de contenus propositionnels représentés par des suites de symboles placés et éventuelle-ment transférés de la boîte des croyances et à la boîte des désirs et réciproquement. Ces sym-boles ayant une réalisation matérielle, la théorie

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enfant ont à leur disposition deux aptitudes innées: la subitisation leur permet de représenter la numérosité des ensembles de 1 à 3 objets sous forme analogique. L’estimation leur permet de comparer numériquement deux ensembles quel-conques d’objets, à condition que la distance numérique entre eux soit suffisante. Avec le lan-gage, l’individu humain apprend à compter, c’est-à-dire à énumérer la suite des entiers en les faisant correspondre à un nouvel objet de l’en-semble à dénombrer 15. Il n’en perd pas pour autant la capacité d’estimer intuitivement des différences quantitatives, sans avoir à passer par un dénombrement quand les circonstances exigent une réponse rapide.

De manière générale, le système 1 s’avère indispensable au quotidien: par exemple, dans le domaine épistémique ou métacognitif, les sentiments de familiarité, d’informativité, d’ef-fort cognitif, les sentiments de savoir et d’ap-prentissage (qui permettent de gérer l’effort mémoriel) jouent un rôle indispensable dans toutes les situations de la vie, en particulier à l’école. Quoique indispensable, serait-ce pour pro duire et comprendre des énoncés, le système 1 de la métacognition (que nous partageons avec certains autres primates) a l’inconvénient de donner lieu à nombre d’illusions et de biais. Par exemple, le sentiment de facilité de traitement, qui se forge entre autres par la répétition des mêmes contenus, engendre souvent l’illusion de la vérité des contenus en question et biaise les jugements d’apprentissage: ce qui se lit facile-ment paraît facile à retenir, ce qui est faux. Grâce au système 2, les humains peuvent contrôler leurs biais une fois qu’ils en sont informés. Encore faut-il qu’ils le soient. Par exemple, les compor-

tirant leurs conséquences selon les lois de la logique.

Ce n’est pas dire pour autant que le langage verbal n’a pas un rôle cognitif essentiel. Posséder un langage, y exprimer des concepts, des théo-ries, en tirer des inférences: ces aptitudes pro-curent aux humains des avantages considérables, étant donné leurs besoins en matière d’enseigne-ment, de coopération et de planifi cation de l’ac-tion. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, pourtant, le système cognitif langagier n’a pas purement et simplement supplanté le système cognitif hérité de la phylogénèse des primates, il s’est plutôt juxtaposé au système cognitif asso-ciatif et émotionnel dont nous avons vu l’impor-tance pour l’évaluation. La cognition humaine a ainsi pour particularité une dualité constitutive, que l’on retrouve dans des domaines aussi diffé-rents que la cognition numérique, le raisonne-ment, la métacognition, la catégorisation sociale et l’interprétation des croyances. Le premier sys-tème, souvent appelé «système 1», effectue un traitement non conscient, automatique, rapide, peu coûteux et inflexible des données impliquées dans la tâche considérée. Il doit ces propriétés au fait de s’appuyer sur des réactions affectives qui ne mobilisent pas ou peu d’apprentissage: sous l’effet de boucles de rétroaction parfois «précâ-blées» (cognition numérique), parfois calibrées par l’expérience (métacognition), l’agent sélec-tionne une réponse pour son caractère plaisant, facile ou immédiat. Au contraire, le système incluant le langage, dit «système 2», effectue un traitement conscient, coûteux, non automatique, lent et flexible. Il s’appuie non sur des émotions, mais sur une analyse conceptuelle et relativement exhaustive de l’information pertinente pour la tâche considérée.

Prenons l’exemple de la compréhension numé rique. L’animal non langagier ou le jeune

15. Sur la cognition numérique, voir Stanilas Dehaene, La Bosse des maths, Odile Jacob, 2010.

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veut pas dire réduire. Ils portent la marque du système 1: chargés d’associations stéréotypées et d’affects, ils sont destinés à défendre le groupe des attaques extérieures, non à réfléchir sérieu-sement sur des contenus. Ils réussissent, comme tels, à dissuader les chercheurs d’explorer de nouveaux sentiers, avec une grande économie de moyens.

Les recherches menées en sciences humaines et anthropologie, d’un côté, et en sciences cogni -tives, de l’autre, ont pourtant tout à gagner, à moyen terme, d’une confrontation de leurs acquis respectifs. L’objectif n’est pas de parvenir à une hypothétique fusion des savoirs, mais à une convergence interdisciplinaire qui respecte la différence des niveaux d’analyse et des méthodes utilisées. Cette convergence est abso-lument vitale pour résoudre les problèmes de société que nous rencontrons aujourd’hui; la violence, l’échec scolaire, la diversité culturelle vécue comme une menace ne peuvent être compris sans conjuguer les acquis des uns et des autres. L’école, en particulier, ne pourra sortir des impasses pédagogiques actuelles que lorsque la dualité de l’esprit-cerveau humain sera reconnue et exploitée dans ses riches potentialités.

Joëlle Proust.

tements de discrimination par la race ou le genre sont déterminés par des associations implicites du système 1. Ils peuvent être contrôlés par l’intervention du système 2, si celui-ci a été convenablement instruit de l’irrationalité de ces associations. Quand les circonstances favorisent l’attention à ce que l’on fait, l’éducation reçue permet de résister aux impulsions du système primaire fondé sur l’évaluation affective. L’obli-gation de donner une réponse rapide court-cir-cuite en revanche l’intervention du système 2 16. Les enfants atteints d’un trouble de l’attention avec hyperactivité (TDAH) sont privés de l’accès au contrôle flexible que permet le développe-ment normal du système 2, ce qui compromet leur scolarité et leur intégration sociale, et jus-tifie donc la prise en charge la plus précoce pos-sible de leur problème.

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Nous le disions d'entrée de jeu, l'exception-nalisme implique une forme de censure: il conduit à ignorer les caractéristiques humaines qui relèvent de notre héritage phylogénétique, et à refuser de faire de l'homme un objet d'étude interdisciplinaire. Plutôt que de tenter de par-venir à une compréhension intégrée des indi-vidus et des groupes humains, des anathèmes sont lancés, tels que la catégorisation de «réduc-tionniste». Comme beaucoup de catégorisations du même genre (par exemple, «positiviste»), ces termes se trompent de cible: naturaliser ne

16. Le lecteur sceptique est invité à faire lui-même le test d’association implicite sur le site de l’université de Harvard.

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