Rebatet Lucien - Etrangers en France

download Rebatet Lucien - Etrangers en France

of 51

Transcript of Rebatet Lucien - Etrangers en France

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    1/51

    1

    Lucien Rebatet

    Les trangers en France

    Je Suis partout

    16 fvrier 1935 - 23 mars 1935On comptait en France, aux dernires statistiques, plus de 3

    millions dtrangers. Il y en a 420.000 environ, soit un diximede la population, dans Paris et sa banlieue. Nous avions, il y aquelques semaines, prs de cinq cent mille chmeurs, mais aussi

    plus de huit cent mille travailleurs trangers, dont le nombre necesse daugmenter, malgr toutes les promesses officielles. Letitre de cette enqute est suffisamment justifi par de telschiffres, mais nimplique pas le moins du monde une xno-

    phobie qui, ntant gure dans nos murs, risquerait surtout de

    compromettre nos intrts chez nous et hors des frontires, etavec laquelle, cependant, les politiciens de lInternationalevoudraient confondre notre juste inquitude.

    Il importe de sexpliquer entirement ce sujet. Lautresemaine, le Quartier Latin et la plupart de nos universits

    protestaient nergiquement contre les faveurs inadmissibles dontles tudiants trangers sont les bnficiaires, et qui leur

    permettent doccuper chez nous, notre dtriment, surtout enmdecine, un nombre croissant de places. Excellent symptme.Comme toujours, la vrit vient den haut. Mais comme toujoursaussi, elle est tronque, fausse avant datteindre la foule. La

    presse na pas os crire ce que les tudiants ont pens et ditvritablement : que leur grve ne visait point ltranger, mais lemtque, le sans-patrie qui, seul, sincruste et vit en parasite.Un Quartier Latin qui cesserait dtre cosmopolite, ce serait uncoup terrible pour notre influence spirituelle dans le monde. Le

    jeune Amricain, le jeune Japonais qui sapprtent venircomplter chez nous leur bagage intellectuel, qui peuventdevenir un peu plus tard dans leur pays les meilleurs adversairesde la propagande francophobe, doivent savoir ceci : leurscamarades franais, sen peut-tre sen rendre compte, ont pos,

    une fois de plus et sous la pression des circonstances, laredoutable question de lmigration juive. A y regarder de prs,on saperoit en effet que lexpression : Une concurrence de lamdecine trangre est quivoque. La poigne de praticiensarmniens ou grecs qui exercent en France est ngligeable, sauf

    par lassez singulire conception quelle se fait parfois de sonmtier. Ce sont des Juifs frachement migrs qui ont envahi lamdecine franaise. A cet gard, le moindre coup dil dans unannuaire, un simple bottin de tlphone, est probant. Veut-ondes prcisions ? Traditionnellement, les tudiants roumains,comme la plupart des Balkaniques, viennent achever Paris leur

    formation universitaire, de moins en moins nombreux,dailleurs, mesure que saccrot le grabuge financier de leurpays. Une thse reue, un externat termin, les chrtiensrepartent. Les Juifs restent. Sur un millier dtudiants roumains,

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    2/51

    2

    il y a, sur la rive gauche, deux tiers de Juifs, tous, ou peu senfaut, mdecins, bien rsolus se faire, aprs des centainesdautres, une place au soleil franais. Et pour cause ! Lestudiants chrtiens, violemment antismites, ont pratiquementimpos, depuis dix ans, un numerus clausus dans les universitsroumaines, en exigeant par exemple que les Judovi dissquent uniquement des macchabes juifs. Tout un normetrop-plein dIsralites transylvains et bessarabiens, sans parler

    de tous ceux dont les pres avaient t chasss dj par lespogroms de la Russie mridionale, a reflu sur nous. Les JuifsdAllemagne, depuis deux ans, sont venus grossir ce troupeauqui nen est pas sa premire migration, mais arrive pour la

    premire fois sans doute, en hordes aussi compactes nosportes. Ceux-l viennent aggraver par leur prsence et leurredoutable solidarit ethnique, lavenir dj peu foltre de notre

    jeunesse intellectuelle. Cependant, les Anglo-Saxons, lesScandinaves, les Espagnols, qui venaient apprendre nousconnatre un peu moins mal dans nos amphithtres, nos ateliers,nos spectacles, ne peuvent plus soffrir quexceptionnellement

    un pareil luxe, que lon a gure travaill leur rendre plusaccessible.

    Il en est du Quartier Latin comme de Paris, comme de toutela France. Nous abritons trois millions de parasites. Il est peine

    paradoxal, pourtant, de dire que nous manquons dtrangers.Nous navons plus que 12.000 rsidents amricains, contre26.000 en Italie. Les voyageurs, quaucune propagandeofficielle ne sollicite, que notre vie chre effraie, vont passerleurs vacances ailleurs. Les artistes, les crivains, les richestrangers, dcourags par notre fisc, alarms par nos remous

    politiques, ont regagn leur pays.

    Ils nachtent plus nos livres, nos tableaux. Ils ne font plusvivre nos chemins de fer, nos taxis, nos cousettes. Mais nous

    payons les frais dhpitaux et les indemnits de chmage dunnorme proltariat que lon avait engag au petit bonheur pourcombler les vides, redresser les ruines de la guerre, qui ne noussert plus rien depuis des annes, et dont le flot toujourscroissant nest pas arrt.

    Les Champs-lyses, les boulevards de Paris sont privs dece remue-mnage cosmopolite indispensable leur clat, maisdans les ftes foraines des faubourgs grouillent ngres etmultres de toutes teintes, Kabyles demi vagabonds, rouquinsJuifs de Pologne, Levantins de races indchiffrables, terrassiersitaliens qui portent la faucille et le marteau leur cravate desdimanches. Nous tions le jardin de lEurope. Voil que nous endevenons le dpotoir.

    Sans cette condition peu reluisante, nous prouvons encorequelque fiert quand un grand homme, comme Strawinsky, le

    premier compositeur de notre temps, demande devenir citoyenfranais. Horowitz et les excellents virtuoses juifs, plus assiduschez nous depuis que lAllemagne leur est mesquinementferme, sont indispensables la saison parisienne. Nous ne

    pensons pas quun seul comdien franais puisse reprocher M.Pitoff ou Mme Elvire Popesco leurs origines. Si M.Toscanini, en froid avec le Duce, M. Furtwaengler, en froid avecle Fhrer, venaient prendre la tte dun grand orchestre de Paris,

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    3/51

    3

    ce serait notre vie artistique qui y gagnerait un incalculableprestige. Lorsque nous attirons tous les talents de lunivers, cestun signe de notre force, de notre rayonnement. Cela ne peutchagriner que les mdiocres, les cervelles troites.

    Nous ne sommes pas xnophobes, mais nous voyons avecdpit lAngleterre, lAmrique de ces derniers temps accueillirles immigrants de qualit (comme nous le faisions au XVIe, auXVIIe sicle, en dbauchant notre profit les soyeux, les

    musiciens et comdiens italiens), tandis que nous prenons lalourde charge des refouls que les rvolutions dversent cheznous, les dents longues, sans mtier et sans un sou vaillant. Encas de guerre, il est impossible de savoir ce que nous ferionsdune telle foule de sans-patrie. Combien de suspects, detratres, dagitateurs sy sont glisss ? Des procs de trahison,des scandales vite touffs, des crimes trop retentissants nous

    permettent de le dceler. Ou, plus simplement, les tignasses tropcrpues, ou les crnes trop tondus, les teints trop safrans quelon distingue prs de Bullier les soirs de grands meetingscommunistes.

    Nous en avons assez dune politique dimmigration qui atoujours t dune faiblesse dmagogique, sournoisementfavorable la canaille, dont lopportunit na jamais compensles dangers, mme au temps o nous manquions le plus de bras,et devenue parfaitement inutile aujourdhui o nous ne

    parvenons mme plus employer nos propres forces.Comme dans tous les cas o limmigration nest plus filtre,

    elle nous apporte les lments les plus dbiles, les moinsdsirables, qui ne sassimileront pas, ou dont lassimilationserait dplorable pour notre sang : une horde dindignes livre elle-mme, malgr tous les avertissements des grands

    colonisateurs, sous un climat, dans des villes o elle savachit,tourne rapidement la pire racaille ; les ternels vaincus, commeles Armniens qui viennent croupir dans nos taudis ; les Juifs(surtout les Juifs !), dautant plus insolites quils sontfrachement imports ; les 900.000 Italiens, qui seraient de bienloin llment le plus intressant de cette Babel, silscomprenaient moins de criminels de droit commun vomis parleur terre natale ou si, fidles au contraire au fascio, ils nerisquaient de former un jour, chez nous, une minorit nationale.

    Ncoutons pas les thoriciens de lassimilation automatique . Aucun peuple ne possde actuellement lavigueur ncessaire pour absorber, pour digrer uneimmigration aussi massive.

    Mais nous sommes encore de taille nous dfendre. Nousdevons tre pntrs de cette ncessit. Les solutions pratiquesque lon propose ne manquent pas. Nous venons, par exemple,dapprendre lexistence dun comit pour faciliter le dpart etla stabilisation des immigrs victimes du chmage , qui se faitfort dvacuer humainement les trangers les plus manifes-tement en surnombre, aprs leur avoir trouver du travail au-deldes frontires.

    Lopinion publique reste trop ignorante de ce problme,insparable cependant de tous ceux autour desquels se crelagitation politicienne : chmage, vie chre, scurit intrieureet extrieure. Rien ne vaut lobservation directe pour convaincre

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    4/51

    4

    les distraits ou les indiffrents. Nous avons entrepris cettepromenade, souvent bien affligeante, dans les quartiersinternationaux de la capitale (cest--dire les trois quarts de sesrues) pour engager les Parisiens la refaire et juger par leurs

    propres yeux.

    I. Les Sidis

    Les Nord-Africains ne sont pas des trangers . Ce sontles premiers mots qui accueillent partout le journaliste, dans lesusines, la Prfecture, au Foyer indigne de la rue Leconte. Ledroit strict et les droits du sang imposent, comme de juste, ladistinction. 272.000 musulmans dAlgrie et du Marocmobiliss de 1914 1918, 35.000 tombs sur notre sol, sanscompter tous les admirables soldats, goumiers, spahis ettirailleurs de notre arme dAfrique ont acquis des titres leursfrres les plus misrables.

    Mais, est-il besoin de le redire, le libralisme hypocrite de laRpublique, ludant les ralits pour sacrifier aux principes

    dmagogiques et aux impratifs des castes rgnantes, na serviqu rendre plus dangereusement complexe le problme nord-africain. Quelle est, devant la loi, la part de lindigne dAlgrie,de Tunisie et du Maroc, sujet ou protg franais ? Il est astreint limpt, au service militaire. Il reste bless dans un de sessentiments les plus vivaces par lingalit que sanctionna levieux dcret Crmieux, le brevet de citoyen et dlecteuraccord aux Juifs, cest--dire aux infidles les plus mpriss,ceux de la race marchande. En revanche, on lui a laiss lesliberts les moins opportunes, on labandonne son propre sort,dans la plupart des cas o la sagesse ordonnerait quon leconseillt, quon le suivt de prs. Comme une bonne part du

    proltariat colonial ou tranger qui croupit ou vivote dans lesfaubourgs et la banlieue, le Sidi, avant dtre un indsirable, estsouvent la victime dune politique cervele.

    1914-1918 : lembauchage forcQuelques lignes dhistoire sont ncessaires. Lindigne

    africain est arriv avec la premire vague de linvasioninternationale. Il y avait des villages sidis, ds 1915, au Creusot, Saint-Chamond, dans la banlieue lyonnaise, le sinistre Saint-

    Fond par exemple, Paris, dans le quartier de Javel, partout oronflaient et rougeoyaient les usines dobus et de canons.132.000 Nord-Africains ont t introduits, soit par

    recrutement volontaire, soit par rquisition durant les quatreannes dhostilits. Rien de plus normal. Ces Kabyles, cesMarocains arrivaient dans les aciries, les intendances, lesentreprises agricoles comme les auxiliaires des tirailleurs dufront. On manquait de bras, il fallait aller au plus press sanstrop se soucier de la qualit de ce que lon recrutait. On avaitencore moins le temps de songer lavenir de ces dracins,transports en masse aux portes des cits franaises. Cela faisait

    partie du tohu-bohu, du pittoresque de la guerre, comme lesHindous, les Anzacs, les Amricains. Il ny avait gure quequelques adeptes professionnels du mlange des races pourimaginer dj, dans le Languedoc ou la Touraine, des villages

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    5/51

    5

    franco-kabyles, peupls de mnages mixtes, pour parler delinfusion aux vieilles familles franaises dun sang vigoureuxet nouveau .

    La guerre termine, on reconnut que la main duvreindigne avait t dcevante : peu discipline, inapte auxtravaux de spcialistes, mal entrane la manutention, auxgrosses besognes.

    Les Arabes se montraient particulirement intraitables,

    paresseux et batailleurs comme des seigneurs dchus. Quant auxKabyles, peuples de pasteurs selon les gographes, ilsnentendaient dcidment rien la culture de nos champs, pourlexcellente raison que les laboureurs de la race taient rests leur charrue, que lon avait surtout import des cireurs, des

    portefaix, des balayeurs.Au surplus, leur tat sanitaire causait de graves mcomptes.

    Leur syphilis plus ou moins endmique sexasprait, leurspoumons sabmaient vite dans les chaufferies et les brouillards.La dmobilisation fut un excellent prtexte pour les rapatrier entroupes.

    La porte ouverteCette exprience force aurait d porter ses fruits. Pourtant,

    ds 1920, les Sidis reviennent. Ils taient 3000 peine avant laguerre. On en compte 37.000 dans la mtropole en 1921, 72.000en 1926, plus de 150.000 il y a quelques mois, dont 65.000, au

    bas mot, dans la rgion parisienne, tous manuvres ouchmeurs. Que sest-il pass ? Cest bien simple. Les ouvriersde la guerre, vantards et sincres la fois, ont parl des grandesvilles ; ils ont naturellement embelli, avec la faconde orientale,le rle quils y tenaient. Leurs rcits ravivent probablement de

    vieux instincts nomades qui navaient pu sexercer beaucoupdurant un sicle de colonisation. Ces voyageurs ramnentsurtout un pcule : leurs conomies, leurs primes. Ils citent dessalaires vertigineux : huit heures remuer du coke ou du mineraide fer, et lon a plus gagn qu gratter le sol durant un mois.

    Cette propagande, selon les lois immuables de limmi-gration, agit sur les paysans les plus dshrits, les Kabyles de lamontagne, puis sur toute la populace flottante des ports, le menufretin des commissionnaires, des petits entremetteurs, desvagabonds, enfin sur tous les gaillards qui ont un intrt mettrequelques centaines de lieues entre la police locale et leursderniers exploits. Il y a enfin tous ceux qui reviennent,navement sduits par les grandes cits.

    Qui songerait, deux ans, cinq ans aprs la guerre, lescarter ? On a besoin deux. Les ouvriers franais, mobilissfinalement dans les usines o ils taient irremplaables aux

    postes de spcialistes, rechignent aux besognes pnibles oumalpropres. Ils ont pris lhabitude de les voir excuter par desesclaves dun autre sang, dune autre langue. Un tiers du paysest reconstruire. Toutes les industries se dcuplent. A la mainduvre indigne, instable, indocile, sans grande rsistance,

    mais que lon se procure bon march, on rouvre les porteslargement. Mais, la crise venue, on a pas encore trouv le moyende les fermer. Comme on aurait scrupule imposer auxAlgriens la moindre formalit qui les assimilt de prs ou de

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    6/51

    6

    loin des trangers, ils ont la plus complte disposition de leursmouvements. Ils sont libres darriver par millions Marseille, siAllah le veut. Au Maroc, o existe un contrle thorique, lesembarquements clandestins restent en fait dune dplorablefacilit, malgr plusieurs aventures tragiques de pauvres bougrestouffs dans les soutes. On na pas davantage cherch le moyende rapatrier les inutiles, dont le nombre sur nos pavs saccrotavec le chmage. Personne, bien souvent, ne les a appels. Ils

    sont l ? Quils y restent, au mpris de tous les principes desgrands colonisateurs, qui ont toujours voulu la sparation delindigne et de lEuropen.

    Le plus triste des proltariatsCette inertie ne peut videmment quaggraver un problme

    que seuls les pouvoirs officiels feignent dignorer. La prsence Paris, au dbut de 1935, de ces 65.000 indignes, dont 15.000sans travail, nest pas seulement illogique ; elle a aussi poureffet dimplanter chez nous, avec tous les dangers sociaux etsanitaires quil comporte, le pire des proltariats, au-dessous

    duquel on ne peut trouver que lArmnien des fortifs.Mais lArmnien, sil est plus repoussant de vermine et de

    crasse, est beaucoup moins malheureux, beaucoup moinsabandonn. Il a femme et enfants. On a pu le runir, Alfortville, par exemple, en communauts, avec son prtre, sonmdecin. Le Nord-Africain, lui, est lamentablement clibataire.On sait trs vite le reconnatre de loin, et mme de dos, son pasincertain, tranant, qui est aussi celui des militaires le dimanche.Il est ainsi livr, huit heures, dix heures par jour, quelquefois

    plus sil est chmeur, aux hasards de la rue. Il paie, toujours tropcher pour ce quelle vaut, une chambre dans un htel minable,

    dont le patron auvergnat sest souvent enrichi depuis quinze ans,mais en se gardant bien de faire la moindre rparation pour ne

    pas intimider la clientle. Cette chambre nest jamais un refuge,mais tout au plus un infect dortoir, partag avec quatre, cinq,quelquefois dix camarades, qui viennent y dormir tour de rle,selon les heures de travail. Jai vu quelques unes de ceschambres. A lencontre des choppes armniennes et juives,remplies jusquau plafond dun innommable fouillis, que seul lecrochet du chiffonnier pourrait analyser, ce qui frappe, dans legourbi du Sidi, cest sa nudit. Pas un vtement, pas un papier,

    pas la moindre trace de vie. Lasile de nuit nest pas plusdsolant. Ce nest dailleurs gure surprenant. Des intrieurs

    plus accueillants ne retiendraient certainement pas davantage cesgens qui ne savent ni crire ni lire, que personne nattend, quisont accoutums de toute ternit vivre dehors.

    Les tribus de Paris : place dItalieEn style officiel, on a naturellement vant le long sjour

    des indignes en France, les contacts bienfaisants et varis avecla vie franaise, la camaraderie de lusine et de latelier,lments admirables de rapprochement social et moral. Plus les

    indignes entreront dans notre intimit laborieuse et honnte,plus ils seront en tat dapprcier sa richesse vritable et plus ilslaimeront.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    7/51

    7

    Muni de cette belle littrature, il est bon daller faire un tourdans les quartiers sidis de Paris et de sa banlieue. Tout le mondeles connat plus ou moins par la rubrique des faits divers : Grave bagarre, hier, Argenteuil, Clichy, Aubervilliers,

    boulevard de la Chapelle, entre manuvres marocains. On nesy risque gure, et cela se conoit. Ce nest pas un aspect bienengageant de Paris et de lhumanit. Pour un premier contactavec le Sidi parisien, il suffit de se promener, un samedi soir,

    aux alentours de la place dItalie. Ce nest pas loin : dixminutes du Quartier Latin, du trs bourgeois boulevard Raspail.Est-ce la proximit de tentations plus vives, lambiance haineusede ce coin de Babel plbienne (Espagnols, Polonais, Portugais,Italiens mlangs), o lHuma se hurle de laube la nuit la

    bouche du mtro ? Nulle part ailleurs on ne voit indignes plusinquitants, plus sournois, recherchant davantage lombre. CesBerbres traneurs de savates moisies et de chancressyphilitiques semblent frapps dune espce dinterdit. Aucuncontact avec les peuplades europennes, si lon excepte leslogeurs ou lescouade de mgres en cheveux qui se livrent au

    plus sinistre racolage sous le mtro arien du boulevard de laGare. Cette lie, dont il est assez difficile de distinguer si elle est

    plus pitoyable queffrayante, monte la nuit des taudis de laButte aux Cailles, de la Pointe dIvry. Elle sort de lhtelMohamed Amza, de lhtel Acha. Elle sempile chez LesAmis de Mekla , Les Amis de la Kabylie , dans les sept ouhuit bistrots de la rue Harvey, coupe-gorge aux pavs ingaux,

    peine clair, dans quelques cafetons de la rue Nationale. Leplus misrable des dbardeurs franais rougirait de sy risquer.Pas dautre police que les maritornes auvergnates des comptoirs,pres, bouffies sous leurs bandeaux de cheveux graisseux, et

    dailleurs redoutes. Le vin, dans ces tanires, est souventbeaucoup plus cher que dans une brasserie correcte. Mais deuxou trois verres suffisent souvent pour mettre le feu ces corpsdjets, tars, mal nourris. Joint aux palabres chauffantes decette race qui ne sait se prter vingt sous sans dinterminablesdiscussions, aux jalousies trs spciales de ces lascars lubriques,

    presque entirement privs de femmes, cela fait des semainesanglaises trs souvent sanglantes, dont les bagarres serpercutent jusquaux Gobelins, jusqu la rue de la Glacire.

    Noublions pas que lon arrte chaque anne, pour des mfaitsdivers, graves la plupart du temps, plus de huit cents Nord-Africains.

    Les gourbis de la banlieue nordPorte de la Villette, route de Flandre, sur prs de deux

    kilomtres, entre les masures cailles, stend une truanderiecosmopolite dont seul le pittoresque peut faire oublier un peulabjection. Cest le grand march dapprovisionnement detoutes les colonies trangres de la banlieue avoisinante.Espagnols, Polonais et les invitables Sidis, bret dcolor,mains aux poches, faces jaunes, vertes, crevasses et coutures

    par des maux inconnus sous nos latitudes, encombrent lestrottoirs de leur dmarche molle et sans but.Cest l que lon peut voir, avec un peu de patience, de

    vritables scnes de souks : lpique marchandage dune

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    8/51

    8

    chemise de coton violet entre le Sidi et lennemi hrditaire, lemercanti juif qui a su accaparer tous les ventaires, chasser tousles forains franais. Mais la vrit, le Sidi achte peu. Il erre.Sur les talus pels de la porte, il grouille. Il faut faire une croixchaque fois que lon aperoit un clochard franais. Ce qui estmoins rare, cest de distinguer, dans les conciliabules decasquettes et de pardessus pisseux, un Sidi en feutre vert, baguesaux doigts, canne la main, un mouchoir emphatique

    schappant dun complet neuf, pouvantable gibier de police.Peut-tre sont-ce l ces gaillards qui racolent Alger ou auMaroc de pauvres hres, les font embaucher Paris pour huit

    jours, puis leur obtiennent une allocation de chmage, dont ilsempochent le tiers, voire la moiti.

    En quittant la route de Flandre, on entre dans Aubervilliers.Cest, entre vingt, lun des quartier gnraux des Sidis. Ils ontlittralement infest la banlieue nord, qui fut toujours dshrite,lpreuse, mais qui souffre, par leur prsence, dun surcrot decrasse et de dtresse. Ils pullulent des Lilas Nanterre. Duneirrmdiable instabilit, ils abandonneront leur usine, leur rue,

    pour un mot de rprimande dun contrematre, pour gagner cinqsous de plus par jour. A six mois de distance, tel carrefour, latribu peut stre entirement renouvele. Mais vous en trouvereztoujours une, plus ou moins ancienne, dans les mmes coinsquils sindiquent entre eux par une publicit mystrieuse. Les

    plus malheureux des Sidis sont probablement ceuxdAubervilliers, le fief municipal de M. Laval. Rue du Vivier,rue du Coudreau, la misre est si nue, si profonde, quelle nelaisse mme plus de place au pittoresque abject que londcouvre encore dans les nuits de la place dItalie. A quelques

    pas de l, vers le boulevard monotone, mais clair, ar, jai

    trouv un troquet qui se fait la tte dun orateur de meetings. Surson comptoir, entre deux rclames danisette, le portrait deLnine vous regarde. Ce partageux loge une centaine deMarocains dans de vritables placards balais. Avec cetteclientle piteuse, cet antimilitariste est plus violent, plus cyniqueque ne la jamais t le pire adjudant de bataillonnaires. Il lesexploite mticuleusement. Cela ne lempche pas de leur fournirdes bulletins communistes et de les faire voter clandestinement(le cas est trs frquent) chaque lection. Toute la conditiondes Nord-Africains de France est probablement rsume dans cecafeton poisseux et enfum. LEuropen, qui les traite en chiens,leur apprend une haine indlbile, et en mme temps un

    bolchevisme primitif qui est le meilleur instrument de cettehaine. Aux amateurs de ce romantisme de la pouillerie

    banlieusarde, qui a fourni depuis quinze ans une si abondantelittrature, je recommande la pointe de loctroi dAubervilliers.Rebut du matriel humain de la grande ville, le Sidi trouve sa

    place normal, hlas ! sur ce sinistre crassier, parmi les terrainsvagues la vgtation innommable, que bosslent les tasdordures macres dans la boue. Loin de toute police, cest unde leurs rendez-vous dominicaux. Ils viennent y prendre de

    mauvaises cuites dans les deux bistrots nausabonds du lieu.Ds la deuxime chopine, cest autour du zinc, dans un vacarmeguttural, une mimique obscne, sous lil des grosses servantestellement indiffrentes, tellement accoutumes ces gesti-

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    9/51

    9

    culations de singes quelles laisseraient saccomplir devant ellestous les pchs de Sodome sans seulement lcher leur torchon.Les discussions passionnelles engendres par ces galants

    prambules vont se vider au couteau, dans les orties et lestessons, digne dcor de telles idylles. Nous vivons endmocratie. LAssistance Publique dvore un norme budget. Ilest cependant impossible, parmi toute cette misre

    physiologique et morale, de dcouvrir la moindre trace de

    sollicitude pratique. Mais un norme palace scolaire, dun luxeoffusquant, bouche tout un pan de lhorizon infect.Gennevilliers est le pays des gazomtres et des champs

    dpandage, plants perte de vue de laitues et de chicoresfrises. Ce sont des Yougoslaves qui binent cet affreux terreau.Mais ce sont les Kabyles qui remuent le coke dans leschaufferies. Le gaz a fait de Gennevilliers une des plusimportantes colonies nord-africaine. Les bureaucrates, lesrentiers du quartier des Grsillons, Asnires, ne souponnent

    pas quils sont les proches voisins dun village vritablementexotique, sinon par son architecture, du moins par sa population.

    Rue de lEsprance, par exemple, vivotant par escouades dansdes maisonnettes maussades mais assez propres, semblables auxcorons du Nord, les Sidis sont chez eux, avec des bouchers etdes piciers de leur race. Ltranger, cest le Franais que sacuriosit gare par l, et que lon poursuit de jurons et decrachats sil a le malheur darmer quelque appareil

    photographique. Cest dailleurs Gennevilliers que jai vu lesindignes les plus sympathiques, des Marocains surtout,dbarqus depuis peu de lAtlas, farouches comme desTouaregs, mais protgs encore par leur navet. Ce sont desmusulmans pieux et sobres, que lon reconnat leur collier de

    barbe, leurs tempes rases. En dpit de linfme casquette et duveston frip, il y a encore de la fiert dans leur dmarche. Ceux-l trouvent sans peine du travail. Ils font des conomies, aidentles camarades dchus. Malheureusement, ils se corrompent sittquils se risquent hors des petites rues de Gennevilliers. Leursusines perdent quelques bons manuvres, et la banlieue gagnequelques tristes Sidis de plus. On les retrouvera Saint-Ouen, Clichy. Ils rdent boulevard de la Chapelle, ils sagglutinentdans les replis obscurs des Batignolles, deux cents pas de la

    plaine Monceau. Ceux-l, en gnral, prennent femme parmi lesrsidus de la prostitution. Il arrive mme quils se marientvritablement, fassent des enfants. Le cas est rare. Par bonheur

    pour les hpitaux ! Ils nauraient plus assez de salles pourhberger toutes les tares des rejetons ns de ces effroyablesunions, qui furent sereinement encourages par la propagandeofficielle.

    Ce quon a essay pour euxLe Sidi, pitoyable et dangereux, est-il compltement

    abandonn dans Paris ? Pas tout fait. Il existe, rue Lecomte, unoffice nord-africain de surveillance, protection et assistance ,

    tenu par une poigne de fonctionnaires dvous, intelligents,connaissant bien les indignes, et qui ont accompli un grostravail. En liaison directe avec la brigade spciale de la police,ils sont parvenus tablir un tat-civil peu prs complet des

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    10/51

    10

    65.000 Sidis de Paris, tat-civil que lon peut tenir relativement jour par un systme de cartes individuelles qui doivent trevises priodiquement. De cette faon, lon a plus faire,comme en 1923 par exemple, poque o les crimes de Sidis semultiplirent, une masse anonyme et mouvante, o touterecherche policire sgarait, inaccessible, par surcrot, en cas demobilisation.

    Les indignes connaissent le chemin de la rue Lecomte, o

    un fonctionnaire dbrouillard et qui a leur confiance est chargde trancher leurs incessants litiges. Dans les bureaux et lesbrochures de loffice, on parle un peu trop dcoles, de foyerintellectuel musulman , mais aussi dhygine, ce qui est

    beaucoup plus urgent. Par son intermdiaire, dix mille examensmdicaux sont passs chaque anne , chiffre qui na riendtonnant si lon songe que tous les Nord-Africains de Parissont des vnriens, quun tiers est plus ou moins phtisique. Maiscet office nest quun embryon. Il vit chichement avec quelquessubventions de lHtel de Ville, dans une cole dsaffecte, ologe par-dessus le march la brigade de police, elle-mme

    insuffisante en nombre. Loffice avait une politique contre letaudis demeure inapplicable. Quelques centaines de lits placsa et l ne concurrencent pas la fructueuse industrie des garnis.Enfin, lhpital musulman de Bobigny nest toujours pas ouvert.Car on en est l ! On doit btir un hpital qui sera aussitt trop

    petit pour venir en aide une plbe que lon a laiss saccrotreinconsidrment, sans le moindre avantage pour elle aussi bienque pour lconomie nationale.

    Du train o vont les choses, il est redouter que les Sidis deParis ne disparaissent un par un de la tuberculose, suite delalcoolisme, de la salet, du dpaysement sous un climat

    humide, mais aprs avoir contamin la moiti de lAfrique duNord. Car les incurables, cest--dire ceux qui crachent leurspoumons, sont rendus, en gnral, leurs villages. Tout cela parnotre faute. Au temps o les manuvres algriens et marocainsnous taient, parat-il, indispensables, il et t cependant biensimple de les caserner. En chambres dans des btiments plus oumoins militaires, astreints une discipline, ces primitifs auraientconnus des conditions de vie inespres pour eux, sans rapport la minable bohme o, livrs leurs seules forces, ils ontsombr pour ainsi dire sans exception. Ils sont maintenant ensurnombre, et il faudra bien se dcider un jour lesrembarquer. Au lieu dattendre quils soient mins par lamaladie et le communisme, expulss aprs un mauvais coup,

    pourquoi ne prvoirait-on pas sans retard des rapatriements enmasse de ces hommes envers lesquels nous avons des droits de

    protecteurs, et cela pour leur bien, pour le ntre et celui de nospossessions nord-africaine ? Par malheur, ces deux solutionssont galement antidmocratiques. La Ligue des Droits delHomme et trois cents dputs se dresseraient immdiatementcontre elles pour les dclarer incompatibles avec la dignit et lalibert humaines.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    11/51

    11

    II. LArmnie de Paris

    Nous hbergeons Paris une vingtaine de milledArmniens, que les statistiques font voisiner innocemmentavec les Turcs, leurs pires ennemis. Llment intellectuel estinfime chez eux. Il est form par quelques anciens sujets russes,qui furent tudiants Tiflis. Jai assez bien connu un violonisteet un conteur armniens. Ctait des personnages trs doux, desartistes ingnus, trs loin de nous et sefforant avec la meilleure

    volont du monde pntrer notre esprit. Joignons-y quelquesgros ptroliers et armateurs. Ceux-l font partie dun apportcosmopolite permanent, qui na rien que de normal.

    Les Armniens de Paris sont de deux sortes : des marchandspleins de souplesse, des misreux supportant passivement leurcondition. Le marchand armnien, dans tout lOrient, est suivi

    par une rputation analogue celle du Juif. Cest encore le Juifquil double et concurrence chez nous. On le rencontre dans lesmmes quartiers, 9e et 11e arrondissements, dans les mmescommerces : tapis (o ils occupent une place traditionnelle,comme les Espagnols dans les fruits), fourrure, diamants,antiquailles, tout ce qui se vend la tte du client, tout ce qui

    permet les marchandages et les palabres. Eux aussi rpugnent la production. Ils sont revendeurs, intermdiaires, prteurs. Sanstransition, nous passons de ces malins Orientaux lArmniencroupissant de la banlieue.

    Une le dexcrmentsLe pont de Billancourt enjambe un paysage de

    baraquements, dentrepts, de parcs ferraille, auquel laprsence de leau, de quelques grands arbres lgants conserve

    cependant un peu de la grce quil dut avoir jadis. Un Monetdans une poubelle. A gauche, le pont communique avec lleSaint-Germain, o il nous faudra revenir, si peu foltre soit-elle,car elle abrite ple-mle des Portugais, des Espagnols, desItaliens, tous manuvres aux usines proches de Renault, etquelques Chinois, paves de la colonie jaune de Billancourt, quiest en grande partie disperse. Les Latins habitent desmaisonnettes blanches et vertes, quils repeignent et rparent le

    plus souvent de leurs mains. Cette rue paratrait fort malpropre des Flamands. Elle devient presque allchante quand on a vu lesArmniens.

    Ils campent derrire des fondrires, des nappes de boueliquide, de lautre ct dun ruisseau ftide qui forme une petitele dans la grande. Autant vaudrait marcher dans des feuillesmilitaires que sur cet immonde talus. Sur des pilotis enfoncsdans cette ordure schafaudent de vieux chariots, des dbris demchefer, des volets de fer rouills, des bouts de barrire, desfagots, des malles ventres, des madriers pourris. Couronn dequelques tuiles, cela fait une bicoque o sentassent dix ouquinze Armniens. Une triste race ! Son destin sans doute, a tcruel : trente annes de massacres, de 1890 1920. AprsAbdul-Hamid, qui en a tu trois cents mille, les Jeunes Turcs,

    les massacres du vilayet dAdana, puis les Druses du Liban, obeaucoup avaient cherch asile, et o nous les avons recueillisaprs la campagne de Syrie, quand ils navaient pas fui la

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    12/51

    12

    rvolution russe par la mer Noire. Car presque tous sont cheznous depuis moins de quinze ans.

    Il est rare quun peuple nait pas sa part de responsabilitsdans une srie aussi continue de malheurs. Il faut le dire : lesfrocits des bachi-bouzouks, les fusillades au bord delEuphrate nous arracheraient moins de cris dindignation,maintenant que nous avons vu nos portes les Armniens, leurfainantise, ce morne fatalisme, dont ils ne sortent que pour

    gter par leurs trafics asiatiques le commerce europen.Ne croyons pas quils souffrent dans leurs cagnas de lle Saint-Germain. Cest, en somme, leur condition naturelle. Tous ceuxqui ont eu, en province par exemple, limprudence de leur louerdes immeubles dcents, en savent quelque chose. Ils ont vite faitde transformer en cloaque une chambre o des ouvriers franaisse creraient un intrieur de petits bourgeois, de tout empuantiret dtruire, avec leur poisson sch, leurs batailles familiales,leurs bagages de hardes, de dtritus sans nom, dontlentassement autour deux ne peut sexpliquer que par leurvocation indracinable de chiffonniers.

    Le hameau oriental dAlfortvilleLe retranchement de lle Saint-Germain, avec son ddale

    dimpasses, de courettes, est presque impraticable ltranger,cest--dire au Franais. Sitt quon a franchi la passerelle dufoss, les habitants, effarouchs par cette visite, se terrent. Lestinettes qui parent leur seuil vous barrent dailleurs trs srementle chemin. Il est plus facile de voir vivre les Armniens Bois-Colombes, Clamart, et surtout Alfortville, o ils sont prs dedeux mille.

    Alfortville est une banlieue banale, dcente, assez

    proprement tenue, tant que lon a pas atteint le quartier Saint-Pierre, au bout de la monotone rue Etienne-Dolet. Mme si lonny rencontrait pas ces enfants aux yeux trop grands, cesfemmes courtaudes, noiraudes et bouffies, dans leurs chlesorangs et vert pomme, la pouillerie qui recommence aussittvous avertirait quon est arriv, et pourtant les petites rues ontdes noms pimpants, voquant les guinguettes dfuntes, rue desPquerettes, rue du Goujon, rue des Epinoches. Ici, cependant, ilny a plus de constructions improvises : les Armniens ne sontni plus mal ni plus incommodment logs que la plupart des

    banlieusards. Mais ils ont accommod leurs manires les petitspavillons crpis, toits rouges. Toute la paroisse (car ils ont uneglise) a le mme aspect souill, malsain. Cest dans les cours,les minables jardinets, le mme ramas dimmondices qui vouspargne jamais le dsir de connatre Erzeroum et Trbizonde.On imaginerait bien, cette place, comme pour les Sidis, descasernements ouvriers o les exils auraient trouv, dans notreesprit dEuropens, infiniment plus de bien-tre. Mais il etfallu, pour cela, que les Armniens fussent utilisables.Lexprience a t tent, en particulier, dans les tissages de lavalle du Rhne, qui est un vritable couloir dinvasion pour

    tous les Sidis et Levantins dbarqus Marseille. MaislArmnien supporte beaucoup plus aisment des annes decrasse et de vermine que quelques heures dun travail rgulier etcollectif. Il a t lusine un ouvrier plus mdiocre encore,

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    13/51

    13

    physiquement et moralement, que lArabe. Rien dtonnant cequil ait vite chm, sans attendre dailleurs le plus souventquon le congdit. Il prend, avec ses dernires payes, un billet

    pour Paris, terrain propice aux seules entreprises dont il soitcapable. Ceux que lon a cherch employer dans lagriculture(toujours lillusion des peuples pasteurs !) nont pas tenu pluslongtemps devant la charrue que les autres devant la machine-outil.

    De quoi subsistent-ils ? Dindemnits, bien entendu. Ouencore de taille des diamants, de ravaudage de tapis, surtout dela brocante en tous genres. Un bel appoint, comme on voit, lconomie nationale ! Ils nalimentent mme pas autour deux,si pitres clients soient-ils, le petit commerce franais.LArmnien besogneux achte, emprunte son ncessaire lArmnien qui est juste au-dessus de lui, plus dbrouillard,ayant moins souffert dordinaire dans le pass, et qui a puraliser lunique ambition de sa race, devenir mercanti. Ceux-l,dans presque toutes les colonies banlieusardes, ont ouvert despiceries-comptoirs, rductions du bazar oriental o lon peut

    acqurir nimporte quoi. A ce stade, sans vivre plus hygi-niquement que leurs congnres, ils sentent sveiller en euxlinstinct dentremise, dchanges. De ces boutiques assezrepoussantes, vous pouvez voir surgir, le dimanche, des espcesde messieurs verdtres, qui nont certainement pas pris de bains,mais draps, comme des marlous arabes, dans des pardessus decoton trop clairs, dont il faudrait bien surprendre lessayage, letroc ou le marchandage chez les Juifs innombrables des talagesforains. Lun deux sera, dans quelques annes, un desLevantins huileux, arrogants, du Sentier ou du FaubourgMontmartre.

    Sur les trottoirs de Paris, moins de surprendre leurlangage, nous les confondons souvent avec les Juifs. Et pourcause. Le parallle se poursuit jusquau bout entre Isral et cessinguliers chrtiens : les mmes aptitudes, la mme absencedattaches avec un sol quelconque (tous sont partis sans ide deretour), la mme promiscuit dans les ghettos, o ils semblentcrass jamais par le sort, o les mmes pogroms les dciment,do ils mergent tout coup, aussi clinquants et encombrantsquils taient effacs auparavant. LArmnien est, avec le Juif,le mtque-type. Seules diffrences : il est plus sournois, il na

    pas la fbrile vitalit du smite. Plus neuf aussi aux chosesdOccident, il ne sest pas encore souci de politique.

    Mais que deviendra-t-il la seconde gnration ?LArmnien, comme le Juif encore, est prolifique. Dans dix ans,nous en aurons peut-tre quarante mille Paris, dont dix mille

    parlant le franais comme vous et moi, en ge de se marier.Sortiront-ils de leurs clans ? Devrons-nous tolrer des alliagesavec ce sang corrompu dOrient, appauvri par dindchiffrablesmixtures, par de longues priodes de massacres, doppression,de misre physiologique ? Il nest pas besoin dtre raciste

    pour sen alarmer.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    14/51

    14

    III. Les Noirs

    Tous les journalistes, au cours de leur carrire, ont reuquelques lettres dates de Port-au-Prince, de Fort-de-France, etdont la signature, au prnom fleuri, ne laisse aucun doute sur larace du correspondant. Je pourrais en citer pour ma part unedemi-douzaine. Elles contiennent, en termes divers, les mmesdolances, vives, surtout en Hati. Ces braves gens se plaignentque nous les ngligions. Nous ne leur adressons que des

    rossignols de librairie, des films culs, dont ils sentent trs bienle ridicule. Hollywood, au contraire, les inonde de ses dernierssuccs. Mais ils ne veulent pas apprendre langlais. Ces noirsrefusent, aussi rigoureusement que les Canadiens, de se laisseramricaniser. Cette fiert, ce souci de leurs vieilles traditionsfranaises, sont trs touchants. Si nous demeurons, aux lescomme dans tous les autres pays, incapables dorganiser notre

    propagande, nous avons offert une assez large compensation auxAntillais, sujets franais ou non, en ouvrant leurs fils, surtoutdepuis la guerre, nos coles et nos universits.

    Ces grands et joyeux garons, trs communicatifs, beaucoupplus mls que les Jaunes la vie de leurs camarades blancs,constituent, avec les troupiers, lessentiel de la colonie noire deParis (trois ou quatre mille membres environ). Le reste de cettecolonie est forme par un petit proltariat de manuvres, dechauffeurs, dartisans, enfin par la troupe des messieurs dont lesoccupations hsitent entre le jazz, la boxe et le vagabondagespcial.

    Je parlais, au dbut de cette enqute, du cosmopolitismencessaire du Quartier Latin. Rien ne le justifie mieux, enapparence, que le cas de ces exotiques. On peut se demander

    pourtant si laccueil, de plus en plus large, qui leur est fait,rpond exactement leurs intrts. Nos universits devraientrecruter, parmi les tudiants de lextrieur, ceux qui ont djacquis chez eux une formation quivalant notre licence, et quiviennent surtout nous demander un perfectionnement, unespcialit, ceux qui, par leur intelligence ou leur tat de fortune,sont appels jouer dans leur pays un rle de premier plan. Les

    jeunes Antillais affluent chez nous, sitt aprs leurs tudessecondaires (quand ils ne les ont pas faites dans nos lyces),

    parce quils ne possdent aucun autre centre intellectuel.Souvent aussi lattrait dun sjour Paris suscite chez eux des

    vocations mdicales ou juridiques dune solidit ou dune utilitdouteuses. Nous confectionnons ainsi une arme davocats, dejournalistes et de mdecins, appele, son retour dans les lesqui nont aucun besoin delle, bien des dboires.

    Ces garons suivent avec une passion ataviques nosquerelles de partis. Leur politique a gagn, par notre exemple, dese corrompre, de sembrouiller davantage encore, si cela est

    possible. Je sais que lextrmisme ne les a gure marqu jusquce jour. Pourtant, cest un intellectuel antillais qui a tlinstigateur de La Voix des Ngres, le journal communiste etantiimprialiste, o lon rclame le soulvement de la Guyane,

    de la Martinique, de Madagascar et du Sngal contre le tyranfranais.

    Il va de soi que notre climat est plein de risques pour cespays chauds. Nous en avons tous connu, lamentablement

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    15/51

    15

    dlabrs, au physique comme au moral, aprs un ou deux hiversde brumes. Il faut bien dire aussi que ces danseurs et joueurs nssont pousss vers les milieux les plus interlopes. Ce qui ntaitque sensualit et nonchalance sous les tropiques devient cheznous dpravation. On est tudiant de puis six, sept annes. Onveut arrondir ses mensualits, on joue du saxophone ou on tientla batterie dans quelque bote. Cest la pente vers le trafic desfemmes et de la drogue. Le souteneur noir de la place Pigalle,

    qui vient beaucoup moins rarement quon ne limagine delarme ou du Quartier Latin est, par malheur, un personnagetrs parisien. Celui-l, on sen doute, nous reste pour compte,sans aucun espoir de retourner aux les. La cration, chez lesAntillais, dune universit franaise, mieux adapte leurs

    besoins que les ntres, et t un encouragement leur cultureet leurs traditions plus flatteur pour eux, plus rationnel et utileque leur interminable et hasardeux apprentissage en Europe.

    Notre ami Lucien Dubech samusait un jour du poncif quiexige quun auteur dramatique, pour indiquer chez son hronele dernier degr de la perversit, lui fasse mettre un ngre dans

    son lit. Ces caprices de dames mres devraient toujoursappartenir au vaudeville. Mais notre confrre Edouard Helsey,dans une enqute sur lAfrique occidentale, a racont un romanqui ne relve plus des curiosits spciales. Cest celui de la

    petite boutiquire, de lemploye prise dun superbe tirailleur,de famille royale bien entendue. Les parents, qui nont aucun

    prjug , consentent une union. Un an plus tard, ilssaperoivent que leur gendre tait un voyou de Dakar, que lavie de leur enfant a t marqu dune aventure amre etgrotesque.

    Il arrive que lon rencontre aux alentours des casernes, le

    mnage lgitime dune blanche apparaissant le plus souventcomme une domestique campagnarde et dun Sngalais, dunsous-officier martiniquais, dun Malgache affect aux sectionsdinfirmiers ou dintendance, excrable soldat, mou et vicieux,dont la peau prend, sous notre ciel, daffreuses couleurs blettes,vert-de-grises. Ces cas ne sont pas assez frquents pour que lesdmographes en tiennent compte, pas assez isols pour faireretourner la tte des badauds. Mais ne signifient-ils pas que lesdoctrines galitaires ont fait, chez nous, leur chemin dans les

    plus humbles cervelles au dtriment du sentiment racial ? Il estregrettable quaucune disposition lgale ne mette entrave cesunions, dont on ne peut pas imaginer lavenir sans piti. Passeencore pour le temps o lhomme a son uniforme, ses galons.Mais ensuite ? La femme laccompagnera-t-elle en Afrique,

    pour se trouver vis--vis des autres blancs dans la plushumiliante condition ? Soit ici, soit la colonie, les enfantsrisquent dtre le plus souvent des dclasss. Leur situation serade toutes faons bien infrieure celle des mtis ns dun prefranais qui a pu les reconnatre, les guider, les tablir.

    Je ne trouve pas si ridicule que la seule ide dun noir,matre et seigneur dune femme blanche, soit devenue une

    phobie chez les Amricains, car elle est vraiment contre nature.Nous naurions pas connu ces tristes mariages sans lestationnement en France des contingents indignes, dont ce nest

    pas le seul inconvnient. Demandons lavis des officiers

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    16/51

    16

    coloniaux. Ils diront tous quaprs quelques mois de service enFrance, en dpit de toutes les prcautions, un impeccable

    bataillon sngalais na plus les mmes qualits militaires, quelancien soldat noir revenu de la mtropole devient neuf fois surdix un insupportable vaurien. On ignore pas que ces troupesindignes ont t appeles chez nous pour suppler la faiblessede nos contingents. Mais dans ce cas, cest la loi dun an, unefois de plus, qui a tous les torts.

    IV. Les Jaunes

    Pendant longtemps, une enqute sur les trangers de Parisdbutait obligatoirement par une promenade au quartier chinoisde Billancourt. Simple question de pittoresque. En ralit, cechapitre des Jaunes est le moins important, surtout si on lecompare celui des Nord-Africains. Il nen a pas toujours tainsi. Nous avions introduit en 1918, pour les besoins de ladfense nationale, prs de cinquante mille Indochinois et 37.000Chinois, employs dans les fabriques davions et de munitions,

    les entrepts militaires, sur les voies ferres. Les Tonkinois etAnnamites comptrent sans doute parmi nos meilleursauxiliaires coloniaux, adroits, propres et souples, capables dtrespcialiss. Les Chinois causrent beaucoup de mcomptes.Groups souvent au hasard, par tribus rivales qui ne parlaient

    pas les mmes dialectes, que des milliers de kilomtres avaientspars jusque-l, il rglaient leurs diffrends au couteau etsadaptaient mdiocrement leur tche. Larmistice renvoya enAsie, pourvus dun bon magot, la plupart de ces demi-mobiliss.Il en restait 1200 tout au plus en 1920.

    Comme pour les Nord-Africains, nous voyons bientt unenouvelle vague attire par la prosprit succder la vagueenrgimente de la guerre. Nous avons 43.000 Jaunes en 1926,dont 13.000 Paris. Leur nombre, ds le dbut de la crise, nacess de dcrotre. Jai visit Billancourt, voici sept ou huit ans,alors que les usines dautomobiles utilisaient prs de trois millecoolies. La grande affaire tait alors de dcouvrir dans cette

    banlieue insignifiante les fumeries dopium qui ont appartenusurtout la littrature des journaux policiers. Les manuvres dechez Renault et de chez Salmson ont fum en France beaucoup

    plus de paquets de gris que de boulettes dune drogue coteuse.

    Cet hiver, il ne restait pas Billancourt plus de trois centsChinois, dissmins dhtels en htels, et qui nont plus gurequun ou deux cafs o ils crent encore, par leur bavardagenasillard, une ambiance exotique. On en recenserait deux milleau plus dans Paris et la banlieue, avec un millier peut-tredAnnamites.

    Les ouvriers vivent par petits lots trs disperss dans lapriphrie. Les lments les plus interlopes, camelots, petitsreceleurs sont tapis dans les alentours de la gare de Lyon quiforment probablement, sitt que lon quitte ses grandes artres,un des quartiers les plus lugubres et les plus secrets de Paris. Il y

    a encore les traiteurs, les quelques piciers et blanchisseurs de laMontagne Sainte-Genevive. La colonie japonaise, uniquementintellectuelle, commerante et diplomatique, nentre pas ici, bienentendu, en ligne de compte.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    17/51

    17

    Les mtissages ont t trs rares. Le noir bien bti, coquet,jovial, la lippe sympathique, peut tre irrsistible, nous lavonsvu, aux yeux des petites bonnes, des ouvrires et mme de

    petites bourgeoises. Le Sidi rpugne ces dames, fortheureusement, et pour des raisons cliniques. Les tudiantschinois, lgants et bien argents ont, comme il se doit, remporttous les succs auprs des fillettes du boulevard Saint-Michel et de Montparnasse. Mais le proltaire jaune inquite.

    Les Chinois de Billancourt, comme les Arabes de Clichy, nontgure connu que les faveurs de misrables prostitues.Il est certain que la mystrieuse activit des Chinois

    nappartient pas seulement aux scnarios des films amricains.Ils se faufilent entre les rouages de la civilisation parisienne dela plus nigmatique faon. Que sont devenus, par exemple, ces

    bandes de petits jongleurs, appartenant certainement desentreprises de maquignons denfants, qui jouaient nagure du

    btonnet aux terrasses des cafs ? De quoi vivent ces montreursdventails de papier et de bouddhas de plomb dont ils nevendront jamais une seule pice ?

    Sans imaginer des romans la Dekobra, et des coolieschangs tous les soirs en seigneurs dans des paradis artificiels,on peut dire que la pgre chinoise est la plus fuyante, la mieuxterre de tout Paris. Javais jet un coup dil, lt dernier, surllot de Cormeilles-en-Parisis, o vivent des carriers chinois,

    bonasses, ponctuels au travail. Les baraquements de cesclibataires, si lon oubliait les graillons de laffreuse cuisine,auraient pu tre donns en modle dordre et de propret. Onvient dy dcouvrir un atelier de fausse monnaie.

    Les abords de la rue de Bercy, des entrepts du P.-L.-M.rvleraient, eux aussi, des enquteurs patients, dtranges

    faits divers. Pour les quatre ou cinq cents tudiants jaunes de larive gauche, intelligents, appliqus, ils gagnent des diplmesavec de brillantes mentions, sans avoir le moindre besoin de tousles passe-droits octroys aux Juifs dAllemagne. Ce sont desmathmaticiens, des chimistes remarquables. Ils apprennentaussi fort aisment muer les homlies de Sorbonne, lescampagnes de nos journaux en bonnes bombes marxistes. Celaest grave. Mais qui faut-il chasser dabord ? Les mauvaismatres, ou les lves trop attentifs ?

    V. Vieille et jeune Russie

    Le meilleur et le plus simple moyen, pour faire connaissanceavec les Russes de Paris, cest daller un dimanche loffice dela rue Daru.

    Lglise, construite nagure pour les barines de la plaineMonceau, est aujourdhui beaucoup trop troite. On y entend tour de rle un bout de messe, quelques versets des psaumesmlancoliques, majestueusement chants. La petite cour grilleest un lieu de rendez-vous fort commode. Pour peu quil fasse

    beau, on y voit tous les types devenus classiques de

    lmigration, Grands Russiens aux yeux ples et au crne rond,Ukrainiens, Caucasiens bruns et remuants. On distinguefacilement les anciens officiers des intellectuels, dont les plusgs sont souvent rests fidles la barbiche et au lorgnon.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    18/51

    18

    Lingalit de leur sort na cr entre eux aucune barriresociale. Ce qui compte, pour un Russe blanc de cinquante ans,ce nest pas ce quon est devenu depuis lexode, mais ce quontait avant. Ce pauvre diable, presque un clochard, qui arassembl avec des pingles de nourrice les lambeaux de son

    pardessus, baise avec une dsinvolture parfaite la main dunelgante compatriote.

    Les dernires fourrures, les derniers bijoux sauvs des

    dsastres ont t vendus depuis longtemps. Les manteauxlims, les feutres dteints racontent pour la plupart desexistences prcaires. Un ouvrier franais endimanch a unaspect beaucoup plus confortable. Cependant, dix-huit annes demisre ou de mdiocrit, de pauvres besognes domestiques, de

    promiscuit dans les ateliers, les garages ou les bureaux nontrien mis de plbien chez ces bourgeois, ces aristocrates, mmequand ils gagnent leur pain comme chauffeurs ou commemanuvres.

    Dans un coin de la cour, un vieux militaire a dball tout unpetit muse du souvenir : minuscules casquettes de drap, aux

    couleurs des anciens rgiments impriaux, croix et mdailles desordres abolis, chromos avec des cosaques et des dragons augalop, des francs-tireurs en herbe de larme Wrangel, potaches

    bards de cartouchires et fumant des pipes de grognards. Unefemme au visage fin et us, dans une robe sans ge comme elle,assise sur un pliant tout rafistol de ficelles, garde un ventairedicnes, des saints Michel, des saints Nicolas peints la main,infimes ressources tires des lointains souvenirs dune ducationde jeune fille distingue.

    Des garons de vingt ans, bien plants, qui me rpondentdans un excellent franais, crient des journaux nationalistes la

    porte, comme les camelots du roi devant nos glises.Lofficiant, dans ses ornements dors, traverse la cour,

    rejoignant le presbytre. Cest lheure de la vodka, blanche oujaune, que lon dbite en face dans une picerie vite bonde. Onlampe les verres, on fait, debout, sans faons, une dnette decaviar fort honorable, de beignets la viande et desturgeonfroid, parmi les harengs, les bocaux de concombres marins etde fromages bessarabiens. Coudoiement trs familier, mais quigarde cependant un air de bonne compagnie. La caissire elle-mme a lair dune grande dame, et cen est peut tre une. Des

    jeunes femmes, que jai aperues dans des concerts lgants,rient quelques anecdotes en gotant, sous un chapeletdoignons et de saucissons, linvitable salade Olivier. La vodkachauffe un peu latmosphre. Cet apritif, sans souci de noshoraires, de nos coutumes, se prolongera jusquau milieu delaprs-midi.

    A quelques pas de l, cest une boulangerie-salon de th, oles dames cheveux blancs, aux toilettes dvastes, miettentquelques brioches : une vitrine o les bibelots religieux etmilitaires voisinent avec les offres de leons de piano ou dedessin. Dans langle dune porte, une trs vieille baba , toute

    quadrille de rides sous son fichu, nourrice ou gouvernante dejadis, mange humblement un gteau.Cest une sorte de canton purement slave, recr l pour

    quelques heures, que lon retrouverait en mme temps prs de

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    19/51

    19

    lglise de la rue Petel, groupant la minorit des orthodoxesdemeurs fidles au mtropolite Serge de Moscou, prs delglise de la rue de Crime, un peu plus roturire celle-l.

    Des migrs discretsIl faut une fte ou un office pour voir des Russes ensemble.

    Les migrs sont dissmins travers Paris comme dans lemonde. Ils ne sont mme pas exactement daccord sur leur

    nombre. Tenons-nous en au chiffre de 35.000 (sur 70.000environ dans toute la France) qui semble le plus proche de laralit, si lon retranche, comme il se doit, les Juifs desstatistiques officielles. Vingt mille environ dentre eux

    possdent des passeports Nansen, dlivrs par la Socit desNations, trois ou quatre mille des passeports des autoritssovitiques qui les font citoyens de lU.R.S.S., mais leur valentaussi dtre plus ou moins en quarantaine dans la colonie. Parmiles 26.000 Russes naturaliss, il y a une norme majoritisralite.

    M. Georges Mauco, dans son beau livre sur Les trangers en

    France, citait, il y a trois ans, un millier de Russes, pour tous lesdpartements, vivant de leurs revenus, sans profession dclare.Cest fort peu, si lon songe que les deux tiers au moins de cesmigrs appartenaient des classes cultives, le reste tantsurtout form par des troupiers de larme blanche.

    Ces dracins, que la presse extrmiste na cess dereprsenter comme une canaille, contre lesquels elle a bassementexploit le crime de Gorguloff, fou isol ou dirig par lennemi,sont, en rali-t, les plus discrets des migrs, ceux qui noussont le moins charge. Ce nest certainement en songeant euxque Gaxotte et moi avons choisi pour cette enqute le titre de

    LInvasion . Les tableaux dmographiques les plus secsmontrent assez les diffrences que lon doit tablir entre unelite arrache par la violence sa patrie et les heimatlos ternelsde la race juive, les agitateurs, les propagateurs de thoriesmeurtrires vomis par leurs gouvernements, le proltariatmoutonnier occupant par centaines de milliers les places quidevraient revenir des travailleurs franais.

    Dans les inquitantes statistiques de la criminalit trangre,o le pourcentage des Sidis condamns en cour dassises estquinze fois suprieur, proportionnellement leur nombre, celui des Franais, celui des Polonais quatre fois, celui desItaliens trois fois, les Russes arrivent en dernier lieu. Ils ont sentique leurs intrts leur ordonnaient une rserve absolue sur lesaffaires intrieures de leurs htes. Allez donc loger cela dans lacervelle dun terrassier espagnol ! On peut dire quaucun Russe

    blanc ne sest ml la politique franaise. Le sieur Rosenfeld,qui se permit dadresser dans le journal de Blum une espcedultimatum un ministre des Affaires trangres franais, nest

    pas un Russe, mais un Juif ltat le plus nocif.Ce sont des journalistes, des chefs de partis bien renseigns

    qui me lont dit : Il ny a plus en France de Russes riches. Avec

    leur incorrigible prodigalit, ceux qui avaient pu sauver dudsastre de quoi finir tranquillement leur existence, ont peuprs tout dilapid dans les annes dinflation et de fivre pluscontagieuses pour ces hommes ballotts et chargs de malheurs

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    20/51

    20

    que pour personne. Les calculs de M. Mauco montrent quils sesont dbrouills, avec plus ou moins de bonheur.

    Ils ont cherch utiliser leur got inn. Des princesses ontouvert des maisons de couture ou de modes, des magasinsdantiquits. Les dessinateurs de nouveauts, les costumiers dethtre sont souvent des Russes. Des intellectuels ont trouv desemplois dans des banques, des maisons ddition. Quelquesingnieurs occupent dans lindustrie des places minentes. Lun

    deux, chez Caudron, a t un des principaux constructeurs delhydravion vainqueur dans la Coupe Deutsch de la Meurthe.Aucune migration na jamais t plus riche en peintres, enmusiciens, en acteurs, en danseurs, en crivains qui conserventleur originalit, mais exercent souvent autour deux une

    prcieuse influence, laisseront leur nom dans lhistoire artistiqueet spirituelle de Paris.

    Il arrive aussi quun fonctionnaire, un officier, ait install unpetit restaurant, une boutique, qui sont des points de rendez-vousun peu dans tous les quartiers de Paris, mais surtout vers lesTernes, et dans les XIVe et XVe arrondissements. Les moins

    chanceux, les moins adroits, et aussi les plus dmoraliss, sontdevenus, dans la banlieue, des ouvriers dusine. Il y amalheureusement aussi les isols, les vieilles gens, les pavesinnocentes, combien plus pitoyables dans leur dtresse morale et

    physique que les Armniens de Billancourt sereinement vautrsdans leurs ordures.

    Je sais que des musiciens de brasserie se sont plaints delenvahissement de leur corporation par des camaradestrangers, Slaves surtout, et leur cas, pour modeste quil soit, nedoit pas nous laisser indiffrents. Il faut dire cependant quun

    bon orchestre de balalakas ou de tsiganes a une spcialit qui

    lui vaut raisonnablement dautres engagements que ceux dunetroupe franaise. La vrit est quil y aurait de la place pour toutle monde si Paris tait plus vivant, si le disque et la radiontaient pas les adversaires du balalakiste aussi bien que delaccordoniste.

    En somme, les migrs russes se sont trop disperss selonleurs aspirations, leurs talents, leurs mrites ou le simple hasard,

    pour jouer, dans quelque branche que ce soit de lactivitnationale un rle vraiment encombrant. On ne voit gure que letaxi ou ils exercent une vritable concurrence. Les anciensmilitaires ont eu trs vite, pour ce mtier assez indpendant, une

    prdilection qui nest pas toujours en rapport avec leursaptitudes. Mais la concurrence russe pse beaucoup moinslourdement dans la crise des taxis que le double tarif nocturne.

    Souvenirs du temps de la DoumaLes Russes ont Paris deux grands journaux : La

    Renaissance et Les Dernires Nouvelles, le premier droite et lesecond gauche, groupant dans sa collaboration surtout desJuifs et des socialistes rvolutionnaires. Mais ces tiquettescorrespondent mal la diversit des sentiments et des opinions

    de lmigration. Il nest pas si simple que cela, surtout quand onest Russe, de faire sa profession de foi antisovitique. Latragdie rvolutionnaire et lexode nont pas aplani toutes lesanciennes querelles. Imaginons que nous ayons t victimes

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    21/51

    21

    notre tour du flau rouge, et qu Rome ou Londres, nouspersistions nous jeter la tte, entre modrs, radicaux,socialistes de France, dmocrates populaires, nos arguments surce que nous navons pas fait et sur les moyens prendre quandnous aurons reconquis le pouvoir. Cest assez cela, compliqu

    par le caractre slave.Un Russe me le disait lautre jour : Il faut bien que

    lmigration ait son idologie. Cest sa raison dtre et

    dattendre. Sans doute. Mais cette idologie est fort mouvante.On peut entendre encore des socialistes se demander avec desarguties infinies sil sera opportun de reconstituer la Douma ousi le parlementarisme est vraiment dfunt. Les anciensconstitutionnels dmocrates (les Cadets) se distinguent toujoursdes nationalistes du centre, et il y a encore beaucoup de nuancesde ceux-ci jusquaux monarchistes lgitimistes.

    Petit petit, ces divergences sont devenues plus abstraites etne paraissent gure servir qu marquer chez les Russes desattitudes intellectuelles. Je ne pense pas que les plus ardentsdoctrinaires gardent beaucoup dillusions ce sujet. Ils

    maintiennent leurs thories un peu comme la tradition de lavodka, avec un intime scepticisme.

    Si les conversions au bolchevisme ont t exceptionnelles,dues des crises de dsespoir, une nostalgie irrsistible de la

    patrie, le temps est dj loin o les Russes exils navaient depenses que pour la revanche. Les officiers et les soldats blancsavaient rv de garder la discipline et la camaraderie militaires,de composer, pour le jour propice, les cadres de la grande armeantimarxiste.

    Beaucoup de popotes staient alors cres, o les artilleurs,les fantassins, les cosaques sefforaient de vivre en commun.

    Puis, les exigences du gagne-pain les ont disperses. Depuis ladisparition du gnral Koutiepoff, lAssociation des ancienscombattants russes a renonc, ou peu sen faut, toute activit.Les amicales de troupiers dun mme rgiment sont nombreuses,comme celles des citoyens dOdessa, de Kiew, de Moscou etdautres villes, mais ce ne sont que des prtextes runions,

    petites ftes. Chez tous, videmment, les esprances sont bienestompes. On retrouve un peu trop, me semble-t-il, lesprit de

    parti, les initiatives isoles et assez confuses parmi lesinstitutions charitables destines secourir les misres de lexil.Les Russes peuvent rpondre quils ont fort faire, avec desmoyens trs mdiocres, pour sentraider, dautant que les annes

    passent, augmentent le nombre des impotents, des vieillards, quisont loin de tous trouver place dans la maison de retraite deSainte-Genevive-des-Bois, dirige par la princesseMestchevsky. Mais il me semble quun organisme centraldassistance et t plus efficace.

    Un regard sur lavenir : les jeunes RussesLes exils russes ont lutt souvent avec une vaillance que

    lon ne souponnait gure chez ces fatalistes. Ils ont souffert

    beaucoup, oubli un peu. Mais voici un aspect tout neuf delmigration : la jeunesse russe, qui arrive lge dhomme. Ellea grandi dans nos coles et nos lyces. Elle sait encore le russe,mais moins bien que le franais, quelle lui prfre certainement

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    22/51

    22

    pour crire, pour changer des ides. Elle a, en commun avecnos tudiants, des gots, des dsirs et des inquitudes, aggravesencore par sa situation. On aurait pu parler dassimilation, sil nestait produit lun de ces phnomnes que les dmographesnont pas prvu : la pousse des nationalismes europens qui,

    partout, sest exerce dabord sur les gnrations daprs guerre.Ces garons en ont ressenti linfluence, bien quils naientsouvent conserv de la patrie que des images enfantines et

    brouilles.Un foss se creuse entre les pres et les enfants, mais pointdans le sens que lon aurait imagin. Ces jeunes gens necomprennent plus les dissentiments de leurs ans. Un Russe decinquante ans ne peut concevoir comme idal quune Russieredevenue semblable celle de 1914 et o triompherait son

    parti, imprialiste ou dmocratique. Il naperoit gure de salut,pour la Russie, que dans un autre cataclysme, emportant de fonden comble ldifice sovitique, une dfaite crasante peut-tre delarme rouge en Extrme-Orient ou devant une invasionallemande.

    Son fils lui reproche ses vux du dsespoir ou bien cettetideur, cette incrdulit grandissante. La rvolution demeure

    bien, pour le Russe de vingt ans, une barbarie, mais il peut lajuger de sang-froid. Il sait quil doit compter avec ce qui a tfait, malgr tout, en U.R.S.S. depuis dix-huit ans. Il na pas deregret, mais une immense curiosit pour cette terre presqueinconnue, ce peuple dont le sang bat dans ses veines.

    Il redoute la guerre, parce que la Russie, mme communiste,reste la patrie, qui serait terriblement diminue et meurtrie parune dfaite. Il se persuade, en lisant la presse rouge, que lecollectivisme est en rgression partout. Les plus purs marxistes,

    les Juifs internationalistes, un par un, ont t carts du pouvoir.Staline, dont on a le droit dcrire le nom quen majusculesgrasses dans les livres et les journaux, nest plus seulement undictateur, mais un despote oriental. On ne dit plus larmerouge quelle est linstrument du proltariat mondial, mais on luiinsuffle un chauvinisme jacobin. Cest de ses rangs, peut-tre,que partira le mouvement librateur.

    Le jeune Russe a mis toute sa confiance dans une faillitecomplte du marxisme, qui lui parat dsormais invitable. Dslors, cest lui, assoupli, clair par la culture occidentale, quereviendra la place de llite dcime. Il sy prpare. Sil se faitingnieur, architecte, contrematre, journaliste, cest dabord

    pour reconstruire la Russie.On voit ainsi, de lmigration morcele, rsigne, surgir un

    mouvement dun optimisme magnifique, qui a pour lui sajuvnile vigueur, sa logique, une prvision certaine desvnements qui se sont drouls jusqu ce jour et, ce qui est

    beaucoup mieux encore, un chef.Cest un jeune aristocrate dorigine caucasienne, M. Kasem-

    Beg, un Mridional dune vivacit entranante. A quinze ans,dans sa province russe, il traduisait Maurras. A seize, il faisait le

    coup de feu dans larme de Wrangel. A dix-huit ans, ildcouvrait les articles de Mussolini.On peut dire quil groupe autour de lui, tant en adhrents

    actifs quen sympathies, la plus brillante part de la jeunesse

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    23/51

    23

    russe migre. Il lentretient dans une doctrine nationaliste etmonarchiste, avec le grand duc Cyrille pour prtendant. Il lui adonn, par son activit mthodique, une organisation dont lasolidit a beaucoup surpris les Russes dancien rgime.

    Dans tous les coins du monde o lmigration sestconcentre, en Extrme-Orient, en Yougoslavie, enTchcoslovaquie, en Amrique, le parti Jeune Russe, n Paris,

    possde des journaux, des sections gardant entre elles des

    contacts permanents. Il a dclar quennemi du rgime stalinienparce que nationaliste, il nhsitait pas tendre la main, par-dessus le rgime, la jeunesse de lU.R.S.S. Il est certain que,grce des ingnieurs, des soldats quil a bien fallu envoyer en

    pays capitaliste apprendre des spcialits, les Jeunes Russespossdent dans les ateliers, dans larme rouge, de secrets agentsde propagande.

    M. Kasem-Beg est louvrier dune foi nouvelle, dgage deschimres, dont jai retrouv la puissance, je dirai presque lasrnit, aussi bien chez une lite dtudiants que chez deshommes faits de trente ans, ptris par ailleurs de notre culture,

    de nos habitudes morales. Leur persvrance prouve que lepatriotisme est bien une ralit spirituelle.

    Quand le gendarme est sans pitiSi nous navions, en France, dautres migrs que les Russes

    blancs, nimporte quelle mesure vexatoire prise contre eux seraitoffusquante. Puisquils sont mls trois millions dtrangers, ilest ncessaire quils soient soumis la rgle commune, dontnous ne cesseront pas de rclamer le renforcement. Linjusticecommence quand le rfugi russe, cause de son isolement, estle plus directement menac, le plus svrement chti par une

    loi si lastique pour tant dautres. Le Russe blanc ne possdeaucun reprsentant officiel. Pratiquement, il lui est impossiblede quitter les frontires franaises. Or, il semble qu causemme de sa faiblesse on fasse contre lui des exemplesimpitoyables.

    Cest, par exemple, le cas du Russe Belokouroff, ancienofficier de la grande guerre, ancien sergent mitrailleur de laLgion, cit lordre du jour par le gnral Thveney, en 1923,

    pour sa conduite au feu, condamn en 1930 pour pugilat, fautevraiment vnielle. Toute condamnation pour un tranger, mmeavec sursis, comporte lexpulsion. Belokouroff passe la frontireallemande. Il est refoul, condamn deux fois coup sur coup

    pour navoir pas quitt la France. Il croupit depuis la Sant,certain dtre rincarcr pour le mme motif ds sa libration,

    puisquil est dans limpossibilit matrielle de satisfaire la loi.Tel autre Russe indigent, pour navoir pas fait renouveler,

    en acquittant la taxe, sa carte didentit, est galementcondamn, expuls, refoul de Belgique, repris, incapable dereconqurir une existence lgale. Ces jours-ci, grce uninterne, il avait trouv un refuge : la morgue dun hpital.

    Cest le mme sort, rpondra-t-on, que celui dun

    communiste italien sous le coup dun arrt dexpulsion et quinose pas se faire rapatrier par un consulat fasciste. Mais lecommuniste italien, arrt les armes la main dans unemanifestation, est un ennemi. Puis, il trouve vite de bruyants

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    24/51

    24

    dfenseurs et un sr refuge dans nimporte quelle municipalitrouge.

    Nous demandons quel est le plus coupable, dun misrableagitateur comme le Juif naturalis Rosenfeld, qui a mrit vingtfois sa relgation pour sa besogne de haine et de trahison, ou dusergent Belokouroff, qui a eu le poing un peu lourd un soir devodka. Mais la Ligue des Droits de lHomme nouvrira jamaissa porte au sergent Belokouroff. Dans un rgime o le ministre

    de lIntrieur est continuellement maonnique, le prjugdfavorable nest pas pour les agents du Komintern circulantchez nous aussi librement que des ambassadeurs, mais pour les

    blancs vaincus, sans dfense, qui ont pch contreladministration.

    Hlas ! nous ny voyons aucun remde. Un statut spcialaux Russes profiterait immdiatement la pire racaille marxiste.Jai cit ces navrantes histoires pour que lon apprenne du moinscomment on peut enfler les statistiques policires afin de nouslaisser croire une stricte surveillance ; que lon sache quil nyaura pas, chez nous, de vritable justice aussi longtemps quelle

    sera soumise aux distinctions dordre politique, sourde auxdistinctions morales, quelle confondra dans la mme peine unmenu dlit et un crime contre la socit.

    VI. Chez les mineurs polonais

    La colonie des intellectuels polonais est une des plusanciennes du Paris cosmopolite, celle dont lhistoire est

    probablement la plus mouvante. Dans ses salons, chez sescrivains, ses artistes et ses aristocrates, a battu pendant tout leXIXe sicle le meilleur sang dun grand peuple. On espre bienque cela ne sera pas oubli, lorsque dans trois ans, par exemple,la belle bibliothque polonaise du quai dOrlans ftera soncentenaire.

    Encore une fois, nous nous dfendons de faire ici le procsdune lite trangre, qui sait distinguer nos qualit et nosdfauts. Pour ceux de ces trangers assez perfides pour se mlerde nos querelles et de nos intrts, pour abuser de notrehospitalit jusqu prtendre sarroger des droits sur nous, lesFranais commencent savoir les reconnatre. On en dresseraquelque jour la liste nominative, si cela devient ncessaire, pour

    viter de dplorables erreurs quand viendra le temps duchtiment.Le vritable problme des trangers en France est celui dont

    nous esquissons ici les aspects les plus importants : cestlintroduction dans nos frontires, depuis quinze annes, desrfugis politiques de toutes les couleurs, et surtout dnormesmasses populaires. Dans un Etat fort o lon aurait eu le couragede faire une vritable politique dimmigration (filtrage, rejet detous les lments ethniquement ou moralement indsirables,assimilation automatique, incorporation par tous les moyens lacommunaut franaise des autres), cette exprience

    dmographique aurait pu obtenir un utile succs, encore quilfaille bien se garder de comparer notre vieux et petit pays avecle fameux creuset dune Amrique de cent vingt millionsdhabitants.

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    25/51

    25

    Parce que nous vivons sous le rgime dune dmocratie tiole,dont les doctrines officielles sont linternationalisme, le culteimpie de la libert et de lgalit, limmigration ouvrire nousa valu beaucoup de dceptions, nous a cr des difficultsauxquelles il est indispensable aujourdhui de trouver desremdes qui ne vont malheureusement plus sans de gravesinconvnients.

    Nous avons visit, jusqu prsent, une plbe exotique

    (Orientaux, Jaunes, Africains), dont ladmission sur notre soldemeure une faute impardonnable, que lon a laisse sedisperser sa guise alors quil fallait lencadrer svrement silon avait vraiment besoin delle.On ne saurait la confondre avec les populations europennes,venues de pays amis, en possession de contrats de travailrguliers, qui nous ont rendu des services nullementngligeables, quelquefois irremplaables.

    Cest dans ses colonies, polonaises, italiennes, que lon peutrencontrer les sujets les mieux dsigns pour une assimilationnaturelle. Mais justement, leur extraordinaire densit, dont nous

    sommes les premiers responsables, sur des parties souvent trstroites du territoire (cent mille Italiens dans les industries de laMoselle et de la Meurthe-et-Moselle), cre de nouveaux etgraves problmes, droutant toutes les prvisions dessociologues en constituant des lots impntrables dtrangers,des petites patries irrductibles.

    Quatre cent mille PolonaisIl existe, dans la banlieue parisienne et sur la zone, des

    noyaux polonais (22.000 en tout au mois de juillet dernier), quelon distingue vite de leurs voisins armniens, espagnols,

    italiens. Je signale aux curieux certains hameaux, par exempledans leffarant bric--brac ethnique des alentours de la porteMontmartre, des auberges de planches, avec leurs servantes

    joufflues en broderies nationales, avec leurs buveurs massifs,taills la serpe. Elles surgissent plus propres, plus nettes, pluslointaines aussi du pullulement des gitanes braillardes, auxchles aveuglants, dont la marmaille se confond, sous la boue, lacrasse et le hle, avec celle des manuvres espagnols, de lahorde des brocanteurs et receleurs juifs, talant toutes lesvariantes de lophtalmie, de la conjonctivite, des dermatoses.Mais pour tudier sous son aspect le plus typique, le plussaisissant, limmigration polonaise, il faut aller la voir dans le

    Nord de la France, o elle groupait, lan dernier encore, pourdeux seuls dpartements (Nord et Pas-de-Calais), cent quarantemille mes environ (35 % des 400.000 trangers de la rgion etaussi des 400.000 Polonais).

    Les excellents trains du rseau me portent en trois heures etdemie au cur du bassin minier. Le paysage, malgr sadramatique monotonie, malgr ce jour terne, nest pointaccablant. Limmense capitale du charbon franais, qui nadautres monuments que les tours de ses puits, tend linfini

    ses petites maisons, ses rails o les Decauville haltent en toutsens. Bien que lactivit y soit aujourdhui rduite, une viepuissante en monte encore. Je comprends que la race ne soit pastriste, que tant dingnieurs se soient attachs ce terroir do la

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    26/51

    26

    nature a disparu, o les vieux lieux-dits, qui subsistent mmedans les grandes mtropoles, ont t remplacs par des numrosde fosse : un tel habite au numro 3 de Livin, au numro 5dOstricourt.

    Il y a vingt ans, au bout de cet horizon, loffensive delArtois se prparait. Je suis quelques kilomtres de Neuville-Saint-Waast, de Souchez, dAblain-Saint-Nazaire, de Notre-Dame-de-Lorette. La ligne Woltan du systme Hindenburg

    suivait presque cette voie lautomne de 1918. La guerre futpresque aussi acharne par l qu Verdun et au Chemin desDames. Moins de dix ans aprs, cependant, tout tait debout,stait mme prodigieusement dvelopp, en surface commedans le sous-sol affreusement dvast. Besogne colossale, quelon aurait pu mener bien, il faut le dire, sans nos auxiliairestrangers.

    Les premiers des Polonais arrivrent en 1919, presque enmme temps que les rfugis. Les compagnies de mines setrouvaient alors devant une situation plus que critique : fossesinondes, dboises, bouleverses, toutes les installations de

    surface en miettes. Et plus de bras pour la gigantesque besognequi sannonait.

    La guerre avait dcim le corps des mineurs, dispers auxquatre coins du pays les jeunes qui eussent fourni les apprentis.La mtallurgie, les entreprises de construction, elles-mmesdmunies, opraient un dbauchage trs actif parmi les dbris decette excellente main-duvre, laborieuse et discipline. Ladmagogie, naturellement, achevait de dgoter le mineur par la

    journe de huit heures, par linfluence des syndicats quisefforaient de niveler les salaires, de mettre sur le pieddgalit un manuvre de la surface et un piqueur du fond. Telle

    mine, dclare M. Mauco, ne runissait plus que 1/5 de leffectifncessaire. Dans lensemble, les houillres franaisesdisposaient peine de 120.000 ouvriers, pour 300.000 dont ellesavaient le plus urgent besoin.

    Cest alors quon se rsolut faire appel aux mineurs deWestphalie et de haute Silsie, qui venaient depuis peu dtrerendus la Pologne. Les Polonais, dj utiliss avant la guerredans lagriculture, ne jouissaient pas dune trs bonnerputation. Mais aussi, leur recrutement avait t confi auxagents les plus louches. On pouvait avoir la main plus heureuse,cette fois, et on leut. Les vingt mille premiers Polonaisimports, bien tris, taient dexcellents mineurs, rompus leurtravail, vigoureux, et qui abattirent une norme besogne.

    Rsultat encourageant. Raisonnablement, on pouvait enprofiter pour continuer lopration sur une plus vaste chelle.Mais il est dplorable que lEtat, toujours press de se mler auxaffaires qui le regardent le moins, soit rest presque neutre dansune question nationale. A son dfaut se cra, en 1924, uneSocit gnrale dimmigration, la S.G.I., en liaison avec lesoffices de placement polonais, tchques, yougoslaves.

    La S.G.I. assuma dnormes responsabilits : tablissement

    de contrats de travail rguliers, routage travers la moiti delEurope de bataillons de proltaires, souvent trs primitifs,embarqus dans des trains diviss en trois tronons isols : un

    pour les clibataires, lautre pour les filles, le troisime pour les

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    27/51

    27

    familles ; rpartition des migrs selon les commandespralables des employeurs. (Cest ainsi que tel Polonais, appelpar une ferme isole, y tait expdi de Toul, gare de triage,avec une tiquette au cou, comme un colis postal.)

    Certainement, luvre de la S.G.I. fut importante etefficace. En groupant les migrs, elle vitait en grande partieles dsordres, les fraudes scandaleuses des arrives en ordredispers, o lEtat, comme sur les frontires mridionales pour

    les Italiens, les Espagnols, les Orientaux, tait le seul juge.Mais en Pologne, lafflux incroyable des postulants limmigration ne pouvait aller sans erreur. En 24 heures, ilfallait dsinfecter, vacciner, examiner mdicalement, dans unvrai conseil de rvision, souvent plusieurs milliers dindividus,fournir des papiers ceux que lon dclarait bons . Lecontrle moral tait peu prs nul. La politique purementutilitaire de la S.G.I ., distribuant ses Polonais au hasard de saclientle, tenait un compte trop mdiocre des facteurs propicesou dfavorables lassimilation. Surtout, la S.G.I., socitanonyme, qui touchait six cents francs par travailleur import,

    avait un intrt majeur en introduire le plus grand nombre. Laplus lmentaire prvoyance et command que lon fermt lesfrontires ds 1929, tandis que les premires annes de crisevirent peine diminuer le chiffre des convois.

    Cent mille mineurs indispensables, bien disciplins,pouvaient se confondre naturellement, ds la premiregnration, avec le peuple franais. Quatre cent mille Polonais,

    pour les trois quarts rpartis dans la grosse industrie, la grandeculture de cinq ou six dpartements de lEst et du Nord, ontconstitu une masse htrogne telle quaucune nation naaujourdhui les moyens conomiques et politiques de

    lassimiler.

    Lens-LivinJarrive Lens. Aussitt, la Pologne maccueille. La

    premire affiche aperue, cause de sa taille, est celle dunjournal, le Wiarus Polski (le Brave Polonais), lun des quinze ouvingt dits dans la rgion pour la colonie. Polonais le premierrestaurant, la premire boutique, le premier bureau, qui est unoffice dimmigration, de placement, de cartes de travail. Lasensation immdiate est celle de dbarquer dans un pays

    bilingue.Une enqute, o que lon soit, commence toujours par des

    propos changs avec le contrleur du train, le barbier, lecabaretier, lhtelire, le commis voyageur. Pourquoingligerait-on ces menus tmoignages ? Si niais quils soientsouvent, ils sont plus significatifs que le topo rglementaire dequelque prfet. Ils dclent les sentiments des trois quarts deshabitants.

    Japprends ainsi que les Polonaises ont une rputationtablie de gaillardises, et lon cite des faits divers, quelquefoissanglants, lappui. Leurs us et coutumes, aprs quinze annes,

    rencontrent la mme rprobation. Personne ne se soucie fort deconnatre leur esprit politique. Mais on na pas encore pucomprendre quils jettent dans leur bire une quantit inusite degenivre, quils avalent leur saucisson mou, sans pain, par demi-

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    28/51

    28

    mtre, avec des piments comme le pouce et des concombrescomme le bras.

    Il me semble dj que les deux populations ont vcu cte cte sans le moindre change profond : dune part, la mfiancedes migrs, de lautre, cette incuriosit foncire de tous lesFranais du peuple et de la petite bourgeoisie. Linstallation desPolonais leur est devenue la fois familire et presquengligeable. Ils en ont vu bien dautres par ici : Quand nous

    sommes revenus en 1919, mont dit des ingnieurs, desfonctionnaires, ctait un champs de gravats sur des kilomtres.Les vieux de soixante ans, qui avaient pass l toute leur vie, neretrouvaient mme plus la place des rues. Pour dblayer, il fallutune petite arme de Chinois, de Kabyles, dEspagnols. acouchait dans des baraquements, a rodait, a se tuait. A cinqcents mtres de la gare, les rues, quand on a commenc rebtir,taient si dangereuses quon ne sy serait plus aventur la nuittombante sans un revolver.

    Certainement, aprs le contact de cette lie aujourdhuidbande, les Polonais ne paraissent gure encombrants. Ce

    matin, Lens et Livin, les deux villes qui se confondent, lescits paraissent abandonnes aux enfants. Je nentends que lefranais autour de moi, dans des secteurs o lon ma pourtantsignal de grosses agglomrations polonaises. Sensation asseztroublante. Cette petite fille aux joues rouges et vernies commedes pommes du Canada, au fichu vert nou sous le menton, nestcertainement pas de chez nous. Mais elle a les mmes gestes, lemme argot que les petits Artsiens. Et je comprends beaucoupmieux son accent, qui lui a t enseign par linstituteur et non

    par le jargon sympathique et chuintant du cru.Tous les trente ou quarante pas, quand on sort des cits, une

    boutique polonaise. Lens, o se sont groups les fonctionnaires,les commerants tablis de pre en fils, tient la colonie trangreun peu lcart de son centre. Cependant, des charcutiers, deshorlogers venus de Lwoff, de Thorun, se sont glisss jusquedans les deux ou trois artres principales, entre Le Repos de la

    pdale, estaminet , et Le Soldat laboureur .Bientt, je ne tarde pas voir, sur des vitrines de tailleur, de

    fourreurs, quelques patronymes dIsral. Jen tais sr : o il y adu Polonais, il doit bien y avoir du Juif. Ceux qui paient patentesont une infime minorit. Jen apercevrai surtout dans les sallesdattente, les autobus, sur les marchs o ils liquident lasauvette nimporte quoi. Juifs bistrs, dont la houppelande est

    presque encore une lvite, tels que lon en rencontre plus quedans les Karpathes. Juifs dteints de poil, de peau et de hardes,en perptuels dplacements, chargs de ballots mystrieux. Ilsrpugnent galement aux Polonais et aux Franais du bassin quiles accusent, non sans raison, des pires commerces. Impossiblede ne pas songer devant eux des espionnages de la plus bassezone, des complicits sordides avec les contrebandiersdarmes, de stupfiants, avec les agents rvolutionnaires.

    Ces Juifs de cauchemar sont arrivs derrire les mineurs

    polonais comme nagure les dtrousseurs de champs de bataillederrire les armes. Le pis est que, ntant pas inscrits commeouvriers, ils ont pu pntrer librement chez nous, esquiver tousles contrles. Un honnte artisan anglais ou suisse qui vient

  • 7/31/2019 Rebatet Lucien - Etrangers en France

    29/51

    29

    passer huit jours en France risque dtre soumis de multiplestracasseries, suspect dinfractions toutes les lois imaginables.Mais le crapuleux nomade, lirrgulier rejet par quelque ghettode Galicie, parce quil se donne pour commerant , voitsouvrir deux battants notre frontire comme sil exhibait un

    passeport diplomatique.

    Aux mines de Courrires

    Sallaumines, sur la rive droite du canal de Lens, a t lacommune de France qui possdait le plus fort pourcentage dePolonais : plus de la moiti de ses 14.700 habitants. Ce mois-ciencore, malgr de rcents dparts, sur 6.300 trangers, elle a

    prs de 5.200 Polonais (les 1.100 autres : Tchques, Serbes,Hongrois, Italiens, vivent dans les mmes conditions).

    Je suis sur le territoire des mines de Courrires, dont le nomest demeur tragique depuis le 10 mars 1906, la catastrophe auxdouze cents victimes. Voici le monuments des 200 mineurs deSallaumines, tus par le grisou. A droite, cest