[Re] lire Magritte

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Patrick SouverynS - PaScal HeinS [RE] LIRE MAGRITTE 7 clefs pour comprendre une œuvre d’art

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7 clefs pour comprendre une oeuvre d’art

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Q     ue se passe-t-il lorsqu’on regarde une œuvre d’art ? Quels sont les moyens didactiques susceptibles de faire naître connaissance, compréhension, voire appréciation auprès d’un public non averti ?

Faisant écho à l’ouverture à Bruxelles, en 2009, du Musée Magritte, les auteurs de [RE] LIRE MAGRITTE répondent à ces questions en proposant, outre

• une contextualisation de l’œuvre de René Magritte dans l’art du XXe siècle,

• une mise en perspective de ses peintures dans le mouvement surréaliste,

• une biographie du peintre consignant les éléments marquants de son parcours,

7 clefs de lecture, conçues pour entrer dans l’univers de Magritte et dé-coder ses tableaux. Des pistes pédagogiques initient au dépassement des émotions premières que suscite tout face à face avec une œuvre d’art pour accéder à une description objective, puis à une analyse en profondeur de celle-ci

Véritable parcours initiatique, cet ouvrage s’adresse aux enseignants du secondaire ou du supérieur désireux de faire (re)découvrir l’œuvre de Magritte en classe, mais aussi à toute personne s’intéressant à l’art.

Le CD-Rom, produit par l’asbl ÉCLAT et offert avec ce livre, permettra au lecteur de voir les tableaux en couleurs et à l’enseignant de projeter en classe les œuvres analysées.

MAGRITTE, René, Le faux miroir, 193519 cm x 27 cmCollection privée.© C. Herscovici SABAM Belgium 2009

ISBN 978-2-8041-0489-4

MAGRITwww.deboeck.com

Patrick SouverynS - PaScal HeinS

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Table des matières

Introduction 5

Partie i Contexte 9

Chapitre 1 Une brève introduction à la peinture du XXe siècle 11

Chapitre 2 Le surréalisme 27

Partie ii Magritte 39

Chapitre 3 René Magritte Aperçu biographique 41Chapitre 4 Première clef De l’approche de l’image à

l’interprétation 51Chapitre 5 Deuxième clef Confusions dans le champ

du réel 63Chapitre 6 Troisième clef La leçon de(s) choses 83

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Chapitre 7 Quatrième clef La récurrence évidente ou l’image obsessionnelle 95

Chapitre 8 Cinquième clef Magritte entre mots et images 113

Chapitre 9 Sixième clef Des invariants significatifs 123Chapitre 10 Septième clef Mystère et système Magritte 131Chapitre 11 Un autre regard

« Un tableau ne vit que par celui qui le regarde » 139

Chapitre 12 Quelques mots pour conclure 145

Œuvres reproduites et crédits photographiques 147

Bibliographie et abréviations 151

Index 153

Annexes 155

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Serio ludere

Serio ludere. « Jouer sérieusement ». Ce proverbe de la Renaissance est devenu notre leitmotiv. Penser, c’est se prendre au jeu des idées comme aux jeux de hasard. Très vite, le jeu des idées s’étend aux dimensions d’un labyrinthe. On peut s’y perdre, cela fait aussi partie du jeu. Mais l’enjeu, le véritable enjeu, c’est d’en sortir, de s’y retrouver, de se retrouver. Tisser un nouveau fil d’Ariane devient une nécessité autant qu’une obligation. Comme l’historien néerlan-dais Johan Huizinga, nous pensons qu’il est mobilisateur d’aborder l’art d’une manière sérieuse et ludique à la fois. L’Homo ludens de Huizinga, ouvrage aujourd’hui classique de l’anthropologie cultu-relle, débute par cette « sentence » : « Spel is ouder dan cultuur. » « Le jeu est plus ancien que la culture elle-même. » Aucun aspect de la culture n’échappe à l’empreinte du ludique. Chacun sait par ailleurs ce qu’il en est des apprentissages. La didactique ne peut raisonnable-ment pas faire l’économie du ludique.

Introduction

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Jouer sérieusement avec Magritte

Le monde des images de René Magritte vaut bien un jeu initiatique d’une centaine de pages. Adepte doué du jeu, Magritte bouleverse les dogmes, les règles, les normes. Il renouvelle la faculté d’étonnement. Ses images, simples en apparence, sont les reflets d’une pensée complexe. « Rien n’est confus, sauf l’esprit », disait-il. Magritte envisage le monde, non pas à contresens, mais selon une autre logique. Une autre logique qui n’a rien d’illogique puisqu’elle éprouve cette sacro-sainte réalité. Une posture, un état d’esprit typiquement surréaliste.

Les peintures de Magritte sont appréciées comme de « belles images ». Facilité illusoire de lecture des images qui résulte d’une paresse analytique. Car le jeu ne manque pas de sérieux. Si l’œuvre de Magritte n’interdit évidemment pas la contemplation, sa richesse se perçoit vraiment dans l’analyse. Malgré l’obstination de l’artiste à nier le jeu de l’interprétation autant que celui d’une peinture qui donnerait à voir des idées ou des sentiments, nous sommes autorisés à développer des axes d’analyse qui favorisent la compréhension des images. Poésie et mystère bien gardé n’y perdent pas au change.

Découvrir la polysémie d’une image nous emmène dans ce que la lecture de l’image a de plus excitant. Insister sur cette polysémie permet de casser le mythe illusoire de la facilité de lecture des images. Magritte aimait à se qualifier de « faiseur d’images ». Une expres-sion qui n’a pas manqué d’ouvrir la voie aux commentaires les plus réducteurs. Mais une expression qui, bien entendue, fait immédia-tement penser à l’expression « primaire de l’image ». Magritte et son « réservoir à images ». La spécificité du langage iconique est encore trop souvent sous-estimée alors que, paradoxalement, nous vivons dans un monde envahi par les images. La manière de concevoir la nature profonde des images est également largement ignorée. Or, ces aspects ne manquent pas d’intérêt car le langage de l’image est notre langue maternelle à tous, notre véritable « langage source ».

Sept clefs. Sept clefs pour ouvrir quelques portes de la pensée de Magritte et aborder ses représentations mentales devenues peintures.

Clef 1. • De l’approche de l ’image à l ’interprétation ou comment voir, regarder et apprécier l’œuvre sans trahir la pensée de l’artiste.

Clef 2. • Confusions dans le champ du réel ou comment Magritte chambarde la réalité objective.

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Clef 3. • La leçon de choses ou comment Magritte introduit dans son œuvre la leçon de vie.

Clef 4. • La récurrence évidente ou l’image obsessionnelle ou comment une image peut participer de l’éternel retour d’une pensée devenue obsession.

Clef 5. • Entre mots et images ou comment mots et images partici-pent dans un même espace au démantèlement du réel.

Clef 6. • Des invariants significatifs ou comment raison et émotions trouvent leur place dans une œuvre originale.

Clef 7. • Mystère et système Magritte ou comment le mystère a pu déboucher sur un véritable système.

Magritte, on aime ou on n’aime pas …

La première impression est-elle toujours la bonne ? N’est-elle pas souvent trompeuse ? Une impression ressemble à une opinion que l’on se fait rapidement sur quelqu’un ou sur quelque chose, mais l’art s’accommode mal d’une telle rapidité de jugement. Légitimement, il exige autre chose qu’une acceptation ou un rejet instantané. C’est l’inévitable confrontation entre éléments visuels perçus et représenta-tions mentales qui enclenche cette première impression. La percep-tion initiale est alors « affectée », positivement ou négativement. La perception que nous avons de la réalité dans son ensemble est biaisée. Au-delà des jugements a priori, une porte peut s’ouvrir. Commence alors un véritable périple. L’œuvre de Magritte questionne, c’est même son fondement. La complexité de la pensée de Magritte débouche souvent sur une culture du paradoxe. Magritte fouille la réalité pour mettre au jour des objets liés par des affinités secrètes, électives. Il cherche, doute, hésite et trouve. Si le monde des idées règne hors de la caverne, à l’intérieur, c’est Magritte qui anime le théâtre des ombres. Les images se succèdent et poussent le regardeur à se rallier à cette faculté d’étonnement.

Jouer sérieusement avec Magritte implique de prendre La lunette d’approche, de regarder, d’analyser La réponse imprévue pour rejoindre Le principe du plaisir, un Principe d’incertitude. Plaisir de jouer avec les images et les idées sélectionnées. L’empreinte du ludique est partout présente dans l’œuvre de Magritte. « Jouer sérieusement » est un axe méthodologique efficace. Être sérieux devient très vite ennuyeux ou

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laborieux. (Re)lire Magritte de manière « serio ludere » réclame de s’ap-puyer sur une approche interactive, elle-même fondée sur la décou-verte. Un jeu avec un maître du jeu et des joueurs. Le maître énonce les règles et les joueurs s’engagent à les respecter. Participer est essen-tiel. Le maître du jeu possède les clefs : (Re)lire Magritte, tutorial ou didacticiel. Le rôle du maître du jeu est d’animer au sens noble le jeu et d’éveiller chez chaque joueur une compréhension graduelle. Alors seulement, le jeu des idées devient passion. Et la passion, contagion. Rendre passionnant le jeu des idées n’est pas gagné d’avance, et il s’agit pour nous d’en démontrer la pertinence à court et à long terme. Sept clefs pour ouvrir quelques portes. « Le vrai mystère du monde est le visible, et non l’invisible », a écrit Oscar Wilde. Avec Magritte, la démonstration en images.

Le présent essai est structuré comme un parcours initiatique, du général au particulier. L’introduction à la peinture du XXe siècle est un prérequis, un canevas qui contextualise Magritte et le sur-réalisme ; il demande à être complété. La définition du surréalisme permet d’envisager la complexité des ramifications d’un des mouve-ments les plus importants du siècle dernier et de situer Magritte dans une des deux tendances fortes de la surréalité. Aborder l’œuvre de Magritte apparaît, à première vue, comme un exercice simple, mais l’artiste, « faiseur d’images », sort de son célèbre chapeau un ordre et une réalité qui lui sont propres. Les sept clefs proposées ne peuvent répondre que partiellement à l’énigme magrittienne.

Toute approche de l’œuvre d’un artiste implique nécessairement une sélection. Sélection d’autant plus cruelle que la production est abondante. Ici, de grands absents, mais une consolation quand même : l’initiation proposée permet de leur faire, au moment choisi, une place. Chacun des documents sélectionnés peut être le point de départ d’une nouvelle analyse, clefs à l’appui.

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Les débuts du surréalisme

Le mot « surréalisme » fait maintenant partie du langage commun. Sous sa forme adjectivée, il qualifie une attitude ou un événement inattendu, insolite ou hors norme, frappé le plus souvent d’une bonne dose de dérision ou de « non sens ». En Belgique particulière-ment, tout peut être un jour où l’autre « surréaliste », de la politique jusqu’au pays lui-même, et le succès populaire de Magritte n’y est pas étranger. Mais le surréalisme est bien plus qu’une « bizarrerie ». Mouvement artistique constitué, il se démarque des autres courants d’art du XXe siècle par une attitude qui dépasse les frontières des préoccupations esthétiques et formelles. À la fois philosophie et doc-trine, le surréalisme a pour ambition de rendre à l’esprit une liberté d’action étouffée par les conventions de la tradition.

Historiquement, le surréalisme se développe entre 1924 — publi-cation par André Breton du premier Manifeste du surréalisme — et 1969 — dissolution officielle, trois ans après la mort de Breton, du

Chapitre 2 Le surréalisme

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groupe surréaliste parisien. L’histoire du surréalisme est, en effet, avant tout une histoire française. Si le mouvement acquiert rapide-ment une dimension internationale grâce à l’impact de ses idées et de ses productions, mais aussi par l’origine variée de ses membres et par ses ramifications (apparition des groupes surréalistes belge, amé-ricain, etc.), l’épicentre du surréalisme « orthodoxe » se situe à Paris, dans la sphère d’André Breton. C’est à Paris en effet que l’histoire du surréalisme débute, et les histoires de l’art résument souvent l’étude du mouvement aux seuls émules « parisiens » de Breton. Mais être surréaliste dans les années 1930, période rétrospectivement la plus prolifique d’un mouvement dont la chronologie spécifique dépassera largement la pertinence des propositions dans le temps, c’est chercher à éveiller l’intérêt des « pères fondateurs » et se faire admettre au sein de ce « noyau dur collectif » dans une capitale qui reste, pour quelques années encore, la capitale des arts et des avant-gardes. Une aspira-tion au rapprochement dont témoignent les trois années de résidence parisienne de René Magritte qui entretiendra avec les surréalistes « français » des relations compliquées. Mais, pour paraphraser Breton, « qu’est-ce que le surréalisme ? »

Le mot « surréalisme » précède la naissance officielle du mouve-ment. Mot d’emprunt, il provient du néologisme « surréalité » inventé en littérature en 1917 par Guillaume Apollinaire. L’intérêt du terme « surréalité » pour Apollinaire réside précisément en son absence de référence à quoi que ce soit de déjà connu dans le domaine artistique. Le premier Manifeste du surréalisme d’octobre 1924 propose, comme dans un dictionnaire, une définition dont l’effet « boomerang » sera la reprise telle quelle par les dictionnaires généraux : « Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’expri-mer, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Définition placée sous le signe de l’entreprise freudienne et qui, comme le soulignera plus tard Breton, correspond à une période « purement intuitive » du surréalisme fondée sur la « croyance qui s’y exprime en la toute puissance de la pensée, tenue pour capable de s’émanciper et de s’affranchir de ses propres moyens », période qui laissera ensuite la place à un surréalisme plus « raisonnant » où s’ins-crit la démarche plastique de Magritte.

Pour lever les ambiguïtés d’une définition restreinte aux notions d’inconscient et d’automatisme qui mèneront rapidement à une

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dérive sémantique — qualifiée par Breton de « je ne sais quelle atti-tude transcendantale » —, l’auteur précisera ses intentions. En 1934, soucieux de faire comprendre les aspirations intimes du mouvement, Breton définit le surréalisme comme un « approfondissement du réel », une « prise de conscience toujours plus nette en même temps que plus passionnée du monde sensible » placée sous le signe du double refus du conformisme et de tout « système de connaissance » érigé en « refuge » de la pensée 5. Expérimenter les techniques psy-cho-linguistiques de l’automatisme pour sonder les « mystères » de l’inconscient n’est qu’un des moyens mis à disposition d’un ambi-tieux programme d’action qui déborde largement les frontières d’une esthétique pour s’étendre à tous les domaines de l’existence. Lorsque Breton déclare par la formule que le surréalisme « a fait faire un pas décisif à l’unification de la personnalité (…) en voie de plus en plus profonde dissociation » 6, il sous-entend avoir réconcilié conscient et inconscient, raison et émotion, réalité extérieure et réalité intérieure considérés comme des entités séparées, psychiquement hiérarchisées dans l’édification de l’être et artificiellement opposées en contrai-res. En ce sens, le surréalisme n’est pas un mouvement de « rupture » mais un mouvement de « suture » dont l’état des lieux, bien que fondé sur des constats empiriques, augure bien des conclusions récentes des neurosciences.

Si les surréalistes se proposent d’explorer le « fonctionnement réel de la pensée » sans aucune restriction des moyens d’expression, ils accordent d’entrée de jeu une nette préférence à l’écrit. Le surréalisme en effet est d’essence littéraire et les surréalistes de la première heure, à l’instar de Breton, essentiellement des écrivains : Louis Aragon, René Crevel, Paul Eluard, Robert Desnos, Philippe Soupault… Pour Breton, l’« acte fondateur » du surréalisme réside dans la rédac-tion en 1919 avec Soupault des Champs magnétiques, un ensemble de textes dans lesquels les auteurs empruntent les chemins de l’écriture automatique 7.

Consciente de l’importance du langage verbal comme médiateur culturel dans l’expression de la pensée, l’entreprise surréaliste fera du terrain des mots son poste d’exploration avancé. Pour les surréa-listes, libérer la pensée, c’est avant tout libérer le langage verbal de

5 Pour les citations qui précèdent, voir BRETON, André, Qu’est-ce qu’est le surréalisme ?, Paris et Cognac, Actual / Le temps qu’il fait, 1986 (éd. originale 1934), p. 11-12.6 Voir BRETON, André, op. cit., p. 27. 7 Idem, p. 11.

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MAGRITTE, La reproduction interdite, 1937

MAGRITTE, René, La reproduction interdite, 1937Huile sur toile, 81 cm x 65 cmSignature, en bas à droite : MagritteRotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen© C. Herscovici – SABAM Belgium 2009

Chapitre 5 Deuxième clef

Confusions dans le champ

du réel

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Magritte a peint de nombreux portraits. Plusieurs d’entre eux seront également le lieu d’un questionnement de la représentation. Ici, un homme debout face à un grand miroir tourne le dos au specta-teur. Le miroir répète l’image de l’homme à l’identique, ne dévoilant à nouveau que son dos. Trahison pour cet homme, condamné à se regarder de dos mais aussi, paradoxalement, surprenante découverte. Trahison du spectateur qui n’apprend rien de plus. Au pied du miroir, sur le manteau de la cheminée, Les aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe.

Un miroir est censé reproduire une image fidèle, toutefois inversée, du sujet qui lui fait face. Infidélité du miroir qui refuse ici de remplir sa fonction : réfléchir fidèlement, renvoyer par réflexion. Refus par-tiel cependant puisque le livre subit le sort ordinaire d’une réflexion inversée. Sa reproduction fidèle brave l’interdit déclaré par le titre de l’œuvre. Cette réflexion dissemblable, qui relève de l’impossible, entraîne une rupture de sens. Le miroir est « doué » pour engendrer le mystère. Les reflets sont généralement accusés de mensonge. Ici, c’est Magritte qui fait mentir le miroir. Nous savons tous que les miroirs ne mentent pas. Seule la fiction peut faire mentir un miroir.

Ce « portrait manqué » du collectionneur anglais Edward James est un hommage au genre fantastique et, plus précisément, à l’énig-matique Edgar Allan Poe. Il fait penser à cette phrase très jeu de mots, jeu d’idées énoncée par Jean Cocteau : « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images. »

Pas plus que la cohérence du discours ne suscite la surprise, le « franc-parler » du miroir n’autorise la poésie. Magritte connaît la manière. L’apparence ordinaire de cette image aux frontières de la photographie suscite une première lecture vite contrariée. Une autre logique s’impose au spectateur, celle du poète. Derrière un miroir, tout est à l’envers. Doublement à l’envers avec Magritte. Et la « repro-duction interdite » plongée vers l’infini.

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MAGRITTE, Les promenades d’Euclide, 1955

MAGRITTE, René, Les promenades d’Euclide, 1955Huile sur toile, 162 cm x 130 cmSignature, en bas à gauche : Magritte ; inscription au revers : LES PROMENADES D’EUCLIDE 1955Minneapolis, The Minneapolis Institute of Art© C. Herscovici – SABAM Belgium 2009

La perspective, telle qu’elle fut théorisée durant la Renaissance, confère à la représentation son statut de réalité. La réalité physique de la représentation réside quant à elle dans ses éléments constitu-tifs (support, pigments, etc.). C’est par la perception visuelle que la représentation prend sa place dans la réalité objective. Nier toute réalité à la mimesis serait peut-être une erreur. La mimesis requiert d’assumer cette fidélité à la réalité et donc d’en passer par les règles classiques de construction perspective pour correspondre aux normes de la perception.

En apparence, dans Les promenades d’Euclide 23, tout respecte la règle. Mais Magritte introduit un tableau dans le tableau, une image dans l’image qui perturbe la représentation du paysage urbain. Comme sur une scène de théâtre, les rideaux ouverts font pénétrer visuellement dans un espace illusionniste. La confusion avec le pay-sage représenté sur le tableau dans le tableau est rendue impossible. Magritte montre explicitement le contour gauche du châssis et les clous de fixation de la toile 24. Le tableau dans le tableau reflète-t-il vraiment ce qu’il cache ?

La peinture d’un paysage n’est pas le paysage et le tableau dans le tableau double l’artifice. Magritte nous rappelle que l’art est une

23 Euclide : mathématicien grec, auteur des Éléments, un des ouvrages les plus célèbres de l’histoire des mathématiques.24 Pour éviter les tensions au niveau de la toile, le cloutage sur le châssis est plus souvent réalisé à l’arrière que sur les côtés. Magritte montre au mieux le support et ses caractéris-tiques, renforçant le rapport au réel et en même temps l’illusion.

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imitation trompeuse de la réalité et qu’il existe un réel plaisir d’être trompé. Pendant plus de trente années, Magritte utilisera l’artifice du tableau dans le tableau. Dans Les promenades d’Euclide, cet arti-fice présente une avenue en perspective où, seuls, deux personnages se promènent. Euclide et Magritte ? Une tour au toit en poivrière double la sensation de profondeur dans un rapport perturbant posi-tif/négatif fondé sur la symétrie.

De La clef des champs aux Promenades d’Euclide, Magritte contredit volontairement la veduta 25 par la présence d’un obstacle qui, même s’il s’agit d’un tableau peint, reste un élément « opaque ». L’ouverture sur le monde est condamnée par la démonstration de l’illusionnisme inhérent à la peinture. Devant l’allège de la fenêtre, le chevalet trône, bien stable, pour mieux rappeler cette tromperie de l’autre réalité. La peinture en tant qu’empreinte du visible ? Avec Magritte, rien n’est moins sûr.

MAGRITTE, Le Tombeau des lutteurs, 1960

MAGRITTE, René, Le Tombeau des lutteurs, 1960Huile sur toile, 89 cm x 116 cmSignature, en bas à droite : Magritte ; inscription au revers : LE TOMBEAU DES LUTTEURS Magritte 1944 ; [effacé] LE CHANT D’AMOURCollection Marcelle Hoursy Torczyner-Siva© C. Herscovici – SABAM Belgium 2009

Intitulé d’après une nouvelle du symboliste Léon Cladel, Ompdrailles, le tombeau de lutteurs (1879), ce tableau peint sur com-mande montre une rose rouge de taille démesurée envahissant une pièce du sol jusqu’au plafond. Une fenêtre aux rideaux tirés illu-mine la pièce. La rose projette une ombre sur le plafond et le mur de droite. Elle occupe la pièce mais se positionne contre un mur. Un peu « gênée » d’être aussi grande, elle emplit l’espace sans l’accaparer. La sensation du vivant est ici particulièrement tenace. Le mystère naît à la fois de la disproportion de la rose et de son « attitude », de sa « texture » que seul le vivant peut incarner.

25 Veduta : « vue », en italien. Nom utilisé pour qualifier une fenêtre ouverte sur le monde (perspective). Les vedute sont des représentations de paysages naturels ou urbains.