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1 Raymond Lulle, entre Jâbir ibn Hayyân et Jacob Boehme ou La théorie naturaliste élémentale du « corps glorieux » dans l’Histoire.

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Raymond Lulle, entre Jâbir ibn Hayyân et Jacob Boehme

ou

La théorie naturaliste élémentale du « corps glorieux » dans l’Histoire.

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« … car ànima racional és conjuncta ab cors human lo qual participa ab totes creatures, aiteynént la ànima sa fi en Déu per membrar el, entendre e amar, ateny lo cors sa fi en Déu, e en lo cors d’aquell home qui ateny la sua fi en Déu per benauyrença, atenyen lur fin les altres creatures corporals en Déu per aquell cors human benauyrat e glorificat, axí com los corsses celestials e les quatre substàncies del món, ço és a saber, los quatre elements e lurs calitats, … »

Ramon Llull Libre de anima racional XXI : 167. « … car l’âme humaine est conjointe au corps humain lequel participe de toutes les créatures. Avec l’âme qui atteint sa fin en Dieu en l’aimant, le comprenant et se souvenant, le corps également atteint sa fin en Dieu et dans le corps de cet homme qui atteint sa fin en Dieu par bénédiction, atteignent également leur fin en Dieu toutes les créatures corporelles par ce corps humain bienheureux et glorifié ainsi que les corps célestes et les quatre substances du monde c’est à dire les quatre éléments et leurs qualités … »

Raymond Lulle Livre de l’âme rationnelle XXI : 167.

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Une des questions centrales des religions est la question de la présence du mal en ce monde. Pour les religions anciennes, la question est réglée par l’ambivalence des divinités qui, tout à la fois créatrices et destructrices, sont des « coïncidencia oppositorum » de bien et de mal. Pour le christianisme, à la suite de la philosophie grecque, le problème est plus complexe car le Dieu-Un est une perfection de Bien qui exclut le mal. Déjà dans l’Ancien Testament, le Psaume 5,5 dit : « Car tu n’es pas un Dieu qui prenne plaisir au Mal ». Chez Parménide, l’Etre est Un, parfait et immuable et les transformations apparentes qui font naître et mourir toutes choses du monde ne sont qu’illusion. Même pour Empédocle qui théorisa la dualité de l’Amour et de la Haine en ce bas monde, il y a, à l’origine, le Dieu-Un immuable et sphérique avec la Haine, exclue à sa périphérie, qui, au moment de la cosmogonie, attaque par secousses l’Un et tend à le morceler et le diviser mais l’Amour-Un, cause du mouvement circulaire, maintient son unité ; d’où l’oscillation changeante, en ce monde, entre l’unité et la division, la génération et la corruption. Avec Aristote, l’Être en acte se révèle dans sa perfection à la fin du processus entéléchique, c’est la « cause finale » tandis que pour les néo-platoniciens, le monde étant une émanation de l’Un et donc un éloignement de lui, l’imperfection du monde s’explique par cet éloignement et cette absence relative de Dieu. La recherche du Bien est, dès lors, un retour vers l’Un. A partir de cette conception néoplatonicienne, saint Augustin, abandonnant le dualisme manichéen, développera sa thèse du mal conçu comme une « privatio boni », fondamentale pour le christianisme et quasi unanimement partagée par le plus grand nombre des penseurs chrétiens. De même que le manichéisme expliquait mythologiquement le mal par la création de ce monde par un démiurge méchant, le christianisme l’explique par la désobéissance de Lucifer et par le péché originel d’Adam qui laissent intacte la bonté divine, celle-ci n’étant en rien responsable du mal en ce monde. Pour la mythologie chrétienne, c’est Lucifer qui est responsable de l’apparition du mal dans l’univers. Or cette mythologie pose de gros problèmes et beaucoup d’auteurs chrétiens s’y sont heurtés. Comment admettre cette non-responsabilité de Dieu si on conçoit qu’il est tout-puissant et omniscient ? Jean-Didier Vincent dans son livre La chair et le diable reprend ces trois attributs de dieu, la puissance, la bonté et la compréhension et cite H. Jonas qui, dans son livre Le concept de Dieu après Auschwitz, écrit que ces trois attributs « se trouvent dans un tel rapport que toute union entre deux exclut le troisième » :

- Un Dieu bon et tout puissant qui tolère le mal est inintelligible. - Un Dieu bon qui laisse aller le mal est impuissant. - Un Dieu tout puissant qui fait le mal ne peut être bon. -

Dans son texte La philosophie de Jacob Boehme, Alexandre Koyré décrit ainsi l’évolution de la pensée du théosophe allemand dans son livre De tribus Principiis :

« Comment concilier l’existence du mal avec la bonté divine ? Sa toute puissance et le péché ? Son omniscience et notre liberté ? Comment, enfin admettre la prédestination ? Ce sont là des problèmes devant desquels la raison s’arrête et dit : il faut bien qu’il y ait en Dieu une volonté du mal. Nous avons vu combien la solution de l’Aurora était, au fond, hésitante et confuse. Nous avons vu aussi comment, pour sauvegarder la bonté essentielle de Dieu, Boehme avait fait bon marché, et de sa toute puissance, et de son omniscience, et de son immutabilité. […] La toute-puissance est celui des attributs divins que Boehme abandonne avec le moins de regret, s’il croit par-là pouvoir sauvegarder la bonté (p.180).

Dans son livre Aurora, Jacob Boehme avait imaginé mythologiquement la création de trois royaumes angéliques, ceux des trois archanges Michel, Uriel et Lucifer. Lucifer par un acte de liberté entièrement imprévisible s’étant révolté contre Dieu, son monde qui est le nôtre s’en est trouvé déchu et marqué par le péché et la mort. Cette chute n’étant en rien nécessaire puisque les autres archanges ne l’ont pas effectué. A partir de là, Dieu aurait décidé de créer les hommes pour remplacer les anges déchus et d’envoyer son propre fils pour la rédemption de ce monde et sa victoire sur Lucifer.

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Par la suite, avec son livre De tribus Principiis, le théosophe-cordonnier de Görlitz abandonne sa conception des trois royaumes angéliques et affirme que dans sa sagesse éternelle, Dieu avait prévu la défection de Lucifer ainsi que le péché d’Adam et par-là même l’incarnation du Christ en ce monde. Raymond Lulle et le Christ comme cause finale de l’Univers. Trois siècles avant ce sommet de la spéculation théosophique qu’est l’œuvre de Jacob Boehme et à l’origine de la quête alchimique de la quintessence, Raymond Lulle s’était également confronté à cette question de la présence du mal dans le monde sublunaire et du rôle dévolu au Christ Rédempteur, vainqueur du mal, du péché et de la mort. Notre mystique majorquin participait de la philosophie scolastique qui aimait à se poser toute sorte de question et une des plus importantes s’articulait ainsi : est-ce que le Verbe divin aurait assumé dans sa personne la nature humaine si Adam n’avait pas péché ? Pour Albert le Grand, la réponse était oui ! Il en était de même pour Thomas d’Aquin tandis que saint Bonaventure enseignait que Dieu seul le savait mais qu’au regard de la raison c’était fort probable mais qu’au regard de la foi et de l’autorité des Pères de l’Eglise c’était non ! Et Lulle qu’en pensait-il ? La réponse est intéressante car sa pensée à ce sujet a évolué au fil de son œuvre : dans le livre des contemplations, il écrit que le fils de Dieu « est venu en ce monde pour le purifier du péché originel » et qu’il s’est incarné par amour et parce qu’était « grandement nécessaire la recréation humaine » (cap.54 et 185). « C’est à cause du péché originel que Dieu s’est incarné » (ibidem cap. 71). Toujours dans le même livre au chapitre 183, il répète11 fois que si « le péché originel ne fut général, Dieu n’aurait eu aucun motif de s’incarner ». Mais, par la suite, notre majorquin commence à changer de position tout en gardant ce qui est au fondement de sa doctrine, Jésus-Christ est le but et la fin de tout l’univers. Le monde a été ordonné pour cette incarnation, pour que puisse être réunit la nature divine et la nature humaine. Déjà en 1275, il pose la question de l’incarnation sans la rédemption et dans son livre De prima et secunda intentione , il place la rédemption au second plan derrière la manifestation de la bonté et de la sagesse divine. La vénération qu’il porte à la Vierge Marie lui fait également minimiser la rédemption car un des buts de la création et de l’incarnation fut de lui faire honneur. Dans son livre De Demostracions, il écrit que la « créature reçoit plus par la recréation – liée à l’incarnation - que par la création » et comment, dès lors, tant de grâces pourraient-elles être causées par le péché qui est pure négativité. Le Père Leopold Eijo Garay émet l’hypothèse que c’est à Rome en 1285 que notre mystique eu l’illumination d’une incarnation du verbe divin sans lien avec la réparation du péché. C’est dans cette ville qu’il écrivit Els cent noms de Deu où pour la première fois il présente l’incarnation comme finalité de l’acte créateur et où il remplace le binôme incarnation-rédemption par le binôme création-incarnation. A partir de son livre Felix, il n’a de cesse de dire que « le monde a été créé pour que Dieu se fasse homme, et l’homme, Dieu ». Notre Raymond parle de la « nécessité » de l’incarnation tout comme son prédécesseur saint Anselme qui dans son Cur Deus homo tentait de démontrer « par raisons nécessaires » l’incarnation. L’homme est pour notre majorquin le sommet de la création parce qu’il réunit en lui tout le créé et ainsi la divinisation de l’homme dans la résurrection est la perfection finale du créé. En 1297, à Paris, il écrit son livre Contemplacio Raymundi pour l’offrir au roi de France et dans lequel il expose sa théorie de la création-incarnation qui pose que Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu, non qu’il devienne un ange lequel n’a pas de corps mais que se réunissent en lui la nature corporelle et la nature divine. Dans son texte de 1298 intitulé Disputation Eremitae et Raymundi … il écrit : « … en assumant la nature humaine, Dieu peut être la fin de toutes les entités corporelles médiatisée par l’union de l’âme du Christ à son corps sans laquelle les êtres corporels ne peuvent atteindre et s’élever à leur fin … ». L’incarnation du Christ est la fin ultime – la termenació écrit-il – de l’œuvre de création car tous les « êtres spirituels et corporels se reposent en Christ au regard de cette fin ultime ». L’influence d’Aristote est manifeste car le terme de repos final renvoie à l’être en acte, à l’entéléchie aristotélicienne et fait ainsi du Christ ressuscité la « cause finale » du monde. Dans El Dictat de Ramon, il écrit que « si Dieu ne s’était pas fait homme aucun corps n’aurait en lui sa propre fin ». Enfin et pour finir, il écrit en 1304 son livre De ascensu et descensu intellectus (Dist. IX) où a complètement disparu le thème de la rédemption et du péché originel :

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« Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour laquelle il l’avait créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut Dieu »

L’homme, en lui-même, récapitule la création puisque l’homme participe de tous les règnes de la nature mais l’homme se « termine » en Homme-Dieu qui est la raison d’être, la « cause finale » de tout l’univers. Pour Lulle, c’est tout l’univers qui trouve son aboutissement en Christ comme cela l’était pour l’Apôtre Paul :

« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de notre corps. »

St Paul Romains 8 – 19. Ainsi, lorsque le psychanalyste CG Jung, voulant opposer l’alchimie et le christianisme, prétend que l’alchimie veut la rédemption de la matière et des corps tandis que le christianisme uniquement celle des âmes, il se trompe lourdement car, prenant pour base le manichéisme, il associe le mal à la matière et conçoit en cela que l’alchimie, désirant prendre en compte la corporalité, ne peut, de ce fait, que vouloir la réunion du bien et mal, refusant par-là même la thèse augustinienne du mal comme « privatio boni ». Or, on sait que saint Augustin s’est converti en réaction aux croyances des manichéens auxquelles il avait précédemment adhéré et on sait que la chrétienté, tout au long des siècles, a refusé cette thèse manichéenne qui associe le mal à la matérialité et à toutes entités corporelles créées sachant, néanmoins, que, pour elle, tout dans le monde sublunaire est imparfait et corrompu, mixte d’être (bien) et de non-être (mal). Nous pouvons voir par-là que la thèse de la « privatio boni » est, en toute logique, la conséquence du refus du manichéisme et nous avons montré précédemment que l’alchimie avec sa volonté purificatrice des corps en eux-mêmes se trouvait plus logiquement en accord avec le christianisme. Plus en accord car pour celui-ci, la création est bonne en elle-même puisqu’elle est l’œuvre d’un Dieu bon tandis qu’avec le manichéisme, plus éthéré et plus platonicien, il est question d’une libération de l’âme hors de la prison de la matière jugée mauvaise car créée par un démiurge méchant. La philosophie chrétienne a, de toujours, été prise en étau entre le platonisme et l’aristotélisme et concernant le problème de la résurrection des corps, c’est vers Aristote que beaucoup d’auteurs se sont tournés sans pour autant cesser d’être platonicien en ce qui concerne les Idées divines. Les philosophes scolastiques médiévaux ne firent en cela que continuer les spéculations des philosophes hellénisants arabes, les « falâsifa », responsables de ce syncrétisme des diverses conceptions philosophiques grecques. L’époque, celle des grandes « sommes théologiques », voulait l’unité du savoir, non un savoir encyclopédique comme nous aimons à le faire depuis l’époque des Lumières mais cet « habitus » dont parle Lulle qui voyait dans la Trinité divine la « cause » de toute la dynamique des êtres. Dans notre texte intitulé Du chaos et de la Quintessence, nous avons longuement étudié cette problématique de la termenació lullienne considérée, tout comme le Grand Œuvre alchimique et au regard de notre conception « anagogique » psychanalytique comme symbolique d’un processus psychique inconscient de réunion de contraires psychiques libérateur du mal conçu lui-même comme la négation de l’antagoniste et l’absence de cette réconciliation des contraires. Cette conception de la « privatio boni » n’est pas un angélisme béat niant toute réalité du mal en ce monde mais, tout comme Georg Wilhelm Friedrich Hegel qui, posant le mal comme nécessaire dans toute dialectique, parlait de « négation de la négation », le « propre » du mal est qu’il disparaisse à la fin. Comme l’être en acte est un dévoilement progressif (cause finale), l’être final du mal est ainsi un non-être. C’est pourquoi dans l’alchimie, on le représente par l’Ouroboros, un dragon qui s’auto-dévore. D’autre part, parler de processus psychique implique une dialectique entre le moi et l’inconscient - celui-ci étant légitimement personnifié – dialectique dans laquelle le sujet a une certaine autonomie, c’est à dire une certaine liberté.

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Comme un processus psychique peut se formaliser rationnellement, on comprend pourquoi dans ces spéculations médiévales de « théologie naturelle », les explications rationnelles n’excluaient pas, outre une certaine liberté du sujet, la libre décision divine ainsi que sa grâce et le nécessaire recours à la prière pour que le processus se réalise. Les alchimistes insistaient sur le nécessaire « dialogue avec l’ange gardien » dans le déroulement du Grand Œuvre. Si CG Jung se trompe lorsqu’il écrit que le but du Grand Œuvre est la réunion du Bien et du Mal que le christianisme aurait séparé (cf. son texte Réponse à Job), c’est qu’il identifie comme les manichéens le mal et la matière. C’est vrai que l’alchimie voulait la réunion de la matière et de l’esprit, tout comme le christianisme pour qui le « corps glorieux » de la résurrection est une réunion de la nature corporelle et de la nature divine. L’autre erreur de CG Jung est sa conception gnostique de l’alchimie conçue comme une libération de l’Esprit hors de la prison de la matière :

Dans l’alchimie, le mercurius représente encore l’esprit divin enfoui dans l’obscurité de la matière … Le mercure, prisonnier de la terre est un motif central dans tous les systèmes gnostiques … On a le devoir de sauver le Nous de l’étreinte de la terre qui le retient prisonnier. Cette libération est le but poursuivi par l’alchimie. Les maîtres alchimistes aspirent à libérer les forces spirituelles divines enfouies dans la matière, par leur « opus contra naturam ».

CG Jung - Sur l’interprétation des rêves p. 107 Les textes de Henry Corbin et de Pierre Lory montrent de manière décisive que l’alchimie occidentale provient de l’alchimie musulmane d’où émerge la figure centrale de Jâbir Ibn Hayyân, ultra-shi’ite focalisé par le problème de la résurrection et du « corpus glorificationis ». Ce que démontrent ces textes, c’est que l’alchimie musulmane repose sur le principe de la libération du mal et sur celui de la réunion de la nature corporelle et divine dans le « corps glorieux », c’est à dire deux conceptions totalement antagonistes à celles soutenues par CG Jung concernant la pensée alchimique. Raymond Lulle qui se disait « christianus arabicus » se situe à la suite de saint Anselme et de saint Bonaventure pour qui les articles de la foi chrétienne doivent et peuvent se prouver par « raisons nécessaires ». Dès lors, le processus fondamental du monde est pour la théologie naturelle musulmane et chrétienne un processus dont le but ultime, la cause finale, est cette glorification de la matière du « corpus glorificationis » qui libère du mal, du péché et de la mort. Dans son texte La philosophie de l’Amour chez Raymond Lulle (page 19), le lulliste Lluis Sala-Molins, faisant siennes les opinions d'Ibrahim Madkour, écrit que notre Raymond reprend les idées scientifiques de l’alchimiste Jâbir ibn Hayyân qui, on l’a écrit, était comme ultra-shi’ite focalisé par le problème de la résurrection et du « corpus glorificationis ». Or paradoxalement, même s’il existe de très nombreux textes alchimiques apocryphes faussement attribués au mystique majorquin, celui-ci dénie dans plusieurs passages de ses textes la possibilité de fabriquer de l’or à partir du plomb ou du mercure. Mais d’un autre coté, il croit à la possibilité de prolonger la vie (in Quaestiones Attrebatenses) et on sait que ses deux disciples français, Pierre de Limoges et Thomas le Myésier, étaient des médecins. En réalité, la pensée alchimique occidentale était tout autant tournée vers la problématique de la transmutation métallique, l’alchimie aurifère, que vers celle de l’élixir de longue vie, l’alchimie médicale et Lulle, grand connaisseur des philosophes hellénisants et des hétérodoxes musulmans relève de cette pensée alchimique pour qui la philosophie de la nature, indissociable des articles de la foi chrétienne, traitait de la libération du mal, du péché et de la mort ; c’est à dire de la résurrection et de la vie éternelle : « S’il n’y a pas la résurrection, le monde n’a pas de perfection »

Cant VI Dictat de Ramon

Cet abandon par Raymond Lulle du thème central du péché originel au profit d’un processus voulu par Dieu de toute éternité s’appuie sur cette conception aristotélicienne de l’être de Bien qui se révèle à la fin du processus sachant qu’au commencement du processus se trouve un mixte d’être et de non-être, de bien et de mal.

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Le mal disparaissant à la fin du processus, s’auto-détruit tel l’Ouroboros alchimique, le serpent qui se dévore lui-même, la négation de la négation. En cela, notre Raymond relève de la conception augustinienne de la « privatio boni » contre laquelle se sont arqueboutés CG Jung et son disciple le prix Nobel de physique quantique Wolfgang Pauli (cf. le texte de leur Correspondance). On sait que CG Jung a théorisé un processus psychique de réunion quaternaire des contraires que l’on trouve metaphorisé en alchimie dans le théorème dit de Marie la juive. A partir d’un état d’indifférenciation d’une quaternité de fonctions ou de dimensions psychiques, se met en acte un processus de différenciation et de développement d’une fonction ou d’une dimension dite principale, puis d’une fonction ou dimension secondaire puis d’une troisième se réconciliant avec la seconde et enfin d’une quatrième se réconciliant avec la première. Comme exemple de ces processus de différenciation, il décrit à juste titre le processus de différenciation des quatre fonctions Sensation-Intellect-Sentiment-Intuition. Prenant pour cas de figures les expériences spirituelles des deux grands penseurs chrétiens du début du christianisme, Origène et Tertulien, il montre de manière convaincante le sacrifice de la fonction principale sensation au profit de l’Intuition chez Origène et le sacrifice de la fonction principale intellectuelle au profit du Sentiment chez Tertulien. Le moi s’identifiant à la fonction principale, le sacrifice de la fonction principale s’associe avec le renoncement au moi au profit de l’âme, fonction de relation au Soi intérieur que, de toujours, les humains ont identifié à Dieu. Le génie de CG Jung fut, en plein XXe siècle, de réhabiliter le concept de l’âme comme complexe central de l’inconscient qui, lorsqu’elle n’est pas assumée par le sujet, se trouve être projetée dans l’objet extérieur avec qui le sujet entretient des relations complexes. Le Moi s’identifiant à des images positives de lui-même construites par l’éducation (Moi idéal, idéal du moi) et se structurant dans une relation triangulaire (rivalité) à l’objet externe, les non-valeurs sociales et idéales dénommées ombre dans la théorie junguienne se trouvent être refoulées dans l’inconscient où elles viennent contaminer l’âme antagoniste au moi (le Dr Jekill et mister Hyde). L’inconscient apparaît ainsi comme une pure négativité s’opposant au moi conscient et se mettant du coté du rival dans le but de détruire l’unilatéralité du Moi extraverti identifié à un personnage construit par l’éducation et l’insertion sociale (la Persona). Cette topique psychique est celle des Evangiles, celle de la parabole des sépulcres blanchis :

Malheureux, scribes et pharisiens hypocrites! Parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qu'au-dedans ils sont pleins de rapine et d'intempérance. Matthieu 23:25 …. vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d'ossements de morts et de toute espèce d'impuretés.

Matthieu 23:27 La parabole de la paille et de la poutre traduit métaphoriquement le concept de projection de l’ombre de la psychanalyse junguienne tandis que la sortie de l’ambivalence entre le moi et l’inconscient est traduite par le « dites oui, oui ou non, non car sinon cela relève du malin ». De même, la parabole de la maison construite sur le sable à la différence de celle construite sur le roc traduit métaphoriquement la construction des personae externes vouées à être détruites à la différence de la réalisation du soi, but du processus intérieur de structuration psychique. On voit en cela tout l’intérêt de la conceptualisation junguienne et surtout sa dénonciation du danger de l’imitation moïque de modèle de perfection et de sainteté (« qui veut faire l’ange, fait la bête »). Mais la théorie junguienne qui accepte totalement le fait spirituel achoppe sur sa singulière conception d’une divinité « complexio oppositorum » de bien et mal et son refus de concevoir le mal comme une « privatio boni » propre tout à la fois au christianisme et à la Grèce antique. La correspondance de CG Jung avec le Père Victor White et sa polémique avec Martin Buber décrivent bien cette impossibilité pour le maître de Küsnacht de concevoir le processus intérieur comme une libération du mal. Comme l’énonce la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), Dieu sur le Sinaï dit : « je suis qui je serai » car l’être se dévoile à la fin du processus et l’image originelle des divinités archaïques sont des mixtes de bien et mal tel le Tao chinois avec le yang masculin positif et le yin féminin négatif.

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En fait, le symbole du Tao chinois n’est pas une réunion des antagonistes mais une alternance successive des forces positives et négatives : « quand l’un arrive à son apogée naît en son sein son contraire ». La réconciliation des contraires implique une libération du mal car chaque position unilatérale possède un aspect positif et un aspect négatif niant son antagoniste et c’est pour cela que la réunion des contraires en scènes complémentaires valorise l’aspect positif de chaque dimension et fait disparaître leur aspect négatif niant l’antagoniste. La réunion du masculin et du féminin n’implique pas une réunion du bien et du mal qui ne peuvent en rien se concilier sauf à revenir à une conception archaïque de la divinité comme le reconnaît lui-même CG Jung (cf. son livre le Fripon divin). Le christianisme n’est pas uniquement comme le prend en compte CG Jung le fait d’un Dieu unilatéralement de Bien, c’est aussi et surtout la croyance en l’incarnation et en la résurrection du corps ; chose folle pour la pensée grecque. Pour celle-ci, il y a les dieux immortels et les créatures mortelles, le monde sphérique des astres et du Logos divin, d’un coté, et le monde sublunaire voué à la génération et à la corruption, de l’autre. Or le christianisme est cette religion qui annonce l’incarnation de Dieu (Christ) dans une créature mortelle (Jésus) et la résurrection de la chair corruptible (vie éternelle). Le prologue de l’Evangile de st Jean marque cette radicalité du christianisme par rapport à la philosophie grecque :

Au commencement était le Logos, et le Logos était tourné vers Dieu, et le Logos était Dieu. Il était au commencement tourné vers Dieu. Tout fut par lui, et rien de ce qui fut, ne fut sans lui. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise …. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu. Mais à ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfant de Dieu. Et le Logos s'est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père.

Contrairement aux gnostiques qui voulaient délivrer l’âme éthérée de la prison de la matière et pour cette raison plus proches de la philosophie platonicienne que le christianisme, celui-ci ainsi que l’Islam, particulièrement vrai pour le shi’isme et l’ultra-shi’isme, veulent une certaine réunion de la matière et de l’esprit qui se réalise dans le corpus glorificationis, le corps de lumière de la résurrection. Les textes d’Henry Corbin et de Pierre Lory démontrent amplement que l’alchimie musulmane était une théologie naturelle du corpus glorificationis et on sait que l’alchimie occidentale se situe à la suite de l’alchimie musulmane grâce aux diverses traductions réalisées dans l’Al-Andalus et dans la Sicile de Frédéric II. Certes, le christianisme avec l’augustinisme reprendra à son compte la théorie des idées et de la connaissance propre au platonisme mais concernant la problématique de la résurrection des corps, les philosophes naturalistes chrétiens et musulmans se tourneront vers Aristote. Cette synthèse entre Platon et Aristote fut le dessein des philosophes hellénisants musulmans. Nous en avons pour preuve le titre d’un livre d’Al-Fârabî, disciple d’Al-Kindî intitulé l’Accord entre les doctrines des deux sages, Platon et Aristote. On sait également qu’Avicenne, continuateur des deux précédents philosophes, eut une grande influence en Occident chrétien et Etienne Gilson parlait même d’un courant avicennien dans la scolastique médiévale. Les textes alchimiques musulmans ainsi que ceux plus tardifs des alchimistes paracelsiens occidentaux infirment la thèse gnostique de CG Jung et sa théorie concernant le Grand Oeuvre alchimique de la réunion du Bien et du mal qu’aurait soi-disant séparé le christianisme. Jacob Boehme (1575-1624). Notre intérêt pour les spéculations du cordonnier de Görlitz s’explique par cette même problématique du refus de la « privatio boni » origéniste et augustinienne car pour ce théosophe le mal est bien trop présent dans notre monde pour qu’il accepte de penser qu’il ne serait qu’une absence de Bien.

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Néanmoins, contrairement à CG Jung qui pense sur ce point comme lui, il se refuse à rendre responsable Dieu du mal dans le monde même si ce même mal est, d’une certaine manière, inhérent à Dieu lui-même. Nous verrons que les spéculations assez élaborées du théosophe allemand sont particulièrement intéressantes à étudier et nous montrerons que ses formalisations traduisent métaphoriquement la topique freudienne du Ça, du Surmoi et du Moi :

« Remarquons bien que Boehme ne se rend pas la tâche facile. Le mal n’est pas pour lui une « négation » sans réalité, une simple « absence » que l’on n’a plus besoin d’expliquer. Cette solution paresseuse, qui, il faut l’avouer, a été celle de toute la théologie chrétienne, comme elle a été celle de la philosophie antique, ne le contente pas. Avec le fort et simple bon sens du paysan, Boehme voit bien que le mal est quelque chose de très réel ; qu’il est une puissance, au moins aussi « positive » que le Bien. On peut bien dire, croyons-nous, qu’il n’a pas accepter la doctrine traditionnelle du mal-négation, puisque, sans doute, il la connaissait. .. Boehme a été le premier, semble-t-il, dans les temps modernes, à avoir affirmé la positivité du mal. C’est ce que l’on appelle son « manichéisme »…». (ibidem p.183).

Il est étonnant d’entendre dire que le christianisme traditionnel minimise le mal alors que l’on a que trop reproché au christianisme sa focalisation sur le mal et le péché mais dire que le mal est une « privatio boni » ne veut pas dire qu’il n’a aucune efficience. C’est, bien au contraire, dire simplement qu’il n’a pas d’essence car pour l’entéléchie aristotélicienne, l’être qui est le Bien uniquement c’est ce qui se dévoile à la fin du processus et comme le mal s’auto-détruit à la fin (négation de la négation), il est un non-être, une « privatio boni ». Contrairement à ce que nous avons vu précédemment où la croyance chrétienne en l’incarnation et la résurrection était une « folie » pour la pensée grecque, concernant l’Etre conçu comme uniquement de Bien, il y a convergence entre le christianisme et la philosophie grecque, toutes deux en opposition à la quasi totalité des religions archaïques de la planète pour qui les divinités sont, tout à la fois, créatrices et destructrices. Mais à la différence de CG Jung, Jacob Boehme ne croit pas que la divinité soit une « coïncidencia oppositorum » de bien et de mal car il s’efforce continuellement dans ses écrits « d’absoudre Dieu de toute responsabilité en ce qui concerne l’existence du mal » (p. 158). Sa position est paradoxale car, pour lui, « Dieu est bon et en Dieu il n’y a point de mal, et, cependant, le mal provient de Dieu et est engendré par lui » (p.183). Toute l’élaboration de son système théosophique tend à résoudre cette difficulté car sa crise religieuse dépressive provenait de la prise de conscience de cette réalité de l’omniprésence de la réalité du mal en ce monde et de cette pensée, qu’il disait être suggéré par le diable, que « Dieu devait nécessairement vouloir lui-même le mal puisqu’il en a tant créé … » (p.31). Cette tristesse et cette mélancolie provoquées par le non-sens de la prise de conscience de la réalité ambivalente de notre monde renvoient à la mélancolie d’un Anaximandre ou d’un Héraclite mais Jacob Boehme dit être revenu à la vitalité psychique par des illuminations du saint Esprit que, durant plus de douze ans, il dut ensuite élaborer et formaliser par écrit. Le théosophe de Görlitz raconte que cette expérience du passage de la tristesse et de la mélancolie à la « lumière, bonheur, illumination, paix et vie nouvelle » a été éprouvé par lui comme une « renaissance », une « seconde naissance », une « résurrection ». Ce passage des ténèbres mortifères de la dépression à la lumière de la vitalité retrouvée liée à la parole métaphorique de l’Autre (illumination) est une constante que l’on retrouve chez les alchimistes avec leur nigredo au commencement de la réalisation du Grand Oeuvre mais aussi avec la « nuit obscure » d’un St Jean de la Croix :

« C'est l'esprit qui vivifie; la chair ne sert de rien ... Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de son sein comme le dit l'Ecriture (Isaïe 58 - 11) :

L'Eternel sera toujours ton guide Il rassasiera ton âme dans les lieux arides tu seras comme un jardin arrosé par une source dont les eaux ne tarissent pas.» Evangile de st Jean 7-38

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Ce rapport à la vitalité psychique et le nécessaire passage par la dépression dans l’expérience de la renaissance spirituelle que l’on retrouve aussi dans l’expérience de l’individuation chez CG Jung (cf. son texte Dialectique du moi et de l’Inconscient) renvoient au Sermon de la Montagne où le Christ dit, selon la traduction d’André Chouraqui : « En marche, les humiliés du souffle (ruah) car le royaume des cieux est à eux ». La modernité a pris l’unique direction de l’extraversion avec son opposition entre le moi de maîtrise et de désir et l’objet externe et on sait que le cartésianisme avec son opposition duelle entre l’esprit (intellect) et la matière (sensorialité) fut une étape majeure dans la rupture avec les époques anciennes où dominaient la trilogie corps, âme et esprit sachant que l’esprit indifférenciait l’intellect et l’intuition spirituelle. Le début de cette transformation fut la crise averroïste et le triomphe du thomisme qui s’opposa à l’illumination augustino-franciscain. Certes, le thomisme n’est pas totalement identifiable à l’averroïsme, même si plusieurs thèses de saint Thomas d’Aquin furent condamnées en même temps que celles de l’averroïsme parisien par l’Evêque Tempier en 1277, néanmoins, il s’oppose à l’illumination franciscaine de la même manière que Averroès s’oppose à l’illumination avicenienne et c’est cette crise philosophique, en cette fin du XIIIe siècle, qui inaugure le cheminement vers l’esprit scientifique. Jacob Boehme, à la suite des « dissenters » de Luther (Weigel, Franck, Schwenkfeld) et des spiritualistes de toujours, affirme la supériorité de l’esprit sur la lettre et proclame la primauté de l’inspiration sur la raison. Tout comme Raymond Lulle qui disait avoir reçu en illumination son Ars magna sur le Mont Randa, Jacob Boehme avait le sentiment très net de n’être point lui-même la source dernière de ses doctrines (p.494). Contre les théologiens officiels qu’il disait être incapables de pénétrer le sens de l’Ecriture, il considérait que pour comprendre le sens de la parole divine, il fallait nécessairement renoncer à la raison raisonnante et faire appel au maître intérieur, à l’intuition mystique. Dans sa conception psychologique de l’homme, il oppose la vie raisonnable (vernunft ) provenant d’une Tinctur émanant des astres (astrum) et de l’esprit tourné vers le monde (extraversion) à la vie profonde spirituelle, l’Intelligence (verstand) provenant d’une Tinctur émanant directement de Dieu dénommée spiraculum vitae. C’est cette dualité dans les choses de l’esprit qui a été perdue avec le thomisme opposé à l’illumination et qui avec Descartes opposera uniquement l’intellect et la matière jusqu‘à ce que le matérialisme biologisant moderne fasse découler la pensée du cerveau comme le foie secrète la bile. On sait que l’ultime résistance à cette émergence de ce qui deviendra l’esprit scientifique moderne fut le fait du franciscain Bonaventure qui proclamait haut et fort cette dualité fondamentale entre l’intellect moïque extraverti et l’intuition spirituelle introvertie propre à l’âme :

“ [...] Cet effort d'abstraction n'est d'ailleurs même pas toujours nécessaire ; il ne s'impose que lorsque notre pensée tourne sa face inférieure vers les corps pour en acquérir la science, non lorsqu'elle tourne sa face supérieure vers l'intelligible pour acquérir la sagesse. En effet, le recours à la connaissance sensible est nécessaire à l'intellect pour connaître tout ce qui n'est pas lui-même et Dieu. C'est à dire tous les produits mécaniques et tous les objets naturels. Mais il en va tout autrement lorsque l'intellect se tourne vers l'âme, toujours présente à elle-même, et vers Dieu qui lui est plus présent encore. Ce n'est plus Aristote qui doit cette fois l'emporter, c'est Platon. A partir du moment où nous dépassons les objets sensibles pour nous élever aux vérités intelligibles, nous faisons appel à une lumière intérieure. Aristote a su parler la langue de la science et il a bien vu contre Platon que la connaissance ne s'élabore pas dans le monde des Idées ; Platon a parlé la langue de la Sagesse en affirmant les raisons éternelles et les Idées ... […] C’est oublier l’un des deux aspects de la nature humaine que de sacrifier soit Aristote, soit Platon ”

saint Bonaventure cité par E. Gilson La Philosophie au Moyen Age (Payot) Cette dualité entre le monde extérieur et le monde intérieur divin se retrouve dans la dualité entre la première intention et la seconde intention chez Raymond Lulle qui se situe historiquement juste après le Père franciscain dont il occupa, un temps, la chaire à la Sorbonne obtenue, non sans résistance, tout comme celle des dominicains, les autres frères mendiants.

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Mais l’originalité du christianus arabicus catalan fut d’appliquer, sous l’influence de penseurs musulmans, tout autant à la première intention qu’à la deuxième intention, la science d’Aristote car il plaçait, contrairement à l’immuabilité divine platonicienne, « le mouvement et la vie » dans la divinité elle-même et non pas uniquement dans le monde sublunaire de la génération et de la corruption. Et cela, nous le verrons, à cause de l’importance de la pensée alchimique et mystique dans l’Islam que l’on retrouvera bien plus tard chez Jacob Boehme. Notre thèse veut qu’il y ait un lien historique entre l’alchimiste persan musulman Jâbir ibn Hayyân et Jacob Boehme par le biais de Raymond Lulle à cause d’une même conception naturaliste du corpus glorificationis de la résurrection fait de quintessence. Qu’il soit de lui ou d’un disciple, le texte du XIVe siècle de Raymond Lulle intitulé Liber de secretis naturae seu de quinta essencia marque les débuts en Occident chrétien des spéculations alchimiques sur cette « quintessence » céleste. La doctrine de Jacob Boehme. L’intérêt pour ce théosophe allemand réside essentiellement dans son originale conceptualisation qui laisse une place égale, mais cohérente entre elles, à la mythologie, à la métaphysique et à la psychologie. Concernant cette dernière, pour lui, le mysterium magnum de la divinité se retrouve dans l’homme et c’est en lui-même qu’il doit chercher la clé de ce mysterium magnum (p.291). Nous l’avons déjà aperçu, notre théosophe se situe, en ce début du XVIIe siècle, à la suite des spirituels dissidents de Luther (« Dissenters »), eux-mêmes se situant à la suite de la pensée alchimique et astrologique de Paracelse ainsi que de la Théologie germanique initiée par Maître Eckhart. On sait que les mystiques et les spirituels dissidents de Luther reprochaient à sa justification par la foi de n’être qu’une adhésion intellectuelle à un dogme (lettre) et de ne pas impliquer une transformation, une régénération de l’âme par l’esprit. Alexandre Koyré écrit :

« Un trait commun unissait, en effet, tous ces opposants : pour eux, le salut, la justification, la régénération, la « seconde naissance » étaient et devaient être quelque chose de réel, quelque chose qui se passe dans l’âme réellement, quelque chose qui l’illumine, la transforme, la régénère réellement et effectivement. Pour tous la justification … se fait ad intra et non ab extra ; l’âme justifiée est une âme purifiée, une âme renouvelée. Il est fort compréhensible que rien ne leur ait semblé plus apte à rendre, à illustrer, à symboliser, à expliquer et à saisir ce processus que les formules et les notations de l’alchimie…. C’était déjà par des formules et des comparaisons alchimiques que maître Eckhart expliquait ou plutôt exemplifiait le processus mystique…. Contre les tenants de la justification ab extra per remissionem culpae, ceux qui aspiraient à une justification ab intra per tranmutationem realem étaient disposaient à accueillir les formules des alchimistes » (la philosophie de Jacob Boehme p.44-46).

La théosophie de Jacob Boehme découle de la confrontation entre les conceptions mystico-astrologico-alchimiques encore régnantes à son époque et les doctrines et les dogmes chrétiens traditionnels. La mythologie de Jacob Boehme. Après la création et avant la chute, existent trois royaumes angéliques : celui de Michaël relevant du Père, celui de Uriel relevant du saint Esprit et celui de Lucifer qui relève, lui, du Fils. Ces royaumes sont faits de matière céleste paradisiaque, la quintessence subtile et lumineuse. La révolte et le péché d’orgueil de Lucifer entraînent son royaume avec tous ses anges devenus des démons dans les enfers. Tous les anges d’un royaume angélique ne forment qu’un seul « corps mystique » avec son archange et c’est pour cela que ceux de Lucifer ont été entraînés avec lui dans les entrailles de la terre. Celle-ci se situant entre le monde angélique et le monde infernal est le lieu d’un mixte de bien et de mal, le mixtum des alchimistes. La révolte de Lucifer, libre et non-nécessaire puisque ni Michaël, ni Uriel ne l’ont fait, absout Dieu de toute responsabilité en ce qui concerne l’existence du mal en ce bas-monde qui a pris à cause de lui la place du plus beau des royaumes angéliques.

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De la chute due à Lucifer, Jacob Boehme rejoint la philosophie naturelle paracelsienne qui fait naître le monde à partir de la quintessence (élément pur) qui se différencie et se condense dans les corps matériels grossiers, tout en restant unique et en subsistant aux seins des éléments physiques (p.447). La chute implique une transformation de la matière première spirituelle bienheureuse vers des éléments de moins en moins subtils et de plus en plus marquées par le non-être, le mal. Pour Paracelse, l’univers est un corps vivant dont la nature est composé d’être et de non-être, de bien et de mal, dernier degré de l’émanation de Dieu qui est un éloignement de Dieu. Pour le célèbre médecin, la matière est travaillée par trois dynamismes : Sal, principe de solidification et de matérialisation ; Mercurius, principe de liquéfaction, de vie et de mouvement et Sulphur, principe de feu, de calcination des solides. S’appuyant sur ce savoir alchimique, utilisateur du feu purificateur, Jacob Boehme croyait en bon chrétien en la victoire finale du Bien sur le mal. Continuons l’épopée cosmique : à coté de la matière contaminée du monde déchu, il reste de la matière pure, de la quintessence (paradiesiche materia) pour que Dieu puisse créer Adam pour remplacer Lucifer dans le paradis laissé vide avec pour mission de collaborer avec Dieu dans la lutte pour vaincre l’action néfaste de Lucifer. L’Homme primordial, d’avant le péché, est dans un état de perfection d’être. Il ne possédait pas de corps grossièrement matériel mais un corps fait de quintessence pure et céleste tel que l’homme l’aura après la résurrection (p.224). Tout comme cela existe dans nombre de cultures de la planète, Adam est hermaphrodite et il réunit dans son corps céleste les deux tincturae, masculine et féminine. Jacob Boehme dit de lui comme il le dira du Christ qu’il est une vierge masculine (männliche jungfrau). Après le péché originel et l’expulsion du paradis, Adam a été divisé en deux moitiés et tout comme dans le Banquet de Platon, c’est ce qui explique l’amour sexuel. Les deux tincturae, masculine et féminine, s’attirent parce que l’homme recherche toujours sa propre réintégration, le complément de lui-même qu’il a perdu. Il cherche désespérément et aveuglément dans l’extérieur la réalisation de son propre être total (p. 231). L’homme est ainsi possédé par un désir inassouvi que rien ne peut rassasier. Il est insatisfait parce qu’il se trouve en un lieu qui n’est pas le sien. Il est dans une « mauvaise auberge » où une erreur initiale, une faute grossière l’a amenée (p. 452). En fait, il est enfant de Dieu et sa patrie est le paradis. Ses désirs extravertis confortent son moi superficiel et égoïste (selbheist) occultant et enfouissant en lui la relation de son âme avec Dieu qui pourtant est sa véritable essence. C’est le célèbre « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme » des Evangiles synoptiques. Avec le péché d’Adam, l’Homme a perdu son corps spirituel fait de quintessence et sa faculté d’intuition. Son égoïsme et son désir d’objet l’ont rendu identique au monde en l’enlisant dans le sensible, l’animalité et la matérialité et en le séparant de Dieu (perte de l’âme) . En cela, le péché d’Adam n’est pas comparable à celui de Lucifer car le premier homme ne s’est pas opposé à Dieu mais s’est simplement détourné de lui au profit du monde avec lequel il est devenu identique. Rien n’était pourtant définitivement perdu car même si le péché a recouvert le Logos intérieur dans l’homme d’une écorce grossière, il n’a pu le détruire (p. 164). Il a gardé la réceptivité à l’action réparatrice de Dieu, la possibilité, avec l’aide de Dieu, de se convertir (introversion) et de remonter la pente du péché. Ce retour vers Dieu de l’homme permettra ainsi de repeupler le paradis désert d’un nombre suffisant d’élus (p.229). Pour ce faire, il faut remplacer Adam défaillant qui lui-même devait remplacer Lucifer. L’affaire est plus complexe car la difficulté est plus grande du fait de la chute et de l’éloignement du monde et du fait que le royaume angélique de Lucifer relevait comme on l’a vu du Fils. C’est le Fils lui-même qui sera le second Adam et qui devra descendre et s’incarner en Jésus dans notre monde fini et temporel et vaincre le péché et la mort. En fait, pour Jacob Boehme et à ce stade mythologique, le Christ a simplement accompli la tache qu’Adam n’a pas pu faire. En accord avec tous les spiritualistes allemands du XVIe et XVIIe siècle pour qui l’ennemi c’est la doctrine luthérienne avec son Dieu terrible (Allmachtsgott ) qui prédestine aux enfers une masse innombrable des pécheurs, notre théosophe ne croit pas que le Christ soit venu pour payer la rançon pour Adam et racheter l’humanité, ni qu’il ait apaisé le courroux et satisfait à la justice divine vengeresse – souvenons-nous du minuit chrétien de notre enfance à Noël – Pour lui, le Christ a révélé Dieu dans son essence véritable, celle de l’Amour. Cela avait été écrit de manière admirable par son prédécesseur Sébastien Franck :

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« … rien n’est plus absurde [la thèse prédestinationaliste] que supposer un Dieu créant des hommes qu’il voue lui-même à la damnation. Une cruauté pareille serait indigne d’un animal féroce. L’humanité n’est pas une massa perditionis comme l’affirme Luther. […] Faudrait-il donc admettre que Dieu ait été réellement courroucé ? qu’il fallait un sacrifice pour apaiser sa colère ? Quelle ineptie ! Dieu est bon, il est l’amour – il nous aime toujours, comme toujours il nous a aimés. Il s’offre lui-même à notre âme qui le cherche. Au surplus, admettre le dogme de la Rédemption tel que l’enseignent les théologiens qui font de Dieu l’auteur du mal n’est-ce pas admettre un changement dans la nature de Dieu ? Non, Dieu n’a jamais eu besoin de cette victime sanglante – c’est nous tout au plus qui en avons eu besoin. En effet, l’homme pécheur s’imagine que Dieu le condamne; à l’homme charnel (adamique) Dieu apparaît – faussement – comme courroucé ; et c’est pour détruire cette erreur, cette illusion de l’homme que le Christ est venu nous révéler l’amour du Père céleste, nous enseigner la vraie foi en Dieu ….

Néanmoins, comme nous allons le voir avec sa métaphysique, Jacob Boehme ne rejette pas cette dimension du « couroux » de la divinité mais c’est pour lui donner une autre dimension car son « manichéisme » se conjoint paradoxalement à sa croyance que Dieu est uniquement bon. Il est évident que de nos jours où règne la techno-science, cette mythologie boehmienne comme toutes les mythologies ne peut faire que sourire mais attendez un peu car c’est à partir d’elle que notre théosophe élabora une métaphysique et une psychologie religieuse qui montrent tout son intérêt et que l’on retrouvera par la suite chez beaucoup de grands penseurs parmi lesquels Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling et GWF Hegel pour ne citer que les plus grands. On verra aussi que l’élaboration de sa métaphysique fera évoluer et grandir la figure du Christ qui, de simple remplaçant de Lucifer, deviendra, comme chez Raymond Lulle, le terme central et final de toute l’évolution théo-cosmique. La Métaphysique de Jacob Boehme Toujours à la suite des dissenters, notre cordonnier de Görlitz considère que l’enfer et le paradis ne sont pas des lieux existentiels mais des états métaphysiques. Dans son livre Mysterium magnum , il écrit que « ces régions et ces mondes sont des régions métaphysiques et non spatiales » (cap.VIII,28). On verra que pour lui l’homme porte en lui son paradis et son enfer (p.746). De plus, il considère que Dieu étant tout, rien n’est en dehors de Dieu, rien n’est étranger à Dieu et donc les trois mondes, le ciel, l’enfer et notre monde sont des expressions de Dieu lui-même (p.221). Il imagine en Dieu deux principes, le 1er en lien avec les enfers et le 2e en lien avec les royaumes angéliques sachant que notre monde est le lieu d’un mixte du 1er et du 2e principe. Pour s’en tenir à cette dualité et concernant le 1er principe, il ne fait pas de différence entre la négativité pure et le dieu terrible vengeur qui, tous les deux, sont définis comme « feu dévorant, courroux, haine, terreur ». Quant au 2e principe, il est Amour et Lumière. Dieu a ainsi une nature double et c’est cela le manichéisme de Jacob Boehme mais il faut tout de suite écrire que le coté démoniaque, le feu dévorant est la base, le fondement dynamique de la vie divine qui doit normalement être caché, vaincu, surmonté. En Dieu, il y a un processus dont le 1e principe est une phase, une substructure du 2e principe. Tout comme l’avait fait Raymond Lulle, Jacob Boehme introduit « la vie et le mouvement » dans le divin mais concernant ce processus, il ne doit pas s’arrêter à un moment inachevé de son évolution intemporelle. Le 1er principe ne devient le mal que parce qu’il y a un défaut de structuration et qu’il apparaît là où il devait être non-manifesté. Nous verrons dans notre interprétation psychanalytique que c’est exactement ce qui se passe avec la perversion sexuelle comme défaut de sublimation des pulsions sexuelles partielles formant le Ça dans la théorie freudienne. Selon Jacob Boehme, pour tout être devant appartenir au 2e principe, c’est faillir à sa mission que d’éteindre sa lumière et se laisser absorber par le feu. C’est une perversion de son essence que de vouloir brûler (calciner) au lieu de luire (p. 269). Il écrit : malheur à la créature qui se place dans un lieu auquel il n’est pas destiné (p.197). Dieu a un corps vivant, à la fois feu dévorant et lumière d’Amour sachant que la lumière à son fondement dans le feu dévorant. Le feu est au centre de la métaphysique du théosophe allemand et cela n’est pas sans lien avec l’importance qu’a le feu dans l’alchimie.

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Notre auteur a certainement été le premier, Sigmund Freud l’aura bien plus tard, à avoir l’intuition du caractère démoniaque et sulfureux du fondement de la vie. Ce qu’il cherche néanmoins à nous dire, c’est que l’homme ne peut s’épanouir que dans le 2e principe, dans la clarté, la lumière et la joie. La vie divine est formée de sept qualités-puissances dont quatre appartiennent au 1er principe mauvais et trois au 2e principe de bonté mais aucune n’est première, ni dernière. Les trois qualités du 2e principe sont l’Amour, le son et la « materia prima » pure (la quintessence) dont est faite la sphère étoilée. Ce sont ces sept qualités-puissances qui se retrouveront dans les sept planètes, les sept métaux et les sept opérations de l’alchimie. Les archanges, les anges et les hommes sont créés entre la quatrième et la cinquième qualité-puissance ; c’est à dire entre le 1er et le 2e principe. Ils sont donc libres d’aller au final du processus ou bien de s’arrêter en chemin et de rester dans le 1er principe. C’est ce qu’a fait librement Lucifer dont la rébellion a fait disparaître le Dieu d’Amour et de Lumière et a fait apparaître ce qui en Dieu (le feu dévorant, le courroux) était et devait rester non-manifeste. De fait, ce qui avant la chute était une nourriture céleste est devenue dans certain cas un poison. Les rayons divins de l’Amour fait de feu et de lumière apparaissent comme des rayons brûlants et ardents de haine et de courroux (p.167). Dans son livre Réponse à Jung, Eliane Amado Levy Valensi reprend cette opposition entre la lumière et le feu des enfers et signale l’opposition entre le thème du buisson de Moïse sur le Sinaï qui éclaire mais ne brûle pas et le feu des enfers qui brûle mais n’éclaire pas (ardent non lucet ). L’originalité de la doctrine de Jacob Boehme réside dans cette dialectique entre la lumière et les ténèbres ardentes sachant qu’au fondement de la lumière, il y a les ténèbres ardentes qui la nourrissent. Mais nous ne sommes pas là sur le lieu de la « coïncidencia oppositorum » des contraires de bien et de mal cher à CG Jung car pour le théosophe allemand il n’y a point de conciliation possible entre le bien et le mal et leur opposition est irréductible même s’il a l’intuition que la qualité mauvaise est la source, la racine du mouvement, de la dynamique vitale (p.94). Il a la ferme certitude que dans la lutte du bien contre le mal, le Bien l’emportera à la fin et tout comme ses prédécesseurs, les dissenters, il croit que Dieu est seulement bon et qu’il est le Bien lui-même. Reste à lui de concilier sa conception métaphysique de la structure de la personnalité divine avec le dogme trinitaire et également avec la figure de la Vierge. A première vue, puisque le 2e principe d’Amour et de Lumière est associé au Fils et comme le 1er principe est la base et la racine du 2e principe et comme le Père engendre le Fils dans la dogmatique chrétienne, il s’ensuit que le 1er principe doit être associé au Père mais alors on aurait la dualité d’un Dieu de colère et de courroux (feu dévorant) d’un coté et un Dieu d’Amour (et de lumière), de l’autre. Ce serait rejoindre le Dieu de Luther, « juge sévère et implacable qui hait les méchants et punit les pécheurs » (p.84) ; le « Dieu le Père » du minuit chrétien et le Fils qui aurait véritablement pour rôle d’apaiser sa colère, de nous sauver de son courroux. Nous avons vu que notre auteur, tout comme les dissenters, élabore sa doctrine contre la conception luthérienne de l’opposition à l’intérieur de la Trinité divine, entre le Dieu jaloux et le Dieu sauveur, le Juge et le Rédempteur. Ce serait par-là une erreur de comprendre que Dieu le Père engendre le Fils comme le 1er principe (de feu) engendre le 2e principe (de lumière) et voir dans le Père associé au Dieu de l’Ancien Testament, un Dieu de mal comme le fait CG Jung dans son livre Réponse à Job. Pour Jacob Boehme, il n’y a pas identité entre Dieu et le 1er principe car dans le 1er principe le divin n’est pas un Dieu - personne. Sans le Fils-Lumière et le saint Esprit, le Père lui-même n’existerait pas en tant que Père (p.152). Si la naissance du Fils-Lumière apaise véritablement le courroux divin c’est dans la mesure qu’est engendré le Fils par le Père. En tant qu’il engendre le Fils, Dieu le Père est bon et manifeste son être dans l’Amour, la Bonté et la Joie et non dans le courroux. Il ne faut pas opposer Dieu le Père et Dieu le Fils comme si on avait affaire à deux dieux. Si Dieu n’engendrait pas son Fils-lumière ou si de lui et du Fils ne procédait point le saint Esprit ; alors, et alors seulement il serait Feu dévorant, couroux, colère, terreur. Mais il ne serait que nature, il ne serait point Dieu et comme c’est Dieu qui est la source de la nature, cette dernière elle-même ne serait point (p. 262). Le 1er principe et ses quatre qualités-puissances ne s’appelle pas Dieu mais Natura, une nature non surmontée, non transformée et non encore transmuée en lumière. Cette nature ardente et ignée n’est pas Dieu mais elle ne lui est pas néanmoins étrangère car rien n’est en dehors de lui. Elle lui est absolument indispensable. Elle est « un ver se rongeant éternellement lui-même », le lieu du mal, de la souffrance, de l’enfer et de la mort mais elle est aussi l’énergie de la vie et le moyen de sa manifestation.

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Néanmoins, même si le Père n’est pas identifiable au 1er principe, il y a quand même une correspondance entre les principes et les trois personnes de la Trinité : Le Père et le 1er principe, le Fils et le 2e principe et le saint Esprit et le 3e principe qui est le principe de l’action ad extra de la Trinité. La conception métaphysique de Jacob Boehme est dynamique et vitaliste et conçoit le fondement de l’être comme un processus. Mais ce processus qui a pour finalité l’Amour et la Lumière, tout comme le Père engendre, de toute éternité, le Fils peut s’arrêter en chemin et alors le Feu qui doit produire la Lumière (Bien) fait apparaître un feu obscur dévorant ( ardent non lucet ). Les créatures, tout autant les anges que les hommes, sont créées entre le quatrième et la cinquième qualités-puissances du « corps divin », entre le 1er et 2e principe. Elles sont libres du choix qu’elles prendront même si la grâce divine intervient pour les aider vers le 2e principe d’Amour et de Lumière. Notre théosophe écrit que Lucifer, à la différence de Michaël et d’Uriel, au lieu d’imaginer dans le 2e principe, l’a fait dans le 1e principe et a « embrasé les puissances démoniaques du 1er principe ». Ceci lui permet d’expliquer l’apparition du mal dans la création sans pour autant engager la responsabilité divine (p. 218). Dieu est bon et ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il s’amende pour qu’il vive. Opposé à la théorie de la prédestination des damnés de Luther, il élabore une conception équilibrée entre la Liberté et la Grâce mais surtout à cause de l’importance qu’il accorde à la Liberté des créatures, il exonère Dieu, uniquement de bonté, de sa responsabilité dans la présence efficiente du mal tout en réalisant le tour de force de faire de ce mal une composante pleine et entière de son être. Si le feu obscur dévorant est assimilable au mal et puisque tout provient de Dieu, il lui fallait bien concevoir que ce mal provienne de Dieu mais, paradoxalement, ces spéculations ne l’entraînent pas dans la très junguienne « coïncidencia oppositorum » du bien et du mal en Dieu car celui-ci reste, pour lui comme pour tous les dissidents de Luther, un Dieu uniquement d’Amour et de Lumière. Eternellement, Dieu le Père engendre le Fils car il n’est Père que parce qu’il engendre le Fils et il serait le feu dévorant s’il ne le faisait pas mais alors il ne serait pas Dieu le Père. L’originalité de cette logique consiste à concevoir dans un lieu intemporel divin un processus avec des phases sans que la première soit antérieure à la seconde, tout en précisant que le 1er principe est subordonné et condition nécessaire du 2e principe. La Lumière ne peut se concevoir séparé du feu qui est sa propre source. Elle jaillit et naît de l’ensemble des sept qualités-puissances mais son essence est surnaturelle, spirituelle. Dans son livre De Triplici Vita, il insiste en disant que Dieu est bon et bien que le mal provienne de lui, il n’est point responsable de sa présence dans la création. Il n’est responsable ni de la chute de Lucifer, ni du péché d’Adam qu’il n’a pas voulu. Il n’a prédestiné aucun pécheur dans la damnation dans le feu des enfers. C’est le diable qui fait que l’homme doute de la clémence divine. La Vierge éternelle Nous avons vu l’importance de la philosophie de la nature paracelsienne dans les spéculations de notre théosophe et en particulier les trois dynamismes de l’alchimie : Sal, Mercurius et Sulphur. Nous avons vu que l’alchimie paracelsienne expliquait le monde sublunaire à partir de l’élément pur, la quintessence divine qui se différencie et se condense dans des corps de plus en plus lourds et moins subtils sous l’action de Sal, principe de solidification. Or, à coté du principe de calcination des solides dénommé Sulphur que Jacob Boehme associe à son feu dévorant, il y a un principe de fluidité liquide dénommé Mercurius que dans l’œuvre du théosophe allemand on peut associer à son 2e principe lié à la Lumière et à l’Amour. Il donne la métaphore de la lampe à huile dont le liquide adoucirait le feu brûlant pour produire la lumière car, pour lui, la Lumière qui est douce et caressante est un feu transfiguré qui a perdu son ardeur que le liquide lui a enlevée (p. 136). Le principe Sulphur est antagoniste au principe Sal mais il est adoucit par le principe Mercurius. De la, la positivité du mal que reprendra GWF Hegel mais d’une négativité qui s’auto-détruit (la négation de la négation). On rappelle que le théosophe dénomme le 1er principe, le « ver qui s’auto-dévore » symbolisé par l’Ouroboros dans la symbolique alchimique et matérialisé dans le vitriol dont l’acrostiche signifie Visita Interiora Terra Rectificando Invenies Occultum Lapidem .

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Cette nécessité du mal dans le processus de transfiguration et de sublimation repose sur la conception évangélique du « scandalon », la pierre d’achoppement, le croc en jambe du diable dont le Christ dit être nécessaire tout en ajoutant mais « malheur par qui vient le scandalon » (Matthieu 18:7). Dans son livre Les racines de la conscience ( p. 295) CG Jung écrit qu’ « au XVIIème siècle encore, le savant jésuite Nicolas Caussin interprète le monoceros [l'animal à une corne - la licorne] comme le symbole le plus adéquat pour désigner le Dieu de l'Ancien testament ... tel un rhinocéros furieux. Mais, finalement, soumis par l'amour à une Vierge pure, il s'est transformé dans son sein en un Dieu d'Amour ". Déjà dans la Vulgate, la Bible du renouveau carolingien réalisée selon les traductions latines de saint Jérôme (Vème siècle), fait dans Job (39) et dans Psaumes (28) de l'unicorne et du rhinocéros, les symboles de la puissance et de la colère vengeresse de Dieu. Si le feu détruit et dévore la matière en brûlant et va dans le sens contraire de la chute et de la solidification, il faut néanmoins que le feu dévorant soit adouci pour que la Lumière puisse se faire. Déjà, avant lui, Valentin Weigel avait glorifié la Vierge Marie en lui appliquant le nom de Sophia, la Sagesse divine. On sait que pendant longtemps, c’est à cette Sainte Sophie que fut consacrée une des plus belles et des plus grandes églises de la Chrétienté byzantine. Elle a encore une grande importance pour les Eglises orthodoxes. Egalement, il y a chez Jacob Boehme une identité entre la Vierge éternelle, la Sagesse divine (Sophia), le saint Esprit et le 2e principe. A la différence de Lucifer qui a « imaginé » dans le 1er principe, la Vierge éternelle « imagine » dans le 2e principe et cette imagination innocente représente l’image d’un monde pur et parfait, tel qu’il aurait dû être s’il n’y avait pas eu la chute et le péché et tel qu’il a été et tel qui sera à la fin des temps. Nous avons vu qu’avant le péché originel, l’Adam hermaphrodite réunissait en son corps céleste fait de quintessence le masculin et le féminin. Il est dit Vierge masculine ( männliche jungfrau ). Après son péché et la constitution du monde impur, mixte de bien et de mal, Adam a été divisé et la nature féminine est devenue double : la Vierge éternelle et la femme à l’image d’Eve. La Vierge éternelle, expression de la Sagesse divine et du 2e principe d’amour, de bonté, de tendresse se trouvera opposée à la force brutale de l’homme, incarnation de la nature en son 1er principe. Le mâle est le mal. Quant à Eve, elle est à l’image du monde impur et elle est dite selon l’expression de Paracelse cagastrique (cagar est le verbe déféquer). Elle est l’objet du désir sexuel car elle est sous l’emprise de l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ) qui fait naître au désir de goûter à la vie animale (p. 226). Nous l’avons déjà vu, le désir d’objet est un leurre car la véritable aspiration de l’humain est de retrouver sa totalité d’être, cet état hermaphrodite de mânnliche jungfrau qu’a réalisé le Christ, le nouvel Adam. En Jésus-Christ, la Sagesse divine imaginant uniquement dans le 2e principe a été de nouveau associée. On voit qu’à la différence des anges qui relèvent du 1er et du 2e principe tout en « imaginant » seulement dans le 2e principe et des démons qui relèvent uniquement du 1er principe, les humains appartiennent à trois principes, le 2e principe céleste, le 1er principe démoniaque et de l’Esprit du monde qui correspondent à trois attitudes psychologiques : se tourner vers Dieu, lutter contre Dieu et se tourner vers le monde sensible. Situé à la croisée de ces principes, l’homme qui est un être inachevé doit collaborer à son parachèvement. Ce cheminement vers l’être hermaphrodite à partir de ce « ver qui s’auto-dévore » est symbolisé dans les grimoires alchimiques par l’image du Mercurius hermaphrodite s’élevant au-dessus de l’Ouroboros, le dragon qui s’auto-dévore :

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La Sophia, la sagesse divine est aussi le miroir que Dieu objective pour pouvoir s’y réfléchir et prendre conscience de lui-même et d’une certaine manière se réaliser (p. 344). Ce faisant, elle est une émanation postérieure de la Trinité. Elle n’est donc pas une quatrième personne divine s’ajoutant à la Trinité. Chaque être refait en lui-même ou doit refaire le processus interne de la divinité, « mourir et renaître en esprit » et pour cela réintégrer ce qui en lui exprime cette vierge pure, c’est à dire son âme, sa fonction de relation à Dieu. Jacob Boehme pense, avec les spiritualistes s’inscrivant à la suite de la Théologie germanique, que l’historia de Adamo et Christo n’est pas seulement une histoire, c’est une réalité symbolique qui réveille en notre âme le Christ – nouvel Adam – et nous libère de l’ancien. De l’extérieur, tout est transféré à l’intérieur de la psyché. Le fait historique et métaphysique devient un processus psychologique dans chaque individu. Le renoncement à soi-même, la mort au « moi tourné vers l’extérieur », l’abandon de l’investissement sur le monde permet de récupérer l’âme projetée sur l’objet du désir (Eve) et permet au sujet de retourner en lui-même, de faire le vide que Dieu remplit de sa grâce. C’est alors, selon la mystique rhénane, que l’âme naît en Dieu et que Dieu naît dans l’âme (la nouvelle naissance). On sait que cette spéculation s’appuie sur les propres dires du Christ à Nicodème :

« Si un homme ne naît de nouveau, Il ne peut voir le royaume de Dieu. Nicodème lui dit : comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ? Jésus répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’esprit, il ne peut rentrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t‘étonnes pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. « St Jean 3 – 3

Pour la philosophie de la nature subordonnée à la théologie de la résurrection, le « mourir et renaître », la mort à ce monde et à l’ego débouche sur l’acquisition d’un corps nouveau pour l’éternité et cela équivaut donc à renaître dans le 2e principe et reconquérir son corps céleste fait de quintessence, celui du 1er Adam et celui de Jésus-Christ (p. 233). Certes, la constitution du « corps glorieux » se réalisera pleinement lors de l’Apocalypse et sera l’œuvre finale du saint Esprit, la 3e personne de la Trinité divine qui agit ab extra dans le monde. Au moment du Jugement dernier, le feu dévorant divin jouera le rôle analogue au rôle du feu dans le processus alchimique, toute impureté sera détruite et calcinée, seul l’élément pur, la quintessence, subsistera. Notre monde du 3e principe est un mixte du 1er et du 2e principe et son histoire doit se terminer par la victoire finale et définitive du 2e principe sur le 1er. Mais pour Jacob Boehme, à la suite de saint Paul et de Sébastien Franck, le « corps glorieux » se forme dès cette vie dans le corps grossier de l’homme :

« Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité (..) avec l’espérance qu’elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption .... or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l’Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant la rédemption de notre corps. »

St Paul Romains 8 – 19. « Mes enfants, pour qui j'éprouve de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que

Christ soit formé en vous ». St Paul - Galates 4 – 19.

Pour les anciens, l’homme est un microscome qui a une identité de nature jusque dans les détails avec le macroscome. Tout au long de la production de ses livres, notre théosophe allemand évolue et ses spéculations métaphysiques se libèrent de ses racines mythologiques particulièrement fortes dans ses premiers écrits, surtout dans l’Aurora.

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De simple être de remplacement qu’il était, l’homme devient la véritable clé de voûte de l’Univers et sa transformation implique une synthèse entre l’infini divin et le fini, l’éternité divine et le temporel. Il y a une supériorité de l’homme sur l’ange car celui-ci ne participe que des deux principes. L’homme participe, lui, des trois principes et sa collaboration dans le processus de rédemption y introduit un élément nouveau, un élément que Dieu lui-même ne pouvait réaliser sans sa collaboration. Le Christ comme Fils, être éternel parfait, incarné dans la personne de Jésus révèle Dieu dans le fini et, par-là même, amène une perfection de l’être fini et fait coïncider le temps avec l’Eternité. GWF Hegel s’en inspirera. Ce processus dans l’homme implique une prise de conscience de soi et fait passer l’Absolu en soi à l’Absolu pour soi . CG Jung écriera que « Dieu a eu besoin du conscient de l’homme ». A partir de ces spéculations métaphysiques, la piété de Jacob Boehme deviendra de plus en plus christocentrique. C’est en Jésus-Christ que se concentre le divin et c’est lui qui fait figure véritablement de Dieu (p.449). C’est avec et dans le Christ, mourant et ressuscitant, avec lui et en lui, que l’homme s’engendre pour l’éternité ; c’est lui qui offre à l’homme cette nourriture céleste qui divinise et transfigure son être. Tout comme l’avait fait Raymond Lulle comme nous l’avons montré au début de notre livre concernant son évolution passant du binôme « incarnation-rédemption » au binôme « création-incarnation », le théosophe de Görlitz fait du Christ le terme central de toute évolution théo-cosmique et l’incarnation du Christ apparaît dès lors prévue de toute éternité. En cela, il se retrouve être en contradiction avec sa mythologie première qui, au nom de la liberté des créatures, faisait de la chute de Lucifer et du péché originel des actes libres et donc imprévisibles et non-voulus par Dieu ; Celui-ci étant de ce fait, exonéré de toute responsabilité dans la présence du mal en ce monde. Autre chose est la prise de décision après coup de l’incarnation du Christ pour réparer le péché d’Adam et autre chose l’incarnation du Christ prévue de toute éternité. Raymond Lulle écrivait dans son livre De Demostracions que la « créature reçoit plus par la recréation – liée à l’incarnation - que par la création » et dans son livre De ascensu et descensu intellectus où a complètement disparu le thème de la rédemption et du péché originel, il écrit également : « Quand Dieu créa le monde son entendement connaissait la meilleure fin pour laquelle il l’avait créée et cette fin sublime est de se faire homme et que le même homme fut Dieu » (Dist. IX). Et il écrit dans El Dictat de Ramon, d’une part que « si le monde n’avait pas eu la résurrection, il n’aurait pas eu de perfection » et que « si Dieu ne s’était pas fait homme aucun corps n’aurait en lui sa propre fin ». Et pour la matière contaminée de notre monde, mixte d’être et de non-être, de bien et de mal, la perfection et la fin ultime est la quintessence divine, le corpus glorificationis purifié de toute impureté. La perfection du fini est identifiable à la victoire définitive du bien sur le mal. Or l’alchimie s’appuie sur cette conception mystique, particulièrement l’alchimie musulmane où émerge l’importante stature de Jâbir ibn Hayyân (cf. les écrits de Henri Corbin et de Pierre Lory). Si c’est vrai que l’alchimie souhaite réaliser l’union du matériel et du spirituel, des corps mortels et du divin éternel, c’est à cause de la croyance en la résurrection des corps qui demeure une folie pour la pensée grecque tout autant d’ailleurs pour Platon que pour Aristote. L’erreur de CG Jung qui énonce que le processus alchimique est un processus de réunion du bien et du mal repose sur cette autre erreur que la matière serait le mal tandis que le bien serait le spirituel. Cela serait vrai si l’alchimie était d’orientation gnostique comme le croit CG Jung car pour les gnostiques dualistes, la matière est une création d’un démiurge mauvais alors que pour les chrétiens et les musulmans, la création est foncièrement bonne et ce n’est qu’après coup qu’elle a été contaminée par le péché. En réalité, les fondements de l’alchimie occidentale sont les mêmes que ceux de l’alchimie musulmane et ils ne sont en rien gnostiques. Chez Jacob Boehme, les mondes angéliques ont été créés par Dieu à partir de la quintessence qui appartient à son propre corps divin éternel qu’il dénomme le Salliter. La quintessence est la 7e qualité-puissance de ce Salliter regroupant le 1er et 2e principe. La quintessence est la 3e qualité-puissance du 2e principe ; le « corps de lumière » est un autre nom du corpus glorificationis . Nous pouvons voir que notre théosophe, tout comme Paracelse qui identifiait la matière première spirituelle et astrale (la quintessence dont est fait le Ciel, la sphère étoilée) avec la corporéité divine, ne croit pas à la création ex nihilo car la création est tirée de lui-même, de son propre corps. Le monde qui est un monde vivant est une émanation de Dieu. Néanmoins, ce corps vivant créé n’est pas le corps vivant de Dieu car celui-ci possède en propre, avant toute création, ce corps vivant qu’est le Salliter.

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Le Dieu de Jacob Boehme possède un corps pour sauvegarder son indépendance par rapport au monde et ne pas être obligé de chercher dans le monde une corporéité (panthéisme) qui lui ferait défaut. Dieu est libre par rapport au monde et la création est un acte de générosité libre, non de nécessité (p. 357) Il ne faut ni confondre Dieu avec le monde comme le fait le panthéisme, ni l’en séparer comme avec le gnosticisme. Ce n’est pas non plus le Dieu de Voltaire qui aurait créé un monde mécanique avec ses lois de fonctionnement et qui le laisserait faire sans intervenir. Le monde est un corps vivant qui émane de Dieu et qui l’exprime. Bien plus, Dieu seul n’a pas besoin de recevoir d’autrui de l’énergie vitale car il est sa propre cause et sa propre source. L’émanation implique des canaux par lequel se communique l’influence des Tincturae. Pour l’astrologie, les sept planètes exprimant les sept qualités-puissances du Salliter divin influent sur le corps et le destin des hommes sans les déterminer pour autant puisqu’ils possèdent le libre-arbitre. Concernant le Grand Oeuvre divin de l’acte de réparation auquel il collabore, il faut à l’homme recevoir de Dieu des forces nécessaires pour que la nature déchue puisse retourner à Dieu (p. 447) car il est incapable de le réaliser seul sans recevoir de Dieu la « nourriture » qui lui est nécessaire. (p. 438). Pour Jacob Boehme, Dieu est créateur parce qu’il est Amour et dès lors comment ne comblerait-il pas de grâces les êtres qu’il a créés pour les aimer ? En fait, Dieu est en toutes choses et toutes choses sont en Dieu. Rien n’est en dehors de Dieu même si le monde a été créé, qu’il n’est pas éternel et que le mal s’y trouve. Cette conception est dite « panenthéiste ». Mais la présence du mal dans le monde a été causée par la chute de Lucifer et le péché originel d’Adam même si ce mal exprime le corps divin, le Salliter qui, lui, est éternel. La création exprime ainsi Dieu « selon son courroux aussi bien que selon son amour ». En Dieu, les ténèbres et la lumière, le 1er et le 2e principe sont indissolublement liés et c’est de cette manière que notre théosophe interprète le Psaume qui dit : « Je suis le Dieu qui fait et la lumière et les ténèbres » (71 – 8 ). En accord avec les dissenters, Jacob Boehme rejette le Dieu transcendant de Luther car les hommes trouvent Dieu en eux et comment pourraient-ils le faire si on le considère lointain et extra-mondain. Avec la renaissance spirituelle et la plongée en soi sous l’écorce grossière de l’ego, « l’âme naît en Dieu » mais cette union est la redécouverte d’une union déjà existante :

« Quand nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui existe en fait avec toutes les créatures, mais, l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en lui par Amour, quand il y a ressemblance par Amour ; Voilà pourquoi cette union s'appelle union de ressemblance ... Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité. Voici le rayon de soleil qui donne sur une vitre; Or, si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide; Il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée des voiles qui l'a recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans doute la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation. Ainsi en est-il de l'âme ...» .

St Jean de la Croix - La Montée du Carmel Livre II chap. IV La divinité Absolue. Toute doctrine métaphysique tente de trouver une explication totale de l’univers et essaie d’apporter une solution au problème de l’origine de tout ce qui est. On sait que la plupart des métaphysiques aboutissent à un concept « impensable » de la source dernière des êtres. Ce principe est en dehors de l’Etre, en dehors de toute détermination et de toute affirmation rationnelle. En fait, elle fait sortir quelque chose de rien. De Platon à GWF Hegel en passant par nombre d’auteurs dont Plotin, le pseudo-Denys, Nicolas de Cusa, FWJ von Schelling et bien d’autres, l’Absolu en dehors de l’Etre est une sorte de Néant totalement indéterminé.

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Chez Raymond Lulle, c’est la divinité en son essence indicible, l’essentia représentée par la lettre A de laquelle il différencie l’agentia, les dignités divines. C’est cette même dualité que l’on retrouve chez Maître Eckhart (Oeuvres p.118):

« Que Dieu soit Dieu, de cela je suis une cause. Dieu tient son être de l'âme : qu'il soit la divinité, il le tient de lui-même. [...] Tout ce qui est dans la divinité, on ne peut rien en dire .... Dieu et la divinité sont distinctes comme l'agir et le non-agir » .

Cette différence entre l’inconnaissance de la divinité et l’agir de Dieu est, par ailleurs, au cœur de la tradition hésychaste des Chrétiens Orthodoxes et, en particulier, on la trouve chez Grégoire Palamas (1296-1359), presque contemporain de Lulle qui différenciait en Dieu, à la suite de Grégoire de Nysse, l’essence inconnaissable et les « énergies participables ». La spéculation spirituelle sur cet indicible se retrouve dans les métaphysiques orientales qui ont aussi conçu un lieu d'indifférenciation originel comme le montrent les concepts du Samâdhi indou ou du Nirvana bouddhiste. Or, il semble que cet Un innommable ne puisse être atteint que dans l'extase. Disciple et vulgarisateur de l'enseignement de Plotin, Porphyre signale avoir été témoin des extases de son maître :

" Mais ce qui échappe à notre connaissance ne nous échappe pas forcément d'une manière absolue. Nous le saisissons dans la mesure où nous parlons de lui sans pouvoir lui donner de nom. Nous le possédons alors même que nous ne pouvons exprimer ce qu'il est. Ceux qui sont en état d'inspiration et de ravissement savent qu'ils portent en eux quelque chose de plus grand qu'eux, sans savoir, ce que c'est. Par ce qui les a mis en état d'excitation et a provoqué leurs transports, ils ont une impression de l'objet qui les excite. Notre relation à l'Un est quelque chose d'analogue ...

Plotin - Ennéades IIe siècle Le Bouddhisme Mahayana, datant du début de notre ère, conçoit aussi un lieu suprême qui n'est que vacuité (Sûnyatâ). Dans le Gandhavyûha, texte sacré du Mahayana, la lumière de la vacuité originelle ne s'oppose pas à l'ombre et dépasse ainsi l'opposition de l'Etre et du Néant. Le Moyen Âge chrétien fut caractérisé par la confrontation entre la révélation du Dieu personnel biblique et l'univers de la pensée grecque selon un combat opposant Platon et Aristote en vue de l'héritage biblique. Nous connaissons la réussite que connut la synthèse faite par saint Thomas d'Aquin entre le Dieu révélé biblique et le Dieu d'Aristote (le Nous) mais il est plus intéressant, à notre avis, de connaître les autres solutions concernant la confrontation entre le Dieu de la Bible et cette divinité indicible. Une de ces solutions a été donnée au XIIIe siècle par le cercle kabbalistique catalan et en particulier par Azriel de Gerone :

" En-sof est le Dieu auquel nous pensons tous dans la théologie. Il agit par ses sefirot qu'il a hypostasiées en qualité d'intermédiaires pour la création, mais il est lui-même la divinité qui vit en elles…Toutefois, dans d'autres écrits spéculatifs plus profonds on perçoit un élément plotinien plus prononcé; Quant aux déterminations négatives et paradoxales de la chose cachée, de l'unité indifférenciée … sur laquelle, de ce fait, la pensée n'a pas prise, elles sont prépondérantes dans ces traités. A ma connaissance, nul texte autre que son traité portant sur les thèses véritables et erronées sur Dieu ne s'approprie la conception platonicienne avec tant de fermeté et de détermination. Johannes Reuchlin connaissait ce texte d'Azriel ainsi que certains autres de cet auteur. Au sein du monde chrétien il fut le premier à faire un exposé concis des thèses kabbalistiques sans toutefois déterminer avec netteté qu'Azriel en était l'auteur. Grand admirateur de Nicolas de Cusa … Reuchlin avait décelé l'affinité du kabbaliste catalan et du cardinal allemand. S'appuyant sur les écrits d'Azriel, il présenta le concept divin des kabbalistes en des termes tout à fait adéquats : " il est appelé en-sof , c'est à dire infinitude qui est la chose la plus haute, en soi incompréhensible et ineffable; Dans le mouvement de retrait au plus secret de sa divinité, il se retire et se cache dans l'abîme inaccessible.

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[...] Elle est être et non-être sans distinction, enveloppant en toute simplicité toutes les choses qui paraissent à notre raison contraires entre elles et contradictoires comme une unité libre et séparée" (J. Reuchlin - De arte cabbalistica).

Gershom Scholem - la lutte entre le Dieu de Plotin et le Dieu de la Bible dans la kabbale ancienne p. 30 Ainsi, il est manifeste que l’Absolu indicible des mystiques occidentales comme l'Un néo-platonicien est l'équivalent du Grand Vide oriental mais les Grecs ne connaissaient pas le zéro qui est certainement le chiffre qui correspond le mieux à la formulation de cette innommable. Le chiffre zéro est né en Inde à l'époque Gupta dans un milieu où dominaient les spéculations sur le Sunyata, le Grand Vide. Partant, cet Un ou ce Zéro de toutes les métaphysiques de la planète est radicalement différent du Dieu personnel biblique et un des aspects le plus important de la doctrine de Jacob Boehme a pour but de faire surgir le Dieu personnel de cet Absolu divin (p. 340). L’intérêt et le sens de la spiritualité trinitaire chrétienne sont, pour lui comme ils l’étaient pour Raymond Lulle, de faire introduire « la vie et le mouvement » (l’agir) dans l’Absolu divin. Cet Absolu est l’Absolu en soi mais pas encore l’Absolu pour soi (p. 326) et, pour se faire, il a fallu qu’il se limite, se différencie en une Trinité, se détermine en un être qui a un corps selon deux principes contradictoires et crée par Amour l’homme en lequel il s’incarnera. Le Dieu confiné dans le désert, en dehors de la nature et de la créature, ne sera jamais que la divinité comme l’avait bien vu Maître Eckhart (p. 343). Si l’Absolu ne se différenciait pas, ne créait pas et restait en soi sans se manifester et s’émaner, nous ne le connaîtrions pas mais lui non plus ne se connaîtrait pas lui-même. Dieu a eu besoin du conscient de l’homme et l’âme de celui-ci, lorsqu’il devient un männliche jungfrau (renaissance spirituelle), est une expression de la Sophia, la Sagesse divine qui est un miroir que Dieu s’oppose pour s’y réfléchir, prendre conscience de lui-même et se réaliser (p. 344). Ce qui est un ne se connaît jamais mais l’un se divise et se différencie tout en restant un. L’Absolu pour soi ne peut être qu’un Dieu personnel et c’est la dynamique trinitaire qui fait surgir ce Dieu personnel de l’Absolu en soi. Si Dieu n’était que divinité et ne sortait de son unité pour devenir Dieu -Trine, nous n’en saurions rien et elle non plus n’aurait conscience d’elle-même. Pour qu’elle soit l’Absolu pour soi, la divinité se devait de se différencier « ad intra », d’engendrer « ad extra » les êtres et les mondes et de s’incarner dans le fini en Jésus-Christ. Pareillement pour le corps vivant divin, le Salliter dans son 1er principe dans lequel l’Absolu en soi se perd (s’aliène). Le feu dévorant du 1er principe, c’est la mort et on peut donc dire que l’Absolu en soi en se donnant à lui meurt à soi-même et lorsqu’il s’en libère, il meurt une seconde fois, il meurt à la mort et ressuscite, puisque par cette seconde mort, il a vaincu la mort (p. 375). C’est ce processus que reprendra à son compte GWF Hegel qui, dans son Histoire de la philosophie, appelait notre cordonnier-théosophe, le « premier philosophe allemand ». Il était nécessaire à la divinité de mettre en place une opposition car sans conflit il n’ y a pas de prise de conscience de soi et même s’il s’auto-dévore et disparaît à la fin, le mal est nécessaire au processus de réalisation de soi. Le concept d’aliénation que GWF Hegel tire de l’intuition boehmienne et qui aura la fortune que l’on sait dans les idéologies politiques modernes provient, comme l’a bien vu Paul Ricoeur dans son texte sur l’aliénation (Encyclopaedia universalis Vol.1 p. 660) de cette problématique métaphysique de la divinité qui se réalise dans le temps : l’infini s’incarnant dans le fini. Tout comme les dissenters et leur successeur de Görlitz qui pensent que les hommes croient à tort en un dieu de puissance, de courroux et de vengeance parce qu’ils imaginent « diaboliquement » dans le 1er principe, GWF Hegel théorise que le dieu transcendant, contraire à la participation du fini et de l’infini, exprime cette aliénation propre à la relation « maître-esclave » et cette scission avec soi-même caractéristique de la « conscience malheureuse ». Outre la reprise littérale du terme employé par Jacob Boehme du Mysterium magnum qui, s’opposant à soi-même, se révèle à soi, son concept de l’Aufhebung qui surmonte, tout en le conservant, l’opposition des contraires est tiré du processus du feu dévorant, lieu du tourbillon tragique des contraires, devenant la flamme lumineuse. La célèbre « négation de la négation » hégélienne provient également du « ver qui s’auto-dévore » autre nom que donne Jacob Boehme au feu dévorant du 1er principe, lui-même tiré du corpus alchimique.

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Dans un passage du Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques (p. 178), Soeren Kierkegaard écrit, s’adressant aux « amateurs de quintessence » que la problématique hégélienne de la transformation est « quelque chose de supra-raisonnable, comme les alchimistes et les sorciers, en leur fantastique accoutrement ». Il faut se rappeler l’opposition entre la raison raisonnante (vernunft ) de l’esprit tourné vers le monde (extraversion) et l’Intelligence de la vie profonde spirituelle (verstand) des spiritualistes. C’est cette non prise en compte de cette opposition au profit de la raison raisonnante (vernunft ) par GWF Hegel qui l’entraînera vers cette Phénoménologie de l’Esprit où l’homme intérieur deviendra l’homme générique de l’humanité en marche vers plus de raison et plus de liberté. Elle l’entraînera également vers une conception de l’Etat à l’origine du totalitarisme moderne (cf. les Maîtres penseurs de André Gluksmann). Nous verrons que son compagnon d’étude FWJ von Schelling tirera de sa connaissance de Jacob Boehme qu’il pratiqua longuement dans la deuxième partie de son œuvre une philosophie romantique qui aura moins de succès que celle de GWF Hegel mais qui pour nous a bien plus de valeur. Dans la doctrine de Jacob Boehme, l’aliénation de l’Absolu en soi dans le Salliter avec qualités-puissances bonnes et démoniaques fait de cette « Turba magna » un chaos où se trouve en germe et de manière morcelée (multiple) tout ce qui sera réalisé et unifié au terme final du processus. C’est le Fils-Lumière d’Amour et d’unité qui est ce terme final, la « cause finale » de ce processus de synthèse, victoire sur la mort et le péché. Selon l’entéléchie aristotélicienne, se développe pour devenir « en acte », ce qui était « en puissance » (p. 372). Les éléments se distinguent et s’opposent (Haine) à l’intérieur du chaos primitif qu’est le 1er principe. C’est cette origine qui rend possible la synthèse finale (Amour). Dans les grimoires alchimiques, nous voyons le dragon, l’Ouroboros, sur lequel s’élève le Mercurius hermaphrodite, être représenté par le monstre qui s’auto-dévore, par deux monstres qui luttent entre eux ou bien par un monstre à deux têtes (ou plus) qui se combattent entre elles. Le processus du feu dévorant de cette nature ardente et courroucée, vie sauvage et démoniaque se transfigurant en Lumière-Amour de la conscience de soi, s’associe avec le processus classique de synthèse et de réunion des contraires qui fait de l’être qui se réalise à la fin, un être uniquement de Bien et par là même, du mal, une « privatio boni ». Nous verrons par la suite dans notre interprétation psychanalytique de la doctrine du théosophe teutonique que la théorie de la topique freudienne du moi, du Ça et du surmoi s’articule sans problèmes avec la théorie junguienne du processus de synthèse des fonctions psychologiques contraires (cf. notre texte intitulé Pulsions partielles et types psychologiques). Le « chaos naturae » qui a aussi une grande importance dans l’œuvre de Raymond Lulle qui lui a consacré un livre intitulé Liber chaos, se trouve dans la littérature alchimique depuis l’époque musulmane de Jâbir ibn Hayyân. Dans la théorie alchimique paracelsienne, le « chaos naturae » représenté par l’Ouroboros équivalent du Salliter est la base du processus du Grand Oeuvre dont émerge le Rebis hermaphrodite réalisant en lui-même la synthèse des sept planètes ( cf. les grimoires alchimiques affichés précédemment page14). Nous avons déjà écrit que les sept planètes expriment les sept qualités-puissances du Salliter divin et qu’elles se retrouvent dans les sept métaux dans le monde sublunaire. On sait que dans l’astrologie ce sont les planètes maléfiques Mars et Saturne que causent les maladies et l’infortune du destin. La doctrine de Jacob Boehme permet de comprendre pourquoi la synthèse dans le Mercurius hermaphrodite des sept planètes n’implique pas une réunion des contraires de Bien et de mal comme le théorise CG Jung dans la mesure où les sept qualités-puissances du Salliter se transfigurent en Lumière-Amour uniquement de Bien. En fait, le feu ardent et courroucé est amadoué par le principe liquide du Mercurius, le 3e dynamisme paracelsien à coté du dynamisme du Sal, principe de solidification et du dynamisme du Sulphur, principe de calcination des solides. Contrairement aux conceptions de la science moderne, il faut voir que les métaux n’étaient pas pour les anciens philosophes de la nature des éléments matériels comme les autres. Le mercure qui coule comme un liquide et la fusion des différents métaux faisaient de ceux-ci des éléments relevant du principe de liquéfaction. De plus, le son produit par les métaux et associé à l’harmonie musicale et à la parole explique qu’ils furent dans la doctrine boehmienne associés au 2e principe, lui-même associé à la Sophia, à la Vierge éternelle amadouant le courroux divin. Avec la métaphore de la lampe à l’huile, de la chaleur-feu naît la Lumière-fils qui s’allume dans le liquide et de la flamme lumineuse procède la fumée-Saint Esprit.

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La Lumière qui est douce et caressante est un feu transfiguré qui a perdu son ardeur que l’eau lui a enlevée. Cette confrontation entre l’Eau et le Feu est au fondement de l’alchimie comme l’écrit Pierre Lory concernant Jâbir ibn Hayyân : « C’est par leur purification progressive, le renforcement de « l’esprit en eux » que se constitue l’Elixir ; les deux autres Eléments, l ‘Air et la Terre, ne jouant qu’un rôle subsidiaire »(Alchimie et mystique en terre d’Islam p. 63). Chez notre théosophe allemand, le principe de solidification et le principe de calcination relèvent du 1er principe démoniaque sachant qu’ils sont antagonistes puisque le « feu dévorant » calcine et détruit la matière (le serpent qui s’auto-dévore). De là, la nécessité du mal et du feu dévorant dans le processus de transformation et de transfiguration de la matière grossière en matière spirituelle. On a dit du Faust de Goethe qu’il était une pièce d’orientation alchimique et on sait que l’écrivain allemand y fait dire à Méphistophélès que « le mal est cette force qui veut le mal mais crée le Bien ». La psychologie de Jacob Boehme. Pour le théosophe allemand, chaque être doit refaire en lui-même le processus interne de la divinité, mourir et renaître et s’engendrer lui-même. L’homme est créé comme les anges entre la quatrième et la cinquième qualité-puissance du Salliter divin et il doit alors librement se décider soit à poursuivre son évolution vers la lumière du 2e principe, soit au contraire, rester enliser dans le 1er principe igné et ténébreux. Le 1er principe est la base énergétique brute de l’univers tandis que le 2e principe en est la perfection spirituelle, son achèvement, sa raison d’être, sa « cause finale ». Ce n’est qu’en tant qu’il engendre la Lumière que le feu se parachève en flamme et de la même manière ce n’est qu’en tant qu’il engendre le Fils-Amour que Dieu est bon et qu’il est Dieu le Père. Dans le 1er principe, Dieu ne s’appelle pas Dieu mais courroux, colère, fureur et c’est de là que provient, en dernière analyse, le mal manifesté dans les enfers et dans notre monde situé sous la lune. Dieu n’est réellement Dieu que dans le 2e principe, celui de Lumière, d’Amour et de Bonté. Quant au 3e principe sous l’égide du saint Esprit, il est le principe de l’action « ad extra » en direction de notre monde fait de matière impure et grossière, mixte de bien et de mal. Notre monde émanant de Dieu exprime ces trois principes et toutes choses sont faites à l’image de la Trinité (p. 106). C’est aussi dans l’homme que se trouve l’enfer et le royaume angélique (p. 142) mais cet enfer qui est au fond de tout être, l’homme peut et doit en être délivrer et, nous le verrons, si c’est l’homme qui est choisi pas Dieu pour collaborer à ce processus salvateur de transformation et de purification, c’est à cause de la parole qu’il est le seul à avoir et que n’ont pas les autres créatures. Pour bien comprendre la psychologie de Jacob Boehme, il faut voir qu’elle n’est pas duelle comme celle de Descartes car elle se fonde, comme chez les anciens, sur une triade : corps, psyché et esprit. On se rappelle les trois types psychologiques de la gnose antique : le hylique, le psychique et le pneumatique. Concernant l’esprit, il faut également se rappeler la différence qu’il faut faire entre l’entendement et l’Intelligence, entre la raison naturelle raisonnante moïque (vernunft ) et la spiritualité liée à l’âme (verstand). Notre théosophe est dans la continuité de la mystique allemande médiévale et, pour lui, la raison naturelle liée au moi superficiel tourné vers le monde extérieur est fragmentaire et morcellante et elle empêche l’âme profonde de s’unir à Dieu et de connaître le fond mystérieux de notre être (« naissance de l’âme en Dieu »). Néanmoins, son originalité réside dans l’importance qu’il accorde à la psyché, grand intermédiaire entre la matière et l’esprit et qui les conditionne tous les deux. A l’image du feu ardent et dévorant du corps divin, le Salliter, elle travaille la matière grossière du corps et la transfigure en engendrant l’esprit. Nous avons vu qu’à la suite de saint Paul, il croit que le « corps glorieux » se forme dès cette vie dans le corps grossier de l’homme. Avec la renaissance spirituelle qui permet à l’homme une transformation intérieure, le corps nouveau de l’homme nouveau s’engendre dans l’ancien et le fait participer, dès cette vie, de l’autre monde divin et de l’éternité. Chez certains penseurs, à la suite de la théologie germanique, l’opposition prononcée entre la chair et l’esprit, la lettre et l’esprit, l’homme ancien et l’homme nouveau tend à aboutir à une séparation tranchée très platonicienne et très cartésienne entre le corps et l’esprit brisant l’unité triadique humaine entre le corps, la psyché et l’esprit.

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Notre théosophe tient à l’unité de ces trois parties et même s’il croit à la métamorphose en un corps spirituel, le corps glorieux, il ne pense pas qu’il y ait d’esprit sans vie psychique puisque c’est à partir de la vie psychique que s’engendre l’esprit. La vie psychique participe de la nature divine et participe, à la base, du 1er principe, terrible et sulfureux, calcinant et courroucée comme un acide « aussi méchant que le plus méchant des démons ». Elle est le « contrarium » hostile et dévorant qui forme le corps grossier mais aussi le dissout et le détruit (p. 490). Jacob Boehme trouve Dieu tout autant dans le monde intérieur de l’homme lorsque l’âme naît en Dieu et qu’il se détourne du monde extérieur que dans la réalité profonde mystérieuse de la nature (p. 485). Cette conception est la position classique de la philosophie de la nature et de la théologie naturelle :

Encore une fois la doctrine du microcosme, la doctrine alchimique de l’identité foncière des processus dans la nature et dans l’homme vient nous aider. Et puisque l’homme sera transfiguré, le monde le sera aussi… or, cette transfiguration, cette déification de l’univers est déjà commencée. Le Christ en est la preuve. Il est ressuscité, il a revêtu un corps spirituel, symbole de la transfiguration du monde.

Alexandre Koyré Paracelse p.77 Pour les philosophes de la nature relevant de la pensée alchimique tel Roger Bacon ou Raymond Lulle au XIIIe siècle et pour d’autres, à d’autres époques, tel Comenius, « l’homme parfait le monde qui autrement serait inachevé ». En fait, cette transmutation de la matière est le résultat d’une collaboration entre l’homme et Dieu car celui-ci n’est pas un Dieu créateur lointain qui laisse libre la créature à se mouvoir – conforme à sa mission d’exprimer Dieu dans son être lumineux ou au contraire dans son essence ténébreuse -, il continue à agir dans le monde. Comment, en effet, ce monde déchu pourrait-il remonter la pente, revenir à Dieu, se convertir et se sauver si Dieu en tant que Dieu, Dieu de Bonté et d’Amour ne l’aidait point ? Nous l’avons vu, il y a un équilibre entre la Liberté de la créature et la Grâce divine dans la doctrine de Jacob Boehme. Pour les anciens, toute connaissance suppose similitude d’essence et se fait par participation. L’homme est un microcosme qui représente exactement dans le détail le macrocosme. C’est à cause de cela que l’homme est capable de connaître et de comprendre le macrocosme, le « grand monde » et d’autre part, l’étude du « grand monde » contribue à lui faire connaître sa propre constitution (p .456), tous deux expressions de la nature divine et de la Trinité. Tout comme pour l’opposition entre l’esprit et la chair où Jacob Boehme se différencie de ses prédécesseurs dissenters (Franck, Schwenkfeld) à cause de son plus grand encrage dans la pensée alchimique, il a une conception différente concernant l’attitude envers le monde et envers Dieu qu’il trouve tout autant dans l’âme qui se détourne du monde que dans le monde lui-même. La naissance spirituelle permet à l’homme une transformation intérieure mais aussi de voir le monde dans sa réalité profonde, de pénétrer les mystères de la nature et d’y voir Dieu qui s’y exprime. Il a autant besoin de la nature pour le mener à Dieu qu’il a besoin de Dieu pour bien comprendre la nature. Déjà, chez saint Bonaventure au XIIIe siècle, le monde exprime la Trinité et il faut remarquer que si le cheminement vers le rationalisme des Lumières est passé par l’adaptation de l’aristotélisme d’Averroès par le thomisme, l’empirisme, lui, fut le fait plutôt des franciscains (Roger Bacon et les alchimistes lulliens) à cause de leur théologie plus naturaliste que celle des dominicains ralliés au thomisme dès le début du XIV° siècle. Comme nous le verrons plus loin avec le problème de la parole, une des missions de l’homme est, participant à tout et étant par là même capable de tout comprendre et de tout exprimer, de chanter les mystères et les merveilles de la nature et du monde. Un célèbre roman théologique de Raymond Lulle se dénomme Felix ou les merveilles du monde. Il ne faut pas néanmoins se tromper et il faut avoir en mémoire la différence entre, d’un coté, la raison moïque (vernunft ) provenant d’une Tinctur émanant des astres (astrum) et de l’esprit tourné vers le monde (extraversion) et, d’un autre coté, l’Intelligence (verstand) propre à l’âme et à la vie spirituelle provenant d’une Tinctur émanant directement de Dieu dénommée spiraculum vitae. Pour la théologie naturelle, la contemplation des mystères et des merveilles de la nature et du monde relève de l’âme car ces mystères sont ceux de la divinité éternelle et infinie et la raison naturelle moïque ne peut évidemment prétendre à la connaissance de quelque chose qui étant infini est supérieur aux choses naturelles.

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Toujours selon le principe de similitude d’essence et de participation, l’homme naturel ne peut comprendre que les choses naturelles et seul l’homme régénéré qui participe à l’esprit peut comprendre le sens véritable des mystères divins qui s‘expriment dans la nature. Cette problématique sur la nature et sur la raison (vernunft ) est importante car elle fait comprendre la différence entre GWF Hegel et son compagnon de séminaire, le philosophe romantique FWJ von Schelling ; tous deux successeurs du théosophe de Görlitz. L’autre question concernant la psychologie humaine est plus classique dans la mesure où l’introspection de l’homme, fait à l’image de Dieu, lui fait connaître Dieu. C’est le « connais-toi toi-même et tu connaîtras Dieu » de saint Augustin que l’on retrouvera chez saint Anselme, saint Bonaventure, Raymond Lulle, Raymond Sebond, etc… Le Mysterium magnum de la divinité se retrouve dans l’homme et c’est en lui-même qu’il doit chercher la clé de ce Mysterium Magnum. Pour la mystique, en toute généralité, lorsque l’âme descend en soi-même dans ses propres profondeurs, elle se convertit (introversion), retourne et remonte vers Dieu. Nous pouvons voir que, depuis le début de notre étude, la question du corpus glorificationis , fait de quintessence, relève de l’âme, de la vie spirituelle et de l’Intelligence, c’est à dire d’une transformation intérieure et d’une Sagesse éternelle. On a pu voir aussi que ces spéculations s’appuyaient sur des formulations alchimiques provenant de l’alchimie musulmane. Or, nous venons de l’écrire, l’Intelligence (verstand) propre à l’âme et à la vie spirituelle provient d’une Tinctur émanant directement de Dieu dénommée spiraculum vitae tandis que tout ce qui touche au corps grossier, au moi raisonnable et à son destin existentiel dans le monde relève d’une Tinctur provenant des planètes (astrum) et de l’esprit du monde (Geist dieser welt). Ainsi l’astrologie, quelle qu’elle soit, n’a aucun rapport avec la transformation intérieure du corpus glorificationis . Déjà en Islam, dans l’encyclopédie des « Frères de la pureté » (Ikhwân al-çafâ), ismaéliens continuateurs du corpus jabirien, on trouve écrit que l’astrologie n’a pas accès à ce qui est caché, accessible par Dieu seul. De même pour l’alchimie aurifère qui était basée sur la croyance communément partagée chez les anciens de la naissance et de la croissance des métaux dans le sous-sol terrestre. La recherche de la « pierre philosophale » identifiée au corpus glorificationis , fait de quintessence, est le but essentiel du Grand Oeuvre alchimique et la transformation du plomb en or est secondaire. Cette transmutation pour ceux qui la considéraient possible était subordonnée à l’action magique de la « pierre philosophale » divine qui était également considérée comme un élixir de longue vie oeuvrant sur le corps grossier de l’homme. C’est important de le dire car la plupart des lullistes modernes considérant que nombre de textes montrant que Raymond Lulle ne croyait pas à la transmutation des métaux s’interdisent de voir que sa pensée dont les fondements naturalistes sont ceux de l’alchimiste persan musulman Jâbir ibn Hayyân est, quand même, une pensée alchimique fondée sur la quintessence. D’un autre coté, le mystique majorquin croyait à la prolongation de la vie, ce qui expliquerait que ses deux plus importants disciples français, Pierre de Limoges et Thomas le Myèsier étaient des médecins qui, comme la plupart d’entre eux à l’époque, étaient marqués par la pensée alchimique. Les textes alchimiques (pseudo)-lulliens disent que l’Elixir/Pierre philosophale permet de guérir de la peste. Le livre controversé de Raymond Lulle intitulé le Liber de secretis naturae seu de quinta essentia est le premier en Occident à introduire cette spéculation sur la quintessence en conformité avec la théorie musulmane de Jâbir ibn Hayyân car, comme le remarque la lulliste Michela Pereira, il définit la quintessence de la même manière que le fera Jacob Boehme qui l’identifiera à la synthèse harmonieuse des quatre éléments à la différence du Liber primus de consideratione quintae essentiae de Jean de Roquetallade qui était pourtant disciple de Raymond Lulle mais qui considérait la quintessence uniquement comme un cinquième et autre élément. L’originalité de cet auteur consista dans la croyance nouvelle en l’obtention possible de la quintessence par son extraction à partir du vin. La parole et le Mercurius. Nous l’avons déjà vu, Jacob Boehme reprend à Paracelse ses trois dynamismes alchimiques : Sal, principe de solidification et de matérialisation ; Sulphur, principe de feu, d’évaporation et de sublimation et Mercurius, principe liquide de fluidité, de vie et de mouvement mais aussi de la parole, du son et de la musique. Cette dernière exprime la joie éternelle de la vie divine.

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Le Mercurius est identifiable au 2e principe divin éternel et en cela doit être différencié du métal, le mercure vulgaire. Souvent notre théosophe le dénomme Marcurius. On rappelle que les trois qualités-puissances du 2e principe sont l’Amour, le son et la « materia prima » céleste (la quintessence). On rappelle également que c’est dans le corps divin, le Salliter que naît la Lumière-Fils et que souffle le Saint-Esprit. Les métaux impliqués dans le processus métallique liquifiant sont responsables aussi du son et de la musique dont la structure interne harmonieuse est liée à l’Amour et à ce que le théosophe dénomme Temperatur. Dans le monde extérieur, le mixtum des alchimistes (le Turba magna), le mal est la lutte furieuse des forces et des éléments contraires tandis que le Bien sera l’harmonie entre eux, la Temperatur. Le processus de production de la Lumière-Amour, uniquement de Bien, à partir du Feu ardent obscur recoupe celui de la synthèse et de la réunion des contraires libératrices du mal.

En cela, la doctrine de Jacob Boehme ne s’oppose pas à la théorie de la « privatio boni » augustinienne car, à la fin, il y a une victoire du Bien sur le mal qui disparaît même si celui-ci étant sublimé, il est conservé d’une certaine manière. Le 1er principe, source ardente du mal et des ténèbres n’est pas identifiable à Dieu le Père même s’il est la « racine de la vie divine ». Sa manifestation est double, tantôt il est destructeur pour qui « imagine » en lui, tantôt il a pour fonction d’engendrer la Lumière dont il est l’énergie pour qui « imagine » dans le 2e principe d’Amour. En vérité, le « manichéisme » de notre théosophe n’en est pas un et certainement il n’est pas identifiable à la « coïncidentia oppositorum » de bien et de mal de CG Jung. Bien avant J. Lacan, la parole a une importance majeure pour notre théosophe, comme elle l’était aussi pour Raymond Lulle qui en faisait un sixième sens, l’affatus. L’importance donnée à la parole provient bien sûr de la théologie judéo-chrétienne du Verbe, le dabar hébreu mais aussi de l’hermétisme car les divinités païennes de Thot et d’Hermès sont des personnifications de la parole. L’alchimie, relevant de ces deux sources, a ainsi un lien très fort avec la théologie de la parole (p. 117). Tout comme il l’est pour la psychanalyse, le centre de la parole humaine est à prendre ; ou bien il sera pris par l’âme qui révèlera et chantera les mystères et les merveilles divins ou bien il sera pris par la raison raisonnante moïque tourné vers le monde extérieur. Nous avons vu que dans le 3e principe, l’esprit du monde (Geist dieser welt) pousse au désir de goûter à la vie animale. Cet esprit du monde qui « imagine » dans le 3e principe cherche à s’emparer de l’homme pour qu’il devienne son organe d’expression car l’homme a, lui seul, le don de la parole (p. 226). Le péché d’Adam, c’est de s’être détourné de Dieu et de s’être tourné vers la terre et d’être devenu comme elle, un animal avec un corps grossier en ayant perdu son corps céleste spirituel fait de quintessence. Bien plus, du fait du péché d’Adam, l’homme ne comprend plus la langue première, celle de la sagesse divine qui imagine dans le 2e principe et qui était celle d’Adam au paradis avant l’épisode de la tour de Babel. Notre théosophe croit à la possibilité de reconquérir cette langue première. Ce qui n’est pas nouveau dans l’histoire de la spiritualité puisque la création y est la manifestation de la parole divine.

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L’écrivain sémiologue Umberto Eco a écrit un livre sur ce sujet intitulé la recherche de la langue parfaite dans lequel il consacre un long chapitre à l’Art de Raymond Lulle et à la combinatoire de lettres divines représentants les attributs divins, les célèbres « dignités » lulliennes reprises, tout à la fois des attributs divins néoplatoniciens et des « dignitaires » divins de Jâbir ibn Hayyân, auteur lui aussi d’une science des lettres divines. Ces sciences des lettres divines sont propres tout à la fois au judaïsme de la Kabbale, à l’Islam mystique et à certaines spiritualités chrétiennes mais il y a une différence entre elles car dans le Seher Jetzirah de la kabbale ainsi que chez Abraham Aboulafia, les lettres sont des nombres (panarithmétisme) alors que pour Jâbir ibn Hayyân, Raymond Lulle et Jacob Boehme, elles sont des qualités psychiques (panvitalisme). Alexandre Koyré écrit que cette idée de retrouver la langue première qu’Adam parlait au paradis aurait fait une grande impression sur Comenius qui, dans son Prodromus Pansophiae esquisse le projet d’une panglottia, une langue qui serait connue et compréhensible par toute l’humanité. Par le biais de son disciple A. V. Frankenberg, cette idée serait passée de Comenius à Herder et Krause et aux romantiques allemands, Schlegel, Novalis et Tieck (p. 458). Avec la modernité dans laquelle domine la pensée scientifique, la mythologie n’est plus crédible et nous ne pouvons que sourire aux histoires de la chute de Lucifer et du péché d’Adam, par contre, même si une partie de la métaphysique est assimilable à la métapsychologie psychanalytique, il reste que la psychologie religieuse de Jacob Boehme demeure valable, tout comme celle des Evangiles et nous avons, dans la première partie de notre essai, montré qu’elle correspondait à la topique junguienne opposant l’âme inconsciente aux personae auxquelles s’identifie le Moi (cf. le livre Dialectique du moi et de l’inconscient et la définition de l’âme dans le glossaire du livre Les Types psychologiques). Certes, c’est le rationalisme du siècle des Lumières qui a mis un terme à la croyance mythologique mais on sait aussi que le romantisme, particulièrement le romantisme allemand a tout fait pour la réhabiliter. Dans son introduction à sa Philosophie de la mythologie et de la révélation, FWJ von Schelling écrit que « les mythes sont le produit d’un processus indépendant de la pensée et de la volonté » et il s’y attribue le mérite d’avoir démontré que la psyché humaine est le subiectum agens de la mythologie. CG Jung s’inscrira à sa suite avec son « inconscient collectif » et ses processus représentés archétypiquement mais la théorie junguienne est difficilement recevable pour la mentalité moderne imbibée de techno-science, particulièrement sa conception de l’âme qui est en continuité avec la pensée ancienne. De ce fait, au regard de cette conception du monde ancienne, l’homme moderne a perdu son âme et l’histoire occidentale est un progressif oubli de l’Etre (Heidegger). Au regard de la doctrine de Jacob Boehme, l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ) s’est totalement emparé de l’homme qui se considère seul dans sa maison en monopolisant à lui seul le centre de la parole et en niant la réalité psychique intérieure et séparée de cette âme intérieure qui est le véritable centre de la parole de l’Autre, de la parole donnée à l’Autre. Cet aspect « caméléon » de l’âme qui est « une vitre, un miroir » de l’Autre se retrouve dans le corpus lullien et en particulier dans sa formulation sous forme des lettres de son astrologie où le mercure est dit « convertible ». Alors qu’il attribue à chaque composante de l’astrologie, les planètes et les signes une unique lettre, Mercure les a toutes les quatre (ABCD) mais en réalité il en a qu’une qui se manifeste selon les aspects dominants qu’il reçoit des autres. Dans le paganisme, Mercure est le messager des dieux et le message qu’il porte est celui de l’Autre. On peut voir que rien ne s’oppose plus à la structuration psychique de l’homme moderne que celle de l’être antique ou celle du primitif tel qu’il apparaît dans le chamanisme avec ses transes, ses possessions, ses visions et ses pythies. On sait que pour la science dite moderne, l’homme n’est qu’un animal simplement un peu plus évolué et complexe que les autres, c’est donc bien le triomphe de l’Esprit du monde ( Geist dieser welt ). La doctrine de la connaissance. La théorie de la connaissance de Jacob Boehme s’incrit à la suite du platonisme ancien repris par saint Augustin et tel que nous l’avons vu chez saint Bonaventure. L’âme spirituelle accède aux idées éternelles et à la sagesse éternelle qui n’ont rien à voir avec les objets matériels grossiers mais avec les qualités-puissances, expressions de l’essence dynamique de la Tri-unité divine. Contrairement à la signification moderne associée au moi existentiel, la mémoire pour les anciens consiste à réveiller dans notre âme les vérités sur Dieu qui y sommeillent.

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Chez notre théosophe et à cause de l’influence de Paracelse, les idées éternelles comme parole divine créatrice sont dénommées « signatures ». Elles sont contenues en « puissance » dans le chaos et sont mises « en acte » par la parole humaine inspirée par le saint Esprit dans le processus de transfiguration du 2e principe dont les trois qualités-puissances divines sont l’Amour, la parole et la quintessence. Toute connaissance est vaine si elle n’est point une connaissance des « signatures » qui expriment l’essence dynamique divine. Ces signatures sont en l’homme et agissent sur lui en vertu d’une communauté d’essence (participation). Elles provoquent en lui des « idées » sous l’inspiration du saint Esprit qui sont, d’une certaine manière, des « signatures » personnalisées. On retrouvera cette même conception chez CG Jung qui différenciera les « archétypes » et les « représentations archétypiques ». Le fait que le centre de la parole soit donné à autrui, c’est Dieu et l ‘univers lui-même qui, par l’homme, s’exprime et se connaît. L’âme est « une vitre, un miroir » où Dieu se réfléchit. Lorsqu’on écrit que « Dieu a besoin du conscient de l’homme », ce n’est pas de la conscience du moi superficiel tourné vers le monde dont il est question mais bien de la « conscience » de l’âme spirituelle. Si c’est la parole divine qui a créé l’univers d’avant la chute de Lucifer et le péché originel, c’est la parole humaine redonnée à Dieu qui le sauve de sa déchéance en le spiritualisant et en lui redonnant l’éternité. La connaissance de l’homme dégage le sens éternel de l’univers : c’est le terme de l’évolution du monde. Le terme éternel de son histoire dans et par quoi le temps rejoint l’éternité, s’élève à elle et y participe. L’homme devient la véritable clé de voûte de l’Univers et sa transformation implique une synthèse entre l’infini divin et le fini, l’éternité divine et le temporel ; d’où la nécessité du monde temporel fini et déchu. Nous avons déjà signalé que cette nécessité du monde déchu était en contradiction avec la thèse du péché d’Adam non prévu par Dieu du fait du libre-arbitre du premier homme. Tout comme chez Raymond Lulle dont les spéculations s’orientent vers le rôle central de l’incarnation voulue par Dieu de toute éternité, celles de Jacob Boehme font de même car elles montrent aussi que la recréation est supérieure à la création et que « l’Absolu en soi » prend par-là même conscience de lui-même. Un des aspects le plus important de la doctrine de Jacob Boehme a pour but de faire surgir le Dieu personnel de cet « Absolu en soi » divin et tout comme le majorquin, il refuse d’admettre la voie de l’anéantissement, de la fusion dans le divin dans lequel on retourne et c’est en réalisant ce qu’il a de plus personnel et de plus profond que l’homme atteint à la perfection :

" Comme le moniste, je me plonge dans l'unité totale, - mais l'unité qui me reçoit est si parfaite qu'en elle je sais trouver, en me perdant, le dernier achèvement de mon individualité Père Theillard de Chardin - la Messe sur le monde p. 31 Déjà dans son texte De Triplici Vita, Jacob Boehme commence à insister sur les conditions de la connaissance : sans opposition et sans révélation, Dieu ne serait pas connu. Le contrarium que représente le corps vivant divin dans son 1er principe négatif est condition de connaissance (p. 242). Si l’Absolu en soi dénommé « Urgrund » comme Liberté absolue reste éternellement en dehors de toute manifestation, de toute limitation et de toute détermination, il reste inconnu, caché, non-révélé à personne, pas même à soi-même. Le « Grand Mystère » de l’Absolu est cette aliénation voulue momentanée en un être déterminé, non pour se limiter mais pour se révéler ensuite en Esprit et se retrouver comme « Absolu pour soi ». Le Feu dévorant, l’Enfer du corps divin désirant dans son 1er principe qu’il dénomme chez l’homme « Abgrund » est cette négativité nécessaire à toute réalisation de soi, à toute connaissance de soi et à toute prise de conscience sachant qu’elle est ce « ver qui s’auto-dévore » (négation de la négation). GWF Hegel reprendra entièrement cette spéculation de notre théosophe sauf à refuser la dimension mystique et personnaliste du monde intérieur et placer, de manière aberrante, le « Savoir absolu » sur la scène extérieure du social-historique. Pour Jacob Boehme, c’est dans l’intériorité du sujet que se joue la transformation de la régénération. Comme l’écrit Raymond Lulle : « … la fin sublime du monde est que Dieu se fasse homme et que le même homme fut Dieu » (De ascensu et descensu intellectus . Dist. IX) mais cet homme n’est pas l’homme générique, l’Humanité mais bien l’homme individuel promis à la résurrection.

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C’est dans l’homme individuel que doit se réaliser le processus de sublimation de Lumière et d’Amour, la construction du Christ intérieur männliche jungfrau , la maison construite sur du roc et non la construction factice moïque externe bâtie sur du sable. S’il vainc les ténèbres et laisse resplendir la Lumière, Dieu l’aidera à atteindre la perfection, à réaliser la « signature » de l’être total et parfait et à faire coïncider en lui le temps avec l’éternité (p. 501). Le précepte du théosophe de Görlitz est « Deviens toi-même ; Deviens cette « signature » que tu dois être, ta personnalité véritable en ramenant à l’harmonie le chaos des forces que tu portes en toi ». Ce processus d’unification intérieure était déjà, au IIe siècle, bien décrit par le grand penseur chrétien qu’était Origène : « tu vois comment celui qui semble être un n'est pas un, mais qu'au contraire il paraît y avoir en lui autant de personnes que de façons d'être (homeliae in leviticum). [...] C'est pourquoi le but du chrétien est de devenir un homme intérieurement unifié (Homeliae in librum Regum) ». Cette unité est identifiée avec la perfection divine comme on le trouvera plus tard, au VIe siècle chez le Pseudo-Denys l’aréopagite dans son traité Des noms divins. Il y écrit que : « Dieu est la cause, l’être et la vie de toutes choses car il est la sainteté des saints, la simplicité et l’unité de ceux qui se divinisent en lui, et qui retrouvent en lui, en se recueillant de leur dispersion dans le multiple, la perfection de l’unité » (cf. la Philosophie au Moyen Âge d’Etienne Gilson p. 81). Chez Jacob Boehme, l’homme porte en lui l’ensemble des « signatures » et la révélation de Dieu coïncide en lui avec la révélation de l’univers et avec sa propre révélation accomplie sous l’impulsion du saint Esprit. Peut-on dès lors se passer de l’Ecriture et de l’enseignement des églises confessionnelles ? La réponse de Jacob Boehme est double. En premier lieu, il croit que l’Ecriture reste une aide puissante pour l’homme car elle est la véritable révélation du vrai Dieu mais il écrit que l’homme moïque superficiel ne peut comprendre que les choses naturelles et seul l’homme régénéré qui participe à l’Esprit peut comprendre le sens véritable de l’Ecriture. Il dénonce l’incapacité des théologiens officiels, les « tenants de la lettre » des « églises de pierre » luthériennes à pénétrer le sens de l’Ecriture. Il s’insurge contre les églises caïnites et persécutrices de l’Antéchrist qui ne veulent pas que la Lumière se fasse et, se situant sur le 1er principe, enseigne un Dieu juge terrible qui prédestine les pécheurs aux enfers. Tout comme pour Sébastien Franck, la véritable Eglise est là où est l’Amour ; Ce qui montre que son manichéisme n’en est pas un car on est loin du « on peut aimer Dieu et on doit le craindre » de CG Jung et de sa « coïncidencia oppositorum » de Bien et de mal (cf. Réponse à Job p.199). En second lieu, il croit, tout comme Sébastien Franck encore, que Dieu a des enfants dans toutes les religions et que beaucoup d’infidèles, de non-chrétiens n’en appartiennent pas moins à la véritable Eglise, à l’Eglise invisible des élus (p. 498). Alexandre Koyré écrit que le Dieu de Jacob Boehme ne voulant point sauver l’homme sans lui, le laisse collaborer à sa propre re-création qui est cette fois une synthèse entre le fini temporel (l’homme) et l’infini éternel (Dieu). La liberté de l’action propre de l’homme collaborant à cette re-création y introduit un élément nouveau, imprévisible, un élément que Dieu lui-même ne pouvait réaliser sans sa collaboration. Les « signatures » qui sont re-dites par l’homme présentent quelque chose de nouveau par rapport à leur modèle éternel, le monde divin de la sagesse éternelle. Le théosophe de Görlitz prend pour métaphore les instruments de musique d’un orchestre et écrit qu’aucun instrument de musique ne peut produire tous les sons possibles et ne peut reproduire en intégralité l’harmonie infinie de la sagesse divine. Chaque instrument possède un timbre qui lui est propre et la même mélodie jouée par des instruments différents n’est point exactement la même (p. 495). Pour cette doctrine de tolérance et d’Amour, il n’y a pas de religion « standard » et la foi véritable n’exclut nullement, mais au contraire exige, des différences personnelles chez les croyants. Nous l’avons déjà écrit, les textes de Jacob Boehme écrits de 1612 à 1624 ont eu beaucoup de lecteurs et une grande influence sur les penseurs et les philosophes allemands qui l’ont succédé. Sa doctrine est à l’origine d’un courant original qui a modifié le cours du mysticisme spéculatif. Il est impératif de la connaître si on veut comprendre, surtout si on est français, la philosophie allemande et en particulier, FWJ von Schelling et GWF Hegel dont les conceptions s’appuient en grande partie sur elle.

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Interprétation psychanalytique de la doctrine de Jacob Boehme. La première étape de la psychanalyse fut de concevoir la production mythique comme une mascarade pour contourner la « censure » de souvenirs traumatiques et honteux. Les « hystériques souffrent de réminiscence » écrivait l’inventeur de la psychanalyse. Par la suite, à partir de l’analyse d’un texte délirant paranoïaque d’un homme de justice dénommé le Président Schreber, un texte que lui avait fait connaître CG Jung alors président de l’Association Internationale de Psychanalyse, S. Freud élabora un concept qu’il dénomma « perception endopsychique ». Il avait remarqué que le délire mystique de ce psychopathe était sous forme mythologique une représentation de sa théorie sur l’inconscient. De même, Herbert Silberer, un disciple de Wilhelm Stekel, premier compagnon de S. Freud à Vienne, élabora une conception de l’analyse des rêves à partir de « catégories fonctionnelles » qui étaient des auto-représentations de potentialités et de fonctions du psychisme. Il fut le premier également à concevoir que les processus alchimiques étaient une représentation symbolique de processus inconcients (in problème der mystik und ihrer symbolik). Dans un premier temps, S. Freud accepta cette orientation de la psychanalyse que l’on dénomme « anagogique » :

"J’ai maintenant lu le travail de Silberer ... Je dois dire que c’est maintenant seulement que le phénomène fonctionnel me semble assuré, et je le prendrai désormais en considération dans l’interprétation de rêves. Ce n’est en réalité rien d’autres en son noyau que ma « perception endo-psychique ». Je plaide résolument pour l’admission de ce travail ...."

(Lettre de S. Freud à CG Jung Corresp. II p.166 (251 F) CG Jung continua l’orientation initiée par H. Silberer mais après la rupture entre Vienne et Zurich, S. Freud se focalisa, aidé de son disciple Ernest Jones, contre cette orientation « anagogique » de la psychanalyse déclarée désormais dissidente. Le texte de CG Jung, cause de sa rupture avec S. Freud, intitulé métamorphoses et symboles de la libido est un important recueil de mythologèmes de toutes les cultures de la planète symboliques du psychisme inconscient. Nous l’avons vu, c’est le philosophe FWJ von Schelling qui le premier a émis l’idée que la psyché humaine était le subiectum agens de la mythologie et, de manière plus réductrice, Friedrich Nietzsche également ramenait toute mythologie et toute métaphysique à de la psychologie. Notre approche n’a pas d’a priori et s’inscrit dans cette conception de la psychanalyse « anagogique » qui rejoint souvent la conception mystique de processus de transformation intérieure qui fut, de toujours, le fait de toute spiritualité. Le couple conceptuel junguien introversion-extraversion provient entièrement du couple « inkeren » et « uutekeren » de la mystique rhénane (Ruusbroec). Ce sont ces deux termes qui se signifient dans la névrose phobique avec la claustrophobie et l’agoraphobie. Notre projet est cependant plus important car elle veut synthétiser ce qui semble inconciliable, c’est à dire la psychanalyse « anagogique » et la psychanalyse freudienne (sous son articulation lacanienne). L’interprétation de la doctrine de Jacob Boehme devrait pouvoir nous le permettre. En premier lieu, nous reviendrons sur la thèse de la réunion des contraires selon un processus quaternaire. A partir d’un état d’indifférenciation d’une quaternité de fonctions ou de dimensions psychiques, se met en acte un processus de différenciation et de développement d’une fonction ou d’une dimension dite principale, puis d’une fonction ou dimension secondaire puis d’une troisième se réconciliant avec la seconde et enfin d’une quatrième se réconciliant avec la première. La réconciliation des contraires implique une libération du mal car chaque position unilatérale possède un aspect positif et un aspect négatif niant son antagoniste et c’est en cela que la réunion des contraires en scènes complémentaires valorise l’aspect positif de chaque dimension et fait disparaître leur aspect négatif niant l’antagoniste. La réunion du masculin et du féminin n’implique pas une réunion du bien et du mal qui ne peuvent en rien se concilier. Pour le théosophe allemand aussi, il n’y a point de conciliation possible entre le bien et le mal et leur opposition est irréductible. Il théorise une victoire finale du bien sur le mal. Or, il conçoit que dans le chaos multiple dont chaque être doit faire une synthèse se trouvent des entités ayant chacune entre elles deux qualités, une de douceur et une de fureur. L’ensemble du chaos étant le mixtum alchimique de bien et de mal (p.166).

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La victoire finale du bien sur le mal s’explique par le fait que ces éléments sont des couples d’opposés comme le sont les planètes (mars-vénus, Saturne-Jupiter) qui se trouvent être réunis dans le Mercurius hermaphrodite (Soleil-Lune) lors du Grand Œuvre. Quant au processus quaternaire de développement unilatéral puis de réconciliation des opposés, il est signifié par le théorème de Marie la Juive :

Et l'un devient deux, et deux devient trois, et trois devient l’un comme quatrième.

Nous ne développerons pas ce processus psychologique que l’on trouve concernant les quatre fonctions Sensation-Pensée-Sentiment-Intuition dans les textes de CG Jung et concernant les quatres dimensions fondamentales (Loi morale - Désir progressiste - Volonté de puissance de l’ordre social - Amour du faible et de l’exclu) dans nos propres textes. Nous allons plutôt essayer comme l’a fait Jacob Boehme dans sa doctrine d’insérer ce processus psychologique de réunions des contraires dans le problème de la sublimation des pulsions sexuelles car il y a une correspondance entre les pulsions partielles freudiennes (voyeur-exhibition, nympho-érotomanie, sado-masochisme, zoophilie-nécrophilie, etc…) et les types psychologiques junguiens. Dans la doctrine de Jacob Boehme, l’homme se trouve pris au milieu de trois mondes ou de trois principes : le royaume infernal, le royaume angélique et le monde terrestre ou bien le 1er principe, le 2e principe et le 3e principe. Comme l’écrit J. Lacan, la topique freudienne du Ça, du surmoi et du moi est notre nouvelle mythologie. Dans son livre sur S. Freud intitulé De l’interprétation, Paul Ricoeur écrit que la « nouvelle théorie des pulsions se rapproche des vues de Goethe et de la pensée romantique, voire d’Empédocle et des Grands Présocratiques » (p. 272). Sigmund Freud écrit dans le Moi et le Ça : « Tandis que le moi est essentiellement le représentant du monde extérieur, le surmoi se dresse par contraste avec lui, comme le mandataire du monde intérieur… le contraste entre ce qui est réel et ce qui est psychique, entre le monde extérieur et le monde intérieur ». Les travaux d’interprétation des symptômes névrotiques par S. Freud ont montré qu’ils exprimaient, à l’insu du moi, un conflit entre un domaine sexuel et violent (Ça) et un domaine anti-sexuel (Surmoi ou Autre). Or, le Ça freudien est un domaine sordide que dévoile le catalogue des perversions sexuelles et ce n’est pas de notre part un abus que de l’identifier aux enfers et au dynamisme Sulphur de la doctrine du théosophe allemand. Dans la conclusion de son livre Psychanalyser, le lacanien Serge Leclaire écrit : « il fut un temps où la psychanalyse sentait le soufre et faisait heureusement partie des activités maudites : c’est qu’on savait encore ce qu’elle était, une interrogation sur la jouissance (sexuelle). […] Ce qui est béni, benedictus, bien dit, c’est l’affirmation redoublée et magnifiée du dit (parole) qui fait barrière à l’annulation qu’est la jouissance. Le maudit, maledictus, mal dit, n’est-ce pas précisément cette interrogation diabolique sur la fonction du dit (parole) ? Car, dans le mouvement qu’elle promeut vers la jouissance, cette interrogation, la psychanalyse (freudienne), met bien le dit à mal » (p.186). Nous avons écrit qu’avant S. Freud, le théosophe allemand a été le premier penseur qui a eu l’intuition du caractère démoniaque et sulfureux du fondement de la vie psychique mais il montre bien que ce 1er principe démoniaque, le feu dévorant, doit normalement resté « caché, vaincu, surmonté ». Le processus ne doit pas s’arrêter en chemin et rester dans le 1er principe. Dans le freudisme, la pulsion partielle sexuelle s’inscrit sur une zone érogène du corps et se focalise sur un objet dit objet partiel (œil, voix, main, etc..). Ce sont les objets (a) de la théorie lacanienne. Egalement pour J. Lacan, la sexualité par le biais des zones érogènes et des pulsions partielles est l’instance située entre le biologique et le psychologique : « La pulsion partielle est ce montage par quoi la sexualité participe à la vie psychique " (cf. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse - Livre XI p.196). Le psychologique se fonde sur la relation à autrui qui est une personne qui possède un objet qui satisfait de manière non sexuelle à la demande de l’enfant : les figures de l’Autre que sont la Mère et le Père (nourriture, protection du corps, etc…). Cette figure de l’Autre qui est chez J. Lacan une autre appellation du surmoi se fonde sur le refoulement structurel de la pulsion et du désir érotique de l’objet partiel qui doit rester sous-jacent.

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Le psychiatre parisien écrit que dans le montage de la pulsion partielle, celle-ci doit tourner autour de l’objet (a) et ne pas l’atteindre car c’est ce qui se passe dans la perversion sexuelle où l’objet est atteint. Ce sous-bassement des pulsions partielles dans la construction du psychisme se traduit chez lui par son slogan qui énonce que « la loi morale du Père, c’est le désir refoulé » et cette structuration se réalise dans la théorie psychogénétique au stade de la sortie de l’érogénéité anale avec l’accession à la parole métaphorique adressée à l’Autre. Cette théorie psychogénétique fonde la structuration du psychisme par une succession de « castrations humanisantes » (F. Dolto) dont la première commence à la naissance où le fœtus se suçant le pouce doit passer de cette jouissance sexuelle érogène orale à la demande de nourriture donnée par la Mère, première figure de l’Autre. A partir de cette position d’assisté du petit bébé, se construit de six mois à neuf mois, un nouveau stade de la psychogenèse dit de l’oralité sadique, celui de l’instauration du moi désirant de l’objet externe (réception du signe) tout en se substituant à l’Autre. Nous avons déjà là, la structuration de la topique psychique mais cette structuration est pré-symbolique et l’Autre n’est encore que le lieu de l’Instinct (acte inné de survie). La psychogenèse se poursuivra avec une alternance de sortie et d’entrée dans de nouvelles zones érogènes. L’érogénéité anale avec le lieu du dressage et de la réception du signifiant puis la castration anale avec l’accession à la parole et au signifiant-métaphorique, auto-représentif du psychisme, associé à la figure du Père. Ensuite, on trouve l’entrée dans l’érogéneité urétrale avec l’accession au « je », l’articulation syntaxique de la phrase, la compréhension de la règle du jeu, etc… Puis, la castration urétrale avec la problématique oedipienne et l’entrée dans la phase de latence sous l’égide de la Mère asexuelle de tendresse et d’innocence mythologisante et le Père, figure de la Loi morale refusant la rivalité meurtrière entre les frères. Puis viendra encore l’entrée dans l’érogénéité génitale de la puberté liée à l’insertion dans le social-historique. L’originalité de la formulation lacanienne réside dans ce lien fait entre ces stades libidinaux et les problématiques langagières. Il est à noter que le maître parisien refuse la thèse de la synthèse dans la sexualité génitale adulte des pulsions partielles dites infantiles. Il écrit que « l’érotisation des stades de la psychogenèse enfantine ne sont conséquents qu’en fonction de mauvaises rencontres ». Le pervers sexuel nie l’Autre et ainsi le Ça conçu comme un sac contenant les pulsions partielles perverses n’apparaît manifeste qu’à cause d’un défaut de structuration de la psychogenèse infantile. Certes, les pulsions partielles sexuelles sont « antérieures » et comme les racines des fonctions et des relations psychologiques mais elles ont pour finalité ces mêmes dimensions psychologiques. Si elles sont apparentes, c’est que s’est arrêtée en chemin la structuration humaine qu’exigent les « castrations humanisantes». Au résultat de la structuration psychologique humaine, nous trouvons outre les pulsions des stades (oral, oral sadique, anal, urétral et génital) tout un ensemble de couples d’opposés que nous dévoile le catalogue des perversions sexuelles (pulsions scopiques, pulsions invocantes, sado-masochistes, nympho-eroto, etc…). Concernant ce catalogue des pulsions partielles, S. Freud dans son texte Métapsychologie se refuse à en faire le recensement (p.22); ce qui est bien dommage car ces pulsions partielles prennent tout leur sens lorsqu’on les agence et lorsqu’on les réfère à une « topique » psychique quaternaire selon le schéma ci-dessous :

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Outre la théorie contestée de la synthèse des pulsions partielles sexuelles dans la pulsion génitale adulte, il ne faut pas concevoir le Ça comme relevant de l’instinct animal car les pulsions invocantes (parle-écoute) ou la pulsion narcissiste n’ont aucun rapport avec l’animalité puisque la parole et le narcissisme ne sont le fait que de l’humaine condition. Le freudisme est né au début du XXe siècle où dominait une certaine sociologie (Tarde) qui faisait de l’humain un être social greffé sur un être animal. La tentation était grande de penser que la structuration humaine résultait d’une répression de l’instinct naturel par une intériorisation de lois morales répressives du fait social. Le problème est que cette sexualité « polymorphe et aberrante » comme la dénommait S. Freud n’a aucune utilité biologique et n’existe pas dans le monde animal. Jacques Lacan, rejette également en la traitant de mythologique la thèse de S. Freud de l’instauration du surmoi qu’il dénomme l’Autre avec un grand A du fait du meurtre primordial réel du chef de la horde sauvage. L’Autre intérieur avec ses figures de la Mère et du Père est une composante essentielle et structurante du psychisme humain qu’il ne faut pas confondre avec l’instance morale construite par l’éducation liée aux idéaux moïques (code des mœurs). Ces idéaux moïques (Moi idéal, idéal du moi, surmoi) instaurés au stade urétral construisent, selon des modèles, une image du moi, un masque qui rejette dans l’inconscient une ombre antagoniste ( infériorité, ridicule, immoralité) qui tente de faire retour pour détruire le personnage factice construit pour le regard de l’autre (« la maison construite sur le sable de l’Evangile »). Si l’Autre primordial est le lieu des instincts (actes innés) dans le monde animal, il est, chez l’homme, le lieu de processus de transformation que l’âme, à l’insu du moi, met en scène de manière métaphorique. Jacques Lacan écrit que « rien dans le monde animal ne représente le sujet » et cette entrée dans la représentation de soi provient du fait que l’homme parle à l’Autre. Cet Autre comme figure du Père est le garant de la Loi morale et de la vérité de la parole, vérité aussi sur soi-même. L’Autre est celui qui « sonde les cœurs et les reins ». A ce schéma quaternaire exposé ci-dessus qui ne concerne que des dimension extraverties, il faut lui adjointe en opposition une quaternités de dimensions toutes introverties ;

L’analyse des pulsions partielles scopiques (voyeur-exhibition) sur la scène extravertie est particulièrement intéressante car elle domine la psychologie moderne du désir du désir (plaire, séduire, etc…), la construction d’une image originale de soi pour le regard de l’autre (le désir de l’autre). Les manifestations de l’inconscient que l’on trouve tout autant dans la psychopathologie que dans l’expérience mystique montre qu’il y a un balancement énergétique entre l’inconscient et le conscient et la potentialisation de l’un entraîne une dépotentialisation de l’autre (cf. la théorie de Pierre Janet). Dans les manifestations de l’inconscient, à l’insu du moi, nous avons bien entendu les hallucinations visuelles et auditives ainsi que les paroles somnambuliques et la gestuelle automatique.

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Ces quatre manifestations sont liées et J. Lacan signale que, dans le cas d’hallucination auditive, on peut voir souvent les lèvres du patient articuler ces mêmes paroles entendues. De même, CG Jung raconte le cas d’un médium qui, en état de transe, raconte une histoire de deux amis qui se rencontrent et qui, à son réveil, se souvint d’avoir rêvé le film en image de deux personnages qui se serraient la main. Dans sa définition du rêve, J. Lacan pose que le rêve est une mise en scène selon un scénario : « le rêve est semblable à ce jeu de salon où l’on doit, sur la sellette, donner à deviner aux spectateurs un énoncé connu ou sa variante par le seul moyen d’une mise en scène muette.» ( Ecrits I p. 270). Or, avec le moi externe, les pulsions partielles se trouvent être associées avec les fonctions psychologiques extraverties étudiées par CG Jung. Certes, les fonctions pensée et sensation sont liées, a priori, au moi extraverti tandis que les fonctions intuition et sentiment le sont à l’âme introvertie mais CG Jung a bien montré que ces fonctions psychologiques étaient aussi mises au service de l’attitude contraire, l’intuition extraverti et le sentiment extraverti, d’un coté, la pensée introvertie et la sensation introvertie, de l’autre. Ce sont ces différentes fonctions et dimensions fondamentales qui se trouvent être concernées dans les processus quaternaires de différenciation unilatérale suivis de synthèse qu’a très bien théorisé CG Jung pour les fonctions psychologiques. Ainsi, tout comme dans la doctrine de Jacob Boehme, la synthèse entre la théorie junguienne des fonctions psychologiques et la théorie freudienne des pulsions partielles sexuelles met en acte une synthèse harmonieuse des contraires et une sublimation de pulsions partielles sexuelles fondamentalement démoniaques et sulfureuses. Contrairement à ce que théorise CG Jung le processus quaternaire ne concerne pas uniquement la synthèse des fonctions psychologiques car il y a aussi un processus, plus important, de structuration quaternaire des dimensions fondamentales même si les fonctions psychologiques sont parties prenantes des dimensions fondamentales. Le retrait de la projection de l’âme sur l’objet externe et son développement comme lieu d’émission de la représentation mythologique n’est pas le but du processus intérieur, il n’en est qu’un début car l’âme est un guide dans la recherche du « Règne de Dieu » ; que l’on pense à la Béatrice de Dante Alighieri. L’âme est la partie féminine de l’humain qui, dans la génitalité, est projetée chez l’autre sexe. Nous avons trouvé cela dans les formalisations de Jacob Boehme. Cette hermaphodite mystique est le pôle central de la théorie junguienne et l’on comprend que le maître de Küsnacht fasse souvent référence à Boehme. Dans son livre La structure de l’âme , il écrit : « On pourrait désigner Paracelse, van Helmont, Boehme, etc. comme les empiriques du monde intérieur. …Ils présentent les mêmes faiblesses que les sciences naturelles de leur temps, c’est-à-dire qu’ils nous servent un pêle-mêle indigeste de physique et de psychochologie…. Toutes les doctrines traitant de l’au-delà, de dieux, d’esprits sont des tentatives d’acquérir un savoir du psychique » (p. 42). On trouve dans de nombreux auteurs ésotéristes cette psychologie qu’a formulé CG Jung mais, l’originalité de Jacob Boehme, c’est d’avoir eu l’intuition, et il fut le seul à l’avoir eu, d’un lieu psychique sulfureux et diabolique identifiable au Ça lacano-freudien dont le statut est d’être structurellement refoulé. Nous avons vu que cette conception de Boehme n’était pas, comme l’interprétait CG Jung, une « complexio oppositorum » de bien et de mal réunis en dieu. Autre différence d’avec le junguisme qui fait de la prise en compte de l’âme le but final du processus d’individuation,, cette prise en compte de l’âme n’est, pour nous, qu’un début dans le processus intérieur. Ce qui veut dire qu’il y a plusieurs stades dans ce processus intérieur et que le junguisme n’en a repéré que deux parmi ces autres stades. A juste titre, la prise en compte de l’âme concerne la synthèse des quatre fonctions psychologiques comme le théorise le junguisme mais il existe une autre synthèse qui concerne, elle, les quatre dimensions fondamentales (Loi morale – Désir progressiste – Volonté de puissance de l’Ordre social – Amour du faible et de l’Exclu). La prise en compte de l’âme implique une certaine dépotentialisation du moi et donc une certaine forme de « névrose chronique ». En général, dans la névrose, l’ouverture de l’inconscient manifestée dans les symptômes-signifiants métaphoriques et le transfert sur l’Autre (l’analyste), ne dure que le temps de la résolution d’un conflit momentané débouchant sur une reconstruction acceptable des personae. Avec l’expérience mystique, il y a une ouverture de la parole métaphorique de l’Autre et un transfert sur un Autre spirituel qui ne se clôturent pas. Cette expérience n’est pas sans risque comme on peut le voir avec les catastrophes spirituelles d’un Hölderlin, d’un Nietzsche, d’un Nerval et de bien d’autres. Jacques Lacan a montré que le délire du Président Schreber traduisait un impossible transfert sur une figure du Père qui ne nous trompe pas (forclusion du nom du Père).

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La parole et le métaphorique en psychanalyse. Outre cette intuition originale du fondement démoniaque de la vie psychique, la doctrine de Jacob Boehme met au premier plan la parole et le mythologique qui sont également fondamentale en psychanalyse. La pratique analytique veut que le « sujet dit toujours plus que ce que le moi dit consciemment ». Chez CG Jung, la parole est ouvertement au service d’autrui :

... je réfléchis que « la femme en moi » ne disposait pas d’un centre de la parole et je lui proposai de se servir de mon langage. [...] Je fut extraordinairement intéressé par le fait qu’une femme qui provenait de mon intérieur, se mêlât à mes pensées. Réfléchissant à cela, je me dis qu’il s’agissait probablement de l’« âme » au sens primitif du terme (féminine chez l’homme et masculine chez la femme).[...] C’est elle qui transmet au conscient les images de l’inconscient, et c’est cela qui me semblait le plus important. Pendant des décennies, je me suis toujours adressé à l’âme quand je trouvais que mon affectivité était perturbée et que je m’en sentais agité. Cela signifiait alors que quelque chose était constellé dans l’inconscient. En pareils moments, j’interrogeais l’âme : « qu’est-ce qui se passe à nouveau ? Que vois-tu ? Je voudrais le savoir ! « Après quelques résistances, elle produisait régulièrement et exprimait l’image qu’elle discernait. Et dès que cette image m’était livrée, l’agitation ou la tension disparaissait ...(Ma Vie p. 218).

Pour CG Jung, l’inconscient collectif est peuplé de nombreuses figures mythologiques qui peuvent avoir accès à ce centre de la parole qu’est l’âme. Néanmoins, le maître de Küsnacht ne voit pas qu’un des rôles de l’âme est de traduire en images (métaphores) un énoncé inconscient et non de transmettre une « image primordiale » qui serait contenue dans un hypothétique inconscient phylogénétique. On a vu que Jacob Boehme valorise le métaphorique et en fait un intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Comme CG Jung, il le dénomme imaginaire. Cette erreur provient d’une double conception de l’imaginaire que l’on trouve chez Paracelse : « Remarquons bien qu’il ne faut pas confondre l’imagination et la fantaisie ... cette dernière est sans fondement dans la nature. Tout autre chose est l’imagination .... elle est l’expression par une image d’une tendance de la « volonté ... » (A. Koyré Mystiques, spirituels et alchimistes au XVIe siècle allemand p.59). En fait, l’image est liée au désir d’un objet sensible et c’est cette fantaisie dont parle Paracelse qui est véritablement l’imaginaire tandis que « l’image d’une tendance du psychique intérieur » est un symbole métaphorique. « Rien ne représente le sujet dans le monde animal » écrit J. Lacan, tout comme il écrit également « qu’il n’y a d’inconscient que chez un sujet qui parle ». La « perception endo-psychique » (Freud) que ne possèdent pas les animaux et qu’il faut différencier de la perception endo-somatique que par contre ils possèdent, s’exprime sous forme mythologique. La représentation du monde intérieur se fait de manière métaphorique en utilisant les objets et les événement du monde extérieur. Cette langue métaphorique est, aux dires du psychanalyste Eric Fromm et suite à Jacob Boehme, " l'unique langue étrangère que chacun de nous doive apprendre" et à laquelle il a consacré son livre intitulé "le langage oublié" :

" La langue symbolique est une langue dans laquelle nous exprimons l'expérience intérieure comme s'il s'agissait d'une expérience extérieure, je veux dire, un événement du monde des choses qui nous touche ou nous a touché. Le langage symbolique est un langage dans lequel le monde extérieur est le symbole du monde intérieur, le symbole de l'âme et de l'esprit "(p.15). [...] De récents travaux expérimentaux apportent une confirmation nouvelle, puisque des individus, ignorants de la théorie de l'interprétation du rêve, sont capables, sous hypnose, d'interpréter sans aucune difficulté le symbolisme de leurs rêves. Si, une fois sortis de leur état hypnotique, ils sont invités à interpréter les mêmes rêves, ils sont vraiment perplexes, et avouent : " Eh bien ! ces rêves n'ont pas de sens; ce sont pures sottises ! " (p.20).

Jacques Lacan a bien montré que la parole et le langage-signifiant se différencient du langage animal parce qu’ils « engendrent seuls la métaphore et la métonymie ». Or la parole est liée à la figure castratrice du Père, garant de la vérité de cette parole.

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La métaphore est ainsi associée à une problématique d’investissement énergétique psychique car l’objet extérieur qui devient le symbole de tendances du monde intérieur est particulièrement l’objet auquel il faut renoncer. Ainsi dans les paraboles évangéliques, le trésor et la perle, objets de l’avidité possessive du moi auxquels celui-ci doit renoncer, deviennent les symboles du but spirituel à atteindre. De même, l’objet du désir génital de Dante Alighieri, Béatrice, devient l’âme qui le guide dans son cheminement intérieur. A cause de cela, il faut différencier l’imaginaire et le symbolique et écrire avec les psychanalystes lacaniens que « l’imaginaire est surdéterminé par le symbolique ». Cette différenciation est capitale car, souvent, dans l’interprétation des symboles, on court le risque d’oublier l’inversion et de traduire tel quel ce qu’il faut dépasser et ce à quoi il faut renoncer. Dans le motif évangélique du « cep et des sarments », l’arbre qui est un motif sexuel, le pénis, devient le symbole opposé de la « Mère englobante mystique », figure castratrice du pénis (« se faire eunuque pour le royaume des cieux »). De même, le cercle qui est également une image sexuelle et représente l’ordre social où s’insère le jeune pubertaire symbolise cette même « Mère englobante » associée à un règne spirituel communautaire et l’on voit pourquoi CG Jung qui en fait un « archétype de l’Ordre » se trompe dans l’interprétation qu’il en fait. De l’âme et du signifiant métaphorique. A ses débuts, notre cordonnier de Görlitz a le projet d’écrire un Mémorial dont le rôle est de « réveiller dans l’âme les vérités qui y sommeillent ». La mémoire est donc bien, pour lui, comme pour les anciens, associée à la théorie platonicienne de la connaissance mais si l’écorce grossière, superficielle et moïque provenant du péché n’a pas recouvert totalement le Logos intérieur, les « signatures » en lien avec « l’imaginaire » parlent des processus intérieurs et non des êtres existentiels externes. Sa conception est dite vitaliste c’est à dire psychique et non intellectuelle. Tel animal existant n’est pas une copie d’une idée archétypique éternelle provenant d’un dieu créateur lointain et transcendant qui informerait la matière tel un potier qui fabriquerait un vase à l’image d’un modèle préexistant. Cette mémoire est associée à l’âme et non au moi contrairement à la définition moderne de la mémoire qui est associée aux événements passés existentiels du moi. De même pour la notion de Volonté que l’imaginaire, selon Paracelse, représenterait. Elle aussi est associée à l’âme et n’est en rien la volonté, puissance de détermination du moi pour la modernité. Raymond Lulle dans la mouvance des augustiniens franciscains oppose la première intention qui est amour de Dieu et aspiration vers le haut à la deuxième intention qui est égoïsme, attachement au monde et attirance vers le bas ; c’est à dire vers le non-être qui est ignorance, oubli et désamour. Ces trois négativités s’appliquent aux trois composantes de l’âme de saint Augustin que sont l’Entendement, la Mémoire et la Volonté sachant que ces trois fonctions sont impuissantes à atteindre, par elle-mêmes, l’Être sans l’aide de la Grâce avec ses trois vertus théologales : la Foi, l’Espérance et la Charité. Sur la miniature 5 du Breviculum de Thomas le Myèsier, disciple parisien de Lulle, on peut voir trois cordes symbolisant les trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité qui descendent de la tour de la vérité pour tirer vers le haut les trois fonctions augustiniennes de l’âme humaine. Chez le mystique majorquin, la volonté est identifiée à l’Amour de Dieu et au processus intérieur de cheminement vers lui. On peut voir comment, au fil des siècles, les mots ont pu prendre des significations différentes, voire opposées. Depuis Kant et avec le développement de l’esprit scientifique, la certitude du savoir concerne le réel sensible tandis qu’un doute est posé sur tout le domaine métaphysique. C’était exactement le contraire pour les anciens. Au moment du passage de la 1° à la 2° partie de son poème, Parménide écrit « mais ici je mets fin au discours assuré» pour, abandonnant la réalité intelligible, il se tourne vers la réalité des choses sensibles, mixte d’être et de non-être. Lieu du multiple et du changeant, objets de l’opinion opposée à la vérité. L’Histoire occidentale est bien ce progressif oubli de l’être dont parle Heidegger au profit d’une unique extraversion exprimant l’aphorisme évangélique du « que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ». A notre époque, peu de penseurs s’inscrivant dans les canons de la science parlent de l’âme et des archétypes dans le sens pré-moderne de ces termes. Un des rares et le plus important, et c’est son coup de génie, est CG Jung, psychiatre et 1er président de l’association internationale de psychanalyse.

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Nous ne reviendrons pas sur ce point génial de la théorie junguienne que nous avons cité en début de notre livre mais nous voulions y insister à nouveau du fait que la plupart du temps nous insistons surtout sur les points à rectifier de la théorie du Maître de Küsnacht. Nous l’avons vu, S. Freud avant sa rupture avec CG Jung avait tant bien que mal accepté la nouvelle orientation de la psychanalyse dite « anagogique » initiée par H. Silberer mais, par la suite, il s’y opposa avec virulence et rejeta dans la dissidence cette nouvelle conception, surtout parce qu’elle abandonnait le « champ freudien » des pulsions partielles sexuelles et des zones érogènes au fondement du psychisme. Le maître viennois, neurologue de formation et très marqué par la science biologique, se refusait à ramener la découverte de l’inconscient dans la métaphysique qui opposait l’âme spirituelle et le corps matériel. Il ne faisait en cela que reprendre la position déjà prise par Friedrich Nietzsche :

" Je suis corps et âme - ainsi parle l'enfant ... mais celui qui est éveillé et conscient dit : je suis corps tout entier et rien d'autre ; l'âme n'est qu'un mot désignant une parcelle du corps " [...] Le sens et l'esprit ne sont qu'instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le Soi. Le Soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l'esprit. Toujours le Soi écoute et cherche : il compare, il soumet, conquiert, détruit . Il règne, et il est aussi le Maître du moi . Derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu - qui a nom " Soi ". Il habite ton corps, il est ton corps.

[...] Même dans votre folie et dans votre mépris, vous servez votre soi, vous autres contempteurs du corps. Je vous le dis : votre soi lui-même veut mourir et se détourne de la vie ... Ainsi parlait Zarathoustra - Des contempteurs du corps p. 43 Le philosophe allemand se situait à la suite de Schopenhauer et des philosophes romantiques et sa Volonté, volonté de puissance, pour lui, n’était pas moïque. Il écrivait également que « le concept n'est que le résidu d'une métaphore » (cf. Le livre du philosophe p.183). Son admiration pour Héraclite et son abomination de Parménide, de Platon et de leurs successeurs, les métaphysiciens dualistes opposant le corps et l’esprit, lui a fait identifier le psychique au corps et prendre partie pour le corps. Il n’est pas question pour nous de revenir à ce dualisme séparé de la métaphysique platonicienne et cartésienne car matière, psyché et esprit sont étroitement liés. La théorie cybernétique d’un N. Weiner formule que l’information n’est pas réductible à de la matière même si elle utilise de la matière pour transmettre ses messages. De plus, la structuration de la psychogenèse montre qu’elle s’articule en des sauts de communication entre émetteur et récepteur sachant qu’il n’y a toujours qu’une unique relation entre émetteur et récepteur. Henri Laborit, dans son livre La nouvelle grille, propose de concevoir l’être humain comme une intégration des différents niveaux, de la molécule jusqu'à l’individu, voire la société, selon une « ouverture informationnelle ». La vie biologique elle-même repose sur l’ARN messager et elle est apparue il y a plus de deux milliards d'années avant que n’apparaisse la reproduction sexuée il y a 900 millions d'années. Ce n’est que bien plus tard qu’est apparu le système nerveux chez les animaux et plus tard encore les zones érogènes chez les animaux plus évolués. Tout comme pour les stades postérieurs de la psychogenèse, nous avons également là une alternance entre des stades sexuels et des stades asexuels. Certes, il n’y a pas de sexualité d’avant la sexualité biologique malgré les efforts d’un Wilhelm Reich avec son « orgone » mais ce qui se passe au niveau de la théorie de la mécanique quantique dont l’originalité est de concevoir des « ondicules », à la fois onde et particule exerçant ou subissant les forces tout en les transmettant, laisse penser que l’information est bien une dimension générale de l’univers comme le laisse entrevoir la théorie cybernétique. Nous sommes là, bien loin de la croyance à Lucifer et à Adam et Eve de la doctrine de Jacob Boehme, néanmoins, nous avons vu que chez lui, l’esprit émerge des dynamismes furieux et sauvages de la vie. Certes, la psychanalyse fonde le psychisme sur les pulsions partielles relevant du domaine érogène mais surtout l’origine de la psychanalyse réside dans l’interprétation de signifiants émis à l’insu du moi.

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Les patientes hystériques souffraient de paralysie ou de cécité dont les neurologues ne trouvaient aucun support physiologique mais, en vérité, ces symptômes disaient métaphoriquement : « je ne peux plus continuer à vivre « ou « je me crève les yeux sur la réalité traumatique et déplaisante ». Pour la psychanalyse, les symptômes sont des « signifiants d’un signifié refoulé de la conscience (moïque) du sujet. […] La parole est ici chassée du discours concret qui ordonne la conscience …. » (J. Lacan Ecrits I p. 160). Dans la célèbre schize, le moi (et le « je ») est toujours situé du coté de la réception et de la structuration langagière (syntaxe) tandis que l’âme est du coté de l’émission (parole métaphorique), au service de l’autre, le moi bien sûr mais pas toujours et aussi les « complexes » et les personnages archétypiques de l’Autre que sont les figures castratrices positives et négatives du Père et de la Mère mais aussi les fonctions psychologiques non intégrées et personnifiées. A la suite de S. Freud qui, pourtant rationaliste, croyait à une espèce de télépathie entre les êtres apparaissant souvent dans l’expérience psychanalytique, les lacaniens disent que « tout est langage » et que celui-ci est un réseau par-delà l’individu séparé. La science neuronale nous explique que les hallucinations sont le produit de substances biochimiques dans le cerveau mais comment alors expliquer les hallucinations collectives, de deux personnes à des centaines qui voient en même temps et à l’identique un même scénario halluciné ? De même, pour les complexes inconscients qui relèvent d’un groupe familial ou même du groupe social par delà l’individu. Il semble bien que si la scène de l’externe est marquée par la pensée moïque et l’étendu des choses séparées, l’intériorité serait marquée par l’inséparabilité psychique. Le poète Rainer Maria Rilke écrivait : « Il n’y a ni au-delà, ni ici-bas, mais la grande unité où les Anges sont chez eux ». Le fondement biologique du psychisme pour chaque individu n’empêche en rien cette insertion de chacun d’eux dans cette « Unité panpsychique » sans distance, ni également la réalité de la parole de l’Autre. Le fondement des figures de l’Autre sur les pulsions partielles inscrites sur le « corps érogène », la « lamelle » lacanienne (Ecrits II p. 213), fait dire aux lacaniens que le « Ça » parle mais le doltoïen J. D. Nasio est bien obligé de reconnaître que, dans la topique freudienne exposé dans son livre Au-delà du principe de plaisir, c’est le Surmoi qui parle et non le « Ça ». Dans son livre les racines de la conscience, CG Jung écrivait qu’avec le Surmoi, S. Freud avait, en partie, tenu compte de son « inconscient collectif » avec sa figure centrale du Soi que, de toujours, les mystiques ont identifié à Dieu. Si le moi est une entité psychique tourné vers l’extérieur, l’âme est une entité psychique tournée vers le monde intérieur de l’Autre mais si on ramène l’Autre (le Surmoi) au Ça, on refuse le bien-fondé de l’âme. C’est ce que fait le freudisme. Tout comme dans la doctrine de Jacob Boehme, même si le 2e principe découle du 1er principe tout en lui étant opposé, il ne faut pas déconsidérer ce lieu de l’Autre et cette fonction de l’âme. Pour l’humain, il y a empiriquement, d’un coté, la réalité du monde extérieur et de l’autre, la réalité du monde intérieur avec ses personnages et ses processus de transformation représentés métaphoriquement. La réalité du montage de cet appareillage psychique à partir du « corps érogène » est « technique » et secondaire et ne doit en rien briser le bien fondé de la réalité vécue mystiquement du monde intérieur. Jacques Lacan a certes raison lorsqu’il écrit que « la Loi morale, c’est le désir refoulé » (cf. son texte Kant avec Sade) mais la figure du Père dans le monde intérieur a toute sa légitimité lorsque ses exigences castratrices positives envers le sujet s’inscrivent dans un processus de transformation intérieure qui l’immunise contre le mal et le rend un et indivisible (individuation). L’association de la parole et du langage-signifiant avec le complexe intérieur personnifié du Père, complexe majeur avec le complexe maternel, est même l’essentiel de la psychanalyse lacanienne :

« L’hypothèse d’une instance psychique spéciale qui [...] dit Freud, observe, découvre et critique toutes nos intentions existent réellement. [...] Il dit que si une telle instance existe, il n’est pas possible qu’elle soit quelque chose que nous n’ayons pas découvert car il l’identifie avec la censure . [...] Il la reconnaît ensuite dans ce qui est défini comme le phénomène fonctionnel de H. Silberer. Selon H. Silberer, la perception interne par le sujet de ses propres états, de ses mécanismes mentaux en tant que fonctions, au moment où il glisse dans le rêve, jouerait un rôle formateur. Le rêve donnerait de cette perception une transposition symbolique au sens où le symbolique veut dire simplement imagé.

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On verrait ici une forme spontanée de dédoublement du sujet. Sigmund Freud a toujours eu vis-à-vis de cette conception de H. Silberer une attitude ambiguë, disant à la fois que ce phénomène est fort important, et qu’il est néanmoins secondaire par rapport à la manifestation du désir dans le rêve. Peut-être est-ce dû au fait, précise-t-il quelque part qu’il soit lui-même d’une nature telle que ce phénomène n’a pas dans ses propres rêves l’importance qu’il peut avoir chez d’autres personnes. Cette vigilance [psychique] que S. Freud met en valeur, perpétuellement présente dans le rêve, c’est le gardien du sommeil, situé comme en marge de l’activité du rêve, et très souvent prêt, lui aussi, à la commenter. Cette participation résiduelle [psychique] est, comme toutes les instances dont Freud fait état à cet endroit sous le titre de la censure, une instance qui parle, c’est à dire une instance symbolique. »

J. Lacan Le séminaire Livre I p. 214 La structuration psychique à partir du Ça est formalisée dans la théorie lacanienne par son schéma Z qu’il a élaboré (cf. Ecrits II p. 68 et 88) à partir de son analyse du délire du Président Schreber. Il y montre que la psychose en opposition à la névrose de transfert qui maintient cette relation à l’Autre investie sur l’analyste, est une perte de cette relation à l’Autre, garant de la vérité de la parole et une confusion des deux scènes antagonistes, celle perverse du Ça et celle anti-sexuelle de l’Autre. On rappelle que dans son délire mystique, ce célèbre paranoïaque se transformait en une femme prostituée, objet du désir pervers d’un dieu trompeur. Salvador Dali, ami et grand connaisseur de la théorie lacanienne, jouera de cette intrication paranoïaque entre le sordide sexuel du Ça et le sublime spirituel de l’Autre. D’un autre coté, beaucoup de symptômes névrotiques, tout autant chez l’obsessionnel que chez l’hystérique, expriment ce clivage indispensable pour ne pas glisser dans la psychose entre le domaine du Ça et celui de l’Autre. La philosophie de Friedrich Nietzsche, lui-même complètement déstructuré socialement, sans profession, sans femme et sans enfant et manifestement entré dans le processus d’individuation avec l’ouverture de la parole de l’Autre comme le montre le style archétypique de son Ainsi parlait Zarathoustra et beaucoup de ses textes et aphorismes, laisse apparaître un impossible transfert sur cet Autre de la Loi morale (le Père), garant de la parole et de la vérité sur l’être :

Quelqu’un a-t-il la notion de ce que les poètes appelaient l’inspiration ? On ne saurait en vérité se défendre de l’idée qu’on n’est que le porte-parole, le médium de puissances supérieures. Le mot « révélation » entendu dans ce sens que tout à coup quelque chose se révèle à votre vue, à votre ouïe. Tel un éclair, la pensée jaillit soudain avec une nécessité absolue …

Friedrich Nietzsche Ecce homo La formulation de son expérience intérieure vécue à Sils-Maria, véritablement mystique, laissait présager de son effondrement dans la psychose car l’Autre, le Dieu moral, était mort pour lui et sa conception du monde se voulait « sans fautes, sans vérité et sans origine ». Le réel fondement du psychisme humain sur ces pulsions partielles sexuelles liées aux zones érogènes du corps ne doit en rien déboucher sur une conception réductrice de l’expérience intérieure car même s’il existe cet encrage du psychisme dans le corps, la parole de l’Autre n’est pas réductible à de la matière. La cybernétique de N. Weiner insiste à dire que, dans l‘univers, l’information est une composante autonome et à part entière, à coté de la matière et de l’énergie. C’est même la matière qui est contestée dans la science physique moderne car elle y est ramenée à de l’énergie. Notre schéma agençant les dites pulsions partielles sexuelles montre que ces pulsions se structurent selon une dualité interne et externe que nous signifient la névrose phobique (claustrophobie et agoraphobie). C’est cette dualité que l’on trouve dans les Evangiles et dans la spiritualité, en toute généralité. En fait, c’est la thèse platonicienne de l’âme entrant et sortant du corps qui est remise en cause dans notre topique et c’est vrai que ce que l’on appelle l’âme avec CG Jung, définie comme un complexe partiel de la psyché, se fonde à la suite du « corps érogène », lui-même postérieur au neurologique, à la sexualité et à la vie biologique.

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En fait, le complexe de l’âme de CG Jung est simplement différent de celui de Platon mais pas antagoniste. Celui-ci s’appuie sur l’expérience du « vol astral », de la « sortie du corps » des chamans de l’horizon archaïque, celui des chasseurs d’avant l’agriculture où le chaman allait, en état de transe, localiser les troupeaux sauvages. Le beau livre intitulé Soleil Hopi raconte encore ce fait chez les amérindiens. Cette « sortie du corps » se retrouve encore de nos jours dans nos sociétés contemporaines dans certains cas de Near Death Experience. Nous croyons qu’il y a un certain « psychisme » sur les lieux d’avant celui des atomes et des molécules et ces lieux concernent l’omniprésence dans l’espace mais aussi dans le temps ; D’où les visions d’ubiquité mais aussi les « vies antérieures » et les prédictions du futur. Néanmoins, toute vision implique l’âme comme centre de la parole donné à Autrui et c’est ce psychisme antérieur à la matérialité des atomes et des molécules et non localisé dans l’espace et le temps qui fait alors figure de l’Autre. Notre échelle des êtres que nous appelons psychogenèse se trouve être en cela différente et un peu plus compliquée que celle des anciens. Le « corps astral » fut identifié au « corps de lumière » dans beaucoup de civilisations mais dans la formulation aristotélicienne et naturaliste de l’Occident musulman et chrétien, la forme étant indissociable de la matière, la conception de la résurrection du corps glorieux s’opposait à la thèse pythagoricienne et platonicienne de la métempsychose comme transmigration de l’âme immatérielle de corps en corps. Si elle était déjà peu compatible avec la conception de saint Paul dans son Epître aux Romains que nous avons cité précédemment, la thèse platonicienne fut également rejetée, au IVe siècle par l’un des trois grands cappadociens. saint Grégoire de Nysse (335 – 394) Pour le frère de saint Basile, l’univers se divise en deux zones, celle du monde visible et celle du monde invisible. L’homme appartient au monde visible par son corps et au monde invisible par son âme. En cela, il aurait pu soutenir la conception platonicienne de l’âme mais il la rejeta, en rejetant la thèse d’Origène de la préexistence de l’âme au corps. La séparation des deux parties lui apparut comme absolument impossible. Même après la mort, il estime, et le philosophe Leibniz soutiendra aussi cette idée singulière, que l’âme reste unie à quelque chose du corps malgré sa décomposition. A coté de cela, ses conceptions sont celles que l’on retrouvera tout au long de la mystique chrétienne et celles que nous avons vues chez Jacob Boehme. Il écrit que la conséquence du péché d’Adam d’avoir préféré le sensible au divin fut que l’image brillante de Dieu dans l’âme de l’humain se couvrit d’une sorte de rouille et que de l’âme au corps, celui-ci est devenu mortel avec la division des sexes en mâle et femelle. Le salut de l’âme comme « retour de l’âme en Dieu et de Dieu dans l’âme » que l’on retrouvera chez saint Bernard et dans la mystique rhénane inclut le corps et la sortie de la division en deux sexes. Pour bien comprendre la pensée ancienne, il faut voir que la sexualité entre les deux sexes masculin et féminin était liée à la mort, résultat du péché d’Adam qui instaure la génération et la corruption dans le monde sublunaire. Dans un fragment de l’Evangile apocryphe des Egyptiens que l’on trouve dans les Stromates de Clément d’Alexandrie (III° siècle), il est écrit :

« A Salomé qui lui demandait : « jusqu’à quand la mort nous tiendra-t-elle encore en son pouvoir ? Le Seigneur répondit : « Jusqu’à ce que, vous toutes les femmes, cessiez d’enfanter … et comme Salomé lui demandait quand se réaliseraient les évènements dont il avait parlé, le Seigneur dit : … quand le deux sera un, que le masculin s’unira au féminin et qu’il n’y aura plus ni homme ni femme ».

On peut voir ainsi que les motifs que l’on trouve dans les spéculations symboliques du XVIe , XVIIe, voire du XVIIIe dans la chrétienté occidentale, outre qu’ils soient archétypiques et qu’on les trouve dans beaucoup de cultures archaïques prennent appui sur le christianisme des débuts. Maxime le Confesseur (580 - 662) qui fut le commentateur de saint Grégoire de Nysse ainsi que du Pseudo-Denys l’aréopagite décrit une épopée de la fin des temps allant dans cette optique de la rédemption de la matière. Il prévoit qu’au moment de la parousie, le retour à Dieu de l’homme entraînera également celui de l’univers tout entier parce que l’homme est le milieu et le nœud de toutes les natures créées et que c’est par sa faute que tout le reste s’est exilé de son principe.

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La division des humains en deux sexes s’effacera en premier puis la terre se métamorphosera et deviendra semblable au ciel et s’abolira la différence entre le sensible et l’intelligible. Néanmoins, cette conception « physicienne » resta très orientale et marqua peu le christianisme occidental latin. Il semble que Tertulien la possédait mais son anti-philosophisme, voire son anti-rationalisme puisqu’on lui attribue, à tort, un « je crois parce que c’est absurde » ne lui permit pas de la formuler pleinement. L’exception en Occident se trouve chez un auteur irlandais que Charles le chauve avait chargé de traduire du grec en latin les textes du Pseudo-Denis l’aréopagite que longtemps on crut qu’il était le converti athénien de saint Paul et le fondateur de l’abbaye royale. Jean Scot Erigène (810 – 877). On caractérise cet auteur comme la « figure la plus solitaire de l’histoire de la pensée européenne ». Outre sa traduction du Pseudo-Denys que l’on s’accorde à penser qu’il fut un moine syrien du VIe siècle, il traduisit également Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur et ce sont ces travaux qui lui inspirèrent son œuvre majeure le « De divisione naturae ». De son vivant, sa doctrine fut condamnée par les conciles de Valence et de Langres, en 855 et 859 et par la suite, ce livre « de la division de la nature » fut l’objet d’autodafé pour cause de panthéisme et pour avoir confondu religion et philosophie. L’idée centrale de ce livre est que les êtres de la nature se divisent selon une division quadripartite :

1° Créateur et non créé : Dieu, source de tout ce qui est.

2° Créateur et créé : les causes primordiales (les « Idées platoniciennes ») dont l’unité est le Verbe divin, le Logos. Elles relèvent du Fils.

3° non créateur et crée : Tout ce qui existe dans l’espace et le temps et qui dérive des causes primordiales à travers les quatre éléments (Terre, Eau, Air, Feu) dont émergent les quatre qualités élémentales ( Chaud, Humide, Sec et Froid).

4° non créateur et non crée : Dieu, fin de toute chose. L’homme est le microcosme qui contient en lui la création toute entière et lorsque le Fils, la 2e Personne de la Trinité s’incarne dans l’homme et le racheta, la création toute entière a été aussi rachetée en lui pour qu’elle puisse regagner sa dignité première.

L’originalité de cette division est la quatrième partie qui est très « grecque » car le Christ à la fin n’est ni créé, puisqu’il est divin, ni créateur, puisqu’il rachète ce qu’Il a déjà créé par son Logos divin. Ainsi le Verbe (le Fils) est à la fois le commencement et la fin, l’alpha et l’oméga de toutes choses, si important dans l’iconographie byzantine. Pour Jean Scot Erigène, les causes primordiales sont les attributs divins de la tradition néoplatonicienne tout autant partagée par les Latins et les Grecs et aussi par beaucoup de penseurs musulmans. Raymond Lulle les dénommera Dignités divines et elles correspondront aux attributs divins retenus par saint Anselme et Richard de saint Victor. Dans sa période quaternaire, il en énoncera seize puis lorsqu’il reformulera et simplifiera son « Art magna », il n’en retiendra que neuf :

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Chez Jean Scot Erigène, elles sont illimitées mais les plus importantes sont celles communément retenues : Bonitas, Essentia, Sapentia, Eternitas, Veritas, Perfectio, etc… Ce qui fait l’originalité de Jean Scot Erigène et qu’il partage avec le mystique catalan, c’est que ces causes primordiales, tout comme les « dignitates Dei » ont un rapport étroit avec les quatre éléments qui sont, pour elles, un intermédiaire à leurs actions salvatrices. Bien entendu, selon la conception trinitaire c’est le saint Esprit qui opérant « ad extra » dans les créatures permet que s’exercent les effets de ces causes primordiales identifiées à la puissance créatrice du Fils, le Verbe divin. De là, la conception que les causes primordiales qui sont le Logos descendent à travers l’échelle des créatures et remontent toujours à travers elles jusqu’à Dieu. On trouve cela dans l’œuvre de Raymond Lulle et en particulier dans son texte Liber de ascensu et descencu intellectus rédigé en 1305. Cette originalité commune à nos deux auteurs concernant le rapport entre les causes primordiales (les dignitates dei pour le majorquin), et les éléments se précise également par la référence au chaos. Pour notre auteur irlandais, un des premiers effets de la puissance créatrice des causes primordiales est l’émanation d’elles d’une matière informe qui, faisant référence au Timée de Platon, est identique à « ce que les Grecs nomment hyle ». C’est la « materia prima » invisible à partir de laquelle émergent, passant de la puissance à l’acte, toutes les choses apparaissant avec une matière visible dite seconde. On trouve dans un livre du XIIe siècle, la Clavis physicae d’un des rares disciples de Jean Scot Erigène dénommé Honorius d’Augustodunum, une miniature illustrant les quatre divisions scotistes de la nature :

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Entre les causes primordiales (Bonitas, Essentia, Veritas, etc..) situées en haut et les créatures trouvant leur finalité en Christ, on trouve sur cette miniature une représentation originale de la matière informe avec ses quatre éléments universaux dans leur état primitif, situé dans le temps et l’espace et avec pour sous-titre « effectus causarum ». Dans le corpus lullien qui utilise a profusion le motif de l’arbre, l’image est inversée et les Dignités divines sont les racines tandis que la hylé et le chaos sont le tronc de l’arbre :

Le corpus lullien est une véritable forêt et chaque niveau de l’échelle de l’Etre possède son arbre (arbor vegetalis, arbor humanalis, arbor celestialis, arbor angelicalis, arbor divinalis, etc…) mais tous ont en commun le tronc (hyle, chaos) et les racines dont, pour la plupart, le nombre est de dix-huit = les neufs principes absolus et substantiels (dignitate dei ) et les neufs principes relatifs (le commencement, le moyen-terme, la fin, la différence, la concordance, etc..). Raymond Lulle affirme que son Art est plus qu’une logique ordinaire parce qu’il combine les processus logiques et la métaphysique sachant que sa logique est une « logique naturelle » illustrée par un arbre dénommé « arbor naturalis et logicalis ». Tous les logiciens modernes qui oublient qu’elle est surtout une métaphysique et une philosophie de la nature et qui ont essayé de faire fonctionner la combinatoire lullienne, et Umberto Eco s’y est aussi attelé longuement, ont tous remarqué qu’elle était, comme pure logique, inopérante. Le penseur majorquin a consacré un libre sur le chaos intitulé Liber chaos, écrit aux environs de 1275 où il fait co-exister dans ce chaos les essences des quatre éléments, les dix catégories et les cinq prédicables de la logique aristotélicienne.

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Au XIXe siècle, lorsqu’il fit une lecture de ce livre, Littré trouva absurde la présence de ces catégories dans ce chaos mais les temps avaient changé car d’Abélard à Kant en passant par Guillaume d’Ockham le réalisme substantialisé des abstractions intellectuelles n’était plus de mise. A cause de cet étonnant parallèle entre le naturalisme de Jean Scot Erigène et celui de Raymond Lulle, l’historienne anglaise France A. Yates a émis l’hypothèse que celui-ci avait dû connaître le « De divisione naturae » du premier malgré le fait qu’en 1225 la papauté avait, suite à la condamnation de l’hérésie d’Amaury de Bène qui enseignait la doctrine de Jean Scot Erigène, fait chercher pour être brûler tous les exemplaires du « De divisione naturae ». Elle écrit que peut-être, en 1244, une copie ayant survécut à l’événement se serait trouvé dans les livres sacrés emportés par les quatre « parfaits » qui s’échappèrent de Monségur assiégé pour, certainement, se réfugier dans la Catalogne voisine plus tolérante. Ce recoupement probant entre les textes de Jean Scot Erigène et ceux de Raymond Lulle lui fait penser que le lullisme dérive du scotisme et de nulle autre part ailleurs et en particulier pas de la « piste » musulmane dont elle doute de la possibilité tout en reconnaissant l’absence totale de connaissance de sa part à ce sujet. L’école lulliste anglaise dont France A. Yates est la principale représentante avec Robert Pring-Mill et son disciple J. N. Hillgarth, est l’école majeure pour la compréhension du lullisme qui fut longtemps focalisé sur la combinatoire de l’Art et sur le néoplatonisme des Dignités tout en s’arqueboutant contre le pseudo-lullisme alchimique. On lui doit cette découverte de l’importance de l’astrologie élémentale au sein de l’Art qui met fin à la division radicale entre les ouvrages authentiques et les ouvrages pseudo-lulliens quand bien même Lulle lui-même n’ait pas pratiqué l’alchimie. Elle écrit dans son livre L’Art de Raymond Lulle : « tant que l’on considère l’Art lulliste que comme une méthode de logique presque mécanique, on peut nier avec indignation qu’il puisse avoir quoi que ce soit en commun avec l’alchimie. Mais la découverte de la présence dans son art d’éléments jusqu’ici insoupçonnés oblige à rouvrir le débat concernant Lulle et la tradition alchimique » (p.50). Comme elle remarque que Duhem a relevé aussi un rapport entre Raymond Lulle et Jean Scot Erigène à partir des textes pseudo-lullistes alchimistes qui dérivent du lullisme authentique, lui-même dérivant selon elle du scotisme, elle écrit que c’est le De divisione naturae de Jean Scot Erigène qui serait avec « sa mystique des éléments et sa vision d’un Christ Rédempteur de la nature une philosophie religieuse fort proche par l’esprit de la philosophie hermétique des alchimistes et pourrait bien être l’une de ses nombreuses sources » (p.215). Il faut signaler ici l’originalité de notre auteur irlandais concernant l’enfer et ses châtiments éternels corporels. Tout comme Origène, il tient ces idées comme des restes de superstitions païennes car avec la victoire définitive du bien sur le mal et la matière rendue à sa condition spirituelle, il n’y a plus de place pour ce lieu du mal avec ses supplices corporels. Malgré la reconnaissance que l’on doit à cette géniale historienne anglaise - il faut lire aussi son étude sur Giordano Bruno qui subvertit radicalement son image de martyr de la science moderne - cette conception « naturaliste » de la patristique grecque que nous avons vue chez saint Grégoire de Nysse ne s’est pas uniquement retrouvé chez cet auteur atypique que fut Jean Scot Erigène. Elle prospéra aussi en Orient et plus étonnement, à première vue, on la retrouve aussi chez un auteur persan musulman qui est le penseur qui imprima le plus fortement sa marque en ce qui concerne les fondements de l’alchimie musulmane que l’on retrouvera, à sa suite dans l’alchimie occidentale. C’est lui et non Jean Scot Erigène qui est la principale source de la philosophe naturelle de Lulle ainsi que de l’alchimie occidentale. L’autre penseur irlandais, franciscain celui-là, Roger Bacon disait de lui qu’il était le « Maître des Maîtres » et Marco Polo en reçut les louanges de la part du médecin du Khan Koubilaï lors de son séjour en Chine : L’alchimiste Jâbir ibn Hayyân al-Sûfi. La thèse scotiste du fondement de l’Art de Lulle, si elle repose sur d’indéniables ressemblances dues au fait d’une conception commune du rôle des éléments et de la figure du Christ Rédempteur de la nature, oblitère des différences majeures en particulier celle de l’astrologie absente du scotisme et de la science des lettres également absente. C’est d’autant plus important que la découverte de la théorie élémentale dans le fonctionnement de l’Art de Lulle, notre historienne anglaise l’a faite à partir de l’analyse du traité d’astrologie de notre majorquin intitulé le tractatus de astronomia.

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Nous pensons que c’est le lulliste Lluis Sala Molins, disciple du philosophe Vladimir Jankélévitch, qui a raison lorsqu’il écrit dans son Livre La philosophie de l’Amour de Raymond Lulle (p.19): « En sciences, Raymond reprend –si nous faisons notre l’opinion d’Ibrahim Madkour – les idées scientifiques de Jâbir ibn Hayyân ». Or concernant cet alchimiste ou plutôt le corpus jabirien, les récentes études de Pierre Lory faisant suite à celles de Henri Corbin montrent que toutes les composantes de la philosophie néoplatonicienne de la nature que nous avons trouvée chez Jean Scot Erigène s’y trouve :

- L’échelle descendante des être depuis Dieu, les Idées archétypes jusqu’aux animaux, aux végétaux et aux minéraux.

- L’importance des quatre éléments et des quatre qualités. - Le chaos comme point extrême de la descente dans le monde matériel et lieu potentiel du

retournement amorçant la phase de retour et d’ascension vers les mondes spirituels. - L’Homme comme lieu de synthèse entre les niveaux des forces subtiles, spirituelles et des

corps denses. Comme l’écrit Pierre Lory dans son livre Alchimie et mystique en terre d’Islam, le but ultime de l’alchimie jabirienne est de faire naître le « corpus glorificationis », le corps de résurrection fait de quintessence et de dévoiler le fonctionnement caché des lois de l’univers. A partir d’une « science des balances » et d’une « science des lettres », l’art alchimique jabirien consiste à connaître les proportions exactes et à rééquilibrer les corps en y renforçant la qualité contraire lacunaire car la mort et la maladie y sont conçus comme une disharmonie entre les éléments et leurs qualités. Cet aspect de l’Art alchimique jabirien le rapproche de l’Art de Lulle qui, comme dans sa médecine liée à l’astrologie élémentale, ramène à un lot de lettres les tempéraments humains et les composants élémentals des plantes. Proche de Lulle est aussi son Livre de l’ami (Kitab al-khalîl ) lorsqu’on connaît le Livre de l’ami et de l’aimé que le mystique majorquin qui se disait « christianus arabicus » dit avoir écrit à la manière des soufis musulmans. La thèse de ce livre veut que si l’ascension spirituelle de l’âme provienne de l’amour qu’elle porte à l’Imâm intérieur, l’aide lui vient d’un ensemble de « Dignitaires », au nombre de cinquante-cinq correspondant aux cinquante-cinq sphères célestes d’Aristote. Pour de nombreux penseurs musulmans et en particulier pour les philosophes hellénisants, les falâsifa, et les théosophes ismaéliens ultra-shi’ites, les astres qui étaient des dieux pour les philosophes grecs sont des anges. De même que les alchimistes occidentaux identifieront la Pierre philosophale avec le Christ, Jâbir ibn Hayyân identifie l’Elixir-Pierre philosophale avec l’Imam intérieur-le Résurrecteur. A l’identique de la conception du Christ Omega au final de la création que nous avons trouvé chez Jean Scot Erigène et Raymond Lulle, l'alchimiste perse ultra shi'ite conçoit le Qâ'im, l’Imam intérieur-le Résurrecteur comme point Omega de l'humanité dont le développement progressif tend vers la réalisation de cette personne divine qui ressuscitera les hommes dont le corps deviendra incorruptible et immortel. Il écrit que cet être participe simultanément de la nature divine et de la nature humaine et il le perçoit comme un sauveur, un libérateur de la souillure de ce monde. Comparant toujours le corpus jabirien avec le corpus lullien, on trouve également l’importance commune de la lettre A qui, chez notre majorquin désigne Dieu dans son essence indicible, toujours situé au centre des dignités divines. Or il en est de même pour Jâbir ibn Hayyân et l’importance de la lettre A s’explique d’autant plus qu’il est ultra-shi’ite et que, pour lui, la mise au premier plan du A, le « Ayn » représentant ‘Ali, le 1er Imam marque sa prédominance sur la lettre M, le « Mîm » représentant Muhammad. Cette position de Jâbir ibn Hayyân est celle des ‘ayniyya ultra-shi’ite pour qui la figure de ‘Alî est supérieure à celle de Muhammad. Elle représente la prééminence de l’enseignement ésotérique et mystique sur la loi exotérique, la sharî’a, en opposition au shi’isme ismaélien orthodoxe qui bien qu’opposé au sunisme maintient néanmoins la prééminence de Muhammad et de sa loi extérieure avec ses rites et ses obligations cultuelles comme première étape indispensable de la réalisation spirituelle qui est incluse dans la dimension exotérique et qui ne peut en être détaché. Notre thèse veut montrer qu’il y a tout un courant spirituel bien particulier fondé sur la rédemption de la matière qui va de saint Paul aux dissenters de Luther et à Jacob Boehme et qui passe par Raymond Lulle, lui-même le tenant d’une certaine conception « scientifique » de l’Islam formalisée dans le corpus jabirien.

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Certes, une bifurcation de ce courant s’est trouvé actualisé dans le De divisione naturae de Jean Scot Erigène et même si cette branche s’est rejointe en Raymond Lulle et dans le Pseudo-lullisme alchimique comme le pense France A. Yates, l’influence majeure sur la philosophie naturelle du majorquin reste les conceptions naturalistes musulmanes. D’ailleurs, notre historienne anglaise qui a montré que l’Art de Lulle n’était pas une simple logique mais une logique naturelle s’interroge, à nouveau, dans son livre Essais sur l’Art de Raymond Lulle sur la possibilité que peut-être c’est la voie musulmane qui expliquerait cette vérité essentielle du lullisme. Après avoir remarqué que le premier essai par Lulle de notation en lettres de ses principes remonte à l’un de ses premiers écrits, celui de la mise en rimes du livre de la logique de Al-Ghazâlî, elle se demande si cette logique musulmane ne serait pas « naturelle ». Elle écrit :

« On trouve un passage curieux dans livre du gentil et des trois sages , qui pourrait peut-être servir à éclairer les sources arabes de Lulle. [..] Il ajoute qu’il se trouve parmi les sarrasins des hérétiques qui sont des « philosophes naturels et qui sont parvenus à leur hérésie audiendo logicam et naturas, et il est par conséquent interdit désormais à quiconque de lire en public naturalia et logicalia. Ceci semble indiquer que Lulle avait ouï parler d’une secte sarrasine fort versée in logica et in naturalibus dont les membres étaient également des théologiens mystiques fort versés dans l’établissement d’analogies morales et spirituelles à partir de choses matérielles. Voici qui pourrait bien nous faire toucher de près aux méthodes de l’Art telles que nous avons tentées de les comprendre. […] Dans l’attente de réponses érudites à ces questions, il apparaît comme une hypothèse vraisemblable que Lulle n’est pas l’inventeur de l’astrologie élémentale, ni de son utilisation en relation avec la logique, ni de ses applications métaphoriques aux processus élémentaux, ni même peut-être, de l’usage de notations et de figures algébriques et géométriques. Il apprit peut-être ces méthodes de savants sarrasins eux-mêmes, et appliquait une bonne technique missionnaire en s’efforçant de les convaincre à l’aide d’arguments qu’ils comprendraient » (p. 118).

Le texte ci-dessus date de plus de cinquante ans et depuis, nous avons une meilleure connaissance des penseurs de l’Islam et celle-ci permet de répondre par l’affirmative aux questions de notre historienne anglaise. Le but de l’Art de Lulle est la conversion des infidèles par les arguments de la raison à partir de conceptions « scientifiques », philosophiques et religieuses recevables et compréhensibles par eux. La chose essentielle qui diffère est la conception trinitaire puisque, nous l’avons vu, la résurrection leur est commune ainsi que la rédemption de la matière. D’où l’originalité du lullisme dans la théorie des éléments où ceux-ci, tout comme les dignités divines, se déploient en formes corrélatives trinitaires tel le Feu (ignificativum, ignificabile, ignificare) ou la Bonté divine (bonificativum, bonificabile, bonificare). Comme l’indique le Libre de quadratura e triangulature de cercle et le liber de nova geometria (1299), l’art de Lulle est ainsi représenté par le cercle des dignités divines et de la sphère céleste et par le carré des quatre éléments fondamentaux, tous deux existants dans la conception du monde des musulmans et, en plus, par le triangle trinitaire typiquement chrétien que notre missionnaire catalan voulait leur faire accepter par « raisons nécessaires » :

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La piste musulman est certainement meilleure que la piste scotiste car elle est plus complète. L’astrologie est absente du système de Jean Scot Erigène, tout comme la quintessence conçue comme harmonie des quatre éléments. Le monde céleste y est fait de Feu et d’Air uniquement alors que le firmament est pour lulle fait de quintessence synthèse des quatre éléments :

“ Dieu créateur, Père et Seigneur de tout ce qui est ! vous qui avez créé la prima materia de rien; [laquelle est la matière dont sont faites toutes choses avant d’avoir un corps] que vous avez divisé en cinq parties : les quatre éléments que vous avez voulu être quatre de ces parties et le firmament que vous avez créé comme étant la cinquième. Vous avez voulu que cette cinquième partie fut plus subtile, plus légère, plus noble et plus belle que les autres : et pour cela, comme étant plus noble que les autres, vous avez voulu qu’elle englobe les autres parties. Vous avez créé cette matière dont est fait le firmament avec tant de grande subtilité et tant de grande purification, que le firmament en est devenu incorruptible et immuable et sans aucune altération. Juge juste en qui est toute sagesse ! vous avez voulu que la cinquième essence fut plus simple que les quatre autres et vous avez fait que le firmament soit composé de matière et de forme de telle manière qu'il soit fait de la plus simple de toutes les essences. Honneur et gloire à vous, Seigneur Dieu ! car vous avez défini la matière selon trois modes : la légèreté comme sont fait le feu et l'air; la lourdeur comme le sont la terre et l'eau et une synthèse de légèreté et de lourdeur comme est fait le firmament.

Le Livre des contemplations chap. 32. Les fondements logiques et naturalistes de l’Art de Lulle sont bien plus proches du corpus jabirien même si cela semble difficile à accepter que cet alchimiste persan du VIIIe siècle soit, plutôt lui que son contemporain Jean Scot Erigène, à la base de la conception du monde d’un penseur chrétien. Né dans un milieu shi’ite hostile aux Omeyydes, Jâbir ibn Hayyân aurait été à Médine le disciple de l’Imâm Ja’far al-Sadiq qui l’aurait initié à l’alchimie. Il aurait vécu un moment à Bagdad dans l’entourage de la famille vizirale des Barmécides jusqu’à leur disgrâce en 803 et, réduit à la clandestinité, il serait mort à Tûs dans le Khorassân vers 815 sous le règne du Khalife al-Ma’mûn. On lui attribut près de trois mille traités qui forment le corpus jabirien mais la plupart de ces traités semblent postérieurs de plus d’un siècle même s’il est admis qu’un noyau puisse être véritablement du disciple du VIe Imâm. Il faut se rappeler que la Syrie et la Mésopotamie, tout autant sous les Sassanides qu’après la conquête arabe, furent une terre d’asile des juifs et des chrétiens hérétiques – tels les nestoriens - et que, de toujours, elles participèrent à ce fonds commun de la culture religieuse marquée par l’hellénisme même si ce n’est qu’avec la création de la « Maison de la sagesse » par le Khalife Al-Mamûm en 832 que les traductions des philosophes grecs du grec et du syrien en arabe devinrent systématiques. On se rappelle également que lorsque l’empereur byzantin Justinien ferma l’Ecole d’Athènes en 529, sept des derniers philosophes néoplatoniciens prirent refuge en Iran. Mêlé à ce mouvement scientifique favorisé par les traductions en lien avec cette « maison de la Sagesse » de Bagdad, se trouve être Al-Kindî, le premier des grands philosophes hellénisants musulmans (falâsifa). Aristocrate fortuné, il fit travailler de nombreux traducteurs chrétiens et sans être lui-même traducteur, il retouchait les traductions pour les termes arabes difficiles. Fut traduite pour lui la Théologie d’Aristote qui est en réalité un texte néoplatonicien et on lui attribue près de 260 œuvres personnelles pour la plupart perdues. Ses œuvres conservées montrent qu’il s’intéressait à tous les domaines du savoir, de la métaphysique à l’arithmétique en passant par la géométrie, l’astrologie, la musique, la médecine, etc… Son traité Sur la connaissance des forces des médicaments composés est en affinité avec les idées de Jâbir ibn Hayyân qui était, lui, pharmacien et médecin. Il est le type du philosophe universel comme le seront ses successeurs Al-Fârâbî et Ibn Sinâ (Avicenne) et Jérôme Cardin dira de lui qu’il est l’une des douze figures intellectuelles de l’histoire humaine qui eurent le plus d’influence. Ce sont ces falâsifa, les philosophes hellénisants dont parlent Abû Hâmid Ghazâlî (1059-1111) dans son livre Les intentions des philosophes qui fut traduit en latin à Tolède en 1145 par Dominicus Gundissalinus sous le titre de Logica et philosophia Algazelis Arabis. C’est ce livre que Raymond Lulle mit en rimes sous le titre La logica d’Al-Gatzel mais il y a un malentendu qu’a divulgué Henry Corbin.

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Privé de son exorde et de sa conclusion dans lesquels Ghazâlî déclarait son propos d’exposer les doctrines des philosophes néoplatoniciens pour les réfuter ensuite, la traduction de Gundissalinus fit passer Ghazâlî auprès des scolastiques latins pour un philosophe collègue de Fârâbî et d’Avicenne. Dans son autre grand livre intitulé Tahâfot al-falâsifa que Henri Corbin traduit par l’auto-destruction des philosophes, le théologien ash’arite tente de montrer l’inanité du discours de la philosophie. On sait qu’Averroès lui consacrera un livre en réponse intitulé Tahâfot al-tahâfot (Autodestruction de l’autodestruction). Recteur de l’université de Bagdad et porte-parole de la doctrine asha’rite qui fut et qui reste l’orthodoxie de l’islam sunnite modéré, Ghazâlî lutta tout à la fois contre les philosophies hellénisants et contre les « bâtiniens », c’est à dire contre l’ésotérisme ismaélien et, en luttant contre eux, il luttait contre le pouvoir fâtimide du Caire parce que celui-ci protégeait les philosophes hellénisants et faisait sienne la doctrine ésotérique ismaélienne. Or, c’est contre ce khalifat fatimide qui était fasciné par le cristal, symbole du corps de résurrection, que se battaient mais commerçaient aussi les royaumes croisés de Palestine avant que Saladin mis à mal tout autant l’un que les autres. Certes, au moment de la conversion de Raymond Lulle, il y avait près d’un siècle que le khalifat fatimide avait disparu mais l’affaire des Templiers qui laisse planer le doute sur un syncrétisme qu’ils auraient pu faire avec l’ésotérisme ismaélien laisse entrevoir que l’hétérodoxie musulmane était particulièrement bien connue en Occident. Nous avons vu que notre Raymond y fait référence dans ses livres tout comme il fait aussi référence aux principaux grands philosophes musulmans malgré le fait que généralement il cite peu les auteurs qu’il connaissait. De toute manière, les fondements naturalistes de Jâbir ibn Hayyân même si elles se sont fondées dans un terreau ultra-shi’ite sont vite devenues des bases « scientifiques » communément admises par-delà toute différence de chapelle. Le passage de Raymond Lulle à Paracelse et à Jacob Boehme est plus facile à envisager car, comme l’écrit France A. Yates, « le lullisme n’est pas un point de détail sans importance dans l’histoire de la civilisation occidentale » (ibidem p.125). Il fut l’une des forces majeures de la Renaissance. Pic de la Mirandole qui mit au premier plan la dignité de l’homme en ce monde reconnut qu’il devait beaucoup à l’Art de Raymond Lulle. Nicolas de Cusa, cardinal de l’église et disciple avoué de Jean Scot Erigène et de Maître Eckhart, collectionna et copia lui-même des manuscrits du majorquin. A Paris qui fut l’un des foyers du lullisme après la mort du Maître grâce à son disciple Thomas le Myèsier, médecin de Mahaut d’Artois, mère de deux reines de France, il ressuscita au XVIe siècle lorsque, grâce à l’influence de Lefèvres d’Etaples, on établit une chaire de lullisme à la Sorbonne. Cette chaire était occupée par le languedocien Bernard de Lavinheta dont l’enseignement qui ne différenciait pas le lullisme et le pseudo-lullisme alchimique fit beaucoup pour le renouveau du lullisme qui continua durant tout le XVIIe. Il y eut également un regain immense du lullisme au XVIIIe siècle en Allemagne dont un des produits fut le système de Leibniz. Il gagna également l’Angleterre où John Dee, un des penseurs les plus éminents de la renaissance élisabéthaine, était lulliste et ami de Nicolas de Cusa. La querelle entre Giordano Bruno, notable lulliste, et les grammairiens aristotéliciens d’Oxford montre l’alliance entre l’Oxford médiéval de Roger Bacon et le néoplatonisme florentin. Nous avons vu précédemment (p.18) concernant l’en-sof (infini) kaballistique que Reuchlin avait décelé l'affinité du kabbaliste Azriel de Gérone et du cardinal allemand Nicolas de Cusa. L’Un néoplatonicien ou l’Essentia divine indicible lullienne représentée par la lettre A se retrouvaient dans l’infini de Giordano Bruno et dans la Docte ignorance du cardinal pour qui « Dieu est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». C’est ce même innommable de la théologie négative du Pseudo-Denys que l’on retrouvera dans l’Urgrund de Jacob Boehme et dans l’Absolu en soi de FWJ von Schelling et de GWF Hegel. Pour Raymond Lulle, l’infinitude se pose à coté du quantifiable comme le “majus esse” se situe à coté du “minor esse” et cette essentia divine infinie, différente de l’agentia quantifiable, est ineffable et seulement objet de la foi à la différence de l’agentia (l’amantia) qui demeure l'objet d’un savoir que l’on peut prouver, à la suite d’Anselme et de saint Bonaventure, par « raisons nécessaires ». Tout comme chez l’hésychaste Grégoire Palamas, il y a d’un coté l’essence inconnaissable et de l’autre les « énergies participables ». Chez notre Raymond, comme l’écrit Lluis Sala-Molins dans son livre De la philosophie de l’Amour chez Raymond Lulle « l’essence est inconnaissable et seul l’agir est connaissable. Mais consolons-nous, la connaissance de l’essence n’est d’aucun intérêt, celle de l’agentia explique tout, et complètement » (p.104 note28).

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La combinatoire de Lulle met de coté la lettre A qui englobe toutes les lettres et elle agence les neuf lettres BCDEFGHIK des dignités divines et les quatre lettres BCDE des quatre éléments. Le système lullien est certainement le plus charpenté des systèmes pré-scientifiques et on comprend la difficulté qu’a eu le véritable esprit scientifique à s’extraire de ces théories basées sur la théologie et sur les quatre éléments comme l’a montrée l’œuvre épistémologique de Gaston Bachelard. C’est assez paradoxal que l’on fasse, de nos jours, de notre majorquin le fondateur de l’informatique et le saint patron des informaticiens lorsque l’on sait que le langage logico-mathématique et de pure syntaxe de l’informatique résulte de la volonté délibérée dans l’élimination de toutes significations métaphysiques. Le fait que Lulle minimise cette essence inconnaissable explique aussi que sa mystique soit une mystique de la différence et non une mystique extatique fusionnelle qui abolit la personne. Chez Jacob Boehme, également la mystique tend à montrer le passage de l’absolu en soi impersonnel en un Dieu personnel. Nous avons vu que Theillard de Chardin insistait aussi sur ce point dans sa confrontation à la mystique extatique orientale sans pour autant nier l’indicible de l’essence divine. Dans la Docte ignorance, Nicolas de Cusa se plaint des aristotéliciens de son époque de ne pas être capable de concevoir cette « coïncidencia oppositorum » que représente la Théologie négative. Néanmoins, depuis l’époque de saint Bonaventure et de Lulle, une certaine rupture entre la théologie et la philosophie, et particulièrement la philosophie de la nature s’est opérée. A cette époque médiévale, il y a trois domaines religieux : les écritures saintes, la dimension intérieure et le livre de la nature. La descente en soi-même et l’ascension vers Dieu selon les degrés de l’échelle des êtres s’impliquent et se coordonnent. La philosophie est au service de la théologie et si la « foi est en quête de l’intelligence » (saint Anselme), elle est toujours un préalable selon ce qui est dit dans la Bible : « si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » (Isaïe 7 –9). Avec la disparition progressive de la théologie naturelle, particulièrement importante en France où la filiation ockhamiste donnera en Jean Gerson un opposant résolu au lullisme, la contemplation n’est plus dans le livre de la nature et se concentre uniquement sur cette dimension de la divinité indicible comme éternité, infinité, unité et perfection tandis que la relation de l’âme à Dieu n’est plus médiatisée par l’échelle des êtres. Chez un mystique français comme Pierre de Bérulle (1575 -1629), cette relation intérieure entre l’âme et Dieu non médiatisée aboutit, pour l’homme, à la conscience profonde de son néant face à l’infinité transcendante écrasante de Dieu. Il écrit : « Et quand il (Dieu) lui plaît à s‘appliquer à la créature sans se proportionner à sa créature, il ne peut être supporté de l’être créé qui se sent englouti, accablé, ruiné par cette puissance infinie et comme infiniment dominante sur un être si petit et si soumis à sa puissance » (Œuvres p. 1417). On est loin de la dignité de l’homme, lieu de la rédemption du monde qui avait tant plu à Pic de la Mirandole et aux humanistes de la renaissance. En face de cette majesté infinie, l’homme ne peut que courber la tête et l’adorer jusqu’au point où la mystique du fondateur de l’Oratoire, ami de saint Vincent de Paul, devient une mystique de l’anéantissement comme on en trouve en Orient :

« La théologie mystique tend à nous tirer, à nous unir, à nous abîmer en Dieu. Elle fait le premier par la grandeur de Dieu, le second par son unité, le troisième par sa plénitude […] qui nous perd et nous anéantit et nous abîme dans l’océan immense de ses perfections comme nous voyons que la mer perd en abîme une goutte d’eau » (ibidem p. 918).

Or, cette conscience du néant humain et de la transcendance de la puissance divine est particulièrement ce que GWF Hegel dénommera la « conscience malheureuse », l’aliénation fondamentale de l’homme. On sait aussi que Pierre de Bérulle soutenait la théorie héliocentrique de Nicolas Copernic car il voyait dans le décentrement de la terre un symbole du néantissement du moi au profit du Soleil symbole de la majesté divine. C’était indéniablement la porte ouverte en politique pour la monarchie absolue de droit divin et lorsque Pascal, après l’échec de la refondation de la métaphysique par Descartes, opposera le Dieu de la Bible, celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob au Dieu des philosophes, la rupture sera totale entre « nature » et « surnature » et de preuve en théologie, il ne restera que les miracles. Par contre, le cheminement sera tout autre en Allemagne où la théosophie de Jacob Boehme qui se situe à la suite de l’alchimie débouchera sur l’idéalisme allemand avec ses deux figures centrales, celle de FWJ von Schelling et celle de GWF Hegel.

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L’opposition lullienne entre l’Essentia divine indicible et l’Agentia liée à la philosophie naturelle est importante car elle montre que toute la formulation alchimique sur la rédemption de la matière relève d’un savoir solidement construit. Un auteur très intéressant comme Bernard Joly qui a très finement analysé les conceptions chrétiennes de l’alchimiste Pierre-Jean Fabre intitule son livre « Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle ». De fait, ce système pré-scientifique qu’est l’alchimie n’est pas du tout un système « magique irrationnel » même s’il s’est avéré être concernant la connaissance de la nature complètement faux mais particulièrement intéressant concernant la psychologie de l’inconscient. Nous touchons là à une autre erreur de l’analyse junguienne de l’alchimie qui y voit uniquement une pensée traitant de l’indicible alors qu’historiquement nous venons de voir que le progressif abandon de la théologie naturelle et de l’alchimie s’est fait par la mise au premier plan de la divinité indicible et innommable :

" .. dans un langage qui est commun à la psychologie [junguienne] et à l'alchimie, l'alchimiste comprend le "soi" comme une substance incommensurable au moi, caché dans le corps, substance qui est identique à l'imago dei . Cette conception coïncide pleinement avec l'idée hindoue du Purusha-Atman . [..] Dorn, alchimiste disciple de Paracelse, appelle substancia caelestis ce que nous dénommons aujourd'hui principe transcendantal : cet "Un" est "nirvandva" ( libéré des dualités, c'est à dire des contraires) comme l'Atman (le Soi) . ... Mais le "Ciel" représente aussi la similitude de l'homme avec Dieu (imago dei). Les noms et les significations du coelum que j'énumère ici ne constitue qu'un choix restreint parmi une multitude vertigineuse d'appellations. On se trouve fatalement assez embarrassé pour formuler en un concept rationnel une expérience psychique de ce genre.[...] Nous ne pourrions comparer celle-ci qu'au mysterium ineffabile de l'unio mystica, au Tao, au contenu du Samadhi hindou ou à l'expérience du Satori dans le bouddhisme Zen. Nous atteignons ainsi la sphère de l'indescriptible par excellence et de l'extrême subjectivité où tous les critères de la raison demeurent courts.

CG Jung in Mysterium conjonctionis II p.298 et 344 Il n’est pas question de nier que pour l’alchimie comme nous avons pu le voir chez Jacob Boehme, il y a, à l’origine, l’ « Urgrund », la lettre « A » lullienne, la « Docte Ignorance » et la « coïncidencia oppositorum » mais elle n’a qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de ce savoir « rationnel » - je ne dis pas « scientifique » au sens moderne du terme – Le coelum et la substancia celestis dont parle CG Jung n’a rien à voir avec cette Essentia indicible car elle est la quintessence, la matière pure d’avant la chute et le péché d’Adam. Et il est vrai qu’elle possède de nombres noms : éther, matière paradisiaque, matière spirituelle, etc… Même si la pratique alchimique impliquait un « commerce avec l’ange gardien », une illumination par le saint Esprit et que le grand Œuvre ne pouvait se réaliser sans la grâce de Dieu et l’opération du saint Esprit, elle ne relevait en rien d’une technique de l’extase comme c’est le cas pour tout ce qui touche à la divinité indicible et innommable. Puisqu’on ne peut rien en dire de cette divinité, il ne reste plus au mystique que de l’aimer et d’essayer de la rejoindre dans l’extase. D’un autre coté, on ne peut pas faire le « sacrificium intellectus », le sacrifice de la pensée et continuer à produire des dires sur elle puisqu’elle est indicible. Dans son livre intitulé De la mystique à la science, Alexandre Koyré, ironique, écrit : « Si l’expérience mystique est dèjà chose très rare, infiniment plus rare encore est le talent de l’exprimer. Les œuvres originales sont rares ; par contre, vingt volumes sur l’ineffable est chose assez courante dans la littérature mystique … » (p.202). A noter que rien ne relève des techniques de l’extase dans les Evangiles et que la « tremenda majestas » que l’on retrouve encore dans l’analyse du Sacré d’un Rudolf Otto et qui a influencé CG Jung, n’a rien à voir avec la vérité chrétienne auquel fait référence GWF Hegel :

" Vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte ; mais vous avez reçu l'esprit d'adoption, par lequel nous crions : Abba ! Père ! "

St Paul - Romains 8.15.

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C’est d’ailleurs cette crainte que prône le psychanalyste suisse lorsqu’il écrit que le christianisme a coupé en deux la divinité et qu’il faut revenir, ce qu’aurait tenté l’alchimie, à l’évangile éternel qui dit que si « on doit aimer Dieu, on doit aussi le craindre» (cf. Réponse à Job p. 199). Le fait qu’il y ait une Docte Ignorance et une « coïncidencia oppositorum » contraire aux principes de la raison ne doit en rien justifier comme on le trouve chez CG Jung une « coïncidencia oppositum » des contraires de bien et de mal. On ne le trouve jamais dans la littérature alchimique qui tend toujours à purifier le monde de sa souillure et même dans les textes d’un Jacob Boehme qui envisage une certaine réalité du mal dans le corps vivant divin, il est écrit que le Bien n’est jamais conciliable avec le mal. Certes, l’idéologie positiviste et la science moderne ont rejeté la théologie et la métaphysique et CG Jung a raison de vouloir que l’homme puisse retrouver le contact avec cet univers religieux mais ce religieux n’est pas obligatoirement le religieux archaïque où dominaient les divinités ambivalentes créatrices et destructrices tout à la fois. Nous ne recollerons pas une négativité à la Madone comme nous le demande CG Jung pour pouvoir re-accéder à une adoration de Durga ou de Kali parce qu'elles seraient des symboles plus adéquats pour exprimer cette paradoxale et indicible union du bien et du mal. De même, nous ne cautionnerons pas le retour à un discours irrationnel qui serait le seul apte à donner la clef pour comprendre l'inconnaissable. La valorisation du paradoxe est certainement ce qu'il y a de plus dangereux chez le psychanalyste suisse :

" Le paradoxe est une caractéristique des écrits gnostiques. Il se prête mieux à l'expression de l'inconnaissable que la clarté, qui ôte le secret à son obscurité et en fait quelque chose de connu. Cette dernière attitude constitue une usurpation qui fait tomber l'intellect humain dans la hybris, la démesure, en lui faisant croire que désormais, grâce à un acte de connaissance, il est entré en possession du mystère transcendant et qu'il l'a "compris". Le paradoxe correspond par conséquent à un degré supérieur de l'intelligence et rend plus fidèlement le véritable état des choses, en ce qu'il ne fait plus violence à l'inconnaissable pour le présenter comme une réalité connaissable."

CG Jung Les racines de la conscience p . 301 Le maître de Küsnatch n’a pas tort de faire un lien entre, d’un coté, la dimension extatique communément présente dans l’horizon primitif comme l’a très bien étudié Mircea Eliade dans son œuvre et en particulier dans son livre sur le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, et d’un autre coté, la conception de la divinité ambivalente de bien et de mal, le fripon divin. Néanmoins, le retour au religieux refoulé par l’humain ayant accédé à la conception moderne de la techno-science ne peut en rien être un abandon pur et simple de sa rationalité scientifique au profit d’une irrationalité magico-religieuse archaïque. Si l’individuation est une réunion des contraires en scènes complémentaires, elle se doit de respecter, et à la fois la rationalité scientifique moderne et à la fois cette réalité extatique mystique. Dans notre topique, nous trouvons en opposition cette scène de la science (pensée extravertie) en opposition à une scène intérieure mystique (sentiment introverti). De fait, si nous ne pouvons rien dire de l’Autre indicible, nous pouvons néanmoins parler de l’extase psychique qui relève de la perte de conscience. Comme l’avait bien vu, Pierre Janet, il y a un balancement énergétique entre le moi et l’inconscient et la potentialisation de l’un entraîne une dépotentialisation de l’autre et cela est vrai tout autant dans les problématiques psychopathologiques que dans la normalité. Ainsi, il y a concernant l’humanité, une inversion de potentialité entre la modernité extravertie et l’humanité archaïque avec ses transes, ses visions, ses rituels et ses pythies. Théoriser comme l’ont fait les premiers ethnologues positivistes que le chamanisme sibérien était un état pathologique dû au froid extrême des régions polaires s’est révélé inexact lorsqu’on a su que le chamanisme était universellement répandu sur toute la surface du globe et à toutes les latitudes. De même la grande hystérie de la fin du XIXe siècle n’était pas sans lien avec le mouvement féministe et on sait que la plus célèbre hystérique de la psychanalyse, l’Anna O. de Breuer, devint un personnage important de la société autrichienne qui lui fit un timbre-poste à son effigie. Il est à noter la fascination qu’a eu sur les féministes lacaniennes les mystiques féminines et en particulier sainte Thérèse d’Avila.

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Jacques Lacan lui-même a consacré un Séminaire intitulé Encore sur ce sujet de la mystique du "je n'en veux rien savoir" comme il la dénomme. Ce que nous dit la clinique psychanalytique des hystériques féminines c’est que se potentialise fortement dans l’inconscient le principe de plaisir identifié au complexe de la mère dévirilisante qui met à mal toute « épreuve de réalité », les faisant facilement s’évanouir et qui refoule ses souvenirs traumatiques. Le complexe maternel s’il est tout autant dévrilisant pour l’homme que pour la femme ne s’applique pas chez elle à son insertion sur la scène sociale puisque les imagos de l’épouse et de la mère sont féminines alors que les imagos du mari et du père sont virils. Par contre, ce complexe maternel négatif s’oppose chez elle à son désir libertaire d’indépendance et à l’accession à la technique et à la science qui implique une certaine virilisation (animus). Il est indéniable que l’horizon primitif avec ses techniques extatiques ainsi que les mystiques orientales restées en contact avec cet horizon primitif, sont associés à des formes magiques mais s’il est vrai que dans l’horizon archaïque, l’extase est concomitante avec la conception d’une divinité ambivalente, l’extase mystique avec ses aspects magiques ne doit pas être obligatoirement liée avec cette conception archaïque de la divinité. Telle mystique chrétienne qui « lévite » en état de transe extatique possède un amour pour un Dieu uniquement de Bonté. La position de CG Jung d’associer la « coincidentia oppositorum » de la Docte Ignorance avec la « coïncidencia oppositorum » de bien et de mal est illégitime car le bien et le mal sont déjà une qualification de la divinité en contradiction avec le principe de l’indicibilité. Le seul paradoxe de la « divinité ultime » est son rapport paradoxal à l’éternité qui, chez l’humain s’exprime dans son rapport entre le libre arbitre et la prédestination. Dans son Livre des contemplations, Raymond Lulle montre qu’il était conscient de l’incompréhension totale de cette question pour l’intelligence humaine :

" Grande est, Seigneur, votre sagesse, car il n’y a aucun homme qui puisse imaginer ni comprendre comme c’est grand de créer l’homme et de lui faire advenir avec son libre arbitre aux choses qui lui sont prédestinées selon ce qui est prévu dans votre science du devenir ..."

Cette question est d’ailleurs toujours d’actualité car si nous ne croyons plus à cette échelle des êtres qui part des minéraux et des végétaux et qui remonte passant pas les astres, les anges et les idées platoniciennes jusqu’à l’Un indicible, nous avons également une certaine échelle qui va vers un infiniment petit qui coïncide avec l’origine de l’Univers. Or s’il faut en croire l’astrophysicien Stephen W. Hawking ( Une brève histoire du temps p. 180 ) même s’il y a un début à partir d’un Big Bang, un devenir en expansion de l’Univers et un hypothétique Big Crunch final, le monde serait néanmoins éternel. L’originalité de cette position, très parménidienne, provient du fait que si elle est incompréhensible pour la raison humaine, elle est formulable mathématiquement mais l’on sait que les mathématiques modernes, particulièrement les nombres complexes avec leur composante imaginaire et leur nombre au carré égal à une négativité (i²= -1) n’ont aucun sens pour l’appréhension concrète :

« … l’univers se contiendrait entièrement lui-même, sans bord et sans singularité et ne serait affecté par rien d’extérieur à lui. Il ne pourrait être ni créé ni détruit (sans début ni fin). Il ne pourrait qu’être. Dans un certain état quantique, il n’y a pas de singularité (début et fin) sur le chemin de l’univers dans le temps imaginaire (au sens mathématique du terme).... ce que nous nommons temps imaginaire pourrait être en réalité le temps réel, et ce que nous nommons temps réel ne serait qu’une figure de notre imagination ».

Tout au long de l’histoire et depuis les spéculations présocratiques grecques, on ne peut qu’être étonné devant cette aspiration à la perfection qui, du moment où elle s’opposait à la génération et la corruption présente dans le monde sublunaire, fut repris particulièrement par le christianisme anti-sexuel. Néanmoins, associée à un ordre symbolique harmonieux qui souhaite éradiquer l’impureté diabolique, cette perfection morale a toujours fait courir le risque de déboucher sur un ordre moral social. C’est un paradoxe au regard des Evangiles qui, du coté du faible et de l’exclu de l’ordre social, dénoncent sa persécution dans l’odieux lynchage du tous contre un.

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Lorsqu’on la situe sur le schéma de la tragédie dont le mot signifierait selon Jean-Pierre Vernant « le chant déclamé à l’occasion du sacrifice du bouc (tragos) », la passion du Christ manifeste un premier temps où, au moment des rameaux, le héros acclamé de tous se retrouve en état d’hybris, puis un second temps où il se retrouve dans la position du pharmakos contre lequel tous s’acharnent. La notion d’hybris, la démesure, est fondamentale pour la Grèce antique et là où il y a excès, il y a injustice qui est un déséquilibre entre les contraires. Pourtant ce déséquilibre est le propre du monde sublunaire, celui du changement car « ce qui est en équilibre entre les extrêmes ne saurait se mouvoir ». Pour Héraclite d’Ephèse, la « Justice règne dans les affaires cosmiques comme dans les affaires humaines « (DK 94) et le déséquilibre est une transgression de cette Loi, la Diké. Le philosophe pense le monde comme le lieu de l’iniquité subissant légitimement les coups de la colère vengeresse de la divinité :

« Je contemple le devenir et personne n’a scruté si attentivement ce ressac et ce rythme éternel des choses. Et qu’ai-je vu ? Des processus réglés, les voies toujours identiques de la justice punitive, le jugement des Erinyes derrière chaque infraction aux lois, le monde entier comme le spectacle d’une justice souveraine et des forces naturelles présentes en tous lieux comme des démons …. Où règne l’iniquité apparaissent alors l’arbitraire, le désordre, le dérèglement et la contradiction ; mais ce monde où seules la loi et Diké, fille de Zeus, règnent, comment pourrait-il être autre chose que la sphère de la culpabilité, de l’expiation, de la condamnation, et en quelque sorte un lieu de supplice pour tous les damnés ? ».

C’est cette même hybris qui explique l’Ethique à Nicomaque d’Aristote où, par exemple, la vertu du courage sera le moyen terme entre la témérité et la lâcheté et pareillement pour la vertu de la générosité qui sera le moyen terme entre la prodigalité et l’avarice, etc… La morale est en fait une sagesse du « juste milieu » que l’on trouve aussi en Extrême-Orient et elle est un prudent équilibre entre les extrêmes pour éviter les excès. Héraclite écrit : « il faut éteindre la démesure plus encore qu’un incendie ». L’homme doit resté dans ce « juste milieu », ente le monde supérieur des dieux et celui inférieur de la bête. Bien plus, s’il advient qu’il a la démesure de se diviniser, la justice vengeresse s’acharnera contre lui pour en faire, un pharmacos, un déchet social à l’identique des bêtes. On comprend la difficulté qu’a eu la mentalité païenne grecque pour accepter le message chrétien de l’homme en voie de déification et la valorisation du Christ crucifié. C’était une inversion totale de valeur du personnage du pharmacos qui objet d’une légitime punition par les divinités vengeresses devenait la divinité elle-même se trouvant derrière tous les faibles et les exclus de l’ordre social. De là, le leitmotiv vétéro-testamentaire et évangélique de la « pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissent est devenue la principale de l’angle » (Psaumes 118 -22). La Bonne Nouvelle des Evangiles, c’était cela l’inversion de cette conception archaïque païenne qui déprimait tout autant Anaximandre qu’Héraclite mais qu‘ils pensaient inéluctable. Dans l’épisode de la Tour de Siloé écroulée sur des personnes, le Christ refuse d’y voir, comme les gens de son époque, une punition divine et nombre de passages des Evangiles refusent toute colère vengeresse à ce Dieu d’Amour du faible et de l’exclu qui « fait lever le soleil tout autant sur les justes que sur les injustes » :

« Les disciples se mirent en route et entrèrent dans un bourg des samaritains. Mais on ne les reçut pas parce qu’ils se dirigeaient sur Jérusalem. Jacques et Jean, voyant cela, dirent : Seigneur veux-tu que nous demandions que le feu descende du ciel et les consume ? Jésus se tourna vers eux, et les réprimanda, disant : Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés car le Fils de l’homme est venu, non pour perdre les vies des hommes mais pour les sauver ». Evangile de st Luc 9 - 51

Dans l’horizon ancien, lorsque le groupe social était en disharmonie pour cause d’épidémie, de défaite militaire ou de non-prolificité des femmes et des champs, on réglait l’affaire en sacrifiant ou en expulsant (ostracisme) un individu, fut-il le roi lui-même ou un sous-groupe minoritaire. A Athènes, on prenait une fois l’an un pauvre bougre de la plèbe que l’on dénommait pharmacos et qui, sacrifié, devenait le remède (pharmacon) contre les maux de la cité.

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Jean-Pierre Vernant et, à sa suite, René Girard analysent le mythe d’Œdipe-Roi dans ce même sens. De même, l’histoire des plaies et de la sortie d’Égypte des Hébreux relèvent de ce mécanisme du bouc émissaire même si la tradition biblique l’a ré-interprété dans un sens héroïque lié au ressentiment des exclus. Le balancement entre prospérité et de récession économique des sociétés humaines montre, encore de nos jours, que les immigrés accueillis lors de la période prospère sont le même groupe lynché ou expulsé lors de la période de crise. Dans l’Ancien Testament, le narcissisme fait que le Psaume 118 y est interprété comme une « revanche » de celui qu’on a fait « un moins que rien » mais ce n’est pas dans ce sens que l’interprète le Nouveau Testament comme le montre la parabole des vignerons assassins :

“ [...] les principaux sacrificateurs et les scribes, avec les anciens, survinrent, et lui dirent : Dis-nous, par quelle autorité fais-tu ces choses, ou qui est celui qui t'a donné cette autorité ? [...] Il se mit ensuite à dire au peuple cette parabole : Un homme planta une vigne, l'afferma à des vignerons, et quitta pour longtemps le pays. Au temps de la récolte, il envoya un serviteur vers les vignerons, pour qu'ils lui donnassent une part du produit de la vigne. Les vignerons le battirent, et le renvoyèrent à vide. Il envoya de nouveau un autre serviteur ; ils le battirent, l'outragèrent, et le renvoyèrent à vide. Il en envoya encore un troisième ; ils le blessèrent, et le chassèrent. Le Maître de la vigne dit : Que ferai-je ? J'enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être auront-ils pour lui du respect. Mais, quand les vignerons le virent, ils raisonnèrent entre eux, et dirent : voici l'héritier ; tuons-le, afin que l'héritage soit à nous. Et ils le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. [...] Jésus dit : Que signifie donc ce qui est écrit ( Psaumes 118 - 22 ) : La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l'angle. […] C’est pourquoi j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes. Vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et vous les pourchasserez de ville en ville, pour retombe sur vous le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel. (Matthieu 23 – 34).

Les Evangiles énoncent un renversement de responsabilité concernant la persécution et ce n’est plus celui qui est le souffre-douleur du groupe ou de la divinité vengeresse qui est injuste et qui « pue comme le bouc » mais bien tous les persécuteurs humains, fils des « puissances et les dominations » et de l’accusateur public (Satan), qui s’acharnent contre la brebis innocente. C’est cela le fondement du message évangélique mais l’incompréhension séculaire de ce message réside dans l’accusation des juifs car, à coté de l’erreur de la résurrection du Christ comme revanche contre eux, on interpréta la parabole des vignerons assassins comme parlant des juifs en particulier et non de la spécificité meurtrière propre à l’humanité entière. Hélas, beaucoup de passages des textes du Nouveau Testament insistent sur ce fait. Dans les Actes des Apôtres (4 –11), lors du passage de Pierre et de Jean devant le Sanhédrin, Pierre reprend à son compte le verset du Psaume (118 –22) pour, s’adressant à Caïphe et à Hanne, leur dire que c’est eux, les bâtisseurs qui ont mis au rebut Jésus. Et la chrétienté, les nouveaux bâtisseurs, n’a plus cessé jusqu’à Vatican II pour les catholiques, de parler des juifs comme d’un peuple déicide oubliant cette mise en garde du Christ lui-même :

« Malheur à nous, scribes et pharisiens hypocrites, vous qui bâtissez les sépulcres des prophètes et décorez les tombeaux des justes, et vous dites : « si nous avions vécu du temps de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes. Ainsi vous témoignez contre vous-mêmes : vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes ». (Matthieu 23 - 29).

C’est cette projection sur autrui de la problématique persécutrice alliée à la dimension de la volonté de puissance qui fait qu’un persécuté, lorsqu’il prend le pouvoir, est souvent pire que ses persécuteurs qui a rendu inaudible le message christique durant des siècles. Du moment où la mère de Constantin a fait bâtir l’église sur le tombeau du Christ, l’histoire de la chrétienté n’est qu’une histoire de bûchers et de pogroms.

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Le refus de concevoir le « Rendez à César, ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » a fait confondre la « Justice de Dieu » christique qui est du coté des persécutés à la Justice sociale des « puissances et des dominations » qui est du coté des bâtisseurs. L’idéal de perfection religieuse et son obsession de nettoyer la souillure n’a fait que renforcer l’acharnement violent contre ce qui « pue comme le bouc ». Par contre, la focalisation contre la sexualité associée au diable lubrique a empêché de trouver une harmonie des pôles antagonistes sexuel et anti-sexuel qui explique, peut-être, les erreurs de CG Jung sur l’alchimie comme tentative de réunion du bien et du mal. Partant, à tort, de la conception gnostique qui associe le mal à la matière et à la sexualité et le bien à la spiritualité anti-sexuelle, le maître de Kûsnacht voit bien que l’alchimie tend à la réunion du corps et de l’esprit et à la spiritualisation de la matière. Il en déduit que c’est une tentative de réunion du bien et du mal. Dans l’histoire de la psychanalyse, nous trouvons un personnage du nom de W. Stekel qui fut le premier disciple de S. Freud et que nous avons déjà rencontré lorsque nous avons parlé de H. Silberer qui fut son disciple et qui fut le premier qui fit un lien entre les processus alchimiques et ceux de l’inconscient . Wilhelm Stekel rentra vite en dissidence contre le Maître viennois mais il resta assez méconnu contrairement à Alfred Adler et à CG Jung. L’originalité de ce psychanalyste est qu’il était médecin sexologue et c’est peut-être pour cette raison qu’il fut le premier disciple de S. Freud qui n’était que neurologue. Paradoxalement, il fut le premier à soutenir contre son maître la bipolarité de la psyché en ce qui concerne la sexualité et l’anti-sexualité. Il n’avait pas peur de dire que le pervers sexuel fétichiste était un mystique refoulé. Plus qu’A. Adler, W. Stekel et son disciple H. Silberer ont eu une grande influence sur la pensée de CG Jung. On sait que pour le maître viennois, la problématique névrotique dévoile des forces inconscientes empêchant au sujet d’accéder à sa fonction génitale adulte tout comme, d’ailleurs, pour son premier dissident A. Adler qui écrivait que les problématiques des névrosés étaient liées à l’insertion dans l’ordre social avec ses rôles matrimonial, parental et professionnel. Pour S. Freud, la religion est un produit infantile de la névrose et les moines des personnes qui fuient la dure réalité et leur responsabilité sociale en se réfugiant dans leur monastère. Il ne s’agit pas de décrier cette forme de la psychanalyse que nous appelons « réductrice » sauf à lui ajouter un aspect « historique » car le social est toujours social-historique. Nous l’avons déjà abordé en écrivant que la grande hystérie féminine de la fin du XIXe siècle était liée à des forces psychiques d’émancipation historique des femmes qui « travaillaient » beaucoup d’entre elles. Dans ces deux dimensions, nous sommes sur le lieu de l’extraversion positive opposée à l’introversion négative. Pour la psychanalyse freudienne réductrice, la potentialisation de l’inconscient avec ses symptômes renvoie à des souvenirs traumatiques refoulés qui mettent à mal la génitalité. Aussi lorsque CG Jung repris, à la suite de W. Stekel et de H. Silberer, le chemin des antiques oniromanciens en interprétant les images du rêve comme symboliques du monde intérieur et qu’il peupla l’inconscient de personnages archétypiques et de processus de transformation, S. Freud le traita à juste titre de mystique puisque, comme on l’a vu, sa théorie des personae et de l’âme, de l’extraversion et de l’introversion recoupait à l’identique celle des mystiques. Or, la polarité de CG Jung, à la suite de celle de W. Stekel, ne nie pas la psychanalyse freudienne, elle lui ajoute une dimension dite « anagogique » selon l’expression de H. Silberer. Wilhelm Stekel a particulièrement bien étudié la négativité de la « familitis » avec ses figures aliénantes de la Mère et du Père pour l’accession à l’âge adulte et à la fonction génitale ; néanmoins, reprenant le symbole du soleil qui le matin s’arrache à la mer pour y retourner le soir, CG Jung pour qui la mer était le symbole de l’inconscient proposa cette conception, soutenue dans son livre métamorphoses et symboles de la libido qui causa sa rupture avec S. Freud, que lorsque l’insertion sociale extravertie était réalisée, un retour régressif vers la mère était légitime. Aux complexes négatifs du Père et de la Mère lors du premier temps ascendant de la vie succédait une potentialisation légitime de ces mêmes figures du Père et de la Mère que l’on trouve dans toutes les religions sous formes de personnages divins. Dans le livre en question, il fit référence au passage évangélique où en réponse à Nicodème, le Christ dit qu’il faut « retourner dans le ventre de la mère pour renaître en esprit » tout comme il dit également qu’il faut « se faire eunuque et redevenir comme un enfant pour rentrer dans le royaume du Père » et qu’il posait cette interrogation « que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? ».

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Tout comme il y a dans la psychogenèse un dépassement des stades oraux, anal, urétral, il y a un dépassement du stade génital pubertaire mais cela le freudisme orthodoxe n’a jamais voulu l’admettre. Le dépassement signifie le rajout d’une autre dimension et non la destruction de l’acquis et c’est pour cela que la spiritualité ne doit pas être une fuite dans l’imaginaire et une fuite de ses responsabilités matrimoniales et parentales. Bien au contraire puisque le refus du désir adultère du « démon du midi » confirme les rôles collectifs matrimonial et parental. La topique junguienne correspondant à la topique mystique rhénane des personae masculines et de l’âme féminine est duelle et se retrouve symbolisée dans l’alchimie par la réunion du masculin et du féminin dans le « rebis hermaphrodite », la vierge masculine de Jacob Boehme. Néanmoins, si cette dualité extérieur/ intérieur est bien réelle, en fait, on a affaire à une quaternité. Comme on l’a vu, l’extériorité sociale est double tout autant sociale qu’historiquement « progressiste » et, dans le schéma masculin, si c’est la mère infantilisante qui s’oppose aux rôles virils du mari et du père, c’est le père moral religieux et conservateur qui s’oppose au désir libertaire progressiste. Certes, cette dimension est le propre des sociétés entrées dans l’histoire où il y a une lutte entre les anciens et les modernes et cette lutte est particulièrement marquée dans notre société occidentale, tournée vers le futur et où existe un groupe social adolescent. Or le propre de l’adolescent consiste dans l’accession à un désir propre opposé aux coutumes traditionnelles, particulièrement en ce qui concerne le désir amoureux et le choix personnel de l’être aimé qui se refuse à être celui du clan (Roméo et Juliette). Les sociétés archaïques sont misonéistes et sous la tutelle des « anciens ». Sous sa forme du social-historique, l’ordre social, n’étant plus un ordre moral conservateur, est un ordre symbolique qui distribue synchroniquement des places mais qui possède aussi une béance qui l’entraîne dans la diachronie. Or cette béance est, sur la scène extérieure, l’objet du désir amoureux mais c’est cette même béance dont parle la mystique rhénane lorsqu’elle décrit l’âme. Appliqué à la théorie junguienne, c’est la différence qu’il faut faire entre l’anima et l’âme. Lorsque cette béance est projetée dans l’extériorité, elle est l’objet du désir amoureux (urétralité) mais cette béance a rapport à la figure du père et non celle de la Mère. Cette expérience concernant l’objet du désir amoureux et l’entité de relation à la figure du Père, on la retrouve chez certains poètes médiévaux comme avec la Teresa du poète valencien Ausias March, l’Ambrosia de Raymond Lulle, la Régine de Soren Kierkegaard ou la Laure de Pétrarque. Chez Pétrarque, le passage de l’objet du désir amoureux à Dieu est particulièrement bien vu :

« Aimer une chose mortelle avec une foi qui à Dieu seul est due et à lui seul convient » Dans la formulation lacanienne, la béance est le « phallus » car le phallus c’est le pénis qui manque à la mère. Paradoxalement, à la suite de M. Fenichel, le Phallus = Girl mais surtout ce phallus est, soit positivé (+ phi) comme « obscur objet du désir », soit négativé (-phi) dans son rapport au Père castrateur. Concevoir la quaternité implique que le problème de l’hermaphrodisme ne symbolise pas uniquement cette structuration externe/interne car, avec l’accession au désir progressiste dégagé de l’emprise surmoïque conservatrice, le sujet se trouve être pris dans une problématique androgyne mais cela uniquement sur la scène extérieure. C’est important de le dire pour ne pas qu’il y ait une confusion entre l’hermaphrodisme alchimique (et junguienne) et la configuration moderne du sujet. Dans son livre l'Un est l'Autre (p. 307), Elisabeth Badinter a très bien théorisé l’accession à cette composante hermaphrodite par l’être moderne :

L'émergence de notre nature androgynale multiplie nos exigences et nos désirs. Nous voulons tout parce que nous nous éprouvons nous-mêmes comme une totalité en soi . Nous avons le sentiment plus ou moins prononcé d'être un exemplaire représentatif de toute l'humanité . Un succédané de la totalité divine .... L'aspiration sans précédent à la totalité rend plus douloureuse que jamais la conscience du manque ....

En vérité, la position du désir amoureux et du désir progressiste si elle est positive, possède aussi un aspect négatif dans son refus de concevoir la réalité d’une loi morale intérieure (essentielle) associée à la figure du Père (personnage archétypique) qui soit autre chose que l’introjection du code des mœurs, très relation et contingeant, par l’éducation.

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Tout comme la Persona d’identité sexuelle est le personnage d’insertion social, le sujet du désir et du désir du désir est le personnage existentiel d’insertion dans l’historique car, pour les modernes, le social est social-historique. Jacques Lacan écrit que c’est en tant qu’autre sexe que l’humain désire. Tout comme l’identification du moi à la Persona sociale est aliénante pour le sujet et doit être objectivé, il en est de même pour les masques narcissiques construit au regard du désir de l’autre. Si on connaît ce qu’est la dialectique de Feuerbach qui parle de la réapropriation par le moi projeté sur l’imago divine, il faut également concevoir que le moi puisse être en état d’inflation psychique, tout autant de puissance et de désirs, qui correspond à un sur-investissement dirigé sur le sujet de puissance et le sujet du désir alors qu’il doit être dirigé sur l’Autre. Le surhomme nietzschéen ou l'homme libre sartrien "sans appui et sans aucun secours, condamné à chaque instant à inventer l'homme, vers un avenir vierge, non inscrit dans le ciel " sont unes des formulations modernes de cet état d’inflation. En réalité, l’homme moderne est trop extraverti et complètement unilatéral et comme sujet du désir, il est « une partie qui croit représenter la totalité ». Contrairement à l’horizon primitif obsédé par la « répétition du même », celle des gestes archétypiques des ancêtres mythiques au moment de la cosmogonie, la modernité se fonde sur le manque pour inventer du « toujours nouveau ». La problématique de l’homme moderne ne réside pas tant dans la peur de la perte d’un objet (le pénis) comme le signale J. Lacan mais bien dans l’angoisse que le « manque » ne lui manque et qu’il disparaisse comme sujet du désir, être historique construit pour le regard de l’autre et supporté par l’idéal du moi, de la simple mode (le look) aux idéologies les plus avant-gardistes (qui est « in » et qui est « out ») :

" Cet être n'a jamais été que son oeuvre dans l’imaginaire [et l'idéalité] et que cette oeuvre déçoit en lui toute certitude. Car dans le travail qu'il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l'aliénation fondamentale qui la lui a fait construire comme une autre et qui l'a toujours destiné à lui être dérobée par un autre " (J. Lacan Ecrits I).

Le sujet du désir s’inscrit chez les lacaniens sur le lieu de la syntaxe, le lieu de l’articulation grammaticale de la phrase avec le pronom personnel « je ». Nous citons F. Dolto :

" Un enfant qui accède au langage parle de lui à la 3ème personne ; il est la 3ème personne du trio père, mère, enfant. Quand l'enfant dit "moi", il signifie toujours "moi (ma maman)" ou "moi (mon papa)" . [...] Le sujet du désir advient peu à peu à la notion de son existence autonome et consciente. Il n'y advient consciemment qu'avec le pronom personnel "je", qui apparaît tardivement dans le langage, bien après le "tu" et le "il" ou "elle" ... ».

Ces deux temps sont celui de la castration anale anti-sexuelle et celui de l’entrée dans l’érotisme urétral que F. Dolto appelle, de manière peu heuristique, la « castration primaire ». De fait, chez les lacaniens, il y a une bipolarité avec, d’un coté, le besoin et la demande sur une scène asexuelle et, de l’autre, le désir sur une scène pro-sexuelle. L’accession à la parole et au langage-signifiant s’inscrit, dans un premier temps, sur le lieu de l’émission de la demande à l’Autre avec entrée dans la représentation métaphorique de Sujet psychique. Dans un second temps, se réalise l’articulation du langage selon un « ordre symbolique » possédant une « béance » que J. Lacan, de manière également peu heuristique, associe à la « métonymie ». Concernant cette métonymie et l’organisation de la chaîne des signifiants comme lieu de résistance à la signification, il écrit que : « la connexion de signifiant à signifiant permet l’élision par quoi le signifiant installe le « manque » de l‘être dans la relation d’objet (Ecrits I p. 274). L’opposition entre être et manque d’être est fondamentale dans la théorie lacanienne qui « lie la métaphore à la question de l’être et la métonymie à son manque » (Ecrits I p. 289). Cette opposition entre l’être et le manque d’être est notre bipolarité dans la mesure où le manque d’être est lié à la sexualité : « Freud nous met sur la voie de ce que l’ab-sens (manque de sens, manque d’être) désigne le sexe ». (Autres écrits - l’étourdit p. 452). Le psychanalyste parisien reconnaît également que la signification et l’être relèvent du religieux, il écrit : « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux » (Autres écrits p. 318) et dans son livre Télévision, il énonce que c’est ce « versant du sens que CG Jung exploita » (p.22).

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A l’opposé de la démarche de la psychanalyse « anagogique », toute la recherche lacanienne réside dans cet autre versant, celui de la sexualité, de l’ab-sens et du manque d’être :

« C’est ainsi que le dit (de la parole) ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un mi-dit, le dire ne s’y couple que d’y ex-sister (hors de l’être), soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité ». (Autres écrits - l’étourdit p. 452).

Mais cette bipolarité est en balance et le « manque » projeté dans « l’obscur objet du désir » correspond à l’âme dans sa relation à la figure de la Mère. Nous avons vu que, autant chez l’homme que chez la femme, le complexe maternel est dévirilisant mais chez la femme, il prend une forme particulière que CG Jung dénomme « identité à la mère » où la femme est le « rien » :

«... Elles sont si vides qu'un homme peut supposer en elles absolument tout. En outre, elles sont si inconscientes que l'Inconscient étend à partir d'elles d'innombrables antennes, pour ne pas dire d'invisibles tentacules et aspire toutes les projections masculines ...».

CG Jung - Des racines de la conscience p.106.

Il écrit également que ce type de femmes est très désiré sur le marché du mariage jusqu’au jour où le mari découvre qu’il a en réalité épousé la belle-mère. Jacques Lacan, a tort, généralisera ce fait en théorisant que « La femme n’existe pas ». Ainsi, avec la structuration quaternaire plutôt que duelle, nous avons sur cette opposition entre extérieur et intérieur une double opposition qui se répartit différemment chez l’homme et chez la femme. Dans le schéma masculin, le complexe maternel négatif dévirilisant s’oppose aux imagos viriles du mari et du père sur la scène de la volonté de puissance de l’Ordre social tandis que la figure moralisante du Père castrateur négatif s’oppose à son désir romantique et libertaire (anima ). Dans le schéma féminin, c’est le complexe maternel dévirilisant négatif qui s’oppose à son désir d’indépendance (animus) tandis que c’est le complexe du Père castrateur négatif qui la bloque dans son accès aux figures féminines d’épouse et de mère. Cette structuration quaternaire permet de positionner des positions doubles d’identité sexuelle et contrasexuelle, tout autant sur la scène externe que sur la scène interne. Il n’y a donc rien de commun entre l’androgynie moderne décrite par Elisabeth Badinter et l’hermaphrodite mystique de la « Vierge masculine » et des symbolismes alchimiques. Bien entendu, ce que nous venons d’écrire sur les complexes de la Mère et du Père négatifs relève de la psychanalyse « catagogique » et il faut, tout de suite, ajouter que ces figures de la Mère et du Père antisexuels sont positives dans l’expérience spirituelle intérieure que nous disons relever de la psychanalyse « anagogique ». Les deux dimensions de la polarité ne doivent en rien s’opposer car toutes les deux ont leur légitimité dans leur aspect positif mais pas dans leur aspect négatif qui nie l’antagoniste. La réunion des contraires consiste dans une structuration synergétique de deux scènes, externe et interne où chaque dimension dans son aspect positif peut se réaliser tout en respectant l’aspect positif de l’autre dimension antagoniste. La réunion des contraires sur ces deux scènes, celle de César et celle de Dieu permet ainsi une libération du mal qui est toujours une négation de l’antagoniste. Bien sûr, cette réunion de la bipolarité est une réunion de dimensions pro-sexuelle et anti-sexuelle et CG Jung avait l’intuition que c’était là le problème de la spiritualité chrétienne mais sa formulation d’une soi-disant réunion du bien et du mal n’était pas pertinente. Le fait du non-respect de cette dimension prosexuelle par la spiritualité chrétienne pourrait expliquer que beaucoup de mystiques, féminines surtout et en particulier sainte Thérèse d’Avila, développèrent à coté de manifestation mystique légitime, toute une série de symptômes hystériques véritablement psychopathologiques. Cette structuration en scènes complémentaires, celle externe et sociale de César et celle intérieure de Dieu, se repère bien dans l’épisode du lynchage de la femme adultère de l’Evangile de st Jean. Face aux zélateurs de l’ordre moral qui s’acharnaient sur la femme pécheresse dans la mesure où la morale extériorisée renforçait l’aspect négatif de tout ordre social qu’est le sacrifice du pharmakos, le Christ s’oppose à ce lynchage mais dit à la femme : va ! et ne pèche plus en référence au « Père qui est dans le secret ».

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Ce qu’il reste de valable du religieux passé, c’est la psychologie religieuse car l’échelle des êtres qui allait du minéral aux Idées divines en passant par les astres divinisés et les royaumes angéliques ne sont plus de mises avec la connaissance scientifique moderne. Déjà, nous l’avons vu, au XVIe et XVIIe siècle, cette croyance à l’échelle des êtres avait pâli et avec la dualité de la métaphysique cartésienne, l’infini pascalien et la théorie de l’attraction newtonnienne, l’expérience mystique se réfugia dans la « transcendance divine » dégagée de tout panthéisme et de toute théologie naturelle. Pourtant, déjà à cette époque, certaines critiques de la théorie newtonienne de l’attraction des planètes se demandaient comment chacun des astres connaissaient la masse des autres. Faut-il s’en tenir au déisme voltairien, celui d’un dieu qui créé l’horloge du monde selon des lois qu’élabore la science mais qui n’intervient pas dans le monde le laissant fonctionner selon les lois scientifiques ou à un dieu qui intervient exceptionnellement dans le monde par le biais de miracles qui dérogent aux lois de la science sans croire à la providence ? Notre approche est toute autre car il faut s’interroger, en premier lieu, sur la réalité de l’expérience religieuse qui, de toujours, s’est faite selon des phénomènes relevant de la psychologie de l’inconscient. Avant d’accéder à la réflexion métaphysique qui est bien postérieure, l’humanité a d’abord vécu de manière spontanée le fait religieux (transes, visions, pythies, etc..). L’anthropologue Paul Radin écrivait que, dans l’horizon primitif, la « religion, ça se danse » et cela implique une schize chez l’humain primitif entre son « moi crépusculaire » et son inconscient fortement potentialisé avec son centre de la parole attribué à autrui. L’analyse lacanienne de l’accession à la parole et au langage-signifiant est incontournable pour comprendre l’hominisation sachant qu’il est admis, maintenant, que les grottes où furent inscrits les premiers dessins rupestres furent le lieu de transes chamaniques (cf. les travaux de Jean Clottes). La communication non médiatisée entre le dieu transcendant et l’âme humaine que proposent les diverses confessions autant catholiques que protestantes pose de gros problèmes et on sait que même la théorie newtonienne si elle a été confirmée par la science quantique moderne, a été améliorée dans la mesure où les particules quantiques sont de deux sortes, les unes subissant les forces et les autres les transmettant. Il n’y a pas de connaissance immédiate entre deux planètes mais un champ gravitationnel mettant en acte une « ondicule », le « graviton », passant de l’un à l’autre sans aller plus vite que la vitesse de la lumière. Alors qu’en France, l’influence des philosophes empiristes (Locke, Hume, Condillac, etc..) déboucha sur la philosophie des Lumières et un durcissement de la transcendance chez les religieux, un auteur comme Baruch Spinoza posa comme incontournable la non-dissociation entre « la pensée et l’étendue » cartésiennes et initia toute une tradition allemande que l’on peut appeler « pan-en-théiste » dont le philosophe FWJ von Schelling sera le représentant principal. La prise en compte de la psychogenèse montre qu’on a affaire à des stades alternant des lieux d’émission et des lieux de réception dont les nouveaux acquis de la communication s’intègre aux lieux précédents formant une unique communication entre un émetteur et un récepteur. Ainsi, ce n’est pas l’homme qui aurait été fait à l’image de Dieu mais Dieu qui aurait profité des structurations spécifiques nouvelles tout au long de la psychogenèse, surtout depuis l’hominisation. Néanmoins, comme nous l’avons vu avec le mystère du rapport paradoxal entre le Temps et l’Eternité, l’être à la fin se trouve être un dévoilement de ce qui était depuis toujours. C’est le célèbre adage du « deviens ce que tu es », l’entéléchie aristotélicienne : " .... car l'Histoire ne peut pas être Raison si elle n'a pas une raison d'être, qui est sa fin

(telos), qui lui est aussi nécessairement fixée (donc depuis toujours) que les voies de sa progression. Ce n'est là qu'une autre manière de dire que le temps est aboli comme il l'est dans toute véritable téléologie; car, pour toute téléologie achevée et nécessaire, tout est commandé depuis la fin, laquelle est posée et déterminée dès l'origine du procès, posant et déterminant les moyens qui la feront apparaître comme accomplie. Le temps n'est dès lors qu'un pseudonyme de l'ordre de position et d'engendrement réciproque des termes du procès, ou, comme temps effectif, simple condition extérieure qui n'a rien à faire avec le procès comme tel.

Cornélius Castoriadis - L'institution imaginaire de la société p. 241 L’entéléchie aristotélicienne de l’être qui se dévoile à la fin se recoupe avec celui du Bien puisque, tout autant pour la philosophie grecque que pour le christianisme, l’être est identifié au Bien.

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Ce qu’oublie de dire Cornélius Castoriadis, c’est que si l’Être-Bien se révèle à la fin, il y a toujours au début de tout processus un mixte d’être et de non-être, de Bien et de mal. La présence du mal implique une transformation vers le Bien puisque lui-même désire sa propre disparition (négation de la négation). Les Evangiles font dire au Christ : « le scandalon est nécessaire mais malheur par qui le scandalon arrive ». Un Jean-Didier Vincent avec son implacable logique qui, dans son livre La chair et le diable, reprend les trois attributs de Dieu, la bonté, la puissance et l’omniscience dont « toute union entre deux exclut le troisième », méconnaît, comme tout bon scientifique, la réalité du monde intérieur. Celui-ci avec ses processus psychiques quaternaires nécessite le mal comme d’un aiguillon même s’il disparaît à la fin. Dans les Evangiles, le personnage de Judas est indispensable pour la réalisation du « mourir et renaître » du Christ ressuscité et on sait que cette figure du mal se suicide à la fin. Eliane Amado Levy-Valensi écrit, tout comme récemment la TOB, que le Tetragramme divin hébraïque signifie le présent avec, en plus, le yod du futur. La réponse que Dieu aurait faite à Moïse sur le Sinaï serait ainsi un « Je suis qui je serai ». De fait, la représentation symbolique de Dieu change au fil de l’Histoire et d’être un mixte de bien et de mal dans l’horizon primitif, elle se transforme en une unité quaternaire hermaphrodite purifiée de sa gangue négative comme le formulait le savoir alchimique. Dans son livre Réponse à Jung, la psychanalyste juive écrit : « L'unité divine n'est pas un donné mais une oeuvre. A la question est-elle l’œuvre de Dieu et de l'homme, on ne peut répondre qu'elle est, comme tout acte d'amour, un processus d'unification qui exige les deux partenaires et leur entière adhésion ». Mais tout processus dialectique implique la présence du mal même si celui-ci disparaît à la fin. C’est ce processus et cette présence nécessaire du mal que ne peut comprendre le neurologue Jean Didier Vincent avec sa logique du tiers exclu que nous avons cité au début de notre essai. Or ce processus de libération du mal, du péché et de la mort était cela même qu’étudiaient les anciens alchimistes qui ne différenciaient pas l’objet externe et le sujet interne car la science n’était pas dissociée de la religion. Le but de ce processus était le « corps glorieux » fait de quintessence, harmonie entre les quatre éléments et ses qualités. Or dans l’histoire de cette théorie naturaliste élémentale du « corps glorieux », tout au long des siècles, nous y repérons une place centrale, celle de Raymond Lulle situé entre l’alchimiste musulman Jâbir ibn Hayyân et le théosophe allemand Jacob Boehme. Py , Février 2009. Gérard RABAT.