Rasikhun Fi L- Ilm Etude de Quelques Re

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    Rsikhn f al-ilm:tude de quelques rfrences coraniques

    dans lencyclopdie des Frres de la Puret

    Godefroid DECALLATA

    Pour nous aider mieux cerner les considrations qui vont suivre concernant les

    rfrences coraniques dans lesRasil Ikhwn al-af, il nest sans doute pas inutilede commencer par considrer lorganisation du savoir humain telle que les Frresde la Puret la prsentent dans lptre 7( Sur les arts scientiques )1. Bornons-nous rappeler ici que les Ikhwn proposent une classication des sciences en troisgroupes, quils rservent successivement aux sciences propdeutiques (groupe 1), auxsciences religieuses et conventionnelles (groupe 2) et aux sciences philosophiqueset relles (groupe 3). Les premires sont des sciences qui, comme par exemplelcriture, le calcul, la posie ou lhistoire, sont utiles lhomme dans le monde ici-bas. Les deux autres groupes comprennent les sciences que lhomme vise cultiverpour assurer sa survie dans lautre monde. Ils se distinguent lun de lautre par le

    fait, prcisment, que les sciences religieuses sont conventionnelles alors que lessciences philosophiques sont relles : les unes dpendent dun donn rvl alorsque les autres sont le fruit du raisonnement humain. Autrement dit, on retrouve icila bipolarit classique telle quon la voit luvre dans la plupart des organisationsdu savoir dans lIslam mdival, avec lide, comme dj chez Kind, quil sagitl de deux voies daccs vers une mme ralit. Chez les Ikhwn, le groupe dessciences religieuses comprend respectivement la science de la rvlation, la sciencede linterprtation, les traditions, la jurisprudence, la mystique et linterprtation desrves. Le groupe des sciences philosophiques reprend quant lui largement son

    compte la tripartition aristotlicienne des sciences thoriques en mathmatiques , naturelles (ou physiques) et divines (ou mtaphysiques), laquelle elle

    1 IkhwnAL-af (1957),Rasil, d.AL-BustnBurus, 4 vol., Dr dir, Beyrouth, vol. I, p. 258-275.Sauf mention contraire, toutes les rfrences au corpus des ptres se rapportent cette dition qui,en attendant la publication complte des Rasil dans le cadre du projet pilot par lInstitute of IsmailiStudiesde Londres, reste aujourdhui la plus largement utilise dans le monde, malgr ses dfauts. Pourune traduction franaise de lptre 7, voir DECALLATAGodefroid (2003), Ikhwn al-af: des artsscientiques et de leur objectif. Prsentation et traduction de lptre VII des Frres de la Puret , Le

    Muson96/1-2, p. 231-258.

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    ajoute la logique, en linsrant entre le quadrivium des sciences mathmatiques et

    les sciences naturelles.Cest bien avec ce groupe des sciences philosophiques et ses quatre subdivisionsquil y a lieu de comparer le corpus des Rasil, lui aussi divis en quatre grandessections, tel quil nous a t transmis par la traduction manuscrite2. Mme si cela peutparatre vident, je crois bon dinsister sur le fait que les Frres de la Puret nontpas rdig dptre dans les domaines du savoir relevant des deux autres groupes desciences (propdeutiques dune part, et religieuses/conventionnelles dautre part).Cela revient dire que le donn religieux quon rencontre en trs grande quantitdans le corpus desptresest un donn dj fortement synthtis. Cest un ensembledans lequel llment religieux a dj fait lobjet dune digestion et dune intgration

    au sein de la rexion proprement philosophique.On voudra pour preuve de cette imbrication ce fait que, chez les Frres, la

    remonte pistmologique telle quelle se donne voir au travers des intituls desquatre grandes sections (dans lordre : 1) sciences mathmatiques ; 2) sciencesdu corps et de la nature ; 3) sciences de lme et de lIntellect ; 4) sciencesnomiques, lgales et divines ) forme comme le contrepoint dune descenteontologique constitue par le schma plotinien originel de lmanation (avec,dans lordre : 1. la Monade ; 2. lIntellect ; 3. lme) lui-mme prolong par unesrie de limites (udd) plus spciquement ikhwniennes (avec, dans lordre :

    4. matire premire ; 5. nature ; 6. corps du monde ; 7. sphre(s) ; 8. lments ; 9.tres engendrs : minraux, vgtaux, animaux)3. Lire lencyclopdie des Ikhwn,cest en somme sapprter faire dincessantes alles et venues entre la descente delme depuis son origine divine et la remonte de cette mme me jusqu ce mmeprincipe divin. La spcicit de lhomme est quen sa qualit de calife de Dieu surterre , il se trouve la tte de cette remonte.

    En guise de prambule cette tude, il me parat galement opportun de rappelerque, dans un passage souvent reproduit de lptre 45 ( Sur lentraide ), lesIkhwn al-af font tat des quatre livres entendons les quatre sources dusavoir dont ils se sont servis pour produire leur synthse. Tandis que les niveaux

    suprieurs sont occups par deux catgories de livres quon qualierait aujourdhui

    2 Pour une comparaison dtaille de la classication du savoir de lptre 7 avec la liste des Rasiltellequelle apparat dans la tradition manuscrite, voir DECALLATAGodefroid (2008), The Classication ofKnowledge in theRasil, in EL-BIZRINader (d.), The Ikhwn al-af and their Rasil.An Introduction,Oxford University Press in association with the Institute of Ismaili Studies, Oxford, p. 58-82.

    3 Voir nASRSeyyed Hossein (1964), An Introduction to Islamic Cosmological Doctrines. Conceptions ofNature and Methods Used for Its Study by the Ikhwn al-af, al-Brn, and Ibn Sn, Harvard UniversityPress, Cambridge (Mass.), p. 51-52.

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    volontiers de virtuels savoir les livres de la nature et les livres divins

    constitus par les mes et leurs modalits de fonctionnement , les deux premiersniveaux concernent respectivement :

    les livres des sages et des philosophes sur les mathmatiques et les sciencesnaturelles et les livres rvls apports par les prophtes sur eux la grcede Dieu tels que la Torah, lvangile, le Qurn(al-furqn), et les autres livresprophtiques dont les signications proviennent de la rvlation, y compris lessecrets qui sont cachs en eux 4.

    la bipolarit des sciences dj voque ci-avant sajoute clairement, chezles Ikhwn, un cumnisme qui les conduit considrer souvent les autres textesrvls comme pratiquement sur un pied dgalit avec le Coran.

    Venons-en alors considrer notre sujet sur la base de quelques valeurs chiffresdont ltalon sera, une fois encore, ldition de Beyrouth. Les quatre grandes sectionsformant le corpus des Rasil Ikhwn al-afcomptent respectivement 402, 648,223 et 596 pages, soit un total de 1869 pages5. Je dois lamabilit de Omar Ali-de-Unzaga, dont la thse sur les citations coraniques dans les Rasildoit encore trepublie6, de mavoir transmis les donnes qui suivent. Son tude recense ce jour1399 citations ou rfrences coraniques pour lensemble des 52 ptres, ce qui faitune moyenne gnrale de 3 citations pour quatre pages de texte. Au total, les Frresde la Puret citent 913 versets diffrents (ventuellement deux ou trois reprises,

    voire jusqu quinze reprises), ce qui revient dire quenviron 1/7 du Coran seretrouve intgralement dans les ptres. Cest manifestement beaucoup pour uneencyclopdie philosophique dont on sest toujours plu par ailleurs souligner lecaractre htrodoxe. La prsence massive du donn coranique dans une uvre de cegenre na pas manqu dinterpeller certains experts. Faisant lui aussi le constat queles Rasilsont imprgnes du Coran comme une ponge , Ian Richard Netton

    4 Rasil, vol. IV, p. 42-43. Pour une discussion du passage, voir DECALLATAGodefroid (2004), Sacrednessand Esotericism in theRasil Iwn al-af in DESMETDaniel, DECALLATAGodefroid et VanREETH

    Jan M. F. (ds.),Al-Kitb. La sacralit du texte dans le monde de lIslam. Actes du symposium internationaltenu Leuven et Louvain-la-Neuve du 29 mai au 1erjuin 2002,(Acta Orientalia Belgica. Subsidia, III)Socit Belge dtudes Orientales, Bruxelles/Louvain-la-Neuve/Leuven, p. 389-401, ici 391-394. Pourune traduction franaise annote de lptre 45, voir BonmariageCcile (2009), De lamiti et des frres :lptre 45 desRasil Ikhwn al-af,Bulletin dtudesOrientales58, p. 315-350.

    5 La premire section est prcde dunhrist qui occupe environ les cinquante premires pages du volume Ide Beyrouth. Nous nen tiendrons pas compte ici, pas plus du reste que des 537 pages constituant le textede laRislat al-Jmia(dont il est loin dtre sr quelle soit luvre des Ikhwn) dans ldition de albJaml (d.) (1949-1951),Al-Risla al-Jmia al-mansba li-al-akm al-Majr, Al-Majma al-Ilm al-Arab, Damas.

    6 Sous le titre :A Philosophical Reading of the Quran : Scripture and Exegesis in the Epistles of the PureBrethren (Rasil Ikhwn al-af).

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    sest interrog sur le degr de sincrit de ceux qui se rent appeler les Frres de la

    Puret. Netton soutient que les Ikhwn ont utilis le Coran comme une sorte dcrande fume leur permettant de dvelopper des thories trs peu conventionnelles touten maintenant une apparence dorthodoxie :

    To live safely, it was necessary for their doctrines to be cloaked in an orthodoxgarb. Since they believed that everything had an internal or esoteric (bin) andan external or exoteric (hir) aspect, we may say that the external cloak whichthey use to disguise or at least, to make less obvious to unfriendly eyes theirinternal Neoplatonism and eclectic toleration, was woven from the Qurn. This isnot to say that they did not accept the revealed message of the Qurn; they did, butthey went far beyond the Qurn, and thus this body of scripture provided also anexcellent smoke-screen for doctrines which were entirely un-Qurnic7.

    Parmi les ptres contenant le plus grand nombre de rfrences au texte coraniqueon trouve, dans lordre : lptre 9 ( Sur les traits de caractre ), avec 146 rfrences ;lptre 42 ( Sur les doctrines et les religions ), avec 140 rfrences ; lptre 22( Sur les animaux ), avec 110 rfrences8. En matire de densit, ces rsultatsnoffrent vrai dire quun intrt limit dans la mesure o certaines ptres, commecest bien videmment le cas de lptre 22 avec son fameux rcit allgorique, sontconsidrablement plus longues que dautres. Assurment plus tangible est le constatfait par Ali-de-Unzaga que la sourate 7 ( al-Arf) est celle dont les versets sont leplus frquemment cits dans lensemble desRasil. Laffection que lui tmoignent

    les Ikhwn vient probablement du fait quelle illustre avec une clart touteparticulire leurs conceptions eschatologiques, notamment concernant lentre-deux (autrement dit le barzakh coranique) du monde pour les mes insufsammentpuries et qui, dans la doctrine ikhwnienne, ont entreprendre un nouveau cyclede rincarnation.

    7 nettonIan R. (2002), Muslim Neoplatonists. An Introduction to the Thought of the Brethren of Purity(Ikhwn al-Saf), Routledge Curzon, Londres, p. 78-79.

    8 Lindex des citations coraniques tel que compil dans goodmanLenn E. et MCgregorRichard (2009),TheCase of the Animals Versus Man Before the King of the Jinn. An Arabic Critical Edition and EnglishTranslation of EPISTLE 22 (Epistles of the Brethren of Purity), Oxford University Press in associationwith the Institute of Ismaili Studies, Oxford, p. 379-381, comprend prs de 250 rfrences, soit un totaltrs largement suprieur celui communiqu par Ali-de-Unzaga. Il faut toutefois noter que cet indexreprend un grand nombre de rfrences dont il est fait mention dans les notes du texte sans que celaimplique ncessairement que la citation soit reprise dans le texte. Lcart entre les valeurs sexpliqueaussi par la divergence dapprciation entre exgtes, selon quon ne retient que les citations coraniquesdment considres comme telles par les auteurs ou bien quon cherche comme lont fait Goodman etMcGregor , inclure dans la liste mme de brves expressions coraniques que le texte desRasilintgresans autre spcication. Malgr tous les efforts de prcision mthodologique, il est important dobserverquil restera toujours une certaine part de subjectivit dans ce genre dexercice.

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    Plus instructives aussi sont les valeurs donnes en proportion du nombre de

    pages pour chacune des quatre grandes sections de lencyclopdie. Toujours selonles donnes tablies par Ali-de-Unzaga, les sections I (402 pages) et II (648 pages)comprennent respectivement 227 et 390 citations, ce qui donne une proportionrelativement semblable pour lune et lautre de 56 % et de 60 %. En revanche, lessections III (223 pages) et IV (596 pages) se caractrisent lune comme lautre parune densit plus leve de citations coraniques, savoir respectivement 98 % et92 %. Ces rsultats sont mettre en relation avec le programme pistmologique telque conu par les auteurs de lencyclopdie. Il est somme toute assez logique que lesrfrences au Coran soient plus nombreuses dans les sections suprieures de cetteremonte entreprise par lme de liniti en direction de son principe divin.

    Ces quelques valeurs chiffres tant la fois poses et relativises, et avant denvenir ltude spcique de cas, on peut mettre un certain nombre de considrationsgnrales quant lusage fait du texte coranique par les Ikhwn al-af. La premireremarque de cet ordre est que les Frres ont normalement pour habitude de citerdes versets sans faire mention de la sourate. Le plus souvent, ils se contentent dun ainsi que le Dieu Trs-haut la voqu en disant : , sans autre spcication.Cest ainsi que, dans lptre 36 ( Sur les rvolutions et les cycles ), les Frresexpliquent :

    Parmi les rvolutions qui se produisent au cours de chaque courte priode, il y a

    les rvolutions, autour des quatre lments, de la sphre enveloppant le Tout, unefois toutes les vingt-quatre heures, ainsi que le Dieu Trs-haut la voqu en disant : Chacun (des corps clestes) vogue sur une sphre (Q., XXI 33)9.

    Il va sans dire que le rapport entre ce verset coranique et le mouvement diurne, en24 heures, de la sphre des toiles xes autour de la terre nest pas trs vident. Enloccurrence, je ne crois pas quil faille pour autant voir dans cette faon de procderun trait typique dauteurs cherchant masquer lhtrodoxie de leurs doctrinesderrire une apparence de conformisme. Linterprtation que les Frres font du donncoranique est assez libre, certes, mais elle reste ici somme toute idologiquementneutre et pourrait donc se retrouver chez des auteurs considrs comme beaucoup

    plus traditionalistes queux.

    9 Rasil, vol. III, p. 251. Notons que le mme verset rapparat un peu plus loin (p. 254), toujours en relationavec le mme mouvement diurne. Le verset dans son intgralit se lit : Il est Celui qui a cr la nuit etle jour, et le Soleil et la Lune. Chacun (des corps clestes) vogue sur une sphre . Sur lptre 36, voirDECALLATAGodefroid (1996), Ikhwn al-af. Les rvolutions et les cycles (ptres des Frres de laPuret, XXXV). Traduction de larabe, introduction, notes et lexique,(Sagesses Musulmanes, 3) Al-Bouraqditions Academia-Bruylant, Beyrouth/Louvain-la-Neuve.

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    Une deuxime remarque gnrale, que ce premier exemple permet dj

    danticiper, est que les versets cits sont rarement explicits ou comments. Ainsique le notait dj Netton, the Brethren prefer usually to cite verses in support of adoctrine or view and allow these to speak for themselves10. Lorsque, pour prendreun autre exemple tir de lptre 36, les Frres ponctuent un dveloppement sur larvolution de la Lune en afrmant : Cest cela que le [Dieu] Majestueux et Gloria fait allusion en disant : Et la Lune, Nous lavons mesure en mansions, jusquce quelle revienne comme un ancien pdoncule de palmier (Q., XXXVI 39) 11,ils laissent en ralit leur lecteur le soin de comprendre par lui-mme, quitte sappuyer ventuellement sur une exgse pr-existante, comment la forme et lacouleur du pdoncule vieillissant du palmier font ressembler celui-ci au croissant qui

    suit immdiatement la Nouvelle Lune.Soit dit en passant, une catgorie particulire de rfrences pourrait tre tablie

    sur la base des citations coraniques qui, sans doute en raison du caractre vident dela source pour les lecteurs, ne sont pas prsentes nommment dans le texte commelexpression de Dieu. Cest le cas, notamment, dun verset comme : La louange Dieu et paix sur Ses serviteurs, quIl a lus. Dieu vaut-Il mieux, ou bien ce que[les impies Lui] associent (Q., XXVII 59), que les Frres placent en exergue denombreuses ptres. Ici, comme pour un bon nombre dautres citations du mmegenre, le propos nest pas dillustrer un point de doctrine particulier. Il sagit plutt

    dinvoquer le texte sacr comme par une sorte dacte de dfrence gnrale enversune autorit reconnue. Loin dinnover en la matire, les Ikhwn ne font que suivreune faon de faire en n de compte trs classique en Islam, comme du reste dansdautres milieux confessionnels. Il ny a donc pas lieu de souponner ici non plusune quelconque hypocrisie de leur part. En plus de ces invocations liminaires, lecorpus desRasilrenferme un trs grand nombre de citations tires du Coran sansque cela soit not explicitement. Ce point nous ramne la difcult, dj voqueplus haut, recenser avec prcision le donn coranique. ct de citations nonprsentes comme telles, mais facilement identiables, les Frres font un largeusage dun vocabulaire dinspiration manifestement coranique mais quils semblent

    stre appropri un tel point que le lecteur ne parvient plus faire le dpart entrece qui est coranique et ce qui est ikhwnien. Lorsque, aprs quelques rfrencesau texte sacr dment mentionnes comme telles, les Frres rappellent, la n delptre 14 ( Sur les Seconds Analytiques ) que la meilleure des provisions,

    10 netton,Muslim Neoplatonists, p. 79-80.11 Rasil,vol. III, p. 256-257.

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    cest la crainte de Dieu 12, faut-il considrer cela comme une citation coranique

    (avec comme rfrence, dans ce cas, Q., II 197) ou bien plutt y voir une expressiondepuis longtemps assimile dans la culture arabo-musulmane, comme une sorte demaxime ? Une fois encore, naturellement, le problme est loin dtre spcique auxRasil Ikhwn al-af.

    Une troisime remarque gnrale nous invite considrer le cas des Ikhwndans un sens qui les distingue dj sensiblement plus de la majorit de leurscontemporains. Je veux parler ici de leur tendance trs appuye au nivellement desautorits scripturaires dont ils se revendiquent. On se bornera citer deux exemples.Le premier est tir de lptre 3 ( Sur lastronomie ). Dans une section consacreau dpouillement de lme et son dsir daccder au monde des sphres , les

    Ikhwn font rfrence, ple-mle, des versets coraniques, lAlmageste, HermsTrismgiste, la Thologie dAristote, aux Vers Dors de Pythagore, certains hadiths, des vers de posie arabe et mme des vers en persan13. Lautre exemple provientde lptre 45 ( Sur lentraide ), dj rencontre plus haut. Au sujet du quatrimeet dernier degr dans la hirarchie des hommes, les Frres invoquent lautorit deDieu (daprs Q., LXXXIX 27-30) puis successivement celles dAbraham (daprsQ., XXVI 85), de Joseph (daprs Q., XII 101), du Messie (daprs les vangiles deMarc, 16, 15 et Mathieu 28, 19-30), de Muammad (daprs certains hadiths), deSocrate (daprs une source non identie), de Pythagore (daprs les Vers Dors)

    et de Bilawhar (daprs le Kitb Bilawhar wa-Yzsaf)14

    . De tels exemples denivellement dautorits, o les textes rvls ctoient allgrement des productionshumaines, sont lgion chez les Ikhwn. Ils tmoignent avant tout de leur ouverturepeu commune dautres confessions ou formes de pense. Ils tmoignent galementdune prdilection quasi systmatique, et assurment discutable aux yeux de lacritique moderne, pour le recours largument dautorit en dpit de sa faiblesseintrinsque. Dune manire quon jugera certes un peu nave, les Frres de la Puretesprent convaincre du bien-fond de leurs doctrines en afrmant, dailleurs souventau prix de certains arrangements avec les textes, que ces dernires sont partages par

    12 Voir BaffioniCarmela (2010), On Logic. An Arabic Critical Edition and English Translation of EPISTLES10-14 (Epistles of the Brethren of Purity), Oxford University Press in association with the Institute ofIsmaili Studies, Oxford, p. 154.

    13 Rasil, vol. I, p. 137-138.14Ibid., vol. IV, p. 57-58. La phrase attribue Socrate dans un long discours, le jour o le poison lui a t

    vers se lit : Mme si je me spare de vous, nobles frres, je men vais vers des frres gnreux quinous ont prcds (traduction Bonmariage, De lamiti , p. 347). Pour la rfrence Bilawhar, voirgIMARETDaniel (1971),Le livre de Bilawhar et Bsf selon la version arabe ismalienne, Droz, Genve/Paris, p. 103 : Le roi dit : Qui sont ceux qui parlent ainsi et que disent-ils du Royaume ternel ?. Leministre dit : Ce sont les gens de la religion qui parlent du Royaume ternel et de la sagesse .

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    nombre de grandes gures du pass, toutes nations et confessions confondues. Ayant

    trait cet aspect dans dautres publications, je me dispense dy revenir ici15

    .Aprs ces quelques remarques gnrales, nous pouvons prsent nous centrer surltude dune srie de cas prcis dont certains, comme on le verra de suite, font guredexception par rapport ces usages.

    Netton observe avec justesse quen trois endroits de lencyclopdie les Ikhwncitent ce quil appelle des chanes de versets ( strings of verses). Ce sont dessries de versets appartenant en ralit diffrentes sourates mais que les Frresont pris soin de regrouper pour loccasion en blocs, en fonction du rapport que cesversets ont, leurs yeux, avec le point de doctrine quils sont en train dexposer. Ces

    trois chanes se situent respectivement dans lptre 9 ( Sur les traits de caractre ),lptre 49 ( Sur les tres spirituels ) et la version courte de lptre 52 ( Sur lamagie )16. Ces chanes appellent deux remarques. La premire est que les Ikhwnfont ici bel et bien mention du titre des sourates. La seconde est que, dans chacun deces cas, les versets sont cits dans lordre conventionnel de la vulgate uthmnienne.Ainsi, par exemple, la chane des versets cits dans la version courte de lptresur la magie est forme au total de 13 versets ou squence de versets que les Frrestirent successivement des sourates : al-Baqara (Q., II 102) ; al-Mida(Q., V 110) ;al-Anm(Q., VI 7) ; al-Arf(Q., VII 109-112 ; 120-121 ; 132) ; Yuns(Q., X 2) ;

    Ban Isrl(Q., XVII 47 ; 101) ; h(Q., XX 57-58 ; 63 ; 66 ; 73)17

    . On notera aussien passant que, curieusement, les Frres nont pas retenu pour la magie de verset au-del de la Sourate 20, alors quil en existe pourtant bien, et mme de trs fameux18.

    Il nest pas absolument vrai non plus que les Frres ne proposent pasdinterprtation pour les extraits du Coran quils citent. Lptre 46 ( Sur la foi )nous fournit un exemple tout fait remarquable dans lequel les Ikhwn, la maniredauthentiques exgtes du Coran, insrent une srie de gloses au sein mme dunverset, en loccurrence Q., XIII 17. On trouvera ci-aprs une traduction du passage

    15 Voir en dernier lieu : DECALLATAGodefroid (2005),Ikhwan al-Safa. A Brotherhood of IdealistsontheFringe of Orthodox Islam, (Makers of the Muslim World) One World, Oxford p. 73-87.

    16 netton, Muslim Neoplatonists, p. 79. Pour la version courte de lptre sur la magie, voir DECALLATAGodefroid et HalflantsBruno (2011), On Magic I. An Arabic Critical Edition and English Translation of

    EPISTLE 52a (Epistles of the Brethren of Purity), Oxford University Press in association with the Instituteof Ismaili Studies, Oxford.

    17 DECALLATAet Halflants, On Magic I, p. 27-30 de ldition (p. 105-107 de la traduction).18 Sur la magie dans le Coran, voir HAMSConstant (2007) (dir.), Coran et talismans. Textes et pratiques

    magiques en milieu musulman, ditions Karthala, Paris, p. 17-48 ( La notion de magie dans le Coran ,par C. Hams).

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    en question o sont nots en italiques et entre crochets obliques les commentaires

    des Frres :Il a fait descendre une eau du ciel < cest--dire le Coran > laquelle des vallesservent de lit, selon leur grandeur < cest--dire ce dont ses termes sont porteurset dont lapparence, ce sont des choses pouvant prter au doute que les cursdes hypocrites dviants, suspicieux et perplexes ont retenu >. Le ot dbord acharri une cume ottante ; et semblable celle-ci est lcume provenant de cequon porte fusion, dans le feu < ceci est un autre exemple, visant les substancesminrales, lesquelles ont, lors de la fonte, une cume pareille lcume duntorrent > pour [fabriquer] des bijoux et des ustensiles. Ainsi Allah reprsente enparabole la Vrit et le Faux < cest--dire en parabole des ralits et des chosesvaines > : lcume [du torrent et du mtal fondu] sen va, au rebut < cest--dire

    que les choses vaines et douteuses sen vont sans quon nen tire rien dutile >,tandis que [leau et les objets] utiles aux Hommes demeurent sur la terre < cest--dire que les termes de la rvlation se xent dans les curs des croyants vridiqueset donnent comme fruit la sagesse, ainsi que le Trs-Puissant la voqu en disant : Une bonne parole pareille un bel arbre dont la racine est ferme et la ramureslanant dans le ciel (Q., XIII 17)19.

    Du point de vue du style comme du point de vue du contenu, il semble acquisque de tels commentaires au texte coranique soient luvre des Frres de la Pureteux-mmes. On constatera que ces incises sont, en loccurrence, considrer commerelativement banales sur le plan idologique. elles seules, ces gloses ne permettent

    videmment pas de prciser le genre dobdience doctrinale adopt par les Frres20

    .Lextrait qui va suivre est, de ce point de vue, plus intressant. Il sagit de quelqueslignes tires de lintroduction de lptre 40 ( Sur les causes et les effets ). On ytrouve exprime avec beaucoup de force laversion que les Frres entretiennent lgard de toute interprtation anthropomorphiste du Coran, un trait quils partagent

    19 Rasil, vol. IV, p. 77.20 titre indicatif, on reproduit ici, dans la traduction anglaise de Feras HAMZA(http://www.altafsir.com), le

    commentaire au mme verset donn dans le Tafsr al-Jallayn,dobdience sunnite : He then strikes asimilitude of truth and falsehood, saying : He, exalted be He, sends down water, rain, from the sky, whereat

    the valleys ow according to their measure, according to their full capacity, and the ood carries a scumthat swells, rising above it, and this [scum] is the lth and the like that lies on the surface of the earth,and from that which they smelt (read tqidn, you smelt, or yqidn, they smelt) in the re, of theearths minerals, such as gold, silver or copper, desiring, seeking [to make], ornaments, adornment, orware, which is useful, such as utensils, when they [the minerals] are melted ; [there rises] a scum the likeof it, that is, the like of the scum of the ood, and this [latter scum] consists of the impurities expelled bythe bellows. Thus, in the way mentioned, God points out truth and falsehood, that is, [He points out] thesimilitude thereof. As for the scum, of the ood and of the minerals smelted, it passes away as dross, uselessrefuse, while that which is of use to mankind, in the way of water and minerals, lingers, remains, in theearth, for a time : likewise, falsehood wanes and is [eventually] effaced, even if it should prevail over thetruth at certain times. Truth, on the other hand, is established and enduring. Thus, in the way mentioned,God strikes, He makes clear, similitudes.

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    assurment avec les grandes gures du mutazilisme21. Nous avons laiss dessein

    en transcription de larabe les concepts sur lesquels porte la discussion, ceci an derendre plus claire larticulation de leur dmonstration :Parmi les dons abondants et les beaux prsents de Dieu envers Ses serviteurs, de

    ceux quIl a distingus du reste (allat khaa bi-h dna qawm), il y a la sagessepntrante, ainsi quIl la mentionn en disant : Celui qui a t donne la sagessea reu un bien abondant (Q., II 269), savoir : la science du Coran (ilm al-Qurn)en particulier, et lexplication (tafsr) de ses versets et des signications de sessecrets et de ses allusions subtiles, que nul ne palpe sinon ceux qui sont exempts defautes, de pchs et de dngation par rapport la ralit de Dieu et de Ses versets.Car il en est qui expliquent (yufassiru) les versets de Dieu loppos de ce qui est

    leur signication (al khilf m man-hu), comme quand ils expliquent listiwau moyen du julset du tamakkun al-l-arsh, la ruya au moyen du naar duncorps dtermin, et [comme quand] au moyen du samet du baar ils expliquent lesmembres divins, et quils expliquent le kalmau moyen du nuq bi-l-urfet [quilsexpliquent] au moyen du nuzlle passage du septime ciel vers le monde ici-bas ; [etil en va de mme] pour dautres versets dont nul ne connat linterprtation (tawl)si ce nest Dieu et ceux qui sont verss dans la science (il Allh wa-l-rsikhn fal-ilm) (Q., III 7). Ceux-l sont ceux qui savent et qui connaissent linterprtationde Ses versets et de Ses secrets ; ils disent : Nous croyons en Lui ; tout vient de

    notre Seigneur (Q., III 7), et ceci est le discours des sages seigneuriaux et dessavants philosophes22.La teneur coranique de certains de ces concepts est vidente, et Carmela Bafoni

    sest efforce dindiquer pour chacun deux la ou les rfrence(s) prcise(s) dansles notes de la traduction italienne quelle a publie de cette ptre23. Remarquonsavec elle que certains termes donns ici comme coraniques tels que ruya(vision),naar (regard) ou sam (oue) ne gurent nulle part dans le Coran et quedautres comme baar (compris ici comme vue ) sy trouvent mais avec unsens diffrent de celui quil possde ici. Dans lextrait repris ci-dessus, on naurapas manqu de pointer, en plus de ces tentatives exgtiques qui paraissent bien,

    elles aussi, appartenir en propre nos auteurs, le point de vue rsolument litisterevendiqu par les Ikhwn ds lors quil sagit dinterprter le Livre. La science du

    21 Un exemple typique dexgse dinspiration mutazilite chez les Ikhwn est donn par goodman etMCgregor, The Case, p. 273, propos dun passage de la fable o il est afrm, en rfrence au Coran(Q., LV 5-6), que le Soleil, la Lune et les toiles ont t crs pour servir au commandement de Dieu.

    22 Rasil, vol. III, p. 344-345.23 BaffioniCarmela (2005),Appunti per unepistemologia profetica : lepistola degli Ikhwn al-af Sulle

    cause e gli effetti, Guida, Naples, p. 163-165.

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    Coran appartient ceux que Dieu a distingus du reste et linterprtation on

    soulignera ici lemploi du mot tawl de certains versets nest connue que deDieu et de ceux qui sont verss dans la science . Lorientation doctrinale, celle dunshisme largement ouvert la rexion philosophique, se laisse cette fois identieravec plus de facilit. On reviendra ci-aprs sur le problme crucial pos par la lectureainsi ponctue de lexpression coranique si ce nest Dieu et ceux qui sont verssdans la science que les Ikhwn al-af sapproprient ici.

    Cest dans la mme direction que nous conduit un passage de la mme ptrecentr sur la question de ces lettres qui se trouvent au commencement dessourates et dont le Dieu Trs-Haut a pris, sur lensemble des vingt-huit lettresde lalphabet, quatorze lettres, et pas plus de quatorze 24. Le dveloppement que

    les Ikhwn consacrent aux lettres liminaires du Coran est trop long pour tre citici en entier25. Lessentiel de leur propos consiste prsenter comme remarquablesun certain nombre de faits touchant au nombre de ces lettres ainsi qu rappelerquelques-unes des interprtations quen ont donnes de savants commentateurs (al-ulam al-mufassirn) non autrement identis par eux. Les Frres vont voquersuccessivement quatre thories, en laissant entendre trs clairement leur lecteurquils souscrivent la dernire. La premire thorie consiste dire que chaque lettreliminaire symbolise un mot entier : alif = Allh ; lm= Jibrl ; mm= Muammad.La deuxime hypothse voudrait quune valeur numrique (isb al-jumal)

    corresponde chaque lettre liminaire, comme il ressort de lhistoire selon laquelleles savants de la Torah et les chefs des Juifs se runirent Mdine et prtendirentsavoir combien stendait cette communaut en fonction de la valeur numrique .La troisime hypothse est celle qui voit dans les lettres liminaires un secret duCoran (sirr al-Qurn), dont linterprtation (tawl) nest connue que de Dieu.Selon le quatrime et dernier point de vue, lexgse de cela ( tafsr dhlika) estgalement connue de ceux qui sont verss dans la science, parce que le Dieu Trs-Haut la leur a enseigne (li-m allama-hum Allh tal).

    lappui de cette dernire position, les Frres invoquent deux fragments de versetscoraniques, respectivement : Ils nembrassent de Sa science que ce quIl veut (Q.,

    II 255) et Nul ne connat son interprtation que Dieu et ceux qui sont verss dansla science (wa-l yalamu tawla-hu ill Allh wa-l-rsikhn f al-ilm) (Q., III 7).Cette dernire rfrence est tout fait rvlatrice, dans la mesure o, en ponctuant

    24Rasil, vol. III, p. 348.25 Voir :Rasil, vol. III, p. 378-382 et Baffioni,Appunti, p. 203-209. Sur les lettres liminaires du Coran, voir :

    BELLAMYJames A. (1973), The Mysterious Letters of the Koran : Old Abbreviations of the Basmalah ,Journal of the American Oriental Society93/3, p. 267-285 ; MASSEYKeith (1996), A New Investigationinto the Mystery Letters of the Quran ,Arabica43/3, p. 497-501.

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    le texte coranique de la sorte, elle trahit une interprtation typiquement shite du

    Coran. La question des rsikhn f al-ilm, sur la base de ce verset, est lun despoints sur lesquels les exgses sunnites et shites sopposent classiquement avecle plus dclat. Les sunnites ponctuent le texte en plaant une pause immdiatementaprs ill Allh, rservant Dieu seul linterprtation du texte saint et faisant desrsikhn fl-ilmdes spcialistes de lexgse, sans plus. En ne marquant pas cettepause, les shites comprennent que ces rsikhn fl-ilm dans ce cas entenduscomme une catgorie vraiment particulire dindividus ont hrit de Dieu la facultdinterprter mme les versets obscurs de la rvlation26. Les Frres de la Puret nelaissent planer aucune ambigut sur leur faon de lire et, partant, de comprendre ceverset. Il existe bien selon eux des individus non seulement capables dinterprter

    au sens du tawlshite le Coran mais aussi dment autoriss le faire, commeles imams. lvidence, leur position se rapproche de celle dun penseur commelismalien mid al-Dn al-Kirmn qui, dans sesMab, justie la pause aprsrsikhn f al-ilm sur base dexemples de la grammaire arabe27. lire certainspassages desRasil, comme par exemple le saisissant passage en revue des groupesque les auteurs identient comme leurs frres et comme les membres de leurparti 28, il semblerait que les Frres naient pas hsit se ranger eux-mmes au ctdes imams auxquels ils attribuent cette capacit dexception.

    La question des rsikhnfl-ilmnous porte dailleurs immdiatement vers un

    autre passage, tir cette fois du Conte des Animaux dans lptre 22. loccasion duprocs quils intentent aux hommes pour mauvais traitement leur gard, les animaux

    26 gIMARETDaniel (1994), Une lecture mutazilite du Coran. Le Tafsr dAb Al al-Djubb(m. 303/915)partiellement reconstitu partir de ses citateurs, Peeters, Louvain/Paris, note (p. 167) que linterprtationbase sur la pause aprs f al-ilmi est celle que retiennent Mujhid, Rab et la plupart des thologiens (selon Rz), tandis que la pause immdiatement aprsAllhest retenue par asan, Farr, abar et laplupart des exgtes (selon s). En note, Gimaret ajoute que cette dernire interprtation est aussi celledes exgtes modernes Blachre, Hamidullah et Paret.

    27 Al-Kirmnamd al-Dn(1969),Al-Mab f ithbt al-imma, d. ghlibMuafa, Manshrt amad,Beyrouth, p. 91-92. Voir ce sujet : HunzaiFaqir M. (2005), The Concept of Knowledge According to

    al-Kirmn , in LawsonTodd (d.),Reason and Inspiration in Islam, Tauris, Londres/New York, p. 127-141, qui rsume largumentation de Kirmn au sujet de la lecture de Q., III 7 par ces mots (p. 137) : Thisverse has made thetawl of what the Prophet has brought necessary. If someone raises an objection andsays that thetawl of it no one knows except God, and that the rsikhn f al-ilmis the subject, not thepredicate of the preceding sentence, his objection is absurd in the context of many examples in the Arabicidiom of brevity. For instance, L yusallimu alayka fulnun wa-fulnun yatadhir (No one sends yougreetings except so and so, and so and so apologies). That is, both of them send greetings and one of themapologies. Thus in addition to God the rsikhn f al-ilmalso know the tawland hence it is necessary.

    28Rasil, vol. IV, p. 145-147. Ces pages constituent en ralit lintroduction de lptre 48 ( Sur lappel [aller vers] Dieu ), une ptre qui a la particularit de se prsenter comme luvre dun auteur unique,laissant suggrer que cet auteur pourrait tre limam cach lui-mme. Sur linterprtation de ce passage,voir DECALLATA,Brotherhood, p. 96-101.

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    se voient demander par le Roi des Jinns, le juge suprme de cette confrontation, ce

    quils ont rpondre devant lafrmation de Dieu selon laquelle Nous avons crlhomme avec la meilleure des dispositions (f asn taqwm) (Q., LIV 4). La suitedu texte se lit :

    Lanimal rpondit : Les livres prophtiques ont des interprtations (tawlt)et des explications (tafsrt) qui vont au-del de ce quindique lapparence desexpressions, [choses] que connaissent les savants verss dans la science (rsikhn

    f al-ilm). Que le roi interroge les experts en rcitation .

    Alors le roi interrogea le sage des Jinns : Quel est le sens de : dans la meilleuredes dispositions ?

    Il dit : Le jour o Il cra Adam, les toiles taient dans leurs exaltations (f ashr-h), les pivots (awtd) des signes du zodiaque taient droits, les saisons taientquilibres. Une grande quantit de matire tait prte recevoir les formes, ensorte que son organisme [ lhomme] reut la meilleure disposition et la meilleureforme 29.

    Nous sommes ici dans une fable, ce qui permet sans doute nos auteurs deprendre un surcrot de libert dans leur interprtation. Quil sagisse dune maniretrs peu classique de comprendre le texte sacr ne fait cette fois plus aucun doute.Par sa teneur fortement emprunte dastrologie, la rponse fournie par le sage desJinns rappelle dailleurs de prs certaines prcisions donnes par les Ikhwn dans

    lptre 36 ( Sur les rvolutions et les cycles ) ainsi que dans la version courte delptre 52 ( Sur la Magie ), alors en lien direct avec la construction de temples parles mystrieux abens de arrn. Nous dispensant ici des explications techniquesrelatives au vocabulaire astrologique30, nous retenons dun extrait comme celuivoqu ci-dessus quil tmoigne non seulement de lextrme facilit avec laquelleun verset du Coran peut tre interprt dans un sens quil na pas mais, aussi etsurtout, de la facilit avec laquelle il peut effectivement servir dcran de fumepour masquer un contenu nettement en marge de lorthodoxie. Selon Yves Marquet,ce serait dans le trait hermtiste connu sous le nom de Kitb al-Ussque lesIkhwn auraient puis ces indications sur la conguration du ciel au moment o Dieua cr Adam31.

    29 Rasil,vol. II, p. 210-211. Voir aussi goodmanet MCgregor, The Case, p. 49-50 pour ldition ; p. 110-111 pour la traduction.

    30 Pour cela, voir : DECALLATA,Rvolutions, p. 90 (pour watad, pivot ) ; DECALLATAet Halflants, OnMagic I, p. 14 de ldition, p. 93 de la traduction (pour sharaf, exaltation ).

    31 MARQUETYves (1973), La philosophie des Ikhwn al-af,Socit nationale ddition et de diffusion,Alger, p. 416. Sur ce trait et dautres de ce genre relevant des Hermetica pseudo- aristotliciens, voirBurnett Charles (2008), Niranj : A Category of Magic (Almost) Forgotten in the Latin West , in

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    Nous terminerons cet aperu sur ce qui constitue peut-tre, du moins ma

    connaissance, le cas le plus instructif et le plus emblmatique pour le propos quinous occupe. Il ne sagira plus ici de nous interroger sur telle ou telle interprtationdu texte de la vulgate, ni mme sur tel ou tel choix de lecture justiant ce typedinterprtation, mais bien sr les raisons qui ont pu conduire les Frres de la Puret invoquer un verset du Coran en ayant dlibrment choisi au pralable daltrerla forme du texte. Je veux parler ici du verset : Ils demeurrent dans leur caverne300 ans et en ajoutrent 9 [annes] (Q., XVIII 25) sur lequel sachve la versioncoranique de la lgende des Sept Dormants et qui devient chez les Ikhwn, dans unerlaboration de lhistoire qui fait explicitement rfrence au texte saint : Ils serveillrent [] aprs avoir dormi 354 jours des jours du Soleil selon le compte de

    la Lune32. Pour avoir dj trait de cette rcriture de la lgende des Sept Dormantsdans deux publications, je me limiterai ici aux seuls points qui mapparaissentcomme strictement ncessaires pour comprendre la porte de cette citation libre ,en me permettant de renvoyer le lecteur mes prcdentes tudes pour le dtailde largumentation33. Dans lptre 38 ( Sur la rsurrection ), on trouve en guisedillustration nale un rcit denviron cinq pages34dans lequel il est question dunroi et de la naissance, jour aprs jour au cours dune semaine, de ses sept ls. Parune srie dallusions transparentes, le rcit, une sorte dallgorie comme les Frresde la Puret aiment les concevoir, laisse entendre rapidement que le roi est Dieu

    et que les sept ls qui lui naissent lun la suite de lautre sont en ralit Adam,No, Abraham, Mose, Jsus, Muammad et le Qimde la Rsurrection , soit lessept prophtes-lgislateurs dun cycle de sept millnaires qui fait naturellement djpenser aux spculations des penseurs ismaliens. Qui plus est, le schma associechaque prophte-lgislateur une plante spcique et chaque plante, en fonctionde ses caractristiques astrologiques, est cense inuencer un jour de cette semaine,autrement dit un millnaire de ce cycle de sept mille ans. Aprs avoir voqu le sort peu prs identique des cinq premiers prophtes savoir, celui de ntre pas coutspar leurs peuples respectifs et, consquemment, dtre plongs dans le sommeil etdattendre, cach lintrieur de la caverne, le rveil du Vendredi le rcit sattarde

    sur le sort du sixime prophte en loccurrence Muammad, en lien avec la

    LeonardiClaudio et SantiFrancesco (ds.),Natura, scienze e societ medievali : studi in onore di AgostinoParavicini Bagliani, (Micrologus Library, 28) SISMEL, Florence, p. 37-66.

    32 Rasil, vol. III, p. 319.33 DECALLATAGodefroid (2004), Astrology and Prophecy, The Ikhwn al-Saf and the Legend of the

    Seven Sleepers , in BurnettCharles et al. (ds.), Studies in the History of the Exact Sciences in Honourof David Pingree, Brill, Leiden, p. 758-785 ; id.,Brotherhood, p. 47-58.

    34Rasil, vol. III, p. 315-320.

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    plante Mercure et multiplie les rfrences, de manire cette fois plus dguise,

    certains vnements importants des premiers temps de lIslam. Le texte nous parlepour lenfant natre dune gestation de 40 jours des jours du Soleil puis dun allaitement de 20 jours des jours du Soleil , ce quil convient dinterprter commecorrespondant respectivement aux 40 annes dge du prophte de lIslam avant lecommencement de la rvlation puis aux 20 annes de cette rvlation. Le textefait tat ensuite dautres priodes exprimes soit en jours des jours du Soleil soit en jours des jours de la Lune et dont linterprtation se laisse deviner de lamme manire.

    Dans les deux publications cites plus haut, jai t amen infrer que lesindications fournies par les Frres nous autorisent considrer lan 85 de lhgire

    (soit 704 de lre chrtienne), de peu conscutive aux vnements tragiques de iffn(657) et de Karbal (681) comme le point de dpart de la priode de sommeil desFrres entendons, lentre force dans la clandestinit de lIslam vritable et quela n de cette priode est attendue, selon les indications relatives une conjonctionastrologique mentionne par les Frres dans lptre 48 ( Sur lappel ), pour lan439 de lhgire (soit 1047 de lre chrtienne). La rfrence aux 354 jours des joursdu soleil selon le calcul de la Lune , soit 354 annes lunaires, en lieu et place des 309 annes (lunaires, elles aussi, comme lont entendu Ibn Kathr et la plupartdes exgtes) du Coran doit, selon moi, sinterprter dans le contexte trs particulier

    des spculations millnaristes exposes par les Ikhwn al-af ladresse de leurspartisans. Je crois avoir pu dmontrer que le remplacement de la valeur originellepar une autre, plus longue de 45 annes (lunaires), avait t pour eux un moyende se mnager un temps supplmentaire avant le retour de la conjonction censemarquer le rveil des Frres endormis auxquels les Ikhwn sidentient parailleurs en plusieurs endroits de leur corpus et la venue tant attendue du Qimdela Rsurrection. Si tel devait tre le cas, on aurait assurment l un exemple diantde la faon dont les Ikhwn al-af, avec un opportunisme certain, se sont auto-proclams rsikhn f al-ilm.

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