Rapport de recherche – Bioéthique et jurisprudence de ... · ... arrêt du 13 novembre 2012 ......

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RAPPORT DE RECHERCHE _______________________ Bioéthique et jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme La version française de ce texte n’a pas été traduite par la Cour et engage donc la seule responsabilité du traducteur

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RAPPORT DE RECHERCHE

_______________________

Bioéthique et jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme

La version française de ce texte n’a pas été traduite par la Cour et engage donc la seule responsabilité du traducteur

Les éditeurs ou organisations souhaitant traduire et/ou reproduire tout ou partie de ce rapport, sous forme de publication imprimée ou électronique (web), sont priés de s’adresser à [email protected] pour connaître les modalités d’autorisation. © Conseil de l’Europe / Cour européenne des droits de l’homme, 2016 Ce rapport a été préparé par la Division de la Recherche, sous la direction du Service du Jurisconsulte, et ne lie pas la Cour. La première version du rapport a été établie en septembre 2009. Elle a été mise à jour en mai 2012 ; la présente version a été mise à jour jusqu’au 20 octobre 2016 inclus. Le texte peut subir des retouches de forme. Il peut être téléchargé à l’adresse suivante : www.echr.coe.int (Jurisprudence / Analyse jurisprudentielle / Rapports de recherche sur la jurisprudence de la Cour). Pour toute nouvelle information relative aux publications, veuillez consulter le compte Twitter de la Cour : https:/twitter.com/echrpublication

RÉSUMÉ

Aux fins du présent rapport, le terme « bioéthique » s’entend comme englobant la protection des êtres humains, de leurs droits fondamentaux et, en particulier, du droit au respect de la dignité humaine dans le contexte du développement des sciences biomédicales. Les questions spécifiques liées à ce terme et abordées dans ce document comprennent : les droits reproductifs (diagnostic prénatal et droit à un avortement légal), la procréation médicalement assistée, le suicide assisté, le consentement à un examen ou traitement médical, les questions éthiques relatives au VIH-sida, la conservation de données biologiques par les autorités et le droit d’un individu à connaître son identité biologique. Ces questions complexes sont de plus en plus fréquemment soulevées devant la Cour européenne des droits de l’homme et l’on peut s’attendre à ce que le nombre de requêtes portant sur des sujets tels que la thérapie génique, la recherche sur les cellules souches et le clonage augmente à l’avenir. Les affaires citées soulèvent des questions importantes – parfois sur des points extrêmement sensibles – au regard des articles 2, 3, 5, 6 et, le plus souvent, 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les affaires qui figuraient déjà dans la deuxième mise à jour du 21 mai 2012 sont désignées par un double astérisque « ** ». Les affaires mises à jour et les nouvelles affaires qui ne figuraient pas dans les rapports précédents sont désignées par un triple astérisque « *** ». Un certain nombre d’affaires dans lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a statué peuvent faire référence à la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997 (STE no 164) ou aux travaux du Conseil de l’Europe dans ce domaine.

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TABLE DES MATIÈRES

I. EXEMPLES D’AFFAIRES DANS LESQUELLES ONT ÉTÉ SOULEVÉES DES QUESTIONS DE BIOÉTHIQUE ...................................................................................... 7 A. Droits reproductifs ..................................................................................................................................... 7

1) Examen prénatal .................................................................................................................................... 7 Draon c. France [GC] (au principal), no 1513/03, arrêt du 6 octobre 2005 .................................... 7 ***A.K. c. Lettonie, no 33011/08, arrêt du 24 juin 2014 ................................................................. 8

2) Droit à l’avortement légal ...................................................................................................................... 9 ***Bosso c. Italie, no 50490/99, décision du 5 septembre 2002 ..................................................... 9 D. c. Irlande, no 26499/02, décision du 27 juin 2006 .................................................................... 10 Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, arrêt du 20 mars 2007 .................................................................. 12 **A, B, et C c. Irlande [GC], no 25579/05, arrêt du 16 décembre 2010 ........................................ 14 **R.R. c. Pologne, no 27617/04, arrêt du 26 mai 2011.................................................................. 15 ***P. et S. c. Pologne, no 57375/08, arrêt du 30 octobre 2012 ..................................................... 16 ***Z c. Pologne, no 46132/08, arrêt du 13 novembre 2012 .......................................................... 17

3) Droit d’accoucher à domicile .............................................................................................................. 17 ***Ternovszky c Hongrie, no. 67545/09, arrêt du 14 décembre2010 ........................................... 17 Dubská et Krejzová c. République tchèque, nos 28859/11 et 28473/12, arrêt de chambre du 11 décembre 2014, affaire pendante devant la Grande Chambre .................................................. 18 ***Kosaitė – Čypienė et autres c. Lituanie, no 69489/12, communiquée le 20 décembre 2012 ... 19 Pojatina c. Croatie, no 18568/12, communiquée le 16 février 2015 ............................................. 19

B. Procréation médicalement assistée ......................................................................................................... 20 Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, arrêt du 10 avril 2007 ................................................. 20 Dickson c. Royaume-Uni [GC], n° 44362/04, arrêt du 4 décembre 2007...................................... 23 **S.H et autres c. Autriche [GC], n° 57813/00, arrêt du 3 novembre 2011 .................................. 26 ***Knecht c. Roumanie, no 10048/10, arrêt du 2 octobre 2012 .................................................... 26 ***Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, arrêt du 28 août 2012 .................................................. 27 ***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, arrêt du 27 août 2015 .................................................... 28 Nedescu c. Roumanie, no 70035/10, communiquée le 6 novembre 2012 ...................................... 29

C. Enfants nés dans le cadre d’une convention de gestation pour autrui (GPA)*** .............................. 29 ***D. et autres c. Belgique, no 29176/13, décision du 8 juillet 2014 ............................................ 29 ***Mennesson c. France, no 65192/11, arrêt du 26 juin 2014, CEDH 2014, et Labassee c. France, no 65941/11, arrêt du 26 juin 2014 ................................................................................................ 30 ***Foulon et Bouvet c. France, no 9063/14 et 10410/14, arrêt du 21 juillet 2016 ........................ 32 ***Paradiso et Campanelli c. Italie, no 25358/12, arrêt de chambre du 27 janvier 2015, affaire pendante devant la Grande Chambre ............................................................................................. 32 ***Karine Laborie et autres c. France, no 44024/13, affaire communiquée le 16 janvier 2015 .. 33

D. Suicide assisté ........................................................................................................................................... 34 Sanles Sanles c. Espagne, no 48335/99, Recueil 2000-XI, décision du 26 octobre 2000 .............. 34 Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, Recueil 2002-III, arrêt du 29 avril 2002 .............................. 36 **Haas c. Suisse, no 31322/07, arrêt du 20 janvier 2011 .............................................................. 37 ***Jack Nicklinson c. Royaume-Uni et Paul Lamb c. Royaume-Uni, nos 2478/15 et 1787/15, décision du 23 juin 2015 ............................................................................................................... 38 Koch c. Allemagne, no 497/09, arrêt du 19 juillet 2012 ................................................................. 39 ***Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, arrêt du 30 septembre 2014 ............................................ 41

E. Consentement à un examen ou un traitement médical ......................................................................... 42 1) Questions générales relatives au consentement ................................................................................... 42

Hoffmann c. Autriche, no 12875/87, arrêt du 23 juin 1993, Série A no 255-C, .............................. 42 Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, CEDH 2004-II, arrêt du 9 mars 2004 ................................. 43 Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, arrêt du 11 juillet 2006 .................................................. 45 Bogumil c. Portugal, no 35228/03, arrêt du 7 octobre 2008 .......................................................... 48 **M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, nos 45901/05 et 40146/06, arrêt du 23 mars 2010 .................. 50 ***Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, Recueil 2012, arrêt du 13 novembre 2012 ............................................................................................................................................... 51 ***Arskaya c. Ukraine, no 45076/05, arrêt du 5 décembre 2013 .................................................. 52 ***Petrova c. Lettonie, no 4605/05, arrêt du 24 juin 2014 ............................................................ 53 ***M.S. c. Croatie (no 2), no 75450/12, arrêt du 19 février 2015 .................................................. 54 ***Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, arrêt du 5 juin 2015 .................................... 55 ***Bataliny c. Russie, no 10060/07, arrêt du 23 juillet 2015 ........................................................ 57 ***V.P. c. Estonie, no 14185/14, communiquée le 26 novembre 2014 ......................................... 57

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***Maria da Glória Fernandes de Oliveira c. Portugal, no 78103/14, communiquée le 22 janvier 2016 .............................................................................................................................. 58 ***Sablina et autres c. Russie, no 4460/16, affaire communiquée le 21 septembre 2016............. 58

2) Consentement à un examen gynécologique .......................................................................................... 58 Juhnke c.Turquie, no 52515/99, arrêt du 13 mai 2008 ................................................................... 58 Salmanoğlu et Polattaş c.Turquie, no 15828/03, arrêt du 17 mars 2009 : violation de l’article 3 . 60 ***Konovalova c. Russie, no 37873/04, arrêt du 9 octobre 2014 .................................................. 62

3) Consentement à une opération de stérilisation .................................................................................... 63 **V.C c. Slovaquie, no 18968/07, arrêt du 8 novembre 2011 ........................................................ 63 ***N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, arrêt du 12 juin 2012 ............................................................. 64 ***Gauer et autres c. France, no 61521/08, décision du 23 octobre 2012 ................................... 65 ***I.G., M.K. et R.H. c. Slovaquie, no 15966/04, arrêt du 13 novembre 2012 .............................. 66

F. Questions liées aux personnes transgenres ............................................................................................ 68 ***Y.Y. c. Turquie, n° 14793/08, arrêt du 10 mars 2015, CEDH 2015 (extraits) ......................... 68 ***S.V. c. Italie, n° 55216/08, communiquée le 20 mars 2016 ..................................................... 68 ***Bogdanova c. Russie, no 63378/13, communiquée le 19 février 2015 .................................... 69

G. Questions éthiques concernant le VIH-sida et/ou une grave maladie ................................................. 69 1) Menace d’expulsion ............................................................................................................................. 69

Arcila Henao c. Pays-Bas, no 13669/03, décision du 24 juin 2003 ............................................... 69 N. c. Royaume-Uni, [GC], no 26565/05, arrêt du 27 mai 2008 ...................................................... 70 **Kiyutin c. Russie, no 2700/10, arrêt du 15 mars 2011 ................................................................ 73

2) Isolement .............................................................................................................................................. 74 Enhorn c. Suède, no 56529/00, CEDH 2005-I, arrêt du 25 janvier 2005 ....................................... 74

3) Confidentialité ...................................................................................................................................... 76 I. c. Finlande, no 20511/03, [4e Section], 17 juillet 2008 .............................................................. 76 Armonienė c. Lituanie, no 36919/02 et Biriuk c. Lituanie, no 23373/03, arrêts du 25 novembre 2008 ......................................................................................................................... 78 Colak et Tsakiridis c. Allemagne, nos 77144/01 et 35493/05, arrêt du 5 mars 2009 ...................... 80 ***I.B. c. Grèce, no 552/10, arrêt du 3 octobre 2013, CEDH 2013 .............................................. 82 ***Y. c. Turquie, no 648/10, décision du 17 février 2015 ............................................................. 83

4) Mesures préventives / Accès à un traitement ....................................................................................... 84 Shelley c. Royaume-Uni, no 23800/06, décision du 4 janvier 2008 ............................................... 84 Aleksanyan c. Russie, no 46468/06, arrêt du 22 décembre 2008 ................................................... 85 **A.B. c. Russie, n° 1439/06, arrêt du 14 octobre 2010 ................................................................ 88 **Logvinenko c. Ukraine, n° 13448/07, arrêt du 14 octobre 2010 ................................................ 89 **Shchebetov c. Russie, n° 21731/02, arrêt du 10 avril 2012........................................................ 90 ***Claes c. Belgique, no 43418/09, arrêt du 10 janvier 2013 ....................................................... 91 ***Salakhov et Islyamova c. Ukraine, no 28005/08, arrêt du 14 mars 2013 ................................. 92 ***Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, n° 47848/08, [CG], arrêt du 17 juillet 2014 ........................................................................................................ 93 ***Savinov c. Ukraine, no 5212/13, arrêt du 22 octobre 2015 ...................................................... 95 ***Catalin Eugen Micu c. Roumanie, no 55104/13, arrêt du 5 janvier 2016 ................................ 96 ***Karpylenko c. Ukraine, no 15509/12, arrêt du 11 février 2016 ............................................... 96 ***Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, CEDH, 2016, arrêt du 23 mars 2016 ........................... 97 ***Soloveychik c. Ukraine, no 25725/09, communiquée le 13 décembre 2012 ; .......................... 98 ***Sergeyeva et Proletarskaya c. Russie, no 59705/12, communiquée le 3 septembre 2013 ; .... 98 ***Nicolshi c. République de Moldova, no 11726/09, communiquée le 25 octobre 2013 ; .......... 98 ***Kaimova et autres c. Russie et une autre requête c. Russie, nos 24132/12 et 12617/14, communiquées le 3 décembre 2014 ; ............................................................................................ 98 ***Karakhanyan c. Russie et une autre requête c. Russie, nos 24421/11 et 55244/13, communiquées le 15 décembre 2014 ; .......................................................................................... 98 ***Burakova c. Ukraine, no 14908/11, communiquée le 22 janvier 2015 ; .................................. 98 ***Goryayeva c. Ukraine, no 58656/10, communiquée le 12 avril 2015 ; .................................... 98 ***Khadzhyradov c. Ukraine, no 18320/09, communiquée le 23 juin 2016 ................................. 98

H. Conservation d’empreintes digitales, d’échantillons cellulaires et/ou de données génétiques par les autorités .......................................................................................................................................................... 99

Van der Velden c. Pays-Bas, no 29514/05, décision du 7 décembre 2006 .................................... 99 S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/044, arrêt du 4 décembre 2008 ...... 100 W. c. Pays-Bas, requête no 20689/08, décision du 20 janvier 2009 ............................................. 101 **Deceuninck c. France, requête no 47447/08, décision du 13 décembre 2011 ......................... 102 ***Barreau et autres c. France, no 24697/09, décision du 13 décembre 2011 ........................... 102 **Gillberg c. Suède [GC], n° 41723/06, arrêt du 3 avril 2012 .................................................... 102 ***M.K. c. France, n° 19522/09, arrêt du 18 avril 2013 ............................................................. 104

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***Peruzzo et Martens c. Allemagne, n° 7841/08 et 57900/12, décision du 4 juin 2013 ........... 105 ***Elberte c. Lettonie, n° 61243/08, arrêt du 13 janvier 2015, CEDH 2015 .............................. 105 ***Djalo c. Royaume-Uni, no 17770/10, communiquée le 10 décembre 2014 ........................... 106 ***Hall c. Royaume-Uni, no 21457/11, communiquée le 10 décembre 2014 ............................. 106 ***Gare-Simmons c. Royaume-Uni, no 71358/12, communiquée le 10 décembre 2014 ............ 106 ***Murphy c. Royaume-Uni, no 51594/10, communiquée le 10 décembre 2014 ....................... 107

I. Droit de connaître son identité biologique ........................................................................................... 107 Odièvre c. France [GC], no 42326/98, arrêt du 13 février 2003 ................................................. 107 Jäggi c. Suisse, n° 58757/00, arrêt du 3 juillet 2003 ................................................................... 108 Phinikaridou c. Chypre, requête n° 23890/02, arrêt du 20 décembre 2007 ................................ 109 **Darmon c. Pologne, n° 7802/05, arrêt du 17 novembre 2009 ................................................. 110 **Klocek c. Pologne, n° 20674/07, arrêt du 27 avril 2010 .......................................................... 110 **Gronmark c. Finlande, n° 17038/04, arrêt du 6 juillet 2010 ................................................... 111 **Backlund c. Finlande, n° 36498/05, arrêt du 6 juillet 2010 .................................................... 112 **Chavdarov c. Bulgarie, n° 3465/03, arrêt du 21 décembre 2010 .............. Error! Bookmark not defined. **Krušković c. Croatie, n° 46185/08, arrêt du 21 juin 2011 .......... Error! Bookmark not defined. **Schneider c. Allemagne, n° 17080/07, arrêt du 15 septembre 2011 .......... Error! Bookmark not defined. ***A.M.M. c. Roumanie, n° 2151/10, arrêt du 14 février 2012,.................................................. 115 **Kautzor c. Allemagne, n° 23338/09, arrêt du 22 mars 2012 ....... Error! Bookmark not defined. **Ahrens c. Allemagne, n° 45071/09, arrêt du 22 mars 2012 ........ Error! Bookmark not defined. ***Carmel Cutajar c. Malte, n° 55775/13, décision du 23 juin 2015 ......................................... 118 ***Mandet c. France, n° 30955/12, arrêt du 14 janvier 2016 ..................................................... 119 ***Canonne c. France, n° 22037/13, décision du 2 juin 2015 ................................................... 120

II EXEMPLES D’AFFAIRES DANS LESQUELLES SONT MENTIONNÉS LA CONVENTION D’OVIEDO SUR LES DROITS DE L’HOMME ET LA BIOMÉDECINE DU 4 AVRIL 1997 OU LE TRAVAIL DU CONSEIL DE L’EUROPE DANS CE DOMAINE ............................................................................... 122 A. Références à la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997 .... ................................................................................................................................................................. 122

Chypre c. Turquie, n° 25781/94, arrêt du 10 mai 2001, (opinion partiellement dissidente du juge Marcus-Helmond) ; ... 122 Glass c. Royaume-Uni, n° 61827/00, § 58, arrêt du 9 mars 2004 ; .................................................................................... 122 Vo. c. France, n° 53924/00, § 35, arrêt du 8 juillet 2004 ; ................................................................................................. 122 Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, § 40, arrêt du 10 avril 2007 ; .......................................................................... 122 Hülya ÖZALP c. Turquie, n° 74300/01, décision sur la recevabilité du 11 octobre 2007 (article 5 de la Convention d’Oviedo mentionné) ; ....................................................................................................................................................... 122 Juhnke c. Turquie, n° 52515/99, § 56, arrêt du 13 mai 2008 ; ........................................................................................... 122 **M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, n° 45901/05 et 40146/06, § 31, arrêt du 23 mars 2010 ; ............................................ 122 **Daskalovi c. Bulgarie, n° 27915/06, décision sur la recevabilité du 23 novembre 2010, (requête déclarée irrecevable ; mention des articles 5 et 8 de la Convention d’Oviedo) ; ................................................................................................... 122 **R.R. c. Pologne, n° 27617/04, § 83, arrêt du 26 mai 2011 ; ........................................................................................... 122 **Arskaya c. Ukraine, n° 45076/05, décision sur la recevabilité du 4 octobre 2011 (requête déclarée recevable) ; ......... 122 **V.C c. Slovaquie, n° 18968/07, §§ 76-77, arrêt du 8 novembre 2011. ............................................................................ 122 ***Costa et Pavan c. Italie, n° 54270/10, § 21, arrêt du 28 août 2012 ; ........................................................................... 122 ***M.S. c. Croatie (n° 2), n° 75450/12, § 51, arrêt du 19 février 2015 ; ........................................................................... 122 ***Lambert et autres c. France [GC], n° 46043/14, § 59, arrêt du 5 juin 2015 ; .............................................................. 122 ***Bataliny c. Russie, no 10060/07, § 55, arrêt du 23 juillet 2015 ; .................................................................................. 122 ***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, §§ 42 et 54, arrêt du 27 août 2015. .................................................................... 123

B. Références au travail du Comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l’Europe .................. 123 ***VO c. France, no 53924/00, § 38-39, arrêt du 8 juillet 2004 ; ...................................................................................... 123 Wilkinson c. Royaume-Uni, no 14659/02, décision sur la recevabilité du 8 février 2006 ................................................... 123 **A, B, et C c. Irlande [GC], no 25579/05, §§ 107-108, arrêt du 16 décembre 2010 (mention de la Résolution 1607 (2008) de l’APCE intitulée « Accès à un avortement légal et sans risque en Europe ») ; .............................................................. 123 **S.H et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 35, arrêt du 3 novembre 2011 .............................................................. 123 ***Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, § 25, arrêt du 28 août 2012 ; ............................................................................ 123 ***Konovalova c. Russie, no 37873/04, § 32, arrêt du 9 octobre 2014 ; ............................................................................ 123 ***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 54, arrêt du 27 août 2015 ; .............................................................................. 123 ***Paradiso et Campanelli c. Italie, no 25358/12, § 44, arrêt du 27 janvier 2015. ........................................................... 123

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BIOÉTHIQUE ET JURISPRUDENCE DE LA COUR

I. EXEMPLES D’AFFAIRES DANS LESQUELLES ONT ÉTÉ SOULEVÉES DES QUESTIONS DE BIOÉTHIQUE

A. Droits reproductifs

1) Examen prénatal

Draon c. France [GC] (au principal), no 1513/03, arrêt du 6 octobre 2005 LIMITATION DES DEMANDES D’INDEMNISATION EN DROIT INTERNE DES PARENTS D’ENFANTS DONT LE HANDICAP N’A PAS ÉTÉ DÉCELÉ AVANT LA NAISSANCE : VIOLATION DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

Dans cette affaire, l’ingérence dans le droit à la jouissance pacifique d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention n’est pas contestée. Les parties reconnaissent que, compte tenu du régime de responsabilité prescrit par le droit français avec l’adoption de la loi du 4 mars 2002 et, en particulier, de la jurisprudence constante des tribunaux administratifs découlant de l’arrêt Quarez, les requérants ont subi un préjudice causé directement par une négligence de la part d’AP-HP et pouvaient légitimement espérer obtenir à ce titre une indemnisation pour les dommages subis, y compris les charges particulières résultant du handicap de leur enfant.

« 82. Mais, en l’espèce, l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a purement et simplement supprimé, avec effet rétroactif, une partie essentielle des créances en réparation, de montants très élevés, que les parents d’enfants dont le handicap n’avait pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute, tels que les requérants, auraient pu faire valoir contre l’établissement hospitalier responsable. Le législateur français a ainsi privé les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par les plus hautes juridictions nationales.

83. La Cour ne saurait suivre l’argumentation du Gouvernement selon laquelle le principe de proportionnalité aurait été respecté, une indemnisation adéquate, et donc une contrepartie satisfaisante, ayant été prévue en faveur des requérants. En effet, elle ne considère pas que ce que les requérants ont pu percevoir en application de la loi du 4 mars 2002, seule forme de compensation des charges particulières découlant du handicap de leur enfant, pouvait ou puisse constituer le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur de la créance perdue. Certes, les requérants bénéficient de prestations prévues par le dispositif en vigueur, mais leur montant est nettement inférieur à celui résultant du régime de responsabilité antérieur et il est clairement insuffisant, comme l’admettent le Gouvernement et le législateur eux-mêmes, puisque ces prestations ont été complétées récemment par de nouvelles dispositions prévues à cet effet par la loi du 11 février 2005. En outre les montants qui seront versés aux requérants en vertu de ce texte, tout comme la date d’entrée en

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vigueur de celui-ci pour les enfants handicapés, ne sont pas définitivement fixés (paragraphes 56 à 58 ci-dessus). Cette situation laisse peser encore aujourd’hui une grande incertitude sur les requérants et, en tout état de cause, ne leur permet pas d’être indemnisés suffisamment du préjudice déjà subi depuis la naissance de leur enfant.

Ainsi tant le caractère très limité de la compensation actuelle au titre de la solidarité nationale que l’incertitude régnant sur celle qui pourra résulter de l’application de la loi de 2005 ne peuvent faire regarder cet important chef de préjudice comme indemnisé de façon raisonnablement proportionnée depuis l’intervention de la loi du 4 mars 2002.

84. Quant à l’indemnisation accordée, à ce jour, par le tribunal administratif de Paris aux requérants, la Cour constate qu’elle relève du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence, et non des charges particulières découlant du handicap de l’enfant tout au long de sa vie. À cet égard, force est de constater que le montant de l’indemnisation accordée par ledit tribunal est très inférieur aux expectatives légitimes des requérants, et que, en tout état de cause, il ne saurait être considéré comme définitif, puisqu’il a été fixé par un jugement de première instance dont il a été interjeté appel, la procédure étant actuellement pendante. L’indemnisation ainsi octroyée aux requérants ne saurait donc compenser les créances perdues.

85. Enfin, la Cour estime que les considérations liées à l’éthique, à l’équité et à la bonne organisation du système de santé mentionnées par le Conseil d’État dans son avis contentieux du 6 décembre 2002 et invoquées par le Gouvernement, ne pouvaient pas, en l’espèce, légitimer une rétroactivité dont l’effet a été de priver les requérants, sans indemnisation adéquate, d’une partie substantielle de leurs créances en réparation, leur faisant ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante.

Une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

86. L’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a donc violé, dans la mesure où il concerne les instances qui étaient en cours le 7 mars 2002, date de son entrée en vigueur, l’article 1er du Protocole n° 1 à la Convention1. »

***A.K. c. Lettonie, no 33011/08, arrêt du 24 juin 2014 DÉFAUT ALLÉGUÉ DE PRESCRIPTION A UNE PATIENTE D’UN TEST DE DÉPISTAGE PRÉNATAL ET ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL INSUFFISANT AU COURS DE LA PROCÉDURE CIVILE : VIOLATION DU VOLET PROCÉDURAL DE L’ARTICLE 8

La requérante, âgée de 40 ans au moment des faits et mère de deux enfants, soutenait que, au cours de sa grossesse, son médecin ne lui avait pas prescrit de test alphafoetoprotéine (AFP), le test de dépistage prénatal. Elle avait ensuite donné naissance à une fille atteinte du syndrome de Down. Le droit interne prévoyait que toutes les femmes de plus de 35 ans devaient être

1. Voir aussi Maurice c. France (au principal) [GC], n° 11810/03, arrêt du 6 octobre 2005 (affaire similaire).

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soumises à un test alphafoetoprotéine. La requérante s’était vue refuser toute indemnisation par les juridictions civiles.

La requérante se plaignait sur le terrain de l’article 8 de n’avoir pas bénéficié en temps utile de soins médicaux adéquats sous la forme d’un test de dépistage prénatal, en raison de la négligence de son médecin. Ce test aurait fait apparaître un risque d’anomalie génétique du fœtus et lui aurait permis de choisir si elle souhaitait poursuivre ou non sa grossesse.

Tout en faisant remarquer que les États membres jouissent d’une importante marge d’appréciation dans ce domaine sensible, la Cour a tout d’abord apprécié le respect des droits procéduraux garantis à la requérante par l’article 8 au cours de la procédure civile. Elle a constaté plusieurs défaillances qui n’avaient pas été mises en évidence par les juridictions nationales :

(i) appréciation incohérente des faits dans les décisions de justice, qui n’ont notamment pas classé la requérante dans une catégorie à risque ;

(ii) incohérences dans les dossiers médicaux sur la date de la prescription alléguée du test AFP à la requérante ;

(iii) disparition des dossiers médicaux de la requérante pendant plusieurs mois au cours des enquêtes judiciaires ;

(iv) absence de réaction du médecin de la requérante lorsque celle-ci ne s’est pas présentée au rendez-vous pour effectuer le test allégué ;

(v) absence d’appréciation juridictionnelle du droit de la requérante à des dommages-intérêts pour préjudice moral.

Compte tenu de tous ces éléments, la Cour a conclu que la procédure

engagée devant les juridictions nationales s’était déroulée de manière arbitraire et que la demande de la requérante n’avait pas été examinée de manière satisfaisante. Elle a conclu à la violation du volet procédural de l’article 8.

2) Droit à l’avortement légal

***Bosso c. Italie, no 50490/99, décision du 5 septembre 2002 ABSENCE DE PRISE EN COMPTE DE L’OPPOSITION DU PÈRE PRÉSUMÉ DANS LA POSSIBILITÉ DONNÉE À UNE FEMME D’AVORTER : IRRECEVABLE

La femme du requérant avait interrompu sa grossesse sans tenir compte de la volonté du père présumé. Le droit italien autorisait une femme à interrompre sa grossesse dans des circonstances précises sans que le père présumé ne prenne part à la prise de décision.

Le requérant se plaignait, en invoquant les articles 2 et 8, de ce que le droit italien permettait à une femme de décider d’avorter sans tenir compte de l’avis du père présumé.

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Compte tenu du degré auquel le requérant était affecté par l’interruption de grossesse de sa femme, la Cour a reconnu son statut de victime. Elle a examiné si le droit italien ménageait un juste équilibre entre les intérêts concurrents de la protection du fœtus et de la mère. Comme la législation permettait l’interruption de grossesse au cours des 12 premières semaines en cas de risque pour la santé physique ou psychique de la mère et, au-delà de ce délai, uniquement en cas de danger pour la vie de la mère ou l’état de santé de l’enfant, la Cour n’a pas estimé que l’État défendeur avait outrepassé sa marge d’appréciation dans un domaine aussi délicat. La Cour a rejeté ce grief qu’elle a jugé manifestement mal fondé, puisque l’avortement avait été pratiqué en l’espèce conformément à la législation.

Elle a également rejeté le grief invoqué au titre de l’article 8, considérant que « toute interprétation du droit du père potentiel […] lorsqu’il s’agit d’un avortement que la mère se propose de faire pratiquer sur elle, doit avant tout tenir compte des droits de la mère, puisque c’est elle qui est essentiellement concernée par la grossesse, sa poursuite ou son interruption ». D. c. Irlande, no 26499/02, décision du 27 juin 2006 ABSENCE DE POSSIBILITÉ D’INTERRUPTION DE GROSSESSE EN IRLANDE EN CAS D’ANOMALIE FATALE CHEZ LE FŒTUS : IRRECEVABLE

Fin 2001, D., qui était déjà mère de deux enfants, s’est trouvée enceinte de jumeaux. Début 2002, une amniocentèse a révélé que l’un des fœtus était décédé in utero et que le second présentait une anomalie chromosomique appelée Trisomie 18 (ou syndrome d’Edwards). Une deuxième amniocentèse a confirmé ces observations. D. a été informée du fait que le syndrome d’Edwards était mortel et que l’âge médian de survie des enfants atteints de ce syndrome était de six jours. Elle a donc décidé de ne pas mener sa grossesse à terme.

D. s’est rendue au Royaume-Uni pour obtenir un avortement. Elle n’a pas cherché à demander conseil à un avocat sur la possibilité pour elle d’obtenir un avortement en Irlande. À l’époque, la seule exception reconnue à l’interdiction constitutionnelle de l’avortement était l’existence d’« un risque réel et substantiel pour la vie de la mère », y compris le risque de suicide : cette exception avait été établie dans l’affaire Ministère public c. X (1992), où une jeune fille de 14 ans enceinte à la suite d’un viol avait menacé de se suicider si elle ne pouvait pratiquer un avortement.

L’avortement a été pratiqué au Royaume-Uni. Comme D. ne pouvait pas y demeurer par la suite, elle n’a pu bénéficier de conseils sur, entre autres, les conséquences génétiques de cet avortement sur de futures grossesses, bien qu’on lui ait fourni certaines informations statistiques sur la fréquence de cette anomalie. La requérante avait besoin d’un traitement médical de suivi en Irlande ; elle a donc déclaré à l’hôpital et à son médecin de famille qu’elle avait fait une fausse couche.

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La requérante se plaignait de l’absence de services d’avortement en Irlande en cas d’anomalie fœtale mortelle, situation inutilement aggravée par le Regulation of Information (Services outside the State for Termination of Pregnancies) Act. Les articles 5 et 8 de cette loi de 1995 limitent les informations que peut communiquer un médecin à une femme enceinte présentant une anomalie fœtale mortelle et interdisent à ce médecin de prendre des dispositions adéquates ou d’organiser le transfert du patient en vue d’un avortement thérapeutique à l’étranger. Elle se plaignait également d’avoir subi une discrimination en sa qualité de femme enceinte ou de femme enceinte présentant une anomalie fœtale mortelle.

Elle se fondait pour ce faire sur l’article 1 (obligation de respecter les droits de l’homme), l’article 3 (interdiction de tout traitement inhumain ou dégradant), l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), l’article 10 (droit de recevoir des informations), l’article 13 (droit à un recours effectif) et l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention.

La Cour a conclu que la requérante disposait en principe d’un recours constitutionnel, mais qu’il existait un certain degré d’incertitude sur trois points pertinents liés à la nouveauté de la question de fond et des impératifs procéduraux résultant de la situation de la requérante : les chances de succès de sa démarche, le délai limité dont elle disposait pour conclure la procédure (il ne lui restait que six semaines avant l’expiration du délai de 24 semaines pendant lequel une autorisation d’avortement peut en principe être obtenue au Royaume-Uni) et la garantie que son identité resterait confidentielle.

Néanmoins, la Cour a considéré que, compte tenu du fait qu’il était possible et important de déposer un recours constitutionnel dans un système de common law, en particulier sur la question en cause, on aurait pu raisonnablement attendre de la requérante qu’elle prenne certaines mesures préliminaires. Elle aurait dû demander l’avis d’un avocat sur ces incertitudes procédurales et sur le fond et engager une action sur le fond, qui lui aurait permis de demander une audition préliminaire d’urgence à huis clos, afin que la High Court prenne en compte ses inquiétudes au sujet du délai et de la publicité de sa situation. Certes, cela supposait que la requérante poursuive, pendant ces démarches, une grossesse déjà bien avancée. Mais la Cour a estimé au vu des faits que ces démarches préliminaires auraient pu être achevées en quelques jours, sans que l’identité de la requérante ne soit divulguée et, en outre, qu’elles auraient permis de lever un certain nombre d’incertitudes et d’évaluer au fil des jours le caractère effectif de son recours dans la situation qui était la sienne. Comme la requérante n’avait pas effectué ces démarches préliminaires, la Cour se trouvait dans l’impossibilité de conclure que le recours constitutionnel dont la requérante disposait n’avait pas été effectif.

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La Cour a conclu, par conséquent, que la requérante n’avait pas respecté l’obligation d’épuisement des voies de recours internes pour obtenir l’autorisation d’avorter en Irlande en raison d’une anomalie fœtale mortelle.

La Cour a noté en outre que les restrictions de la loi de 1995, également visées par les griefs soulevés par la requérante au titre des articles 3, 8 et 10, concernaient le recours à des services d’avortement à l’étranger et ne s’appliquaient pas à un avortement légal en Irlande. Par conséquent, comme la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes pour obtenir l’autorisation d’avorter légalement en Irlande, la Cour a dû rejeter les griefs soulevés au titre de la loi de 1995 et au titre des articles 13 et 14. Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, arrêt du 20 mars 2007 LIMITATION DE L’AVORTEMENT LÉGAL ET GRAVE PRÉJUDICE CAUSÉ À LA SANTÉ D’UNE MÈRE PAR LA GROSSESSE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

« 65. (…) Le fait que l’État n’ait pas permis qu’elle bénéficie d’un avortement légal alors que sa santé était menacée et n’ait pas mis en place le mécanisme procédural nécessaire pour qu’elle puisse exercer ce droit signifie qu’elle a dû poursuivre sa grossesse pendant six mois en sachant qu’elle serait quasi-aveugle au moment de l’accouchement. L’angoisse et la détresse qui ont résulté de cette situation ainsi que l’effet dévastateur qu’a eu ensuite la perte de sa vue sur sa vie et sur celle de sa famille ne sauraient être exagérés. Avant cette épreuve, elle avait déjà des difficultés à élever ses jeunes enfants avec sa mauvaise vue, et elle savait que sa grossesse anéantirait les capacités visuelles qui lui restaient. Comme son médecin le lui avait prédit en avril 2000, sa vue s’est gravement détériorée, ce qui lui a causé d’immenses difficultés personnelles et souffrances psychologiques.

66. La Cour rappelle sa jurisprudence relative à la notion de mauvais traitement et aux circonstances dans lesquelles la responsabilité d’un État contractant peut se trouver engagée, y compris au regard de l’article 3 de la Convention, au motif que des soins médicaux appropriés n’ont pas été prodigués (voir entre autres, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], n° 22277/93, § 87, CEDH 2000-VII). Vu les circonstances de la présente cause, la Cour juge que les faits allégués ne révèlent aucune violation de l’article 3. Elle estime par ailleurs qu’il convient plutôt d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

77. S’agissant du premier volet de sa plainte, la requérante soutient que les faits très particuliers de la cause ont entraîné une violation de l’article 8. Elle a cherché à se faire avorter lorsqu’elle s’est trouvée face à un risque pour sa santé. Le refus d’un avortement lui a fait courir un grave risque pour sa santé et a emporté violation de son droit au respect de sa vie privée.

112. La Cour observe que la notion de « respect » manque de netteté, surtout quand il s’agit de telles obligations positives ; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les États contractants. Cependant, pour l’appréciation des obligations positives de l’État, il faut

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garder à l’esprit que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], n° 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, Carbonara et Ventura c. Italie, n° 24638/94, § 63, CEDH 2000-VI, et Capital Bank AD c. Bulgarie, n° 49429/99, § 133, 24 novembre 2005). La compatibilité avec les exigences de la prééminence du droit implique que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, Série A n° 82, et, plus récemment, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], n° 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI).

113. Enfin, la Cour rappelle que, pour apprécier la présente cause, il faut garder à l’esprit que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, Série A n° 32). L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts qui y sont protégés. Il y a lieu de déterminer, eu égard aux circonstances particulières de la cause et notamment à la nature des décisions à prendre, si l’individu a joué dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle suffisamment important pour lui assurer la protection requise de ses intérêts (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 36022/97, § 99, CEDH 2003-VIII). »

114. Pour examiner les circonstances de la présente cause, la Cour doit tenir compte de son contexte global. Elle relève que la loi de 1993 interdit l’avortement en Pologne et ne ménage que certaines exceptions à cette règle. Un médecin qui procède à une interruption de grossesse en enfreignant les conditions énoncées dans cette loi est réputé coupable d’une infraction pénale punie d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans [...].D’après la Fédération polonaise des femmes et du planning familial, le fait que l’avortement soit assimilé à une infraction pénale dissuade les médecins d’autoriser un avortement, en particulier en l’absence de procédures transparentes et claires pour déterminer si les conditions dans lesquelles la loi permet de pratiquer un avortement thérapeutique sont réunies dans un cas donné.

124. La Cour conclut qu’il n’a pas été démontré que la législation polonaise, telle qu’appliquée en l’espèce, renfermait des mécanismes effectifs permettant de déterminer si les conditions à remplir pour bénéficier d’un avortement légal étaient réunies dans le cas de la requérante. Dès lors, celle-ci s’est trouvée plongée dans une incertitude prolongée et a éprouvé de grandes angoisses lorsqu’elle envisageait les conséquences négatives découlant de sa grossesse et de son accouchement susceptibles d’affecter sa santé.

128. Eu égard aux circonstances de l’espèce prises dans leur ensemble, on ne saurait donc dire qu’en créant des recours juridiques permettant d’établir la responsabilité des médecins, l’Etat polonais a satisfait à l’obligation positive qui lui incombait de protéger le droit de la requérante au respect de la vie privée dans le cadre d’un désaccord portant sur le point de savoir si elle avait le droit de bénéficier d’un avortement thérapeutique...

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130. La Cour conclut donc à la violation de l’article 8 de la Convention. »

**A, B, et C c. Irlande [GC], no 25579/05, arrêt du 16 décembre 2010 RESTRICTION DU RECOURS À L’AVORTEMENT : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 UNIQUEMENT POUR LA TROISIÈME REQUÉRANTE

Les requérantes, trois femmes vivant en Irlande, dont deux ressortissantes irlandaises et une ressortissante lituanienne, s’étaient rendues au Royaume-Uni en 2005 pour obtenir un avortement après s’être trouvées involontairement enceintes.

La première requérante, célibataire et sans emploi, avait payé son avortement dans une clinique privée du Royaume-Uni en empruntant de l’argent à un prêteur. La deuxième requérante, qui ne voulait pas devenir mère célibataire, avait décidé de se rendre au Royaume-Uni pour y pratiquer un avortement. La troisième requérante, craignant que sa grossesse ne provoque une récidive de son cancer, avait décidé de pratiquer un avortement en Angleterre. Le droit pénal irlandais interdit l’avortement et toute femme enceinte ou tout tiers qui commet un acte illicite dans le but de provoquer une fausse couche est coupable d’une infraction pénale passible d’une peine d’emprisonnement à vie. Cependant, en 1992, la Cour suprême avait conclu que l’avortement pouvait être légalement pratiqué en Irlande lorsqu’une grossesse présentait un risque réel et substantiel pour la vie – et non la santé – de la mère.

Les requérantes faisaient valoir que l’impossibilité pour elles d’obtenir l’autorisation d’avorter en Irlande rendait la procédure inutilement coûteuse, compliquée et traumatisante. Les trois requérantes invoquaient l’article 3 de la Convention, tandis que la troisième requérante invoquait également l’article 2. La première et la deuxième requérante contestaient au titre de l’article 8 la restriction de l’avortement légal en Irlande ; la troisième requérante déplorait au titre de ce même article l’absence en Irlande de loi mettant en œuvre la disposition constitutionnelle reconnaissant le droit à la vie de la future mère. En outre, les restrictions imposées à l’avortement faisaient peser, en violation de l’article 14, une charge excessive sur les requérantes, en particulier sur la première requérante, car ces femmes disposaient de moyens financiers extrêmement limités.

La Cour a observé qu’aucun obstacle légal ne s’était opposé à ce que chacune des requérantes se rendent à l’étranger pour un avortement. La troisième requérante n’ayant pas affirmé que les complications ayant fait suite à l’avortement avaient mis sa vie en danger, la Cour a rejeté ses griefs, qu’elle a jugés irrecevables. La Cour a également rejeté les griefs des trois requérantes au titre de l’article 3. Elle a conclu que la charge psychologique et physique n’était pas suffisamment grave pour constituer un traitement inhumain ou dégradant, contraire à l’article 3. La Cour a examiné les griefs de la première et de la deuxième requérante au regard de l’article 8 séparément de ceux de la troisième requérante. Elle a jugé que l’interdiction

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de l’interruption de la grossesse de la première et de la deuxième requérante constituait une ingérence dans leur droit au respect de leur vie privée. Cependant, elle a considéré qu’il n’existait pas de consensus suffisamment incontestable entre les États membres du Conseil de l’Europe pour restreindre nettement la marge d’appréciation étendue dont jouit un État dans ce domaine. Comme il était possible de se rendre à l’étranger pour y pratiquer un avortement et d’obtenir des soins médicaux appropriés en Irlande avant et après l’avortement, la Cour a conclu que l’interdiction de l’avortement en vigueur en Irlande maintenait un juste équilibre entre le droit de la première et de la deuxième requérante au respect de leurs vies privées et les droits invoqués au nom de l’enfant à naître, et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 pour la première et la deuxième requérante. La Cour a conclu en outre que l’Irlande avait enfreint le droit au respect de la vie privée de la troisième requérante, atteinte d’une forme rare de cancer, ce qui constituait une violation de l’article 8.

**R.R. c. Pologne, no 27617/04, arrêt du 26 mai 2011 RECONNAISSANCE DE LA QUALITÉ DE VICTIME DE « TRAITEMENT INHUMAIN » À LA MÈRE D’UN ENFANT NÉ AVEC UN GRAVE HANDICAP APRÈS LE REFUS DES SERVICES MÉDICAUX DE RÉALISER UNE AMNIOCENTÈSE EN TEMPS UTILE : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 8

La requérante se plaignait de ne pas avoir eu accès à l’examen génétique prénatal auquel elle avait droit pendant sa grossesse, faute de conseils judicieux dispensés par les médecins et à cause de leurs atermoiements et de leur esprit brouillon. Ces derniers avaient également refusé de pratiquer un avortement. La requérante avait donné naissance en juillet 2003 à un bébé atteint du syndrome de Turner. Elle fondait ses griefs sur l’article 3 (interdiction de tout traitement inhumain ou dégradant), l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention.

La Cour a noté que la requérante avait reçu une indemnisation insuffisante des tribunaux polonais et n’avait pas perdu son statut de victime. Traitée avec mesquinerie par les médecins qui s’étaient occupés de son cas, la requérante avait été humiliée. La Cour a conclu à une violation de l’article 3. Elle a indiqué que l’État jouit d’une ample marge d’appréciation « pour définir les circonstances dans lesquelles il autorise l’avortement » (voir R.R. c. Pologne, n° 27617/04, § 187). Dans l’affaire R.R, la question essentielle était celle de l’accès en temps opportun à un service de diagnostic médical permettant de déterminer si les conditions d’un avortement légal étaient ou non réunies. La Cour a conclu que les autorités polonaises ne s’étaient pas conformées à leur obligation d’assurer le respect effectif de la vie privée de la requérante, ce qui emportait par conséquent violation des articles 3 et 8 de la Convention. La Cour a dit, à

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l’unanimité, qu'aucune question distincte ne se posait sous l’angle de l’article 13.

***P. et S. c. Pologne, no 57375/08, arrêt du 30 octobre 2012 RECONNAISSANCE DE LA QUALITÉ DE VICTIME DE « TRAITEMENT INHUMAIN » À UNE FILLE DE 14 ANS ENCEINTE À LA SUITE D’UN VIOL : VIOLATION DES ARTICLES 3, 5 ET 8

La requête avait été introduite par P. et sa mère. En 2008, à l’âge de 14 ans, P. était devenue enceinte après avoir été violée par un camarade de classe. La loi de 1993 relative au planning familial prévoyait un nombre très limité de motifs d’avortement légal en Pologne : lorsqu’une grossesse présente un danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte, lorsqu’il existe un risque élevé de grave anomalie fœtale ou lorsque de sérieuses raisons permettent de penser que la grossesse est la conséquence d’un acte pénalement répréhensible. En application de cette loi, P. avait obtenu du procureur un certificat qui l’autorisait à avorter au motif qu’elle était âgée d’à peine 14 ans et que les rapports sexuels avec une mineure de moins de 15 ans constituaient une infraction pénale. Mais l’intéressée avait rencontré des difficultés considérables pour bénéficier d’un avortement. En outre, l’hôpital ayant publiquement fait état de l’avortement d’une mineure, P. avait été harcelée par des militants anti-avortement et sa situation avait été évoquée par les journalistes. Le tribunal avait ensuite ordonné son placement dans un foyer pour adolescents à titre provisoire. P. ayant finalement obtenu du ministère de la Santé l’autorisation de bénéficier d’un avortement légal, celui-ci avait été pratiqué de manière confidentielle. Comme elle n’avait pas été inscrite en qualité de patiente, P. n’avait bénéficié d’aucun soin à l’issue de son avortement.

Après avoir pris en compte les circonstances de la cause dans leur ensemble, en particulier l’extrême vulnérabilité et le jeune âge de la première requérante, la Cour a conclu à la violation à son encontre de l’article 3 de la Convention par la Pologne. Elle avait en effet été traitée par les autorités de manière déplorable et sa souffrance avait atteint le seuil minimum de gravité requis. L’arrêt précise que la Cour a été particulièrement frappée par le fait que les autorités avaient engagé des poursuites pénales pour relations sexuelles illicites à l’encontre de l’adolescente, qui aurait dû être considérée comme une victime d’abus sexuels (§ 165).

La Cour a par ailleurs constaté une violation de l’article 5. Elle a en particulier estimé que le placement de P. dans un foyer pour adolescents visait essentiellement à la séparer de ses parents et à empêcher l’avortement. Or, les tribunaux auraient dû envisager des mesures moins radicales que l’enfermement d’une adolescente de 14 ans, ce qu’ils n’ont pas fait.

Enfin, la Cour a conclu à une double violation de l’article 8, en raison des décisions de justice rendues à l’égard des deux requérantes au sujet de

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l’accès à un avortement légal et de la divulgation des données à caractère personnel des requérantes.

***Z c. Pologne, no 46132/08, arrêt du 13 novembre 2012 DÉCÈS D’UNE FEMME DES SUITES D’UN CHOC SEPTIQUE EN RAISON DE L’ABSENCE ALLÉGUÉE DE TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT DISPENSÉ PAR SON MÉDECIN : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 2 DANS SON VOLET PROCÉDURAL

La fille de la requérante avait développé une rectocolite hémorragique pendant les débuts de sa grossesse. Elle avait été admise dans plusieurs hôpitaux avant que soit diagnostiqué son état. Certains examens (dont une seconde endoscopie et une colonoscopie) qui auraient permis de déterminer plus précisément où se situait le problème et quelle en était l’ampleur n’avaient pas été pratiqués sur la fille de la requérante. Un médecin avait refusé de réaliser une endoscopie complète en déclarant à ce sujet « ma conscience ne me le permet pas ». La fille de la requérante avait perdu le fœtus puis était décédée deux semaines plus tard d’un choc septique dû à une septicémie. En vertu de l’article 39 de la loi sur la profession médicale, un médecin peut refuser d’effectuer un acte médical service en invoquant une objection de conscience.

Invoquant en particulier l’article 2 de la Convention, la requérante se plaignait de ce que les médecins qui avaient suivi sa fille ne lui avaient pas dispensé de traitement adéquat et qu’aucune enquête effective propre à établir la responsabilité du décès de sa fille n’avait été menée. Enfin, elle soutenait que l’État n’avait pas adopté un cadre juridique qui aurait empêché le décès de sa fille, en contestant plus précisément la manière dont la législation régissant l’objection de conscience du médecin était réglementée et le respect de son application contrôlé.

La Cour a estimé que l’enquête avait élucidé les circonstances pertinentes propres à établir la responsabilité du personnel médical dans le décès de la fille de la requérante. Elle n’a trouvé aucune raison de contester les conclusions de l’enquête. Les autorités nationales avaient par conséquent traité le grief de la requérante né du décès de sa fille avec le degré de diligence requis par l’article 2. Elle n’a constaté aucune violation du volet procédural de cette disposition. Enfin, la Cour a estimé qu’il n’était pas établi qu’il s’agissait en l’espèce d’une affaire d’objection de conscience et n’a pas examiné les griefs de la requérante au sujet du cadre législatif.

3) Droit d’accoucher à domicile

***Ternovszky c Hongrie, no. 67545/09, arrêt du 14 décembre2010 ABSENCE DE DROIT POSITIF À ACCOUCHER À DOMICILE AVEC L’AIDE DE PROFESSIONNELS : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La requérante souhaitait accoucher à son domicile plutôt qu’à l’hôpital ou dans une maternité. Elle se plaignait de ne pas pouvoir le faire, les

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professionnels de la santé étant en pratique dissuadés de l’assister par l’ambiguïté de la législation relative à l’accouchement à domicile, ce qui s’apparentait à une ingérence discriminatoire dans son droit au respect de la vie privée. Elle invoquait pour ce faire l’article 8, combiné à l’article 14 de la Convention.

Après avoir examiné l’affaire sous l’angle du seul article 8, la Cour a tout d’abord constaté que le droit de décider de devenir parent englobe le droit de choisir les circonstances dans lesquelles devenir parent et a par conséquent réaffirmé que la législation contestée constituait une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante.

La Cour a considéré que, lorsque des choix liés à l’exercice du droit au respect de la vie privée interviennent dans un domaine régi par la loi, l’Etat doit assurer une protection juridique suffisante du droit en cause dans le cadre normatif, en particulier en veillant à ce que la loi soit accessible et prévisible, pour permettre aux individus de régler leur conduite en conséquence. L’État dispose d’une large marge d’appréciation en la matière. Toutefois, « pour ce qui est de l’accouchement à domicile, qui est considéré comme un choix personnel de la mère, cet équilibre implique que la mère bénéficie d’un cadre juridique et institutionnel qui lui permette d’accoucher selon sa préférence, à moins que d’autres droits ne rendent certaines restrictions nécessaires ».

La Cour a conclu que cette ingérence illégale constituait une violation de l’article 8, considérant que « la question de l’assistance à l’accouchement à domicile par les professionnels de santé est entourée d’un flou juridique qui est source d’arbitraire » (§ 26). L’absence de sécurité juridique et la menace qui pèse sur les professionnels de santé ont ainsi limité les choix de la requérante en matière d’accouchement à domicile. ***Affaires pendantes : Dubská et Krejzová c. République tchèque, nos 28859/11 et 28473/12, arrêt de chambre du 11 décembre 2014, affaire pendante devant la Grande Chambre INTERDICTION FAITE AUX PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ D’EFFECTUER DES ACCOUCHEMENTS À DOMICILE : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Deux ressortissantes tchèques, Mme Dubská et Mme Krejzová, avaient demandé à des sages-femmes de les aider à accoucher à domicile. Mais le droit tchèque interdit aux professionnels de la santé d’aider les femmes à accoucher à domicile et le fait de dispenser des soins en dehors d’un établissement médical est contraire à la législation. La première requérante avait finalement donné naissance à son enfant seule, à la maison, et la deuxième requérante avait accouché dans une maternité. Les requérantes se plaignaient d’une violation de l’article 8, considérant que les mères n’avaient d’autre choix que d’accoucher à l’hôpital si elles souhaitaient l’assistance d’un professionnel de la santé.

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La Chambre n’a constaté aucune violation de la Convention. Elle a estimé que le fait de « donner naissance est un aspect particulièrement intime de la vie privée d’une mère. Il englobe des questions touchant à l’intégrité physique et morale, à l’acte médical, à la santé génésique et à la protection des informations relatives à la santé. Les décisions concernant les conditions de l’accouchement, y compris le choix du lieu, relèvent donc de la vie privée de la mère aux fins de l’article 8 » (§ 75).

La Chambre a reconnu que la législation interdisait en pratique aux sages-femmes d’aider les femmes à accoucher à domicile, ce qui constituait une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérantes. Cette ingérence était prévue par la loi, même si « certains doutes pouvaient entourer la signification précise des dispositions législatives en vigueur », et pouvait être considérée comme poursuivant le but légitime de la protection de la santé et des droits d’autrui (§ 83).

L’État défendeur jouit d’une ample marge d’appréciation dans les questions relatives à la politique de santé et aux données scientifiques sur les risques relatifs à l’accouchement à l’hôpital et à l’accouchement à domicile, ainsi qu’à l’allocation des ressources financières nécessaires. La Chambre a jugé pertinents : (i) l’absence de consensus entre les États membres sur la question de l’accouchement et (ii) le fait que la possibilité donnée aux mères de bénéficier de l’aide de professionnels de la santé uniquement si elles choisissaient d’accoucher à l’hôpital ne représentait pas pour elles une charge disproportionnée et excessive.

La Chambre a néanmoins encouragé les autorités nationales à soumettre les dispositions pertinentes à un examen constant afin d’intégrer les avancées médicales, scientifiques et juridiques. ***Kosaitė – Čypienė et autres c. Lituanie, no 69489/12, communiquée le 20 décembre 2012

Les quatre requérantes souhaitaient donner ou avaient donné naissance à leur enfant chez elles. Dans ce deuxième cas, elles avaient demandé l’aide d’une sage-femme non agréée. Cette dernière faisait à l’époque l’objet de poursuites pénales, tout comme un gynécologue qui aurait été en principe disposé à aider les requérantes à leur domicile ; ils s’étaient donc trouvés dans l’impossibilité de prendre part à leur accouchement à domicile.

Les requérantes soutenaient, sur le terrain des articles 2 et 8 de la Convention, que la législation nationale ne permettait pas de bénéficier de l’aide adéquate d’un professionnel pour accoucher à domicile.

Pojatina c. Croatie, no 18568/12, communiquée le 16 février 2015

En novembre 2011, la requérante, qui était enceinte à l’époque, avait demandé à l’Ordre croate des sages-femmes de lui dispenser une assistance médicale pour lui permettre d’accoucher à domicile. Ce dernier avait refusé de l’aider à réaliser son projet d’accouchement à domicile.

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La requérante soutient, sur le terrain des articles 8 et 13, que le droit croate dissuade les professionnels de la santé d’aider les femmes à accoucher à domicile.

B. Procréation médicalement assistée Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, arrêt du 10 avril 2007 IMPOSSIBILITÉ POUR LA REQUÉRANTE DE PROCÉDER À UNE FÉCONDATION IN VITRO, SON ANCIEN CONJOINT NE CONSENTANT PLUS À L’IMPLANTATION DES EMBRYONS QU’ILS AVAIENT CRÉES ENSEMBLE : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2, 8 ET 14

La requérante, qui souffrait d’un cancer des ovaires, avait procédé à une fécondation in vitro (ci-après « FIV ») avec son conjoint de l’époque avant l’ablation de ses ovaires. Six embryons furent ainsi créés et conservés. Après la séparation du couple, son ex-conjoint avait indiqué qu’il ne consentait plus à l’utilisation des embryons, car il ne souhaitait pas être le père génétique de l’enfant de la requérante. La législation nationale exigeait en conséquence la destruction des embryons. La requérante se plaignait du fait que le droit interne permettait à son ancien conjoint de ne plus consentir à la conservation et à l’utilisation par elle des embryons qu’ils avaient créés ensemble, ce qui l’empêchait définitivement d’avoir un enfant avec lequel elle aurait un lien de filiation biologique.

« La marge d’appréciation

81. En conclusion, dès lors que le recours au traitement par FIV suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se rapportent à des domaines sur lesquels il n’y a pas, de manière claire, communauté de vues entre les États membres, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation (X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt précité, § 44).

82. Comme la chambre, la Grande Chambre estime que cette marge d’appréciation doit en principe s’appliquer tant à la décision de l’État d’adopter ou non une loi régissant le recours au traitement par FIV, que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées par lui pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et privés en conflit.

Respect de l’article 8

83. Il reste à la Cour à déterminer si, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’application d’une loi autorisant J. à révoquer de manière effective ou à refuser son consentement à l’implantation dans l’utérus de la requérante des embryons conçus conjointement par les deux membres du couple a ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

84. Le fait qu’il soit aujourd’hui techniquement possible de conserver des embryons humains à l’état congelé a pour conséquence qu’il existe désormais une différence

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essentielle entre une fécondation in vitro et une fécondation consécutive à un rapport sexuel, à savoir la possibilité de laisser s’écouler un laps de temps, qui peut être important, entre la création d’embryons et leur implantation dans l’utérus. Pour la Cour, il est légitime – et d’ailleurs souhaitable – qu’un État mette en place un cadre juridique tenant compte de cette possibilité de différer le transfert d’un embryon. La solution adoptée au Royaume-Uni dans la loi de 1990 consistait à limiter à cinq ans la durée légale de conservation d’un embryon. En 1996, un texte réglementaire a porté cette durée à dix ans et plus dans les cas où l’un des donneurs de gamètes ou la future mère est stérile ou risque de le devenir prématurément, tout en précisant que les embryons ne peuvent jamais être conservés après que la femme qui doit les recevoir a dépassé l’âge de cinquante-cinq ans (paragraphe 36 ci-dessus).

85. Ces dispositions sont complétées par une obligation faite à la clinique dispensant le traitement de solliciter de chaque donneur de gamètes un consentement écrit préalable précisant notamment le type de traitement pour lequel l’embryon est censé être utilisé (annexe 3, article 2 § 1, à la loi de 1990), la durée maximale de conservation et les mesures à prendre en cas de décès ou d’incapacité du donneur (annexe 3, article 2 § 2). En outre, l’article 4 de l’annexe 3 énonce que « quiconque a donné un consentement au sens de la présente annexe peut y apporter des modifications successives ou le révoquer, par notification à la personne responsable de la conservation des gamètes ou de l’embryon concernés (...) » tant que l’embryon n’a pas été « utilisé » (c’est-à-dire implanté dans l’utérus ; paragraphe 37 ci-dessus). Certains États, qui ont des cultures religieuses, sociales et politiques différentes, ont adopté d’autres solutions pour tenir compte de la possibilité technique d’un décalage entre la fécondation et l’implantation (paragraphes 39-42 ci-dessus). Pour les motifs exposés ci-dessus (paragraphes 77-82), la Grande Chambre estime que c’est d’abord à chaque État qu’il appartient de décider des principes et politiques à appliquer dans ce domaine sensible.

86. À cet égard, la Grande Chambre partage l’avis de la chambre selon lequel il importe de noter que la loi de 1990 a été adoptée après une analyse exceptionnellement minutieuse des implications sociales, éthiques et juridiques des avancées en matière de fécondation et d’embryologie humaines et qu’elle est le fruit d’un vaste ensemble de réflexions, de consultations et de débats (voir, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 36022/97, § 128, CEDH 2003-VIII).

87. Les problèmes pouvant découler des progrès scientifiques enregistrés dans la conservation des embryons humains ont été abordés dès 1984, dans le rapport de la commission Warnock, qui préconisait de fixer à dix ans la durée maximale de conservation des embryons destinés à l’utilisation personnelle d’un couple ; passé ce délai, le droit d’utilisation ou de destruction devait être conféré à un organisme compétent pour les questions de conservation. En cas de désaccord dans un couple sur l’utilisation d’embryons créés conjointement, le droit de décider de l’utilisation ou de la destruction des embryons devait être conféré à l’« organisme compétent pour les questions de conservation ». Le livre vert élaboré à la suite du rapport Warnock invitait précisément les secteurs intéressés de l’opinion publique à se prononcer sur le sort qu’il fallait réserver à un embryon en cas de désaccord dans un couple quant à son utilisation ou sa destruction. Le livre blanc publié en 1987 relevait que ceux qui avaient répondu et qui estimaient que la conservation devait être autorisée souscrivaient pour l’essentiel aux recommandations de la commission, mais que certains d’entre eux rejetaient l’idée de conférer à l’« organisme compétent pour les questions de conservation » le droit de décider du sort de l’embryon en cas de conflit

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entre les donneurs. Le gouvernement proposa alors de fonder la loi sur les principes clairs suivants : « les souhaits du donneur priment pendant la période de conservation autorisée des embryons ou des gamètes, et à l’expiration de cette période les embryons ne peuvent être utilisés à d’autres fins par l’organisme agréé que si le donneur y a consenti ». Le livre blanc exposait également dans le détail les propositions quant au consentement, lesquelles, après de nouvelles consultations, furent adoptées par le législateur et incorporées à l’annexe 3 à la loi de 1990 (paragraphes 29-33 ci-dessus).

88. En vertu de cette annexe, toutes les cliniques qui proposent des traitements par FIV ont l’obligation légale d’expliquer les dispositions relatives au consentement aux personnes entreprenant un tel traitement et de recueillir leur consentement par écrit (paragraphe 37 ci-dessus). Nul ne conteste que cette obligation a été respectée en l’espèce et que la requérante et J. ont tous deux signé les formulaires de consentement prévus par la loi. Si, en raison de l’urgence liée à sa situation médicale, la requérante a dû se déterminer rapidement et dans une situation d’anxiété extrême, elle savait, lorsqu’elle consentit à ce que tous ses ovules fussent fécondés avec le sperme de J., qu’elle n’en aurait plus d’autres, qu’elle ne pourrait faire implanter les embryons avant un certain temps, dès lors qu’il lui fallait d’abord terminer le traitement de son cancer, et que, en vertu de la loi, J. pourrait à tout moment retirer son consentement à l’implantation.

89. Si la requérante critique les dispositions du droit national relatives au consentement en ce qu’elles ne souffrent aucune dérogation, la Cour estime que le caractère absolu de la loi n’est pas, en soi, nécessairement incompatible avec l’article 8 (voir, également, Pretty et Odièvre, cités au paragraphe 60 ci-dessus). La décision du législateur d’adopter des dispositions ne permettant aucune exception, afin que toute personne donnant des gamètes aux fins d’un traitement par FIV puisse avoir la certitude qu’ils ne pourront pas être utilisés sans son consentement, procède du souci de faire prévaloir le respect de la dignité humaine et de la libre volonté ainsi que du souhait de ménager un juste équilibre entre les parties au traitement par FIV. Au-delà du principe en jeu, le caractère absolu de la règle en cause vise à promouvoir la sécurité juridique et à éviter les problèmes d’arbitraire et d’incohérence inhérents à la mise en balance, au cas par cas, de ce que la Cour d’appel a décrit comme étant des intérêts « parfaitement incommensurables » (paragraphes 25-26 ci-dessus). Pour la Cour, les intérêts généraux poursuivis par la loi sont légitimes et compatibles avec l’article 8.

90. Quant à l’équilibre ménagé entre les droits conflictuels que les parties à un traitement par FIV peuvent puiser dans l’article 8, la Grande Chambre, tout comme les autres juridictions ayant eu à connaître de l’affaire, compatit à la situation de la requérante, qui désire manifestement par-dessus tout un enfant de son sang. Toutefois, eu égard à ce qui précède, et notamment à l’absence de consensus européen sur la question (paragraphe 79 ci-dessus), la Grande Chambre estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder davantage de poids au droit de la requérante au respect de son choix de devenir parent au sens génétique du terme qu’à celui de J. au respect de sa volonté de ne pas avoir un enfant biologique avec elle.

91. La Cour reconnaît que le Parlement aurait pu régler la situation différemment. Toutefois, comme la chambre l’a fait observer, la question centrale qui se pose au regard de l’article 8 n’est pas de savoir s’il était loisible au législateur d’opter pour d’autres dispositions, mais de déterminer si, dans l’établissement de l’équilibre requis, le Parlement a excédé la marge d’appréciation qui est la sienne en la matière.

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92. Eu égard à l’absence de consensus européen, au fait que les dispositions du droit interne étaient dépourvues d’ambiguïté, qu’elles avaient été portées à la connaissance de la requérante et qu’elles ménageaient un juste équilibre entre les intérêts en conflit, la Grande Chambre estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention. »

Dickson c. Royaume-Uni [GC], n° 44362/04, arrêt du 4 décembre 2007 REFUS DES AUTORITÉS NATIONALES D’ACCÉDER À LA DEMANDE D’INSÉMINATION ARTIFICIELLE D’UN DÉTENU : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant, un détenu qui devait purger au minimum une peine d’emprisonnement incompressible de 15 ans à laquelle il avait été condamné pour meurtre, s’était vu refuser la possibilité de recourir à l’insémination artificielle qui lui aurait permis d’avoir un enfant avec sa femme ; comme celle-ci était née en 1958 et était également détenue, elle avait peu de chances de pouvoir concevoir un enfant après sa libération.

« Applicabilité de l’article 8

65. La restriction en cause en l’espèce provient du refus d’autoriser les requérants à avoir recours à l’insémination artificielle. Les parties ne contestent pas l’applicabilité de l’article 8 même si, devant la Grande Chambre, le Gouvernement semble suggérer que l’article 8 pourrait ne pas s’appliquer dans certaines circonstances – par exemple, lorsque la peine d’un détenu est tellement longue qu’on ne peut s’attendre à ce qu’il « participe » jamais à la vie de l’enfant qui serait conçu, l’article 8 ne garantissant pas un droit à la procréation.

66. La Cour estime que l’article 8 est applicable aux griefs des requérants en ce que le refus de l’insémination artificielle concerne leur vie privée et familiale, ces notions incluant le droit au respect de leur décision de devenir parents génétiques (voir les affaires citées plus haut : E.L.H. et P.B.H. c. Royaume-Uni, n° 32094/96 et 32568/96, décision de la Commission du 22 octobre 1997, DR 91-B, p. 61 ; Kalachnikov c. Russie (déc.), n° 47095/99, CEDH 2001-XI ; Aliev c. Ukraine, n° 41220/98, §§ 187-189, 29 avril 2003 ; et Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, §§ 71-72, 10 avril 2007).

68. En conséquence, les personnes en détention conservent leurs droits garantis par la Convention, de sorte que toute restriction à ces droits doit être justifiée dans une affaire donnée. Cette justification peut tenir notamment aux conséquences nécessaires et inévitables de la détention (paragraphe 27 de l’arrêt de la chambre) ou (comme les requérants l’admettent devant la Grande Chambre) à un lien suffisant entre la restriction et la situation du détenu en question. Elle ne saurait toutefois se fonder uniquement sur des arguments tenant à ce qui pourrait heurter l’opinion publique.

Les intérêts individuels et publics concurrents

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75. (…) La Grande Chambre, à l’instar de la chambre, rappelle qu’il n’y a pas place dans le système de la Convention, qui reconnaît la tolérance et l’ouverture d’esprit comme les caractéristiques d’une société démocratique, pour une privation automatique des droits des détenus se fondant uniquement sur ce qui pourrait heurter l’opinion publique (Hirst, précité, § 70). Toutefois, la Grande Chambre, comme la chambre, peut admettre que le maintien de la confiance du public dans le système de justice pénale a un rôle à jouer dans l’élaboration de la politique pénale. Le Gouvernement semble également soutenir que la restriction, en soi, contribue à l’objectif rétributif global de la détention. Cependant, tout en admettant que la punition reste un des buts de la détention, la Cour souligne aussi que les politiques pénales en Europe évoluent et accordent une importance croissante à l’objectif de réinsertion de la détention, en particulier vers la fin d’une longue peine d’emprisonnement (paragraphes 28-36 ci-dessus).

76. (…) La Cour est disposée à juger légitime, au sens du paragraphe 2 de l’article 8, que les autorités se préoccupent, sur le plan des principes, du bien-être de tout enfant éventuel lorsqu’elles élaborent et appliquent la politique : la conception d’un enfant constitue l’objet même de cet exercice. Par ailleurs, l’État a l’obligation positive de garantir la protection effective des enfants (L.C.B. c. Royaume-Uni, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 36, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 115-116, et Z et autres c. Royaume-Uni [GC], n° 29392/95, § 73, CEDH 2001-V). Toutefois, cela ne peut aller jusqu’à empêcher les parents qui le désirent de concevoir un enfant dans des circonstances telles que celles de l’espèce, d’autant que la seconde requérante était en liberté et pouvait, jusqu’à la libération de son mari, prendre soin de l’enfant éventuellement conçu.

Mise en balance des intérêts concurrents en présence et marge d’appréciation

80. En l’espèce, les parties sont en désaccord sur l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder aux autorités. Les requérants allèguent que la marge d’appréciation n’a aucun rôle à jouer puisque la politique n’a jamais été soumise à l’examen des parlementaires et ne permet pas d’examiner réellement la proportionnalité. Le Gouvernement soutient qu’une ample marge d’appréciation s’applique puisque l’on se trouve dans le contexte des obligations positives, que la politique n’est pas une politique globale et qu’il n’existe pas de consensus européen sur le sujet.

81. Quant à l’existence ou non d’un consensus au niveau européen, la Cour relève que la chambre a établi que plus de la moitié des États contractants autorisent les visites conjugales pour les détenus (sous réserve de diverses limitations), ce qui pourrait être considéré comme un moyen épargnant aux autorités la nécessité de prévoir la possibilité d’un recours à l’insémination artificielle. Toutefois, si la Cour a exprimé son approbation devant l’évolution observée dans plusieurs pays d’Europe, qui tendent à introduire des visites conjugales, elle n’est pas encore allée jusqu’à interpréter la Convention comme exigeant des États contractants qu’ils ménagent de telles visites (Aliev, précité, § 188). En conséquence, il s’agit là d’un domaine dans lequel les États contractants peuvent jouir d’une ample marge d’appréciation lorsqu’ils ont à déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention, compte dûment tenu des besoins et ressources de la société et des personnes.

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82. Cela dit, et à supposer même que l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Mellor équivaille à un examen judiciaire de la politique sous l’angle de l’article 8 (bien que cet arrêt ait été rendu avant l’incorporation de la Convention dans le droit anglais et dans un contexte de contrôle juridictionnel, paragraphes 23-26 ci-dessus), la Cour estime que la politique, telle qu’elle est structurée, exclut concrètement toute mise en balance réelle des intérêts publics et des intérêts privés en présence et qu’elle empêche l’appréciation requise par la Convention de la proportionnalité d’une restriction dans une affaire donnée.

En particulier, et eu égard à l’arrêt prononcé par Lord Phillips dans l’affaire Mellor et par le Lord Justice Auld en l’espèce, la politique a fait peser sur les requérants une charge exorbitante quant à la preuve du « caractère exceptionnel » de leur cas lorsqu’ils ont présenté leur demande d’insémination artificielle (paragraphes 13, 15-17 et 23-26 ci-dessus). En premier lieu, les intéressés ont dû démontrer, à titre de condition préalable à l’application de la politique, que la privation de l’insémination artificielle pouvait empêcher totalement toute conception (le « point de départ »). En deuxième lieu, ce qui était plus important encore, ils devaient prouver que dans leur cas les circonstances étaient « exceptionnelles » selon les autres critères de la politique (le « point d’arrivée »). La Cour estime que, même si le grief que les requérants tirent de l’article 8 a été soumis au ministre et à la Cour d’appel en l’espèce, la politique a placé d’emblée la barre tellement haut qu’elle a exclu toute mise en balance des intérêts privés et publics en présence et tout examen, par le ministre ou par les tribunaux internes, de la proportionnalité tel que requis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Smith et Grady, précité, § 138).

83. En outre, rien ne montre que, en définissant la politique, le ministre ait cherché à peser les divers intérêts publics et privés en présence ou à apprécier la proportionnalité de la restriction. En outre, étant donné que la politique n’a pas été transcrite dans une loi, le Parlement n’a jamais mis en balance les intérêts en jeu ni débattu des questions de proportionnalité qui se posent à cet égard (arrêts précités Hirst, § 79, et Evans, §§ 86-89). En effet, comme le relève la Cour d’appel dans son arrêt Mellor (paragraphe 23 ci-dessus), la politique a été adoptée avant l’incorporation de la Convention dans le droit britannique.

84. On ne peut probablement pas qualifier la politique d’interdiction globale, à l’instar de la restriction en cause dans l’affaire Hirst, puisqu’en principe tout détenu peut présenter une demande et, comme le démontrent les statistiques produites par le Gouvernement, trois couples ont vu leur demande aboutir. Quels que soient la raison précise de la rareté des demandes en la matière et le refus opposé à la majorité des quelques demandes qui ont été maintenues, la Cour estime que les statistiques fournies par le Gouvernement ne viennent pas contredire la conclusion ci-dessus selon laquelle la politique n’autorise pas l’examen requis de la proportionnalité dans une affaire donnée. De même, elle juge peu convaincant l’argument du Gouvernement selon lequel le point de départ tenant à la preuve du caractère exceptionnel est raisonnable puisque seules quelques personnes pourraient rapporter celle-ci : admettre cet argument impliquerait la possibilité de justifier la restriction imposée aux droits que la Convention garantit aux requérants par le nombre minime de personnes affectées.

85. Dès lors, pour la Cour, il y a lieu de considérer que l’absence d’une telle évaluation concernant une question qui revêt une grande importance pour les requérants (paragraphe 72 ci-dessus) outrepasse toute marge d’appréciation

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acceptable, de sorte qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre les intérêts publics et privés en présence. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. »

**S.H et autres c. Autriche [GC], n° 57813/00, arrêt du 3 novembre 2011 LÉGALITÉ DE CERTAINES TECHNIQUES DE PROCRÉATION MÉDICALEMENT ASSISTÉE : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Les requérants, deux couples mariés d’Autriche, souhaitaient utiliser des techniques de procréation médicalement assistée qui ne sont pas autorisées en droit autrichien. L’un des couples avait besoin de recourir au sperme d’un donneur et au don d’ovules de l’autre couple. La loi autrichienne sur la procréation artificielle interdit l’utilisation du sperme d’un donneur pour la fécondation in vitro (« FIV ») et le don d’ovules en général. Cependant, elle autorise d’autres techniques de procréation assistée, en particulier la FIV à partir des ovules et du sperme de conjoints ou de concubins et, dans les cas exceptionnels, le don de sperme s’il est introduit dans les organes reproducteurs d’une femme.

Les requérants faisaient valoir que l’interdiction du don de sperme et d’ovules en vue de la fécondation in vitro enfreignait leur droit au respect de la vie familiale consacré à l’article 8 de la Convention, et que la différence de traitement accordée aux couples souhaitant utiliser des techniques de procréation médicalement assistée sans avoir besoin de recourir au don d’ovules et de sperme pour la fécondation in vitro, constituait une forme de discrimination allant à l’encontre de l’article 14 de la Convention.

Dans l’arrêt de chambre du 1er avril 2010, la Cour a statué qu’il y avait eu violation de l’article 14 en conjonction avec l’article 8 de la Convention. Le 4 octobre 2010, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du Gouvernement autrichien.

La Grande Chambre a annulé l’arrêt de la chambre et jugé qu’une ample marge d’appréciation devait être accordée à l’Autriche, étant donné les questions sensibles d’ordre éthique soulevées par le recours à la fécondation in vitro dans un contexte d’évolution rapide de la science. La Cour a conclu que l’Autriche n’avait pas excédé la marge d’appréciation qui lui était reconnue et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention. La Cour a également souligné que, comme le domaine de la procréation artificielle était susceptible de connaître une évolution particulièrement dynamique à la fois du point de vue de la science et du droit, il devait être réexaminé périodiquement par les États membres. ***Knecht c. Roumanie, no 10048/10, arrêt du 2 octobre 2012 RESTITUTION D’EMBRYONS SAISIS PAR LES POUVOIRS PUBLICS : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La requérante, ressortissante germano-américaine, avait fait conserver ses embryons dans une clinique roumaine de fécondation in vitro (FIV). À

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la suite d’une enquête judiciaire dont la clinique avait fait l’objet, les embryons avaient été transférés à l’Institut de médecine légale, qui n’était pas autorisé à agir comme une banque génétique. La requérante soutenait que le refus opposé par les autorités romaines de transférer les embryons dans une clinique agréée l’avait empêchée de poursuivre la FIV prévue, ce qui constituait une violation de l’article 8.

Considérant que l’affaire portait sur la « vie privée » de la requérante, puisqu’elle avait bel et bien été empêchée d’utiliser ces embryons par les pouvoirs publics, la Cour a cependant conclu à l’absence de violation des droits de la requérante. Au cours de la procédure nationale, les juridictions roumaines avaient en effet ordonné le transfert des embryons dans une clinique spécialisée et agréée. La Cour a également estimé qu’il n’avait pas été suffisamment démontré que l’intérêt de la requérante à poursuivre la FIV souhaitée dans cette clinique n’aurait pu y être satisfait.

***Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, arrêt du 28 août 2012 ABSENCE D’ACCÈS AU DIAGNOSTIC GÉNÉTIQUE PRÉIMPLANTATOIRE EN VUE DE CHOISIR UN EMBRYON : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

A la suite de la naissance de leur fille en 2006, les requérants, un couple d’Italiens, avaient appris qu’ils étaient porteurs sains de la mucoviscidose et que l’enfant avait été atteint par cette pathologie.

La deuxième grossesse de la première requérante avait été interrompue en 2010 pour raisons médicales, à la demande des requérants. L’examen prénatal avait en effet révélé que le fœtus était affecté par la mucoviscidose.

Les requérants souhaitaient mettre au monde un enfant qui ne soit pas atteint par cette maladie. Mais le droit italien autorise la procréation médicalement assistée (PMA) et le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), qui permet d’effectuer des tests génétiques sur un embryon avant de l’utiliser pour entamer une grossesse, uniquement pour les couples stériles ou infertiles ou pour les couples dont l’homme est affecté par des maladies virales transmissibles sexuellement (comme le VIH ou l’hépatite B et C).

Invoquant l’article 8, les requérants se plaignaient du fait que la seule possibilité dont ils bénéficiaient consistait à entamer une grossesse par fécondation naturelle et à procéder à des interruptions médicales de grossesse si un examen prénatal indiquait que le fœtus était malade. Ils affirmaient, sur le terrain de l’article 14, être victimes de discrimination par rapport aux couples stériles ou infertiles ou aux couples dont l’homme est affecté par des maladies virales transmissibles sexuellement.

La Cour a estimé que le désir des requérants de concevoir un enfant qui ne soit pas atteint par la maladie génétique en question relevait du champ d’application de l’article 8, car il constituait une forme d’expression de leur vie privée et familiale. L’interdiction générale énoncée par la législation s’apparentait à une ingérence prévue par la loi et qui poursuivait le but légitime de la protection de la morale et des droits et libertés d’autrui.

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Toutefois, la Cour a jugé disproportionnée la mesure en question, qui constitue une interdiction générale du DPI. Elle a souligné que le droit italien autorisait les requérants à interrompre une grossesse pour raisons médicales si le fœtus était atteint par cette même pathologie. ***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, arrêt du 27 août 2015 INTERDICTION FAITE À UNE FEMME DE FAIRE DON DE SES EMBRYONS À LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE APRÈS LE DÉCÈS DE SON CONJOINT : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La requérante, née en 1954, avait eu recours en 2002 à une FIV avec son conjoint. Les cinq embryons créés à cette occasion avaient été cryoconservés. Après la mort de son conjoint en 2003, la requérante ne souhaitait plus entamer une grossesse et avait demandé à ce que les embryons lui soient remis pour qu’elle puisse les donner à la recherche sur les cellules souches. Invoquant la loi n° 40 de 2004, la clinique avait refusé et la banque cryogénique les avait conservés.

La requérante se plaignait de l’interdiction légale principalement sur le terrain de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1. Ce dernier grief a été déclaré incompatible ratione materiae, car les embryons humains ne sauraient être réduits à des « biens » au sens de cette disposition.

Dans cette affaire, la Cour a été amenée pour la première fois à décider si la notion de « vie privée » comportait le droit d’utiliser les embryons obtenus au moyen d’une de FIV pour en faire don à la recherche scientifique, alors que dans les affaires précédentes les embryons étaient destinés à être implantés.

La Cour a estimé que l’article 8 était en l’espèce applicable dans son volet « vie privée » et a tenu compte du lien qui existait entre la requérante qui avait pratiqué une FIV et les embryons ainsi conçus. La capacité de la requérante à exercer un choix conscient et réfléchi à propos du sort à réserver à ses embryons touchait à un aspect intime de sa vie personnelle et relevait à ce titre de son droit à l’autodétermination. Le volet « vie familiale » de l’article 8 n’était pas en l’espèce concerné, puisque Mme Parrillo n’avait pas l’intention de fonder une famille et de procéder à l’implantation des embryons en question.

La Cour a réaffirmé le point de vue des parties selon lequel l’interdiction faite par la loi de donner à la recherche scientifique des embryons constitue une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée. Elle a admis que la « protection de la potentialité de vie dont l’embryon est porteur », invoquée par le gouvernement défendeur, peut être rattachée au but légitime de protection de la morale et des droits et libertés d’autrui. Elle a cependant souligné que cela n’impliquait aucun jugement de sa part sur le point de savoir si le mot « autrui » englobait l’embryon humain.

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La Cour a considéré que le don d’embryons à la recherche scientifique ne représente pas un des droits fondamentaux garantis par l’article 8, mais qu’il y avait lieu d’accorder à l’Italie une ample marge d’appréciation de ces « interrogations délicates d’ordre moral et éthique ». Il n’existait aucun consensus européen sur le sujet et le Gouvernement italien n’avait pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a tenu compte de l’intensité du débat parlementaire et a soigneusement examiné la restriction légale en question. Elle a observé que des intérêts contraires entraient en jeu et a en particulier pris en compte l’intérêt de l’État à protéger l’embryon et l’intérêt des personnes qui souhaitent exercer leur droit à l’autodétermination en faisant don de leurs embryons à la recherche. Enfin, l’un des principaux arguments avancés par la requérante était l’incohérence de cette interdiction, puisque la législation autorise en parallèle les chercheurs italiens à utiliser des lignées cellulaires embryonnaires issues d’embryons ayant été détruits à l’étranger. La Cour a estimé que cette circonstance n’affectait pas directement la requérante. ***Affaires pendantes : Nedescu c. Roumanie, no 70035/10, communiquée le 6 novembre 2012

Les requérants, un couple marié, se plaignaient sur le terrain de l’article 8 de la Convention de la saisie d’embryons congelés qu’ils avaient déposés dans une clinique à la suite du refus de l’Agence nationale de transplantation d’autoriser leur transfert et, d’autre part, des conditions auxquelles l’hôpital, qui avait été désigné comme le nouveau gardien des embryons, soumettait leur restitution et leur transfert.

C. Enfants nés dans le cadre d’une convention de gestation pour autrui (GPA)***

***D. et autres c. Belgique, no 29176/13, décision du 8 juillet 2014 REFUS DES AUTORITÉS BELGES DE DÉLIVRER UN PASSEPORT À UN ENFANT : IRRECEVABLE

Les requérants, un couple marié, avaient mis en place une gestation pour autrui en Ukraine. L’enfant né en Ukraine dans le cadre de cette convention le 26 février 2013 avait obtenu un acte de naissance ukrainien, qui désignait les requérants comme ses parents. Les requérants avaient demandé un passeport belge pour l’enfant, mais les autorités belges avaient refusé de le délivrer. L’enfant ne pouvait par conséquent pas entrer sur le territoire belge et était resté en Ukraine, séparé des requérants, pendant environ quatre mois. La cour d’appel avait finalement ordonné aux autorités belges de délivrer un laissez-passer ou tout autre document administratif adéquat à l’enfant, qui avait pu se rendre en Belgique le 6 août 2013.

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Les requérants se plaignaient, en invoquant l’article 3 de la Convention, du fait que la séparation causée par le refus des autorités belges aurait été préjudiciable à la relation entre l’enfant et ses parents. Cette situation était contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant et portait atteinte à leur droit au respect de leur « vie familiale », consacré par l’article 8. Invoquant les articles 13 et 6 de la Convention, ils alléguaient également qu’ils n’avaient pas disposé d’un recours effectif à l’échelon national.

Le grief des requérants tiré du refus des autorités belges de délivrer un document de voyage à l’enfant a été rayé des rôles, puisque cette question avait été réglée à la suite de l’ordonnance rendue par la cour d’appel belge.

S’agissant de la séparation temporaire de l’enfant et des requérants, la Cour a tout d’abord estimé qu’il n’était pas contesté en l’espèce que les requérants avaient véritablement souhaité s’occuper de l’enfant comme ses parents depuis sa naissance et qu’ils avaient entrepris des démarches afin de permettre une vie familiale effective. Cette séparation s’apparentait à une ingérence prévue par la loi dans le droit des requérants au respect de leur « vie familiale », consacré par l’article 8, et poursuivait le but légitime de prévention des infractions pénales, en particulier de lutte contre la traite des êtres humains. La Cour a fait remarquer que les États membres jouissaient d’une importante marge d’appréciation dans ce domaine particulier. La Convention ne peut exiger des États parties qu’ils autorisent l’entrée sur le territoire d’un enfant né dans le cadre d’une gestation pour autrui sans que les autorités nationales ne procèdent au préalable à une vérification légale et cette procédure prend du temps. En outre, comme les requérants n’avaient pas fourni tous les documents nécessaires à la constitution du dossier judiciaire, ils avaient retardé de manière significative la procédure, tout au moins dans une certaine mesure. Leur grief tiré de l’article 8 a été déclaré irrecevable.

***Mennesson c. France, no 65192/11, arrêt du 26 juin 2014, CEDH 2014, et Labassee c. France, no 65941/11, arrêt du 26 juin 2014 REFUS DES AUTORITÉS NATIONALES DE RECONNAÎTRE LE LIEN DE FILIATION ENTRE UN PARENT ET DES ENFANTS NÉS DANS LE CADRE D’UNE CONVENTION DE GESTATION POUR AUTRUI À L’ÉTRANGER : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 S’AGISSANT DU DROIT DES ENFANTS AU RESPECT DE LEUR VIE PRIVÉE

Ces affaires concernent des couples hétérosexuels mariés français, qui, pour devenir parents, avaient organisé une gestation pour autrui en Californie (dans l’affaire Mennesson) et au Minnesota (dans l’affaire Labassee), ainsi que leurs enfants. Dans les deux cas, des embryons avaient été créés par fécondation in vitro, à partir des gamètes des maris de chaque couple et des ovules de donneuses. Comme cette procédure est légale en Californie et au Minnesota, les juridictions compétentes des États-Unis avaient reconnu, avant la naissance des enfants, la qualité de parents aux

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requérants une fois les enfants nés. Les enfants avaient ensuite obtenu un acte de naissance des États-Unis conforme à ces décisions de justice.

Dans l’affaire Mennesson, les actes de naissance des enfants avaient été retranscrits dans le registre national de l’état civil, mais le ministère public avait demandé l’annulation de l’inscription. Les juridictions françaises avaient conclu que le fait de donner effet à une convention de gestation pour autrui en retranscrivant dans les registres de l’état civil français des actes de naissance des États-Unis était contraire à l’ordre public français.

Dans l’affaire Labassee, l’opposition du ministère public avait empêché l’inscription à l’état civil de l’enfant en France.

Les requérants se plaignaient dans les deux affaires du préjudice causé aux intérêts supérieurs des enfants par le refus de reconnaître un lien de parenté légal entre les parents et les enfants.

La Cour a estimé que les deux volets de l’article 8, « vie familiale et vie privée », étaient applicables en l’espèce. Le refus de reconnaissance légale du lien de filiation entre les parents et les enfants constituait certes une ingérence dans le droit des requérants, mais qui était prévue par la loi et poursuivait un but légitime. D’une part, les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation dans ce domaine, puisqu’il n’existe aucun consensus européen sur la légalité des conventions de gestation pour autrui ni sur la possibilité d’une reconnaissance juridique d’une telle convention passée à l’étranger. D’autre part, cette marge d’appréciation doit être réduite, puisqu’elle concerne la filiation, « un aspect essentiel de l’identité des individus » (§§ 78-80).

Il convient de distinguer entre le droit des requérants au respect de leur vie familiale et le droit des enfants des requérants au respect de leur vie privée.

Pour ce qui est du droit au respect de la vie familiale, la Cour a reconnu que l’absence d’inscription à l’état civil pouvait entraîner des difficultés au quotidien, mais elle a également observé que les requérants avaient néanmoins eu la possibilité de mener ensemble une vie familiale en France, ce qui n’emportait pas violation de l’article 8.

S’agissant du droit au respect de la vie privée des enfants, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 en raison de la contradiction entre, d’une part, la reconnaissance du lien de filiation par le droit des États-Unis et, d’autre part, le fait que le droit français ne reconnaisse pas le statut des enfants, les privant ainsi de la possibilité de devenir ressortissants français et membres à part entière de la société française. En outre, bien que leurs pères biologiques soient français, ils se trouvent dans une situation d’incertitude inquiétante au sujet de l’obtention de la nationalité française, situation susceptible d’avoir des répercussions négatives sur la définition de leur propre identité et sur leurs droits de succession. Se posait donc une question grave de compatibilité de cette situation avec l’intérêt supérieur des enfants, dont le respect devait guider toute décision les concernant.

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***Foulon et Bouvet c. France, no 9063/14 et 10410/14, arrêt du 21 juillet 2016 REFUS DES AUTORITÉS FRANÇAISES DE TRANSCRIRE DES ACTES DE NAISSANCE ÉTABLIS EN INDE POUR DES ENFANTS NÉS DANS LE CADRE D’UNE CONVENTION DE GESTATION POUR AUTRUI À L’ÉTRANGER : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 S’AGISSANT DU DROIT DES ENFANTS AU RESPECT DE LEUR VIE PRIVÉE

Dans les deux affaires, les requérants, pères des enfants, étaient soupçonnés par les autorités françaises d’avoir eu recours à des conventions de gestation pour autrui “GPA” – gestation pour autrui) en Inde. Il existait un lien de filiation biologique entre les pères et les enfants, dont les mères étaient indiennes.

Dans les deux affaires, le tribunal de grande instance de Nantes avait fait droit à la demande de transcription sur les registres de l’état civil des actes de naissance établis en Inde. Dans l’affaire Foulon, à la suite de l’appel interjeté par le ministère public, la cour d’appel de Rennes avait infirmé le jugement du tribunal de grande instance de Nantes en rappelant l’interdiction de la gestation pour autrui en droit français. La Cour de Cassation avait rejeté le pourvoi de M. Foulon et de la mère du deuxième requérant.

Dans l’affaire Bouvet, la cour d’appel de Rennes avait confirmé le jugement du tribunal de grande instance de Nantes qui ordonnait la transcription des actes de naissance, en précisant que ces actes satisfaisaient aux exigences du droit français et que la protection de l’ordre public ne primait pas sur l’intérêt supérieur des enfants. La Cour de Cassation, saisie par le ministère public, avait cassé cet arrêt. Dans les deux affaires, la Cour de Cassation avait motivé sa décision par le contournement de l’interdiction des conventions de GPA prévue par le droit français.

Sur la base des arrêts qu’elle avait rendus précédemment dans les affaires Mennesson c. France et Labassee c. France, la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 8 s’agissant du droit des pères au respect de leur vie familiale, mais à la violation de l’article 8 s’agissant du droit des enfants au respect de leur vie privée. ***Affaires pendantes : ***Paradiso et Campanelli c. Italie, no 25358/12, arrêt de chambre du 27 janvier 2015, affaire pendante devant la Grande Chambre PLACEMENT D’UN ENFANT NÉ DANS LE CADRE D’UNE CONVENTION DE GESTATION POUR AUTRUI : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Les requérants, un couple de ressortissants italiens, avaient conclu une convention de gestation pour autrui en Russie. Ils alléguaient que l’enfant né à la suite de cette GPA présentait un lien de filiation biologique avec le mari (le requérant). L’acte de naissance russe établi conformément à la

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législation nationale reconnaissait aux requérants la qualité de parents de l’enfant, la mère porteuse russe y ayant consenti par écrit.

À l’issue de l’arrivée de l’enfant en Italie avec un passeport établi par le consulat italien de Moscou et de la demande de transcription de l’acte de naissance à l’état civil italien faite par les requérants, des poursuites pénales avaient été engagées à l’encontre de ces derniers pour « altération d’état civil ». Selon les autorités, les requérants avaient amené l’enfant en Italie en contrevenant à l’interdiction du recours à la procréation médicalement assistée et n’avaient pas respecté les conditions fixées par leur agrément d’adoption antérieur.

En parallèle, une procédure d’adoptabilité de l’enfant avait été engagée. Le test ADN pratiqué à la demande du tribunal avait révélé qu’il n’existait aucun lien de filiation génétique entre le requérant et l’enfant. Un tribunal ayant ordonné l’éloignement de l’enfant des requérants, les services sociaux avaient placé cet enfant de neuf mois dans un foyer d’accueil. Les requérants s’étaient vus interdire tout contact avec l’enfant.

Les requérants se plaignaient d’une violation de l’article 8 de la Convention, en soutenant que le refus de reconnaître le lien de filiation juridique entre les parents et l’enfant, l’éloignement de l’enfant et son placement avaient porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale.

La Chambre a jugé l’article 8 applicable. Elle a tenu compte des liens familiaux de facto qui découlaient du fait que l’enfant avait vécu avec les requérants, qui s’étaient conduits en parents pendant au moins six mois au cours des premières étapes importantes de sa jeune existence. L’ingérence de l’État était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de la « défense de l’ordre » public, dans la mesure où la conduite des parents avait enfreint la loi.

La Chambre s’est toutefois interrogée sur la proportionnalité de la mesure d’éloignement de l’enfant des requérants et de son placement dans un foyer d’accueil. Soulignant le caractère primordial de l’intérêt supérieur de l’enfant et le caractère délicat de la situation, la Chambre a conclu que les autorités italiennes n’avaient pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents.

***Karine Laborie et autres c. France, no 44024/13, affaire communiquée le 16 janvier 2015 REFUS DES AUTORITÉS NATIONALES DE TRANSCRIRE L’ACTE DE NAISSANCE ÉTRANGER D’UN ENFANT NÉ DANS LE CADRE D’UNE CONVENTION DE GESTATION POUR AUTRUI À L’ÉTRANGER

Similaire aux affaires précitées Mennesson et Labassee c. France, cette affaire concerne un couple marié français reconnu par le droit ukrainien parents d’enfants conçus dans le cadre d’une convention de gestation pour autrui. Le refus de transcription des actes de naissance ukrainiens sur les

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registres de l’état civil français avait été confirmé par la cour d’appel, au motif de l’incompatibilité de cette transcription avec l’ordre public français, dans un arrêt similaire à ceux qui avaient été rendus dans les affaires françaises précédentes.

Les requérants – le couple et leurs enfants – se plaignent sur le terrain de l’article 8 de la violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale.

D. Suicide assisté Sanles Sanles c. Espagne, no 48335/99, Recueil 2000-XI, décision du 26 octobre 2000 INCOMPATIBILITÉ RATIONE PERSONAE D’UNE DEMANDE DE RECONNAISSANCE DU DROIT DE VIVRE DIGNEMENT OU DE MOURIR DIGNEMENT DÉPOSÉE PAR UN TIERS : IRRECEVABLE

Le beau-frère de la requérante, qui était devenu tétraplégique à la suite d’un accident survenu en 1968, s’était suicidé en janvier 1998 avec l’aide d’un tiers alors que l’action qu’il avait engagée pour obtenir la reconnaissance de son droit à mourir dignement était en cours. La requérante avait été désignée par lui comme son ayant droit pour poursuivre la procédure qu’il avait engagée lorsqu’il était encore en vie. Elle demandait en particulier la reconnaissance du droit à vivre dignement ou à mourir dignement, ou la non-ingérence dans le souhait de son beau-frère de mettre fin à ses jours.

« Concernant les droits matériels invoqués par la requérante, la Cour a jugé précédemment, dans le contexte de l’article 35 § 1 (anciennement 26) de la Convention, que les règles de recevabilité doivent s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991, Série A n° 200, p. 18, § 34). Il y a lieu également d’avoir égard à leur objet et à leur but (voir, par exemple, l’arrêt Worm c. Autriche du 29 août 1997, Recueil 1997-V, § 33), de même qu’à ceux de la Convention en général qui, en tant qu’elle constitue un traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales, doit être interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, par exemple, l’arrêt Yaşa c. Turquie du 2 septembre 1998, Recueil 1998-VI, § 64).

La Cour rappelle que le système de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention exclut les requêtes introduites par la voie de l’actio popularis. Les requêtes doivent donc être introduites par ou au nom des personnes se prétendant victimes d’une violation d’une ou de plusieurs dispositions de la Convention. La notion de victime doit, en principe, être interprétée de façon autonome et indépendamment de notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit pouvoir démontrer qu’il a été directement affecté par la mesure incriminée (voir, par exemple, l’arrêt Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, Série A n° 246, § 44). Toutefois, la qualité de victime peut exister même en l’absence de préjudice, la question des dommages relevant de l’article 41 de

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la Convention, en vertu duquel l’octroi d’une indemnité est subordonné à l’établissement d’un tort, matériel ou moral, résultant de la violation (voir, par exemple, l’arrêt Wassink c. Pays-Bas du 27 septembre 1990, Série A n° 185, § 38, et l’arrêt Ilhan c. Turquie [GC], n° 22277/93, § 52).

La Cour tient à souligner d’emblée qu’elle n’est pas appelée à trancher sur l’existence ou non, au regard de la Convention, d’un prétendu droit à une mort digne ou à une vie digne. Elle relève que la procédure (jurisdicción voluntaria) que M. Sampedro avait engagée devant les juridictions espagnoles tendait à obtenir une déclaration selon laquelle son médecin généraliste était autorisé à lui prescrire les médicaments nécessaires pour lui éviter la douleur, l’angoisse et l’anxiété dérivées de son état, sans que cela puisse être considéré pénalement comme une aide au suicide, ou comme un délit ou une contravention de quelque type que ce soit. La requérante peut certes prétendre avoir été touchée de près par les circonstances entourant le décès de M. Sampedro, malgré l’absence de liens familiaux étroits. Toutefois, la Cour estime que les droits réclamés par la requérante au titre des articles 2, 3, 5, 8, 9 et 14 de la Convention appartiennent à la catégorie des droits non transférables ; par conséquent, cette dernière ne saurait les réclamer au nom de M. Sampedro dans le contexte de ses demandes devant les juridictions internes.

Renvoyant à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans cette affaire, la Cour rappelle que le but d’un recours d’amparo est de protéger les individus de toute violation effective et réelle de leurs droits fondamentaux. Un tel recours ne constitue pas un moyen adéquat de requérir et d’obtenir une décision abstraite sur des réclamations concernant de prétendues interprétations erronées ou applications incorrectes des dispositions constitutionnelles mais doit porter uniquement et exclusivement sur des réclamations visant à rétablir ou protéger des droits fondamentaux lorsqu’une violation effective et réelle est alléguée. La Cour ne peut donc juger les autorités espagnoles responsables de négligence au regard d’une obligation alléguée d’adopter une loi décriminalisant l’euthanasie. Elle note, en outre, que M. Sampedro a mis un terme à sa vie quand il le voulait et que la requérante ne peut se substituer à M. Sampedro pour réclamer la reconnaissance de son droit à mourir dans la dignité puisqu’un tel droit, même si l’on suppose qu’il pourrait être reconnu dans le droit interne, est de toute façon éminemment personnel et par nature non transférable.

La Cour conclut que la requérante ne peut donc pas agir au nom de M. Sampedro et se prétendre victime des violations des articles 2, 3, 5, 8, 9, et 14 de la Convention, comme l’exige son article 34.

Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 1, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, déclare la requête irrecevable. »

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Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, Recueil 2002-III, arrêt du 29 avril 2002 REFUS DU MINISTÈRE PUBLIC DE S’ENGAGER À NE PAS POURSUIVRE UN MARI POUR AVOIR AIDÉ SA FEMME À SE SUICIDER ; EUTHANASIE : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2, 3, 8, 9 ET 14

La requérante était en train de mourir d’une sclérose latérale amyotrophique, maladie neurodégénérative incurable entraînant une paralysie des muscles. Comme la phase terminale de la maladie entraîne souffrances et perte de dignité, la requérante souhaitait pouvoir choisir le moment et les modalités de sa mort. Sa maladie l’empêchait de se suicider seule ; elle souhaitait donc que son mari puisse l’y aider. Le droit anglais n’incrimine pas le suicide, mais il érige en infraction le fait d’aider autrui à se suicider. Comme les autorités refusaient d’accéder à sa demande, la requérante se plaignait sur le terrain des articles 2, 3, 8, 9 et 14 de ce que le ministère public n’avait pas garanti à son mari de ne pas engager de poursuites à son encontre s’il l’aidait à mourir.

« 39. Dans toutes les affaires dont elle a eu à connaître, la Cour a mis l’accent sur l’obligation pour l’État de protéger la vie. Elle n’est pas persuadée que le « droit à la vie » garanti par l’article 2 puisse s’interpréter comme comportant un aspect négatif. Par exemple, si dans le contexte de l’article 11 de la Convention la liberté d’association a été jugée impliquer non seulement un droit d’adhérer à une association, mais également le droit correspondant à ne pas être contraint de s’affilier à une association, la Cour observe qu’une certaine liberté de choix quant à l’exercice d’une liberté est inhérente à la notion de celle-ci (arrêts Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, Série A n° 44, pp. 21-22, § 52, et Sigurđur A. Sigurjónsson c. Islande, 30 juin 1993, Série A n° 264, pp. 15-16, § 35). L’article 2 de la Convention n’est pas libellé de la même manière. Il n’a aucun rapport avec les questions concernant la qualité de la vie ou ce qu’une personne choisit de faire de sa vie. Dans la mesure où ces aspects sont reconnus comme à ce point fondamentaux pour la condition humaine qu’ils requièrent une protection contre les ingérences de l’État, ils peuvent se refléter dans les droits consacrés par la Convention ou d’autres instruments internationaux en matière de droits de l’homme. L’article 2 ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir ; il ne saurait davantage créer un droit à l’autodétermination en ce sens qu’il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que la vie.

40. La Cour estime donc qu’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique. Elle se sent confortée dans son avis par la récente Recommandation 1418 (1999) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphe 24 ci-dessus).

52. (....) La souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement – que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures – dont les autorités peuvent être tenues pour

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responsables (arrêts D. c. Royaume-Uni et Keenan précités, et Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, CEDH 2000-I).

55. La Cour ne peut qu’éprouver de la sympathie pour la crainte de la requérante de devoir affronter une mort pénible si on ne lui donne pas la possibilité de mettre fin à ses jours. Elle a conscience que l’intéressée se trouve dans l’incapacité de se suicider elle-même en raison de son handicap physique et que l’état du droit est tel que son mari risque d’être poursuivi s’il lui prête son assistance. Toutefois, l’accomplissement de l’obligation positive invoquée en l’espèce n’entraînerait pas la suppression ou l’atténuation du dommage encouru (effet que peut avoir une mesure consistant, par exemple, à empêcher des organes publics ou des particuliers d’infliger des mauvais traitements ou à améliorer une situation ou des soins). Exiger de l’État qu’il accueille la demande, c’est l’obliger à cautionner des actes visant à interrompre la vie. Or, pareille obligation ne peut être déduite de l’article 3 de la Convention.

56. La Cour conclut dès lors que l’article 3 ne fait peser sur l’État défendeur aucune obligation positive de prendre l’engagement de ne pas poursuivre le mari de la requérante s’il venait à aider son épouse à se suicider ou de créer un cadre légal pour toute autre forme de suicide assisté. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention. »

**Haas c. Suisse, no 31322/07, arrêt du 20 janvier 2011 IL NE PEUT ÊTRE REPROCHÉ À L’ÉTAT DE NE PAS AVOIR PRÊTÉ ASSISTANCE À UN SUICIDE : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant souffrait d’un trouble affectif bipolaire grave depuis une vingtaine d’année et soutenait qu’en conséquence, il ne lui était plus possible de mener une existence digne. Après avoir tenté de se suicider à deux reprises, il avait cherché à obtenir une substance dont l’administration à une dose suffisante lui aurait permis de mettre fin à ses jours d’une manière digne. Cette substance étant délivrée uniquement sur ordonnance, il avait contacté plusieurs psychiatres en vue de l’obtenir, mais sans succès. Le requérant faisait valoir devant la Cour de Strasbourg que l’article 8 imposait à l’État l’« obligation positive » de créer les conditions permettant de commettre un suicide sans risque d’échec et sans souffrances. Les autorités avaient rejeté sa demande. En se fondant sur l’article 8, M. Haas soutenait que la Suisse avait enfreint son droit à mettre fin à sa vie de manière sûre et digne à cause des conditions requises – auxquelles il n’avait pu satisfaire – pour obtenir du pentobarbital de sodium.

Cette affaire soulevait la question de savoir si, en vertu du droit au respect de la vie privée, l’État aurait dû faire en sorte qu’un homme malade souhaitant se suicider puisse obtenir une substance mortelle sans ordonnance, dérogeant ainsi à la loi, afin de pouvoir mettre fin à ses jours sans souffrances et sans risque d’échec.

La Cour a indiqué que les États membres du Conseil de l’Europe étaient loin d’être parvenus à un consensus au sujet du droit d’un individu à choisir

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quand et comment mettre un terme à sa vie. Elle a conclu que les États disposaient d’une ample marge d’appréciation discrétionnaire à cet égard. Le risque intrinsèque d’abus d’un système qui faciliterait le suicide assisté ne pouvant être sous-estimé, la Cour a accepté l’argument du Gouvernement suisse selon lequel la restriction de l’accès au pentobarbital de sodium visait à protéger la santé et la sécurité publique et à prévenir le crime. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8. ***Jack Nicklinson c. Royaume-Uni et Paul Lamb c. Royaume-Uni, nos 2478/15 et 1787/15, décision du 23 juin 2015 REFUS DES JURIDICTIONS NATIONALES D’APPRÉCIER L’INTERDICTION EN DROIT BRITANNIQUE DU SUICIDE ASSISTÉ ET DE L’EUTHANASIE VOLONTAIRE : IRRECEVABLE

Ces deux affaires portent sur l’interdiction en droit anglais du suicide assisté et de l’euthanasie volontaire. Le suicide assisté est interdit par l’article 2(1) de la loi relative au suicide de 1961 et l’euthanasie volontaire est considérée en droit anglais comme un homicide.

Dans la première affaire, la requérante était la veuve de M. Tony Nicklinson. À la suite d’un accident vasculaire cérébral survenu en 2005, M. Nicklinson souffrait du « syndrome de verrouillage », qui le laissait sain d’esprit, mais paralysé depuis le cou jusqu’aux pieds. Le requérant de la deuxième affaire, M. Lamb, est paralysé à la suite d’un accident de voiture. Il peut uniquement bouger légèrement une main et a besoin de soins constants.

M. Nicklinson avait engagé une procédure pour qu’une décision de justice déclare, soit que la fourniture d’une assistance médicale visant à mettre un terme à sa vie ne serait pas constitutive d’une infraction au motif qu’elle pouvait se justifier par l’exception de nécessité prévue par le droit commun, soit que les dispositions légales relatives à l’homicide et au suicide assisté portaient atteinte à ses droits, consacrés par les articles 2 et 8 de la Convention. Cette demande avait été rejetée. S’agissant de l’euthanasie volontaire, la Haute Cour avait conclu qu’il « serait erroné de la part de la Cour de considérer que l’article 8 exige que l’euthanasie volontaire puisse constituer un moyen de défense en cas d’accusation de meurtre, car un tel point de vue serait allé bien au-delà de tout ce que cette Cour avait déclaré sur le sujet, aurait été contraire à la jurisprudence antérieure des juridictions nationales et de la Cour de Strasbourg et aurait usurpé les compétences propres du Parlement » (voir § 13). Pour ce qui est du suicide assisté, et en particulier de son interdiction par l’article 2 (1) de la loi relative au suicide de 1961, la Haute Cour a estimé que cette question devait être tranchée par le Parlement. Après la mort de M. Nicklinson, emporté par une pneumonie, sa veuve avait poursuivi la procédure en son nom propre et pour le compte de son mari.

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Après le rejet, en juillet 2013, de l’appel interjeté devant la cour d’appel, les requérants avaient saisi la Cour suprême d’un recours portant exclusivement sur la compatibilité de l’interdiction du suicide assisté avec l’article 8 de la Convention. En juin 2014, la Cour suprême les avait déboutés, considérant qu’il appartenait au Parlement de régler une question aussi délicate.

Mme Nicklinson se plaignait de ce que les juridictions nationales n’avaient pas statué sur la compatibilité de la législation britannique sur le suicide assisté avec le droit de son mari et d’elle-même au respect de leur vie privée et familiale, consacré par l’article 8. La Cour a déclaré cette partie de la requête irrecevable en ce qu’elle était manifestement mal fondée, considérant que l’article 8 n’impose pas d’obligation procédurale qui contraigne les juridictions nationales à examiner le bien-fondé d’un grief qui conteste une disposition légale. Elle a estimé que la Cour suprême avait examiné à la majorité la demande de Mme Nicklinson sur le fond.

Le deuxième requérant, M. Lamb, se plaignait sur le terrain des articles 6, 8, 13 et 14 de l’absence de procédure judiciaire visant à autoriser l’euthanasie volontaire. Comme le recours déposé par le requérant devant la Cour suprême maintenait uniquement son grief au sujet de l’interdiction du suicide assisté et non le contentieux sur l’euthanasie volontaire, la Cour a rejeté sa requête pour non-épuisement des voies de recours internes.

Koch c. Allemagne, no 497/09, arrêt du 19 juillet 2012 REFUS DES JURIDICTIONS ALLEMANDES D’EXAMINER LE BIEN-FONDÉ D’UN GRIEF SOULEVÉ À LA SUITE DU REFUS DES AUTORITÉS MÉDICALES ALLEMANDES D’AUTORISER UNE PATIENTE PARALYSÉE À SE PROCURER UNE DOSE LÉTALE DE MÉDICAMENTS : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La femme du requérant était restée presque complètement paralysée à la suite d’une chute dans les escaliers en 2002 et avait besoin d’une assistance respiratoire et de soins médicaux constants. Comme elle souhaitait mettre fin à sa vie en se suicidant, elle avait demandé à l’Institut fédéral des produits pharmaceutiques et médicaux de l’autoriser à se procurer une dose létale de pentobarbital sodique qui lui permettrait de se suicider à son domicile. À la suite du refus de cet organisme, elle s’était suicidée le 12 février 2005 en Suisse avec l’aide de l’organisation Dignitas. Le 3 mars 2005, l’Institut fédéral avait confirmé sa décision et M. Koch avait engagé une action en vue d’obtenir la déclaration de l’illégalité des décisions de l’Institut fédéral, soutenant que cet organisme avait l’obligation d’accorder l’autorisation demandée par son épouse. Les juridictions administratives avaient rejeté sa demande, tout comme la Cour constitutionnelle fédérale. Les juridictions allemandes avaient déclaré irrecevable l’action du requérant, au motif qu’il n’était pas lui-même victime des faits reprochés.

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Le requérant alléguait que le refus d’accorder à sa défunte épouse l’autorisation de se procurer une dose létale de médicaments avait porté atteinte aux droits de celle-ci au regard de l’article 8 de la Convention, en particulier à son droit de mourir dans la dignité ; il soutenait par ailleurs que ce refus avait violé son propre droit au respect de sa vie privée et familiale, en ce qu’il avait été contraint de se rendre en Suisse pour permettre à son épouse de se suicider. Il se plaignait en outre que les juridictions allemandes avaient violé ses droits découlant de l’article 13.

La Cour a tout d’abord observé que le requérant soutenait que la souffrance de son épouse et les circonstances finales de son décès l’avaient affecté en sa qualité de mari et de soignant compatissant au point de porter atteinte à ses droits consacrés par l’article 8. La Cour estime que les critères développés dans sa jurisprudence, qui permettent à un proche ou à un ayant droit de porter une action devant elle au nom de la personne décédée, sont également pertinents pour apprécier la question de savoir si un proche peut alléguer une violation de ses propres droits au titre de l’article 8. Ces critères sont les suivants :

(i) l’existence d’une relation familiale étroite ;

(ii) le fait que le requérant ait un intérêt personnel ou juridique suffisant à l’issue de la procédure ;

(iii) le fait que le requérant ait auparavant exprimé un intérêt pour l’affaire (§ 44).

Au vu de la relation exceptionnellement étroite que le requérant

entretenait avec sa femme, la Cour a estimé qu’il avait été directement affecté par le refus de l’Institut fédéral d’accorder à sa femme l’autorisation de se procurer une dose létale de médicaments. Ce refus, et le refus des juridictions allemandes d’examiner le grief sur le fond, portaient atteinte au droit du requérant au respect de sa vie privée, consacré par l’article 8. La Cour a estimé que les autorités nationales avaient l’obligation d’examiner le grief du requérant sur le fond, même dans une affaire dans laquelle il restait à établir le droit substantiel en question. Elle a décidé de se limiter à examiner le volet procédural de l’article 8, pour lequel elle a conclu à une violation.

Quant à la violation alléguée des droits de la femme du requérant, la Cour a réaffirmé pour principe que l’article 8 revêtait un caractère non transférable et que le requérant ne pouvait par conséquent pas invoquer les droits reconnus à son épouse par la Convention. Elle a rejeté ce volet de la requête pour irrecevabilité ratione personae.

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***Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, arrêt du 30 septembre 2014 REFUS DE LA COMMISSION DE SANTÉ SUISSE DE PRESCRIRE UNE DOSE LÉTALE DE MÉDICAMENTS À UNE REQUÉRANTE ÂGÉE NE SOUFFRANT PAS D’UNE PATHOLOGIE GRAVE : IRRECEVABLE APRÈS LE DÉCÈS DE LA REQUÉRANTE AU COURS DE LA PROCÉDURE

Née en 1931, la requérante estimait que, sans souffrir d’aucune pathologie clinique, elle s’étiolait de plus en plus à mesure que le temps passait et souhaitait mettre fin à ses jours. Elle avait donc demandé à la commission de la santé du canton de Zurich de l’autoriser à se procurer une dose létale de pentobarbital sodique, ce que celle-ci avait refusé. Cette décision avait été confirmée par les juridictions suisses.

Dans son arrêt de Chambre du 14 mai 2013, la Cour a conclu à la violation de l’article 8, considérant que le droit suisse ne fournissait pas de directives suffisantes pour définir clairement si, et à quelles conditions, un médecin était habilité à prescrire une dose létale de médicaments à un patient qui, comme la requérante, ne souffrait d’aucune maladie en phase terminale. En parallèle, la Cour a souligné qu’elle ne se prononçait pas sur la substance même de ces instructions.

L’affaire avait été par la suite renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du Gouvernement suisse. Au cours de cette procédure, le Gouvernement avait informé la Cour que la requérante était décédée en novembre 2011 comme elle l’avait souhaité. L’avocat de la requérante avait expliqué qu’il avait suivi les instructions qu’elle lui avait données : elle ne voulait pas avoir de contact direct avec lui, mais souhaitait que leurs rapports passent par un intermédiaire. Il avait uniquement appris la mort de sa cliente en lisant les conclusions déposées par le Gouvernement en janvier 2014. La requérante avait fait part à son intermédiaire de son désir de voir la procédure se poursuivre après sa mort.

Dans son arrêt de Grande Chambre rendu le 30 septembre 2014, la Cour a déclaré, à la majorité, la requête irrecevable, considérant que le comportement de la requérante s’analysait en un abus du droit de recours individuel. Elle a admonesté l’avocat de la requérante, qui n’aurait pas dû accepter de communiquer avec elle indirectement par l’entremise d’un intermédiaire. La requérante avait eu l’intention d’induire la Cour en erreur relativement à une question portant sur la substance même de son grief. Elle avait notamment pris des précautions particulières pour éviter que la nouvelle de son décès ne soit divulguée à son avocat, et donc à la Cour, afin d’empêcher cette dernière de mettre fin à la procédure en l’espèce.

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E. Consentement à un examen ou un traitement médical

1) Questions générales relatives au consentement

Hoffmann c. Autriche, no 12875/87, arrêt du 23 juin 1993, Série A no 255-C, ATTRIBUTION DE LA GARDE D’ENFANTS EN RAISON DE LA RELIGION (TÉMOINS DE JÉHOVAH) ; OPPOSITION AUX TRANSFUSIONS SANGUINES : VIOLATION DE L’ARTICLE 8, COMBINÉ À L’ARTICLE 14

« 28. La requérante reproche à la Cour suprême d’Autriche d’avoir attribué à son ex-époux, plutôt qu’à elle-même, l’autorité parentale sur leurs enfants Martin et Sandra, en raison de son appartenance à la communauté religieuse des témoins de Jéhovah ; elle s’appuie sur l’article 8 (art. 8) de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14+8).

31. Dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, entre autres, l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2) du 26 novembre 1991, Série A n° 217, p. 32, par. 58).

Il y a lieu de déterminer d’abord si la requérante peut se plaindre d’une telle différence de traitement.

32. Pour conférer l’autorité parentale – revendiquée par les deux parents – à la mère plutôt qu’au père, le tribunal de district et le tribunal régional d’Innsbruck eurent à se prononcer sur le point de savoir si la première était capable de se charger de la garde et de l’éducation des enfants. À cet effet, ils tinrent compte des conséquences pratiques des convictions religieuses des témoins de Jéhovah : rejet des jours de fête tels que Noël et Pâques, traditionnellement célébrés par la majorité de la population autrichienne, opposition aux transfusions sanguines et, plus largement, situation de minorité sociale vivant selon ses propres règles distinctives.

33. La Cour ne nie pas que, dans certaines circonstances, les données invoquées par la Cour suprême d’Autriche à l’appui de sa décision puissent faire pencher la balance en faveur d’un parent plutôt que l’autre. Toutefois, la Cour suprême introduisit un élément nouveau, la loi fédérale sur l’éducation religieuse des enfants (paragraphes 15 et 23 ci-dessus), et elle y attacha manifestement une importance déterminante.

Dès lors, il y a eu différence de traitement et elle reposait sur la religion ; conclusion renforcée par la tonalité et le libellé des considérants de la Cour suprême relatifs aux conséquences pratiques de la religion de la requérante.

Pareille différence de traitement est discriminatoire en l’absence de « justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne repose pas sur un « but légitime » et s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir notamment l’arrêt Darby c. Suède du 23 octobre 1990, Série A no 187, p. 12, par. 31).

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34. La Cour suprême poursuivait un but légitime : protéger la santé et les droits des enfants ; il reste à rechercher si la deuxième condition se trouve elle aussi remplie.

36. (…) Nonobstant tout argument contraire possible, on ne saurait tolérer une distinction dictée pour l’essentiel par des considérations de religion.

Dès lors, la Cour ne peut conclure à l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; partant, il y a eu violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 ».

Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, CEDH 2004-II, arrêt du 9 mars 2004 TRAITEMENT MÉDICAL NON AUTORISÉ DU FILS DES REQUÉRANTS ATTEINT DE TROUBLES MENTAUX ET PSYCHOLOGIQUES GRAVES, SANS AUTORISATION DU TRIBUNAL : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

« 61. Les requérants affirment que la décision d’administrer de la diamorphine à David Glass contre la volonté de sa mère et celle d’inscrire un ordre de non-réanimation dans le dossier médical de l’intéressé à l’insu de sa mère ont porté atteinte au droit du premier à l’intégrité physique et morale et aux droits de la seconde découlant de l’article 8. Ils voient dans le fait que l’autorité hospitalière n’a pas demandé aux tribunaux internes d’intervenir dans la décision d’agir sans le consentement de la seconde requérante une atteinte non prévue par la loi aux droits du premier requérant.

70. La Cour note que la seconde requérante, mère du premier requérant, qui est un enfant gravement handicapé, a agi comme représentante légale de celui-ci. En cette qualité, elle avait le droit d’agir au nom de son fils et de défendre ses intérêts, y compris dans le domaine des traitements médicaux. Le Gouvernement fait observer que l’intéressée avait donné aux médecins de l’hôpital St Mary, lors des précédents séjours de David, l’autorisation de recourir à certains traitements (paragraphes 15, 17 et 66 ci-dessus). Il est clair toutefois que lorsqu’elle fut confrontée à la réalité de l’administration de diamorphine à son fils la seconde requérante exprima fermement son opposition à un traitement de ce type. Ses objections, qu’elle réitéra pourtant à plusieurs reprises, ne furent pas prises en compte. La Cour estime que la décision d’imposer un traitement à David Glass malgré les protestations de sa mère s’analyse en une atteinte au droit du premier au respect de sa vie privée, et plus particulièrement à son droit à l’intégrité physique… La Cour note l’insistance mise par le Gouvernement pour la convaincre que les médecins ont dû parer à une urgence – ce que les requérants contestent – et agir rapidement dans l’intérêt supérieur du malade. Elle considère toutefois que cet argument n’enlève rien au fait qu’il y a eu ingérence mais se rapporte plutôt à la nécessité de l’ingérence et doit donc être examiné sous cet angle.

77. Quant à la légitimité du but poursuivi, la Cour considère que la conduite tenue par le personnel de l’hôpital visait, d’un point de vue clinique, à servir les intérêts du

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premier requérant. Elle rappelle à cet égard qu’elle a rejeté dans sa décision partielle du 18 mars 2003 sur la recevabilité de la requête tout grief fondé sur l’article 2 de la Convention et aux termes duquel les médecins auraient décidé, de façon unilatérale, de précipiter le décès du premier requérant, soit en lui administrant de la diamorphine, soit en insérant dans son dossier un ordre de non-réanimation.

78. Se tournant vers la question de la « nécessité » de l’ingérence litigieuse, la Cour considère que les faits qui se déroulèrent à l’hôpital St Mary entre le 19 et le 21 octobre 1998 ne peuvent être isolés des discussions qui avaient eu lieu fin juillet et début septembre de la même année entre le personnel de l’hôpital et la seconde requérante au sujet de l’état du premier requérant et de la manière dont il devrait être traité en cas d’urgence. Les médecins de l’hôpital s’étaient manifestement montrés préoccupés par la réticence de la seconde requérante à suivre leurs conseils, et en particulier à accepter leur avis selon lequel il pourrait y avoir lieu d’administrer de la morphine au premier requérant afin d’atténuer la détresse dont il pourrait faire l’expérience lors d’une attaque ultérieure. On ne peut ignorer à cet égard que le docteur Walker avait inscrit dans ses notes le 8 septembre 1998 qu’il pourrait s’avérer nécessaire de saisir la justice afin de débloquer l’impasse à laquelle conduisait l’opposition de la seconde requérante. Le docteur Hallet avait abouti à une conclusion analogue à la suite de son entrevue avec la seconde requérante le 9 septembre (paragraphes 12 et 17 ci-dessus).

79. Il n’a pas été expliqué de manière convaincante à la Cour pourquoi la Régie hospitalière n’avait pas à ce stade sollicité l’intervention de la High Court. Les médecins partageaient tous alors un sombre pronostic quant à la capacité du premier requérant à surmonter de prochaines crises. Il n’y avait aucun doute que le traitement proposé par eux n’emporterait pas l’assentiment de la seconde requérante. Certes, celle-ci aurait pu, elle aussi, saisir la High Court de la question. Compte tenu des circonstances, toutefois, la Cour estime que c’était à la Régie hospitalière de prendre l’initiative et de désamorcer la situation dans l’anticipation d’une crise à venir.

80. La Cour peut admettre que les médecins ne pouvaient prévoir le degré de confrontation et d’hostilité qu’ils durent effectivement constater après la nouvelle hospitalisation du premier requérant le 18 octobre 1998. Toutefois, pour autant que le Gouvernement soutient que la gravité de l’état du premier requérant contraignait les médecins à se livrer à une course contre la montre, ce qui faisait de la saisine de la High Court par la Régie hospitalière une option peu envisageable, la Cour considère que la non-saisine de la High Court par la Régie hospitalière à un stade antérieur a contribué à cette situation.

81. Cela étant dit, la Cour n’est pas persuadée que la Régie hospitalière n’aurait pas pu saisir d’urgence la High Court dès que la seconde requérante avait fait savoir clairement qu’elle s’opposait fermement à l’administration de diamorphine à son fils. En vérité, les médecins et les autorités compétentes utilisèrent le temps limité dont ils disposaient pour tenter d’imposer leurs vues à la seconde requérante. La Cour observe à cet égard que la Régie hospitalière fut en mesure de s’assurer de la présence d’un policier pour superviser les négociations avec la seconde requérante, mais que, de façon surprenante, elle n’envisagea pas la saisine de la High Court, alors cependant que « la procédure de l’intérêt supérieur de l’enfant p[eut] être déclenchée à bref délai » (voir, au paragraphe 38 ci-dessus, la décision rendue par le juge Scott Baker à l’issue de la procédure devant la High Court).

82. La Cour observe en outre que les faits ne corroborent pas l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la seconde requérante avait consenti à une

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administration de diamorphine au premier requérant à la lumière des discussions qu’elle avait eues antérieurement avec les médecins. Indépendamment du fait que ces discussions s’étaient focalisées sur l’administration de morphine au premier requérant, on ne peut affirmer avec certitude que le consentement éventuellement donné par la seconde requérante était libre, explicite et éclairé. En tout état de cause, à supposer que la seconde requérante eût donné son consentement, elle le retira clairement, et les médecins comme la Régie hospitalière auraient dû respecter son revirement et s’abstenir de s’engager dans des tentatives relativement insensibles pour venir à bout de son opposition.

83. La Cour considère qu’eu égard aux circonstances de l’espèce la décision des autorités de passer outre, en l’absence d’autorisation par un tribunal, à l’objection de la seconde requérante au traitement proposé a violé l’article 8 de la Convention. À la lumière de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief des requérants relatif à l’insertion, sans le consentement et à l’insu de la seconde requérante, d’un ordre de non-réanimation dans le dossier du premier requérant. Elle observe toutefois, dans le droit fil de sa décision sur la recevabilité, que l’ordre litigieux ne visait que l’application de massages cardiaques vigoureux et d’une assistance respiratoire intensive et qu’il n’excluait pas le recours à d’autres techniques, telles l’apport d’oxygène, pour maintenir le premier requérant en vie. »

Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, arrêt du 11 juillet 2006 ADMINISTRATION FORCÉE D’UN ÉMÉTIQUE AFIN D’OBTENIR LA PREUVE D’UN DÉLIT EN MATIÈRE DE DROGUES ET UTILISATION DE LA PREUVE OBTENUE PAR DES MOYENS ILLÉGAUX LORS DU PROCÈS : VIOLATION DE L’ARTICLE 6

« Violation alléguée de l’article 3 de la Convention

68. La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques et morales (Labita, § 120) [GC], n° 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV). Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale (Hurtado c. Suisse, 28 janvier 1994, § 67, avis de la Commission, Série A n° 280), ou à les conduire à agir contre leur volonté ou leur conscience (voir, par exemple, Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce (« Affaire grecque »), n° 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, p. 186, et Keenan c. Royaume-Uni, n° 27229/95, § 110, CEDH 2001-III). En outre, en recherchant si un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera notamment si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé. Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, Peers c. Grèce, n° 28524/95, §§ 68 et 74, CEDH 2001-III, et Price, arrêt précité, § 24). Pour qu’une peine ou le traitement dont elle s’accompagne puissent être qualifiés d’« inhumains » ou de « dégradants », la souffrance ou l’humiliation doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes (Labita, arrêt précité, § 120).

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69. Quant aux interventions médicales auxquelles une personne détenue est soumise contre sa volonté, l’article 3 de la Convention impose à l’État une obligation de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis. Les personnes concernées n’en demeurent pas moins protégées par l’article 3, dont les exigences ne souffrent aucune dérogation (Mouisel, arrêt précité, § 40, et Gennadi Naoumenko, arrêt précité, § 112). Une mesure dictée par une nécessité thérapeutique du point de vue des conceptions médicales établies ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante (voir, en particulier, Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, pp. 25-26, § 82, Série A, n° 244, et Gennadi Naoumenko, arrêt précité, § 112). Il en est ainsi, par exemple, de l’alimentation de force visant à sauver la vie d’un détenu qui refuse délibérément de s’alimenter. Il incombe pourtant à la Cour de s’assurer que la nécessité médicale a été démontrée de manière convaincante et que les garanties procédurales dont doit s’entourer la décision de procéder, par exemple, à une alimentation de force, existent et ont été respectées (Nevmerjitski c. Ukraine, n° 54825/00, § 94, 5 avril 2005).

70. Même lorsqu’une mesure n’est pas motivée par une nécessité thérapeutique, les articles 3 et 8 de la Convention n’interdisent pas en tant que tel le recours à une intervention médicale contre la volonté d’un suspect en vue de l’obtention de la preuve de sa participation à une infraction. Ainsi, les institutions de la Convention ont conclu à plusieurs reprises que le prélèvement de sang ou de salive contre la volonté d’un suspect dans le cadre d’une enquête sur une infraction n’avait pas enfreint ces articles dans les circonstances des affaires examinées (voir, notamment, X c. Pays-Bas, n° 8239/78, décision de la Commission du 4 décembre 1978, Décisions et rapports (DR) 16, pp. 184-187, Schmidt c. Allemagne (déc.), n° 32352/02, 5 janvier 2006).

71. Toutefois, la nécessité de toute intervention médicale de force en vue de l’obtention de la preuve d’une infraction doit se trouver justifiée de manière convaincante au vu des circonstances de l’affaire. Cela vaut en particulier lorsque l’intervention vise à recueillir à l’intérieur du corps de la personne la preuve matérielle de l’infraction même dont elle est soupçonnée. La nature particulièrement intrusive d’un tel acte exige un examen rigoureux de l’ensemble des circonstances. À cet égard, il faut tenir dûment compte de la gravité de l’infraction en question. Les autorités doivent également démontrer qu’elles ont envisagé d’autres méthodes pour obtenir des preuves. En outre, l’intervention ne doit pas faire courir au suspect le risque d’un préjudice durable pour sa santé (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Nevmerjitski précité, §§ 94 et 97, et la décision Schmidt précitée).

72. Par ailleurs, de même que pour les interventions réalisées à des fins thérapeutiques, la manière dont on contraint une personne à subir un acte médical destiné à récupérer des preuves dans son corps doit rester en deçà du degré minimum de gravité défini dans la jurisprudence de la Cour relativement à l’article 3 de la Convention. En particulier, il faut tenir compte du point de savoir si l’intervention médicale de force a causé à la personne concernée de vives douleurs ou souffrances physiques (Peters c. Pays-Bas, n° 21132/93, décision de la Commission du 6 avril 1994, Schmidt, décision précitée, et Nevmerjitski, arrêt précité, §§ 94, 97).

73. Un autre facteur pertinent dans ces affaires est le point de savoir si l’intervention médicale pratiquée de force a été ordonnée et exécutée par des médecins et si la personne concernée a fait l’objet d’une surveillance médicale constante (voir, par exemple, Ilijkov c. Bulgarie, n° 33977/96, décision de la Commission du 20 octobre 1997).

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74. Il faut considérer également si cette intervention a entraîné une aggravation de l’état de santé de l’intéressé et a eu des conséquences durables pour sa santé (voir la décision Ilijkov précitée, et, mutatis mutandis, Krastanov c. Bulgarie, n° 50222/99, § 53, 30 septembre 2004).

79 En ce qui concerne la façon dont l’émétique a été administré, la Cour constate que le requérant, après avoir refusé de prendre la substance de son plein gré, a été immobilisé par quatre policiers, ce qui indique l’usage d’une force proche de la brutalité. On a dû lui poser alors une sonde nasogastrique pour vaincre sa résistance physique et mentale, manière de procéder qui a dû être douloureuse et angoissante pour lui. Il a ensuite subi un acte d’intrusion physique supplémentaire contre sa volonté puisqu’on lui a injecté un autre émétique. Il y a lieu de tenir compte également de la souffrance mentale qu’il a endurée en attendant que la substance produisît ses effets. Durant ce laps de temps, il a été immobilisé et maintenu sous la surveillance de policiers et d’un médecin. Il a dû être humiliant pour lui d’être forcé de régurgiter dans ces conditions. La Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel il aurait été tout aussi humiliant pour le requérant d’attendre l’élimination des stupéfiants par les voies naturelles. Une telle mesure entraîne certes une immixtion dans l’intimité en raison de la nécessité d’une surveillance, mais elle fait intervenir une fonction organique naturelle et est dès lors bien moins attentatoire à l’intégrité physique et mentale de la personne concernée qu’un acte médical pratiqué de force (voir, mutatis mutandis, Peters et Schmidt, décisions précitées).

82. Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la mesure litigieuse a atteint le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Les autorités ont porté gravement atteinte à l’intégrité physique et mentale du requérant, contre son gré. Elles l’ont forcé à vomir, non pas pour des raisons thérapeutiques mais pour recueillir des éléments de preuve qu’elles auraient également pu obtenir par des méthodes moins intrusives. La façon dont la mesure litigieuse a été exécutée était de nature à inspirer au requérant des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à l’humilier et à l’avilir. En outre, elle a comporté des risques pour la santé de l’intéressé, en particulier en raison du manquement à procéder préalablement à une anamnèse adéquate. Bien que ce ne fût pas délibéré, la façon dont l’intervention a été pratiquée a également occasionné au requérant des douleurs physiques et des souffrances mentales. L’intéressé a donc été soumis à un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3.

83. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 3 de la Convention.

Violation alléguée de l’article 6 de la Convention

87. Le requérant considère par ailleurs que l’utilisation au procès des éléments obtenus par l’administration de l’émétique a méconnu son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention. Il allègue en particulier la violation de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination.

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105. Ainsi qu’il a été constaté ci-dessus, l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale d’éléments de preuve recueillis au mépris de l’article 3 soulève de graves questions quant à l’équité de cette procédure. En l’espèce, la Cour n’a pas conclu que le requérant avait été soumis à des actes de torture. À son avis, des éléments à charge – qu’il s’agisse d’aveux ou d’éléments matériels – rassemblés au moyen d’actes de violence ou de brutalité ou d’autres formes de traitements pouvant être qualifiés de torture – ne doivent jamais, quelle qu’en soit la valeur probante, être invoqués pour prouver la culpabilité de la victime. Toute autre conclusion ne ferait que légitimer indirectement le type de conduite moralement répréhensible que les auteurs de l’article 3 de la Convention ont cherché à interdire ou, comme l’a si bien dit la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt en l’affaire Rochin « [à] confé[rer] une apparence de légalité à la brutalité ». La Cour note à cet égard que l’article 15 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants énonce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne peut être invoquée comme élément de preuve dans une procédure contre la victime des actes de torture.

108. Dès lors, la Cour estime que l’utilisation comme preuve des stupéfiants recueillis grâce à l’administration de force de l’émétique au requérant a frappé d’iniquité l’ensemble du procès de celui-ci.

109. Ce constat suffit en soi pour conduire à la conclusion que le requérant s’est vu refuser un procès équitable, en violation de l’article 6. Toutefois, la Cour juge approprié d’examiner l’argument de l’intéressé selon lequel la manière dont les preuves ont été obtenues et l’utilisation qui en a été faite ont porté atteinte à son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. »

Bogumil c. Portugal, no 35228/03, arrêt du 7 octobre 2008 ABSENCE ALLÉGUÉE DE CONSENTEMENT À UNE OPÉRATION SUITE À L’INGESTION DE COCAÏNE : IRRECEVABLE

« 69. S’agissant en particulier des interventions médicales auxquelles une personne détenue est soumise contre sa volonté, l’article 3 de la Convention impose à l’État une obligation de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis. Les personnes concernées n’en demeurent pas moins protégées par l’article 3, dont les exigences ne souffrent aucune dérogation (Mouisel, arrêt précité, § 40, et Gennadi Naoumenko, arrêt précité, § 112). Une mesure dictée par une nécessité thérapeutique du point de vue des conceptions médicales établies ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante (voir, en particulier, Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, Série A no 244, pp. 25-26, § 82, et Gennadi Naoumenko, arrêt précité, § 112). Il incombe pourtant à la Cour de s’assurer que la nécessité médicale a été démontrée de manière convaincante et que les garanties procédurales dont doit s’entourer la décision de procéder à une telle mesure existent et ont été respectées (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 69, CEDH 2006-IX).

70 Il faut en outre tenir compte des points de savoir si l’intervention médicale pratiquée sous la contrainte a causé à la personne concernée de vives douleurs ou souffrances physiques, si elle a été ordonnée et exécutée par des médecins, si la personne concernée a fait l’objet d’une surveillance médicale constante et, enfin, si

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ladite intervention a entraîné une aggravation de l’état de santé de l’intéressé ou a eu des conséquences durables pour sa santé (Jalloh, précité, §§ 72-74).

i. Sur le consentement

71. En l’espèce, la première question sur laquelle la Cour est tenue de se prononcer est de savoir si le requérant a consenti ou non à l’intervention médicale en cause. Si en effet il y a eu consentement éclairé, comme l’allègue le Gouvernement, aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

(…)

76. Dans ces conditions, la Cour, faute d’éléments suffisants à cet effet, n’estime pas établi que le requérant ait donné son consentement à l’intervention en cause. Rien n’indique par ailleurs qu’il aurait refusé l’intervention chirurgicale et qu’il ait été forcé à la subir.

ii. Sur l’intervention médicale

77. S’agissant d’abord de la finalité de l’intervention médicale litigieuse, la Cour estime au vu des éléments de fait disponibles qu’elle a découlé d’une nécessité thérapeutique et non de la volonté de recueillir des éléments de preuve. En effet, nul ne conteste que le requérant risquait de mourir d’une intoxication. Par ailleurs celui-ci a été maintenu sous observation pendant quarante-huit heures : c’est seulement lorsqu’il est apparu que le fait d’attendre l’expulsion du sachet par les voies naturelles constituait un risque pour sa vie que le personnel médical – et non la police – a décidé de pratiquer l’intervention chirurgicale. Enfin, comme le souligne le Gouvernement, le sachet de drogue ingéré par le requérant n’était pas indispensable – et encore moins déterminant – aux fins des poursuites pénales : le requérant a été condamné sur la base de plusieurs autres éléments de preuve, notamment la drogue saisie lors de son interpellation à l’aéroport de Lisbonne (paragraphe 28 ci-dessus).

78. À propos des risques pour la santé que comportait l’opération en cause, le Gouvernement a souligné – et le requérant n’a pas contesté – qu’il s’agissait d’une intervention simple. La Cour constate par ailleurs qu’elle a eu lieu dans un hôpital civil et qu’elle a été pratiquée par un personnel médical compétent. Enfin, à aucun moment il n’a été nécessaire d’utiliser la force envers le requérant.

79. Pour ce qui est de la surveillance médicale, la Cour observe que si le requérant a été transféré le jour même de l’intervention de l’hôpital civil à l’hôpital pénitentiaire, ce qui peut susciter une certaine perplexité, il n’en demeure pas moins qu’il a bénéficié à l’hôpital pénitentiaire d’une surveillance constante et d’un suivi médical adéquat, ce jusqu’au 6 décembre 2002, date de son transfert vers un établissement pénitentiaire.

80. Quant aux effets de l’intervention sur la santé du requérant, la Cour prend note des affirmations de celui-ci sur ce point. Eu égard toutefois aux éléments du dossier, elle ne juge pas établi que les troubles dont l’intéressé dit souffrir depuis lors soient liés à l’opération en cause.

81. Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, qui présentent des différences considérables par rapport à celles de l’affaire Jalloh précitée – qui portait également sur l’extraction d’un sachet de stupéfiants hors de l’estomac

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de l’intéressé –, la Cour estime que l’intervention litigieuse n’a pas été de nature à constituer un traitement inhumain ou dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

82. Dès lors, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

**M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, nos 45901/05 et 40146/06, arrêt du 23 mars 2010 EXAMEN MÉDICAL D’UNE FILLE DE NEUF ANS SANS LE CONSENTEMENT DE SES PARENTS : VIOLATION DES ARTICLES 8 ET 13

Les requérants dans cette affaire étaient M.A.K. et sa fille R.K. L’affaire concerne l’hospitalisation de R.K. après son examen par un pédiatre, qui avait estimé que les hématomes présents sur ses jambes étaient dus à des violences physiques. Après un autre examen, le pédiatre avait conclu que R.K. avait aussi été victime d’abus sexuels, dont M.A.K. avait été désigné comme l’auteur possible. R.K. avait par la suite quitté l’hôpital après un diagnostic établissant qu’elle était atteinte d’une maladie cutanée rare. Invoquant l’article 3 de la Convention, M.A.K. affirmait que les accusations dont il faisait l’objet avaient provoqué chez lui un sentiment d’angoisse et d’humiliation. Les requérants se plaignaient également, au titre de l’article 8 de la Convention, des restrictions imposées aux visites pendant les dix jours d’hospitalisation de R.K. et du fait qu’un prélèvement de sang avait été effectué et des photographies prises sans le consentement des parents. En outre, se fondant sur l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) de la Convention, R.K. se plaignait du fait que l’aide juridictionnelle lui avait été supprimée pendant la procédure de recours engagée contre l’autorité locale et l’hôpital en vue d’obtenir une indemnisation. M.A.K. faisait également valoir qu’en violation de l’article 13 de la Convention il n’avait pu obtenir une indemnisation du préjudice subi à cause de la façon dont le cas de sa fille avait été traité par les autorités locales, qui s’étaient fondées sur les conclusions des juridictions internes, aux termes desquelles il n’existe pas en common law d’obligation de diligence à l’égard des parents.

La Cour a noté que les autorités, tant médicales que sociales, ont l’obligation de protéger les enfants ; elles ne peuvent être tenues responsables chaque fois que des inquiétudes réelles et raisonnablement justifiées à propos de la sécurité d’un enfant pas à un membre de sa famille se révèlent par la suite erronées. Comme le droit et la pratique internes exigent clairement le consentement des parents ou des personnes exerçant la responsabilité parentale avant toute intervention médicale, la Cour a jugé injustifiée la décision d’effectuer une prise de sang et de prendre des photographies intimes d’une enfant de neuf ans contre la volonté expresse de ses deux parents, alors qu’elle était seule à l’hôpital ; elle a donc conclu à la violation de l’article 8 de la Convention. Considérant également que M.A.K. aurait dû pouvoir disposer d’un moyen, d’une part, de faire reconnaître que l’autorité locale était responsable du préjudice qu’il avait

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subi et, d’autre part, d’obtenir la réparation de ce préjudice, la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 13. Les autres griefs des requérants ont été rejetés par la Cour. ***Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, Recueil 2012, arrêt du 13 novembre 2012 REFUS DE PERMETTRE À DES PATIENTS ATTEINTS D’UN CANCER EN PHASE TERMINALE DE BÉNÉFICIER D’UN MÉDICAMENT EXPÉRIMENTAL NON AUTORISÉ : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2, 3 ET 8

Les requérants sont dix ressortissants bulgares, dont neuf atteints d’un cancer en phase terminale. Quatre sont décédés après l’introduction de leur requête ; leurs proches ont poursuivi la procédure en leur nom. Après avoir suivi divers traitements classiques, les requérants avaient été informés par une clinique privée, le Centre médical pour la médecine intégrative OOD, de l’existence d’un produit anticancéreux expérimental (le MBVax Coley Fluid). Celui-ci n’avait été officiellement autorisé dans aucun pays, mais pouvait être administré à des fins d’« usage compassionnel » aux patients d’un certain nombre d’États.

Les requérants avaient intenté une action contre l’autorité chargée de contrôler la qualité, l’innocuité et l’efficacité des médicaments, en soutenant que le MBVax Coley Fluid était un produit expérimental non encore autorisé ni même testé cliniquement dans un quelconque pays. Il ne pouvait donc être autorisé en Bulgarie en vertu de la législation en vigueur, puisqu’elle ne prévoyait pas l’utilisation de médicaments non autorisés sans test clinique. En outre, contrairement à ce qui existait dans certains autres pays européens, l’usage compassionnel des produits non autorisés était impossible en Bulgarie. Enfin, le droit de l’Union européenne n’imposait aucune obligation d’harmonisation dans ce domaine. Certains requérants avaient fait appel de cette décision auprès du ministère de la Santé, mais aucun d’eux n’avait engagé une action en justice.

Les requérants se plaignaient de ce que le refus des autorités bulgares de les autoriser à utiliser un anticancéreux expérimental emportait violation de leurs droits garantis par les articles 2, 3 et 8 de la Convention.

La Cour a tout d’abord décidé que les ayants droits de quatre requérants décédés avaient qualité pour agir. La Cour a ensuite observé que l’obligation que l’article 2 met à la charge de l’Etat peut englober le devoir de mettre en place un cadre juridique approprié, par exemple une réglementation qui impose aux hôpitaux de prendre des mesures adéquates pour protéger la vie de leurs patients. Toutefois, il n’existait pas en Bulgarie de réglementation régissant l’accès à des médicaments non autorisés lorsque les formes classiques de traitement médical s’avéraient insuffisantes. L’article 2 ne pouvait être interprété comme exigeant que l’accès à un médicament non autorisé de malades en phase terminale soit réglementé d’une manière particulière.

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S’agissant de l’article 3, la Cour a considéré que le grief des requérants se fondait sur une acception élargie de la notion de traitement inhumain ou dégradant qu’elle ne saurait approuver. On ne peut pas dire qu’en refusant aux requérants l’accès à un produit – même potentiellement susceptible de leur sauver la vie – dont l’innocuité et l’efficacité n’ont pas été prouvées, les autorités ont directement augmenté les souffrances physiques des requérants. Il est vrai que la décision des autorités bulgares, dans la mesure où elle avait empêché les requérants de recourir à un produit qui aurait pu, selon eux, améliorer leurs chances de guérison et de survie, avait causé à ceux-ci une souffrance morale, sachant surtout que ce produit a été mis à disposition à titre exceptionnel dans d’autres pays. Toutefois, cette décision ne pouvait être qualifiée de traitement inhumain. L’article 3 n’obligeait pas les Etats à atténuer les disparités entre les niveaux de soins médicaux disponibles dans divers pays. Enfin, la Cour n’a pas estimé que ce refus puisse passer pour avoir humilié ou rabaissé les requérants.

Concluant également à l’absence de violation de l’article 8, la Cour a souligné que les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation dans le domaine de la politique de santé. Elle n’a pas jugé nécessaire de déterminer si le refus des autorités devait s’analyser en une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée ou en un manquement de l’Etat à l’obligation de fournir un cadre juridique adéquat permettant le respect de la vie privée des personnes se trouvant dans la situation des requérants (obligation positive). Toutefois, la question cruciale en l’espèce était de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents des individus et de la collectivité. L’intérêt des requérants était de suivre un traitement à base de produits expérimentaux, tandis que l’intérêt général antagoniste était de les protéger contre les risques inhérente à des médicaments expérimentaux. Elle a estimé que la législation en vigueur ménageait un juste équilibre, puisqu’elle autorisait l’utilisation de produits lorsque ceux-ci étaient déjà autorisés dans un autre pays.

***Arskaya c. Ukraine, no 45076/05, arrêt du 5 décembre 2013 ACCEPTATION DU REFUS DE TRAITEMENT MÉDICAL EXPRIMÉ PAR UNE PERSONNE SOUFFRANT DE PARANOÏA SANS EXAMINER SA CAPACITÉ À PRENDRE UNE DÉCISION : VIOLATION DE L’ARTICLE 2

Le fils de la requérante, S., âgé de 42 ans, avait été hospitalisé pour une pneumonie et une tuberculose le 22 mars 2001. Alors que son état de santé empirait, il avait refusé à trois reprises une bronchoscopie. Il avait également été examiné par un psychiatre, qui avait diagnostiqué un trouble de la personnalité paranoïaque. S., dont l’état de santé restait extrêmement grave, avait continué à refuser des injections intramusculaires. Il est finalement décédé le 3 avril 2001. L’enquête interne menée au sujet d’une faute médicale alléguée avait révélé certaines défaillances du comportement des médecins et de la réglementation en vigueur.

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La procédure pénale engagée à la suite de la plainte de la requérante pour faute médicale avait été abandonnée en 2008, au bout de sept ans et quatre mois, faute de preuves. Les autorités nationales avaient conclu que le fils de la requérante avait refusé à plusieurs reprises un traitement médical, ce qui avait aggravé son état de santé et finalement entraîné sa mort.

La requérante se plaignait sur le terrain de l’article 2 de ce que le personnel médical de l’hôpital n’avait pas dispensé à son fils de traitement médical d’urgence adéquat, ce qui avait entraîné son décès. Invoquant les articles 6 et 7 de la Convention, elle soutenait en outre que les autorités nationales n’avaient pas mené d’enquête effective sur la mort de son fils.

S’agissant de savoir si, au regard de l’article 2, le système judiciaire dans son ensemble avait traité de manière satisfaisante cette affaire, la Cour a tout d’abord examiné l’enquête interne et la procédure disciplinaire. Elle a constaté que l’un des éléments cruciaux qui permettaient de déterminer la validité du refus d’un patient à subir un traitement médical était la question de sa capacité à prendre une décision. Les médecins n’avaient pas examiné la question de la capacité de compréhension de S., alors même que son dossier médical montrait clairement que sa santé mentale avait été mise en doute. On ne pouvait donc conclure que la commission d’enquête et le médecin en chef de l’hôpital avaient cherché de manière satisfaisante à examiner tous les faits pertinents relatifs au décès du fils de la requérante et à identifier les responsables.

Au vu des lacunes de l’enquête judiciaire et de sa durée excessive, la Cour a également considéré que la procédure pénale n’avait pas été effective en l’espèce. Compte tenu de cet élément, la Cour a estimé qu’il serait excessif de contraindre la requérante à engager une action distincte au civil. La Cour a conclu que la requérante n’avait pas bénéficié d’une procédure judiciaire effective conforme aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention.

***Petrova c. Lettonie, no 4605/05, arrêt du 24 juin 2014 TRANSPLANTATION D’ORGANES SANS CONSENTEMENT : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le 26 mai 2002, le fils de la requérante avait été grièvement blessé dans un accident de voiture et conduit à l’hôpital public de Riga. Après une intervention chirurgicale, son état s’était détérioré et il était décédé le 29 mai 2002. Neuf mois plus tard, en lisant le rapport d’autopsie établi au cours de la procédure pénale dirigée contre la personne tenue pour responsable de l’accident, la requérante avait découvert que les reins et la rate de son fils avaient été prélevés immédiatement après son décès à des fins de transplantation.

Le droit letton en vigueur à l’époque des faits prévoyait expressément que l’intéressée, mais également ses plus proches parents, y compris ses

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parents, avaient le droit d’exprimer leur souhait au sujet du prélèvement des organes d’une personne décédée.

La requérante se plaignait sur le terrain de l’article 8 du fait que les organes de son fils avaient été prélevés sans le consentement de l’intéressé ni celui de sa mère.

La Cour a observé que le principal désaccord entre les parties portait sur la question de savoir si la loi, qui reconnaît en principe aux plus proches parents le droit de faire part de leur volonté au sujet d’un prélèvement imminent d’organes, était suffisamment claire sur l’exercice de ce droit.

La Cour a estimé que la législation en vigueur, telle qu’elle avait été appliquée au moment des faits, ne définissait pas de manière suffisamment claire l’étendue de l’obligation imposée ou de la marge d’appréciation accordée à ce sujet aux médecins ou aux autres autorités. La manière dont ce « système de consentement présumé » prévu par le droit letton avait opéré en pratique était dénuée de clarté et avait abouti à la situation dans laquelle Mme Petrova, bien qu’ayant certains droits du fait qu’elle était la plus proche parente, n’avait pas été informée – et avait encore moins reçu d’explications – sur la manière et le moment d’exercer ces droits. Le droit letton ne prévoyait pas davantage de protection légale adéquate contre l’arbitraire. La Cour a en conséquence conclu à la violation de l’article 8.

***M.S. c. Croatie (no 2), no 75450/12, arrêt du 19 février 2015 INTERNEMENT PSYCHIATRIQUE SANS CONSENTEMENT NI REPRÉSENTATION EN JUSTICE : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 5

Cette affaire porte essentiellement sur l’internement contre son gré de la requérante dans un hôpital psychiatrique pendant un mois. Le 29 octobre 2012, la requérante avait consulté son médecin de famille car elle se plaignait de fortes douleurs au bas du dos. Le médecin l’avait renvoyée au service des urgences, où elle avait été examinée par un psychiatre, qui avait diagnostiqué en particulier des troubles psychotiques aigus et avait ordonné son hospitalisation. Elle avait été immédiatement internée contre son gré dans un établissement psychiatrique où elle avait été attachée sur un lit, dans une cellule d’isolement, pendant une nuit. Un juge de première instance ayant autorisé son internement d’office, qui avait ensuite été prolongé par cette même juridiction, la requérante était restée dans l’établissement – son recours contre cette décision ayant été rejeté – jusqu’à sa sortie le 29 novembre 2012. L’avocat commis d’office ne lui avait fourni aucune assistance juridique satisfaisante au cours de la procédure et ne l’avait jamais contactée.

Invoquant l’article 3, la requérante se plaignait d’avoir été maltraitée au cours de son internement psychiatrique et de l’absence d’enquête effective à ce sujet. Invoquant en outre, en substance, l’article 5 § 1 (e), elle soutenait qu’elle avait été internée illégalement et sans justification et que la décision

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de justice en cause n’avait pas été entourée des garanties procédurales adéquates.

La Cour a conclu à la violation du volet procédural et du volet matériel de l’article 3. Elle a souligné la vulnérabilité des personnes atteintes de troubles mentaux. La privation de liberté et le recours à des mesures coercitives à l’encontre de personnes atteintes de déficience psychologique ou intellectuelle devaient se justifier par une nécessité médicale et devaient être proportionnés. Le recours à de telles mesures devait intervenir en dernier ressort et uniquement pour empêcher un dommage au patient ou à autrui. En outre, la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 1 (e) au motif que les autorités nationales n’avaient pas pris les mesures adéquates pour assurer la représentation en justice effective de la requérante ou le respect de toutes les exigences procédurales nécessaires. ***Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, arrêt du 5 juin 2015 DÉCISION PRISE PAR UN MEDECIN D’ARRÊTER LE TRAITEMENT DE MAINTIEN ARTIFICIEL EN VIE D’UN PATIENT QUI N’AVAIT LAISSÉ AUCUNE INSTRUCTION CLAIRE AU PREALABLE : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2 ET 8

Vincent Lambert avait été victime d’un accident de circulation en 2008, qui l’avait laissé dans un état végétatif chronique et dépendant d’une alimentation entérale artificielle. Il n’avait formulé aucune volonté de son vivant et n’avait donné aucune instruction au sujet d’un traitement de maintien artificiel en vie.

Dans la procédure engagée devant la Cour, les requérants étaient les parents de Vincent Lambert, ainsi que son demi-frère et sa sœur. Agissant au nom et pour le compte de Vincent Lambert, ils considéraient que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation artificielles de Vincent Lambert serait contraire aux obligations découlant pour l’État de l’article 2 de la Convention et constituerait un mauvais traitement au sens de l’article 3. Invoquant l’article 8, ils estimaient également que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation s’analyserait en une atteinte à l’intégrité physique de Vincent Lambert.

La première décision d’arrêt de l’alimentation artificielle avait été prise par le médecin en charge du patient en avril 2013, à la suite d’une procédure judiciaire collégiale. La femme de Vincent Lambert avait pris part à cette procédure, mais pas ses parents ni d’autres proches. Cette décision avait été mise en œuvre le 10 avril 2013. Mais les parents requérants avaient saisi le juge des référés d’une demande d’injonction à laquelle celui-ci avait fait droit le 11 mai 2013, en ordonnant à l’hôpital de rétablir l’alimentation et les soins de Vincent Lambert.

Une deuxième décision d’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation avait été prise par le médecin le 11 janvier 2014 à l’issue d’une procédure collective, après une vaste consultation de la femme de Vincent Lambert, de

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ses parents, ses huit frères et sœurs, de l’équipe médicale et de médecins (y compris de médecins extérieurs à l’établissement). À la demande des parents, le tribunal administratif avait suspendu la mise en œuvre de la décision, au motif que la volonté de Vincent Lambert avait été interprétée de façon erronée. Le tribunal administratif avait estimé que la décision du 11 janvier 2014 constituait « une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie de Vincent Lambert ».

Lors de la procédure qui avait suivi, le Conseil d’Etat avait conclu dans son arrêt du 24 juin 2014 que les dispositions légales pertinentes, qui autorisaient les médecins à arrêter le traitement médical, étaient légales.

La femme de Vincent Lambert, son neveu et sa demi-sœur contestaient, en qualité de tiers intervenants individuels, la qualité pour agir au nom de Vincent Lambert des requérants.

À la suite d’un examen détaillé des précédents pertinents, la Cour n’a trouvé aucune affaire comparable à l’affaire présente, en particulier sur la question de savoir si un individu peut agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable. La Cour a relevé de grands critères, qui doivent être réuni pour que ce type d’action en justice soit autorisé :

(i) le risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective

(ii) l’absence de conflit d’intérêts entre la victime (en l’espèce le patient) et le requérant

La Cour a estimé que les requérants n’avaient pas qualité pour agir au

nom et pour le compte de Vincent Lambert, puisqu’il n’avait pas été établi qu’il existait une « convergence d’intérêts » entre les assertions des requérants et la volonté de Vincent Lambert, mais qu’ils pouvaient agir pour leur propre compte. Quant au tiers intervenant, Rachel Lambert, qui demandait à représenter Vincent Lambert, la Cour n’a trouvé aucune disposition légale permettant à un tiers intervenant de représenter une autre personne devant la Cour.

Pour ce qui est de l’article 2 de la Convention, la Cour a souligné que la question en jeu était celle de l’arrêt de traitements qui maintiennent artificiellement la vie, et non de l’euthanasie (§§ 124 et 141). Elle a uniquement examiné les griefs des requérants du point de vue des obligations positives de l’État.

La Cour a observé qu’il n’existait aucun consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe en faveur de l’autorisation de l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, bien que la majorité des États semblent l’autoriser. Elle a considéré que, dans ce domaine qui touche à la fin de la vie, tout comme dans celui qui touche au début de la vie, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux États, non seulement quant à la possibilité de permettre ou pas l’arrêt d’un traitement maintenant

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artificiellement la vie et à ses modalités de mise en œuvre, mais aussi quant à la façon de ménager un équilibre entre la protection du droit à la vie du patient et celle du droit au respect de sa vie privée et de son autonomie personnelle.

Elle a ensuite examiné le point principal des griefs des requérants sur l’absence de clarté et de précision de la législation en vigueur, ainsi que sur les défaillances du processus décisionnel. La Cour a examiné le cadre législatif, dans quelle mesure la volonté du patient, de la famille et du personnel médical avait été prise en compte, ainsi que la possibilité de consulter les tribunaux en vue d’une décision prise dans l’intérêt du patient.

La Cour a conclu que la législation (y compris la notion « d’obstination raisonnable ») ne manquait pas de clarté ni de précision. Elle a également estimé que le cadre législatif et le processus décisionnel étaient conformes aux exigences de l’article 2, en soulignant la qualité et l’étendue du contrôle juridictionnel exercé par le Conseil d’État. ***Bataliny c. Russie, no 10060/07, arrêt du 23 juillet 2015 NOUVEAU MÉDICAMENT TESTÉ SUR UN PATIENT SANS SON CONSENTEMENT : VIOLATION DE L’ARTICLE 3

Le requérant avait été interné d’office dans un hôpital psychiatrique pendant deux semaines. Il soutenait, notamment, qu’il n’avait pas été autorisé à quitter l’établissement ni à avoir de contact avec le monde extérieur. Il se plaignait également d’avoir été utilisé à des fins de recherche scientifique, puisque le traitement qui lui avait été administré était un nouveau médicament antipsychotique dont la vente n’était pas autorisée.

La Cour a estimé que le Gouvernement n’avait pas produit d’arguments convaincants pour démontrer que le traitement psychiatrique d’office du requérant avait été nécessaire d’un point de vue médical.

L’une des conclusions essentielles de cet arrêt est que le fait de tester un nouveau médicament sur un patient sans son consentement est inacceptable au regard des normes internationales et s’apparente à un traitement inhumain et dégradant, qui emporte violation de l’article 3 de la Convention.

***Affaires pendantes : ***V.P. c. Estonie, no 14185/14, communiquée le 26 novembre 2014 MANQUEMENT DES POUVOIRS PUBLICS À EMPÊCHER UN PATIENT ATTEINT DE TROUBLES PSYCHOLOGIQUES ET SUJET À DES IDÉES SUICIDAIRES DE SE SUICIDER

Le fils de la requérante souffrait de schizophrénie paranoïde et avait été traité à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique. Après une tentative de suicide, il avait été à nouveau interné. Le lendemain, il s’était jeté d’une fenêtre du 12e étage de l’hôpital où il avait été admis en unité de soins intensifs.

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La requérante se plaint sur le terrain de l’article 2 de la Convention de l’absence d’enquête effective menée par les autorités sur les circonstances de la mort de son fils. Aucune disposition effective n’avait permis d’évaluer la capacité de l’intéressé à exercer sa volonté.

***Maria da Glória Fernandes de Oliveira c. Portugal, no 78103/14, communiquée le 22 janvier 2016 MANQUEMENT DES POUVOIRS PUBLICS À EMPÊCHER UN PATIENT ATTEINT DE TROUBLES PSYCHOLOGIQUES ET SUJET À DES IDÉES SUICIDAIRES DE SE SUICIDER

Le fils de la requérante, qui souffrait de troubles mentaux, d’alcoolisme et de toxicomanie, avait été interné à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique à Coimbra. Il avait tenté plusieurs fois de se suicider.

À la suite d’une nouvelle tentative de suicide, il avait été interné à nouveau, en étant cependant autorisé à circuler dans les locaux de l’hôpital. Trois jours plus tard, il s’était suicidé en se jetant sous un train à quelques mètres de l’hôpital.

La requérante se plaint sur le terrain de l’article 2 de la Convention de la négligence des autorités, qui n’ont pas pris soin de son fils et ont manqué à leur obligation de protéger sa vie.

***Sablina et autres c. Russie, no 4460/16, affaire communiquée le 21 septembre 2016 PRÉLÈVEMENT D’ORGANES SANS LE CONSENTEMENT EXPRÈS DE L’INTÉRESSÉE OU DE SES AYANTS DROITS

Les requérants se plaignent sur le terrain de l’article 8 de la Convention de n’avoir pas eu la possibilité de faire part de leur volonté au sujet du prélèvement d’organes sur le corps de leur proche. Ils soutiennent par ailleurs que la législation russe relative à la transplantation d’organes est ambiguë et n’assure pas de protection suffisante contre l’arbitraire, ce qui permet aux médecins de procéder au prélèvement sans informer les proches ni leur demander leur consentement.

2) Consentement à un examen gynécologique

Juhnke c.Turquie, no 52515/99, arrêt du 13 mai 2008 EXAMEN GYNÉCOLOGIQUE EN L’ABSENCE DU CONSENTEMENT LIBRE ET ÉCLAIRÉ DE LA REQUÉRANTE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

En octobre 1997, la requérante avait été arrêtée par des soldats turcs, qui la soupçonnaient d’appartenir à une organisation armée illégale, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), et remise aux gendarmes stationnés à Hakkari (Turquie). En septembre 1998, elle avait été déclarée coupable et condamnée à une peine d’emprisonnement de 15 ans. Elle avait été libérée en décembre 2004 et expulsée vers l’Allemagne.

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Dans cette affaire, la requérante se plaignait notamment du caractère illégal de sa détention et du fait qu’au cours de celle-ci, elle avait été soumise à des mauvais traitements et à un examen gynécologique contre sa volonté. Elle se fondait sur les articles 3, 5 et 8 de la Convention.

La Cour, jugeant qu’il n’existait pas de preuves à l’appui des mauvais traitements allégués par la requérante, a déclaré que cette partie de sa requête irrecevable. Elle a considéré en outre que l’examen gynécologique forcé allégué par la requérante n’était pas démontré. Elle a donc conclu, par cinq voix contre deux, à l’absence de violation de l’article 3.

Néanmoins, la Cour a reconnu que la requérante avait effectivement refusé de se soumettre à un examen gynécologique jusqu’à ce qu’on la persuade d’y consentir et que, compte tenu de la vulnérabilité d’une détenue dans une telle situation, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle refuse indéfiniment de se soumettre à cet examen. La Cour a décidé d’examiner la question du point de vue de l’article 8. Elle a jugé qu’il y avait eu ingérence dans la vie privée de la requérante dans la mesure où l’examen lui avait été imposé en l’absence de son consentement libre et éclairé. La Cour a même considéré que la requérante avait pu être amenée à penser que l’examen était obligatoire. De plus, il n’était pas établi que l’ingérence était « prévue par la loi ». L’examen en question semblait être une mesure discrétionnaire prise par les autorités pour protéger les membres des forces de sécurité qui avaient arrêté et détenu la requérante contre des accusations infondées d’agression sexuelle. Cet objectif de protection ne justifiait pas de persuader une détenue d’accepter de se soumettre à une ingérence aussi intrusive et aussi grave dans son intégrité physique, d’autant plus qu’elle ne s’était pas plainte d’avoir subi une agression sexuelle. L’ingérence n’avait pas non plus été « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour a donc jugé par cinq voix contre deux qu’il y avait eu violation de l’article 8.

« 81. L’unique but invoqué par le Gouvernement au sujet des examens gynécologiques pratiqués sur les personnes en détention est de protéger les forces de sécurité contre de fausses allégations d’agression sexuelle. Bien que ce but puisse en principe être considéré comme légitime, la Cour ne pense pas que l’examen effectué dans le cas présent était proportionné à un tel but. Lorsqu’une détenue se plaint d’avoir subi une agression sexuelle et demande un examen gynécologique, l’obligation pour les autorités d’enquêter de manière efficace et approfondie inclut le devoir d’effectuer rapidement un examen (voir, par exemple, Aydın c. Turquie, arrêt du 25 septembre 1997, Recueils 1997-VI, § 107), mais une détenue ne peut être contrainte ou soumise à des pressions en vue de subir un tel examen contre sa volonté. Comme indiqué plus haut, la requérante dans l’affaire présente ne s’est pas plainte d’avoir subi une agression sexuelle de la part des personnes qui l’avaient placée en détention et n’a pas demandé un examen gynécologique. Aucun élément laissant penser qu’elle allait probablement le faire n’a été mis en avant. La Cour est d’avis que la protection des gendarmes contre de fausses allégations ne constitue pas, de toute façon, un motif suffisant pour passer outre au refus d’une détenue de se soumettre à une telle ingérence intrusive grave dans son intégrité physique ou, comme dans le cas présent, pour chercher à la persuader de cesser de refuser expressément un tel examen.

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82. En résumé, la Cour considère qu’il n’a pas été établi que l’examen gynécologique imposé à la requérante sans son consentement libre et éclairé était « prévu par la loi » ou « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation des droits de la requérante au titre de l’article 8 de la Convention. »

Salmanoğlu et Polattaş c.Turquie, no 15828/03, arrêt du 17 mars 2009 : violation de l’article 3 ABSENCE DE CONSENTEMENT À UN EXAMEN GYNÉCOLOGIQUE

Les requérantes, âgées de 16 et 19 ans à l’époque, avaient été arrêtées en mars 1999 dans le cadre d’une opération de police contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Les deux jeunes filles affirmaient que, pendant leur garde à vue, on leur avait bandé les jeux et qu’elles avaient été battues. L’une d’elles affirmait également avoir été victime de harcèlement sexuel et contrainte de rester debout très longtemps, sans manger, sans boire et sans dormir. L’autre jeune fille affirmait avoir été violée à l’aide d’une matraque insérée dans son anus.

Les requérantes avaient été examinées au cours de leur garde à vue, entre le 6 et le 12 mars 1999, par trois médecins qui avaient tous constaté que leurs corps ne présentait aucun signe de violence physique. Les deux requérantes avaient également subi un examen gynécologique (« test de virginité ») pour déterminer si elles avaient eu récemment des rapports sexuels ; cet examen avait permis de déterminer que leur virginité était intacte. Le 6 avril 1999, Fatma avait également subi un examen rectal ; le médecin n’avait constaté aucun signe de pénétration.

Après le dépôt de plaintes par les deux requérantes le 26 mars et le 1er juin 1999, les autorités de poursuite avaient ouvert une enquête. La cour d’assises d’Hatay avait ensuite décidé l’ouverture d’une procédure pénale contre les deux agents de police qui avaient interrogé les requérantes pendant leur garde à vue.

Le 14 avril 2000, pendant la première audition de l’affaire, les jeunes filles avaient confirmé leurs allégations de mauvais traitements. Elles avaient également affirmé que, lorsqu’on les avait présentées devant un procureur et un juge le 12 mars 1999 en vue de leur maintien en détention préventive, elles n’avaient, par peur, fait aucune déclaration sur les mauvais traitements qu’elles avaient subis. Elles avaient toutes deux affirmé en particulier que, pendant certains examens médicaux et lors de leurs dépositions devant le procureur, la présence des agents de police les avait intimidées. Les agents de police accusés avaient nié avoir maltraité les jeunes filles et avoir été présents pendant leurs examens médicaux et leurs dépositions.

Au cours de la procédure pénale, les requérantes avaient subi d’autres examens médicaux de divers types. Le 23 octobre 2000, des experts de la faculté de médecine d’Istanbul avaient diagnostiqué, en particulier, qu’elles étaient atteintes d’un syndrome de stress post-traumatique et que l’une

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d’elles souffrait de troubles dépressifs graves. Ces conclusions se basaient sur les déclarations des requérantes au sujet des agressions physiques, psychologiques et sexuelles qu’elles avaient subies un an et demi auparavant. Les requérantes avaient effectué par la suite une psychothérapie. Les rapports présentés ultérieurement, le 5 mars 2003 et le 25 août 2004, par l’Institut médico-légal avaient dans l’ensemble corroboré ces conclusions.

Après de nombreuses demandes de nouvelles expertises médicales et plusieurs reports d’auditions, en avril 2005, les tribunaux nationaux avaient finalement acquitté les agents de police au motif que les preuves à leur encontre étaient insuffisantes. Par la suite, en novembre 2006, ce jugement avait été annulé, mais la procédure pénale engagée à l’encontre des agents de police était close car le délai de prescription était atteint.

Entretemps, en novembre 1999, les deux jeunes filles avaient été condamnées pour appartenance à une organisation illégale et pour jet de cocktails Molotov. Une peine d’emprisonnement de plus de 12 et de 18 ans leur avait été respectivement infligée.

Invoquant en particulier l’article 3, les requérantes affirmaient, d’une part, avoir été soumises à des mauvais traitements pendant leur garde à vue, notamment sous forme de violences sexuelles et de viol, et, d’autre part, que l’enquête menée au sujet de leurs allégations avait été insuffisante. Elles affirmaient aussi avoir subi un « test de virginité », en violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination).

La Cour a conclu à une violation de l’article 3 par quatre voix contre trois pour le volet matériel et à l’unanimité pour le volet procédural.

« 88. Enfin, la Cour observe que les requérantes ont été soumises à des tests de virginité au commencement de leur garde à vue (voir plus haut paragraphes 7 et 9). La Cour note, cependant, que le Gouvernement n’a pas établi que ces examens se fondaient sur une disposition légale ou juridique et étaient en conformité avec elle. Il a uniquement affirmé que les examens avaient été effectués suite aux plaintes relatives à des violences sexuelles déposées par les requérantes et que celles-ci avaient consenti aux tests. Aucune preuve de consentement écrit n’a été présentée par le Gouvernement à cet égard. Pour apprécier la validité du consentement allégué, la Cour ne peut ignorer que la première requérante était âgée de seize ans seulement au moment des faits. Néanmoins, même en supposant valide le consentement des requérantes, la Cour estime qu’aucune nécessité médicale ou légale ne justifiait un examen aussi intrusif à cette occasion, car les requérantes ne s’étaient pas encore plaintes d’agressions sexuelles lorsque les tests ont été effectués. Les tests ont donc pu constituer en soi une forme de traitement discriminatoire et dégradant (voir, mutatis mutandis, Juhnke c. Turquie, n° 52515/99, § 81, 13 mai 2008).

89. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les examens médicaux subis par les requérantes entre le 6 et le 12 mars 1999, ainsi que l’examen du 6 avril 1999, ne sont pas conformes aux normes précitées du CPT et aux principes énoncés par le Protocole d’Istanbul. Elle conclut que, dans le cas présent, les autorités nationales ont négligé de veiller au bon fonctionnement du système d’examen médical des personnes placées en garde à vue. Ces examens, par conséquent, ne pouvaient fournir des

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éléments de preuve fiables. La Cour n’accorde aucune valeur aux conclusions des rapports des 6, 8, 9 et 12 mars et du 6 avril 1999. »

***Konovalova c. Russie, no 37873/04, arrêt du 9 octobre 2014 PRÉSENCE D’ÉTUDIANTS EN MÉDECINE AU COURS DE L’ACCOUCHEMENT ET DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE D’UNE PATIENTE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La requérante, qui était enceinte, avait été admise à l’hôpital de l’Académie de médecine militaire S.M. Kirov le 23 avril 1999, après avoir ressenti les premières contractions. Une brochure publiée par l’hôpital lui avait été remise, qui informait les patients de leur possible participation au programme d’enseignement clinique de l’hôpital. La requérante avait été ensuite informée du fait que des étudiants en médecine assisteraient à son accouchement. Elle s’était opposée à leur présence pendant son accouchement.

La requérante avait engagé une action au civil pour obtenir une indemnisation et des excuses publiques à propos du retardement délibéré de son accouchement et de la présence non autorisée des étudiants en médecine pendant cet accouchement ; elle avait été déboutée par les juridictions nationales au motif, d’une part, qu’aucune faute médicale n’avait pu être établie et que le droit interne n’exigeait pas le consentement écrit d’un patient à la présence d’étudiants en médecine et, d’autre part, que l’opposition qu’elle affirmait avoir exprimée n’avait pu être démontrée. La juridiction de première instance s’était uniquement fondée sur les déclarations du médecin au sujet de l’opposition alléguée de la requérante, mais n’avait pas interrogé d’autres témoins.

Invoquant l’article 8, la requérante s’était plainte de la présence non autorisée d’étudiants en médecine pendant son accouchement. Elle soutenait également que ses droits consacrés à l’article 3 avaient été violés, car la naissance de son enfant avait été délibérément retardée afin de permettre aux étudiants en médecine d’assister à l’accouchement.

La Cour a constaté le caractère sensible de la procédure médicale en question et l’existence d’une ingérence dans le droit à la vie privée de la requérante, au sens de l’article 8 de la Convention.

Elle a également observé que la présence des étudiants en médecine au cours de l’accouchement était prévue par les dispositions du droit interne, qui poursuivaient un but éducatif. Mais la Cour a fait remarquer que, au moment de l’hospitalisation de la requérante, la législation en vigueur ne comportait aucune garantie procédurale visant à protéger le droit à la vie privée des patients. Ces dispositions n’avaient été adoptées qu’en 2007.

La Cour a estimé que ni l’hôpital ni les juridictions nationales n’avaient traité la question de manière satisfaisante. La brochure éditée par l’hôpital comportait uniquement « une mention assez vague du […] processus d’examen » (voir § 46) et sa présentation laissait penser que la participation

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des étudiants était obligatoire. Il n’a pas été possible de déterminer si la requérante avait eu le choix et si elle avait été en état de prendre une décision dans les moments qui ont immédiatement précédé et suivi l’accouchement.

La Cour a estimé que la présence des étudiants pendant l’accouchement de la requérante n’était pas conforme aux exigences légales de l’article 8 § 2 de la Convention, en raison de l’absence, dans le droit interne en vigueur à l’époque, de garantie procédurale suffisante contre l’ingérence arbitraire dans les droits de la requérante consacrés à l’article 8.

La Cour a rejeté le grief soulevé sur le terrain de l’article 3 au sujet du retardement allégué de l’accouchement, considérant au vu des conclusions des juridictions nationales sur l’adéquation du traitement médical, qu’il était manifestement mal fondé.

3) Consentement à une opération de stérilisation

**V.C c. Slovaquie, no 18968/07, arrêt du 8 novembre 2011 STÉRILISATION D’UNE FEMME ROM SANS SON CONSENTEMENT ÉCLAIRÉ LORS DE LA NAISSANCE DE SON DEUXIÈME ENFANT : VIOLATION DES ARTICLES 2 ET 8

La requérante était une femme rom qui avait été stérilisée pendant l’accouchement par césarienne de son deuxième enfant le 23 août 2000. La requérante faisait valoir au titre de l’article 3 de la Convention qu’elle avait été soumise à un traitement inhumain et dégradant en ayant été stérilisée sans avoir donné son consentement total et éclairé, et que les autorités avaient négligé d’enquêter de façon efficace, approfondie et équitable sur les circonstances de sa stérilisation. Elle affirmait également que son appartenance ethnique rom – indiquée clairement dans son dossier médical – avait joué un rôle décisif dans sa stérilisation. Cette intervention avait eu des conséquences médicales et psychologiques graves pour la requérante. Suivie depuis 2008 par un psychiatre, elle continuait de souffrir de sa stérilisation. Elle subissait aussi un ostracisme au sein de la communauté rom. Elle se plaignait par ailleurs, au titre de l’article 8 de la Convention, de la violation de son droit au respect de la vie privée et familiale qu’avait constituée sa stérilisation en l’absence de son consentement total et éclairé ; et que, au titre de l’article 12 de la Convention, sa stérilisation en l’absence de son consentement total et éclairé avait emporté violation de son droit à fonder une famille. Elle soulevait aussi des griefs au regard des articles 13 et 14.

La Cour a noté que la stérilisation constitue une ingérence majeure dans la santé reproductive d’une personne, qui, parce qu’elle concerne de nombreux aspects relatifs à l’intégrité de cette personne, exige un consentement éclairé lorsque le patient est un adulte en possession de toutes ses facultés. Cependant, d’après les documents présentés à la Cour, la

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requérante ne semble pas avoir été pleinement informée de l’état de sa santé, de la procédure de stérilisation proposée et/ou des alternatives éventuelles. La stérilisation de la requérante, ainsi que la manière dont il lui avait été demandé d’y consentir, avaient par conséquent dû faire naître chez elle un sentiment de crainte, d’angoisse et d’infériorité. Cette stérilisation a été pratiquée en violation de l’article 3. La Cour n’a pas considéré que l’enquête menée au sujet de la procédure de stérilisation n’avait pas été satisfaisante et n’a donc pas conclu à la violation de l’article 3 sur ce point. Ayant cependant conclu sur le point précédent à une violation de l’article 3, la Cour n’a pas jugé nécessaire d’examiner séparément si la stérilisation de la requérante avait enfreint son droit au respect de la vie privée et familiale eu égard à l’article 8. Elle a néanmoins estimé que la Slovaquie avait manqué à son obligation – née de l’article 8 – de respect de la vie privée et familiale en négligeant d’accorder une attention particulière à la santé reproductive de la requérante, qui était Rom. La Cour a donc conclu que l’absence de garanties légales lors de sa stérilisation, compte tenu de l’importance particulière que revêtait pour une femme rom sa santé reproductive, emportait violation de l’article 8. Elle a en revanche jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 13. La Cour a enfin considéré qu’il n’était pas nécessaire d’examiner séparément les griefs de la requérante au regard des articles 12 et 14.

***N.B. c. Slovaquie, no 29518/10, arrêt du 12 juin 2012 STÉRILISATION D’UNE JEUNE FEMME ROM MINEURE SANS SON CONSENTEMENT : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 8

La requérante, d’origine rom, avait été stérilisée lorsqu’elle avait accouché de son deuxième enfant par césarienne. Elle était à l’époque mineure. Aucun avocat n’était présent lors de l’accouchement. Le dossier de l’hôpital comportait des informations dactylographiées signées par la requérante, qui précisaient qu’elle avait demandé à être stérilisée. Une commission de stérilisation avait approuvé après coup la stérilisation de la requérante – qui aurait été pratiquée à sa demande – au motif que la santé de la requérante exigeait l’application de cette mesure.

La requérante niait avoir signé une demande de stérilisation. Elle se souvenait d’avoir signé des papiers pendant l’accouchement avec l’aide d’un membre du personnel. Mais, compte tenu des circonstances, elle n’avait pas été en mesure de lire elle-même le document. Elle considérait que sa stérilisation n’avait pas été pratiquée pour la maintenir en vie et qu’elle n’était donc pas nécessaire. Elle mettait en avant la ségrégation qui régnait au sein de l’hôpital entre les femmes d’origine rom et les autres femmes, qui avaient été installées dans d’autres chambres. Elle affirmait que son origine rom avait été un élément déterminant de sa stérilisation. Son opération avait provoqué de graves problèmes physiques et mentaux. La violation de ses droits n’avait été reconnue ni au civil, ni au pénal, ni devant

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la Cour constitutionnelle. Aucune indemnisation adéquate ne lui avait été versée.

La requérante se plaignait sur le terrain de l’article 3 de la Convention d’avoir subi un traitement inhumain et dégradant et de l’absence d’enquête effective à son sujet. Sa stérilisation avait été préjudiciable à sa vie privée et familiale et emportait violation, notamment, de l’article 8 de la Convention.

En se fondant sur l’arrêt rendu le 8 novembre 2011 dans l’affaire précitée V.C c. Slovaquie (no 18968/07), la Cour a rappelé et souligné la situation vulnérable des femmes roms en Slovaquie, « qui étaient tout particulièrement en danger au moment des faits, en raison d’un certain nombre de lacunes du droit interne et de défaillances de la pratique » (voir § 96). Comme les juridictions nationales saisies avaient conclu que les conditions légales de la procédure de stérilisation n’avaient pas été réunies, l’État membre avait manqué à son obligation de protection effective de la requérante. La Cour a conclu à la violation de l’article 3, considérant que la stérilisation de la requérante, qui était devenue dépressive et ne pouvait plus avoir d’enfants, avait été pour elle une source de grande souffrance. Elle a également réaffirmé la violation de l’article 8, en raison de l’absence de garanties juridictionnelles effectives.

***Gauer et autres c. France, no 61521/08, décision du 23 octobre 2012 STÉRILISATION DE FEMMES HANDICAPÉES SANS LEUR CONSENTEMENT : IRRECEVABLE

Les requérantes, cinq jeunes femmes atteintes de déficience mentale, avaient subi une opération chirurgicale aboutissant à leur stérilisation dans un but contraceptif. Elles n’avaient pas été informées de la nature de l’opération et aucune mesure n’avait été prise pour obtenir leur consentement. Les jeunes femmes étaient employées dans un centre local d’aide par le travail, sous la responsabilité de l’Association pour adultes et jeunes handicapés. En septembre 2000, l’association avait porté plainte, en demandant à se joindre à la procédure en qualité de partie civile. La demande de constitution de partie civile de l’association avait été déclarée irrecevable. Les requérantes avaient demandé la nomination d’un administrateur ad hoc, afin de pouvoir être désignées comme parties civiles et représentées au cours de la procédure. Cette demande avait été rejetée. Le juge des tutelles avait chargé le président de l’Union départementale des associations familiales de l’Yonne de représenter les requérantes, qui avaient ensuite demandé à se joindre à la procédure en qualité de parties civiles. Le tribunal avait abandonné les poursuites. Aucun des recours déposés par les requérantes n’a abouti.

Dans la requête introduite devant la Cour de Strasbourg figuraient également les parents d’une jeune femme handicapée résidant au CAT (Centre d’Aide par le Travail), des membres de l’ADHY (Association de Défense des Handicapés de l’Yonne) et le mari de l’une des requérantes.

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Les requérantes se plaignaient de l’absence de représentation des jeunes femmes ayant subi l’opération chirurgicale dès le début de la procédure ; elles se plaignaient également du manque d’équité de la procédure et de la déclaration d’irrecevabilité de leur pourvoi en cassation. Les jeunes femmes faisaient valoir que l’opération de stérilisation effectuée sans que l’on ait obtenu leur consentement constituait une ingérence dans leur intégrité physique et une violation de leur droit au respect de leur vie privée et de leur droit de fonder une famille. Elles estimaient avoir été victimes de discrimination en raison de leur handicap.

Le Gouvernement soutenait que la requête était irrecevable car elle avait été introduite au-delà du délai de six mois imparti et que l’arrêt rendu le 12 mars 2007 par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris représentait la décision définitive à prendre en compte dans le calcul de ce délai. Il considérait en effet que la décision ultérieure du Conseil constitutionnel français n’avait aucun impact et n’offrait aucune voie de recours. La Cour a partagé l’avis du Gouvernement et a déclaré la requête irrecevable.

***I.G., M.K. et R.H. c. Slovaquie, no 15966/04, arrêt du 13 novembre 2012 STÉRILISATION DE FEMMES ROMS SANS LEUR CONSENTEMENT : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 8 S’AGISSANT DES PREMIÈRE ET DEUXIÈME REQUÉRANTES

Les requérantes sont des ressortissantes slovaques d’origine rom. La première requérante avait été stérilisée pendant l’accouchement par césarienne de son deuxième enfant. Elle n’avait pas été informée du fait qu’elle avait subi une ligature des trompes ou qu’elle avait été stérilisée et aucune information ne lui avait été fournie sur le traitement qui lui avait été administré après sa stérilisation. C’est en examinant son dossier médical avec son avocat qu’elle avait découvert sa stérilisation. Au moment de cette stérilisation, la requérante était âgée de 16 ans et ses tuteurs légaux n’avaient pas consenti à l’opération.

La deuxième requérante avait été stérilisée pendant son deuxième accouchement par césarienne. Au moment de l’accouchement, elle était âgée de 17 ans et n’était pas légalement mariée. Ni la deuxième requérante, ni ses parents n’avaient été informés de sa stérilisation et n’avaient à aucun moment signé de document consentant à cette opération. Cette requérante avait également souffert de graves effets secondaires à la suite de sa stérilisation.

La troisième requérante avait été stérilisée pendant son quatrième accouchement par césarienne. On lui avait demandé de signer un document avant son accouchement. Elle affirmait avoir signé le document sans en comprendre le contenu. La troisième requérante faisait valoir qu’elle

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n’avait pas donné son consentement libre et éclairé à sa stérilisation. Elle avait, elle aussi, souffert des effets secondaires de sa stérilisation.

Les requérantes se plaignaient au titre de l’article 3 de la Convention d’avoir été victimes d’une stérilisation forcée et illégale dans un hôpital public, et de l’absence d’enquête rapide, effective et approfondie menée sur les circonstances de leur stérilisation. Elles faisaient valoir au titre de l’article 8 de la Convention que leur stérilisation constituait une grave ingérence dans leur vie privée et familiale. Les requérantes faisaient aussi valoir au titre de l’article 12 de la Convention que leur droit à fonder une famille leur avait été refusé sous l’effet de leur stérilisation. Elles se plaignaient au titre de l’article 13 de la Convention de n’avoir pu disposer d’une voie de recours efficace. Les requérantes faisaient valoir également au titre de l’article 14 que leur stérilisation avait été effectuée pour des motifs tenant à leur sexe, leur race, leur couleur, leur appartenance à une minorité nationale et leur appartenance ethnique.

La Cour a conclu, dans l’affaire des première et deuxième requérantes, à la violation substantielle et procédurale de l’article 3, ainsi qu’à la violation de l’article 8.

La Cour a réaffirmé que les requérantes s’étaient trouvées dans une situation vulnérable. Elle s’est fondée sur les principes déjà énoncés dans l’arrêt du 8 novembre 2011, rendu dans l’affaire susmentionnée V.C c. Slovaquie, n° 18968/07, et dans l’arrêt du 12 juin 2012, rendu dans l’affaire N.B. c. Slovaquie, no 29518/10 (voir plus haut). Le fait que la première requérante (qui était mineure au moment de l’opération) ait appris sa stérilisation seulement trois jours plus tard n’excluait pas la violation de l’article 3. À ce propos, compte tenu de toutes les circonstances de la cause, notamment du caractère définitif et grave de la stérilisation, de l’âge de la requérante et de sa vulnérabilité en sa qualité de femme d’origine rom, l’opération de stérilisation s’apparentait à un traitement dégradant, qui atteignait le seuil de gravité requis au sens de l’article 3. Cela valait également pour la situation de la deuxième requérante, puisque son droit au respect de la liberté et de la dignité humaines avait été violé. S’agissant de l’article 8, la Cour a rappelé que l’État défendeur n’avait pas respecté l’obligation positive que lui faisait l’article 8 de protéger la santé reproductive des femmes vulnérables d’origine rom, en ne prévoyant pas de garanties légales suffisantes pour les protéger contre les pratiques illégales et les défaillances du droit interne.

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F. Questions liées aux personnes transgenres ***Y.Y. c. Turquie, n° 14793/08, arrêt du 10 mars 2015, CEDH 2015 (extraits) REFUS DES AUTORITÉS INTERNES DE DONNER L’AUTORISATION DE PRATIQUER UNE INTERVENTION CHIRURGICALE DE CONVERSION SEXUELLE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant était enregistré comme femme au moment où il avait déposé sa requête. Comme il avait le sentiment d’être en réalité un homme, il avait demandé à la justice de subir une intervention chirurgicale de conversion sexuelle prévue par le droit turc. Il avait déposé sa première demande en 2005, mais celle-ci avait été rejetée définitivement en 2007 par les juridictions internes au motif que l’autorisation ne pouvait être accordée que si l’intéressé pouvait démontrer son incapacité à procréer. Selon le tribunal, le requérant ne satisfaisait pas aux conditions énoncées à l’article 40 du Code civil étant donné que son incapacité permanente de procréer n’avait pas été attestée par des experts médicaux. En 2013, il avait été fait droit à une nouvelle demande du requérant, au motif qu’il avait été établi que sa conversion sexuelle était nécessaire à la stabilité de son état psychologique, qu’il avait été prouvé qu’il avait vécu comme un homme à tous égards et qu’il avait souffert pour cette raison de sa situation.

Le requérant faisait valoir sur le terrain de l’article 8 une violation du droit au respect de sa vie privée, notamment en raison de l’exigence de stérilisation énoncée à l’article 40 du Code civil.

La Cour a estimé que le refus des tribunaux internes d’autoriser l’opération constituait une atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant, ainsi qu’au respect de son autonomie, dans la mesure où ce refus avait des répercussions sur son droit à une identité sexuelle et à son épanouissement personnel (§ 65 et ss.). Elle a conclu que l’exigence de stérilisation, invoquée par la juridiction interne pour motiver son refus, ne pouvait être considérée comme une justification suffisante à une telle atteinte (§ 121).

Affaires pendantes

***S.V. c. Italie, n° 55216/08, communiquée le 20 mars 2016 REFUS DES JURIDICTIONS INTERNES D’AUTORISER UN CHANGEMENT DE NOM EN L’ABSENCE D’UNE INTERVENTION CHIRURGICALE DE CONVERSION SEXUELLE

L’affaire concerne le refus des juridictions internes d’autoriser un changement de nom à la requérante en l’absence d’une intervention chirurgicale de conversion sexuelle.

La Cour a communiqué la requête au Gouvernement italien et a interrogé les parties au sujet du droit au respect de la vie privée consacré à l’article 8 de la Convention, ainsi que sur le fait que cette ingérence soit prévue ou non par la loi et nécessaire ou non au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

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***Bogdanova c. Russie, no 63378/13, communiquée le 19 février 20152 REFUS DES AUTORITÉS PÉNITENTIAIRES DE FOURNIR À UNE DÉTENUE – UNE FEMME TRANSSEXUELLE – UN TRAITEMENT HORMONAL DE SUBSTITUTION

L’affaire concerne une détenue transsexuelle qui, avant son placement en détention, avait subi une opération chirurgicale de conversion sexuelle pour devenir une femme.

A la suite de son arrestation en juin 2012, elle avait été placée en détention, d’abord dans un centre de détention provisoire, puis, après sa condamnation devenue définitive le 4 septembre 2012, dans une colonie pénitentiaire. Le 15 mars 2015, elle avait été transférée dans un hôpital pour tuberculeux.

Après son arrestation, le traitement hormonal de la requérante avait été interrompu par les autorités pénitentiaires, en dépit de ses nombreuses plaintes et malgré la nécessité de suivre ce traitement en raison de l’intervention chirurgicale de conversion sexuelle qu’elle avait subie auparavant. Un traitement hormonal de substitution lui avait finalement été prescrit, mais elle aurait dû y subvenir elle-même alors qu’elle ne disposait pas des ressources nécessaires.

Selon la requérante, les autorités auraient porté atteinte à son droit au respect de la vie privée, car en révélant son statut de transsexuelle elles avaient fait d’elle une victime de mauvais traitements en prison.

La requérante se plaint sur le terrain des articles 3 et 13 de l’absence de traitement médical adéquat et de recours interne effectif à cet égard. Sa requête concerne aussi la détérioration de ses conditions de détention à la suite de la divulgation par les autorités de son intervention chirurgicale de conversion sexuelle.

G. Questions éthiques concernant le VIH-sida et/ou une grave maladie

1) Menace d’expulsion

Arcila Henao c. Pays-Bas, no 13669/03, décision du 24 juin 2003 EXPULSION D’UN TOXICOMANE SÉROPOSITIF ; TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT : IRRECEVABLE

« En vertu d’une jurisprudence établie, les étrangers faisant l’objet d’une mesure d’expulsion ne peuvent en principe faire valoir le droit à demeurer à l’intérieur du territoire d’un État contractant afin de pouvoir continuer à bénéficier d’un traitement médical, d’une aide sociale ou d’autres formes d’aide fournies par l’État expulsant. Néanmoins, dans certains cas exceptionnels, la mise en œuvre d’une décision d’expulsion d’un étranger peut conduire, en raison de considérations humanitaires impératives, à une violation de l’article 3 (voir D. c. Royaume-Uni, arrêt du 2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, p. 794, § 54). Dans cette affaire, la

2. Communiquée avec l’affaire Nikulin c. Russie, n° 30125/06 et vingt autres requêtes.

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Cour a conclu que l’expulsion du requérant vers Saint-Christophe constituait une violation de l’article 3, étant donné son état de santé. La Cour a observé que le requérant se trouvait à un stade avancé du sida. Le retrait soudain des soins fournis dans l’État défendeur, ainsi que l’absence prévisible de services adéquats et de toute forme de soutien moral ou social dans le pays d’accueil, ne pouvaient que hâter le décès du requérant, en lui faisant subir de très graves souffrances physiques et mentales. Au vu de ces circonstances tout à fait exceptionnelles, du stade critique atteint par la maladie mortelle du requérant et des considérations humanitaires impératives en jeu, la mise en œuvre de la décision de l’expulser vers Saint-Christophe constituait un traitement inhumain par l’État défendeur, en violation de l’article 3 (voir D. c. Royaume-Uni, arrêt précité, pp. 793-794, §§ 51-54).

La Cour a examiné, par conséquent, s’il existait un risque réel que l’expulsion du requérant vers la Colombie aille à l’encontre des normes de l’article 3, compte tenu de son état de santé actuel. Pour ce faire, la Cour a évalué ce risque à la lumière des éléments dont elle disposait au moment de son examen de l’affaire, y compris les informations les plus récentes sur l’état de santé du requérant (voir S.C.C. c. Suède (déc.), n° 46553/99, 15 février 2000, non publié).

La Cour observe que, le 16 août 2002, le requérant a déclaré qu’il se sentait bien et avait travaillé, même s’il souffrait de certains effets secondaires de son traitement médicamenteux. La Cour note en outre que, d’après les dernières informations médicales disponibles, l’état actuel du requérant est satisfaisant mais qu’il pourrait rechuter en cas d’interruption de son traitement. La Cour observe enfin que le traitement requis est en principe accessible en Colombie où vivent le père du requérant et ses six frères et sœurs.

Dans ces conditions, la Cour considère que, contrairement à la situation qui existait dans l’affaire précitée D. c. Royaume-Uni ou dans l’affaire B.B. c. France (n° 39030/96, rapport de la Commission du 9 mars 1998, ultérieurement annulé par l’arrêt de la Cour du 7 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2595), il ne semble pas que la maladie du requérant ait atteint un stade avancé ou terminal, ou qu’il n’ait aucune possibilité de soins médicaux ou de soutien familial dans son pays d’origine. Le fait que la situation du requérant en Colombie serait moins favorable que celle dont il jouit aux Pays-Bas ne peut être considéré comme décisif au regard de l’article 3 de la Convention.

Bien que la Cour reconnaisse la gravité de l’état de santé du requérant, elle ne pense pas que les circonstances de sa situation présentent un caractère exceptionnel tel que son expulsion pourrait constituer une forme de traitement proscrite par l’article 3 de la Convention. »

N. c. Royaume-Uni, [GC], no 26565/05, arrêt du 27 mai 2008 ABSENCE DE VIOLATION DE L’ARTICLE 3, PAS LIEU D’EXAMINER LE GRIEF SOULEVÉ AU TITRE DE L’ARTICLE 8 [SUPPRESSION DU NOMBRE DE VOIX]

La requérante, qui était séropositive, alléguait que, si on la renvoyait en Ouganda, elle n’aurait pas accès au traitement médical dont elle avait besoin et que cela donnerait lieu à une violation des articles 3 et 8 de la Convention.

La Cour a résumé sa jurisprudence sur les cas d’expulsion où le requérant affirmait être exposé au risque de subir une violation de l’article 3

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en raison de son état de santé, en observant qu’elle n’avait conclu à aucune violation de ce type depuis l’arrêt rendu dans l’affaire D c. Royaume-Uni (requête n° 30240/96) le 21 avril 1997, où des « circonstances tout à fait exceptionnelles » et des « considérations humanitaires impératives » étaient en jeu. Dans cette dernière affaire, le requérant, qui était gravement malade et semblait proche de la mort, n’était pas assuré d’obtenir des soins infirmiers ou médicaux dans son pays d’origine et n’y avait pas de famille prête à ou en mesure de s’occuper de lui ou de lui fournir une alimentation, un abri ou un soutien social élémentaire.

La Cour a souligné que les étrangers faisant l’objet d’une mesure d’expulsion ne peuvent en principe prétendre au droit de demeurer sur le territoire de l’un des États qui a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme (État contractant) pour continuer à bénéficier d’une aide médicale, sociale ou autre et des services fournis par l’État expulsant. Le fait que la situation d’un requérant ou d’une requérante, y compris son espérance de vie, serait fortement affectée par son expulsion de l’État contractant ne constitue pas en soi un motif suffisant de violation de l’article 3. La décision d’expulser un étranger souffrant d’une maladie physique ou mentale grave vers un pays où les moyens de traitement de cette maladie sont inférieurs à ceux qui existent dans l’État contractant peut poser problème au regard de l’article 3, mais seulement dans les cas très exceptionnels où les motifs humanitaires qui s’opposent à l’expulsion présentent un caractère impérieux, comme dans l’affaire D c. Royaume-Uni.

La Cour a rappelé que, bien que nombre des droits qu’elle consacre ont des implications de nature économique ou sociale, la Convention vise essentiellement à la protection des droits civils et politiques. En outre, la recherche d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et l’obligation de protection des droits fondamentaux de l’individu est intrinsèque à l’ensemble de la Convention. Les progrès de la science médicale, associés aux différences économiques et sociales entre pays, font que des écarts très importants peuvent exister entre le niveau de traitement disponible dans l’État contractant et le pays d’origine. L’article 3 ne soumet pas l’État contractant à l’obligation d’atténuer de tels écarts par la fourniture de soins de santé gratuits et illimités à tous les étrangers qui ne disposent pas d’un droit de séjour sur leur territoire. Une conclusion contraire ferait peser une charge trop lourde sur les États contractants.

Enfin, la Cour a fait observer que, bien que le cas de la requérante concerne l’expulsion d’une personne porteuse du VIH et souffrant d’une maladie liée au sida, les mêmes principes doivent s’appliquer à l’expulsion de toute personne affectée d’une maladie physique ou mentale grave causée par des causes naturelles et pouvant entraîner des douleurs, des souffrances et une réduction de l’espérance de vie et exiger un traitement spécialisé difficile d’accès dans le pays d’origine du requérant ou accessible seulement à un coût important.

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Bien que la requérante ait demandé et se soit vue refuser l’asile au Royaume-Uni, elle n’a pas fait valoir devant la Cour que son expulsion vers l’Ouganda l’exposerait au risque de mauvais traitements délibérés pour des raisons politiques. Son grief au titre de l’article 3 reposait uniquement sur la gravité de son état de santé et l’absence d’un traitement suffisant accessible dans son pays d’origine.

En 1998, le diagnostic établi pour la requérante indique qu’elle était atteinte de deux maladies liées au sida et présentait un degré élevé d’immunosuppression. Sous l’effet du traitement médical reçu au Royaume-Uni, son état s’était stabilisé. Elle était apte à voyager et son état pouvait se maintenir tant qu’elle continuerait à recevoir le traitement de base dont elle avait besoin. Cependant, les éléments présentés devant les tribunaux internes indiquaient que, si la requérante était privée de ses médicaments actuels, son état se détériorerait rapidement, elle deviendrait malade, souffrirait de malaises et de douleurs et décéderait en quelques années.

D’après les informations recueillies par l’Organisation mondiale de la santé, les traitements antirétroviraux sont disponibles en Ouganda, mais, par manque de ressources, la moitié seulement des personnes qui en ont besoin en bénéficient. La requérante a fait valoir qu’elle n’aurait pas les moyens de payer le traitement et ne pourrait y avoir accès dans la région rurale dont elle était originaire. Bien qu’elle semblait avoir de la famille en Ouganda, elle affirmait que les membres de sa famille ne voudraient ni ne pourraient prendre soin d’elle si elle était gravement malade.

Les autorités du Royaume-Uni ont fourni à la requérante une aide médicale et sociale aux frais de la collectivité pendant la période de neuf ans nécessaire aux juridictions nationales pour statuer sur sa demande d’asile et à la Cour pour se prononcer sur ses griefs au titre des articles 3 et 8 de la Convention. Toutefois, ce fait en soi n’implique pas une obligation pour le Royaume-Uni de continuer à lui fournir cette aide.

Concluant que le cas de la requérante ne présentait pas de « circonstances très exceptionnelles », la Cour a jugé que la mise en œuvre de la décision de l’expulser vers l’Ouganda ne donnerait pas lieu à une violation de l’article 3.

« 50. La Cour admet que la qualité et l’espérance de vie de la requérante auraient à pâtir de son expulsion vers l’Ouganda. Toutefois, la requérante n’est pas, à l’heure actuelle, dans un état critique. L’appréciation de la rapidité avec laquelle son état se dégraderait et de la mesure dans laquelle elle pourrait obtenir un traitement médical, un soutien et des soins, y compris l’aide de proches parents, comporte nécessairement une part de spéculation, eu égard en particulier à l’évolution constante de la situation en matière de traitement de l’infection à VIH et du sida dans le monde entier.

51. Pour la Cour, la présente espèce ne peut être distinguée des affaires citées aux paragraphes 33 à 41 ci-dessus. Elle n’est pas marquée par des circonstances très exceptionnelles comme celles qui caractérisaient l’affaire D. c. Royaume-Uni (précitée), et la mise à exécution de la décision d’expulser l’intéressée vers l’Ouganda n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention ».

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**Kiyutin c. Russie, no 2700/10, arrêt du 15 mars 2011 REFUS DISCRIMINATOIRE D’ACCORDER UN PERMIS DE SÉJOUR À UN RESSORTISSANT ÉTRANGER À CAUSE DE SA SÉROPOSITIVITÉ : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 EN CONJONCTION AVEC L’ARTICLE 14

Le requérant, un ressortissant ouzbek né dans ce qui était alors l’URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques), vit depuis 2003 dans la région d’Orel en Russie. Il avait épousé une Russe en juillet 2003 dont il avait eu une fille l’année suivante. Entretemps, il avait déposé une demande de permis de séjour et avait dû se soumettre à un examen médical qui avait révélé un résultat positif au test de dépistage du VIH. Sa demande de séjour lui avait été refusée sur le fondement d’une disposition légale interdisant d’octroyer un permis de séjour aux étrangers séropositifs. Le requérant avait contesté cette décision devant les tribunaux, en faisant valoir que les autorités auraient dû prendre en compte son état de santé et ses liens familiaux en Russie. Les tribunaux russes avaient rejeté ses recours en citant la disposition légale susmentionnée. Le requérant se plaignait sur le terrain de l’article 14 (interdiction de la discrimination), combiné à l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile) de la Convention.

La Cour a observé d’emblée que le droit d’un étranger à entrer ou s’établir dans un pays donné n’est pas garanti par la Convention et que rien dans la Convention n’oblige à respecter le choix du lieu de vie d’un couple marié. Cependant, le requérant ayant fondé une famille en Russie, il fallait examiner sa situation au regard de l’article 8. En conséquence, l’article 14 était applicable, combiné à l’article 8, et la Russie avait juridiquement l’obligation d’exercer le contrôle de l’immigration d’une manière non discriminatoire. Époux d’une ressortissante russe et père d’un enfant russe, le requérant se trouvait dans une situation analogue à celle d’autres ressortissants étrangers qui cherchaient à obtenir un permis de séjour en Russie pour raisons familiales. S’il a été traité différemment, c’est à cause d’une disposition légale en vertu de laquelle un permis de séjour ne peut être octroyé à un ressortissant étranger incapable de prouver qu’il n’est pas séropositif. La Cour a souligné le fait que les personnes porteuses du VIH constituent « un groupe particulièrement vulnérable dans la société » (§ 63), qui a fait l’objet de nombreuses formes de discrimination dans le passé, que ce soit à cause des idées fausses répandues sur le mode de propagation de la maladie ou des préjugés concernant le mode de vie qui serait à l’origine de la maladie. Par conséquent, lorsqu’il s’agit de restreindre les droits fondamentaux d’un groupe aussi vulnérable, la marge d’appréciation de l’État est nettement plus étroite et de solides raisons doivent motiver les restrictions en question. Considérant que la seule présence d’une personne séropositive dans le pays ne constitue pas en soi une menace pour la santé publique et observant que le refus d’octroyer un permis de séjour aux étrangers séropositifs est expressément prévu de façon

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générale et systématique dans la législation russe, tout comme l’expulsion des ressortissants étrangers séropositifs, la Cour a jugé que le requérant avait été victime de discrimination à cause de son état de santé, en violation de l’article 14, combiné à l’article 8 de la Convention.

2) Isolement

Enhorn c. Suède, no 56529/00, CEDH 2005-I, arrêt du 25 janvier 2005 ISOLEMENT OBLIGATOIRE D’UNE PERSONNE PORTEUSE DU VIH EN VUE D’EMPÊCHER LA PROPAGATION DE CETTE MALADIE CONTAGIEUSE : VIOLATION DE L’ARTICLE 5 § 1

« 44. Compte tenu des principes ci-dessus, la Cour estime que les critères essentiels à la lumière desquels doit s’apprécier la « régularité » de la détention d’une personne « susceptible de propager une maladie contagieuse » consistent à savoir, d’une part, si la propagation de la maladie est dangereuse pour la santé ou la sécurité publiques, et, d’autre part, si la détention de la personne contaminée constitue le moyen de dernier recours d’empêcher la propagation de la maladie, d’autres mesures, moins sévères, ayant déjà été envisagées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt public. Lorsque ces critères ne sont plus remplis, la privation de liberté perd sa justification.

45. S’agissant de l’espèce, le premier critère était incontestablement rempli, le VIH ayant été et étant toujours dangereux pour la santé et la sécurité publiques.

46. Reste donc à examiner si la détention du requérant pouvait être considérée comme la dernière mesure disponible pour empêcher la propagation du virus parce que d’autres solutions, moins sévères, avaient été envisagées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt public.

47. Par un jugement du 16 février 1995, le tribunal administratif de comté ordonna, sur la base de l’article 38 de la loi de 1988, le placement du requérant pour une période pouvant aller jusqu’à trois mois. Par la suite, il ordonna la prolongation de l’hospitalisation tous les six mois, jusqu’au 12 décembre 2001, date à laquelle il rejeta la demande du médecin de comté de maintenir l’isolement. Par conséquent, l’ordre de priver le requérant de sa liberté fut en vigueur pendant près de sept ans.

Certes, M. Enhorn s’étant enfui de l’hôpital à plusieurs reprises, il n’a, dans les faits, été privé de sa liberté que du 16 mars au 25 avril 1995, du 11 juin au 27 septembre 1995, du 28 mai au 6 novembre 1996, du 16 novembre 1996 au 26 février 1997, et du 26 février au 12 juin 1999 – soit environ un an et demi au total.

48. Le Gouvernement soutient qu’un certain nombre de mesures auxquelles le requérant aurait pu souscrire de son plein gré avaient été prises en vain entre septembre 1994 et février 1995 dans le but de garantir que, par son comportement, le requérant ne contribuât pas à la propagation de l’infection par le VIH. Il met également l’accent sur les circonstances de l’espèce, notamment la personnalité et le comportement de M. Enhorn, tels que plusieurs médecins et psychiatres les ont décrits : sa préférence pour les adolescents, le fait qu’il ait transmis le VIH à un jeune homme, et le fait qu’il se soit enfui de l’hôpital plusieurs fois et ait refusé de coopérer avec le personnel. Le Gouvernement considère donc que l’hospitalisation du requérant était proportionnée à l’objet de la mesure, qui était d’empêcher l’intéressé de propager la maladie contagieuse.

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49. La Cour note que le Gouvernement n’a donné aucun exemple de mesures moins sévères qui auraient été envisagées entre le 16 février 1995 et le 12 décembre 2001 mais qui auraient été jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt public.

50. Il n’est pas contesté que le requérant a négligé de se conformer aux instructions que le médecin de comté lui avait données le 1er septembre 1994 – consulter à nouveau son médecin traitant et respecter les rendez-vous fixés par le médecin de comté. S’il s’est rendu à trois consultations du médecin de comté en septembre 1994 et à une consultation en novembre de la même année, et a reçu deux visites à domicile de ce médecin, le requérant ne s’est pas présenté à cinq des visites fixées en octobre et novembre 1994.

51. Selon l’une des autres instructions pratiques données par le médecin de comté le 1er septembre 1994, le requérant, s’il avait à subir un examen, une opération, un vaccin, une analyse de sang ou s’il venait à saigner pour quelque raison que ce fût, devait informer le personnel médical qu’il était porteur du VIH. Il devait aussi signaler son état à son dentiste. En avril 1999, le médecin de comté déclara devant le tribunal administratif de comté qu’au cours des deux dernières années, qu’il avait passées en fuite, le requérant était allé voir un médecin deux fois et qu’à chaque occasion il avait signalé sa séropositivité, alors qu’au cours de la période de septembre 1995 à mai 1996, où il s’était également tenu éloigné de l’hôpital, il avait par trois fois omis d’informer le personnel médical de son état.

52. Selon une autre encore des instructions pratiques du 1er septembre 1994, le requérant devait s’abstenir de consommer de l’alcool au point d’obscurcir son jugement et d’exposer des tiers au risque d’être contaminés par le VIH. Toutefois, le médecin n’avait pas demandé à l’intéressé de ne plus consommer d’alcool du tout ou de suivre une cure de désintoxication. Les juridictions internes n’ont pas non plus justifié la privation de liberté du requérant par le fait qu’il aurait été « alcoolique » au sens de l’article 5 § 1 e) et selon les conditions énoncées par cette disposition.

53. En outre, bien que le médecin de comté eût déclaré en février 1995 devant le tribunal administratif de comté que, selon lui, le requérant devait consulter un psychiatre afin de changer de comportement, il n’avait pas, le 1er septembre 1994, donné pour instruction à M. Enhorn de suivre un traitement psychiatrique. Au cours de la procédure, les juridictions nationales n’ont pas non plus justifié, selon les conditions énoncées par l’article 5 § 1 e), la privation de liberté du requérant par cela qu’il aurait été « aliéné » au sens de cette disposition.

54. Les instructions du 1er septembre 1994 interdisaient au requérant d’avoir des rapports sexuels sans informer au préalable son partenaire qu’il était porteur du VIH. Il devait également utiliser un préservatif. La Cour relève à cet égard que, bien que l’intéressé ait été le plus souvent en liberté entre le 16 février 1995 et le 12 décembre 2001, rien ne laisse penser ni ne démontre qu’au cours de cette période il ait transmis le virus à qui que ce soit, ou qu’il ait eu un rapport sexuel sans informer d’abord son partenaire de son état, ou qu’il n’ait pas utilisé de préservatif, ou, d’ailleurs, qu’il ait eu quelques relations sexuelles que ce soit. Il est vrai que le requérant avait contaminé le jeune homme de dix-neuf ans avec lequel il avait eu une relation sexuelle pour la première fois en 1990. Cela fut découvert en 1994 lorsqu’il apprit qu’il était porteur du VIH. Toutefois, rien ne montre que le requérant ait transmis le virus au jeune homme intentionnellement ou à la suite d’une grave négligence, ce qui, dans de nombreux États contractants, dont la Suède, aurait constitué une infraction pénale.

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55. Dès lors, la Cour estime que le placement du requérant en isolement ne constituait pas la mesure de dernier recours pouvant empêcher l’intéressé de propager le VIH étant donné que d’autres mesures, moins sévères, n’avaient pas été envisagées auparavant et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt public. Elle considère en outre qu’en prolongeant pendant près de sept ans l’ordre d’isolement, de sorte que le requérant demeura contre son gré dans un hôpital pendant quasiment un an et demi au total, les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre la nécessité de lutter contre la propagation du VIH et le droit du requérant à la liberté.

56. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention. »

3) Confidentialité

I. c. Finlande, no 20511/03, [4e Section], 17 juillet 2008 INCAPACITÉ DES AUTORITÉS NATIONALES À PROTEGER EN TEMPS OPPORTUN LE DOSSIER MÉDICAL DU REQUÉRANT CONTRE TOUT ACCÈS NON AUTORISÉ (VIH + CONFIDENTIALITÉ) : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

« 38. La protection des données à caractère personnel, en particulier les données médicales, est d’une importance fondamentale du point de vue de la jouissance du droit au respect de la vie privée et de la vie familiale, tel que garanti par l’article 8 de la Convention. Le respect de la confidentialité des données de santé constitue un principe fondamental de l’ordre juridique de tous les États Parties à la Convention. Il est essentiel non seulement de respecter la vie privée d’un patient mais aussi de maintenir sa confiance à l’égard de la profession médicale et des services de santé en général. Les considérations qui précèdent sont particulièrement pertinentes s’agissant de la protection de la confidentialité des informations relatives à une personne porteuse du VIH, compte tenu du caractère sensible de cette maladie. Le droit interne doit instaurer des protections adéquates pour prévenir toute communication ou divulgation de données de santé à caractère personnel qui serait incompatible avec les garanties découlant de l’article 8 de la Convention (voir Z c. Finlande, arrêt du 25 février 1997, Recueils des arrêts et décisions 1997-I, §§ 95-96).

39. La Cour note qu’au début des années 90, la législation finlandaise contenait des dispositions générales visant à protéger les données sensibles à caractère personnel. La Cour juge particulièrement pertinentes à cet égard l’existence et la portée de la loi sur les fichiers personnels de 1987 (voir plus haut paragraphe 19). Elle note qu’aux termes de l’article 26 de cette loi, le contrôleur des données est tenu de s’assurer que les données à caractère personnel soient protégées de manière adéquate, notamment contre tout accès illégal. Le contrôleur des données est aussi tenu de veiller à ce que seul le personnel chargé du traitement d’un patient ait accès à son dossier médical.

40. Ces dispositions ont indubitablement pour but de protéger les données à caractère personnel contre le risque d’accès non autorisé. Comme indiqué dans Z c. Finlande, le besoin de garanties suffisantes est particulièrement important dans le traitement de données sensibles à caractère fortement personnel, comme dans le cas présent où, en outre, la requérante travaillait dans l’hôpital où elle était médicalement suivie. L’application rigoureuse de la loi aurait donc permis une protection substantielle du droit de la requérante garanti à l’article 8 de la Convention, en permettant notamment de contrôler strictement l’accès à et la divulgation des dossiers médicaux.

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41. Néanmoins, le tribunal administratif du comté a considéré que, s’agissant de l’hôpital en cause, le système litigieux des dossiers médicaux ne permettait pas de déterminer rétroactivement l’utilisation d’un dossier, car il n’indiquait que les cinq consultations les plus récentes et cette information était ensuite effacée une fois le dossier retourné aux archives. Par conséquent, le tribunal administratif du comté n’a pu déterminer si les informations contenues dans le dossier médical de la requérante et de sa famille avaient été communiquées ou consultées par un tiers non autorisé (voir plus haut paragraphe 10). Cette conclusion a été ensuite maintenue par la cour d’appel, à la suite de la procédure civile engagée par la requérante. La Cour note de son côté qu’il n’est pas contesté qu’au moment des faits le système en vigueur au sein de l’hôpital permettait au personnel qui ne prenait pas directement part au traitement de la requérante de lire son dossier médical.

42. Il convient d’observer que l’hôpital a pris des mesures ad hoc pour protéger la requérante contre la divulgation non autorisée d’informations sensibles au sujet de sa santé, en modifiant le registre des malades pendant l’été 1992 afin que seul le personnel traitant puisse avoir accès à son dossier médical, la requérante étant enregistrée dans le système sous un nom et un numéro de sécurité sociale d’emprunt (voir plus haut paragraphe 7). Toutefois, pour la requérante, ces mesures ont été mises en place trop tard.

43. La cour d’appel a jugé que la déposition de la requérante sur des faits tels que les allusions et les remarques faites par ses collègues à partir de 1992 au sujet de sa contamination par le VIH était fiable et crédible. Cependant, elle n’a pas pu établir solidement la preuve que son dossier médical avait été consulté de manière illégale (voir plus haut paragraphe 15).

44. La Cour note que l’action engagée au civil par la requérante n’a pu aboutir parce qu’elle n’a pas été en mesure d’établir concrètement un lien de cause à effet entre les lacunes des dispositions relatives au contrôle de l’accès aux dossiers médicaux et la diffusion d’informations portant sur son état de santé. Cependant, le fait d’imposer la charge d’une telle preuve à la requérante revient à ignorer les insuffisances reconnues du système de conservation des dossiers de l’hôpital au moment des faits. Il est clair que, si l’hôpital avait pris des mesures pour mieux contrôler l’accès aux dossiers médicaux, en limitant l’accès aux professionnels de santé directement impliqués dans le traitement de la requérante ou en tenant une liste de toutes les personnes ayant consulté son dossier médical, la requérante ne se serait pas trouvée en position si désavantageuse devant les juridictions nationales. Pour la Cour, l’élément déterminant est que le système de contrôle des dossiers en vigueur dans l’hôpital n’était manifestement pas conforme aux normes légales définies à l’article 26 de la loi sur les fichiers personnels, fait qui n’a pas été dûment pris en compte par les tribunaux nationaux.

45. Le Gouvernement n’a pas expliqué pourquoi les garanties inscrites dans le droit interne n’étaient pas respectées dans l’hôpital en cause. La Cour note que ce n’est qu’à partir de 1992, suite aux soupçons de fuite d’informations dont la requérante a fait part, que l’accès à son dossier médical a été limité au personnel traitant. La Cour observe également que ce n’est qu’après le dépôt par la requérante d’une plainte devant le tribunal administratif du comté qu’un contrôle rétrospectif de l’accès aux données a été mis en place (voir plus haut paragraphe 11).

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46. Par conséquent, il y a lieu d’admettre l’argument avancé par la requérante, selon lequel ses données médicales n’étaient pas protégées au moment des faits de manière adéquate contre un accès non autorisé.

47. La Cour observe que le simple fait que la législation nationale permettait à la requérante de demander une indemnisation pour le préjudice subi par une divulgation illégale alléguée de données à caractère personnel ne suffisait pas à protéger sa vie privée. Ce qu’il faut en la matière, c’est une protection concrète efficace, qui exclue toute possibilité d’accès non autorisé. Une telle protection n’existait pas en l’occurrence.

48. La Cour se voit donc obligée de conclure qu’au moment des faits, l’État a manqué à l’obligation positive que lui imposait l’article 8, § 1, de la Convention d’assurer le respect de la vie privée de la requérante.

49. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »

Armonienė c. Lituanie, no 36919/02 et Biriuk c. Lituanie, no 23373/03, arrêts du 25 novembre 2008 MANQUEMENT À L’OBLIGATION DE PROTÉGER LA VIE PRIVÉE EN RAISON DE DISPOSITIONS LÉGALES RESTREIGNANT FORTEMENT LE POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE DE RÉPARATION DU PRÉJUDICE SUBI CONFÉRÉ AU JUGE ET DONC SON POUVOIR DE DISSUASION DE L’USAGE ABUSIF RÉPÉTÉ DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE (VIH + CONFIDENTIALITÉ) : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 DANS LES DEUX AFFAIRES

La Cour a conclu dans les deux cas, par six voix contre une, qu’il y avait eu violation de l’article 8 en raison du plafonnement à un niveau insuffisant de la réparation accordée aux requérants pour violation grave de leur vie privée par un journal national.

Extrait de l’arrêt Armonienė c. Lituanie : « 40. Plus précisément, la Cour a conclu dans sa jurisprudence antérieure que la

protection des données à caractère personnel, et tout particulièrement des données médicales, revêtait une importance capitale pour la jouissance du droit au respect de la vie privée et familiale, garanti à l’article 8 de la Convention. Le respect de la confidentialité des données de santé est un principe fondamental de l’ordre juridique de tous les États Parties à la Convention. Les considérations qui précèdent sont particulièrement pertinentes s’agissant de la protection de la confidentialité des informations concernant une personne porteuse du VIH (cf. documents du Conseil de l’Europe, paragraphes 20-21). La divulgation de ces informations peut avoir des conséquences graves sur la vie privée et familiale d’un individu, ainsi que sur sa situation sociale et professionnelle, en l’exposant à l’opprobre et au risque d’ostracisme (voir Z c. Finlande, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, §§ 95-96).

41. La Cour doit à présent examiner, à la lumière des considérations ci-dessus, si l’État s’est conformé à l’obligation positive qui lui est faite de garantir à la requérante à la jouissance de son droit au respect de sa vie privée et familiale.

(b) Application de ces principes généraux au cas présent

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42. La Cour observe que le contenu de l’article sur l’état de santé du mari de la requérante, à savoir le fait qu’il est séropositif, et l’allégation selon laquelle il serait le père de deux enfants nés d’une autre femme atteinte du sida (voir plus haut paragraphe 6), présentait un caractère purement privé et tombait par conséquent sous la protection de l’article 8 (voir, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt précité, § 41). La Cour note tout particulièrement le fait que la famille vivait non pas dans une ville mais dans un village, ce qui ne pouvait qu’accroître l’impact de la publication de ces informations et la possibilité de porter la maladie du mari de la requérante à la connaissance de ses voisins et des membres de sa famille proche, entraînant ainsi son humiliation publique et son exclusion de la vie sociale du village. La Cour ne voit à cet égard aucune raison de s’écarter de la conclusion des tribunaux nationaux, qui ont reconnu qu’il y avait eu une ingérence dans le droit de la famille au respect de sa vie privée.

43. La Cour examinera ensuite si l’intérêt général justifiait la publication de ces informations sur le mari de la requérante. La Cour ne distingue aucun intérêt légitime et reprend à son compte les conclusions du troisième tribunal d’instance de Vilnius, qui a jugé que la publication d’informations sur l’état de santé du mari, accompagnées de ses nom et prénom et de son adresse, ne servait aucun intérêt général légitime (voir plus haut paragraphe 8). La Cour est d’avis que la publication de l’article en question, qui n’avait apparemment pour but que de satisfaire la curiosité malsaine d’un certain lectorat, ne peut être considérée comme étant de nature à contribuer à un débat d’intérêt général pour la société (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Prisma Presse c. France (déc.), n° 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003). Par conséquent, la primauté devant être donné au droit de l’individu au respect de sa vie privée, l’État était tenu de veiller à ce que le mari puisse effectivement faire valoir ce droit à l’encontre de la presse.

44. En outre, la Cour attache une importance particulière au fait que, d’après le journal, les informations relatives à la maladie du mari ont été confirmées par les employés du centre de dépistage du sida. Il est indéniable que la publication de ces informations dans le plus grand quotidien national pouvait nuire à la prédisposition d’autres personnes à se soumettre volontairement à un test de dépistage du VIH (voir plus haut paragraphe 21). Dans ces conditions, il serait particulièrement important que la législation nationale prévoie des mesures appropriées pour empêcher de telles divulgations d’informations et la publication de données à caractère personnel.

45. La Cour tient compte du fait qu’au moment des faits, la législation nationale comportait effectivement des normes protégeant la confidentialité des informations relatives à l’état de santé d’un individu. Elle est consciente de l’existence de lignes directrices à suivre par les juges en cas de violation du droit au respect de la vie privée d’un individu (voir plus haut paragraphes 12-19). La Cour observe aussi que les tribunaux nationaux ont effectivement accordé réparation au mari à raison du préjudice moral subi. Toutefois, il s’agit avant tout de savoir si une indemnisation de 10.000 LTL est proportionnée au préjudice subi et si l’État, en adoptant l’article 54, alinéa 1, de la loi sur la communication d’informations au public qui limite le montant des dommages-intérêts à verser par les médias, a respecté l’obligation positive que lui impose l’article 8 de la Convention.

46. La Cour partage l’avis du Gouvernement sur le fait qu’un État dispose d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer ce que le « respect » de la vie privée exige dans des circonstances particulières (cf. Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 62-63, Recueils 1996-IV ; X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985,

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§ 24, Série A n° 91). La Cour reconnaît aussi que certains aspects financiers concernant la situation économique de l’État doivent être pris en compte lors de la détermination des mesures requises pour appliquer au mieux l’obligation précitée. La Cour prend également note du fait que les États membres du Conseil de l’Europe peuvent réglementer de façon différente les modalités de réparation du préjudice moral ; elle observe en outre que la mise en place de limites financières n’est pas en soi incompatible avec le respect de l’obligation positive à laquelle un État est soumis au titre de l’article 8 de la Convention. Cependant, de telles limites ne doivent pas être de nature à priver un individu de son droit au respect de sa vie privée, en dépouillant ainsi ce droit de tout contenu effectif.

47. La Cour reconnaît que l’imposition de lourdes sanctions pour réprimer les délits de presse pourrait avoir un effet dissuasif sur l’exercice des aspects essentiels de la liberté d’expression des journalistes, qui est garantie à l’article 10 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Cumpǎnǎ et Mazǎre c. Roumanie [GC], n° 33348/96, §§ 113-114, CEDH 2004-XI). Néanmoins, en cas d’abus éhonté de la liberté de la presse comme celui de la présente requête, la Cour est d’avis que les dispositions légales restreignant fortement le pouvoir discrétionnaire conféré au juge pour réparer le préjudice subi par la victime de dissuader de façon suffisante la répétition de ce type d’abus n’ont pas assuré à la requérante la protection que l’on peut légitimement attendre de l’article 8 de la Convention. Cet avis est confirmé par le fait que le plafonnement contesté de l’octroi d’une indemnisation par la justice, prévu à l’article 54, alinéa 1, de la loi sur la communication d’informations au public, a été annulé par le nouveau code civil peu après les faits de la présente affaire (voir plus haut paragraphe 33).

48. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour rejette l’objection préliminaire du Gouvernement quant au statut de victime de la requérante et conclut que l’État a manqué à son obligation de protéger le droit de la requérante au respect de la vie privée de sa famille.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. »

Colak et Tsakiridis c. Allemagne, nos 77144/01 et 35493/05, arrêt du 5 mars 2009 LA REQUÉRANTE N’A PAS ÉTÉ INFORMÉE DE LA CONTAMINATION DE SON COMPAGNON PAR LE VIH : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2, 8 ET 6 § 1

Invoquant l’article 2, l’article 6 § 1 et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, la requérante se plaignait, d’une part, de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans la procédure qu’elle avait engagée à l’encontre de son médecin pour avoir négligé de l’informer que son compagnon était atteint du sida et de s’être vue refuser par les juridictions nationales l’octroi de dommages-intérêt pour n’avoir pas été informée de sa propre séropositivité. La Cour a jugé que les tribunaux nationaux avaient suffisamment pris en compte son droit à la vie et à l’intégrité physique ; elle a également conclu que leur appréciation des faits n’était pas arbitraire et que le principe de l’égalité des moyens avait été respecté. Par conséquent, la Cour a jugé à l’unanimité qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 2 de la Convention, non plus que de l’article 6 § 1. Elle

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a également conclu, par six voix contre une, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8.

« 29. Un événement n’entraînant pas la mort ne peut que dans certains cas exceptionnels constituer une violation de l’article 2 de la Convention (voir Acar et autres c. Turquie, nos 36088/97 et 38417/97, § 77, 24 mai 2005 ; Makaratzis c. Grèce [GC], n° 50385/99, § 51, CEDH 2004-XI ; et Tzekov c. Bulgarie, n° 45500/99, § 40, 23 février 2006). De telles circonstances peuvent se présenter à l’occasion d’une maladie mortelle. Eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour part de l’hypothèse que cette affaire soulève une question relative au droit à la vie de la requérante.

30. En ce qui concerne le domaine spécifique de la négligence médicale, la Cour rappelle que les obligations positives découlant de l’article 2 peuvent être respectées si l’ordre juridique accorde aux victimes une voie de recours devant les tribunaux civils, soit isolément, soit conjointement avec une voie de recours devant les juridictions pénales, en permettant l’établissement de la responsabilité éventuelle des médecins concernés et l’obtention d’une réparation civile adéquate, comme l’allocation de dommages-intérêts (voir Calvelli et Ciglio, arrêt précité, § 51).

31. La Cour remarque d’emblée que la requérante ne conteste pas le fait que le Gouvernement mène une politique générale d’information du public et de la profession médicale dans le but de prévenir de nouveaux cas de contamination par le VIH. La Cour observe également que le droit interne prévoit la possibilité d’engager une action en dommages-intérêts devant les tribunaux civils, en vertu des articles 823 et 847 du Code civil et que, notamment à l’article 34 du Code pénal, il établit un cadre légal général pour résoudre les conflits d’intérêts entre l’obligation de confidentialité d’un médecin à l’égard d’un patient et le droit d’un autre patient à son intégrité physique. Étant donné la complexité du sujet, la Cour reconnaît qu’il n’était pas possible au législateur d’adopter des dispositions plus strictes permettant de résoudre par avance tous les conflits d’intérêts envisageables. La Cour observe en outre que l’article 172 du Code de procédure pénale allemand fournit à la partie lésée la possibilité de contester la décision d’un tribunal de ne pas donner suite à des poursuites pénales. Cependant, comme l’a établi la Cour dans sa décision sur la recevabilité de la présente requête, la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours nationales à cet égard.

32. La Cour conclut que l’ordre juridique allemand offre des voie de recours qui, en général, sont conformes aux normes de l’article 2 car elles permettent aux victimes d’une négligence médicale d’engager une procédure en dommages-intérêt à la fois au civil et au pénal.

33. La Cour observe en outre que, dans la législation nationale pertinente, un patient cherchant à obtenir une indemnisation d’un médecin pour faute professionnelle supporte généralement la charge de la preuve d’un lien de causalité entre la négligence du médecin et le préjudice subi par sa santé. Selon une jurisprudence nationale constante, seule une « grave erreur de traitement » peut conduire à imposer la charge de la preuve au médecin. Par grave erreur, le droit allemand entend généralement la violation manifeste par un médecin des règles médicales établies (voir plus haut paragraphe 20). Dans l’affaire en cause, la cour d’appel de Francfort, dans sa décision sur la demande d’indemnisation de la requérante, a reconnu expressément que le médecin défendeur n’avait pas respecté ses obligations professionnelles à l’égard de la requérante en négligeant de l’informer de la

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contamination de son compagnon. Néanmoins, cette juridiction a considéré que cette attitude ne pouvait être qualifiée de « grave erreur de traitement », car le médecin n’avait pas ignoré aveuglément certaines normes médicales, mais simplement surestimé son obligation de confidentialité dans son appréciation d’intérêts contradictoires. Il n’était pas possible, par conséquent, d’alléger la charge de la preuve dans l’affaire en cause. La requérante devait donc prouver qu’elle avait contracté le virus après janvier 1993, date à laquelle le médecin avait lui-même été informé de la séropositivité de son compagnon. S’appuyant sur l’avis d’experts, la cour d’appel de Francfort a considéré qu’on ne pouvait exclure que la requérante ait contracté le virus avant le mois de janvier 1993 où le médecin a appris la contamination de son compagnon.

34. La Cour note qu’au moment où la cour d’appel de Francfort a rendu cet arrêt en 1999, il n’existait pas encore de jurisprudence constante sur le point de savoir si un médecin de famille est tenu de divulguer la séropositivité d’un patient à son conjoint, y compris contre la volonté expresse du patient. La Cour remarque en outre que les trois juges qui ont statué dans cette affaire en première instance, contrairement aux juges de la cour d’appel, n’ont pas considéré que le médecin avait l’obligation de divulguer à la requérante l’état de santé de son partenaire. Dans ces conditions, il ne semble pas contraire à l’esprit de l’article 2 de la Convention que la cour d’appel, tout en reconnaissant pleinement que le médecin avait agi en violation de ses obligations professionnelles, n’ait pas considéré que celui-ci avait commis une « grave erreur de traitement », ce qui aurait eu pour conséquence de renverser la charge de la preuve. Cela n’exclut pas qu’une norme plus rigoureuse puisse être applicable à la diligence d’un médecin dans les affaires qui pourront survenir après le prononcé de l’arrêt rendu en l’espèce par la cour d’appel de Francfort, qui a précisé les obligations professionnelles d’un médecin dans ces circonstances particulières.

35. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les tribunaux allemands et, en particulier, la cour d’appel de Francfort, ont suffisamment pris en compte le droit de la requérante à la vie et à l’intégrité physique. Il s’ensuit que les juridictions nationales n’ont pas manqué d’interpréter et d’appliquer les dispositions du droit interne se rapportant à la demande de réparation de la requérante dans l’esprit de la Convention.

36. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas manqué à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention à l’égard de la requérante. Pour ces mêmes raisons, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation des droits de la requérante au titre de l’article 8 de la Convention. »

***I.B. c. Grèce, no 552/10, arrêt du 3 octobre 2013, CEDH 2013 LICENCIEMENT D’UN SALARIÉ SÉROPOSITIF EN RAISON DE PRESSIONS EXERCÉES PAR LE PERSONNEL : VIOLATION DE L’ARTICLE 14, COMBINÉ À L’ARTICLE 8

Le requérant avait fait part à ses collègues de sa crainte d’être devenu séropositif. Ses soupçons s’étaient confirmés pendant son absence, alors qu’il se trouvait en congé. La nouvelle s’était propagée dans toute la société et ses collègues avaient demandé officieusement son licenciement. L’employeur du requérant avait invité un médecin à faire au personnel un exposé sur le virus du VIH et ses modes de transmission. Mais malgré cette intervention, près de la moitié des collègues du requérants avaient signé par

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la suite une pétition demandant le licenciement du salarié. Deux jours avant le retour de congé du salarié, l’employeur l’avait licencié. La Cour de cassation a cassé l’arrêt de la juridiction inférieure, en réaffirmant la régularité du licenciement, qui se justifiait par la nécessité de préserver un bon environnement de travail au sein de la société.

En vertu de l’article 14, combiné à l’article 8 de la Convention, le requérant se plaignait de l’ingérence de son employeur dans sa vie privée. Il faisait également valoir que son licenciement était stigmatisant et discriminatoire.

La Cour a souligné que le requérant avait été victime de discrimination et de stigmatisation en raison de son licenciement. Elle a observé que cette décision avait eu de graves répercussions sur sa vie privée. Les articles 8 et 14 pris conjointement étaient donc applicables.

Après avoir établi que le requérant avait été traité différemment de ses collègues et selon des conditions moins favorables que les leurs, la Cour s’est intéressée à la justification de ce traitement et à l’étendue de la marge d’appréciation de l’Etat à cet égard. Elle a mis en évidence une tendance manifeste à protéger les personnes dont la séropositivité avait été établie, bien que les Etats membres du Conseil de l’Europe n’aient pas tous adopté de législation en la matière. Ayant jugé les explications de la Cour de cassation insuffisantes, la Cour a conclu qu’il y avait eu violation.

***Y. c. Turquie, no 648/10, décision du 17 février 2015 PROTECTION DES DONNÉES MÉDICALES LORS DE L’HOSPITALISATION D’UN PATIENT SÉROPOSITIF : IRRECEVABLE

Hospitalisé après un évanouissement, le requérant était arrivé à l’hôpital inconscient. Ses proches avaient révélé à l’équipe médicale de l’ambulance qu’il était séropositif. Le requérant se plaignait de la transmission par l’hôpital de ces informations à son personnel médical et administratif et alléguait une violation de l’article 8 (droit au respect de sa vie privée).

La Cour a souligné l’importance de la confidentialité des données et des dossiers médicaux des patients, en particulier quand il s’agit de personnes vulnérables dont la séropositivité a été établie. Elle a toutefois observé que dans certains cas la divulgation de ces informations pouvait être utile et nécessaire dans l’intérêt du patient concerné, des autres patients et du personnel médical.

Après avoir apprécié soigneusement les intérêts contraires des parties, la Cour a jugé que la requête était manifestement mal fondée, car le droit interne garantissait la protection des données en l’assortissant de sanctions disciplinaires et pénales et parce que les informations sur l’état de santé du requérant n’avaient été transmises qu’au personnel concerné par sa prise en charge médicale.

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4) Mesures préventives / Accès à un traitement

Shelley c. Royaume-Uni, no 23800/06, décision du 4 janvier 2008 ABSENCE DE PROGRAMME D’ÉCHANGE DE SERINGUES DANS LES PRISONS : IRRECEVABLE

Le requérant, un détenu, avait fait appel à ses avocats car il s’inquiétait du fait que la fourniture de comprimés, au lieu de la mise en place de programmes d’échange de seringues dans les prisons, était insuffisante pour faire face aux risques occasionnés par le partage de seringues contaminées. Ces risques ne concernaient pas uniquement les détenus toxicomanes, mais aussi les autres détenus et les membres du personnel pénitentiaire, qui pouvaient être contaminés accidentellement.

Le requérant faisait valoir en invoquant l’article 2 de la Convention que les autorités n’avaient pas pris de mesures de prévention à l’égard d’un risque réel, connu et immédiat pour la vie que représentait la propagation des virus en prison. Les autorités n’avaient pas non plus respecté leurs obligations positives de protéger sa santé et son bien-être, nées de l’article 3, et d’assurer sa sécurité à l’égard de menaces corporelles d’autrui ou de la transmission de maladies, nées de l’article 8. Il se fondait, entre autres, sur les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture, qui déclarent que les détenus doivent avoir accès à des soins de santé d’un niveau équivalent à ceux des personnes qui vivent au sein de la société.

« Dans sa jurisprudence, la Cour s’est limitée à ce jour à considérer que les actes et omissions des autorités dans le domaine des politiques de santé peuvent dans certaines circonstances engager leur responsabilité au titre du volet matériel de l’article 2. Cela s’est traduit jusqu’ici par l’imposition d’obligations systémiques et structurelles, comme la mise en place d’une règlementation contraignant les hôpitaux, tant publics que privés, à adopter des mesures adéquates pour protéger la vie de leurs patients, et d’un système judiciaire indépendant effectif, qui permette d’établir la cause du décès de patients pris en charge par le milieu médical, que ce soit dans le secteur public ou privé, et d’amener les responsables à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], n° 32967/96, § 49, CEDH 2002-I ; Byrzykowski c. Pologne, n° 11562/05, § 104, 27 juin 2006 ; Silih c. Slovénie, n° 71463/01, § 117, 28 juin 2007).

En ce qui concerne les soins de santé préventifs, il n’existe à ce jour aucune autorité imposant à un État contractant, au titre de l’article 8, une obligation quelconque de poursuivre une politique préventive particulière. La jurisprudence montre que les requêtes visent plus fréquemment des mesures préventives prises par les États pour protéger la santé en général (ainsi l’obligation de porter un casque de sécurité, d’emprunter les passages ou passerelles pour piétons, ou d’utiliser une ceinture de sécurité, cf. 8707/79 (déc.), 13.12.79 DR 18 p. 255 ; ou, à l’inverse, l’obligation de se soumettre à un traitement médical comme les vaccins, cf. 7154/75, (déc.) 12 juillet 1978, 14 D.R. 31). Bien que l’obligation positive d’éradiquer ou de prévenir la diffusion d’une maladie ou d’une infection dans un cas particulier ne puisse être exclue, la Cour n’est pas persuadée qu’une menace potentielle pour la santé, qui ne satisfait pas aux critères prévus aux articles 2 ou 3, imposerait nécessairement à l’État l’obligation de prendre des mesures préventives spécifiques. Les questions de politique de santé, en particulier les mesures générales de prévention, relèvent en principe de la marge d’appréciation des autorités nationales qui sont les mieux placées

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pour définir les priorités, l’utilisation des ressources et les besoins sociaux (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, § 116).

[…] Tenant dûment compte de la latitude reconnue aux autorités dans l’allocation des priorités et des ressources et la mise en place d’une politique légitime visant à réduire l’utilisation de drogues dans les prisons, ainsi que du fait que certaines mesures préventives ont été prises (comprimés désinfectants) et que les autorités suivent l’évolution des programmes d’échange de seringues mises en place ailleurs, la Cour conclut que le Gouvernement défendeur n’a pas manqué à l’obligation de respecter la vie privée du requérant.

Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme manifestement mal fondée, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Le requérant affirmait également qu’il y avait eu violation de l’article 14 sur la base du fait que la catégorie des détenus d’Angleterre et du pays de Galles étaient traités, sans raison valable, de manière moins favorable que les autres membres de la société.

« … La Cour estime que la différence de traitement relève de la marge d’appréciation des autorités nationales et qu’elle peut aujourd’hui être considérée comme proportionnée et reposant sur une justification objective et raisonnable. Cette partie de la requête doit donc aussi être rejetée comme manifestement mal fondée, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. »

Aleksanyan c. Russie, no 46468/06, arrêt du 22 décembre 2008 ACCÈS À UN TRAITEMENT ANTIRÉTROVIRAL ET À LA MÉDECINE SPÉCIALISÉE EN PRISON : VIOLATION DE L’ARTICLE 3

« 145. La Cour rappelle qu’un traitement antirétroviral hautement actif (TAHA) a été prescrit au requérant pour la première fois en novembre 2006. Les médecins avaient conclu que le requérant pouvait être maintenu en détention à condition de recevoir un traitement adéquat et d’effectuer régulièrement des examens de santé dans un établissement médical spécialisé. Cependant, le dossier médical du requérant n’indique pas clairement si le traitement TAHA lui a été administré pendant le premier semestre 2007.

146. La Cour observe en outre que ce n’est que le 10 juillet 2007 que le requérant a signé une déclaration écrite dans laquelle il accepte de suivre le traitement TAHA. Comme le montrent les conclusions des parties, cette déclaration était une condition préalable au commencement du traitement. Rien n’indique que le requérant aurait refusé de recevoir un traitement avant juin 2007. La Cour conclut que le traitement TAHA n’a pas été proposé au requérant entre novembre 2006, date à laquelle il a été recommandé, et juin 2007.

147. En ce qui concerne la période suivante, la Cour observe que le dossier médical du requérant et les rapports officiels établis par le Gouvernement attestent qu’à plusieurs reprises, le requérant a refusé « un examen », des « injections » et un « traitement » (la première mention de ce type dans le dossier médical est datée du 15 juin 2007). Cependant, ces documents ne précisent pas le type de traitement proposé au requérant et les examens qu’il devait subir. La Cour réaffirme que les

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autorités de l’établissement pénitentiaire auraient dû tenir un dossier sur l’état de santé du requérant et le traitement administré pendant sa détention (voir Khudobin c. Russie, n° 59696/00, § 83, CEDH 2006-... (extraits)). Logiquement, un tel dossier médical devrait contenir suffisamment d’informations précisant le type de traitement prescrit au patient, le traitement effectivement suivi, la personne ayant administré le traitement et les dates correspondantes, les modalités de suivi de l’état de santé du requérant, etc. (voir le Troisième Rapport général du CPT cité plus haut dans la partie consacrée aux « Instruments internationaux pertinents »). Lorsque le dossier médical d’un requérant n’est pas suffisamment précis à ce sujet, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour peut en tirer des conclusions. De plus, la Cour observe qu’en septembre 2007, l’enquêteur a recommandé aux autorités pénitentiaires de veiller à l’examen médical du requérant et à l’administration du traitement TAHA. Dans ces conditions, la Cour conclut que la pharmacie de la prison n’a très probablement pas fourni le traitement TAHA au requérant.

148. Cette conclusion n’est cependant pas déterminante. Premièrement, la Cour ne considère pas que, dans les circonstances présentes, les autorités étaient soumises à l’obligation inconditionnelle d’administrer gratuitement le traitement TAHA au requérant. La Cour est consciente du fait que les médicaments antirétroviraux récents sont encore très chers (voir, mutatis mutandis, Karara c. Finlande, n° 40900/98, décision de la Commission du 29 mai 1998 ; voir aussi S.C.C. c. Suède (déc.), n° 46553/99, 15 février 2000, et Arcila Henao c. Pays-Bas (déc.), n° 13669/03, 24 juin 2003). La Cour renvoie à ses conclusions dans l’affaire récente N. c. Royaume-Uni ([GC], n° 26565/05, § 44, 27 mai 2008), où elle a reconnu que « les progrès de la science médicale, associés aux différences économiques et sociales entre pays, font que des écarts très importants peuvent exister entre le niveau de traitement disponible dans l’État contractant et le pays d’origine ». Cette affaire portait sur la fourniture gratuite de soins de santé à un ressortissant étranger atteint du sida. La Cour est d’avis qu’un principe globalement équivalent s’applique à la fourniture de soins de santé aux ressortissants nationaux en détention : les États contractants sont tenus de dispenser tous les soins médicaux que leur permettent les moyens dont ils disposent.

149. Deuxièmement, comme le montre le dossier médical du requérant, il ne dépendait pas des réserves de la pharmacie de la prison et pouvait obtenir les médicaments nécessaires des membres de sa famille. Le requérant n’allègue pas que l’achat de ces médicaments faisait peser une charge financière excessive sur lui-même ou les membres de sa famille (cf. Mirilashvili c. Russie (déc.), n° 6293/04, 10 juillet 2007, et Hummatov c. Azerbaïdjan, n° 9852/03 et 13413/04, 29 novembre 2007). Dans ces conditions, la Cour est prête à reconnaître que l’absence de médicaments antirétroviraux dans la pharmacie de la prison n’était pas, en soi, contraire à l’article 3 de la Convention.

150. La Cour note cependant que le grief du requérant ne concerne pas tant l’accès aux médicaments dont il avait besoin que le refus des autorités de le placer dans une clinique spécialisée. La Cour reconnaît qu’un traitement médical complexe exige souvent la supervision constante de médecins spécialisés, et que la prise de médicaments sans une telle supervision peut entraîner plus de mal que de bien. Comme le montrent les rapports officiels établis par le Gouvernement, le requérant a demandé à être placé dans un hôpital spécialisé afin de suivre le traitement TAHA. La question qui se pose, par conséquent, est de savoir s’il s’agissait d’une demande légitime ou, comme le laisse entendre le Gouvernement, d’un simple prétexte.

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151. La Cour souhaite rappeler certains faits qui, à son avis, sont essentiels pour comprendre la situation du requérant. Il ressort des conclusions du Gouvernement que l’hôpital de la prison était équipé et disposait du personnel nécessaire pour traiter un large éventail de maladies, en particulier les maladies les plus répandues dans le système pénitentiaire russe comme la tuberculose. Cependant, il est manifeste que l’hôpital de la prison ne disposait pas d’un service spécialisé dans le traitement du sida. La Cour note que l’un des médecins de l’hôpital de la prison avait été formé au diagnostic du VIH. Toutefois, rien n’indique que cette formation comportait l’utilisation du traitement antirétroviral. Rien n’indique non plus que le traitement TAHA avait déjà été administré dans l’hôpital de la prison et que le personnel médical travaillant dans cet hôpital disposait de l’expérience et des compétences pratiques nécessaires pour administrer ce traitement.

152. La Cour note que l’hôpital de la prison comprenait, parmi d’autres services, un service des maladies infectieuses où le requérant avait été placé en octobre 2007. Aux termes du décret n° 170 du ministère de la Santé (voir plus haut la partie sur la « Législation interne pertinente »), lorsqu’il n’existe pas de clinique spécialisée, un patient atteint du sida peut être placé dans un hôpital qui assure le traitement des maladies infectieuses. Le texte de ce décret montre que, même sur le plan national, un hôpital pour maladies infectieuses n’est pas considéré comme une « clinique spécialisée » dans le traitement du sida : il constitue seulement une solution de rechange en l’absence de clinique spécialisée.

153. La Cour observe en outre que, le 23 octobre 2007, le requérant a été examiné au Centre de traitement du sida de Moscou, qui est indubitablement une « clinique spécialisée ». Les médecins ont conclu que le requérant devait être hospitalisé dans ce centre pour y subir des examens et un traitement supplémentaires. Le 26 octobre 2007, le requérant a été admis à l’hôpital de la prison. Cinq jours plus tard, l’enquêteur chargé de l’affaire a décidé que la maladie du requérant ne pouvait être traitée dans le cadre de la maison d’arrêt et demandé aux tribunaux de le remettre en liberté sous caution. Cependant, dix jours plus tard, l’enquêteur a changé d’avis et rejeté la demande de libération sous caution. Le dossier médical du requérant ne contient aucun élément indiquant qu’entre le 31 octobre et le 9 novembre 2007 le requérant a subi de nouveaux examens médicaux qui infirmeraient les conclusions du rapport antérieur. Si le changement soudain de la position de l’enquêteur peut s’expliquer, ce n’est pas en raison des besoins médicaux du requérant.

154. Il est vrai que, les semaines suivantes, le requérant a refusé d’être examiné par les médecins de la prison. La Cour reconnaît que, dans certaines circonstances, le refus de se soumettre à un examen ou à un traitement peut laisser penser que l’état de santé du requérant n’est pas aussi grave qu’il l’affirme (voir Gelfmann c. France, arrêt précité, § 56). Cependant, dans les circonstances présentes, l’attitude du requérant est compréhensible. Malgré la détérioration grave de sa santé et en dépit de l’avis des spécialistes recommandant clairement son transfert dans une clinique spécialisée extérieure, le requérant est resté à l’hôpital de la prison. En outre, les médecins de la prison ont déclaré que le requérant était en état de supporter la poursuite de sa détention et de participer à la procédure pénale (voir la décision du tribunal du 15 novembre 2007) alors même que (a) l’examen médical le plus récent avait abouti à une conclusion contraire et que, (b) depuis lors, pour une raison inconnue, le requérant n’avait pas subi de nouvel examen détaillé.

155. Le 21 décembre 2007 la Cour, après examen des éléments en sa possession, a décidé d’obtenir des informations supplémentaires sur l’état de santé du requérant.

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Elle a demandé, en vertu de l’article 39 du Règlement de la Cour, que le Gouvernement et le requérant créent une commission médicale mixte pour répondre à un certain nombre de questions formulées par elle. Le Gouvernement a répondu que la création d’une telle commission était contraire à la législation nationale. Cependant, il n’a cité aucun texte de loi s’opposant à l’examen d’un patient par une commission médicale mixte composée de médecins désignés par ses soins. La Cour fait remarquer en outre que l’état de santé du requérant avait été examiné à plusieurs reprises par des commissions mixtes composées de médecins issus de diverses cliniques. Quoi qu’il en soit, l’État « ne devrait pas refuser à un détenu la possibilité de recevoir une aide médicale d’autres personnes, comme le médecin de famille du détenu ou d’autres médecins compétents » (voir Sarban c. Moldova, n° 3456/05, § 82, 4 octobre 2005). La Cour considère que, dans ces circonstances, le refus du Gouvernement de former une commission médicale mixte était arbitraire. La Cour tire par conséquent des conclusions défavorables du refus de l’État de mettre en œuvre cette mesure provisoire.

156. En résumé, la Cour conclut qu’à partir d’au moins la fin octobre 2007, l’état médical du requérant exigeait son transfert dans un hôpital spécialisé dans le traitement du sida. L’hôpital de la prison n’était pas un établissement adapté à cette fin.

157. Enfin, la Cour observe qu’elle n’a constaté aucun obstacle pratique sérieux au transfert immédiat du requérant dans un établissement médical spécialisé. Par exemple, le Centre de traitement du sida de Moscou, clinique qui aurait été très probablement la destination du requérant s’il avait été transféré de l’hôpital de la prison, était situé dans la même ville et prêt à accueillir le requérant pour un traitement en interne. Il apparaît aussi que le requérant était en mesure d’assumer la plupart des dépenses liées au traitement. En outre, étant donné l’état de santé du requérant et sa conduite antérieure, la Cour considère que le risque qu’il aurait pu présenter à ce moment sur le plan de la sécurité était tout au plus négligeable, par rapport aux risques auxquels il était exposé pour sa santé (voir Mouisel c. France, n° 67263/01, §§ 47, CEDH 2002-IX). En tout état de cause, les mesures de sécurité prise par les autorités pénitentiaires à l’Hôpital n° 60 ne semblent pas très compliquées.

158. En dernière analyse, la Cour est d’avis que les autorités nationales ont négligé de prendre suffisamment soin de la santé du requérant pour s’assurer qu’il ne soit pas soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, au moins jusqu’à son transfert dans un service hospitalier d’hématologie le 8 février 2008. Ce choix a porté atteinte à la dignité du requérant, en le soumettant à des épreuves particulièrement dures et en lui causant des souffrances bien supérieures à celles qui sont inévitablement associées à une peine d’emprisonnement et à la maladie dont il était atteint, ce qui s’apparente à une forme de traitement inhumain et dégradant. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention. »

**A.B. c. Russie, n° 1439/06, arrêt du 14 octobre 2010 FOURNITURE D’UNE ASSISTANCE MÉDICALE INSUFFISANTE À UN DÉTENU SÉROPOSITIF : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 5 § 1

Le requérant, soupçonné d’escroquerie, avait été arrêté en mai 2004 et placé en détention provisoire à Saint-Pétersbourg. Sa détention avait été prolongée à plusieurs reprises en attendant la fin de l’enquête et le procès.

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En octobre 2006, le requérant avait été condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans et demi. D’après le requérant, lors de son admission dans la maison d’arrêt, il avait été diagnostiqué séropositif. Il était également atteint d’une hépatite C depuis 1997. Il avait été placé à l’isolement dans une cellule du quartier pénitentiaire réservé aux détenus qui purgeaient une peine d’emprisonnement à perpétuité. Le requérant faisait valoir que les cellules de la prison étaient dans un état déplorable, sans aération, chauffage ni eau chaude, que le personnel médical lui avait rarement rendu visite et que, lorsqu’il l’avait fait, il ne lui avait fourni aucun médicament. Le requérant n’a jamais obtenu de traitement rétroviral pour le VIH et n’a pas non plus été admis à l’hôpital, faute de place. Il fondait ses griefs en particulier sur l’article 3 et l’article 5 § 1 de la Convention.

La Cour a noté que les autorités n’avaient aucunement cherché à justifier sa longue détention, qui a été prolongée à plusieurs reprises, ni à évaluer son aptitude physique ou psychologique à la supporter. La Cour a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les conditions matérielles de détention d’A.B., car le fait qu’il ait été placé à l’isolement suffisait à conclure à une violation de l’article 3. S’agissant de l’assistance médicale fournie à A.B., la Cour a observé que, bien que l’Organisation mondiale de la santé et la législation nationale recommandent que les personnes séropositives fassent l’objet de tests sanguins particuliers au moins une fois par an, A.B. n’a jamais effectué ces tests. La Cour a considéré que, pendant sa détention, A.B. n’avait pas bénéficié du suivi médical minimum nécessaire au traitement en temps opportun de sa contamination par le VIH. Elle a jugé, par conséquent, qu’il avait été soumis à un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 3. Elle a également conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

**Logvinenko c. Ukraine, n° 13448/07, arrêt du 14 octobre 2010 TRAITEMENT MÉDICAL INADAPTÉ D’UN DÉTENU SÉROPOSITIF : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 13

Le requérant purge actuellement une peine d’emprisonnement à perpétuité pour homicide. Une tuberculose et une séropositivité parvenue à un stade avancé (sida) lui avaient été diagnostiquées. Le requérant affirmait que l’aide médicale reçue pendant toute sa détention avait été dans l’ensemble insuffisante. En particulier, son état de santé n’avait pas fait l’objet d’une surveillance systématique et les autorités pénitentiaires n’avaient pas donné suite aux recommandations des médecins, qui préconisait d’effectuer des tests médicaux spécifiques pour pouvoir suivre et traiter sa tuberculose. Il n’avait jamais bénéficié d’un traitement pour le VIH, ni effectué les tests sanguins spécifiques indispensables pour déterminer si un traitement doit être dispensé d’urgence. S’agissant en outre de ses conditions matérielles de détention, le requérant était resté presque constamment enfermé dans sa cellule et avait eu rarement la possibilité de

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se laver, de se raser ou de faire un exercice en plein air. Le requérant fondait ses griefs sur l’article 3 (interdiction de tout traitement inhumain ou dégradant) et sur l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention.

La Cour a noté que l’état de santé général du requérant semble s’être détérioré pendant son séjour en prison. Bien que certains examens aient été pratiqués et que certains médicaments lui aient été fournis, le requérant n’a pas bénéficié d’un traitement médical rapide, cohérent et régulier. Le VIH, quant à lui, n’a donné lieu pendant plus de huit ans à aucun test ni à aucune conversation relative à un traitement. En outre, les conditions matérielles de détention du requérant n’étaient pas raisonnablement adaptées à son état de santé. La Cour a conclu que le requérant avait été soumis à un traitement inhumain ou dégradant du fait de l’absence de suivi médical détaillé et de traitement et qu’il y a eu violation de l’article 3.

**Shchebetov c. Russie, n° 21731/02, arrêt du 10 avril 2012 TRAITEMENT MÉDICAL INADAPTÉ D’UN DÉTENU SÉROPOSITIF : NON-VIOLATION DES ARTICLES 2 ET 3. IRRECEVABLE

Le requérant, un ressortissant russe né en 1972, vivait avant son arrestation à Iakoutsk. Il avait passé plusieurs années en prison pour vol et cambriolage. En avril 2005, il avait été condamné de nouveau à une peine d’emprisonnement de neuf ans pour vol qualifié. Le diagnostic établi à l’occasion d’examens réalisés en prison respectivement en 1998 et en 2002 avait révélé que le requérant était atteint de tuberculose et porteur du VIH, alors que les examens médicaux réalisés en 1997, lorsqu’il se trouvait dans un établissement de détention provisoire, avaient été négatifs. Se fondant sur les articles 2, 3 et 13 de la Convention, le requérant se plaignait d’avoir contracté la tuberculose et d’avoir été contaminé par le VIH pendant sa détention, de ne pas avoir reçu un traitement médical adéquat, de ne pas avoir eu accès à un recours effectif pour ses griefs de santé et d’avoir eu sa correspondance avec la Cour censurée et retardée.

La Cour a observé que le dossier ne contenait pas d’éléments probants suffisants pour conclure « hors de tout doute raisonnable » que les autorités russes étaient responsables de la contamination du requérant par le VIH et a jugé, par conséquent, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 2 de la Convention. La Cour a rappelé que, indépendamment du fait de savoir si un requérant avait été contaminé pendant sa détention, l’État avait la responsabilité d’assurer le traitement des détenus dont il a la charge, et que l’absence de traitement médical adéquat en cas de problème de santé grave non antérieur à la détention pouvait constituer une violation de l’article 3 (voir Hummatov c. Azerbaïdjan, n° 9852/03 et 13413/04, 29 novembre 2007, §§ 108 et suiv.). Toutefois, les éléments dont dispose la Cour montrent que les autorités russes avaient employé tous les moyens dont elles disposaient à la lumière du diagnostic exact de l’état de santé du requérant, en lui prescrivant un traitement prophylactique adéquat et en le faisant

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admettre dans des établissements médicaux pour y subir des examens approfondis. La Cour a rejeté la partie de la requête alléguant une violation de l’article 3 de la Convention en raison d’une assistance médicale inadéquate, qu’elle a jugée manifestement mal fondée. La Cour a déclaré que le grief concernant la contamination du requérant par le VIH pendant sa détention et l’incapacité des autorités à mener une enquête effective sur cet incident était recevable, tandis que le reste de la requête était irrecevable ; elle a conclu à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention due à la contamination du requérant par le VIH pendant sa détention ou à l’incapacité des autorités à enquêter rapidement et de manière approfondie sur la contamination du requérant par le VIH.

***Claes c. Belgique, no 43418/09, arrêt du 10 janvier 2013 DÉTENTION PENDANT PLUS DE QUINZE ANS DANS L’ANNEXE PSYCHIATRIQUE D’UNE PRISON SANS SOINS MÉDICAUX ADÉQUATS NI ESPOIR DE CHANGEMENT : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 5.

Cette affaire est à rapprocher des affaires Dufoort c. Belgique, no 43653/09, arrêt du 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, arrêt du 10 janvier 2013.

Le requérant, qui avait violé ses sœurs mineures, a été considéré comme irresponsable sur le plan pénal. Les médecins avaient diagnostiqué chez lui de graves déficiences mentales. Entre 1978 et 1994, il avait été arrêté à plusieurs reprises après avoir commis de nouvelles agressions sexuelles, mais avait à chaque fois été remis en liberté. A partir de 1994 il avait été interné en permanence à l’annexe psychiatrique de la prison de Louvain, sur décision adoptée par la commission de défense sociale adoptée sur la base d’une expertise psychiatrique, à l’exception d’une période de 22 mois à l’extérieur de la prison. Il avait eu accès à divers psychiatres de la prison, sans que ceux-ci lui prescrivent de traitement particulier ni de surveillance médicale. Il avait demandé que les autorités belges lui procurent une place dans un centre ouvert adapté, ce qui n’avait pas été possible.

Le requérant alléguait, sur le terrain de l’article 3, qu’il avait subi un traitement inhumain ou dégradant, car il avait été détenu pendant plus de quinze ans dans l’annexe psychiatrique d’une prison sans aucune perspective de réinsertion ni soins adaptés.

La Cour a conclu à la violation de l’article 3, en constatant les problèmes structurels présentés par le système pénitentiaire belge pour les personnes souffrant de troubles mentaux. Elle a souligné « l’inadéquation des annexes psychiatriques comme lieu de détention des personnes atteintes de troubles mentaux en raison de l’insuffisance généralisée de personnel, de la mauvaise qualité et de l’absence de continuité des soins, de la vétusté des lieux, de la surpopulation ainsi que du manque structurel de capacité d’accueil dans le circuit psychiatrique extérieur » (voir paragraphe 98). Les autorités belges n’avaient pas protégé le requérant contre sa situation

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pénible et sa détresse, qui excédait les souffrances inévitablement liées à la détention.

En outre, la Cour a estimé qu’il y avait eu une violation de l’article 5 § 1 e) de la Convention. Bien que la détention du requérant ait été ordonnée à la suite d’une décision judiciaire, des décisions de la commission de défense sociale et d’une expertise psychiatrique, et donc « conformément à la procédure prévue par la loi », cette détention était illégale puisque le requérant n’avait pas été placé dans un établissement adapté. La Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 4 à propos du contrôle de la légalité de l’internement, qui pouvait être exercé par la commission de défense sociale, notamment pour déterminer si le requérant était placé dans un établissement adapté.

***Salakhov et Islyamova c. Ukraine, no 28005/08, arrêt du 14 mars 2013 ABSENCE DE TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT DISPENSÉ À UN DETENU SÉROPOSITIF ; SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE D’UNE MÈRE À LA SUITE DE LA MORT DE SON FILS EN PRISON : VIOLATION DE L’ARTICLE 3.

La seconde requérante est la mère du premier requérant, décédé en août 2008, peu de temps après l’introduction d’une requête devant la Cour européenne.

Après son arrestation en 2007, le premier requérant, qui était séropositif depuis le mois de septembre 2005, avait été placé en détention. Il avait été conduit à plusieurs reprises au centre de détention provisoire de Simféropol, où il avait été examiné et jugé en bonne santé. Des examens hospitaliers pratiqués début juin 2008 avaient permis de diagnostiquer une infection par le VIH de stade 4, accompagnée de pneumonie, de candidose et d’autres maladies graves, mais son hospitalisation avait été refusée au motif qu’elle n’avait rien d’urgent.

Le 17 juin 2008, la Cour avait ordonné une mesure provisoire au titre de l’article 39, qui imposait aux autorités ukrainiennes de transférer immédiatement le premier requérant à l’hôpital. Il avait été hospitalisé trois jours plus tard, mais après une nouvelle condamnation le 4 juillet 2008, il était resté en détention jusqu’à sa libération, le 18 juillet 2008. Au cours de cette détention, alors qu’il continuait à présenter un état de santé critique, il se trouvait sous la surveillance de fonctionnaires de police, menotté à son lit. Il était finalement décédé à son domicile le 2 août 2008.

Les enquêtes sur la mort du premier requérant, qui avaient été menées à la demande de la seconde requérante, avaient été closes et rouvertes à plusieurs reprises.

La seconde requérante, qui a maintenu la requête de son fils après la mort de celui-ci, faisait valoir sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention le manquement de l’Etat à son obligation de protéger la vie et la santé du premier requérant. En dépit de tous les efforts déployés pour sauver la vie

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de son fils, cette mère avait dû assister impuissante à ses souffrances et à sa mort. La requête portait sur le caractère satisfaisant du traitement médical administré au premier requérant au cours de sa détention, le traitement médical qu'exigeait la dégradation brutale de sa santé, le fait qu’il ait été menotté à l’hôpital et le caractère effectif des enquêtes internes.

Les parties s’opposaient sur la question essentielle de savoir si le premier requérant avait ou non informé les autorités de sa séropositivité et, si oui, à quelle date. Après avoir examiné les conclusions des parties, la Cour a jugé que les autorités avaient été informées de l’état du premier requérant au début du mois de juin 2008.

Appréciant la requête au regard de l’article 3 sur la question de savoir si un traitement médical satisfaisant avait été administré au premier requérant au cours de sa détention, la Cour a observé que, sur le plan de la charge de la preuve, un requérant détenu se trouve en situation de faiblesse. Sur la base de sa jurisprudence, elle a relevé qu’il était difficile pour un requérant détenu de réunir des éléments de preuve, puisque l’ensemble des documents pertinents étaient conservés par les autorités. Elle a donc assoupli le niveau de preuve exigé pour les allégations avancées par les requérants, en leur demandant uniquement de présenter les faits de manière détaillée et en imposant au Gouvernement le renversement de la charge de la preuve. Elle a observé que celui-ci n’avait remis aucun exemplaire des documents médicaux probants et a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention.

En ce qui concerne le traitement médical administré à l’hôpital, la Cour a conclu à la violation de l’article 3, en particulier parce que les autorités avaient menotté pendant 28 jours un détenu gravement malade. S’agissant du grief soulevé au titre de l’article 2, elle a constaté la violation du volet procédural de l’article, puisque les enquêtes diligentées sur la mort du premier requérant avaient été si peu effectives que le personnel responsable n’avait pas même été identifié.

La Cour a conclu que la seconde requérante était une victime directe et qu’il y avait eu violation de l’article 3, car la requérante avait dû assister à la lente agonie de son fils sans pouvoir l’aider, en dépit de tous les efforts déployés pour le sauver ou du moins atténuer ses souffrances.

***Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, n° 47848/08, [CG], arrêt du 17 juillet 2014 INSUFFISANCE DU TRAITEMENT MÉDICAL FOURNI À UN HANDICAPÉ MENTAL SÉROPOSITIF : VIOLATION DES ARTICLES 2 ET 13, COMBINÉS À L’ARTICLE 2

Valentin Câmpeanu, jeune homme d’origine rom, né de père inconnu et abandonné par sa mère à la naissance, avait grandi dans un orphelinat. En 1990, il avait été diagnostiqué séropositif. Les médecins avaient ensuite diagnostiqué une « déficience intellectuelle grave, un quotient intellectuel de 30 et une infection par le VIH » et a donc été classé dans la catégorie des

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handicapés « graves ». Il avait été transféré au Centre pour enfants handicapés de Craiova. En 2003, la prise en charge par l’État de Valentin Câmpeanu avait pris fin, au motif qu’il venait d’atteindre l’âge de 18 ans et ne suivait aucune forme de scolarité. La Commission de protection de l’enfance avait ordonné son transfert à l’hôpital neuropsychiatrique de Poiana Mare (« le HPM »). Mais le HPM avait indiqué à la Commission qu’il ne pouvait accueillir Valentin Câmpeanu, diagnostiqué handicapé mental et porteur du VIH, car l’établissement ne disposait pas des équipements nécessaires pour soigner les personnes présentant ce type de pathologie. Le Centre de rétablissement et de réadaptation des personnes handicapées avait également refusé d’accueillir M. Câmpeanu, au motif qu’il était « contaminé par le VIH ». La Commission avait finalement estimé que Valentin Câmpeanu pouvait être placé dans le centre médicosocial de Cetate-Dolj (« le CMSC »), qu’elle jugeait adapté. Il avait donc été admis en 2004 au CMSC. Un examen médical pratiqué dans cet établissement avait conduit à conclure que le patient souffrait « d’une déficience intellectuelle grave, d’une infection par le VIH et de malnutrition ». Le CMSC ne disposant pas des équipements nécessaires pour soigner l’état de santé de M. Câmpeanu, celui-ci avait été transféré au PMH. Mais comme il était incapable de manger et de se rendre aux toilettes seul, le personnel du PMH a refusé de l’aider, de crainte de contracter le VIH. Valentin Campeanu est décédé en février 2004.

L’affaire concerne l’accès à la justice de personnes handicapées et les mauvais traitements qu’elles subissent dans les établissements où elles séjournent longtemps.

La requête a été introduite au titre de l’article 34 de la Convention par le Centre de ressources juridiques (« CRJ »), une organisation non gouvernementale roumaine, qui n’a reçu ni mandat ni instructions de M. Câmpeanu, ce dernier étant décédé avant l’introduction de la requête devant la Cour. Le CRJ a engagé diverses procédures devant les juridictions nationales pour clarifier les circonstances de sa mort. La Cour a souligné que les autorités nationales n’avaient pas contesté la qualité pour agir du CRJ en faveur de M. Câmpeanu.

Dans son arrêt, la Cour a précisé les conditions à réunir pour devenir représentant de facto dans une affaire où ce représentant n’est ni la victime des violations alléguées, ni un proche de la personne décédée. Elle a souligné la vulnérabilité de M. Câmpeanu, qui, en raison de son handicap mental, n’était ni capable d’ester lui-même en justice, ni de recourir à des avocats commis par les autorités internes. Adoptant une approche conforme à celle qui s’applique au droit à un contrôle juridictionnel visé à l’article 5 § 4 dans le cas des « aliénés », la Cour a défini cette garantie procédurale particulière pour protéger les intérêts des personnes handicapées mentales incapables d’agir par elles-mêmes.

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Sur le fond, la Cour a jugé que la Roumanie était responsable de multiples violations de la Convention (de l’article 2, tant en son volet matériel qu’en son volet procédural, et de l’article 13, combiné à l’article 2). Elle a estimé que les autorités roumaines avaient manqué à leur obligation d’offrir à M. Câmpeanu des soins médicaux élémentaires lorsqu’il de distancer était en vie, mais également de clarifier les circonstances de sa mort.

***Savinov c. Ukraine, no 5212/13, arrêt du 22 octobre 2015 ABSENCE DE TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT DISPENSÉ À UN DETENU SÉROPOSITIF : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 13

La séropositivité du requérant avait été établie des années avant le début de sa détention en 2006. Toutefois, au cours de sa détention, il avait été jugé à deux reprises au moins « pratiquement en bonne santé ». Plusieurs années après ce premier diagnostic, les médecins ont établi qu’il souffrait d’une séropositivité de stade 4, de la tuberculose, d’une hépatite chronique et d’autres maladies graves. Les demandes répétées de remise en liberté du requérant avaient d’abord été rejetées au motif qu’il avait été condamné pour des infractions pénales graves. Il avait finalement été libéré en juin 2013 en raison de la gravité de son état de santé.

Le requérant faisait valoir au titre de l’article 3 de la Convention que les autorités nationales ne lui avaient pas dispensé de soins médicaux adéquats entre décembre 2006 et mars 2013.

La Cour a rappelé que, selon les principes énoncés dans sa jurisprudence, l’absence de soins médicaux adéquats dispensés à un détenu s’apparente à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Toutefois, elle a également souligné la nécessité d’un « contrôle particulièrement approfondi » des allégations. Elle a également insisté sur la responsabilité première des tribunaux de première instance dans l’appréciation des faits et rappelé la nature subsidiaire de son rôle. Elle a par ailleurs observé que le Gouvernement devait produire des preuves « crédibles et convaincantes » de l’administration de soins médicaux adéquats dans les centres de détention.

Partant de ces deux principes, la Cour a relevé qu’en l’espèce les autorités compétentes n’avaient pas dispensé de traitement adéquat au requérant entre novembre 2011 et mars 2013. Elle a donc conclu à la violation de l’article 3. Constatant que le requérant n’avait pas disposé d’un recours effectif et accessible qui lui aurait permis de bénéficier d’un traitement médical, la Cour a conclu à la violation de l’article 13 de la Convention.

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***Catalin Eugen Micu c. Roumanie, no 55104/13, arrêt du 5 janvier 2016 MAUVAISES CONDITIONS DE DÉTENTION ET CONTAMINATION ALLÉGUÉE PAR L’HÉPATITE C AU COURS DE LA DÉTENTION : VIOLATION DE L’ARTICLE 3

Le requérant, un ressortissant roumain condamné à dix ans de prison, avait été détenu dans différentes prisons. A la prison de Bucarest-Jilava, il avait occupé une cellule de 33,96 m² avec 27 autres détenus. Ils devaient ainsi partager des sanitaires, qui se composaient de toilette, deux lavabos et deux douches. Faute de table et de chaises en nombre suffisant dans la cellule, les codétenus ne pouvaient prendre leur repas attablés.

Pendant sa détention, le requérant avait été hospitalisé à plusieurs reprises. Les médecins lui avaient diagnostiqué une hépatite C.

Le requérant se plaignait sur le terrain de l’article 3 de la Convention des mauvaises conditions de détention de la prison de Bucarest-Jilava. En outre, affirmait avoir été contaminé par l’hépatite C pendant sa détention, sans avoir bénéficié d’un traitement médical adéquat.

La Cour a conclu à la violation de l’article 3 en raison des mauvaises conditions de détention, mais elle n’a pu confirmer les allégations du requérant au sujet de sa contamination par l’hépatite C et de l’absence de traitement médical pendant sa détention. Elle estimait en effet que la charge de la preuve appartenait au requérant, qui n’avait pas prouvé ses allégations.

***Karpylenko c. Ukraine, no 15509/12, arrêt du 11 février 2016 ABSENCE DE TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT DISPENSÉ À UN DÉTENU SÉROPOSITIF ET D’ENQUÊTE EFFECTIVE SUR LES CIRCONSTANCES DE SA MORT : VIOLATION DES ARTICLES 2 ET 33

Le fils de la requérante avait été placé en détention en décembre 2009. En mai 2010, sa séropositivité avait été établie et, en avril 2011, les médecins lui avaient diagnostiqué une tuberculose. Malgré son hospitalisation d’urgence, il était décédé en novembre 2011. D’après l’autopsie officielle, il était mort des suites de maladies liées au VIH. La requérante avait demandé en vain qu’une enquête soit ouverte sur les circonstances de la mort de son fils et les mauvais traitements qui lui avaient été infligés par des fonctionnaires de police au cours de son arrestation.

La requérante faisait valoir au titre des articles 2 et 3 que les autorités étaient responsables de la mort de son fils : elles ne lui avaient pas dispensé de soins médicaux adéquats et n’avaient pas mené d’enquête interne effective sur les mauvais traitements qui lui auraient été infligés au cours de son arrestation.

3. Plus généralement, sur la détention illégale sans assistance médicale appropriée et dans des conditions inhumaines, voir Mozer c. République de Moldova et Russie, [GC], no 11138/10, CEDH, 2016.

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La Cour a conclu à la violation du volet matériel et du volet procédural de l’article 2 et a estimé que les autorités compétentes avaient manqué à leur obligation positive de protéger la santé et la vie du fils de la requérante. Celui-ci n’avait pas bénéficié d’un traitement adéquat après la découverte de sa séropositivité, tandis que ses autres pathologies n’avaient pas été traitées convenablement. La Cour a établi qu’il n’y avait pas eu d’enquête effective sur les mauvais traitements subis par le fils de la requérante ni sur les circonstances de sa mort. Elle a également constaté une violation du volet matériel de l’article 3, puisqu’il était établi que le fils de la requérante présentait de graves lésions au cours de sa détention, dont la présence n’a pu être expliquée ni par les autorités internes ni, ultérieurement, par le Gouvernement.

***Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, CEDH, 2016, arrêt du 23 mars 2016 DÉTENTION PENDANT 30 JOURS, SANS SOINS MEDICAUX ADÉQUATS, D’UN GARÇON DE 12 ANS À LA SUITE D’UNE PROCÉDURE NON ÉQUITABLE : VIOLATION DES ARTICLES 3, 5 § 1, 6 §§ 1 ET 3 (C-D).

Le requérant, qui était âgé de 12 ans au moment de sa détention en 2005 et souffrait d’un trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention et d’énurésie, avait été arrêté et emmené à un poste de police parce qu’il était soupçonné d’avoir extorqué de l’argent à un voisin âgé de neuf ans. Se fondant sur les aveux faits par le requérant et sur les dépositions faites par la victime alléguée et la mère de celle-ci au cours de l’enquête préliminaire, les autorités avaient estimé que la commission de l’infraction pénale par le requérant était établie. Comme le requérant n’avait pas atteint l’âge de la responsabilité pénale, il n’avait pu être poursuivi. Toutefois, un tribunal de première instance avait ordonné son placement pendant 30 jours dans un centre de détention provisoire pour mineurs délinquants pour corriger son comportement et l’empêcher de récidiver.

Aux fins du présent rapport, nous retiendrons de l’arrêt le manquement allégué des autorités à leur obligation de dispenser au requérant des soins médicaux adéquats au cours de sa détention.

Le requérant faisait valoir, sur le terrain de l’article 3, qu’au cours de sa détention il n’avait pas bénéficié du traitement médical que son médecin lui avait prescrit et que les conditions de sa détention avaient été inhumaines. A la suite de sa libération, il avait dû être admis dans un hôpital psychiatrique pour y subir un traitement, en raison de l’aggravation de son état de santé.

Sa déposition avait été contestée par les autorités russes, qui n’avaient pu consulter le dossier médical du requérant établi dans le centre de détention parce qu’il avait déjà été détruit.

Le Gouvernement a fondé ses conclusions sur les « données comptables et statistiques » et sur les rapports et dépositions faits par le personnel du centre de détention à partir de décembre 2010.

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En vérifiant si l’assistance médicale avait été satisfaisante, la Cour a estimé que le Gouvernement n’avait produit aucun élément de preuve convaincant pour démontrer le caractère satisfaisant des conditions du centre de détention temporaire pour mineurs délinquants et l’administration d’un traitement médical adéquat. A la différence des procédures nationales, la recevabilité des preuves produites devant la Cour n’obéit à aucune exigence procédurale. Selon la jurisprudence établie par la Cour sur les articles 2 et 3 de la Convention à propos des personnes placées en détention ou en garde à vue, la charge de la preuve (au sens d’une « explication satisfaisante et convaincante ») revient aux autorités nationales lorsqu’elles sont seules à connaître les faits (voir § 140 de l’arrêt). En vertu de ce principe, la Cour a estimé que le Gouvernement n’avait pas démontré le caractère satisfaisant du traitement et a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention.

Affaires pendantes : ***Soloveychik c. Ukraine, no 25725/09, communiquée le 13 décembre 2012 ; ***Sergeyeva et Proletarskaya c. Russie, no 59705/12, communiquée le 3 septembre 2013 ; ***Nicolshi c. République de Moldova, no 11726/09, communiquée le 25 octobre 2013 ; ***Kaimova et autres c. Russie et une autre requête c. Russie, nos 24132/12 et 12617/14, communiquées le 3 décembre 2014 ; ***Karakhanyan c. Russie et une autre requête c. Russie, nos 24421/11 et 55244/13, communiquées le 15 décembre 2014 ; ***Burakova c. Ukraine, no 14908/11, communiquée le 22 janvier 2015 ; ***Goryayeva c. Ukraine, no 58656/10, communiquée le 12 avril 2015 ; ***Khadzhyradov c. Ukraine, no 18320/09, communiquée le 23 juin 2016 ABSENCE D’ASSISTANCE MÉDICALE ADÉQUATE OU DE TRAITEMENT MÉDICAL ADÉQUAT DISPENSÉ EN CENTRE DE DÉTENTION À DES PERSONNES AUXQUELLES UNE SÉROPOSITIVITÉ OU UNE AUTRE MALADIE GRAVE A ÉTÉ DIAGNOSTIQUÉE

Ces affaires concernent le manque d’assistance médicale adéquate ou de traitement médical adéquat dispensé à des personnes auxquelles ont été diagnostiquées une séropositivité ou d’autres maladies graves et qui sont néanmoins restées en détention (affaire Eduard Lvovich Soloveychik c. Ukraine, no 25725/09), ou à des personnes détenues dans un centre pénitentiaire avant leur mort (affaires restantes).

Les requêtes introduites au titre des articles 2 et 3 de la Convention font valoir que l’absence alléguée de traitement médical adéquat dispensé en

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détention a causé aux requérant ou à leurs proches des souffrances inutiles et a constitué pour eux un traitement inhumain ou dégradant.

H. Conservation d’empreintes digitales, d’échantillons cellulaires et/ou de données génétiques par les autorités

Van der Velden c. Pays-Bas, no 29514/05, décision du 7 décembre 2006 CONSERVATION DE MATÉRIEL CELLULAIRE DU REQUÉRANT APRÈS SA CONDAMNATION : IRRECEVABLE

Après la condamnation du requérant pour extorsion de fonds et conformément à l’article 8, combiné à l’article 2 § 1, de la loi sur les tests génétiques des personnes ayant fait l’objet d’une condamnation, le procureur a ordonné le 8 mars 2005 le prélèvement de matériel cellulaire du requérant – qui était alors détenu dans un établissement pénitentiaire à Dordrecht – afin d’établir son profil ADN. Un échantillon buccal a été prélevé du requérant le 23 mars 2005. Le requérant a fait objection à la décision d’établir son profil ADN et de traiter les données correspondantes, c’est-à-dire de les enregistrer dans la base nationale de données génétiques. Il a fait valoir que son profil ADN n’avait joué aucun rôle dans l’enquête sur les infractions pour lesquelles il avait été condamné. Le tribunal régional de Roermond a rejeté l’objection le 21 avril 2005. Aucun recours n’a été déposé contre cette décision.

Le requérant a fait valoir au titre de l’article 7 de la Convention que l’ordre du procureur de prélever un échantillon de matériel cellulaire et la conservation subséquente de son profil ADN dans la base de données génétiques constituaient une peine supplémentaire dont il n’était pas passible au moment des faits pour lesquels il avait été condamné. Il a également fait valoir que la mesure contestée portait atteinte à l’article 8 de la Convention car elle constituait une ingérence injustifiée dans son droit au respect de sa vie privée. Enfin, le requérant a déclaré avoir été victime d’une discrimination interdite à l’article 14 de la Convention.

La Cour a jugé le grief au titre de l’article 7 incompatible ratione materiae. En ce qui concerne l’article 8, la Cour s’est écartée de la jurisprudence de la Commission, pour laquelle la rétention de données génétiques ne constituait pas une ingérence :

« [|…] la Cour n’en considère pas moins qu’eu égard notamment à l’utilisation qui pourrait être faite à l’avenir des échantillons cellulaires en question, la conservation systématique de pareils éléments dépasse le champ de l’identification neutre de caractéristiques telles que des empreintes digitales et revêt un caractère suffisamment intrusif pour constituer une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.

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Aussi la Cour considère-t-elle que [la mesure contestée] était « prévue par la loi ». De surcroît, la Cour n’a aucune difficulté à admettre que l’établissement et la conservation du profil ADN du requérant poursuivaient les buts légitimes que constituent la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui. La Cour estime qu’il n’est pas déraisonnable d’imposer à l’ensemble des personnes ayant été reconnues coupables d’infractions d’une certaine gravité l’obligation de se soumettre à un test ADN.

La Cour estime enfin que les mesures incriminées peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique ». À cet égard, elle juge d’abord manifeste que les données génétiques ont apporté ces dernières années une contribution substantielle au contrôle du respect des lois. Elle relève par ailleurs que l’ingérence ici en cause revêtait un caractère relativement bénin et que, de surcroît, le requérant peut tirer un certain bénéfice de l’inscription dans la base nationale de données, dans la mesure où il peut ainsi être rapidement éliminé de la liste des suspects lorsque des traces ADN sont découvertes dans le cadre de l’enquête sur une infraction.

Il s’ensuit que cette requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. »

S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/044, arrêt du 4 décembre 2008 CONSERVATION GÉNÉRALE INDIFFÉRENCIÉE D’EMPREINTES DIGITALES, D’ÉCHANTILLONS CELLULAIRES ET DE PROFILS ADN APRÈS ACQUITTEMENT : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

L’affaire concernait la conservation par les autorités des empreintes digitales, d’échantillons cellulaires et du profil ADN des requérant après que la procédure pénale à leur encontre avait abouti à l’acquittement de S. et à l’abandon des poursuites à l’encontre de M. Marper. Le 19 janvier 2001, S. Avait été arrêté et inculpé de tentative de cambriolage. Il était alors âgé de onze ans. Un prélèvement de ses empreintes digitales et d’échantillons cellulaires avait été effectué. Il avait été acquitté le 14 juin 2001. M. Marper avait quant à lui été arrêté le 13 mars 2001 et inculpé de harcèlement à l’égard de sa compagne. Un prélèvement de ses empreintes digitales et d’échantillons cellulaires avait été effectué. Le 14 juin 2001, l’affaire avait été officiellement classée sans suite, sa compagne et lui s’étant réconciliés.

Après l’abandon des poursuites, les deux requérants avaient cherché en vain à obtenir la destruction de leurs empreintes digitales, ainsi que de leurs échantillons et profils ADN. Ces données avaient été conservées sur le fondement d’une loi autorisant la conservation sans limite de temps.

Les requérants contestaient au titre des articles 8 et 14 de la Convention la conservation par les autorités de leurs empreintes digitales, échantillons génétiques et profils ADN après leur acquittement ou l’abandon des poursuites.

La Cour a jugé qu’en raison de son caractère général et indifférencié, le pouvoir de conservation des empreintes digitales, échantillons génétiques et

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profils ADN des personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction, sans avoir été condamnées pour ces faits, tel qu’il avait été exercé à l’égard des requérants, ne mettait suffisamment en balance l’intérêt général et les intérêts privés en jeu et que l’État défendeur avait outrepassé la marge d’appréciation acceptable en matière. En conséquence, la conservation des données en question constituait une ingérence disproportionnée dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et ne pouvait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique. La Cour a conclu à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 8 dans cette affaire.

W. c. Pays-Bas, requête no 20689/08, décision du 20 janvier 2009 CONSERVATION DE MATÉRIEL CELLULAIRE SUITE À UNE CONDAMNATION POUR INFRACTION PÉNALE : IRRECEVABLE

Le 15 février 2007, le juge pénal pour enfants du tribunal régional de Maastricht avait jugé le requérant coupable de voies de fait ayant entraîné des lésions corporelles. Le requérant avait été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis dans un établissement pour mineurs et à 30 heures de travaux d’intérêt général, avec l’obligation de suivre une formation de 20 heures.

Au vu de la condamnation du requérant et conformément à l’article 2, alinéa 1, de la loi relative aux tests génétiques des personnes ayant fait l’objet d’une condamnation (« la loi ») du 7 juin 2007, le procureur avait ordonné le prélèvement de matériel cellulaire du requérant afin d’établir son profil ADN. Un échantillon buccal avait été prélevé sur le requérant le 18 juillet 2007.

Le 31 juillet 2007, le requérant, conformément à l’article 7 de la loi, avait contesté la décision visant à établir son profil ADN et à l’enregistrer dans la base nationale de données génétiques. Il faisait valoir qu’en vertu de l’article 8 de la Convention et de l’article 40 de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, l’intérêt personnel d’un mineur devait être mis en balance avec l’intérêt général de la société lorsque l’on envisage d’appliquer la loi à un mineur et que l’intérêt supérieur de l’enfant devait primer dans cet exercice, conformément à l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Le requérant soutenait que l’âge de la personne condamnée au moment de la commission de l’infraction, la gravité de celle-ci, les circonstances dans lesquelles elle avait été commise, le risque de récidive et d’autres éléments personnels concernant l’individu condamné devraient être pris en compte. Le 2 novembre 2007, le tribunal régional de Maastricht, après audition à huis clos du ministère public et de l’avocat du requérant, avait rejeté la demande du requérant.

Déclarant la requête irrecevable, la Cour a jugé que, contrairement à l’affaire S. et Marper citée plus haut, la présente affaire portait sur la question de la conservation de données génétiques de personnes ayant été condamnées pour une infraction pénale. En outre, la Cour a considéré qu’en

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vertu des dispositions de la loi relative aux tests génétiques des personnes ayant fait l’objet d’une condamnation, le matériel génétique pouvait être prélevé uniquement sur les personnes condamnées pour une infraction d’un certain niveau de gravité et les données génétiques ne pouvaient être conservées que pendant une période déterminée, qui dépend de la durée maximale de la peine légale encourue pour l’infraction commise. La Cour a donc jugé satisfaisant le fait que les dispositions de la loi contiennent des garanties adéquates contre la conservation générale et indifférenciée des données génétiques.

En outre, comme le matériel génétique est conservé de façon anonyme et sous une forme codée et que le requérant ne sera confronté aux données génétiques le concernant que s’il a commis auparavant une autre infraction pénale ou s’il commet une telle infraction à l’avenir, la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause les conclusions qu’elle a rendues dans l’affaire Van der Velden sur la base du simple fait que le requérant est un mineur.

**Deceuninck c. France, requête no 47447/08, décision du 13 décembre 2011 IRRECEVABLE

Le requérant faisait valoir que l’ordre de prélever des échantillons génétiques après sa condamnation pour destruction de plants de betterave génétiquement modifiés constituait une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa vie privée. La requête a été déclarée irrecevable au titre des articles 35 §§ 3(a) et 4 de la Convention (pour violation de la confidentialité des clauses du règlement à l’amiable).

***Barreau et autres c. France, no 24697/09, décision du 13 décembre 2011 IRRECEVABLE

Les requérants ont été condamnés parce qu’ils avaient refusé de subir un test ADN en vue d’alimenter une base nationale de données ADN. La requête a été jugée irrecevable au titre des articles 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention en raison d’une violation de la confidentialité des détails d’un accord amiable.

**Gillberg c. Suède [GC], n° 41723/06, arrêt du 3 avril 2012 CONDAMNATION PÉNALE D’UN PROFESSEUR POUR REFUS DE DONNER ACCÈS À DES DONNÉES DE RECHERCHE : NON-APPLICABILITÉ DES ARTICLES 8 ET 10

Le requérant, professeur et chef du département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’Université de Göteborg, était responsable d’un projet de recherche de longue durée sur l’hyperactivité et les troubles de l’attention chez l’enfant. Selon le requérant, le comité d’éthique de l’université avait imposé comme condition préalable à ce projet de recherche que seuls lui et les membres de son équipe pourraient avoir accès

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aux informations sensibles concernant les participants. Il avait donc promis une confidentialité absolue aux patients et à leurs parents. En 2002, les demandes d’accès aux données de recherche émanant d’un chercheur en sociologie et d’un pédiatre ont été rejetées. Les deux chercheurs ont fait appel de cette décision et la cour d’appel administrative a conclu qu’ils devaient avoir accès aux données. Bien que les décisions donnant accès immédiat aux deux chercheurs lui aient été notifiées, le requérant a refusé de leur remettre ces données. L’université a décidé de refuser l’accès au chercheur en sociologie et d’imposer une nouvelle condition au pédiatre, en lui demandant de démontrer que ses fonctions exigeaient qu’il ait accès au matériel de recherche en question. Ces décisions de l’université ont été annulées par la cour d’appel administrative. Quelques jours plus tard, des collègues du requérant ont détruit le matériel de recherche. Le médiateur parlementaire suédois a engagé une procédure pénale à l’encontre du requérant. Celui-ci a été condamné pour abus de fonction à une peine avec sursis et à une amende d’un montant équivalent à 4000 EUR. Le vice-président de l’université, ainsi que les agents qui avaient détruit le matériel de recherche, ont également été condamnés. Le requérant alléguait que sa condamnation pénale constituait une violation de ses droits au titre des articles 8 et 10 de la Convention.

Dans son arrêt de chambre du 2 novembre 2010, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des articles 8 et 10 de la Convention. Le 11 avril 2011, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du requérant et l’audience a eu lieu le 28 septembre 2011.

La Cour a souligné que la compétence de la Grande Chambre portait uniquement sur l’examen de la partie de l’affaire déclarée recevable dans l’arrêt de chambre, nommément la question de savoir si la condamnation pénale du requérant avait porté atteinte à ses droits découlant des articles 8 et 10 de la Convention, et a observé que le requérant n’était pas le médecin ou le psychiatre des enfants et qu’il ne représentait ni les enfants, ni leurs parents. Il s’agissait donc de déterminer si sa condamnation pour abus de fonction constituait une ingérence dans sa « vie privée », telle que définie à l’article 8. La Cour a jugé que l’infraction en question était manifestement sans rapport avec son droit au respect de la vie privée, puisqu’elle concernait les actes professionnels ou omissions d’un agent public dans l’exercice de ses fonctions. Le fait que le requérant ait subi une perte de revenu sous l’effet de la condamnation pénale, comme il l’affirmait, était une conséquence prévisible de la commission d’une infraction pénale. De toute façon, il n’avait pu établir l’existence d’un lien de causalité entre sa condamnation et son renvoi de l’Institut norvégien de la santé publique. Considérant que les répercussions de la condamnation sur la vie professionnelle du requérant n’avaient pas excédé les conséquences prévisibles de l’infraction pénale pour laquelle il avait été condamné, la

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Cour a conclu à l’absence de violation des droits de M. Gillberg au titre de l’article 8.

La Cour n’a pas exclu qu’un droit « négatif » distinct à la liberté d’expression, tel qu’invoqué par le requérant, puisse être protégé par l’article 10 de la Convention, en dépit du fait que l’université était propriétaire de travaux de recherche. Cependant, la Cour a jugé que la situation du requérant ne pouvait être comparée à celle d’un journaliste protégeant ses sources ou d’un avocat tenu à une obligation de confidentialité à l’égard de ses clients. Ayant observé que les informations diffusées par un journaliste sur la base de ses sources appartenaient généralement au journaliste lui-même ou à un organe de média, alors que, dans le cas présent, le matériel de recherche était la propriété de l’université et appartenait donc au domaine public, la Cour a par conséquent conclu à l’absence de violation des droits du requérant au titre de l’article 10.

***M.K. c. France, n° 19522/09, arrêt du 18 avril 2013 ABSENCE DE GARANTIES APPLICABLES À LA COLLECTE, LA CONSERVATION ET LA SUPPRESSION DES EMPREINTES DIGITALES DE PERSONNES SOUPÇONNÉES D’AVOIR COMMIS UNE INFRACTION PÉNALE, MAIS NON CONDAMNÉES : VIOLATION DE L’ARTICLE 8.

Le requérant, soupçonné de vol de livres, se plaignait de la conservation de ses empreintes digitales prélevées au cours d’une procédure pénale qui s’était soldée par un acquittement.

La Cour a réaffirmé son point de vue selon lequel la conservation d’empreintes digitales permettant l’identification des personnes portait atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention. Elle a ensuite apprécié la qualité des dispositions légales françaises (article 55-1 du Code de procédure pénale et décret n° 87-249 du 8 avril 1987 tel que révisé) qui permettaient de conserver des empreintes digitales et a jugé qu’elles n’assuraient pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents.

Tout en constatant le but légitime poursuivi par la base de données, qui devait servir avant tout à déceler et prévenir la délinquance, la Cour a relevé que les dispositions n’en précisaient pas clairement le but secondaire : faciliter les poursuites, les enquêtes et le jugement des affaires par les autorités judiciaires. Aucune distinction n’était faite à cette fin entre les délits et les crimes, ni même entre les infractions mineures et graves. Rien n’était prévu non plus pour distinguer les personnes condamnées, poursuivies ou soupçonnées. La Cour a souligné le risque de stigmatisation de personnes innocentes.

Tout en tenant compte du fait que les données pouvaient être supprimées, elle a noté qu’elles étaient conservées pendant 25 ans, ce qui équivalait de fait à une conservation pendant une durée indéterminée. Elle a jugé que l’atteinte au droit au respect de la vie privée consacrée à l’article 8 était disproportionnée et non nécessaire dans une société démocratique.

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***Peruzzo et Martens c. Allemagne, n° 7841/08 et 57900/12, décision du 4 juin 2013 COLLECTE ET CONSERVATION DE PROFILS ADN DE CERTAINS CONDAMNÉS POUR UNE UTILISATION ÉVENTUELLE : IRRECEVABLE.

Le Code allemand de procédure pénale prévoit, au sujet des tests ADN, la collecte de tissu conjonctif, qui fait l’objet d’un examen moléculaire et génétique afin d’établir le profil ADN de personnes soupçonnées et / ou condamnées, aux conditions fixées à l’article81(g). Les profils ADN extraits des échantillons de cellules sont conservés dans la base de données de la police judiciaire fédérale pendant dix ans maximum.

Le premier requérant a été condamné pour plusieurs infractions à la législation sur les stupéfiants, le second, pour infractions avec violence.

Les deux requérants se plaignaient sous l’angle de l’article 8 de la Convention d’une violation de leur droit à l’autodétermination en matière d’information (informationelles Selbstbestimmungsrecht). Ils soutenaient que la loi était imprécise, car le libellé de l’article 81g permettait une marge d’interprétation importante.

Réaffirmant que la collecte et la conservation d’ADN constituaient une atteinte au respect de la vie privée garanti à l’article 8, la Cour a souligné que cette atteinte avait pour but légitime la prévention de la délinquance et la protection des droits et des libertés d’autrui. Elle a estimé que cette ingérence avait été nécessaire dans une société démocratique et a souligné que les autorités nationales disposent d’une importante marge d’appréciation dans ce domaine.

La Cour a observé que les garanties prévues par la loi en question étaient appropriées : seul le matériel ADN provenant de délinquants récidivistes ou de personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction pénale particulièrement grave ou une atteinte à l’autodétermination sexuelle pouvait être conservé.

En outre, étant donné que les profils ADN conservés pouvaient seulement être communiqués aux autorités compétentes aux fins de poursuites pénales, de la prévention des risques (Gefahrenabwehr) ou de l’assistance judiciaire internationale, la Cour a estimé que les garanties procédurales était justifiées et a rejeté la plainte, jugée manifestement mal fondée. ***Elberte c. Lettonie, n° 61243/08, arrêt du 13 janvier 2015, CEDH 2015 PRÉLÈVEMENT DE TISSUS DU CORPS DU MARI DÉCÉDÉ DE LA REQUÉRANTE PAR DES MÉDECINS-LÉGISTES SANS QUE CELLE-CI EN AIT CONNAISSANCE OU QU’ELLE AIT DONNÉ SON CONSENTEMENT : VIOLATION DES ARTICLES 3 ET 8

Le mari de la requérante étant mort dans un accident de voiture en 2001, son corps a été déposé dans un centre de médecine légale pour y être

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autopsié. La requérante a uniquement vu le corps de son mari défunt, dont les jambes étaient attachées, lorsqu’il lui a été remis pour l’inhumation.

Deux ans plus tard, les services de sécurité ont informé la requérante qu’une enquête judiciaire avait été ouverte au sujet de prélèvements illégaux d’organes et de tissus entre 1994 et 2004 en Lettonie. Conformément à un accord approuvé par l’Etat, des tissus avaient été prélevés sur le corps de son mari après l’autopsie et envoyés à une compagnie pharmaceutique en Allemagne pour créer des allo-greffons. La procédure avait été suivie par des experts du centre de médecine légale dans le cadre de cet accord. Le droit interne permettait alors de prélever des organes et des tissus d’une personne décédée si le défunt n’avait pas exprimé de son vivant son refus d’en faire don et si les proches ne s’y opposaient pas. Toutefois, les autorités internes considéraient que la loi ne leur imposait pas d’obtenir le consentement des proches. C’est pourquoi, les experts n’ont pas été jugés coupables d’infraction à la loi.

La requérante se plaignait d’une violation du droit au respect de sa vie privée et familiale sous l’angle de l’article 8, parce que des médecins légistes experts avaient prélevé des tissus corporels de son mari après la mort de celui-ci, sans qu’elle en ait eu connaissance et sans qu’elle y ait consenti. Se fondant sur l’article 3, elle affirmait également avoir enduré une souffrance psychologique, car tout en ignorant le prélèvement de tissus effectué, elle avait vu le corps de son mari, dont les jambes étaient attachées.

La Cour a estimé qu’il y avait eu violation du droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante parce que celle-ci n’avait pas été informée du prélèvement de tissus sur le corps de son mari quand il avait été emporté. Elle a considéré de plus que la loi applicable manquait de clarté : la requérante avait le droit d’exprimer son consentement ou son refus, mais l’obligation correspondante des autorités internes de le demander n’était pas clairement établie.

En ce qui concerne la violation de l’article 3, la Cour n’a pas retenu le point de vue du Gouvernement, selon lequel les souffrances de la requérante n’avaient pas atteint le degré de gravité requis par l’article 3. La requérante avait éprouvé pendant longtemps un sentiment d’incertitude, d’angoisse et de détresse, faute de savoir exactement ce qu’avait fait le centre de médecine légale. Affaires pendantes : ***Djalo c. Royaume-Uni, no 17770/10, communiquée le 10 décembre 2014 ***Hall c. Royaume-Uni, no 21457/11, communiquée le 10 décembre 2014 ***Gare-Simmons c. Royaume-Uni, no 71358/12, communiquée le 10 décembre 2014

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***Murphy c. Royaume-Uni, no 51594/10, communiquée le 10 décembre 2014 LA CONSERVATION DES EMPREINTES DIGITALES, DES ÉCHANTILLONS CELLULAIRES ET/OU DE DONNÉES LIÉES À L’ADN DU REQUÉRANT EST-ELLE CONTRAIRE À L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ?

L’ensemble de ces affaires concernent le droit et la pratique internes au moment où les données des requérants ont été prélevées, ainsi que le précise l’arrêt du 4 décembre 2008 dans l’affaire S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], n° 30562/04 et 30566/044, citée plus haut.

I. Droit de connaître son identité biologique Odièvre c. France [GC], no 42326/98, arrêt du 13 février 2003 IMPOSSIBILITÉ POUR LA REQUÉRANTE D’OBTENIR DES INFORMATIONS SUR SA FAMILLE NATURELLE À CAUSE DES DISPOSITIONS RÉGISSANT LA CONFIDENTIALITÉ DE SA NAISSANCE : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

« 24. La requérante se plaint de ne pouvoir obtenir la communication d’éléments identifiants sur sa famille naturelle et de l’impossibilité qui en résulte pour elle de connaître son histoire personnelle.

29. La Cour rappelle à cet égard que « l’article 8 protège un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur. (...) La sauvegarde de la stabilité mentale est à cet égard un préalable inéluctable à la jouissance effective du droit au respect de la vie privée » (arrêt Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I). À cet épanouissement contribuent l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de ses géniteurs (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 54 et 64, CEDH 2002-I). La naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 de la Convention qui trouve ainsi à s’appliquer en l’espèce.

(…)

48. En l’espèce, la Cour observe que la requérante a eu accès à des informations non identifiantes sur sa mère et sa famille biologique lui permettant d’établir quelques racines de son histoire dans le respect de la préservation des intérêts des tiers.

49. Par ailleurs, le système mis en place par la France récemment, s’il conserve le principe de l’admission de l’accouchement sous X, renforce la possibilité de lever le secret de l’identité qui existait au demeurant à tout moment avant l’adoption de la loi du 22 janvier 2002. La nouvelle loi facilitera la recherche des origines biologiques grâce à la mise en place d’un Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, organe indépendant, composé de magistrats, de représentants d’associations concernées par l’objet de la loi et de professionnels ayant une bonne connaissance pratique des enjeux de la question. D’application immédiate, elle peut désormais permettre à la requérante de solliciter la réversibilité du secret de l’identité de sa mère sous réserve de l’accord de celle-ci de manière à assurer équitablement la conciliation

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entre la protection de cette dernière et la demande légitime de l’intéressée, et il n’est même pas exclu, encore que cela soit peu probable, que, grâce au nouveau conseil institué par le législateur, la requérante puisse obtenir ce qu’elle recherche.

La législation française tente ainsi d’atteindre un équilibre et une proportionnalité suffisante entre les intérêts en cause. La Cour observe à cet égard que les États doivent pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée. Au total, la Cour estime que la France n’a pas excédé la marge d’appréciation qui doit lui être reconnue en raison du caractère complexe et délicat de la question que soulève le secret des origines au regard du droit de chacun à son histoire, du choix des parents biologiques, du lien familial existant et des parents adoptifs.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention. »

Jäggi c. Suisse, n° 58757/00, arrêt du 3 juillet 2003 REFUS DES AUTORITÉS D’ANALYSER L’ADN D’UN PÈRE ALLÉGUÉ (DÉCÉDÉ) : VIOLATION DE L’ARTICLE 8 ET DE L’ARTICLE 14, COMBINÉ À L’ARTICLE 8

Le requérant se plaignait de ne pas avoir pu faire effectuer une analyse génétique sur une personne défunte dans le but de déterminer s’il s’agissait de son père biologique. Il faisait valoir une violation de ses droits garantis par l’article 8 de la Convention.

« 34. La Cour constate qu’en l’espèce les autorités suisses ont refusé d’autoriser une expertise génétique qui aurait permis au requérant d’avoir la certitude que A.H., son père présumé, était véritablement son géniteur. Ce refus affecte le requérant dans sa vie privée.

(…)

36. La Cour rappelle que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe à cet égard différentes manières d’assurer le respect de la vie privée et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Odièvre précité, § 46).

37. Or, l’ampleur de cette marge d’appréciation de l’État dépend non seulement du ou des droits concernés mais également, pour chaque droit, de la nature même de ce qui est en cause. La Cour considère que le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée. Dans pareil cas, un examen d’autant plus approfondi s’impose pour peser les intérêts en présence.

38. La Cour considère que les personnes essayant d’établir leur ascendance ont un intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir les informations qui leur sont indispensables pour découvrir la vérité sur un aspect important de leur identité personnelle. En même temps, il faut garder à l’esprit que la nécessité de protéger les tiers peut exclure la possibilité de contraindre ceux-ci à se soumettre à quelque analyse médicale que ce soit, notamment à des tests génétiques (voir Mikulić précité, § 64). La Cour doit rechercher si, dans le cas d’espèce, un juste équilibre a été ménagé dans la pondération des intérêts concurrents.

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39. Dans la mise en balance des intérêts en cause, il convient de considérer, d’un côté, le droit du requérant à connaître son ascendance et, de l’autre, le droit des tiers à l’intangibilité du corps du défunt, le droit au respect des morts ainsi que l’intérêt public à la protection de la sécurité juridique.

(…)

44. Il apparaît que, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’intérêt prépondérant qui est en jeu pour le requérant, les autorités suisses n’ont pas garanti à l’intéressé le respect de sa vie privée auquel il a droit en vertu de la Convention.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. »

Phinikaridou c. Chypre, requête n° 23890/02, arrêt du 20 décembre 2007 PRESCRIPTION LÉGALE D’UNE PROCÉDURE VISANT À OBTENIR UNE RECONNAISSANCE JUDICIAIRE DE PATERNITÉ : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

« 44. A ce propos, la Cour relève que la requérante, née hors mariage, a cherché par la voie judiciaire à faire déterminer son lien juridique avec la personne qu'elle prétend être son père, en établissant la vérité biologique.

45. La Cour rappelle que la naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l'enfant, puis de l'adulte, garantie par l'article 8 de la Convention (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑ III). Le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d'être humain, et le droit d'un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité (voir, par exemple, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 53-54, CEDH 2002‑ I, et Gaskin c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 160, p. 16, §§ 36-37 et 39). Ce qui inclut l'obtention des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l'identité de ses géniteurs (Jäggi c. Suisse, no 58757/00, § 25, CEDH 2006‑ X, Odièvre, § 29, et Mikulić, §§ 54 et 64, tous deux précités).

46. Les faits de la cause relèvent en conséquence du champ d'application de l'article 8 de la Convention.

(…)

65. Partant, même en prenant en compte la marge d'appréciation dont dispose l'Etat, la Cour considère que l'application d'un délai rigide de prescription à l'exercice d'une action en recherche de paternité quelles que soient les circonstances particulières d'une affaire donnée et notamment la connaissance des faits relatifs à la filiation paternelle, porte atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention.

66. Eu égard à ce qui précède, et en particulier au caractère absolu du délai de prescription, la Cour considère qu'il n'a pas été ménagé un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu et que, dès lors, l'ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée n'a pas été proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

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67. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l'article 8. »

**Darmon c. Pologne, n° 7802/05, arrêt du 17 novembre 2009 ACCÈS À UN TEST GÉNÉTIQUE APRÈS EXPIRATION DU DÉLAI : REQUÊTE IRRECEVABLE

Le requérant s’est marié en 1972 et, en 1973, sa femme a donné naissance à une fille. En 1984, le couple a divorcé. Aucun doute quant à la paternité du requérant n’a été soulevé au cours de la procédure de divorce. En 2003, lorsque l’accès aux données génétiques est devenu possible en Pologne, le requérant a décidé d’engager une action pour contester sa paternité ; sa fille a refusé de se soumettre à un test. Les autorités polonaises ayant refusé de donner suite à sa demande, le requérant a introduit une requête devant la Cour au titre des articles 6 et 8 de la Convention.

La Cour avait précédemment indiqué dans sa jurisprudence qu’en vertu des dispositions pertinentes du droit interne, un mari pouvait répudier un enfant conçu dans les liens du mariage en engageant une procédure civile dans un délai de six mois après en avoir appris la naissance. Reconnaissant que, dans certaines circonstances, le délai de prescription de la procédure de paternité pouvait aller dans le sens de la sécurité juridique et être conforme à l’intérêt de l’enfant (voir Rasmussen c. Danemark, arrêt du 28 novembre 1984, Série A n° 87, p. 15, § 41), la Cour a considéré que la demande du requérant visant à engager une telle action en son nom n’était pas fondée car il ne pouvait fournir aucun élément de preuve à l’appui de ses doutes à l’égard de sa paternité. L’ex-femme du requérant a confirmé sa paternité et refusé de se soumettre à un test génétique. La Cour a noté que, bien que la fille du requérant soit âgée de plus de trente ans, elle considérait apparemment le requérant comme son père et refusait de se soumettre à des tests génétiques. Au vu des éléments en sa possession, la Cour a conclu que la requête ne faisait apparaître aucune violation des articles 6 ou 8 de la Convention et l’a rejetée comme manifestement mal fondée.

**Klocek c. Pologne, n° 20674/07, arrêt du 27 avril 2010 REFUS DES AUTORITÉS D’ACCEPTER UN TEST GÉNÉTIQUE : IRRECEVABLE

Le requérant avait eu des relations sexuelles avec une femme qui avait donné naissance à un enfant en août 1982. Un test de détermination du groupe sanguin réalisé en 1984 avait révélé que le sang du requérant et celui de cette femme avaient des caractéristiques identiques et qu’il était par conséquent impossible d’exclure la paternité du requérant ou de la confirmer. Le requérant avait été déclaré père de l’enfant par le tribunal d’instance de Cracovie en 1986. Il avait respecté la décision du tribunal et l’ordonnance de versement d’une pension alimentaire jusqu’en 2005, date à laquelle il avait cherché à contester sa paternité, en invoquant le fait que celle-ci avait été établie en 1986 sur la base d’une expertise correspondant à l’état de la science à l’époque et que de nouvelles méthodes d’établissement

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de la paternité, comme les tests génétiques, permettaient désormais de l’établir de façon précise. Le tribunal d’instance de Cracovie avait rejeté la demande du requérant au motif que l’affaire avait force de chose jugée. La juridiction d’appel de Cracovie avait confirmé le jugement de première instance et ses attendus. La Cour suprême avait refusé d’examiner le pourvoi en cassation déposé par le requérant. Le requérant fondait sa requête devant la Cour sur l’article 8 et l’article 14, combiné à l’article 8, de la Convention.

Estimant qu’« avec le temps, le principe de sécurité juridique l’emporte progressivement sur le besoin de protéger l’intérêt des parties concernées, en particulier des enfants qui ne sont plus mineurs », la Cour a observé que la paternité du requérant avait été établie par des moyens judiciaires sur la base des éléments de preuve existant à l’époque concernée et souligné que le requérant n’avait pas fait appel de la décision de la juridiction nationale établissant sa paternité et que, pendant de nombreuses années, il s’était conformé à la décision du tribunal. Les conditions préalables à une réouverture de l’affaire n’étaient donc pas remplies et, en outre, le requérant n’avait pas qualité pour agir en contestation de sa paternité. Il ne disposait pas non plus d’éléments nouveaux susceptibles de prouver ses allégations, à l’exception des résultats d’un test génétique. Au vu de l’ensemble des circonstances qui précèdent, la Cour a conclu que la requête était manifestement mal fondée dans sa globalité et l’a donc déclarée irrecevable.

**Gronmark c. Finlande, n° 17038/04, arrêt du 6 juillet 2010 FIXATION D’UN DÉLAI AUTOMATIQUE DE RECONNAISSANCE JURIDIQUE DE PATERNITÉ : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La requérante, née hors mariage, a découvert que la paternité de son père, R.J., n’avait jamais été reconnue juridiquement. Comme il avait versé une pension alimentaire jusqu’à ce que la requérante ait atteint l’âge de la majorité, celle-ci et sa mère pensaient que la paternité avait été établie lorsque les tribunaux lui avaient ordonné de verser cette pension. Pendant la procédure civile engagée par la requérante contre sa demi-sœur pour faire confirmer la paternité de R.J, le tribunal de district a ordonné que soient effectués des tests génétiques qui ont établi avec un degré de certitude de 99,8 % que R.J. était le père de la requérante. La loi finlandaise sur la paternité de 1976 exigeait qu’une procédure en reconnaissance de paternité concernant un enfant né avant l’entrée en vigueur de cette loi soit engagée dans un délai de cinq ans, c’est-à-dire avant octobre 1981, et stipulait qu’aucune demande ne pourrait être examinée après le décès du père. Le tribunal a donc rejeté la demande de la requérante au motif qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai prévu par la loi. La Cour suprême a ensuite confirmé cette décision en novembre 2003. La requérante faisait valoir que la limite temporelle à l’établissement de la paternité d’un enfant né avant l’entrée en vigueur de la loi sur la paternité donnait lieu à une

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violation de ses droits, en particulier au titre de l’article 8 de la Convention, puisqu’elle était dans l’impossibilité de faire reconnaître juridiquement la paternité de son père en dépit de tests génétiques concluants.

La Cour a observé qu’il n’existait pas d’approche uniforme de la reconnaissance juridique de paternité dans les États européens, mais que la tendance allait dans le sens d’une plus grande protection du droit de l’enfant à faire reconnaître sa filiation paternelle. Une fois la requérante devenue adulte, le délai de prescription s’appliquant à l’ouverture d’une procédure en reconnaissance de paternité était déjà écoulé. Elle était donc dans l’incapacité de faire reconnaître juridiquement la paternité de son père biologique, alors qu’elle n’avait pas eu réellement la possibilité de saisir un tribunal pendant le délai pertinent. La Cour a jugé difficile d’accepter que les autorités nationales fassent primer des contraintes légales sur des faits biologiques, en se fondant sur le caractère absolu du délai, alors même que la requérante présentait des preuves concluantes sur la base de tests génétiques. La Cour a estimé qu’une restriction aussi radicale du droit à engager une procédure en reconnaissance de paternité n’était pas proportionnée à l’objectif de sécurité juridique et que le fait de soumettre l’ouverture d’une procédure en paternité à un délai strict, indépendamment des circonstances d’une affaire particulière, portaient atteinte à l’essence même du droit au respect de la vie privée. Elle a donc conclu à la violation de l’article 8 de la Convention.

**Backlund c. Finlande, n° 36498/05, arrêt du 6 juillet 2010 FIXATION D’UN DÉLAI AUTOMATIQUE DE RECONNAISSANCE JURIDIQUE DE PATERNITÉ : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Cette affaire concerne également la loi finlandaise sur la paternité de 1976 (voir plus haut Gronmark c. Finlande). Le requérant, né hors mariage, avait saisi le tribunal d’instance pour faire établir la paternité de N.S., l’homme que sa mère et lui avaient toujours considéré comme son père et qui avait été placé sous tutelle en 2000. Les tests génétiques ordonnés par le tribunal avaient établi avec un degré de certitude de 99,4 % que N.S. était le père biologique du requérant. Le tribunal avait cependant jugé que sa demande était prescrite. Le requérant avait fait appel de cette décision, en faisant valoir notamment qu’une décision judiciaire était pour lui le seul moyen d’obtenir la reconnaissance de la paternité de son père biologique car, étant donné son état de santé, N.S. n’était plus en mesure de reconnaître juridiquement et valablement sa paternité. L’appel avait été rejeté et la Cour suprême avait ensuite refusé le dépôt d’un pourvoi. Le grief du requérant portait sur le fait que le délai applicable à l’établissement de la paternité d’un enfant né avant l’entrée en vigueur de la loi sur la paternité emportait violation de ses droits, en particulier sous l’angle de l’article 8, puisqu’il ne pouvait obtenir la reconnaissance juridique de la paternité de son père malgré des tests génétiques concluants.

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La Cour a déclaré que, bien que la loi finlandaise sur la paternité protégeait de façon adéquate les intérêts des enfants nés hors mariage reconnus par leur père, des enfants nés après l’entrée en vigueur de la loi et des enfants nés auparavant, qui avaient pu engager une procédure en reconnaissance de paternité dans le délai fixé, elle ne prenait pas en compte les personnes se trouvant dans la situation du requérant. La Cour a reconnu que le requérant aurait dû, à l’âge adulte, engager cette procédure pendant le délai fixé par la loi. Cependant, il lui était difficile d’accepter le caractère inflexible de ce délai, qui s’appliquait sans tenir compte de la capacité de l’enfant à présenter des éléments de preuve fiables. La Cour a considéré qu’une restriction aussi radicale du droit à engager une procédure en reconnaissance de paternité n’était pas proportionnée à l’objectif de sécurité juridique et que le fait de soumettre l’engagement de cette procédure à un délai strict, indépendamment des circonstances particulières d’une affaire, portait atteinte à l’essence même du droit au respect de la vie privée. Elle a par conséquent conclu à la violation de l’article 8 de la Convention.

**Chavdarov c. Bulgarie, n° 3465/03, arrêt du 21 décembre 2010 IMPOSSIBILITÉ LÉGALE DE RECONNAISSANCE DE LA PATERNITÉ BIOLOGIQUE : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant vivait en 1989 avec une femme mariée séparée de son mari, qui a donné naissance à trois enfants pendant leur vie commune, en 1990, 1995 et 1998. Le mari de la femme était désigné comme le père des enfants sur leur acte de naissance et les enfants portaient son nom. Fin 2002, la femme a quitté le requérant et les enfants pour se mettre en ménage avec un autre conjoint. Depuis lors, le requérant a vécu avec les trois enfants. Début 2003, il a consulté un avocat en vue d’engager une procédure en reconnaissance de paternité. Mais cet avocat l’a informé qu’il n’existait pas en droit bulgare de dispositions en ce sens. En conséquence, le requérant a directement introduit une requête devant la Cour quelques jours plus tard, en se plaignant, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, de son impossibilité à faire reconnaître juridiquement sa paternité des trois enfants dont il affirmait être le père biologique.

La Cour a noté que la Bulgarie avait l’obligation d’assurer la jouissance effective du droit au respect de la « vie familiale » lorsque celui-ci existe et a reconnu que les liens entre le requérant et les trois enfants dont il affirmait être le père biologique constituaient en effet une « vie familiale » au sens de la Convention. La Cour a également pris en considération la marge d’appréciation dont jouissent les États dans la réglementation de la filiation paternelle et noté qu’il n’existait pas à l’échelle européenne de consensus sur la question de savoir si la législation nationale devait permettre au père biologique de contester la présomption de paternité d’un mari. Soulignant que, bien que le requérant se soit trouvé dans l’impossibilité d’engager une action pour contester la filiation paternelle des trois enfants, la législation

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nationale ne le privait pas de la possibilité d’établir un lien paternel avec eux ou de surmonter les obstacles pratiques posés par l’absence d’un tel lien, la Cour a noté que les autorités de l’État ne pouvaient être tenues pour responsables de la passivité du requérant. La Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8.

**Krušković c. Croatie, n° 46185/08, arrêt du 21 juin 2011 PREMIÈRE AFFAIRE DE RECONNAISSANCE DE PATERNITÉ D’UN PÈRE FRAPPÉ D’INCAPACITÉ JURIDIQUE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant avait été frappé d’incapacité juridique en février 2003, après avoir été atteint de troubles de la personnalité dus à la consommation prolongée de drogues. Sa mère avait tout d’abord été désignée comme son tuteur légal puis, en septembre 2006, son père et ensuite un employé du Centre d’aide sociale d’Opatija. En août 2007, le requérant avait déclaré être le père d’une petite fille née en juin de la même année. Il avait effectué cette déclaration avec le consentement de sa mère et avait été inscrit comme père de l’enfant sur son acte de naissance. Après avoir été informés de l’incapacité juridique du requérant, en octobre 2007 les tribunaux nationaux avaient ordonné la modification de l’acte de naissance de l’enfant. Le requérant se plaignait au titre de l’article 8 de la Convention de se voir refuser le droit d’être enregistré comme le père de son enfant biologique né hors mariage.

La Cour a observé que les autorités compétentes n’avaient pas invité le tuteur légal du requérant à consentir à sa reconnaissance de paternité et que le Centre d’aide sociale n’avait pris aucune mesure pour l’aider à faire reconnaître sa paternité. La Cour a reconnu que, pendant les deux ans et demi qui se sont écoulés entre la date de la déclaration du requérant à l’état civil et l’engagement de la procédure devant les tribunaux nationaux pour établir la paternité, il était demeuré dans un vide juridique, sa demande ayant été ignorée sans motif apparent. Elle a jugé qu’une telle situation n’était dans l’intérêt supérieur ni du père, qui avait un intérêt capital à faire reconnaître la réalité biologique d’un aspect important de sa vie privée, ni de l’enfant, qui souhaitait être informée de son identité personnelle. Rappelant qu’« un enfant né hors mariage a lui aussi un intérêt capital à obtenir les informations qui lui permettent de connaître la vérité sur un aspect important de son identité personnelle, c’est-à-dire l’identité de ses parents biologiques » (§ 41), la Cour a conclu à la violation de l’article 8.

**Schneider c. Allemagne, n° 17080/07, arrêt du 15 septembre 2011 ACCÈS DU REQUÉRANT À UN ENFANT DONT IL AFFIRME ÊTRE LE PÈRE BIOLOGIQUE ET DONT LE PÈRE LÉGITIME EST LE MARI DE LA MÈRE : VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Le requérant avait entretenu une liaison avec une femme mariée entre mai 2002 et septembre 2003 et affirmait être le père biologique de son fils, né en mars 2004, dont le père légitime était le mari de la mère. Dans

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l’intérêt de la famille, le couple marié avait préféré ne pas établir la paternité de l’enfant. Pendant la grossesse, le requérant avait accompagné la femme à au moins deux consultations médicales et avait reconnu la paternité de l’enfant devant l’Office de la jeunesse. Il avait saisi le tribunal d’instance de Fulda en demandant à avoir accès à l’enfant deux fois par mois et à être régulièrement informé de son développement. En octobre 2005, le tribunal avait rejeté sa demande en déclarant que, même s’il était le père biologique du garçon, il ne faisait pas partie du groupe de personnes disposant d’un droit d’accès en vertu des dispositions pertinentes du Code civil allemand. Il n’était pas le père légitime de l’enfant ; sa reconnaissance de paternité n’était pas valable ; il n’avait aucun droit à contester la paternité légale du père, puisqu’il existait une relation sociale et familiale entre le père légitime et l’enfant ; enfin, il n’entretenait pas de rapports étroits avec l’enfant puisqu’il n’avait jamais vécu avec lui. Le grief du requérant au titre de l’article 8 de la Convention portait sur le refus des tribunaux allemands de lui permettre d’avoir accès à l’enfant ou d’obtenir des informations sur sa situation personnelle ; il leur reprochait également de n’avoir pas suffisamment examiné les faits pertinents concernant sa relation avec son fils, en particulier sa paternité, ni si l’accès était dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il faisait valoir en outre que les décisions des tribunaux constituaient une discrimination à son égard, en invoquant l’article 8, combiné à l’article 14 (interdiction de la discrimination), de la Convention.

La Cour a observé que, bien que le requérant et la mère de l’enfant n’aient jamais vécu ensemble, il était incontestable qu’ils avaient entretenu une liaison, qui avait duré un an et quatre mois et n’avait pas été une simple aventure. Le requérant avait manifesté un intérêt suffisant pour l’enfant, en prévoyant d’avoir cet enfant avec la mère, en accompagnant celle-ci à ses visites médicales et en reconnaissant sa paternité avant même la naissance de l’enfant. La Cour n’a pas considéré que la relation que le requérant souhaitait établir avec l’enfant relevait de la « vie familiale » au sens de l’article 8. Elle a estimé que sa paternité biologique de l’enfant n’avait pas été établie et que les juridictions allemandes n’avaient pas recherché un juste équilibre entre les droits de tous les intéressés. Elle a donc conclu à la violation de l’article 8 de la Convention. La Cour n’a pas jugé nécessaire de déterminer si les décisions des tribunaux nationaux avaient constitué une forme de discrimination à l’égard du requérant, en violation de l’article 8, combiné à l’article 14.

***A.M.M. c. Roumanie, n° 2151/10, arrêt du 14 février 2012 DÉFAILLANCES DE LA PROCÉDURE VISANT À ÉTABLIR LA FILIATION D’UN MINEUR HANDICAPÉ : VIOLATION DE L’ARTICLE 8.

Le requérant est un enfant handicapé. Sa représentation devant la Cour a été assurée par sa grand-mère maternelle, car la mère du requérant souffre elle aussi d’un lourd handicap et n’a pu le représenter.

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Il est né hors mariage en 2001. Son certificat de naissance porte la mention « né de père inconnu ». Sa mère avait tenté d’établir la filiation du requérant dès 2001, en affirmant que Z. en était le père. Celui-ci avait reconnu par écrit sa paternité, mais cette déclaration avait été jugée irrecevable par la juridiction nationale de première instance. À l’issue d’un pourvoi en cassation déposé par la mère du requérant, l’affaire avait été renvoyée devant le tribunal de première instance. En dépit d’une ordonnance judiciaire en ce sens, Z., le père allégué, ne s’était pas soumis à un test de médecine légale. Ni le requérant, ni sa mère n’avait été représentés par un avocat au cours de la procédure. Ni le service des tutelles ni le procureur n’avait participé aux audiences. Deux témoins ne s’étaient pas présentés à l’audience.

La Cour a estimé qu’il y avait eu une violation de l’article 8 en raison du cadre juridique et du déroulement de la procédure.

Elle a noté que les tribunaux internes n’avaient pas veillé à une représentation satisfaisante des intérêts de l’enfant et de sa mère, qui appartenaient tous deux à une catégorie vulnérable de personnes handicapées. Elle a observé que les tribunaux n’avaient pris aucune mesure pour assurer la participation du service des tutelles ou du procureur à la procédure. Rien non plus n’avait été entrepris pour contacter les témoins manquants. En outre, le droit interne ne prévoyait pas de garantie procédurale permettant aux tribunaux de contraindre le père allégué à subir un test ADN.

**Kautzor c. Allemagne, n° 23338/09, arrêt du 22 mars 2012 REFUS D’AUTORISER UN PÈRE PRÉSUMÉ À CONTESTER LA PATERNITÉ D’UN AUTRE HOMME : NON-VIOLATION DES ARTICLES 8 ET 14

Le requérant pensait être le père biologique de la fille de son ex-épouse, née en mars 2005. Son ex-épouse vit avec un nouveau partenaire qui a reconnu la paternité de sa fille en mai 2006. Le couple a eu ensuite deux autres enfants et s’est marié. Le requérant a indiqué à son ex-épouse qu’il souhaitait avoir accès à l’enfant et reconnaître sa paternité. Il a engagé une action pour faire reconnaître sa paternité mais sa demande a été rejetée au motif qu’il existait une relation sociale et familiale entre l’enfant et son père légitime et que, l’enfant ayant déjà un père légitime, le requérant n’était pas en droit de faire établir sa paternité au moyen d’un test génétique. Le requérant invoquait l’article 8 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention à l’encontre du refus des tribunaux allemands de l’autoriser à contester la paternité d’un autre homme et alléguait qu’il avait fait l’objet d’une discrimination.

La Cour a jugé que la décision des tribunaux allemands de rejeter la demande du requérant, qui souhaitait établir légalement la paternité de son enfant biologique présumé, constituait une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8. Cependant, la Cour a aussi

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considéré que cette décision ne constituait pas une ingérence dans sa vie familiale au sens de l’article 8, car il n’avait jamais existé de relation personnelle étroite entre le requérant et l’enfant. La Cour a observé que l’on pouvait déduire de l’arrêt rendu dans l’affaire Anayo c. Allemagne, no 20578/07, arrêt du 21 décembre 2010) qu’en vertu de l’article 8, les États sont tenus d’examiner s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’autoriser le père biologique à établir une relation avec son enfant, par exemple en lui octroyant un droit de visite. Mais cela n’implique pas nécessairement que la Convention impose de permettre au père biologique de contester la paternité du père légitime. La Cour a observé qu’aucun des 26 États membres qu’elle avait examinés ne dispose d’une procédure permettant d’établir la paternité biologique sans contester formellement la paternité du père légitime. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8. Le requérant a été traité différemment de la mère, du père légitime et de l’enfant principalement pour protéger l’enfant et sa famille sociale contre des perturbations externes. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8, combiné à l’article 14.

**Ahrens c. Allemagne, n° 45071/09, arrêt du 22 mars 2012 REFUS D’AUTORISER UN PÈRE PRÉSUMÉ À CONTESTER LA PATERNITÉ D’UN AUTRE HOMME : NON-VIOLATION DE L’ARTICLE 8

Affaire similaire à l’affaire Kautzor c. Allemagne décrite ci-dessus. Le requérant pensait être le père biologique d’une petite fille née en

août 2005, avec la mère de laquelle il avait entretenu une liaison. Au moment de la conception, la mère de la petite fille vivait avec un autre homme qui a reconnu la paternité de l’enfant. En octobre 2005, M. Ahrens a engagé une action pour contester la paternité du père légitime. Ce dernier a réagi en indiquant qu’il assumait la pleine responsabilité parentale de l’enfant, même s’il n’en était pas le père biologique. Le tribunal de première instance, ayant interrogé les parties et examiné un rapport d’expert et les résultats d’un test sanguin des deux hommes, a établi que le requérant était le père biologique de l’enfant et conclu qu’il lui était loisible de contester la paternité du père légitime. La cour d’appel a annulé ce jugement en soutenant qu’il n’avait pas le droit de contester la paternité en raison de la relation sociale et familiale existant entre le père légitime et l’enfant. La Cour constitutionnelle fédérale a rejeté le recours constitutionnel déposé par le requérant. Invoquant l’article 8 pris isolément et combiné à l’article 14 de la Convention, le requérant se plaignait devant la Cour du refus des tribunaux allemands de l’autoriser à contester la paternité d’un autre homme, en soutenant que, par rapport à la mère, au père légitime et à l’enfant, il avait fait l’objet d’une discrimination.

La Cour a jugé que la décision des tribunaux allemands de rejeter la demande du requérant de faire reconnaître légalement sa paternité biologique de l’enfant constituait une ingérence dans droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention. Mais la Cour a également

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considéré que cette décision ne constituait pas une ingérence dans sa vie familiale au sens de l’article 8, car il n’avait jamais existé de relation personnelle étroite entre le requérant et l’enfant. La Cour a observé que, d’après ses études comparées, la majorité des États membres du Conseil de l’Europe autorisaient un père biologique présumé à contester la paternité légitime d’un autre homme établie par sa reconnaissance de l’enfant, même lorsque le père légitime et vivait avec l’enfant dans une relation sociale et familiale. Cependant, dans une minorité importante de neuf États membres, le père biologique présumé n’était pas autorisé à contester la paternité du père légitime. Il n’existait donc pas de consensus ferme et les États jouissaient d’une large marge d’appréciation des dispositions permettant de déterminer le statut juridique d’un enfant (voir Ahrenz c. Allemagne, n° 45071/09, §§ 37-39). Même s’il était dans l’intérêt du requérant d’établir un aspect important de sa vie privée et d’en obtenir la reconnaissance judiciaire, les décisions des tribunaux allemands étaient conformes à la volonté du législateur de faire primer la relation familiale existant entre l’enfant et son père légitime, qui lui dispensait quotidiennement les soins parentaux. La Cour a conclu que les tribunaux allemands avaient examiné le cas d’espèce avec toute la diligence voulue. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8.

***Carmel Cutajar c. Malte, n° 55775/13, décision du 23 juin 2015 REJET PAR LES JURIDICTIONS INTERNES DU DÉSAVEU DE PATERNITÉ DU REQUÉRANT À L’ÉGARD DE X. : IRRECEVABLE.

La femme du requérant avait donné naissance à X en 1976, alors qu’elle était mariée. Après la séparation du requérant et de sa femme, le syndrome de « cellules de Sertoli seules », anomalie caractéristique de la stérilité masculine, a été diagnostiqué chez lui en 1987.

Le requérant avait entamé une procédure civile de désaveu de sa paternité de X. Le tribunal avait ordonné différentes expertises scientifiques pour vérifier la parenté du requérant. Le test ADN avait révélé que le requérant et X avaient 21 marqueurs génétiques communs indiquant la paternité du requérant. Toutefois, le requérant avait allégué que S. pouvait être le fils de son propre père. Le tribunal des affaires civiles avait débouté le requérant après avoir entendu divers témoignages. La juridiction d’appel, ayant examiné des avis médicaux complémentaires, avait confirmé la décision du tribunal de première instance au motif que le requérant ne pouvait prouver qu’il n’avait jamais pu avoir d’enfants. Les demandes de nouveaux jugements du requérant sont restées vaines, de même que ses recours en constitutionnalité de la question. Sa demande de nouveau test ADN avait également été rejetée.

Le requérant alléguait devant la Cour que son droit à un procès équitable au regard de l’article 6 avait été violé, car les tribunaux internes avaient apprécié à tort les éléments de preuve. En outre, il estimait que le refus d’un

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nouveau test ADN avait violé son droit à déterminer la filiation de X en vertu de l’article 8 de la Convention.

La Cour a observé que son rôle était subsidiaire dans les procédures liées à la paternité ; il se limitait à contrôler les décisions des juridictions internes en tenant compte de la marge d’appréciation reconnu aux Etats membres.

Elle a souligné le pouvoir discrétionnaire dont disposaient les juridictions nationales pour apprécier les éléments de preuve et a donc rejeté la violation de l’article 6 de la Convention.

Elle a estimé que le refus d’un nouveau test ADN n’avait pas violé les droits du requérant consacrés à l’article 8, car en l’espèce un test ADN avait déjà été réalisé et ses résultats avaient été reconnus au cours de la procédure. Les tribunaux internes avaient fondé leur appréciation sur l’ensemble des éléments de preuve admis et examinés au cours de la procédure à laquelle le requérant avait pris une part active.

La Cour de Strasbourg a estimé que la Cour constitutionnelle était parvenue à un juste équilibre entre le droit du requérant à connaître la filiation de X., l’intérêt pour X. d’avoir un père légitime et l’intérêt de la mère à préserver sa réputation. La Cour, qui s’est référée à sa propre jurisprudence, a établi que l’intérêt de l’enfant et de sa famille avait prévalu sur celui du requérant et sa volonté de connaître la filiation biologique de X.

***Mandet c. France, n° 30955/12, arrêt du 14 janvier 2016 ANNULATION DE LA RECONNAISSANCE DE PATERNITÉ ET LÉGITIMATION DE L’ENFANT À LA DEMANDE DU PÈRE BIOLOGIQUE ALLÉGUÉ : PAS DE VIOLATION DE L’ARTICLE 8

La première requérante et le deuxième requérant s’étaient mariés une première fois en 1986. Le troisième requérant était né après leur divorce en 1996. L’année suivante, l’enfant avait été reconnu par le second requérant. La première requérante et le deuxième requérant s’étaient remariés en 2003.

M. Glouzmann, qui affirmait être le père biologique du troisième requérant, avait contesté la filiation de celui-ci.

Les requérants avaient déménagé à Dubaï après le début de la procédure, si bien qu’aucun test ADN n’avait pu être réalisé. Toutefois, la juridiction interne avait relevé que l’enfant était né plus de 300 jours après la séparation entre la première requérante et le deuxième requérant. Il avait estimé que le refus du couple de faire subir un test ADN à l’enfant était une indication de leur incertitude au sujet de la paternité établie du deuxième requérant. Il avait eu la conviction, après avoir recueilli les dépositions de témoins, que la première requérante et M. Glouzmann avaient eu des rapports intimes au moment de la conception de l’enfant et après la naissance et que l’enfant était réputé être leur enfant commun. C’est pourquoi, malgré la volonté exprimée par l’enfant, le tribunal avait annulé la reconnaissance de paternité du deuxième requérant, ordonné un changement de nom pour que l’enfant porte le nom de famille de sa mère et qualifié M.

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Glouzmann de père de l’enfant. Il avait accordé des droits de contact à M. Glouzmann, mais avait conféré exclusivement à Mme Mandet l’autorité parentale.

Les requérants dénonçaient l’atteinte au respect de la vie familiale au titre de l’article 8 de la Convention et contestaient la disproportion des mesures prises, au vu de l’intérêt supérieur de l’enfant à vivre dans le cadre de relations parents-enfant bien établies.

La Cour a confirmé l’ingérence dans la vie privée et familiale du troisième requérant. Elle a déclaré irrecevables les demandes de la première requérante et du deuxième requérant, parce qu’ils n’avaient pas épuisé les recours internes. Elle a considéré que l’aspect capital de la vie familiale et la question de la paternité étaient liés à la « vérité biologique ». Elle a observé que les mesures en cause étaient destinées à assurer la protection des intérêts d’une autre personne, à savoir M. Glouzmann.

Comme l’affaire portait sur la détermination du statut juridique de l’enfant (et non sur les droits de contact et d’information), la Cour a considéré qu’une importante marge d’appréciation devait être accordée à l’Etat membre. La volonté expresse de l’enfant ne correspond pas nécessairement à son intérêt supérieur. Il convient de noter que les décisions en cause n’ont pas empêché le troisième requérant de vivre au sein de la famille Mandet. Sa mère exerçait l’autorité parentale.

La Cour a considéré que les juridictions internes n’avaient pas manqué d’attacher une importance majeure à l’intérêt supérieur de l’enfant, tout en estimant que cet intérêt supérieur ne résidait pas nécessairement là où l’enfant le percevait – c’est-à-dire la préservation des relations parents-enfant telles qu’elles étaient établies et de la stabilité émotionnelle – mais qu’il consistait plutôt à déterminer sa filiation réelle. Dans leurs décisions, les tribunaux n’avaient pas favorisé indûment l’intérêt de M. Glouzmann au détriment de celui de l’enfant, mais jugé que leurs intérêts coïncidaient en partie. En agissant ainsi, les tribunaux n’ont pas excédé la marge d’appréciation dont ils disposaient.

***Canonne c. France, n° 22037/13, décision du 2 juin 2015 DÉCISION D’UNE JURIDICTION INTERNE SUR LA PATERNITÉ, FONDÉE SUR LE REFUS DU REQUÉRANT DE SUBIR UN TEST GÉNÉTIQUE DE PATERNITÉ : IRRECEVABLE

Une action en justice avait été intentée à l’encontre du requérant devant le tribunal de grande instance (« TGI ») de Paris pour établir un lien de filiation entre celui-ci et un enfant. La paternité de l’enfant concerné, Eléonore P., avait déjà été attribuée à un autre homme, de sorte que la procédure visait à annuler la reconnaissance de paternité antérieure et à obtenir une déclaration judiciaire de paternité du requérant.

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La juridiction parisienne avait ordonné des tests génétiques pour le père reconnu auparavant de l’enfant et le requérant. Ces tests avaient révélé que le « père » reconnu auparavant n’était pas le père biologique de l’enfant.

Le requérant avait refusé de subir un test génétique et ne s’était pas présenté devant l’expert. Le TGI de Paris avait donc estimé que le requérant était le père d’Eléonore P. et avait ordonné de rajouter à cet effet une note en marge du certificat de naissance de celle-ci. Le requérant avait vainement interjeté appel de cette décision.

Il exerçait sa requête au titre des articles 6 et 8 de la Convention. Il dénonçait en particulier l’iniquité de la procédure de recevabilité préliminaire des pourvois en cassation. Il affirmait en outre que la juridiction interne n’avait pas déclaré irrecevable certain éléments de preuve présentés par la partie adverse. Pour ce qui est de l’article 8, le requérant faisait valoir que l’obligation imposée par les tribunaux à la partie défenderesse de subir un test ADN dans les procédures en reconnaissance de paternité portait atteinte au principe d’intégrité du corps humain. La Cour a rejeté les griefs, qu’elle a jugés manifestement mal fondés, et a déclaré la requête irrecevable.

Se fondant sur sa jurisprudence antérieure, la Cour a rappelé que la procédure d’appel française était conforme aux principes énoncés à l’article 6 § 1 de la Convention. Elle a aussi noté que dans le cas d’espèce, le requérant avait pu avoir accès au dossier de l’affaire. Elle a rappelé le principe de subsidiarité concernant l’appréciation des éléments de preuve présentés et a réaffirmé la position première des juridictions nationales à cet égard.

La Cour a estimé, au regard de l’article 8, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant était légale. Compte tenu de l’importante marge d’appréciation des Etats membres à cet égard, elle a estimé que le juge interne était parvenu à juste équilibre entre les intérêts concurrents, à savoir le droit du requérant et le droit (actuel) de l’enfant, qui avait désormais atteint l’âge adulte, de connaître sa filiation (dans le cadre du droit de l’enfant au respect de sa vie privée).

Elle a également observé qu’en se prononçant dans cette affaire, les juridictions internes ne s’étaient pas seulement fondées sur le refus du requérant de subir un test ADN, mais qu’elles avaient aussi pris en considération d’autres éléments de preuve présentés par les deux parties à la procédure.

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II EXEMPLES D’AFFAIRES DANS LESQUELLES SONT MENTIONNÉS LA CONVENTION D’OVIEDO SUR LES DROITS DE L’HOMME ET LA BIOMÉDECINE DU 4 AVRIL 1997 OU LE TRAVAIL DU CONSEIL DE L’EUROPE DANS CE DOMAINE

A. Références à la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997

Chypre c. Turquie, n° 25781/94, arrêt du 10 mai 2001, (opinion partiellement dissidente du juge Marcus-Helmond)4 ; Glass c. Royaume-Uni, n° 61827/00, § 58, arrêt du 9 mars 2004 ; Vo. c. France, n° 53924/00, § 35, arrêt du 8 juillet 2004 ; Evans c. Royaume-Uni [GC], n° 6339/05, § 40, arrêt du 10 avril 2007 ; Hülya ÖZALP c. Turquie, n° 74300/01, décision sur la recevabilité du 11 octobre 2007 (article 5 de la Convention d’Oviedo mentionné) ; Juhnke c. Turquie, n° 52515/99, § 56, arrêt du 13 mai 2008 ; **M.A.K. et R.K. c. Royaume-Uni, n° 45901/05 et 40146/06, § 31, arrêt du 23 mars 2010 ; **Daskalovi c. Bulgarie, n° 27915/06, décision sur la recevabilité du 23 novembre 2010, (requête déclarée irrecevable ; mention des articles 5 et 8 de la Convention d’Oviedo) ; **R.R. c. Pologne, n° 27617/04, § 83, arrêt du 26 mai 2011 ; **Arskaya c. Ukraine, n° 45076/05, décision sur la recevabilité du 4 octobre 2011 (requête déclarée recevable) ; **V.C c. Slovaquie, n° 18968/07, §§ 76-77, arrêt du 8 novembre 2011. ***Costa et Pavan c. Italie, n° 54270/10, § 21, arrêt du 28 août 2012 ; ***M.S. c. Croatie (n° 2), n° 75450/12, § 51, arrêt du 19 février 2015 ; ***Lambert et autres c. France [GC], n° 46043/14, § 59, arrêt du 5 juin 2015 ; ***Bataliny c. Russie, no 10060/07, § 55, arrêt du 23 juillet 2015 ;

4. « Avec la rapide évolution des techniques biomédicales, de nouveaux dangers peuvent naître pour la dignité humaine. La Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, signée à Oviedo en 1997, a pour but de tenir compte de certains de ces dangers. Mais seulement quelques États l’ont ratifiée à ce jour. De plus, cette convention n’accorde qu’une compétence consultative à la Cour européenne des droits de l’homme. Pour tenir compte de cette « quatrième génération de droits de l’homme », c’est-à-dire pour protéger la dignité humaine contre d’éventuels abus du développement scientifique, la Cour pourrait rappeler que, par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, les Etats se sont engagés à protéger par la loi le droit de toute personne à la vie. Le droit à la vie peut évidemment s’interpréter de bien des manières, mais il englobe certainement la faculté de rechercher à bénéficier du meilleur traitement médical matériellement disponible. »

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***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, §§ 42 et 54, arrêt du 27 août 2015.

B. Références au travail du Comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l’Europe

***VO c. France, no 53924/00, § 38-39, arrêt du 8 juillet 2004 ; Wilkinson c. Royaume-Uni, no 14659/02, décision sur la recevabilité du 8 février 2006 (mention de la publication d’un document de consultation sur la protection des droits de l’homme et de la dignité humaine des personnes atteintes de troubles mentaux). **A, B, et C c. Irlande [GC], no 25579/05, §§ 107-108, arrêt du 16 décembre 2010 (mention de la Résolution 1607 (2008) de l’APCE intitulée « Accès à un avortement légal et sans risque en Europe ») ; **S.H et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 35, arrêt du 3 novembre 2011 (mention des réponses des États membres du Conseil de l’Europe au Questionnaire sur l’accès à la procréation médicalement assistée du Comité directeur pour la bioéthique (Conseil de l’Europe, 2005)). ***Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, § 25, arrêt du 28 août 2012 ; ***Konovalova c. Russie, no 37873/04, § 32, arrêt du 9 octobre 2014 ; ***Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 54, arrêt du 27 août 2015 ; ***Paradiso et Campanelli c. Italie, no 25358/12, § 44, arrêt du 27 janvier 2015.

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