Ralph Dekoninck La Part -...

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Revue de pensée des arts plastiques numéro 31 2017 2018 Force de figures Le travail de la figurabilité entre texte et image Dossier La Part de l’Œil

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Revue de pensée des arts plastiques

numéro 31 2017 • 2018

Force de figuresLe travail de la figurabilité entre texte et image

Dossier

La Part de l’Œil

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Ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni : Introduction

Florence Dumora : Force de rêve Rêve, figural et figurabilité

Bernard Vouilloux : Représenter et figurer

Bertrand Rougé : La dislocation figurative L’énergie de la Figuration contre “la fin de l’art”

Daniele Guastini : Transfiguration, figure, figurabilité chez Louis Marin

Bertrand Prévost : Figure, figura, figurabilité Contribution à une théorie des intensités visuelles

Sara Longo : “Figurer l’infigurable comme infigurable” Quelques réflexions sur la trajectoire de la colombe du Saint Esprit dans les Annonciations italiennes au temps de l’invention de la perspective

Alain Cantillon : Le vide en ses figures

Xavier Vert : Devenir, perversion et physionomies dernières Figurer l’enfer dans la chapelle Sixtine

Michel Weemans : La fumée du sacrifice Double image et figurabilité dans Le sacrifice de Caïn et Abel de Karel de Mallery pour les Tableaux sacrez (1601) de Louis Richeome

Bruno Nassim Aboudrar : Moins que la figure

Angela Mengoni : L’inachevé toujours là Figurabilité et montage chez Berlinde De Bruyckere

Word & Image. A Journal of Verbal/Visual Enquiry

John Dixon Hunt, Michèle Hannoosh,et Catriona MacLeod : Word & Image a 32 ans

Sophie Aymes : Évolution de la critique intermédiale dans Word & Image : le cas de l’illustration

John Dixon Hunt : Les architectes paysagistes peuvent-ils ôter les voiles d’Isis ?

Varia

Marion Colas-Blaise et Maria Giulia Dondero : L’événement énonciatif en sémiotique de l’image : de Roland Barthes à la sémiotique tensive

Filippo Fimiani : Le trop engendre le néant De la sensibilité des modernes

Chakè Matossian : “Invisible mais présent en esprit” : le Séducteur de Kierkegaard

Élodie Simon : De l’instance motivique du geste à la composition gestuelle du motif

ISBN 978-2-930174-49-5

La Part 31 couverture def.qxp_Mise en page 1 8/11/17 17:21 Page1

La revue La Part de l’Œil a été créée en 1985 par Luc Richir et n’a eu de cesse, depuis sa création, d’ouvrir ses colonnes aux chercheurs avec lesquels elle partage une commune passion pour les œuvres, leurs logiques d'élaboration et le désir d’aborder ce qu’elles ont de plus irréductible.

Comité de rédaction :Luc Bachelot Bruno GoosseCorinne Bonnetain Lucien MassaertDirk Dehouck Chakè MatossianÉliane Escoubas Aram MekhitarianMurielle Gagnebin Olivier Salazar-Ferrer

Comité de lecture :Philippe Armstrong Jean-Claude LebensztejnYve-Alain Bois Tristan TrémeauAdriano Duarte Rodrigues Thierry LenainFilippo Fimiani Danielle LoriesMichel Guérin Pierre RodrigoKathia Hanza Rudy Steinmetz

Diffusion et distribution : “Pollen Diffusion”, 93260 Les Lilas, FranceContact : [email protected]

La Part de l’ŒilRue du Midi 144 – 1000 BruxellesE-mail : [email protected] : http://www.lapartdeloeil.be

T.V.A. n° BE 0441-637-337

Couverture : photographie prise dans l’atelier de Berlinde De Bruyckere à Gand, reproduite dans H. Martens (éd.), Berlinde De Bruyckere, Gent, Provinciaal Centrum voor Kunst en Cultuur, 2002.

Mise en page : Anne Quévy

ISBN 978-2-930174-49-5© La Part de l’Œil, 2017

Dossier : Force de figuresLe travail de la figurabilité entre texte et image

Ralph Dekoninck et Agnès Guiderdoni Introduction 7

Florence Dumora Force de rêve Rêve, figural et figurabilité 13

Bernard Vouilloux Représenter et figurer 21

Bertrand Rougé La dislocation figurative L’énergie de la Figuration contre “la fin de l’art” 33

Daniele Guastini Transfiguration, figure, figurabilité chez Louis Marin 49

Bertrand Prévost Figure, figura, figurabilité Contribution à une théorie des intensités visuelles 61

Sara Longo “Figurer l’infigurable comme infigurable” Quelques réflexions sur la trajectoire de la colombe du Saint Esprit dans les Annonciations italiennes au temps de l’invention de la perspective 75

Alain Cantillon Le vide en ses figures 83

Xavier Vert Devenir, perversion et physionomies dernières 97 Figurer l’enfer dans la chapelle Sixtine

Michel Weemans La fumée du sacrifice Double image et figurabilité dans Le sacrifice de Caïn et Abel de Karel de Mallery pour les Tableaux sacrez (1601) de Louis Richeome 119

Bruno Nassim Aboudrar Moins que la figure 145

Angela Mengoni L’inachevé toujours là Figurabilité et montage chez Berlinde De Bruyckere 153

Word & Image. A Journal of Verbal/Visual Enquiry John Dixon Hunt, Michèle Hannoosh, et Catriona MacLeod Word & Image a 32 ans 179

Sophie Aymes Évolution de la critique intermédiale dans Word & Image : le cas de l’illustration 183

John Dixon Hunt Les architectes paysagistes peuvent-ils ôter les voiles d’Isis ? 193

Varia Marion Colas-Blaise et Maria Giulia Dondero L’événement énonciatif en sémiotique de l’image : de Roland Barthes à la sémiotique tensive 207

Filippo Fimiani Le trop engendre le néant De la sensibilité des modernes 219

Chakè Matossian “Invisible mais présent en esprit” : le Séducteur de Kierkegaard 235

Élodie Simon De l’instance motivique du geste à la composition gestuelle du motif 261

Never know whose thoughts you’re chewing.James Joyce

1. Duplicités

« Homo duplex, a dit notre grand Buffon, pourquoi ne pas ajouter : Res duplex ?Tout est double... »1 Ce diagnostic, à la fois interrogatif par rapport à son objet etinnovateur par rapport à son savoir de référence, arrive souvent sous la plume deBalzac et apparaît maintes fois parmi les milliers de papiers notés et fatigués quiconstituent l’immense chantier de la Comédie humaine. Parmi ces pages rédigées etrépertoriées avec la précision d’un naturaliste, d’un entomologiste et d’un botanistede l’espèce humaine, cette constatation mise sur les lèvres de Louis Lambert (1832),ou placée au début de La Cousine Bette (1846), ou constamment évoquée sousd’autres formes au moins après Wann-Chlore (1825) et la Physiologie du mariage(1829), reprend, en le synthétisant, un paragraphe de l’Histoire naturelle de l’Hommede Buffon, notamment de l’édition du 1753, qui a eu une énorme diffusion et unformidable succès.

Comment lire cette déclaration par rapport à la poétique du savoir balzacienne etau-delà, par rapport à une interrogation plus générale des formes de vie de la moder-nité ? Comment relire, à partir d’elle et selon sa perspective, les études de mœurset les essais analytiques consacrés par Balzac et d’autres à l’histoire, à la psychologieet à la physiologie de la vie sociale, y compris sentimentale et sexuelle, de l’hommemoderne ? Avec ce constat, l’écrivain français introduit un décalage apparemmentmarginal mais, en réalité, capital, et il défend une thèse assez pointue. D’abord, ilsouscrit à la pensée de Buffon et au différend qui, selon lui, est au cœur même de lanature de l’homme et qui est l’élément essentiel de distinction par rapport aux ani-maux et aux autres êtres vivants. Mais, ensuite, si, selon Buffon, il y a, d’un côté, leprincipe spirituel de l’âme, qui veut et agit, et, de l’autre, le principe animal et matériel

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1. Honoré de Balzac, Les Parents pauvres (1846), dans La Comédie humaine, nouvelle éditionpubliée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, 1976-1981, t. VII, p. 54,ainsi que Physiologie du mariage, ibid., t. XI, p. 1161. Pour une première reconstruction, AlfonsoMaria Iacono, “Il concetto di Homo duplex : problemi genealogici e variazioni di significato”,dans Giovanni Paletti (a cura di.), Homo duplex. Filosofia e esperienza della dualità, ETS, Pisa,2004, pp. 21-43.

Le trop engendre le néantDe la sensibilité des modernes Filippo Fimiani

du corps, qui subit les passions et obéit aux besoins les plus élémentaires, voilà queBalzac transpose cette dichotomie du champ épistémique d’une science générale del’homme – encore imprégnée d’une métaphysique parfois vaguement animiste, mêmesi convaincue des analogies entre les organisations organiques des êtres vivants, entreles hommes et les animaux – à la région de l’histoire, plus limitée mais très vaste etvariée, aux contextes des actions et des artefacts, en somme aux formes symboliquesréalisées par l’homme tout au long des vicissitudes et des transformations dans letemps partagé et construit avec les autres hommes.

La duplicité est donc le thème et, dirais-je, le style même de l’anthropologie littérairebalzacienne, qui ne cesse de traiter la culture et la société, les choses avec (et parmi)lesquelles les hommes vivent leur existence quotidienne : les ustensiles et les artefactsroutiniers, les objets ordinaires détournés de l’usage habituel et artifiés par le goûtou d’autres attitudes collectives ou singulières, et, finalement, les œuvres d’art recon-nues et dites, appréciées et évaluées comme telles, c’est-à-dire inscrites, elles aussi,dans des pratiques culturelles historiquement déterminées. La reformulation bal-zacienne déplace et redouble le différentiel qui, selon Buffon, caractérise l’essenceet l’existence de l’homme par rapport à la nature et aux vivants, car elle le distribuedans les relations des hommes avec les choses ordinaires, dans les expériences et lesusages – y compris le plaisir et la contemplation esthétiques, dites désintéressées etexceptionnelles, élitistes ou démocratisées – que tout le monde fait habituellementdes objets et des êtres les plus disponibles et accessibles.

La marque historique de cette duplicité des choses indique d’abord qu’elles appar-tiennent à une époque déterminée, notamment la modernité. Les choses dont parleBalzac sont bien évidemment des marchandises, des produits exposés, mis en cir-culation et en vente, soumis à plusieurs types d’appréciations, jugements et usages,pratiques, économiques et sociaux, symboliques. La dualité des choses en tant quemarchandises consiste précisément, comme l’a montré Marx dans des pages célèbresdu Capital (I, 1, IV), dans l’être des choses « sensiblement suprasensible ». « Einordinäres sinnliches Ding », écrit Marx, toute chose ordinaire, habituellement et partout le monde immédiatement saisie par les sens, pour ainsi dire sous les yeux etsous la main, est à la fois historique et fabriquée, archaïque et magique, objet ou,si l’on préfère, signe, à la fois d’une valeur d’usage et d’une valeur d’échange.

Déjà et autrement, Saint Augustin avait pointé le dualisme des choses et des hommesgrâce à la distinction fondamentale entre uti et frui, l’user et le jouir. Par exemple,dans La Doctrine Chrétienne (III, 9, IV, 4), on lit que :

« il y a des choses dont il faut jouir, d’autres dont il faut user [...] Cellesdont on doit jouir, nous rendent heureux. Celles dont on doit user, noussoutiennent dans nos efforts vers la béatitude, et sont comme autantd’appuis et d’échelons à l’aide desquels nous pouvons parvenir et nousunir à l’objet qui doit faire notre bonheur »,

car « jouir, c’est s’attacher par amour à une chose pour elle-même. » Dans cette dif-férenciation, on l’aura compris, toute une théorie des signes, de la signification etde la référentialité2 est implicite et impliquée : en fait, le texte commence par la dis-tinction entre signes et choses (I, 2). Je ne peux ici m’attarder sur cet aspect et jeme limite à rappeler que, selon Saint Augustin, on doit user de tous les biens, maiscomme de moyens en vue de jouir un jour de la seule béatitude céleste, qui elle,

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2. On relira p.ex. La Cité de Dieu (XI, 25, et XIX, 10) : « Nous disons jouir à propos d’une chosequi nous plaît par elle-même sans devoir être référée à autre chose, tandis que nous disonsen user à propos d’une chose que nous recherchons pour une autre ». Sur l’opposition augus-tinienne et la magna quaestio sur l’“utiliser” l’autre homme pour “jouir” de Dieu – et ses impor-tantes lectures, p.ex. par Anders Nygren et Hannah Arendt –, cf. au moins Raymond Canning,“The Augustinian uti/frui Distinction in the Relation between Love for Neighbour and Lovefor God”, Augustiniana n° 33, 1983, pp. 165-231, Joachim Küpper, “Uti and frui in Augustineand the Problem of aesthetic Pleasure in the Western Tradition (Cervantes, Kant, Marx, Freud)”,MLN vol. 127, n° 6, 2012, pp. 126-155.

n’est pas une chose qu’on peut avoir ou une chose utile, car elle est désirable en soi.Pour éviter donc tout usus illicitus des choses mondaines et tout abusus des êtres,voire des prochains, des autres hommes,

« il faut user de ce monde et non pas en jouir ; il faut s’en servir pour décou-vrir et admirer dans l’image des créatures, les grandeurs invisibles duCréateur, et s’élever ainsi de la vue des choses sensibles et passagères à lacontemplation des choses spirituelles et permanentes. » (Ibid.)

Balzac, à sa manière, constate donc que les choses et les êtres, les artefacts et les créa-tures, sont ou peuvent apparaître comme des hiéroglyphes, doubles et opaques,incompréhensibles et mystérieux, qui veulent dire – per se ou intentionnés par uneinstance autre, transcendante –, bien sûr à déchiffrer selon des vocabulaires et àtravers des catégories herméneutiques et ontologiques très différentes, s’il s’agit del’exposition des marchandises dans une des grandes villes modernes, ou de l’envi-ronnante création divine qui est le monde. Obsession transversale, revitalisant dessources et des savoirs très divers – mystiques, exotiques, scientifiques, archéologiquesou égyptologiques, suite à la réception de Champollion – mais qu’on dirait égalementà la mode, une manie en somme marquant une époque entière et les générationsentre le Romantisme et le Symbolisme. C’est un véritable symptôme culturel d’uneprofonde crise de la signification, ressentie par exemple par Novalis, Mallarmé etClaudel, Baudelaire, et d’autres, et qui manifeste des nouveaux aménagements duvisible et de l’invisible, du lisible et de l’illisible.

2. Lisibilités

« Ce monde-ci », notera Baudelaire3, probablement en marge de l’Exposition Uni -verselle de 1855, « dictionnaire hiéroglyphique », dont on n’a peut-être plus, oupas encore, la clé. Paul Celan4 semble faire écho à ces mots lorsqu’il écrit, en 1971 :« ILLISIBILITÉ de ce / monde. Tout double ». Baudelaire était sans doute très admiréet relu attentivement par Celan à travers Benjamin et sa notion opératoire deLesbarkeit proposée par exemple dans la liasse N des fragments de Paris, capitaledu XIXe siècle, et notamment inspirée par les termes d’un Coup des dés de Mallarmé.Ce qui nous intéresse ici est que la lisibilité, rendue possible chaque fois diversementpar les images dialectiques, est elle aussi double. L’acte de lecture dont parle Benjaminest pré-moderne par rapport à son épistémologie, car elle réactualise l’acte de lecturede la mantique archaïque, et absolument moderne en ce qui concerne son objet,en ce qu’elle s’applique aux éléments iconiques et textuels, graphiques, en sommeaux aspects superficiels de la ville du XIXème siècle – façades des bâtiments, vitrinesdes boutiques, affiches, publicités, et ainsi de suite –, saisis dans leurs aspects commemanifestations matérielles de la réalité socio-économique d’une culture et d’unecivilisation déterminées.

La métaphore du monde comme livre ou comme archive d’hiéroglyphes présupposeune conception religieuse du texte et du monde comme lieu d’une révélation du sensintentionnée par une transcendance divine, qui seule peut délivrer au liseur interpelléle sens profond de ce que son Auteur a écrit5. La sécularisation de cette conception,réalisée à l’époque moderne par une nouvelle répartition, grâce à la technique aussi,du textuel et de l’iconique, semble tantôt garder des vestiges d’interprétation d’undouble sens, tantôt redoubler les coutumes et les décodages des nouvelles pra-tiques culturelles par l’inquiétude d’une observation et d’une investigation indiciaire

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3. Charles Baudelaire, “Puisque réalisme il y a” (1855 ?), dans Œuvres complètes, texte établi, pré-senté et annoté par Claude Pichois, t. II, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.

4. Paul Celan, Die Gedichte, hrsg. v. Barbara Wiedemann, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005,p. 317 : “UNLESBARKEIT dieser / Welt. Alles doppelt”. Je cite la traduction de l’allemandpar Jean-Pierre Lefebvre.

5. Il suffira de relire Paul Claudel, qui abonde dans le sens de ce motif : cf. une note très éloquentedu début avril 1923 dans son Journal, édition établie et annotée par François Varillon et JacquesPetit, introduction de François Varillon, t. I : 1904-1932, Paris, Gallimard, 1968, pp. 582-3.

élémentaire. On la dirait à la fois d’amateur et policière, physionomiste et psycho-logique, car en quête du caractère d’expression des choses habituellement dis-posées dans l’espace public et l’habitat urbain. Sauf que cet effort visant à restituerce que semblent vouloir exprimer les choses, n’arrive pas forcément à un résultat, etla question sur le sens, le « Qu’est-ce que ça veut dire ? » lancé par le citoyen de lamétropole, demeure en suspens, voire à jamais sans réponse. L’interrogation sur lesens des choses est, au pire, rapidement négligée et rejetée par une lecture trop rapideet aveuglée, proie d’une hyperexcitation sensorielle ou projetée dans une attitudepratique ; au mieux, lentement reconfigurée par l’imagination, comme dira Baudelairedans un passage fameux, dont je souligne déjà la métaphore alimentaire – et sontempo très particulier – sur laquelle je vais bientôt m’attarder : « Tout l’univers visiblen’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera uneplace et une valeur relative ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digéreret transformer »6.

La duplicité de l’homme et de la chose énoncée par Balzac concerne donc le monde,son monde qui lui est contemporain, en principe accessible et pourtant énigmatique,sous les yeux mais illisible, comme des écritures qui ont survécu aux forces ravageuseset ruineuses du temps. Car si les choses sont pour l’homme moderne comme deshiéroglyphes dont on a perdu le code, cela veut dire qu’il y a comme un décalagetemporel, comme un hiatus ou une crise radicale au cœur même des relations d’usagesentre l’homme et les choses. L’historicité, en somme, plus précisément et bien para-doxalement l’anachronisme, semble être la qualité majeure de l’être double des chosesdans un monde familier qui n’est plus uniquement tel, qui n’est plus comme unlivre ouvert mais qui est devenu un imbroglio de signes compliqués et embrouillés,justement un texte indéchiffrable. Le monde contemporain est comme un palimpsestegéologique, c’est-à-dire fait de plusieurs matériaux et stratifications temporelles, ilest le résultat jamais conclusif d’un processus qui façonne et compose plusieurséléments hétéroclites, voire hétérogènes, lentement entassés ou brusquement pré-cipités les uns sur les autres, qui finalement coexistent et s’assemblent, s’accumulentet se confondent.

Tel est le langage visible et muet des choses décrit encore une fois par Balzac, commel’enseigne à demi-ruinée de la Maison du chat qui pelote, du 1829, ou la façade dépas-sée et démodée du Cousin Pons, publié en feuilleton en 1847 et premier grand récitqui sanctionne l’entrée du personnage du collectionneur et de sa fétichisation du goûtdans la littérature française7. Il s’agit d’aspects incertains et de signes ambigus, quis’adressent au regard et suscitent plusieurs conjectures et analogies : est-il un lézardau soleil, une craquelure de mur souillé, d’inscription fanée d’une enseigne ancienne,ou l’intersection déséquilibrée de poutres obliques ? Peu importe. Ce qui importe,c’est que ces indices matériels et silencieux sont en même temps des actes de com-munication publique et des expressions involontaires où apparaît une configurationhistorique précise, notamment ce que l’on peut désigner comme la Modernité.

En d’autres termes, dans les choses elles-mêmes, à la fois réticentes et éloquentes,est condensé et déplacé et – nonobstant cela, et au moins en principe – est lisiblel’esprit du temps, ce que Hegel aurait appelé Sittlichkeit, l’ethos vivant et concretd’une période historique, sa fabula, avec ses péripéties et contradictions, ses incidentset intrigues, ses violences et résolutions. Dans les choses les plus ordinaires, toutel’histoire d’une destinée sociale et économique collective, aussi bien que les aventuresemblématiques d’un ou plusieurs destins individuels, sont en somme incorporéeset exhibées dans leur duplicité, entre remémoration et oubli, continuité et césure.Toute la relation du monde moderne à son passé et à son hérédité, y est à déchiffrer.8

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6. Charles Baudelaire, “Salon de 1859” (1859), dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 627.7. Cf. Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris,

Gallimard, 2017, pp. 245-6 et Frédéric Keck, “Fiction, folie, fétichisme”, L’Homme n° 175-176, 2005, pp. 203-218.

8. Voir à ce sujet : Jacques Rancière, Le destin des images, Paris, La Fabrique éditions, 2003,pp. 19-21.

Peut-être que la littérature arrive mieux que d’autres discours à nous montrer quela dualité constitutive de la (supposée) nature de l’homme et des choses qu’il produitet utilise n’est absolument pas une donnée métaphysique ou substantielle, au fondmythique, mais, au contraire, une condition historique particulière, notammentmoderne, provenant d’une origine et d’un passé entièrement affectés par les tempset sous réserve de changements et modifications. Cette duplicité traverse, commeun clivage invisible, les croyances et les pratiques grâce auxquelles l’homme agit etsignifie le monde où il vit. Zweiheit, la dualité, est donc le caractère tantôt du rapportentre l’esprit et le corps, le rationnel et le passionnel, l’idéal et l’irréfléchi, l’humainet le bestial, l’intériorité et l’extériorité, et ainsi de suite, tantôt de la relation entrel’invention et la décision, la signification et la réalité, la valeur et le factuel, entre leprojet et le présent, et le passé, etc.

Pour Baudelaire, hanté par l’énoncé balzacien, “mystérieux, gros de pensées” et devenucomme une “idée fixe”9, la duplicité est ce qui sépare et unit “action et intention,rêve et réalité”, “le ciel et l’enfer”10. L’artiste, comme on peut le lire à propos du comiqueet du rire, « n’est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phé-nomène de sa double nature »11. Or, si l’artiste est double, l’œuvre d’art aussi, commeou plus que toute autre chose et toute forme de savoir. Elle est, par exemple, en mêmetemps antique et moderne, démodée et mondaine, mortelle et à la mode, éphémèreet éternelle, enfantine et lyrique, mensongère et authentique, et ainsi de suite.

L’œuvre d’art moderne oscille entre désir et résultat, entre projet et produit : si elleest telle, c’est précisément comme une existence toujours sans destin, c’est-à-direconstamment hors d’elle-même et en excès par rapport à toute forme réalisée etachevée, manquant toujours d’une totalité capable de donner un sens à la vie deson créateur et de son public, ainsi qu’à son objet, plus que jamais protéiformeet transitoire.

3. Un mot mixte

« Importance croissante du ventre. Nous autres modernes, de plus en plus nous sen-tons, aimons, écrivons, etc. avec nos entrailles. Le ventre : mot mixte ; le ventre devolupté doit respecter, comme consulter le nourricier, le ventre de digestion.

Sot mépris du faux spiritualisme pour le ventre de digestion, qui nourrit : la mèreet l’enfant, la terre et la fleur. Il est le purificateur des substances absorbées par lapersonne, le bienfaiteur de la terre à qui il les remet, enrichies des puissances quela personne y ajoute. »12

Cette annotation du Journal de Jules Michelet fait écho à l’interrogation avancéepar Baudelaire dans un compte rendu littéraire : « Qui parmi nous n’est pas unHomo duplex ? »13 Ici et là, la psychologie rencontre la physiologie pour renouvelerce que Michel Arlette appelle l’“anthropologie de l’Homo duplex” de Balzac et pourmettre en place une nouvelle écriture, plus que jamais curieuse et dynamique, voiredilettante et à sa manière constamment et originellement méta-réflexive, qui accom-pagne les œuvres majeures déjà reconnues et s’écarte de leurs genres canoniques etaccoutumés. Ainsi, comme nous le montrent exemplairement Baudelaire et Michelet,la critique et la chronique littéraire et artistique doublent la poésie, et le journalintime et les livres ou les romans d’inspiration scientifique, débordent l’écriture

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9. Charles Baudelaire, “La double vie de Charles Asselineau” (1859), dans Œuvres complètes, t. II,op. cit., p. 87.

10. Charles Baudelaire, “Le peintre de la vie moderne” (1863), ibid., pp. 685-6.11. Charles Baudelaire, “De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques”

(1857), ibid., p. 543.12. Jules Michelet, Journal, t. II : 1849-1860, texte intégral, établi et publié par Paul Viallaneix,

Paris, Gallimard, 1962, p. 337. Note datée du mercredi 22 juillet 1857.13. Charles Baudelaire, “La double vie de Charles Asselineau”, loc. cit.

historique. Sans parler des projets de nouveaux livres ou de réécritures, des apostilleset des introductions, des fiches de lecture, des listes et des titres, et d’autres élémentspara-textuels qui prolifèrent autour, avant et après cette “chose” sui generis qui estune œuvre de l’esprit – une œuvre littéraire, historique, philosophique, aussi bienqu’artistique –, qui en somme la redoublent et la multiplient en poussières facetteset ombres.

Les métaphores, chez certains auteurs qui interrogent constamment et fortementleur actualité – Baudelaire, Michelet et Péguy, ou Nietzsche et Valéry, comme onle verra bientôt –, ont cette fonction aussi. Obsessionnelles ou érudites, plutôt qued’être des obstacles épistémologiques à éliminer par un discours et un savoir pré-définis et avec des objets d’investigation préconstitués, elles sont des passages pourune écriture vague et en exploration, indéfinie par genre, style et objet, et gyrovaguedans des territoires et des champs de l’expérience à la fois familiers et surprenants.Les métaphores adoptées par une écriture méthodologiquement aventureuse, exor-bitante et dissipée, risquée dans le monde des hommes et des choses, qui procèdepar accumulation et association paratactique à la manière d’une variation plutôtque par construction systématique, sont ou peuvent être, alors, des figures de com-promis et des symptômes finalement mis à nu. Par métaphore, les contradictions etles contrariétés du monde moderne se heurtent et se négocient, la dualité de l’hommeet des choses se compose et devient un lieu commun, c’est-à-dire une forme de pra-tique culturelle qui résume les connaissances implicites, les précompréhensions tacitesconvenues ou, pour parler comme Gadamer, les préjugés partagés, et qui, justementpour cela, est finalement à lire comme un motif quasiment musical et à déchiffrercomme un topos partout diversifié et modulé.

Parmi ces métaphores, celles alimentaires ont une valeur très singulière. En fait, ellessemblent désigner avec précision la situation et le sentiment de soi de l’hommemoderne qui mange et manie des choses, c’est-à-dire qui reconfigure à sa manièreet selon les conditions culturelles, sociales et économiques ainsi que techniquesdonnées, les rapports avec l’altérité en toutes ses figures. Ces métaphores, en défi-nitive, nous indiquent les liaisons et les séparations, les incorporations et les pro-jections, les besoins et les désirs, à la fois organiques et symboliques, que l’hommemoderne met à l’œuvre pour instituer son identité.

Dans les notes de Baudelaire et de Michelet, ce qui est à remarquer est, alors, d’abordle “nous”, le sujet collectif anonyme qui apparaît comme présupposé car contem-porain, comme le sens commun partagé dans le présent par tout le monde, commela modulation pronominale de ce qui incorpore et actualise l’esprit du temps moderne.Relisons la page de Michelet : après l’énoncé neutre et impersonnel qui, sans aucunemarque verbale et temporelle, constate l’évidence d’un état donné effectif, celui quiparle, il ne parle pas en première personne. En contredisant ce à quoi on s’attendraiten lisant un journal intime, le sujet d’énonciation se dit ici à la première personnedu pluriel, car le “je” se délègue, en somme, à un “nous”, dit “moderne”.

Or, cette adjectivation modalise une temporalité déroutante et une subjectivisationà plusieurs titres problématique. Cette dislocation concerne le lieu même de laproduction du discours. Le sujet, notamment l’historien Michelet, ne s’excepte pasdu présent collectif où il vit et d’où il parle, il ne s’exclut pas de la positivité factuelledu présent qui détermine et caractérise les conduites quotidiennes de sa vie et lestyle même de son savoir. Celui qui parle, l’historien, ne s’isole ni de l’histoire engénéral ni de la forme de vie historique déterminée où il vit, sauf que cette premièrepersonne du pluriel, ce “nous” qui parle à sa place, il est dit, il se dit, d’abord entant que séparé et antithétique, en tant qu“autre” et “moderne”. Autre, d’abord, parrapport aux inscriptions matérielles des usages déposées dans les ustensiles et auxdocuments poussiéreux des archives, par rapport aux actes langagiers mineurset aux actions quotidiennes les plus anonymes et routinières, patiemment exhu-mées et décryptées, finalement restituées à la lisibilité, par l’historien Michelet.Autre, en somme, par rapport au langage muet des choses et des répertoires les plus

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modestes et insignifiants, et à la langue sans langage, à la voix inarticulée du corpsdu peuple :

« Le langage prolétarien est dicté par la faim. Le pauvre mâche les motspour tromper sa faim. C’est de leur esprit objectif qu’il attend la nourrituresubstantielle que lui refuse la société ; lui qui n’a rien à se mettre sous lesdents se remplit la bouche de mots. C’est sa manière à lui de prendre sarevanche sur le langage. Il outrage le corps du langage qu’on lui interditd’aimer, répétant avec une force impuissante l’outrage qui lui fut infligéà lui-même »14.

Autre, finalement et plus en général, par rapport au passé et à l’histoire, au tempssupposé révolu. Le sujet collectif, le “nous”, en même temps anonyme et antonyme,qui semble prendre la parole à la place de l’historien en personne, se dit et s’institue,en fait, en tant que nouveau et original, sans passé et sans héritage par rapport auxantécédents, aux morts, aux bruits sans réponse et aux bégaiements de l’histoiredes vaincus. La description laconique de Michelet devient ainsi une diagnose dis-simulée de ce qui est en jeu dans la duplicité du ventre, et les conduites corpo-relles des modernes sont les symptômes d’une relation malsaine de l’individu aumonde et à soi-même, bref d’une pathologie d’expérience analogue à celle dont seplaint Nietzsche.

Dans la Deuxième considération Inactuelle, on lit en effet que :

« L’homme moderne finit par avoir l’estomac chargé d’une masse énormede connaissances indigestes qui, comme il est dit dans le conte [Le Loupet les Sept Chevreaux des frères Grimm], se heurtent et s’entrechoquentdans son ventre. Ce bruit révèle la caractéristique la plus intime de cethomme moderne : la remarquable opposition – inconnue aux peuplesanciens – entre une intériorité à laquelle ne correspond aucune extérioritéet une extériorité à laquelle ne correspond aucune intériorité. Le savoirdont on se gave sans, le plus souvent, en éprouver la faim, parfois mêmemalgré un besoin contraire, n’agit plus comme une force transformatriceorientée vers le dehors, il reste dissimulé dans une certaine intériorité chao-tique, que l’homme moderne désigne avec une singulière fierté commesa “profondeur” spécifique. [...] Le processus intérieur, voilà maintenantla chose même, voilà la vraie “culture”. Quiconque vient à passer par làne désire qu’une chose : qu’une telle culture ne meurt pas d’indigestion ».15

Il y a donc un réemploi intempestif, par les critiques les plus sensibles et féroces dela modernité, de la culture classique et des réflexions morales sur les régimes ali-mentaires, comme si le motif du diététique chez les anciens permettait de distinguerdans le plus simple mot et le plus trivial organe – le ventre – un dualisme qui toucheà l’essence et à l’existence même du corps individuel et social des modernes, à savérité et à son être affecté par le temps, par l’histoire et la nature. En fait, Micheletrépète, en même temps en psychologue et naturaliste, en philologue et physiologue,les analyses sur le Cor duplex de Saint-Augustin. Les remarques apparemment impro-visées du Journal sont l’écho des argumentations circonspectes du de Mendacio etdu contra Mendacium, ainsi que de la reformulation poursuivie dans les Confessions(Conf.X, 35.54) de la concupiscintia oculorum de Jean (1 Io 2,16). L’attention portéepar Michelet au plus simple mot du langage ordinaire rend également un écho auxdiscriminations minutieuses entre gourmandise et nourriture proposées déjà par

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14. Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Reflexionen aus dem beschädigten Leben (1951), dansGesammelte Schriften, hrgs. v. Rolf Tiedemann unter Mitwirkung v. Gretel Adorno, SusanBuck-Morss und Klaus Schulz, Frankfurt am Main, Suhrkamp, Bd. IV, 1980, pp. 112-3,tr. fr. par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Postf. de Miguel Abensour, Minima moralia.Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot et Rivages, 1983, p. 98.

15. Friedrich Nietzsche, Unzeitgemäße Betrachtungen II, Vom Nutzen und Nachteil der Historiefür das Leben (1874), dans Sammtliche Werke/Kritische Studienausgabe, (désormais KSA), hrgs.v. Giorgio Colli und Mazzino Montinari, München, de Gruyter, Bd. I, 1988, p. 272-3,tr. fr. Pierre Rusch, Considération Inactuelle, II. De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoirepour la vie, § 4, in Œuvres philosophiques complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1990, p. 116 ; cf.Nachgelassen Fragmente 1869-1874, 29 [32], KSA VIII.

Platon (Timée 70a-71b, et RépubliqueVII 517a-518d, sur lichneia, edôdè, et hèdonè).La réécriture micheletienne porte une attention à la langue remémorante et clinique,qui lui permet de focaliser une économie totalement affranchie du domaine de lamorale et de la volonté et circonscrit une maladie du temps inconsciente et non-intentionnelle, corporelle et biologique, et pourtant totalement historique, juste-ment “moderne”.

« Homo simplex in vitalitate, duplex in humanitate », affirmait la philosophie médi-cale de Thomas Sydenham et Herman Boerhaave16 en syntonie avec la métaphy-sique de l’inconscient organique de Maine de Biran. La physiologie de l’histoirede Michelet dénonce notre ignorance à nous autres, modernes ; nous nous ignoronset nous sommes à notre insu clivés sans synthèse entre un plaisir des sens hyper-bolique et abusif – car déliés du besoin et de plus en plus raffinés et sollicités pardes gloutonneries que nous n’assimilons pas – et une véritable nutrition, cause decroissance des tous les êtres vivants et inscrite dans l’économie générale de la nature,qui digère et métabolise tout.

Par ailleurs, comme le ventre, la nourriture aussi est mixte et double : die Zwischending,ou avec une double sens, doppeldeutig, comme l’écrit Rilke dans les Sonnets à Orphée(I, XIII et XIV)17, selon une perspective élargie et centrée sur le cycle total de la natureelle-même. Selon cette perspective, explicitement archaïque ou pré- et antimoderne,dans les choses qu’on mange, la vie et la mort sont en réalité mélangées et indiscer-nables, puis réunies et à nouveau confondues dans notre bouche. Mais savons-nous,nous modernes, quel est le rôle des morts dont se nourrit la terre pour produire lesfruits que nous mangeons et assimilons ?

Pour Rilke, le présent est matériellement et existentiellement fait dans et par lepassé, mais il vit précisément dans l’oubli de ce qui le constitue. Cette perspectivesur le présent à partir du passé, s’oppose radicalement à celle moderne et nihiliste,selon laquelle le présent est structurellement incomplet et défectueux car déjà consu-mé par l’avenir tout proche, mais elle se sépare aussi d’une perspective différemmentantimoderne car utopique, qui voit plutôt le présent comme l’avenir d’un passé tou-jours en attente et en puissance, comme un rêve ou une prophétie encore à veniret promis à la lumière. Giovanni Giudici nous donne une belle illustration de cettevision dans son poème, À l’avenir, qui doit beaucoup aux thèses de Walter Benjaminsur la philosophie de l’histoire (composées en 1940, mais publiées à titre posthume,dans la version française, en 1947) et qui résonne peut-être avec Geist der Utopie deErnst Bloch (1918 et 1923) :

« Nous mangeons / Et ce n’est pas plus de la nourriture / Ce que nous venonsd’ingurgiter. / C’était, ô futur, un avant-goût de toi / Maintenant en nousenseveli. [...] Ô Futur, toi qui arrive / À travers nos portes. / Ô Futur, toiqui nous bâtis. / Ô Futur, toi qui t’élève jusqu’à nous / Ta mort »18.

Encore une fois, même dans une économie alimentaire générale, c’est la relationdu présent au passé et au futur, c’est le statut même de la mémoire de la modernité,qui sont convoqués et critiqués.

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16. François Azouvi, “Homo duplex”, Gesnerus, numéro spécial “Festschrift für Jean Starobinski”,vol. 42, n°. 3-4, 1985, pp. 229-244.

17. Rainer Marie Rilke, Sonette an Orpheus (1922), dans Werke, hrsg. v. Manfred Engel, UlrichFülleborn, Horst Nalewski, August Stahl, Insel, Bd. II, Frankfurt am Main, Insel Verlag,1996, p. 247. J’ose renvoyer à mon “Portrait of the Artist as an old Dog : Of Rilke, Cézanne,and the Animalisation of Painting”, RES Anthropology and Aesthetics n° 44, 2003, pp. 113-121.

18. « Noi mangiamo / e non è più cibo / quel che appena abbiamo inghiottito. / Era, o Futuro,un tuo sapore / adesso in noi seppellito. [...] O futuro che entri / dentro le nostre porte. /O Futuro che ci costruisci. / O Futuro che sali a noi / tua morte. » Giovanni Giudici, Alfuturo (1970), dans I versi della vita, édition établie et annotée par Rodolfo Zucco, avec uneintroduction de Carlo Ossola, Milan, Mondadori, 2000, pp. 270-1 (ma traduction).

4. Analogies, généalogies

Inattendue et fort instructive, la permanence de cette polarité du régime alimentaire– entre nourriture et digestion, excitant et aliment, instantanéité et rétention, oubliet mémoire, conscience et inconscient, ou d’autres couples du même ordre proces-suel, en même temps physiologique et symbolique – saute aux yeux. Figure méta-phorique et instrument diagnostique de l’Homo duplexmoderne et du Mischzustanddont parle Ludwig Biswanger à propos de la mélancolie, l’être mixte et double duventre est l’occasion heuristique pour une bonne partie de la pensée critique duXXème siècle, qui essaye de mesurer l’héritage de notre temps. Ou plutôt l’héritagedénié et rejeté, contredit et autrement renommé, le faux-héritage en somme, qui,comme l’écrit Nietzsche, est en réalité l’“épuisement acquis, et non pas hérité”, “ladiversité incohérente de nos biens hérités” qui nous encombrent et nous gênent,comme dit Valéry précisément à propos de “nous modernes” et nos croyances, pré-jugés, habitudes.19

La ruine de l’héritage chez les modernes est un thème constant chez Charles Péguy20,grand admirateur de Michelet. Le fondateur des Cahiers de la Quinzaine ne cessede dénoncer “l’opération de connaissance” des modernes – à savoir les historienspositivistes – par rapport à la culture antique, qui était une « opération de nourriture[...] de nourrissement, de nutrition, de l’homme [...] et du citoyen par les texteset les monuments de l’Antiquité [...] par la parole et par le corps, par la chair et parle sang [...] une alimentation physique [inscrite dans] le siècle ».

Le motif est déployé en toute son ampleur par Nietzsche :

« La “modernité” à travers l’image de la nourriture et de la digestion.

La sensibilité infiniment plus excitable (sous le masque moraliste de lacroissance de la compassion) ; plus démesurée que jamais, la multitude desimpressions les plus disparates ; le cosmopolitisme des aliments, des litté-ratures, des journaux, des formes, des goûts et des paysages aussi, etc.

Le tempo de cette irruption est le prestissimo ; on efface les impressions, ins-tinctivement, on se garde bien d’accueillir chez soi quelque chose, de lerecevoir profondément, de le “digérer”.

– D’où il résulte un affaiblissement des capacités de digestion. Une espèced’adaptation à cette accumulation des impressions survienne : l’hommedésapprend à agir, IL SE LIMITE À RÉAGIR aux excitations extérieures. Ildissipe son énergie en bonne partie dans l’assimiler, ensuite dans la défensede lui-même, et dans l’action de répliquer. Affaiblissement profond de laspontanéité : l’historien, le critique, l’analytique, l’interprète, l’observateur,le collectionneur, le lecteur : tous, des talents réactifs ; rien d’autre que dela science !

Arrangement artificiel de sa propre nature en tant que “miroir” ; on est inté-ressés, mais pour ainsi dire intéressés à fleur de peau, affectés d’une manièreépidermique ; au fond, une froideur, un équilibre, une température abaisséeà peine au-dessous de la très mince surface où il y a de la chaleur, du mou-vement, de l’“orage”, des vagues et des houles.

Contraste entre la mobilité extérieure et la pesanteur profonde et la fatigue »21.

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19. Paul Valéry, Cahiers, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, t. I, Paris,Gallimard, 1973, p. 700 (note de 1937). Erbschaft dieser Zeit de Bloch paraît en 1935 ; pourle fragment nietzschéen : KSA VIII 3, 15 [80].

20. Charles Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle (posthume, 1912), dans Œuvres enprose complètes, édition présentée, établie et annotée par Robert Burac, t. III, Paris, Gallimard,1992, pp. 652-4.

21. Friedrich Nietzsche, Nachgelassen Fragmente 1885-1887, KSA XII, 10 [51], tr. fr. par JulienHervier, Fragments posthumes 1885-1887, in Œuvres philosophiques complètes, t. XII, Paris,Gallimard, 1978. Cf. Elizabeth Grosz, “Nietzsche and the Stomach for Knowledge”, dans Paul

Nietzsche développe ici un passage des Flâneries inactuelles du Crépuscule des idoles22,où on lit que « la définition du moderne [est] la contradiction de soi physiologique ».D’après la psychologie contemporaine de Paul Bourget et la pathologie criminolo-gique de Charles Féré, il dénonce que « les instincts se contredisent, se gênent et sedétruisent réciproquement » ; la décadence artistique et morale est une dégénéres-cence physiologique de l’homme complet ou der Wohlgerathene 23. Dans le fragmentposthume que je viens de citer, je vois une écriture critique et clinique qui problé-matise à la fois son objet et elle-même, les thèmes qui l’occupent et les méthodesselon lesquelles elle sera à même de les approcher, de les rendre visibles et diciblescomme tels. Il s’agit d’une écriture qui dessine l’espace et le style même de son inter-vention à partir de l’analogie, alimentaire notamment, et qui fait travailler cettecomparaison, éliminée dès son introduction, dans des champs et des objets de l’ex-périence très distants et sans aucune relation manifeste, recensés par une sorte deliste par contiguïté. Tournée autour de la figure alimentaire, l’écriture nietzschéennegénère des similitudes inusitées pour décomposer et disloquer l’image introduite,elle convoque des affinités imprévues pour démonter et déformer le phénomènepréliminaire de l’objet à interroger, qui est ainsi soustrait à toute prédétermination,à toute nature factuelle, à tout savoir préalable. D’un même geste, l’écriture contesteson appartenance à un domaine discursif donné – la philosophie, la physiologie,la psychologie, l’histoire des idées et des mœurs etc. –, s’institue comme toujoursau conditionnel et négocie sa propre indétermination.

Commencer par une analogie, justement alimentaire, veut dire fictionaliser toutrégime d’historicité, soit de l’objet soit du discours, les rendre en quelque manièrespectraux, difractés et multipliés, colportés et engendrés en milles facettes et profilsautrement invisibles. “Par figure” signifie finalement entreprendre une généalogiede l’histoire de la modernité et une morphologie-typologie psychologique de l’hom-me moderne et de ses expériences et pratiques ou habitudes les plus distinguées etremarquables, ainsi que les plus élémentaires et récurrentes.

5. Homo pamphagus

Chez les critiques les plus subtils de la vie moderne tels que Simmel et Benjamin,Berlin ou Paris sont le scénario d’une hyper-alimentation sensorielle et perceptuelleboulimique. Immergé dans la ville qui ne dort jamais, l’homme est provoqué pardes stimulations les plus diverses, il est attiré et absorbé par une masse pléthoriqueet fragmentée d’événements et d’incidents ponctuels, qui ne le nourrit véritablementpas, mais qui le laisse à la fois gavé et affamé, comblé et accablé par des sollicitationssingulières et des réponses sensorielles et sentimentales auto-contradictoires. Si leFaust goethéen a voulu fixer pour toujours l’instant, l’homme moderne se réjouitque le futur est déjà passé, car l’instant dévore ce qu’il produit et qu’il a encore faim.L’homme moderne ingurgite n’importe quoi, il est homo pamphagus24.

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Patton (dir.), Nietzsche, Feminism and Political Theory, London, Routledge, 1993, pp. 49-70 ; Richard Beardsworth, “Nietzsche, Freud and the Complexity of the Human: Towards a Philosophy of Digestion”, Tekhnema n° 3, Spring 1996, pp. 113-140 ; Silke-Maria Weineck,“Digesting the nineteenth Century: Nietzsche and the Stomach of Modernity”, Romanticismvol. 12, n° 1, 2006, pp. 35-43.

22. Friedrich Nietzsche, Götzen-Dämmerung (1889), KSA VI, p. 143, tr. fr. Jean-Claude Hémery,Crépuscules des Idoles, “Les flâneries d’un inactuel”, § 41, in Œuvres philosophiques complètes,t. VIII, Paris, Gallimard, 1974.

23. Cf. Gunter Mann, “Dekadenz – Degeneration. Untergangsangst im Lichte der Biologie des 19.Jahrhunderts”, Medizinhistorisches Journal vol. 20, n° 1-2, 1985, pp. 6-35 ; Martin Stingelin,“Moral und Physiologie. Nietzsches Grenzverkehr zwischen den Diskursen”, dans BernhardDotzler (hrsg.), Technopathologien, München, Fink, 1992, pp. 41-57 ; Renata Reuschke,“‘Korruption’. Ein kulturkritischer Begriff Friedrich Nietzsches zwischen Geschichts philosophieund Ästhetik”, Nietzsche Studien n° 21, 1992, pp. 137-162 ; Gregory Moore, Nietzsche, Biologyand Metaphor, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, pp. 115-138.

24. Friedrich Nietzsche, Morgenröte (1873), KSA III, p. 121, tr. fr. Julien Hervier, Aurore, livre3, § 171, in Œuvres philosophiques complètes, t. IV, Paris, Gallimard, 1980, pp. 134-5.

Le parti pris par l’alimentation et ses figures, dénonce alors un processus essentielconnoté par une duplicité plus profonde et dangereuse. L’homme moderne est oudevrait être à même, par incorporation, de construire une identité et un sentimentorganique du moi, mais il peut aussi détruire ce sentiment identitaire de soi parun excès d’assimilation et se disperser dans les objets et les stimuli sensibles les plushétérogènes. S’annexer l’altérité – affaire d’aliment et besoin – n’exclut donc pasque l’on se sépare et s’égare, qu’on devienne autre par l’effet altérant de l’excitant,affaire de désir, voire de dépense25.

Cette polarité, caractéristique des modernes, répète à sa manière la poïétique physio-psychique en jeu dans le sublime pour les grecs. Si, pour le sublime antique, le presque-rien était le relais risqué de la métaphore, à même de provoquer l’effet d’élévationet, en même temps, de le ruiner dans un contre-effet grotesque, comique ou ridicule,voilà que, inversé de signe, le sublime moderne n’est que du trop qui produit durien. Le fatras d’affects n’engendre aucune réponse ou résonance véritablementinventive, le tas d’affections sensorielles ne s’accomplit dans aucune figure du sens,l’agglomérat mixte et confus du sentir ne féconde aucune jouissance durable etréflexion à long terme. Pour le dire avec Giacomo Leopardi, poète intempestif impré-gné de l’antique et critique intransigeant du moderne, traduit et cité dans la Deuxièmeconsidération inactuelle : aux temps modernes, il troppo, l’eccesso, produce il nulla 26,et donc il n’y a que des “talents réactifs” et qu’une possibilité très affaiblie de ce queJackie Pigeaud appelle le poïétique du corps, c’est-à-dire une subjectivisation vitaleet créatrice de symboles à même de donner figure et forme au monde.

Or, cette reprise moderne, c’est-à-dire dégradée, voire dégénérée et décadente, dusublime, implique une option majeure : on est bien au-delà tant de la poétique quede l’esthétique restreinte, au sens de la philosophie de l’art. Il s’agit, en fait, d’unephysiologie du sentir en général, d’une poïétique et d’une esthésique généraliséescomplémentaires à l’esthétisme typiquement moderne, qui n’est plus circonscritaux objets artistiques ou aux symboles culturels établis mais élargi à tout ce qui toucheaux divers régimes sensoriels et sentimentaux, impurs, mélangés et mixtes. L’emploimassif de la métaphore du régime alimentaire témoigne de cette indifférenciationesthétique et de ses paradoxaux effets anesthésiants, comme en témoignent lesfigures nerveuses et fétichistes de l’homme blasé, du collectionneur et de l’amateur.Finalement, c’est la surface épidermique du sujet hypersensible et insatiable deschoses mondaines qui est excitée et frémissante, alors que son âme est froide etimmobile, voire anesthésiée, insensible et comme minéralisée.

Cette duplicité de l’expérience esthétique moderne est subtilement décrite dans lefragment posthume de 1887 que j’ai longuement cité plus haut, où Nietzsche réécrità sa manière et inverse la célèbre description du Torse du Belvédère et du Bacchus :à « la surface paisible d’une mer tranquille » de Winckelmann, « où rien n’estondoyant qu’imperceptiblement par la seule agitation d’un souffle », désormaiscorrespond « la très mince surface où il y a de la chaleur, du mouvement, de l’“orage”,des vagues et des houles » de l’homme moderne, et la “froideur”, la “températureabaissée” de son esprit27.

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25. En ce qui concerne la dialectique aliment-excitant, on relira les remarques, appliquées auxdomaines les plus variés de la vie de l’esprit, de Paul Valéry, Cahiers, édition établie, présentéeet annotée par Judith Robinson, t. II, Paris, Gallimard, 1974, pp. 1199-1200 ; cf. Jean-MichelRey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre, Paris, Seuil, 1991, pp. 76-88.

26. Giacomo Leopardi, Zibaldone di pensieri, edizione critica e annotata a cura di GiuseppePacella, Milan, Garzanti, 1991, [n. 1654], note du 8 septembre 1821.

27. Friedrich Nietzsche, Nachgelassen Fragmente 1885-1887, KSA XII, 10 [51], op. cit. ; cf. BarbaraMaria Stafford, “Beauty of the Invisible: Winckelmann and the Aesthetics of Imperceptibility”,Zeitschrift für Kunstgeschichte vol. 43, n° 1, 1980, pp. 65-78.

6. Economies

“Nous autres modernes”, dit donc Michelet, diagnostiquant à la fois la dualitéphysiologique et psychologique de ses contemporains et la distinction qui, grâceà des pratiques culturelles réputées établies et normales, comme allant de soi, carac-térise leurs relations aux traces muettes du passé enfouies dans les choses ordinaireset dans les gestes communs. Le “moderne” est le “contre-âge”, il se veut césure etrupture définitive avec la tradition, car il se dit et se fait, ou prétend se faire, “auto-thé”28. C’est le préjugé majeur de la conscience moderne (et, plus particulièrement,de la conscience esthétique et ses corrélats majeurs : la souveraineté de l’artiste créa-teur et l’autonomie de l’œuvre d’art ou chef-d’œuvre). Ainsi le décrète Charles Péguy29,qui a dévoilé les déplacements idéologiques et les usurpations des attributs théologiquesen jeu dans cette opération propre au moderne soi-disant laïque et positiviste.

Introduite par la tabula rasa de Descartes, il s’agit d’une opération avec une rhétoriqueet une logique performative assez singulière, avec notamment une économie res-treinte. Des mots comme progrès et dépassement remplissent la “cavité buccale” dessujets de savoir modernes et, réitérés comme dans une liturgie, participent à la pro-duction de véritables actes de langage qui prennent la place des actions réelles etqui, au lieu des expériences concrètes et vivantes, instituent et légitiment des croyanceset des connaissances abstraites. Péguy écrit :

« Le parti intellectuel [...] mange pour ainsi dire l’action, qui absorbe,qui élimine, par absorption, qui résorbe, qui efface, qui englobe et pha-gocyte l’action, tout l’ordre de l’action, de la vie, de l’être, [alors que c’esten réalité celui-ci qui] absorbe [...] supprime et d’un bon estomac digèretout l’ordre de la connaissance. Qui le résorbe, l’englobe, l’engloutit, l’effacecomme à la gomme, l’élimine par voie intérieure. [...] Une action quis’approfondit devient toujours plus, essentiellement, action. Une vie quis’approfondit devient toujours plus, essentiellement, vie. Un être qui s’ap-profondit devient toujours plus, essentiellement, être. Soi-même. Cetteaction, cette vie, cet être. Et surtout s’éloigne d’autant plus [...] de la connais-sance [...] au sens que les modernes ont introduit, ont accoutumé dedonner à ce mot, au sens intellectuel ou intellectualiste [car] il s’agit aucontraire d’une connaissance véritable [...] réelle, c’est-à-dire d’une connais-sance du réel ».

Les modernes, quand

« [...] ils disent et [...] croient que le monde moderne a été déplacé unefois pour toutes, c’est comme je disais que je [...] vais me nourrir une foispour toutes, ou que je vais écrire ce cahier une fois pour toutes [.] Ilsconfondent constamment. Ils prennent constamment ce qui est de lanourriture et de la vie pour ce qui est de l’enregistrement et de l’histoire.[En ceci ils] sont profondément, essentiellement modernes. [...] Ils sontdans la tranquillité, dans le contentement : dans le moderne. Eux aussiils sont dans l’épargne : au cœur du moderne. Ils mettent à la caissed’épargne des systèmes comme d’autres y mettent des économies, d’autreséconomies »30.

Comme chez Nietzsche, chez Péguy31 aussi, l’analogie alimentaire signale que l’objetà comprendre – les pratiques culturelles, les conduites langagières et épistémiques,les économies symboliques et les croyances des modernes – est double et toujoursà déchiffrer. Inépuisable et incalculable, il provoque une interprétation inachevableet interminable, en même temps lente, attardée, minutieuse, et harcelée, insistante,

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28. Charles Péguy, Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, op. cit., p. 769.29. Ibid., p. 656.30. Charles Péguy, Un poète l’a dit (posthume, 1907), dans Œuvres complètes en prose, édition

présentée, établie et annotée par Robert Burac, t. II, Paris, Gallimard, 1988, pp. 851-3.31. Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (posthume, 1914),

dans Œuvres en prose complètes, t. III, op. cit., pp. 1449-1450.

impatiente ; bref : mélancolique et colérique. Pour réaliser cette lecture interminableet intense, voire “totale”32, selon Nietzsche comme selon Péguy33, il faut se dé-moder-niser et se dé-humaniser, cesser d’être des “hommes modernes” et devenir comme“des vaches”34 ou des chiens35, en somme il faut “savoir ruminer”.

Le régime fictionnel de l’analogie avec la rumination, le Wiederkäuen, affecte alorsune stylisation très singulière du sujet qui lit le dualisme des hommes et des chosesdu monde moderne et l’écrit. Le devenir-auteur et, au fond, le savoir même, sontnégociés par une écriture nécessaire et pourtant désœuvrée, qui ne cesse d’inventer– au double sens de l’inventio, de trouver et de créer – son objet et sa lisibilité jamaisdéfinitive, constamment demandée et déroutée.

Les rapprochements critiques, d’abord introduits par la métaphore de la duplicitédu ventre, sont distribués ensuite par un régime encore plus essentiel : celui de l’éco-nomie et ses figures. Appliquée aux domaines et aux manifestations les plus diversesdu dualisme de la vie moderne, l’analogie de l’incorporation révèle une métapho-risation plus fondamentale.

On l’a vu et on peut le redire autrement selon cet angle interprétatif ultérieurementmis à jour par la métaphore alimentaire : être modernes veut dire être doubles, c’est-à-dire apparemment dispendieux dans les expériences sensorielles et sentimentalesde la vie et rigoureux dans les méthodes et les pratiques de l’épistèmè, mais, en réa-lité, avares et enfermés dans la subjectivité et son horizon restreint, pour ainsi direlimités à la peau.

Pour moi, il y a ici une étonnante proximité avec un fragment nietzschéen del’été 1886 :

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32. Quotidienne, la lecture est un affaire de bouche et peut guérir ou rendre malade : ainsi Michelde Certeau, glosant Guillaume de Saint-Thierry et Jean-Joseph Surin ; cf. son La lectureabsolue (Théorie et pratique des mystiques chrétiens : XVIe – XVIIe siècles), in Lucien Dällenbach,Jean Ricardou (sous la direction de), Problèmes actuels de la lecture, Paris, Clancier-Guenaud,1982, pp. 75-7. Repris de manière posthume amplifié et modifié dans Michel de Certeau,La Fable mystique XVIe-XVIIe siècle II, édition établie et présentée par Luce Giard, Paris,Gallimard, 2013, pp. 197-217.

33.Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral (1887), KSA V, p. 256, tr. fr. Jean Gratien,Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand, La Généalogie de la morale, in Œuvres philosophiquescomplètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 222 ; sur philologie et lenteur, cf. Morgenröte(1881), KSA III, p. 17, tr. fr. Julien Hervier, Aurore, “Avant-propos”, § 5, in Œuvres philoso-phiques complètes, t. IV, op. cit., p. 18, et Charles Péguy, Les suppliants parallèles (1905), dansŒuvres complètes en prose, t. II, op. cit., p. 332.

34. Au-delà de la Préface à Généalogie de la morale, l’analogie bovine est récurrente chez Nietzsche,dans Gai savoir et Crépuscule des Idoles partiellement empruntée au Journal des Goncourt àpropos de Georges Sand et de la “vulgarité du peuple”, ou mise en relation avec la lourdeurde la tristesse : cf. Also sprach Zarathustra (1891), KSA IV, pp. 334, 336-7, tr. fr. Maurice deGandillac, Ainsi parlait Zarathoustra, “Le Mendiant volontaire”, in Œuvres philosophiquescomplètes, t. VI, Paris, Gallimard, 1971, pp. 289, 292.

35. Le chien est “animal typique de Saturne”, comme le montre l’étude classique sur la Melan -colia I de Dürer, du 1514, de Erwin Panofsky et Fritz Saxl (publié d’abord dans les Studiender Bibliothek Warburg, le 1923, noyau central du volume réélaboré avec Raymond Klibansky,achevé en 1939 mais publié en 1964, Saturn and Melancholy), bien connu par Benjamin, qui– après Karl Giehlow – insiste sur sa duplicité, car il est plus doué et plus sensible que lesautres animaux, très sérieux de nature et pourtant victime de la folie, oscillant entre la patiencedu grü� belnden Genius du philosophe et la rage. Cf. Walter Benjamin, Ursprung des deutschenTrauerspiels (1928), dans Gesammelte Schriften, hrsg.v. Rolf Tiedemann und HermannSchweppenhäuser, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1980, Bd. I-1, pp. 330-1, tr. fr. Sibylle Muller,Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 163. Obligé à mettre ici decôté la réflexion psychanalytique sur rumination et mélancolie – ainsi que le relectures deFreud, de Melanie Klein à Maria Torok ou Julia Kristeva, et Pierre Fédida –, je dois au moinsremarquer que la polarisation entre désir ou agressivité, répétition ou procrastination, remé-moration ou refoulement, est constamment mobilisée par la littérature clinique, très vaste etdiversifiée et dont je me limite à signaler Costas Papageorgiou, Adrian Wells (eds.), DepressiveRumination: Nature, Theory, and Treatment, New York, Wiley, 2004, et Susan Nolen-Hoeksema,Blair E.Wisco, Sonja Lyubomirsky, “Rethinking Rumination”, Perspectives on PsychologicalScience vol 3, n° 5, 2008, pp. 400-424.

« Penser, juger, percevoir, en tant que comparer, ont comme présuppositionun “POSER tout comme égal ”, plus précisément un “FAIRE tout égal ”. Fairetout égal, c’est l’incorporer ainsi que la matière assimilée par l’amébée.Le souvenir, il arrive plus tard, quand l’instinct qui fait tout égal apparaissedéjà dominé : la différence est gardée »36.

Poussées aux extrêmes conséquences, la remémoration pseudo-étymologique – lelatin pendere et l’allemand Denken – et la familiarité sémantique entre les verbesitératifs penser/peser37, donnent des résultats inattendus. Pour illustrer l’originemême de l’opération de métaphorisation ou de confronter et rapprocher des élémentshétérogènes, la psychologie, la physiologie et la biologie collaborent à la généalogiedes valeurs. Nietzsche accentue la similarité processuelle entre les opérations inten-tionnelles et intellectuelles de comparer, balancer, soupeser, mesurer, estimer, jugeret ainsi de suite, et les dynamiques irréfléchies et inconscientes du percevoir et dusentir, et, par là, affirme péremptoirement l’équivalence de toutes ces actions avecles mouvements effectués par la forme de vie biologique la plus élémentaire et pro-téiforme pour s’adapter et s’intégrer au milieu environnant. L’analogie entre lesdomaines intellectuels et sensoriels touche donc au processus le plus simple, à lapoïétique biologique38, notamment de l’organisme unicellulaire de l’amibe – dugrec �µ�β �η, changement et transformation.

En somme, si penser est peser, si juger est comparer selon une mesure communeet donc grâce à une équivalence généralisée, l’intelligence, la volonté et la rationalitéreviennent essentiellement à la nature aveugle de l’assimiler et de l’incorporer, àce que Nietzsche appelle ailleurs « l’alimentation primitive [...] non par faim, maispar volonté de puissance [et de] dominer, [...] approprier, [...] incorporer... »39.Adorno et Horkheimer ont ensuite résumé cette volonté de puissance rudimentairedans la métaphore de l’escargot à la fois forme primaire de l’intelligence et figurede son inversion dans la bêtise et la barbarie totalitaire, car, répliquant sa natureopprimée dans l’histoire et rétorquant à la peur subie dans l’agression, la pensée

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36. Friedrich Nietzsche, Nachgelassen Fragmente 1885-1887, KSA XII, 5 [65] et 5 [64], tr. fr.Julien Hervier, Fragments posthumes 1885-1887, in Œuvres philosophiques complètes, t. XII,op. cit.

37. Cf. Karl Döhmann, “Demonstration und Argumentation sprachlich betrachtet”, Logiqueet analyses, n.s. vol. 6, 1963, pp. 37-43. Qu’on relise une page décisive de La Généalogie dela morale :

« Établir des prix, mesurer des valeurs, inventer des équivalences, échanger – tout cela apréoccupé à tel point la toute première pensée de l’homme que ce fut en un sens la penséetout court : c’est là qu’apprend à s’exercer la plus ancienne espèce de perspicacité, là quepourrait se situer la naissance de la fierté humaine, du sentiment de la préséance del’homme sur les autres animaux. Peut-être le mot allemand “Mensch” (manas) exprime-t-il précisément quelque chose de cet amour-propre : l’homme se désigne comme l’êtrequi mesure des valeurs, qui évalue et qui mesure, l’“animal estimateur par excellence”.Achat et vente, y compris leurs accessoires psychologiques, sont plus anciens que lesdébuts de n’importe quelque [sic] forme d’organisation sociale ou d’association que cesoit : c’est bien plutôt de la forme la plus rudimentaire du droit personnel que les col-lectivités les plus grossières et les plus primitives (dans leurs relations avec des collectivitéssemblables) reçoivent le sens de l’échange, du contrat, de la dette, du droit, de l’obligationet de la compensation en même temps qu’elles en reçoivent l’habitude de comparerpuissance à puissance, de calculer, de mesurer. L’œil s’était dès lors accommodé à cetteperspective [...] on en vient bientôt à cette généralisation “toute chose à son prix, toutpeut être payé” ».

Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, op. cit., KSA V, pp. 305-7, tr. fr. Jean Gratien,Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand, La Généalogie de la morale, “Deuxième dissertation”,§ 8, in Œuvres philosophiques complètes, t. VII, op. cit., p. 263 ; cf. Sarah Kofman, Nietzscheet la métaphore, Paris, Payot, 1972, pp. 68 sq.

38. Sur cette naturalisation du poïétique, on relira les deux élèves majeurs de Mallarmé : PaulClaudel, dont l’Art Poétique (1907) est admirée par les biologistes Hans André et FrederikJacobus Johannes Buytendijk (auteurs de “La valeur biologique de l’Art Poétique de Paul Claudel”,Cahiers de Philosophie de la nature n° 4, 1930, pp. 127-136), et Paul Valéry, Première leçon duCours de Poétique (1937), dans Œuvres, édition établie et annotée par Jean Hytier, t. I, Paris,Gallimard, 1957, p. 1142. J’ose renvoyer à mon Poetica Mundi, Palerme, Aesthetica, 2001.

39. Friedrich Nietzsche, Nachgelassen Fragmente 1888-1889, 14 [174], KSA XIII, tr. fr. Henri-Alexis Baatsch et Pierre Klossowski, Fragments posthumes 1887-1888, inŒuvres philosophiquescomplètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1976.

identifiante rend semblable n’importe quel dissemblable et assujettit tout ce quise dérobe à sa domination40.

Attentifs à la proximité entre le biomorphisme des métaphores, l’origine corporelledes symboles en général et la formation biologique des valeurs de la culture – art,religion, mode, technique, langage, connaissance – mise en place par la généalogienietzschéenne, on lira finalement Aby Warburg : « Le tragique de l’homme quimange et manie les choses est un chapitre de la tragédie de l’homme »41. La duplicitéest donc au cœur du tragique de l’homme, car tantôt les choses maniées, tantôt leschoses mangées, ne correspondent pas à son être et, au contraire, mesurent ses rela-tions à l’altérité. Pour penser et écrire l’histoire de cette duplicité tragique, il fautimaginer et construire des régimes d’historicité très sensibles aux origines corpo-relles des pratiques culturelles et symboliques d’une société et d’une époque, notam-ment moderne.

C’est à la métaphorologie et à la généalogie que cette écriture historiographiquepeut s’adresser pour accorder philologie, psychologie, physiologie et anthropo-logie phénoménologique. Car, si « les préjugés de l’individu, bien plus que ses juge-ments, constituent la réalité historique de son être », il ne fait pas oublier que « tousles pré jugés viennent de l’intestin » et d’une « réaction psychologique de la matièrevivante »42. Écrire l’histoire de nos préjugés, de nos usages, de nos croyances, et leursrégimes corporels et économies symboliques, c’est alors une tâche qui nous concerneencore, nous autres modernes.

Filippo Fimiani

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40. Voilà ce qu’on lit dans une page célèbre de Dialektik der Aufklärung : « Le symbole de l’intelligence est l’antenne de l’escargot auquel le toucher sert d’organevisuel ainsi que d’odorat, si l’on en croit Méphistophélès. Devant l’obstacle, l’antennese retire immédiatement à l’abri protecteur, faisant un tout avec l’ensemble, elle ne serisquera que timidement à sortir à nouveau comme organe indépendant. Si le dangerest toujours présent, elle disparaît derechef et hésitera beaucoup plus longtemps à revenirà la charge. À ses débuts, la vie de l’esprit est infiniment fragile. Les sens de l’escargotdépendent de ses muscles et les muscles s’affaiblissent chaque fois que quelque choseles empêche de fonctionner. Le corps est paralysé par la blessure physique, l’esprit estparalysé par la terreur. À l’origine les deux réactions sont inséparables ».

Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente(1947), dans Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, Bd. III, hrgs. v. Rolf Tiedemannunter Mitwirkung v. Gretel Adorno, Susan Buck-Morss und Klaus Schulz, Frankfurt amMain, Suhrkamp Verlag, 1969, pp. 265 sq., tr. fr. Éliane Kaufholz, La dialectique de la raison.Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, 1974, pp. 280-1.

41. Aby Warburg, Reise-Erinnerungen aus dem Gebiet der Pueblos (1923), Warburg InstituteArchive III, 93.4, tr. fr. par Sybille Muller dans Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’imageen mouvement, Paris, Macula, 1998, p. 264. Cf. Georges Didi-Huberman, L’image survivante.Histoire de L’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, pp. 391-6.

42. Je cite Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode.Grundzüge einer philosophischen Her -me neutik (1960), dans Gesammelte Werke, Bd. I, Tübingen, Mohr Siebeck, 1986, p. 281, tr.fr. par Pierre Fruchon et alii, Vérité et Méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 298 ; Friedrich Nietzsche,Ecce Homo (1888), KSA VI, p. 281, tr. fr. Jean-Claude Hémery, Ecce Homo, “Pourquoi j’ensais si long ?”, § 1, in Œuvres philosophiques complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974 ; PierreMabille, “Préface à l’éloge des préjugés populaires”, Minotaure, 1ère série, n° 6, 1935, p. 1.