Rajsfus Drancy

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MAURICE RAJSFUS DRANCY UN CAMP DE CONCENTRATION TRÈS ORDINAIRE 1941-1944 MANYA

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MAURICE RAJSFUS

DRANCY UN CAMP DE CONCENTRATION

TRÈS ORDINAIRE 1941-1944

MANYA

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« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible... »

David Rousset (L'Univers concentrationnaire)

« Je sais bien qu'il est dans l'ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-privilégiés puisque c'est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp. »

Primo Levi (Si c'est un homme)

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Dès le début de notre enquête sur le camp de Drancy, une inter­rogation s'est immédiatement posée : convenait-il de citer les noms des internés qui ont partagé les responsabilités de la gestion du camp avec la police française puis avec les SS? A cette ques­tion, une réponse simple : même si la situation était particulière, ces hommes avaient pris leur décision en connaissance de cause. D'une façon ou d'une autre, ils étaient devenus des hommes publics. De plus les noms des principaux « cadres » juifs du camp apparaissent dans les archives et il nous aurait paru anormal de les gommer pudiquement. Peut-on dire que certaines circonstances façonnent les individus ? C'est souvent le cas en situation troublée. Bien entendu, le terrain est toujours plus fertile chez ceux qui s'estiment aptes à devenir les tuteurs de leurs contemporains. Cela se vérifie aussi bien dans la vie de la Cité que dans l'univers carcéral constitué par un camp de concentration.

L'histoire de Drancy a surtout été écrite par les rescapés eux-mêmes. De leur côté, les policiers et gendarmes français, tout comme les SS, ont laissé suffisamment d'archives qui recoupent parfaitement les différents récits. 11 était indispensable de ras­sembler le puzzle constitué par ces milliers d'informations dispa­rates, auxquelles s'ajoute l'abondante production de notes de ser­vice diverses émanant de l'administration juive de Drancy. C'est grâce au Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), qui a pu rassembler une très riche documentation, que notre travail a été rendu possible. Nos remerciements vont égale­ment aux anciens de Drancy qui ont bien voulu témoigner, partici­pant ainsi à une entreprise qui ne fut pas toujours facile.

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AVERTISSEMENT

Un demi-siècle s'est écoulé depuis que la folie meutrière des nazis s'est abattue sur la France. C'est là un fait brut qui doit être complété. En effet, dès 1941, des fonctionnaires français, parfaitement programmés, ajoutaient leur indispensable parti­cipation à la volonté destructrice des théoriciens hitlériens de l'antisémitisme. Disons immédiatement que sans la collabora­tion efficace de la police et de la gendarmerie françaises, jamais la répression n'aurait pu atteindre une telle ampleur.

Le camp de Drancy a été ouvert le 20 août 1941, il y a juste cinquante ans. Ce lieu d'enfermement a pris valeur de symbole, bien plus que d'autres camps de concentration, très français eux aussi. C'est une tranche d'histoire abominable de ce pays qui s'est écrite dans cette localité de la banlieue nord de Paris. Oui, aujourd'hui, il s'agit bien d'Histoire. Le temps est venu de tenter de se pencher froidement (enfin, avec le moins d'émotion possible) sur les archives qu'il est possible de consulter 1 afin de tenter de reconstituer ce que furent les trois années d'existence de cette antichambre des camps d'extermination.

Il n'y a que peu de rescapés parmi ceux qui ont été les hôtes de ce camp du 20 août 1941 au 17 août 1944. Moins de 3 % de ceux qui ont quitté Drancy par les gares du Bourget ou de Bobi-gny sont revenus en 1945. Bien des survivants sont morts depuis et la ville de Drancy va bientôt se refermer sur cette plaie puru­lente qui a pu se développer sous les yeux des habitants d'une

1. Particulièrement celles du Centre de Documentation Juive Contemporaine (19, rue Geoffroy-l'Asnier, 75004 Paris).

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cité ouvrière pareille à tant d'autres. Avec ce détail inhabituel que le camp, dans sa structure même, est devenu un ensemble de logements à loyer modéré.

Comment oublier qu'en juillet 1942, seul le hasard m'a épar­gné un séjour dans cet enfer alors géré par des policiers et des gendarmes français? Comment oublier qu'en février 1943 puis en janvier 1944, j 'ai pu échapper à de nouvelles rafles alors que j'étais sans doute programmé parmi ceux qui devaient être arrê­tés? Comment oublier que mon père, Nahoum, et ma mère, Rywka, ont été « hébergés » à Drancy du 16 au 27 juillet 1942, date à laquelle ils sont partis pour Auschwitz par le onzième convoi? Comment oublier que mes oncles Aron et Faïwel, inter­nés au camp de Pithiviers depuis le 14 mai 1941, ont été dépor­tés depuis cette petite ville du Loiret le 25 juin 1942 par le convoi numéro 4, que ma tante Henna, arrêtée le 17 juillet 1942 avec ma cousine Denise, a été déportée depuis Pithiviers le 3 août 1942 par le convoi numéro 14 et que ma cousine Denise, âgée de dix ans, séparée de sa mère à Pithiviers et conduite à Drancy, a été déportée en compagnie de 300 enfants par le convoi numéro 21, le 19 août 1942.

Ces « détails » prouvent, s'il en était nécessaire, que l'Histoire ne peut s'écrire avec la distanciation nécessaire lorsque l'on est partie prenante des événements relatés. De plus, en un temps où les négateurs du génocide s'activent à en effacer le souvenir, il n'est pas possible de se cantonner dans une relation paisible de faits parfaitement authentifiés, même si ceux-ci risquent bien­tôt d'être gommés avec application.

La dernière trace qui subsiste de mes parents, c'est cette liste de 1 000 déportés sur laquelle ils figurent, à la date du 27 juillet 1942; en mai 1945, il y aura quatre survivants sur ce groupe. Je sais - triste information - que mon père et ma mère ont quitté Drancy par le convoi D 901/6, à 10 h 30 du matin, par la gare du Bourget/Drancy et que le responsable de ce transport était le feldwebel Rôssler 2. Je connais la date du départ de Drancy de mes parents mais je ne sais pas s'ils sont arrivés officielle-

2. Une enquête conduite en mai 1990 a permis de constater que la SNCF ne conserve aucune archive de la déportation, sous la forme de livre de bord, et il en va de même des ordres de réquisition du matériel roulant et du personnel cheminot. C'est aussi bien le cas au siège de la direction générale qu'au réseau nord de la SNCF. Quant à la gare du Bourget, ses archives ont brûlé en 1981.

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ment à Auschwitz. Je ne saurai jamais rien de plus. L'histoire de mes parents s'arrête le 27 juillet 1942.

Tant d'années après, je n'arrive pas à me représenter mon père et ma mère, jetés avec le troupeau depuis les wagons de marchandises sur la rampe d'Auschwitz. Je sais pourtant que tous les hommes et toutes les femmes du convoi numéro 11 ont été tatoués et donc pas assassinés le jour même de leur arrivée. Je sais que mes parents ont été séparés avant même leur entrée dans le camp. Je sais qu'ils ne sont pas revenus en 1945 et que le simulacre d'acte de décès délivré en 1946 par le ministère compétent ne fait état que de leur disparition. Je sais que leur dernière pensée était adressée à leurs enfants restés en France. Je sais qu'avec ma sœur nous serons bientôt seuls à nous souve­nir de cet homme chaleureux et de sa compagne car le temps a fait son oeuvre et qu'il ne restera bientôt plus de contemporains pour se remémorer le visage de ces victimes absolues de l'igno­minie de la police française, pourvoyeuse de l'enfer d'Ausch-witz.

C'est cette inéluctable certitude qui m'a conduit à écrire ce livre sur Drancy, pour qu'un tel massacre - et ses prélimi­naires - ne puisse se produire à nouveau et cela ne concerne pas seulement les Juifs. Cinquante ans après l'ouverture du camp de Drancy, la tentation fasciste est à nouveau très forte et le racisme est, une fois de plus, banalisé. Puisse ce travail servir de contre-feu à la folie des imbéciles qui ont oublié la Seconde Guerre mondiale et son cortège d'horreurs...

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il convient de tracer immédiatement l'ampleur de la répression et ses limites car on a souvent écrit n'importe quoi sur le camp de Drancy. Notons que la stèle érigée à l'entrée du camp informe le « visiteur » qui se risque en ce lieu que 100 000 Juifs sont passés par Drancy alors qu'un peu moins de 80 000 Juifs ont été déportés de France, du 27 mars 1942 au 17 août 1944 et que « seulement » 67 000 d'entre eux l'ont été depuis Drancy. Il en allait de même pour le sinistre Vel d'Hiv où, jusqu'en 1986, une plaque commémorative mentionnait que 30 000 hommes, femmes et enfants y avaient été parqués pendant plusieurs jours alors que 13 000 personnes avaient été arrêtées et qu'environ 7 000

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d'entre elles étaient passées par l'ancien vélodrome... Cette inflation du chiffre des victimes est inutile, perverse même car elle permet aux émules de Faurisson de mettre en doute, par la suite, les chiffres exacts, avant de réfuter la véracité de la répression antijuive en France. Comme cela a été entrepris pour les chambres à gaz et même les camps d'extermination. La réa­lité est suffisamment éloquente pour qu'il ne soit pas nécessaire de l'amplifier.

Il semble que les historiens américains Marrus et Paxton, très bien documentés, aient fourni des chiffres qui s'approchent au plus près de l'horrible réalité : 67 des 79 convois de déportés juifs partiront de Drancy. Ce qui correspond à 67 000 hommes, femmes et enfants parmi les quelque 75 000 Juifs qui furent déportés depuis la France 3.

Dans son Mémorial, Serge Klarsfeld s'est appliqué à ventiler par nationalités les Juifs déportés : - Polonais 26 000 - Français 24 000 (dont 7 000 enfants d'immigrés) - Allemands 7 000 - Russes 4 600 - Roumains 3 300 - Autrichiens 2 500 - Grecs 1 500 - Turcs 1 500 - Hongrois 1 200 etc . 4 .

Ces chiffres ne font que s'approcher de la vérité en présen­tant ainsi cette dramatique comptabilité. A propos des Fran­çais, soyons plus précis. Parmi le groupe des « nationaux », il y avait en fait 17 000 Français dont 50 % de naturalisés récents et 7 000 enfants d'immigrés. Resteraient donc, selon la ventila­tion, quelque 8 500 Français de souche. En fait, il faut compter parmi ces Français ceux que l'on désignait comme « sujets », c'est-à-dire les Juifs d'Algérie 5 et les « protégés » français qui n'étaient autres que les Juifs originaires du Maroc et de Tuni­sie.

3. Michaël Marrus et Robert Paxton, Vichy et les Juifs (Calmann-Lévy, 1981). 4. Chiffres également cités dans Le Monde du 11 mai 1981. 5. En octobre 1940, avec l'abrogation de la loi Crémieux ( 1870), les Juifs d'Algérie

perdaient la nationalité française pour ne plus bénéficier que du statut de sujet indi­gène.

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Avec ces précisions supplémentaires, il ne s'agit pas d'une vaine querelle de chiffres. Quelle que soit leur origine, les adultes et les enfants sont morts dans des conditions affreuses. Ce qui est en cause, c'est la volonté de masquer une réelle connivence entre les notables de l'UGIF (certains issus du Consistoire central) et le pouvoir pétainiste. Il faut faire oublier que tout a été tenté pour protéger les Juifs français au détri­ment des immigrés. A cette fin, il est bon de montrer que le judaïsme français aurait subi au moins autant de pertes que le groupe immigré le plus important, celui des Juifs venus de Pologne. C'est là une démonstration dérisoire. Encore une fois, ce n'est pas en manipulant les chiffres que l'on se débarrassera des scories d'une histoire parfois peu édifiante pour ceux qui se voulaient à une certaine époque les tuteurs des Juifs persécutés.

Pour mes enfants, et plus encore pour ma petite-fille la plus âgée, il s'agit d'une histoire très ancienne. De l'Histoire. Com­ment pourrait-il en être différemment? Comment s'étonner de cette distance entre ces événements tragiques et les descen­dants des victimes? En 1938, à l'école primaire, j'avais dix ans, et les récits sur la Première Guerre mondiale qui dataient déjà de vingt ans me paraissaient faire partie d'un passé très loin­tain. Alors, un demi-siècle...

Il ne s'agit pas de faire pleurer qui que ce soit. Il n'est pas question de traumatiser les esprits tranquilles ou même les héri­tiers de ceux qui se firent les exécutants de l'innommable. Non. Plus simplement, il convient de ne pas oublier pour que de telles horreurs ne se reproduisent plus sur d'autres groupes de populations. Plus jamais!

Environ 70 000 Juifs - en grande majorité immigrés - sont passés par Drancy. 67 000 d'entre eux ont été déportés et moins de 2 000 sont revenus des camps de la mort. On ne peut donc pas évoquer Drancy d'un cœur léger, comme on parle d'une pri­son ordinaire. A Drancy, les internés, arrêtés par des policiers français, faisaient leurs premiers pas vers les chambres à gaz...

M.R.

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LA FRANCE TERRE DE CAMPS DE CONCENTRATION

Saignée à blanc par la Première Guerre mondiale, la France des années 1920 fera massivement appel à la main-d'œuvre étrangère. Dans le même temps, de la gauche radicale à la droite classique, un certain nombre de « bons patriotes » vont commencer à mettre en équation un problème qui leur tenait particulièrement à cœur : que faire de tous ces étrangers, au cas prévisible où la France viendrait à se trouver de nouveau en guerre? Ce type de comportement, ce niveau de réflexion, ne datent pas de la montée en puissance du nazisme car le réflexe xénophobe n'est pas spécialement alerté par le développement des idéologies autoritaires.

Il ne s'agit pas seulement d'un sentiment exprimé en cou­lisses ou lors de débats réunissant des patriotes intransigeants perturbés par leurs angoisses. Cela va bien plus loin dans cette France qui avait élu une chambre des députés Bleu horizon, dès la fin de la guerre. Malgré la victoire du Cartel des Gauches, en 1924, la préoccupation restera la même et, en 1927, un ouvrage « sérieux » évoquera la possibilité d'ouverture de camps de concentration pour les étrangers en cas de guerre '.

La France profonde, qui a connu les pogromes contre les tra­vailleurs italiens à la fin du siècle dernier 2, est réceptive au lan­gage haineux qui fait de l'étranger la cause de tous les malheurs du pays. Certes, une telle attitude n'est en rien originale mais, en France, le réflexe anti-étranger tient souvent de la caricature.

1. Charles Lambert, La France et les étrangers (préface d'Edouard Herriot). Cité dans Mon père l'Étranger (L'Harmattan, 1989).

2. Se reporter à l'étude de Pierre Milza, « Le racisme anti-italien en France » dans L'Histoire, n° 16, 1979.

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Durant les années 1930, avec l'arrivée de régimes auto­ritaires en Pologne, Hongrie, Roumanie, puis la prise du pou­voir par les nazis en Allemagne, l'afflux de la main-d'œuvre et des intellectuels étrangers va devenir très important, préoc­cupant pour les porte-parole de la pensée xénophobe. La gauche au pouvoir succombera également - même si c'était modéré­ment - à ce type de comportement. Toujours est-il que c'est avec le soutien d'une chambre des députés élue sous le Front populaire que le président du Conseil, Edouard Daladier, pro­mulguera des décrets-lois contre les étrangers, en 1938.

En septembre 1939, après l'entrée en guerre de la France et de la Grande-Bretagne contre l'Allemagne de Hitler, ce sont les réfugiés allemands qui se trouveront dans la ligne de mire d'un nationalisme exacerbé. Les milliers d'Allemands arrêtés et internés seront surtout des antifascistes et des Juifs - quelques rares nazis feront également partie de la fournée. Le zèle poli­cier du pouvoir républicain sera tellement fort que des « ex-Autrichiens » (c'était le terme utilisé) et des « ex-Tchèques » (originaires de la région des Sudètes) seront eux aussi considé­rés comme des ressortissants allemands et traités comme tels 3.

Embastillés sous des gouvernements présidés par Edouard Daladier puis par Paul Reynaud, ces réfugiés allemands seront finalement livrés à la Gestapo par le pouvoir pétainiste en vertu de l'article 19 de la Convention d'armistice signée le 22 juin 1940 à Rethondes.

Le 5 septembre 1939, les « ressortissants du Reich », âgés de dix-sept à cinquante ans, étaient invités à rejoindre sans délai des «camps de rassemblement». Le 14 septembre, ce devait être le tour des hommes de cinquante à soixante-cinq ans. Une circulaire datée du 17 septembre décidait l'internement des hommes au camp du Vernet, dans les Pyrénées, et des femmes à la prison de la Petite Roquette, à Paris, ou au camp de Rieu-cros, dans la Lozère. Ces camps dits « répressifs » étaient complétés par ceux de Djefa, en Algérie, et de Missour, au Maroc. Il y avait également des camps « semi-répressifs » comme celui de Gurs, dans les Basses-Pyrénées, et des camps

3. Pour mémoire, il convient de rappeler que l'Autriche avait été annexée à l'Alle­magne nazie en mars 1938. Quant à la Tchécoslovaquie, elle sera démembrée après les accords de Munich, en octobre de la même année.

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« d'hébergement ». Selon des chiffres provenant de sources diverses - et qui se recoupent - ce sont environ 17 000 Alle­mands, ex-Autrichiens et ex-Tchèques qui allaient se retrouver derrière les barbelés de la III e République.

En principe, chaque département devait avoir son camp d'internement pour étrangers peu sûrs. Il y en aura une cen­taine de par le territoire français 4. Ainsi, en septembre 1939, un camp ouvert à Bourges recevait des « apatrides d'origine allemande ». En octobre, 3 mini-camps étaient ouverts dans la Nièvre, près de Nevers, pour 300 ressortissants allemands. C'est pourtant la Provence qui devait se trouver en première ligne de cette politique répressive avec le camp des Milles, près d'Aix-en-Provence, celui de Rode dans la banlieue de Toulon, du Château des fleurs, près de Marseille, etc. Dans la région parisienne, les « non-suspects » avaient été regroupés au stade Yves-du-Manoir, à Colombes, et les « indésirables » au stade Roland-Garros 5. Vers la mi-octobre 1939, les « indésirables sus­pects » retenus dans tous les centres d'internement qui avaient ouvert leurs portes en France furent regroupés au camp du Ver-net. En décembre 1939, des commissions de criblage mises en place dans les différents camps procédaient à la libération d'un certain nombre de « non-suspects » mais ces derniers devaient être arrêtés de nouveau après l'offensive allemande du 10 mai 1940.

A partir du 13 mai 1940, 12 000 femmes allemandes, autri­chiennes ou seulement « d'origine » étaient internées au Vel d'Hiv de Paris (déjà). Lorsque à la fin du mois de mai 1940, la marche sur la capitale des armées hitlériennes devint évidente, ces 12 000 femmes seront transférées au camp de Gurs. Il existe de nombreuses relations sur cette politique d'internement des antifascistes et des Juifs allemands en septembre 1939 et en mai 1940 6. Mais il était indispensable de rappeler cet épisode dramatique qui s'est déroulé dans la France démocratique, où

4. Dans Les Barbelés de l'exil (Presses Universitaires de Grenoble, 1979), Gilbert Badia dénombre cent quatre camps d'internement pour les ressortissants allemands.

5. Augusto Pinochet n'innovera pas en septembre 1973 lorsqu'il fera enfermer les Chiliens « indésirables » dans les stades du pays.

6. Les Camps en Provence (Alinéa 1984) de Barbara Vormeier et André Fontaine, La Lie de la terre, d'Arthur Koestler (Calmann-Lévy, 1947), Le Diable en France, de Lion Feuchtwanger (Jean-Cyrille Godefroid, 1985), Vivre à Gurs de Hanna Schramm et Barbara Vormeier (Maspéro, 1979), Le Camp de Gurs, de Claude Laharie (édité par l'auteur, 1985), Plus profond que l'abîme de Manès Sperber (Calmann-Lévy, 1956) ainsi qu'un ouvrage collectif, Exilés en France (Maspero, 1982).

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les réfugiés, confiants dans la réputation de terre d'asile du pays de la révolution, s'étaient trouvés pris dans une souricière.

Alors que la France républicaine était censée combattre le régime hitlérien, il faut constater qu'elle ne faisait la guerre qu'à l'Allemagne, ennemi héréditaire. Lion Feuchtwanger rap­pelle qu'au camp des Milles, lorsqu'un interné s'avisait d'infor­mer le commandant du camp que tel ou tel était nazi, il était immédiatement menacé d'un séjour à l'asile psychiatrique 7. Il est vrai que la xénophobie ordinaire alliée à la stupidité et au sens du devoir bien connu des gendarmes et des policiers avaient produit de tels effets que l'on trouvait, dans ces camps pour Allemands, les écrivains et les artistes les plus prestigieux de l'Allemagne et de l'Autriche, tout comme d'anciens soldats de la Légion étrangère qui croyaient vivre une retraite paisible dans le pays qu'ils avaient servi pendant dix ans ou plus. Pour le policier ou le gendarme « service-service », un Allemand était un Allemand et les états d'âme n'étaient pas de mise. Il en ira de même très rapidement, avec les Juifs de toutes origines quel­ques mois plus tard.

Il convient de s'attarder sur la sinistre aventure vécue par les antifascistes allemands dans la France républicaine. C'est, en effet, une page d'histoire pleine d'enseignement. D'autant plus qu'un certain nombre de ces « Boches » se retrouveront finale­ment au camp de Drancy. Les survivants qui ont eu le loisir de relater ce drame resteront suffisamment lucides pour évoquer leur odyssée avec le calme qui sied aux esprits libres.

«... Un matin, je vis sur les colonnes Morris de grandes affiches invitant tous les ressortissants allemands à se rendre au stade de Colombes, munis d'une couverture et de trois jours de vivres, pour s'y faire recenser. Certes, Hitler m'avait déchu de la nationalité allemande en 1938, pour haute trahi­son, mais je me dis qu'en des temps si troublés un étranger devait éviter de faire des erreurs. Je me rendis donc au stade de Colombes...8 »

Au bout de quelques jours, l'auteur de ce récit, homme très légaliste, était expédié dans un camp d'internement de la Mayenne :

«... La nuit, de gros projecteurs éclairaient le camp. Des gendarmes patrouillaient avec des chiens à l'extérieur de la

7. Dans Le Diable en France, op. cit. 8. Gttnther Markscheffel dans Exilés en France, op. cit.

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clôture. Il fallait faire ses besoins dans des fossés creusés à la hâte. Nous avions environ une casserole d'eau par jour... Un jour, à l'appel du matin, un nouveau commandant, jeune et énergique, nous déclara que nous n'avions à nous faire aucune illusion, que nous étions là pour être livrés un jour à l'Alle­magne et que, ennemis de notre propre patrie, nous serions traités en conséquence...9 »

Combien furent-ils de ces Juifs allemands, réveillés au petit matin pour commencer un voyage à travers la France, dont le terminus provisoire serait un camp de concentration pour « sus­pects » ou « apatrides indésirables »? Des milliers, dont la plu­part ne devaient jamais revenir, une fois franchie l'étape de Drancy, en 1942 :

« Le lendemain de la déclaration de la guerre, des policiers en uniforme sont venus me chercher... Du poste de police, j'ai été transféré sans explication à la prison de la Santé puis à celle de Fresnes... Ensuite, j'ai été amené au stade de Colombes où se trouvaient la plupart des immigrés allemands, puis à celui de Roland-Garros où l'on regroupait les indési­rables, les suspects. Et cela toujours sans explication. Je n'ai vu aucun officier de police, rien que des gardiens. Nous ne savions rien, même en partant pour le camp du Vernet nous ignorions notre destination et pour quel motif on allait nous interner... 1 0 »

Ces réfugiés qui ne voulaient pas contrevenir aux lois étaient confiants dans cette République qui portait inscrite à son fron­ton la triple affirmation de sa différence avec le totalitarisme. Bon nombre d'entre eux envisageaient même de participer, les armes à la main, à la lutte contre le régime hitlérien qui les avait transformés en fugitifs ou en bannis :

« J'ai voulu m'engager mais dès les premiers jours on a apposé dans tout Paris des affiches enjoignant aux ressortis­sants allemands et autrichiens de se présenter au stade de Colombes. Et comme des moutons nous y sommes tous allés! D'ailleurs, nous n'imaginions pas ce qui nous attendait. Nous pensions que c'était un point de rassemblement où l'on allait faire le tri entre les nazis et les antifascistes. Or petit à petit, nous nous sommes aperçus que les plus visés c'étaient les anti­fascistes... Chose incroyable, personne n'a eu l'idée de s'éva-

9. Idem. 10. Klaus Berger dans Exilés en France, op. cit.

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der : nous étions légalistes à tout crin. Et surtout, nous ne pou­vions pas croire que la République française puisse interner des antifascistes »

On peut affirmer, sans risque d'être contredit, que la France de Vichy s'est montrée l'égale de l'Allemagne nazie quant à sa politique de répression antijuive, sans même qu'il y ait eu besoin d'incitation dans cette voie. Reste que cette affirmation serait incomplète si, dans le même temps, n'était pas précisé que le terrain avait été très bien préparé par la III e République. C'est dans le sud de la France, dans cette partie du pays bientôt qualifiée du nom de « zone libre », que s'ouvriront, s'agrandi­ront ou changeront de destination un certain nombre de camps de concentration.

Les camps des Pyrénées, ouverts en janvier 1939 pour y interner les républicains espagnols ou les « internationaux », deviendront des camps pour Juifs. Dès la fin de l'été 1940, de nouveaux lieux d'enfermement seront en mesure d'accueillir quelque 50 000 Juifs immigrés. Une grande partie d'entre eux seront embrigadés dans les sinistres Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) ou dans les Compagnies palestiniennes (ce qui était du meilleur goût alors que la chasse aux Juifs n'était pas encore ouverte en zone nord occupée par les nazis). Dans tous les cas, pourtant, on ne parle pas encore d'internés mais « d'hébergés ». Il reste qu'une partie importante de ces concen­trationnaires de la première heure, de 1940, rejoints bientôt par les 6 000 Juifs allemands expulsés du Palatinat et du pays de Bade en septembre 1940 puis par ceux raflés à Lyon, Toulouse, Marseille durant l'été 1942, seront finalement transférés à Drancy et rapidement déportés à Auschwitz.

L'ouverture rapide de nouveaux camps sera créatrice d'emplois et la gendarmerie ne cessera d'embaucher à cette époque. Ce besoin de main-d'œuvre répressive se faisait sentir pour assurer l'ordre à Recebedou, Argelès, Noé, Nexon, Rive-saltes, Septfonts, Barcarès, etc 1 2.

Volonté d'extermination mise à part, la France de Vichy et sa police n'avaient rien à apprendre de l'Allemagne nazie en matière de camp de concentration. On y souffrira de la faim, du

11. Ernst Heidelberger dans Exilés en France, op. cit. 12. Pour les camps de la zone sud, se reporter à Contribution à l'histoire des camps

d'internement dans l'anti-France, de Joseph Weill (Éditions du Centre, 1946).

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froid, des vexations et de brimades nombreuses. Comme si l'enfermement ne suffisait pas, la morgue et le mépris affichés par les gendarmes qui géraient les lieux compléteront la volonté du pouvoir pétainiste de transformer les êtres humains en sous-hommes. Tout cela bien avant que ne s'ouvrent en zone nord les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, en mai 1941, celui de Compiègne et enfin celui de Drancy en août 1941.

Pays démocratique, selon les canons classiques, la France de la III e République ne connaissait que des étrangers. Pas des Juifs. L'origine de ceux qui allaient bientôt se trouver dans l'œil du cyclone n'était pas forcément inscrite sur les visages. Pour­tant, le 3 octobre 1940, rares seront ceux qui refuseront d'obéir à l'injonction qui leur était faite de se déclarer comme Juifs, en zone nord. Nombre de Juifs français par gloriole, persuadés que les « Israélites » n'avaient rien à craindre, et la plupart des Juifs immigrés par lassitude autant que par le vieux réflexe du res­pect des lois.

14 mai 1941. Deux camps de concentration pour Juifs immi­grés sont ouverts en zone occupée, dans le Loiret. Environ 4 000 immigrés de Paris - Polonais pour la plupart - sont désor­mais « hébergés » à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, avec pour geôliers des gendarmes français. La méthode a été sen­siblement la même que celle utilisée pour les ressortissants alle­mands en septembre 1939 et en mai 1940. Avec plus de sub­tilité malgré tout. Pas de rafle organisée, pas d'effet d'annonce par voie d'affiche. Une simple convocation au commissariat de police du quartier pour « examen de situation ». Ce sera le fameux Billet Vert u , reçu vingt-quatre heures plus tôt, et dont on discutera longuement dans les familles et entre militants, tard dans la soirée du 13 mai. Pour finalement se rendre à cette invitation qui n'annonçait pourtant rien de bon. Comment sortir de cette légalité qu'il paraissait difficile d'enfreindre?

Entièrement organisée par la police et la gendarmerie fran­çaise, l'ouverture des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande sera analysée avec intérêt par les autorités nazies. D'autant plus que l'implication, dans le système répressif, allait

13. Sur les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, le seul ouvrage existant est celui de David Diamant, Le Billet vert (Le Renouveau, 1977).

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bien au-delà des forces de l'ordre traditionnelles. Une note de la préfecture du Loiret, datée du 4 décembre 1941, aborde ce pro­blème avec force détails 1 4 . La surveillance générale des camps est exercée par des gendarmes, des douaniers et des gardiens auxiliaires. L'effectif de garde étant ainsi constitué :

- à Pithiviers, par 2 officiers de gendarmerie et 75 gen­darmes, un officier des douanes et 57 douaniers, plus 53 gar­diens auxiliaires;

- à Beaune-la-Rolande, par 4 officiers de gendarmerie et 51 gendarmes, 43 douaniers et 22 gardiens auxiliaires.

Mis à part la gendarmerie, les douaniers et les « auxiliaires » qui gardaient ces camps n'étaient pas des enfants de chœur et tous allaient être armés avec la consigne expresse d'ouvrir le feu si nécessaire 1 5.

Depuis la fin du Front populaire, c'est un engrenage infer­nal qui avait conduit les Juifs immigrés jusqu'à cette attitude que l'on pourrait prendre - bien à tort - pour de la soumis­sion. Les décrets-lois Daladier de 1938 menaçaient déjà direc­tement les travailleurs juifs immigrés : numerus clausus dans certaines activités professionnelles (particulièrement dans le secteur de la confection et du cuir) et risque d'expulsion par manque de travail du fait de ces lois iniques. Que faire? Le gros dos. On s'adaptait aux édits car il n'y avait pas d'autre choix, sauf à se voir refuser l'indispensable permis de séjour. La crainte était vive de se voir reconduire à la frontière. C'est par centaines que les travailleurs juifs immigrés, mili­tants politiques ou syndicalistes, étaient expulsés vers la Bel­gique puis revenaient en France, en connaissant la dure exis­tence des clandestins ' 6 .

En 1939, nombre de ces immigrés deviendront du fait du nouveau découpage de l'Europe des « indéterminés » ou des « apatrides ». Affectés de ce statut qui les rendaient suspects, c'est avec le plus grand mépris qu'ils étaient reçus dans les centres d'enrôlement des régiments de marche étrangers. La France, cette terre d'accueil que ces métèques prétendaient défendre contre le nazisme, la France révolutionnaire des rêves

14. CDJC-XXXVI-138 a. 15. Les archives départementales du Loiret conservent des lettres de douaniers se

plaignant de la vétusté de leurs armes qui ne leur permettait pas de bien ajuster les éventuels fuyards.

16. Lire, dans L'An prochain la Révolution de Maurice Rajsfus (Mazarine, 1985), le témoignage de Michel Monikowski.

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anciens envoyait des gendarmes pleins de morgue encadrer les files d'attente de ceux qui venaient s'engager pour la durée de la guerre...

Lorsque le pays tombe entre les mains du pouvoir pétainiste après la débandade de juin 1940, les premières lois contre les étrangers sont rapidement édictées et les Juifs immigrés ne voient pas de grande différence entre la mise à l'écart qui se prépare et le comportement de la III e République à leur égard quelques mois plus tôt. La hargne xénophobe des années 1930 et celle des années 1940 qui débutaient paraissaient identiques. Face à un pouvoir hostile, il convenait de ne pas être en infrac­tion avec la légalité. C'est ainsi que la très grande majorité des Juifs étrangers vont se déclarer comme tels en octobre 1940 (y compris les militants de gauche qui n'avaient reçu aucune consigne particulière pour se soustraire à ce recensement). De la même façon, minoritaires seront ceux qui ne répondront pas à la convocation du Billet Vert11. Ceux qui allaient être inter­nés le soir même à Pithiviers ou à Beaune-la-Rolande seront tout d'abord concentrés au Gymnase Japy, à la caserne des Tourelles, boulevard Mortier, à la caserne Napoléon, rue Vau-doyer, à la caserne des Minimes, dans un garage de la rue Édouard-Pailleron, dans une salle de la rue de la Grange-aux-Belles et même à l'Opéra de Paris.

Viendra ensuite, avec les mêmes maîtres d'œuvre, la rafle du 20 août 1941. Pourtant, si grande est la difficulté à admettre le rôle joué par les « meilleurs serviteurs du pays » que, longtemps après la Libération, l'évocation du camp de Drancy est restée plus que pudique. C'est ainsi que dans l'édition 1968 du Nou­veau Petit Larousse, il est noté à la rubrique Drancy : « Camp de prisonniers politiques de 1941 à 1944. » Curieuse façon de rappeler l'histoire. Triste leçon d'oubli!

17. Selon David Diamant, 3 800 des 5 000 Juifs immigrés se rendront à la convoca­tion.

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I

LES PREMIERS MOIS À DRANCY

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I

LA RAFLE

1939. Un ensemble de HLM est en cours de construction à Drancy. C'est la future cité de la Muette. Seul le gros oeuvre est vraiment terminé. Cet immense bâtiment en « U » représente un développement de 440 mètres. Il n'est pas encore habitable car les espaces des étages qui ne sont pas encore aménagés en appartements sont brut de décoffrage. Sur sa partie est, la « cité » est flanquée de cinq tours (appelées gratte-ciel à cette époque et qui seront abattues après la guerre) qui serviront de logements, de 1941 à 1944, aux dizaines de gendarmes de ser­vice au camp et à leur famille.

En octobre 1939, après la promulgation du décret Sérol sur la mise hors la loi du Parti communiste, la cité de la Muette devient un camp d'internement pour les militants communistes et ceux qui seront suspectés d'être des agents de la 5e colonne. De la fin de l'été à l'automne 1940, le camp de Drancy servira de stalag provisoire pour des prisonniers de guerre français. Des civils yougoslaves et grecs séjourneront à leur tour durant quelques semaines, avant de céder la place à des prisonniers de guerre britanniques.

Au printemps de 1941, les nazis envisageaient déjà de créer dans ces bâtiments un judenlager où seraient rassemblés des Juifs de la zone occupée. Par la suite, le camp de Drancy aura une affectation définitive et jouera rapidement le rôle envisagé par le service IV J de la Gestapo : celui d'Abwanderunglager, c'est-à-dire camp de transit.

Les bâtiments affectés aux internés juifs, en août 1941, étaient déjà désignés sous les noms de Fer à cheval ou cours

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d'entrée. C'est dire que le lieu était bien connu des habitants du quartier. Dans une brochure sur le camp de Drancy, les histo­riens locaux de la Société drancéenne d'histoire et d'archéo­logie - longtemps animée par le père Liégibel - décrivent le judenlager ainsi : C'était - et c'est encore - une longue bâtisse de quatre étages en forme de « U ». L'espace entre les deux branches du « U » était occupé par une cour d'environ 200 mètres de long et de 40 mètres de large, orientée nord/sud. L'extrémité sud était ouverte et de la cour on pouvait voir faci­lement la rue '. L'extrémité nord était fermée par un bâtiment perpendiculaire. L'ensemble était entouré d'une double cein­ture de ronces artificielles flanquée par des miradors situés aux quatre coins. Entre les deux rangées de barbelés passait un che­min de ronde. La construction des bâtiments n'était pas termi­née.

Le 20 août 1941, dès quatre heures du matin, les équipes de policiers français, munies de listes préparées à la préfecture de police 2, investissent le XI e arrondissement de Paris. Com­mencée à domicile, la rafle va se poursuivre dans la rue, au cours de multiples contrôles au faciès. Dans ce quartier à forte densité juive, les listes deviennent rapidement superflues et les policiers opèrent leur ratissage rue par rue, maison par maison, de porte à porte. En cas d'absence de la personne recherchée ou de celle soupçonnée d'être juive, c'est un autre membre de la famille qui est embarqué par l'équipe qui doit avant tout réali­ser le quota qui lui a été fixé. Il n'est pas rare non plus que les policiers emmènent le fils avec le père.

Au départ, un objectif : arrêter 5 000 juifs immigrés ou fran­çais. Seuls les adultes du sexe masculin étaient concernés par cette rafle mais quelques femmes, malgré tout arrêtées par excès de zèle, seront rapidement relâchées. Comme les résultats escomptés ne sont pas réalisés, c'est dans les rues mêmes du XI e

arrondissement que les policiers vont opérer les 21 et 22 août 1941. Une grande partie des hommes arrêtés le 20 août à l'aube seront conduits au commissariat du XI e arrondissement, place Voltaire, puis regroupés au fur et à mesure avant de se retrou-

1. Actuellement avenue Jean-Jaurès. 2. Ces listes avaient été réalisées à partir des fichiers constitués par la préfecture de

police après le recensement imposé par les nazis, le 3 octobre 1940.

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ver le soir même à Drancy pour y faire l'ouverture du camp juif.

Finalement, faute d'avoir pu trouver 5 000 Juifs sur le XI e arrondissement, les policiers se rabattront sur d'autres quartiers et des arrestations seront opérées dans les IV e et XII e

arrondissements, le 21 août, puis un peu partout à Paris et même dans la proche périphérie. Cela au gré de la disponibilité ou de l'esprit d'initiative de certains policiers. C'est ainsi qu'un certain nombre d'arrestations concerneront des Juifs parisiens non visés au départ. Ce fut le cas pour le docteur Samuel Stein-berg, qui allait devenir médecin chef du camp de Drancy, avant d'être déporté en juin 1942 :

« J'ai été arrêté le 21 août 1941, près de la station du métro Neuilly, sur présentation de mes papiers d'identité avec la mention " Juif ". J'ai été arrêté par deux agents français de la police de la ville de Neuilly et emmené immédiatement au commissariat de police de cette ville. Il était sept heures du soir. Je restai au commissariat de police toute la nuit. Durant cette nuit, d'autres Israélites furent amenés, parmi lesquels le frère de l'avocat Crémieux3. »

Bien qu'il ne soit pas encore possible de consulter les archives de police concernant la préparation de cette rafle, il semble que l'opération n'ait pas été envisagée avec la même minutie qui allait présider à la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942. Pour­tant, le XI e arrondissement de Paris avait été mis littéralement en état de siège ce 20 août 1941; les stations de métro Cha-ronne, Voltaire, Saint-Ambroise et Oberkampf avaient été fer­mées de 5 heures du matin jusqu'à 13 heures. Des barrages de gardiens de la paix occupaient les points stratégiques du XI e arrondissement, sous la surveillance discrète de la Feld-gendarmerie allemande.

Tout comme le 14 mai 1941, les policiers avaient commencé par expliquer à leurs victimes qu'il ne s'agissait que d'une simple vérification d'identité ; il n'était donc pas nécessaire de prendre la moindre valise avec quelques vêtements. De ce fait, la plupart de ceux qui allaient être arrêtés, puis rapidement transférés à Drancy par autobus, y arriveront en tenue d'été : certains en pantoufles, d'autres en pyjama ou en robe de

3. Extraits de la déposition du docteur Samuel Steinberg (procès-verbal destiné au Tribunal de Nuremberg), 1945, CDJC-XV a-176.

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chambre. Bien entendu, ceux qui avaient été raptés dans la rue furent conduits à Drancy souvent très démunis.

Le 20 août 1941, dans la soirée, quelque 4 000 Juifs du XI e

arrondissement étaient déjà enfermés à Drancy. Le 21 août, 50 avocats du barreau de Paris étaient arrêtés à leur domicile et se retrouvaient à Drancy comme otages. Les détails émanant des organisateurs français de la rafle font cruellement défaut mais un document conservé dans les archives de la Fédération des Sociétés juives de France 4 nous apprend que, dans le quartier de la place de la République, c'est un certain capitaine D. qui conduisait les opérations 5.

Un autre document, émanant également des archives de la Fédération des Sociétés juives de France et rédigé en septembre 1941 par les militants du Comité de la rue Amelot 6, précisait :

« Les circonstances des arrestations sont très variées. Il semble qu'à la demande des autorités d'occupation, lesquelles ont peut-être fixé le nombre de gens à arrêter, la police fran­çaise y ait procédé tout à fait au hasard : dans la rue, au café ou bien à domicile. La simple mention de Juif sur les papiers d'identité équivalait en fait à une mise hors la loi et justifiait l'arbitraire de l'arrestation7. »

4. La Fédération des Sociétés juives de France était un regroupement de sociétés d'originaires de villes de Pologne et de Russie, donc une association d'immigrés.

5. CDJC-CDXXV-19 (4). Il s'agit certainement ici du capitaine SS Dannecker, chef du service IV J de la Gestapo à Paris.

6. Sous couvert d'un dispensaire, la Mère et l'enfant, et d'une organisation de vacances, la Colonie scolaire, le Comité de la rue Amelot abritait en fait une organisa­tion de résistance composée de militants admirables que la répression allait durement frapper en 1942 et 1943. Leur principal animateur, David Rappoport, sera arrêté et déporté, ainsi que le futur président de l'Amicale de Drancy, Henri Bulawko. Dans les citations extraites du document de la rue Amelot et que l'on retrouvera dans les cha­pitres suivants, nous avons respecté le texte original qui comporte souvent des fautes de syntaxe évidentes.

7. CDJC-CCXII 85.

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II

LA MISE E N C O N D I T I O N

Même si le pouvoir de Vichy devait être sollicité par les nazis, ce sont bien les autorités françaises qui resteront les maîtres d'oeuvre de la répression raciale. Il fallait peupler les camps de concentration français et, au fil des mois et des années, l'approche se perfectionnera. Le 14 mai 1941, c'est sur convocations individuelles que les futurs internés de Pithiviers et Beaune-la-Rolande seront ramassés. Il reste de cette opéra­tion des photos de gendarmes accompagnant les Juifs immigrés arrêtés sur les quais de gare, à Paris et Orléans. Les 20 et 21 août, puis le 12 décembre 1941, la technique de la rafle sera mise au point. Les 16 et 17 juillet 1942, puis le 11 février 1943, la machine répressive était déjà parfaitement rodée et les femmes comme les enfants seront également pourchassés par une police très motivée. Il en fut de même en zone non occupée, particulièrement au cours du mois d'août 1942, quand les gen­darmes secondaient utilement les policiers dans cette mission très spéciale.

Il ne semble pas que les autorités françaises aient envisagé seules ce mode de répression (bien que les internements aient commencé en zone sud dès la fin de l'été 1940) mais il n'a pas été nécessaire que le service juif de la Gestapo (service IV J) insiste trop longtemps pour que les mesures préconisées soient mises en œuvre. A partir de la création du Commissariat géné­ral aux questions juives (CGQJ), le 29 mars 1941, et de l'acces­sion à sa tête de Xavier Vallat, les événements vont se précipi­ter. Le 31 mars, la Gestapo imposait un cours nouveau au Comité de coordination des œuvres de bienfaisance juives du

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Grand-Paris et plaçait deux de ses créatures à la tête de cette institution qui devenait hautement suspecte. Le 26 avril 1941, la troisième ordonnance allemande fixait les normes définissant l'appartenance à la « race juive ». Par cette même ordonnance, les Juifs reconnus selon ces critères étaient pratiquement reje­tés du circuit économique. Il ne leur restait plus comme possibi­lité que de s'embaucher comme manoeuvres.

Bien qu'étant de bonne volonté et même capables d'initia­tives, les autorités de Vichy avaient besoin d'incitation idéolo­gique pour mieux justifier leur action. Le 1 e r juillet 1941, le chef du service juif de la Gestapo à Paris, Dannecker, faisait connaître son rapport sur « La question juive en France et son traitement ». Il reste que la Gestapo n'était pas seule à manifes­ter sa volonté de voir se développer une politique de répression raciste en France et ce, malgré la volonté affirmée d'un certain nombre de ministres de Pétain de protéger les Juifs de vieille souche française. Un document daté du 6 juin 1941, adressé par le préfet délégué de Vichy en zone occupée, montrait bien le désir de ne pas décevoir les nazis :

« Au cours de la visite que j'ai eu l'honneur de vous faire le 5 avril dernier, je vous ai exposé que le 26 mars précédent, Monsieur le directeur ministériel, Dr Best, m'avait exprimé le désir du commandant des forces militaires allemandes en France de voir la loi du 4 octobre 1940 1 recevoir son exé­cution et, d'une manière plus générale, le gouvernement fran­çais prendre les mesures nécessaires pour assurer l'expulsion ou l'internement des Juifs étrangers résidant en territoire occupé2. »

Le signataire de cette missive, après avoir évoqué l'arresta­tion et l'internement dans les camps du Loiret de 3 733 Juifs immigrés, ajoutait :

« Je ne manquerai pas de vous tenir au courant de toutes nouvelles mesures qui pourraient être décidées au sujet de ces internements3. »

Une fois de plus, il faut regretter que certaines archives fassent cruellement défaut sur les activités de la police fran­çaise durant cette période et particulièrement à propos des

1. Loi française sur les Juifs étrangers (J.O. du 18 octobre 1941) (NDla). 2. CDJC-CXCIV-81. 3. Idem.

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détails sur les préparatifs de la rafle des 20 et 21 août 1941 4 . Il semble pourtant qu'un certain flottement ait régné entre les dif­férents services français des deux zones comme le laisse suppo­ser un courrier daté du 20 août 1941, adressé par le CGQJ à l'amiral Darlan, vice-président du Conseil à Vichy : la police française serait passée à l'action sans même en référer aux autorités de Vichy. De plus, cette prise en main des opérations par la police française paraissait tellement inattendue à l'auteur de cette lettre qu'il semblait attribuer la responsabilité tech­nique de la rafle aux seules autorités d'occupation :

« J'ai l'honneur de vous rendre compte que je reçois le ren­seignement ci-dessous de mes services de Paris :

" Les autorités allemandes viennent de procéder à l'arresta­tion de 5 000 Juifs français et étrangers, principalement dans le XF arrondissement, qui ont été transportés à Drancy. Les Allemands ont fait les arrestations sans aucune discrimination mais ils ont déclaré qu'ils envisageaient volontiers des mesures de faveur à l'égard des Juifs anciens combattants. Ce sont les autorités de l'ambassade qui ont pris l'initiative de ces arresta­tions, ce dont la préfecture de police ne peut que se féliciter car cette mesure a été très opportune au moment où les Juifs, grisés par la résistance russe, relèvent la tête et escomptent déjà la défaite allemande et la victoire britannique. "

Je vous serais reconnaissant, si ce renseignement est confirmé, de bien vouloir intervenir pour que les Juifs anciens combattants soient exemptés des mesures prises par les auto­rités d'occupation5. »

Si à Vichy les fonctionnaires du CGQJ jouaient la surprise, il n'en allait pas de même à Paris. Le 21 août, le préfet de la

4. Il est tout à fait scandaleux de ne pas pouvoir décrire parfaitement l'histoire de ce pays sous l'occupation nazie. Les errements des politiciens collaborateurs sont bien connus et de nombreux ouvrages fournissent des détails à leur sujet : les décisions qu'ils ont prises et leurs déclarations sont bien connues. En revanche, dès qu'il est question d'étudier le rôle de la police française et de ses chefs les plus importants, les archives sont fermées ou à peine entrouvertes. En Allemagne ou aux États-Unis, les archives sont ouvertes aux chercheurs. En France, cela n'est pas possible, sauf dérogations parti­culières, très longues à obtenir et rarement véritablement révélatrices. Il est pourtant des phénomènes curieux : dans certains fonds d'archives privés, comme celui du CDJC, il est possible de consulter des documents dont les doubles - ou inversement - se trouvent aux archives nationales ou dans celles de la P.P. Plus curieux, des archives jadis consultables à l'Institut d'Histoire du temps présent et auxquelles les chercheurs avaient accès sont frappées de la loi des soixante ans depuis qu'elles ont été versées aux Archives nationales. Est-ce à dire que les hauts fonctionnaires de la police de Vichy -même morts - sont bien plus protégés que les politiciens de cette époque?

5. CDJC-CII-30. Ce document était signé de Jarnieu, chef de cabinet de Xavier Val-lat.

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Seine, Charles Magny, vendait la mèche dans un rapport adressé au secrétaire d'Etat à l'Intérieur, à Vichy. Détail qui ne manque pas de piquant, ce courrier portait en en-tête la men­tion « Direction des affaires économiques et sociales » :

« J'ai l'honneur de vous rendre compte que le 19 août cou­rant, dans la matinée, M. le préfet de police m'a avisé qu'en exécution d'ordres reçus6, il procéderait à l'arrestation d'envi­ron 6 000 Israélites et leur internement dans le camp de Drancy. Il me demandait de prendre les mesures nécessaires pour pourvoir au couchage, à la nourriture et à l'entretien de ces internés. Le rôle de la préfecture de police devant se bor­ner strictement à l'intérieur du camp à surveiller les internés et à empêcher toute évasion7. »

Très soucieux, semble-t-il, de l'installation précaire des inter­nés, le préfet Magny s'étonnait finalement du manque de coo­pération des autorités nazies dont les ordres avaient pourtant été fidèlement exécutés :

« Les autorités d'occupation qui disposent des bâtiments et du matériel du camp de Drancy ont mis certains locaux à ma disposition mais se sont refusées à fournir tout matériel (mate­las, draps, matériel de cuisine, vaisselle, combustible, etc.). Les internés sont arrivés dans le camp le 20 août au nombre d'envi­ron 4 000, ont été répartis dans les chambres des bâtiments où ils couchent sur les planches des lits garnissant les chambres, qui ne comportent ni sommiers, ni paillasses, ni matelas. Toutes les mesures ont été prises par mes soins pour leur assurer provi­soirement des repas froids, en attendant que j'aie pu réunir le matériel nécessaire pour distribuer une nourriture chaude aux 4 000 internés dont le nombre est susceptible de s'accroître8. »

Le préfet de la Seine - qui semblait bien informé quant à l'arrivée d'une nouvelle vague d'internés - expliquait à son

6. Les ordres ne venaient pas de Vichy et ne pouvaient qu'émaner des services de Dannecker. On peut donc estimer qu'un an après la signature de l'armistice avec l'Alle­magne nazie, les hauts fonctionnaires français se sentaient en porte-à-faux avec l'article 3 de la convention d'armistice qui prévoyait que la Wehrmacht n'interviendrait pas dans l'administration des territoires occupés. Cette clause ne faisait qu'envisager une simple coopération entre les fonctionnaires français et les autorités allemandes. Les fonctionnaires français pouvaient, comme par le passé, exercer leur activité pour autant que leurs décisions ne s'opposaient pas aux exigences de l'état-major allemand. Quant à la police française, son rôle avait été parfaitement défini dans une tâche de maintien de l'ordre, selon la formule bien connue : « protection des biens et des personnes ». On devait rapidement comprendre comment cette clause allait être interprétée.

7. CDJC-CXCIV-82. 8. Idem.

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ministre de tutelle qu'il allait s'efforcer « dans la mesure du possible » d'améliorer la situation matérielle des détenus. Nous verrons plus avant ce qu'il en était de cette volonté, tout comme de la qualité des services rendus par les fonctionnaires de la préfecture de la Seine qui, en quelques semaines, affameront littéralement les prisonniers du camp de Drancy. Le souci pre­mier de la préfecture de la Seine était surtout de se débarrasser de ce fardeau qui venait de lui être imposé. Ce qui perçait net­tement dans la fin de la lettre du préfet Magny :

« Je vous serais toutefois obligé de me faire connaître s'il n'appartient pas à la préfecture de police d'assurer la subsis­tance, en même temps que la garde. Je ne dispose, en effet, d'aucun crédit à cet effet. Il ne semble pas que les frais d'hébergement de ces internés (qui ne sauraient être supportés par la ville ou le département) puissent être prélevés sur les crédits d'hébergement des réfugiés. Je vous serais, en consé­quence, obligé de me faire parvenir vos instructions et, dans le cas où vous estimeriez que l'hébergement de ces internés m'incombe, de me déléguer les crédits nécessaires, d'une part à l'équipement matériel du camp et, d'autre part, à l'entretien de ces hébergés... Par même courrier, j'adresse copie de cette lettre à la Sûreté nationale9. »

Il est clair que ces questions bassement matérielles n'intéres­saient guère les autorités françaises. Les priorités étaient ail­leurs, même si les forces de l'ordre de ce pays avaient peuplé ce camp de Drancy désormais considéré comme gravement bud­gétaire. Il n'en demeure pas moins que le souci restera au res­pect de l'ordre. C'est ainsi que le 26 août 1941, l'amiral Bard, préfet de police, et le général Guilbert, commandant la gen­darmerie de la région parisienne, vont rédiger un long docu­ment intitulé « Consignes » qui aura force de loi dans le camp de Drancy. Même si ces consignes vont dans le sens désiré par les autorités d'occupation, il n'est pas évident que le SS Dan-necker en soit directement l'inspirateur. En tout cas, il n'y a aucune trace d'un document quelconque émanant de la Ges­tapo à ce sujet. Il est vrai que les fonctionnaires de Vichy en mission en zone occupée savaient de quelle manière ils pou­vaient satisfaire leurs tuteurs.

Immédiatement, les internés de Drancy sont informés que le camp est placé sous le régime de la discipline militaire. Toute

9. Idem.

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tentative d'évasion sera réprimée avec la dernière rigueur10. Il est interdit aux internés de communiquer avec l'extérieur par quelque moyen que ce soit, sauf en cas très précis. Ils devront faire preuve d'une obéissance absolue et avoir «une attitude correcte et déférente vis-à-vis du personnel du camp».

Première approche de la gestion du camp par les internés : le camp est divisé en 5 blocs, comportant 22 escaliers. Chaque bloc est placé sous les ordres d'un chef de bloc choisi parmi les chefs d'escaliers, préalablement désignés et qui sont respon­sables du personnel u . Les chambres sont placées sous les ordres d'un chef responsable de la discipline intérieure, de la propreté, de la répartition de l'alimentation, de toute tentative d'évasion de son personnel, des appels et des rassemblements pour la chambre.

Cet encadrement physique et moral tient tout autant de l'esprit militaire que de l'ambiance carcérale. Avoir été rejeté de la société ne suffit pas et ceux qui ont imaginé ce règle­ment n'ont rien laissé au hasard, ajoutant les petites humilia­tions au drame de l'internement. Il ne s'agissait pas seule­ment de priver des hommes de leur liberté mais également de les affamer et cela avec le concours actif - ou la passivité ignoble - des fonctionnaires de la préfecture de la Seine. Les policiers, gendarmes et fonctionnaires français constitueront un encadrement répressif productif, à la grande satisfaction de la Gestapo.

Il faut rabaisser ces hommes enfermés et rien ne sera décidé au hasard à cette fin. En dehors d'une heure de promenade dans la journée, les internés n'ont pas le droit de circuler dans la cour du camp. Les promenades ont lieu bloc par bloc, avec interdiction absolue de circuler en groupe, de 10 h 30 à 14 h 30. Bien sûr, les hommes peuvent se rendre aux W.C., simple fosse creusée en plein air lors de l'ouverture du camp 1 2, mais seule­ment individuellement et par escalier. Rien n'est laissé au hasard pour faire respecter cette semi-liberté de satisfaire ses

10. CDJC-CCCLXXVII-16 b. Le dernier corps de phrase est souligné dans le texte original.

11. Souligné par nous. Cette expression * personnel », typiquement militaire, ne peut que provenir du jargon de la gendarmerie. A Pithiviers et à Beaune-la-Rolande, on disait encore « les hébergés ».

12. Un témoin digne de foi nous a affirmé qu'un certain nombre d'habitants du quar­tier n'ont pas tardé à se plaindre, parce qu'ils en avaient assez de voir « les culs des Juifs » (entretien avec Jean Grouman, février 1990).

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besoins naturels. Chaque chef d'escalier est tenu de placer un planton devant la porte et qui sera seul habilité à autoriser les sorties individuelles. La nuit, les internés devront demander aux gendarmes chargés de la surveillance des bâtiments la permis­sion d'aller aux W.C.

Un code de bonne conduite sera également édicté. Comme le camp est soumis à la discipline militaire, l'attitude des internés est strictement définie, selon qu'ils se trouvent à l'extérieur ou à l'intérieur des chambres. Cette partie du règlement vaut d'être intégralement citée :

EXTÉRIEUR : Tout chef de corvée qui rencontrera dans le camp ou ailleurs un officier français ou des troupes d'occupa­tion saluera en se découvrant si la corvée est en marche. Si la corvée est arrêtée, le chef commandera le garde-à-vous et tous les internés devront prendre cette position.

INTÉRIEUR : Tout interné qui le premier verra un officier dans un local où il se trouve avec des camarades criera « fixe ». A ce mot, si les internés sont en corvée, ils se mettront au garde-à-vous sur place. S'ils sont dans leur chambre, ils se porteront au pied de leur lit et prendront la même position en se découvrant.

Deux fois par jour, les internés sont rassemblés pour l'appel : le matin à 7 h 15 et le soir à 20 h (ces horaires varieront avec les saisons). Par chambre et par escalier, les internés devront s'ali­gner pour l'appel. Les chefs d'escalier devant se rassembler à leur tour au centre de la grande cour pour leur rapport. Cela au signal de trois coups de sifflet longs.

Bien entendu, la restriction de liberté ne peut permettre aux internés de recevoir de visites, sauf, précise le règlement, dans des cas tout à fait exceptionnels et à la seule initiative du commandant du camp. Ces exceptions ne sont pas définies et il n'y aura pas de visites. Pourtant, comme il convient de conser­ver une apparence d'humanité à ce camp de concentration qui ne dit pas encore son nom, chaque interné pourra recevoir et écrire une carte postale tous les quinze jours. Est-ce tout? Pas tout à fait. A ces hommes qui ont été arrachés à leur famille on retire également la possibilité de recevoir des colis alimentaires et on leur interdit de fumer. (Un imbécile a même cru indispen­sable d'ajouter à la plume, sur le document original, « de façon permanente ».) Comme il faut également restreindre les loisirs, il est interdit de jouer aux cartes...

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Les premiers jours au camp de Drancy vont se dérouler sous le signe de la désespérance. Les archives du CDJC conservent de nombreux témoignages sur l'existence de ces hommes que l'on va chercher à démoraliser et pour qui l'enfermement ne doit pas être une sanction suffisante.

Les internés sont arrivés au camp en plusieurs vagues, les 20, 21 et 22 août 1941. Au bout de quelques jours, ils sont environ 5 000. Après avoir subi un contrôle d'identité, ils sont entassés dans des chambres où l'accueil réservé aux derniers arrivants est peu convivial car tous les lits (quand il y en a) sont déjà occupés. Il faut se tasser à deux par lit mais cela ne suffit pas et certains vont coucher sur les tables, d'autres à même le sol cimenté. Les lits sont faits de planches et il n'y a pas encore de paillasses. Dans chaque chambre, il y a parfois jusqu'à 80 hommes. La reconstitution de la vie des internés fournit un tableau tout à fait dramatique 1 3 .

«La soupe, ou plutôt l'eau chaude, arrive. Le chef de chambre ne connaît pas encore ses hommes, il les appelle par numéro. Mais un quart d'entre eux seulement ont un récipient qu'ils ne veulent pas lâcher, d'où invraisemblable cafouillis. Les uns auront trois fois de l'eau chaude, les autres rien du tout. Il faut se coucher. Tant bien que mal chacun arrive à avoir une demi-couverture. Ceux qui en ont une couchant avec ceux qui n'ont pu en avoir. Le réveil est évidemment fort tôt, personne ne dormant. On se passe la figure à l'eau - un savon pour dix -, un peigne pour vingt, une brosse à dents pour cinq, un rasoir pour dix, une glace pour une chambre. Les robinets ne marchent pas ou coulent sans arrêt. Le lende­main, la journée se passe en appels : aucun chef de chambre ne connaît exactement son nombre d'hommes; quelques-uns ont été recensés deux fois, d'autres pas du tout. »

Toute collectivité de circonstance finit par s'organiser bon gré mal gré. Des corvées sont mises en place et la priorité est donnée à la distribution de soupe ou à ce qui en tient lieu. Selon les caprices des services de la préfecture de la Seine, les inter­nés reçoivent un ou deux bouteillons par escalier. Dès qu'une chambrée a été servie, il faut passer les bouteillons à une autre chambre. De ce fait, la distribution de soupe dure environ deux heures et cette lenteur ne contribue en rien au bon moral des internés.

13. Les témoignages qui suivent, recueillis en novembre 1941, et rassemblés par le « Comité de la rue Amelot », sont groupés aux archives du CDJC sous les cotes : CCXIII-15, CCXIII-85 et CCXXV-19(4).

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L'ordre c'est aussi la propreté mais si l'on exige des internés que leurs chambres soient « nickelées », nul ne leur en donne les moyens. Alors, avec un bout de bois, des bouts de paille, des balais sont confectionnés que nul ne veut prêter de crainte de ne pas les revoir. Personne ne veut participer à la corvée de net­toyage des escaliers. Dans ce capharnaum organisé, la disci­pline est le souci premier des autorités et les appels constituent une partie importante de l'emploi du temps.

« Les chefs de chambre fournissent des listes aux chefs d'escalier et des appels bi-quotidiens peuvent s'effectuer dans la cour. Ils sont fort longs (minimum une heure). Les internés sont tous alignés dehors, par escalier. Les gendarmes montent dans les chambres pour voir si personne ne reste. Aucun malade n'est toléré les premiers jours 1 4. »

Le 27 août 1941, une réunion a lieu au camp de Drancy entre le représentant des autorités d'occupation (le SS Dannecker) et ceux des autorités françaises (gendarmerie, préfecture de police et préfecture de la Seine). Le règlement intérieur édicté la veille est confirmé et les responsabilités de chacun des parte­naires sont précisées. Il est décidé officiellement que le camp sera placé sous la responsabilité directe du préfet de police qui aura sous ses ordres les services de gendarmerie et les services de ravitaillement de la préfecture de la Seine 1 5 . Ce sont donc les Français qui auront la responsabilité matérielle du camp mais les grandes décisions seront du ressort des nazis. Aucune opération de libération ne pourra intervenir sans un ordre écrit de l'autorité militaire allemande qui siège au Palais-Bourbon. Toutefois, en cas de maladie grave, le commandant du camp pourra, sur un rapport écrit du médecin du camp, le docteur Tisné 1 6, faire sortir un malade pour qu'il soit conduit à l'hôpi­tal 1 7 par le commissaire de police du quartier ou de l'arron­dissement. Aussitôt que ce malade sera non pas guéri mais transportable, il devra réintégrer le camp. Ce sera le cas de malades ayant subi une intervention chirurgicale. Peu sou­cieuses de voir les internés sortir pour être soignés, les autorités

14. CDJC-CCXIII-15. 15. CDJC-CXCIV-79. Le document que nous avons pu consulter était une copie des­

tinée au SD, c'est-à-dire de la Gestapo. 16. Fonctionnaire de la préfecture de la Seine qui, tout en manifestant parfois des

sentiments humanitaires envers les internés, ne refusera jamais, lors des premières déportations, de désigner les hommes « aptes pour le travail » parmi les malades.

17. Durant les premiers mois, ce sera l'hôpital Tenon mais après plusieurs évasions de cet établissement, c'est l'hôpital Rothschild qui sera réservé aux malades de Drancy.

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d'occupation vont demander qu'une infirmerie soit créée, ainsi qu'une pharmacie, dans les locaux du camp. De ce fait, les médecins juifs internés pourront prêter leur concours au méde­cin nommé par la préfecture de la Seine.

Si les colis alimentaires restent interdits jusqu'à nouvel ordre, les internés seront rapidement autorisés à recevoir du linge de corps, un pantalon, une couverture et du savon. De plus, ils pourront disposer d'une somme de 50 francs par mois mais il est précisé que le commandant du camp possédera un coffre et qu'il « y fera déposer les sommes dont les Juifs peuvent être porteurs ».

Les demandes de libération sont envisagées et feront l'objet d'un rapport du commandant du camp aux autorités d'occupa­tion. Toutefois « il n'y aura pas lieu de s'arrêter aux demandes formulées comme soutien de famille». Seuls pourront être concernés les mutilés, aveugles, sourds et muets, personnes âgées. Ces libéralités ne seront plus de saison quelques mois plus tard. Point important de cette rencontre entre les nazis et les autorités françaises, il est décidé de compléter l'armement des gendarmes par 35 mousquetons et 10 cartouches par mous­queton.

L'aspect pratique ne devait pas être négligé : « Il faudrait essayer de faire effectuer un travail utile aux Juifs qui se trouvent dans le camp... Ils pourront être utilisés dans les cui­sines, au besoin dans les bureaux du commandant du camp, effectuer des travaux de tailleurs, de cordonniers, etc. »

Le respect de la discipline n'est évidemment pas oublié et « le commandant du camp devra rechercher des locaux susceptibles d'être utilisés comme prison». De plus, le commandant du camp « devra faire des propositions pour le renforcement des barbelés si les services de gendarmerie le jugent utile ». Pour­tant, si l'on réprime à l'intérieur du camp, la population envi­ronnante doit évidemment ignorer ce qui peut s'y passer et l'une des premières préoccupations est de condamner toutes les fenêtres donnant sur les voies extérieures du camp et d'appli­quer de la peinture bleue sur les vitres.

Nous savons que les autorités françaises ont pu avoir la tenta­tion de protéger si peu que ce soit les Juifs français de souche, et plus encore les anciens combattants - surtout s'ils étaient médaillés. De leur côté, les nazis faisaient remarquer à chaque occasion que « tous les Juifs devront être traités de la même façon ! ».

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Tous les participants à cette réunion étaient très soucieux de la sécurité du camp. Le « conseiller » qui occupait le rôle de président de séance devait s'informer sur le comportement des prisonniers 1 8 et les représentants de la gendarmerie signaleront immédiatement que s'il y avait déjà eu deux tentatives d'éva­sion, « les Juifs se tiennent convenablement et font les corvées du camp sous la surveillance des gendarmes ». Il n'en reste pas moins, souligne le capitaine de gendarmerie Lombard, que les murs du camp ne sont pas très épais et qu'il y aurait lieu d'effectuer des travaux de maçonnerie dans les galeries souter­raines.

Comme les préoccupations des uns et des autres sont surtout du domaine de la discipline et de la sécurité, il est noté dans ce document: «Aucune instruction spéciale pour l'alimentation des Juifs. Ils doivent être au régime normal des prisonniers. » Rien n'a été prévu sur le plan matériel et le commandant du camp « devra faire des propositions écrites pour demander à l'intendance allemande de lui prêter le matériel de couchage ainsi que la vaisselle et les objets de cuisine qui se trouvent emmagasinés dans les locaux du camp».

18. Souligné par nous. Dans les camps du Loiret, il était question de Juifs « héber­gés ». A Drancy, les autorités françaises parlent des « internés ». Ce terme de « prison­niers » est évidemment formulé par un nazi qui devait être le « conseiller » assistant à cette «réunion de travail».

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I I I

L ' O R G A N I S A T I O N D E L A M I S È R E

Sur réquisition des nazis, la police française a effectué dans la précipitation la rafle du 20 août 1941. C'est toujours dans le même désordre que l'internement à Drancy de quelque 5 000 Juifs étrangers et français a été envisagé, sans jamais se poser le problème des conditions matérielles découlant de cette concentration rapide. Le préfet de la Seine est surpris de cette situation et s'en ouvre à Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, dans un long rapport, le 10 septembre 1941 '.

Il ressort de ce rapport que la préfecture de la Seine, chargée de l'intendance du camp de Drancy, n'a été avisée de l'immi­nence de la rafle par le préfet de police que la veille de l'opéra­tion. La division du travail étant ainsi programmée par les nazis eux-mêmes : la police et la gendarmerie devaient se charger de la surveillance et il revenait aux services de la préfecture de la Seine d'assurer l'intendance en prenant les dispositions néces­saires pour pourvoir au couchage, à la nourriture et à l'entretien des internés. Pourtant, insiste le préfet Magny, « contrairement à ces indications, aucun matériel d'aucune sorte, sauf environ 1 200 bâtis de lits en bois superposés, aucun objet de nettoyage ne me furent fournis et mes services ne disposent à l'heure actuelle pour l'organisation même du camp que de locaux insuf­fisants ».

Le préfet s'étonne que, contrairement aux vagues promesses des autorités allemandes, il fut averti le 3 septembre 1941 seu­lement que c'était aux services de son administration de se pro­curer par ses propres moyens les matériels nécessaires, « pour

1. CDJC-CII-8.

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assurer aux internés des conditions d'hébergement et de nourri­ture suffisantes ». Cela faisait déjà près de quinze jours que le camp était ouvert! Il faudra attendre le 25 septembre pour que tous les internés puissent bénéficier d'un lit et la mi-octobre pour que chacun ait une paillasse contenant environ trois kilos de paille.

Le problème du ravitaillement était également abordé par le préfet Magny et le constat effectué sans nuances : « ... Il ressort que le régime des internés de Drancy qui, primitivement, sem­blait être celui des prisonniers, sera analogue à celui pratiqué dans les centres de réfugiés. Il est conditionné par l'application des diverses mesures de rationnement et par les difficultés inhé­rentes au ravitaillement de la région parisienne pour cette col­lectivité nouvellement rassemblée. » Sans mettre les points sur les « i », le préfet laissait finalement entendre que les internés de Drancy n'auraient pratiquement rien à manger.

Ces milliers d'hommes enfermés dans le camp de Drancy depuis bientôt trois semaines - lors de la rédaction du rapport du préfet Magny - ont pourtant dû remettre leurs cartes d'ali­mentation aux autorités mais il ne leur est même pas distribué le minimum auquel la population a droit avec les tickets de rationnement. Juste de quoi ne pas mourir de faim mais cela était refusé à des hommes que l'on s'appliquait déjà à détruire lentement.

Le préfet Magny ne s'étend pas sur le drame vécu par les internés mais il fournit un certain nombre de détails pleins d'intérêt. Il note, ce 10 septembre 1941 : « Jusqu'à maintenant, aucune distribution de pâtes ni de légumes secs n'a encore été faite pour septembre. Les quantités de pommes de terre qui seront accordées ne sont pas connues et un seul ticket de viande par semaine peut être honoré. Mes services sont donc obligés d'assurer chaque jour, presque exclusivement à l'aide de légumes frais et de fruits, la préparation de 9 000 repas au minimum. »

Nous sommes bientôt à la mi-septembre 1941 et la popula­tion du camp souffre d'inanition. Nombre d'internés sont atteints de cachexie au dernier degré et l'on commence à compter les morts. Depuis des semaines, en effet, on meurt lit­téralement de faim à Drancy. Ce que ne dit jamais le préfet dans son rapport. Il laisse malgré tout entrevoir une légère amé­lioration de la situation : « . . . ! ! semble que l'on puisse compter

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sur les envois de vivres faits par les familles des internés, l'administration se chargeant d'assurer la répartition équitable entre tous les hébergés des vivres reçus. » Ce n'est là encore qu'un vague projet.

Il est sûr que la famine a été soigneusement organisée à Drancy. De plus, la hâte avec laquelle la rafle avait été exé­cutée et le camp ouvert constituait certes une cause suffisante pour justifier le manque de ravitaillement mais, par la suite, c'est délibérément que l'administration française laissera des milliers d'hommes mourir de faim.

L'avocat Henri Blaustin, interné depuis le 21 août 1941 avec une cinquantaine de ses confrères des professions judiciaires, a laissé sur cette période un témoignage qui ne demande pas de commentaires :

«Nous étions tenus au secret, sans possibilité de corres­pondre avec nos familles et sans le droit de recevoir les colis qui nous étaient nécessaires pour subir la détention. En effet, le premier supplice qui nous fut imposé par les Allemands fut celui de la famine systématiquement organisée. Nous rece­vions le matin une tasse de Kub, à midi une assiette d'eau chaude où surnageaient deux ou trois rondelles de carottes. A 16 heures, nous recevions 225 grammes de pain pour 24 heures et, à 18 heures, la même assiétée de soupe qu'à midi. A ce régime de famine, qui a duré du 20 août au 3 novembre 1941, nos forces s'affaiblissaient chaque jour. »

Il y a pire supplice que la faim qui tenaille le prisonnier. C'est la sensation d'être tombé dans un piège qui se referme lentement sur la victime. C'est ce qu'exprimait nettement Henri Blaustin :

« Nous nous sommes aperçus de la perte lente de nos forces, ayant de la peine à marcher et surtout à monter les quatre escaliers qui conduisaient à la chambre qui nous avait été affectée. Les médecins qui étaient parmi nous nous recommandaient de rester étendus sur nos châlits, sans bou­ger, pour éviter la déperdition de nos forces... Nous avons eu tout de suite la nette conviction que nous étions l'objet d'une tentative de meurtre collectif et prémédité2. »

Jean Grouman, qui a vécu à Drancy du 20 août 1941 au 31 août 1942 (il sera libéré comme « fourreur » grâce à un certi-

2. Déposition de M e Henri Blaustin au procès des gendarmes de Drancy, à l'audience du 27 mars 1947 (archives de la Société drancéenne d'histoire et d'archéologie, commu­niquées par le père Liégibel).

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ficat de complaisance), était rapidement devenu gestionnaire de l'infirmerie du camp. Son récit apporte quelques détails supplé­mentaires :

« Les soixante premiers jours, nous avons vécu sans colis. C'est-à-dire que pendant deux mois j'ai gardé le même linge de corps. Je n'avais pas d'assiette, pas de couverts. J'ai pris mon premier repas au camp dans une vieille boîte rouillée abandonnée quelques mois auparavant par les prisonniers de guerre anglais et que j'avais nettoyée avec du sable3. »

Au cours de son enquête réalisée durant la deuxième quinzaine de novembre 1941, le Comité de la rue Amelot devait interroger quelques dizaines d'internés libérés de Drancy pour raison de santé. Pour chacun d'eux, le poids était précisé à l'entrée à Drancy et à la sortie du camp, entre le 5 et le 12 novembre 1941. Les pertes de poids enregistrées durant ces six semaines vont de 15 à 20 kilos. En plus des témoignages individuels, un compte rendu brutal donne une idée de la situation générale :

« La faim commence à se faire sentir. Les cuisines n'ont pas assez de soupe. Dans les chambres, les ventres affamés ne se tiennent plus et des bagarres éclatent parce qu'à midi et le soir, c'est le même qui a eu trois rondelles de navet. Les cui­sines sont gardées par les gendarmes. Aucun " rab " n'est toléré par l'infirmière économe4.

Les colis vestimentaires ou alimentaires sont impitoyable­ment refusés aux familles que l'on aperçoit repartir les bras chargés de leurs colis. Toute correspondance est interdite. Il n'est plus question que de la faim. Le savon s'épuise, le linge a déjà huit jours, grâce au mâchefer il est d'une noirceur effa­rante. On lave sa chemise sans savon, à l'eau froide. Beaucoup d'internés ne se déshabillent pas. La vermine commence à faire son apparition.

La corvée de " pluches " est fort demandée par chacun. Au lieu d'éplucher on mange le plus possible de navets et de carottes crus. Il faut mettre deux gendarmes pour empêcher les internés de manger tous les légumes crus. Dans les pou­belles, on se bat pour ramasser les épluchures mélangées aux immondices et au mâchefer5. »

Si les autorités françaises - et non pas seulement les nazis -avaient eu pour projet de faire perdre toute dignité aux inter-

3. Entretien avec Jean Grouman. 4. Fonctionnaire de la préfecture de la Seine (Ndla). 5. CDJC-CCXXI-18.

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nés, le résultat obtenu devait les combler d'aise. On mourait de faim à Drancy, avec pour conséquence des centaines de malades :

« Une épidémie de dysenterie et d'incontinence d'urine sur­vient. Les trois quarts du camp sont atteints. Sept à huit fois par jour, beaucoup quinze à vingt fois, il faut se précipiter au Château rouge6 qui n'a que soixante places. On fait queue. Quelques-uns ne peuvent pas tenir et il leur est impossible d'aller jusqu'au bout : les escaliers, la cour se couvrent de sale­tés. Pas de balais pour nettoyer... une odeur pestilentielle commence à régner. Tout le monde maigrit, tout le monde est repoussant de saleté.

Le 15e jour, enfin, les colis vestimentaires sont acceptés mais, auparavant, ils sont, en dehors de la présence des internés, sauvagement fouillés par les gendarmes qui enlèvent toute espèce de nourriture, les fortifiants et les cigarettes. C'est un supplice de tantale pour les internés mourant de faim qui aperçoivent de loin les gendarmes enlever toutes les victuailles et manger et fumer à leur place7. »

Jacques Darville et Simon Wichene qui ont vécu également l'horreur du camp de Drancy fournissent une information pré­cise sur les quelques exécutants directs de cette véritable tenta­tive d'assassinat par l'abstinence imposée. A leur niveau, les petits fonctionnaires ainsi désignés étaient également des crimi­nels de guerre :

« Les représentants de la préfecture de la Seine, Mes­demoiselles Junier et Belivier, se retranchent derrière les ordres de Dannecker. Ce dernier déclare, en effet, que pour des Juifs un litre d'eau salée par jour suffit vu la proximité du cimetière de Pantin...8. »

Cette demoiselle Junier sur laquelle on ne sait finalement pas grand-chose était sans doute à Drancy l'éminence grise des au­torités françaises. Toujours dans l'ombre du docteur Tisné, cet­te personne surveillait activement les infirmières suspectées - à raison souvent - de passer parfois des colis et des lettres clan­destines. Les auteurs de Drancy-la-Juive se bornaient à ce com-

6. Les latrines du camp. 7. CDJC-CCXXI-18. 8. Jacques Darville et Simon Wichene, Drancy-la-Juive (Bregere frères, 1945).

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mentaire laconique à son sujet : « Nous n'avons pu tirer au clair le rôle inquiétant de cette demoiselle Junier. »

Reprenons l'enquête du Comité de la rue Amelot. Un par un, les internés libérés en novembre 1941 avaient témoigné sobre­ment, décrivant la famine, les maladies dues à l'abstinence pro­longée et à l'absorption quotidienne d'une nourriture liquide. Tous s'indigneront de la pénurie soigneusement entretenue qui allait être à l'origine d'une vingtaine de décès au cours des deux premiers mois, de plusieurs suicides, de quelques cas de folie, ainsi que du marché noir, conséquence inévitable du manque de nourriture.

LA FAMINE

« On s'est aperçu tout de suite qu'il n'y avait pas de réci­pients pour manger. Les internés commençaient à souffrir de la faim. On a accordé soi-disant 360 grammes de légumes frais mais on ne les a jamais eus, 10 grammes de matières grasses et on ne les a jamais eus. Nous avions remarqué qu'il y avait eu des vols. Cela ne pouvait venir que de la cuisine9. Nous avons souffert du manque de nourriture. Le matin, on nous donnait du café noir. A 12 h 30, on nous servait de la soupe de légumes. A 16 h 30, la distribution de pain de 220 grammes. A 17 h 30, soupe de légumes, un quart. (Entré à Drancy le 22 août 1941, sorti le 5 novembre : poids en entrant 56 kilos, en sortant 39 kilos) 1 0 ».

« La ration de pain était de 250 grammes mais en réalité, il n'y avait que 200 grammes. On s'est battu pour une carotte. On ramassait les épluchures. Dernièrement, la situation s'est améliorée, l'alimentation est légèrement meilleure, la soupe plus épaisse. Depuis le 4 novembre on a même commencé à chauffer. (Entré à Drancy le 20 août 1941, libéré le 6 novembre. Poids en entrant 76 kilos, en sortant 63 kilos) u . »

« On m'a affirmé que l'on achetait les premiers jours 600 kilos de légumes par jour. Après la " pluche il en est donc resté 500 kilos. Cela fait alors 100 grammes par jour et

9. Jusqu'en juillet 1943, le responsable de l'économat, tout comme celui de la cui­sine, étaient des fonctionnaires de la préfecture de la Seine.

10. CDJC-CCXIII-106. 11. Idem.

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par personne. (Entré au camp le 20 août 1941, libéré le 5 novembre. Poids en entrant 73 kilos, en sortant 58 kilos)12. »

« On a été très serrés au point de vue alimentation. On se jetait comme des affamés sur chaque miette de pain qui tom­bait par terre. L'alimentation est devenue le point culminant de tout notre séjour dans le camp. On ne parlait pas d'autre chose. Le matin on se demandait ce que nous allions manger à midi et à midi ce qu'on nous apporterait le soir. Notre esto­mac était tellement vide qu'on n'avait même pas la force de penser à autre chose. (Entré au camp le 20 août 1941 à 68 kilos, ne pesait plus que 56 kilos en sortant) l 3. »

« Pendant sept longues semaines, notre nourriture fut de l'eau et quelques carottes qui se baladaient dedans. Après ces sept semaines, nous avons vu une délégation allemande. Elle nous a appris qu'on nous avait laissés crever de faim. C'est grâce à cette délégation que notre soupe est devenue plus épaisse et on nous a gratifiés aussi de deux morceaux de sucre. C'était déjà une grande amélioration. (Arrêté le 21 août 1941, sorti le 12 novembre. Poids en entrant 68 kilos 700, en sortant 57 kilos)14. »

Pour fastidieuse qu'elle puisse paraître, cette suite de témoi­gnages est révélatrice de la volonté des autorités françaises d'affamer les internés de Drancy. Comme s'il y avait eu une revanche à prendre sur ces hommes que l'on tenait à merci. L'intervention allemande pour améliorer la nourriture est à cet égard tout à fait significative :

« Pendant la grande période de la faim, un événement consi­dérable est survenu dans le camp. Une manifestation sponta­née a eu lieu dans la cour. Un cri terrible s'élevait de toute une masse d'affamés : nous ne voulons plus crever de faim; nous voulons manger! Nous ne pouvons plus endurer les tor­tures de l'estomac! Les meneurs de cette manifestation ont été punis, la tête rasée naturellement15. »

« La faim ravageait le camp. Les souffrances de l'estomac étaient horribles à voir. Des gens les mieux élevés sont deve­nus des bêtes à l'affût d'un morceau de pain...16 »

12. Idem. 13. Idem. 14. Idem. 15. Idem. 16. Idem.

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Henri Garih, qui a travaillé au secrétariat du camp jusqu'en juillet 1943, n'a jamais oublié ces jours de famine :

« Nous avons souffert de la faim de façon épouvantable. A tel point que les médecins allemands qui étaient venus inspec­ter le camp ont estimé que 1 500 internés allaient mourir si les conditions n'étaient pas améliorées. En arrivant au camp le 20 août 1941 je pesais 67 kilos mais à la mi-novembre, mon poids n'était plus que de 49 kilos 1 7. »

L'avocat Yves Jouffa, actuel président de la Ligue des droits de l'homme et qui fut président de l'Amicale des anciens de Drancy, nous a relaté sa propre expérience :

« Comme chef de chambre, j'avais la charge de répartir la ration de pain. Chaque matin, nous recevions un pain de deux livres pour sept et nous avions fabriqué une petite balance avec des bouts de ficelle et du carton. Je pesais soigneusement chaque ration, et les miettes qui étaient restées sur la table étaient distribuées à tour de rôle aux vieillards et aux malades. Nous avons terriblement souffert de la faim et vers le mois de novembre 1941, quelques centaines d'internés ont été libérés à moitié morts de faim. A cette même période, plu­sieurs dizaines de nos camarades étaient déjà morts de misère physiologique. Comme il y avait également de la dysenterie, les autorités ont eu peur d'une épidémie pouvant sortir des limites du camp et les colis ont été autorisés 1 8. »

Tous ces récits se recoupent. Face à la famine, il n'y avait pas de privilégiés. La volonté d'assassiner lentement les internés de Drancy était évidente et les geôliers français devaient être satis­faits de la lente dégradation de ces Juifs immigrés et français qu'ils méprisaient.

« Avec le régime alimentaire auquel nous avions droit, on se vidait. Quand je suis sorti du camp, je pesais 52 kilos au lieu de 69 en entrant. J'ai eu faim, nous avons eu faim. Nous dor­mions avec les deux poings sur l'estomac pour essayer de cal­mer la faim. Nous avions froid et nous nous mettions à dsux sur un bas-flanc pour essayer d'avoir plus chaud 1 9. »

17. Entretien avec Henri Garih, février 1990. 18. Entretien avec Yves Jouffa, janvier 1990. 19. Entretien avec Jean Grouman.

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LA DYSENTERIE ET LA MISÈRE PHYSIOLOGIQUE

L'extermination des Juifs n'était pas encore programmée. Leur déportation même pas envisagée. Durant les premiers mois de l'existence du camp de Drancy, il s'agissait seulement de réduire les internés à l'état de loques humaines et les auto­rités françaises allaient s'y employer férocement. C'était un peu l'expression d'une vengeance dont les gendarmes et les fonction­naires de la préfecture de la Seine étaient les vecteurs. On avait affamé des hommes en toute connaissance de cause puis on avait assisté à leur lente dégradation. Incapables de soigner ceux qui risquaient de mourir à la suite de ce traitement bar­bare, les autorités françaises allaient finalement demander aux nazis l'autorisation de relâcher les plus mal en point. Ce sont toujours les témoignages recueillis par le Comité de la rue Amelot qui nous éclairent sur cet aspect de l'horreur qui régnait dans le camp de Drancy.

« On a enregistré 600 cas de dysenterie pour avoir consommé des légumes crus. 400 internés furent atteints d'œdèmes. Ceux-ci étaient l'épouvante des autorités. Elles craignaient que cette maladie ne prenne une grande extension. Les malades atteints d'œdème ont les paupières gonflées. Ils ont été libérés en premier, même avant les cardiaques20. »

« La dysenterie et l'œdème ont sévi dans le camp. Voilà comment l'attention de l'administration a été attirée par l'œdème : quelqu'un est mort et la municipalité de Drancy a refusé catégoriquement d'accorder le permis d'inhumation. Cette première victime a ouvert les yeux de l'administration qui a été effrayée par l'extension de cette maladie. La dysen­terie a épuisé les internés déjà affaiblis par le régime de famine qui a régné dans cette agglomération de 4 500 per­sonnes 2 1. »

« Tout le problème de Drancy se résume dans le tragique problème de la faim. La dysenterie, ou plus simplement la diarrhée, provenait du manque de viande. L'œdème est encore à l'étude. Elle vient aussi de la carence des viandes. Dès qu'on donne aux malades de la nourriture riche en matières grasses, les symptômes disparaissent22. »

« On m'a dit que l'amélioration de la cuisine était due à l'intervention de la Croix-Rouge. Ces choses ne sont pas

20. CDJC-CCXIII-106. 21. Idem. 22. Idem.

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contrôlables. Nous vivions là, isolés, et nous ne pouvions pas savoir pourquoi une telle chose nous fut faite 2 3. »

LE MARCHÉ NOIR

La famine devait avoir pour conséquence inévitable l'appari­tion d'un marché noir souvent initié par les gendarmes français du camp. Ce constat qui ressort des témoignages recueillis en novembre 1941 pourrait se résumer en une phrase sobre d'un interné hongrois de trente-neuf ans, lui-même victime de la famine bien que médecin du camp. Entré à Drancy le 21 août 1941 au poids de 63 kilos, il en sortait le 4 novembre en pesant moins de 52 kilos. Son commentaire : « La misère physiologique de la plupart des internés a engendré le marché de la misère. On l'appelle à tort marché noir. » Et ce praticien ajoutait : « On a constaté parmi les internés 600 cas d'avitaminose, des spéci­mens comme on a vu dans ce camp, on n'en a trouvé que dans les laboratoires 2 4 . » Ce qui est sûr, c'est que la plupart des internés de Drancy se sont plaints du marché noir, y compris ceux qui essayaient d'y recourir dans la mesure de leurs moyens pour tenter de ne pas mourir de faim.

« Il y avait parmi nous non seulement des Juifs pauvres mais aussi des gens riches qui disposaient de 400 à 500 000 francs. Le pauvre diable ébloui par l'argent a cédé une partie de sa ration. Voilà comment naquit le marché noir. La rareté des produits, l'angoisse, l'incertitude dans laquelle on végétait ont activé le développement du marché noir1 5. »

« Le marché noir était le fléau du camp. Il s'exerçait sur tout ce qui est consommable. La ration de pain a atteint 300 francs26, une cigarette 125 francs, un morceau de sucre n°4, 12 francs27.»

« Il faut chercher la raison du marché noir dans la situation dramatique dans laquelle les internés se trouvent au camp. Ce

23. Idem. 24. Idem. 25. Idem. 26. En 1941, le salaire moyen d'un ouvrier ou d'un employé pouvait varier de 1 000 à

1 500 francs par mois. 27. CDJC-CCXIII-106.

55

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fameux marché florissait de jour en jour. La ration de pain montait de 230 à 300 francs. Quand le colis de vivres fut intro­duit, le tarif est tombé à 280 francs et a baissé jusqu'à 50 francs. Un morceau de sucre valait de 12 à 15 francs et un petit suisse de 40 à 45 francs. Une ration de viande 150 francs, une cigarette se vendait 120 francs, une allumette, une seule allu­mette, 2 francs. Une pastille Valda valait 5 francs. On m'a pro­posé pour les pêches qu'on m'avait laissées, 250 francs. Un morceau de papier à cigarettes valait 2 francs. (Ce témoin, libéré en novembre 1941, avait perdu 18 kilos)28. »

« On se jetait sur toute chose qui pouvait apaiser les tor­tures de l'estomac. Par manque de nourriture, les gens deve­naient vite squelettiques, décharnés, faméliques. Avec le phy­sique, ils perdaient aussi la santé morale, la foi. Le marché noir, puisqu'il faut rappeler ce fameux fléau, a atteint une extension formidable. Six personnes se sont cotisées pour acheter une seule cigarette qui valait cent cinquante francs29. »

Selon plusieurs témoignages directs, il n'était pas rare de voir l'heureux propriétaire d'une cigarette rejeter la fumée dans une bouteille dont l'ouverture était ensuite soigneusement obstruée afin de pouvoir retrouver ensuite ne serait-ce que l'odeur du tabac.

«Voilà la honte du camp. C'était un véritable fléau qui s'était abattu sur le camp. Il était et reste la honte de ceux qui l'ont provoqué. Le marché noir était sujet à des fluctuations comme les valeurs de la Bourse30. »

LES SUICIDES

La faim, alliée au désespoir, ne pouvait manquer de conduire les plus démoralisés des internés à la folie comme à des compor­tements suicidaires. Certains passaient à l'acte et tous les cas ne furent pas connus, particulièrement ceux qui se sont empoison­nés.

« C'était à quatre heures de la nuit. Un Juif s'est jeté du quatrième étage. Certains médecins français31 ont voulu faire

28. Idem. 29. Idem. 30. Idem. 31. Cette formulation permet de comprendre que ce témoignage émane d'un immi­

gré.

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dire aux médecins juifs que le désespéré était déséquilibré dès son entrée au camp... Au comble du désespoir, un autre interné s'est mis à courir follement dans la cour et a hurlé comme une bête traquée. Il a perdu visiblement la raison. Avec beaucoup de mal, on l'a empêché de se suicider. Depuis, il n'a pas pu retrouver la raison32. »

«Il y a eu deux suicides à ma connaissance. Le docteur Lehman a mis fin à ses jours par le gardénal et le deuxième s'est jeté par la fenêtre du quatrième étage 3 3. »

« On disait dans le camp qu'un malheureux s'est jeté du quatrième étage. Un autre s'est éteint par inanition. ( 13e esca­lier) 3 4. »

« Un Juif français, M. Horenstein, s'est coupé les veines du poignet par la suite du désespoir dont il était accablé. Heu­reusement, on a pu le sauver35. »

Revenons au rapport adressé le 10 septembre 1941, par le préfet de la Seine, Magny, au commissaire général aux ques­tions juives, Xavier Vallat. Suite à une enquête conduite par le docteur Tisné, médecin chef du camp, le préfet vient de prendre conscience de la situation des internés. (En fait, il ne s'était guère inquiété auparavant de cette population brutale­ment incarcérée, sans que la moindre intendance ait été mise en place.) Alors que les internés ont été délibérément affamés, c'est le constat à retardement:

« Nombre d'internés sont dans un état de misère physiolo­gique qui rend impossible la prolongation de leur séjour dans le camp. Jusqu'à présent, les évacuations pour raison de santé ne pouvaient être autorisées que dans des cas très graves et très urgents... Mes services vont s'attacher à obtenir des auto­rités d'occupation toutes précisions utiles permettant effec­tivement l'évacuation des malades qui ne pourront être soi­gnés au camp 3 6. »

Pour emporter l'adhésion du CGQJ, le préfet Magny, qui ne veut pas porter la responsabilité de la situation qui règne à Drancy, joint à son message un rapport du docteur Tisné et

32. CDJC-CCXIII-106. 33. Idem. 34. Idem. 35. Idem. 36. CDJC-CII-8.

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conclut que si la libération des malades ne pouvait être envisa­gée, il conviendrait d'organiser à leur intention, en dehors du camp, un centre hospitalier doté du matériel médical et chirur­gical indispensable. Quelle était la teneur du rapport rédigé par le docteur Tisné sur l'état sanitaire du camp de Drancy?

Tout d'abord, le médecin-chef de Drancy présentait le tableau des malades dépistés lors des visites médicales à la date du 5 septembre 1941. Il ne s'agit ici que des cas les plus préoc­cupants. Les maux nés de la famine n'y sont pas évoqués :

- Cardiopathie 33 - Tuberculose primaire (dont 30 bacillaires et 10 pneu­mothorax) 110 - Tuberculose extrapulmonaire 15 - Tuberculose osseuse 4 - Épilepsie 5 - Diabète 6 - Gale 5 - Mutilation de guerre 5 - Paludisme 1 - Pneumopathie non tuberculeuse 17 - Syphilis 13 - Sourds et muets 6 - Aveugles 2 - Ulcère gastroduodéneux 25 - Troubles mentaux 11 - Trachome 1

A la suite de cette énumération, le docteur Tisné notait qu'il paraissait impossible d'organiser à Drancy un service médical et hospitalier suffisant pour assurer à ces quelque 265 malades le minimum de soins indispensable. La plupart de ces hommes étaient déjà atteints par leur mal à leur entrée dans le camp mais il s'y était ajouté tous ceux qui étaient malades de la faim et du régime qui leur était imposé et ils étaient bien plus nom­breux. Le médecin-chef ne pouvait donc que constater une baisse de l'état général des internés :

« On m'a signalé - et j'en ai constaté moi-même un certain nombre - d'assez nombreux cas d'œdèmes des membres infé­rieurs et il est à craindre qu'on ne voie apparaître des troubles physiques d'inanition. »

58

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Avec une lucidité feinte, tenant du fatalisme mais teintée de cynisme, le rapport du docteur Tisné poursuivait :

« Vu les difficultés inhérentes au ravitaillement de 4 500 hommes et, d'autre part, les conditions générales du rationnement, la préfecture de la Seine ne peut fournir à cha­cun d'eux qu'une ration alimentaire forcément très restreinte et mal équilibrée, insuffisante pour des gens dont beaucoup sont arrivés dans un état de misère physiologique. »

Le rapport du docteur Tisné sera malgré tout à l'origine de l'autorisation d'envoi de colis alimentaires au camp de Drancy, quelques semaines plus tard. L'argument qui allait emporter la décision était très net : « Faute d'augmentation de la ration ali­mentaire, il y a tout lieu de craindre l'apparition d'une morbi­dité et d'une mortalité importantes dans les mois à venir. »

Malgré cette bonne volonté apparente du docteur Tisné, l'infirmerie du camp restera longtemps démunie des médica­ments les plus élémentaires. Quant à l'effort des médecins juifs internés, il était réduit à néant. De même, un refus très net était opposé à toutes les propositions de la Croix-Rouge d'envoyer des médicaments 3 7. Bien entendu, ce manque d'humanité des fonctionnaires de Vichy envers les internés ne pouvait en rien être comparé au comportement des SS relaté par un des libérés du 5 novembre 1941 :

« Quand le corps médical juif a attiré l'attention du lieute­nant allemand38 sur le manque de médicaments et sur la nécessité de pourvoir l'infirmerie de moyens sanitaires, le lieu­tenant avait répondu : " Je croyais que vous alliez m'entrete-nir sur la nécessité de trouver un terrain pour le cime­tière. " 3 9 »

Xavier Vallat avait reçu copie de ce rapport. Avait-il été ému par la situation décrite? On peut en douter. En effet, quelques jours plus tard, s'adressant au chef d'état-major de l'armée alle­mande en France, il n'évoquait ni le manque de nourriture ni l'état de santé déjà catastrophique de plus de 20 % de la popu­lation du camp de Drancy 4 0 . Certes, le commissaire général aux questions juives abordait rapidement le problème de

37. CDJC-CCXIII-86. 38. Il s'agit sans doute du SS Dannecker. 39. CDJC-CCXIII-106. 40. CDJC-CII-8.

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l'hygiène mais deux points lui paraissaient prioritaires : le cou­chage des internés et, surtout, leur regroupement par catégories sociales «ce qui permettrait de séparer les intellectuels des manœuvres et d'améliorer l'état moral des internés » 4 1 . Ce qui n'empêchera pas le CGQJ de joindre le rapport médical à sa lettre.

Pour toute cette période, c'est toujours le précieux « journal » tenu par les militants du Comité de la rue Amelot qui peut -faute d'autres documents - nous servir de fil conducteur. Il n'en reste pas moins, même si quelques chiffres peuvent être contes­tables, que les témoignages des internés libérés en novembre 1941 recoupent fidèlement ces informations exhumées quelque cinquante ans plus tard 4 2 .

LA CROIX-ROUGE

Il aura fallu attendre le début d'octobre 1941 pour que la Croix-Rouge puisse commencer à s'intéress,er au drame qui se déroulait au camp de Drancy. A partir du 20 septembre, néan­moins, une assistante sociale avait été désignée pour intervenir sur place, recevoir les internés et réaliser la liaison avec l'exté­rieur par l'intermédiaire de la Croix-Rouge française. Comme les colis alimentaires n'étaient pas encore autorisés, la Croix-Rouge fera entrer dans le camp un peu de ravitaillement collec­tif. Cette aide limitée se poursuivra jusqu'au 1 e r novembre 1941, date à laquelle les familles pourront enfin faire parvenir des colis de vivres d'un poids de trois kilos.

Mauvaise information ou constat du peu d'efficacité de cette institution, les témoignages des internés libérés en novembre 1941 ont des tonalités différentes mais sont plutôt circonspects quant au rôle effectivement joué par la Croix-Rouge française.

« On l'appelait d'abord la Croix Noire. Il y avait au camp une assistante sociale qui se dévouait mais qui ne pouvait rien

41. C'est là plus qu'un détail. Très longtemps, les autorités de Vichy chercheront à protéger les Juifs français au prix de l'abandon des immigrés. Il est clair que les intel­lectuels évoqués par Xavier Vallat étaient majoritairement des Juifs français de souche plus ou moins ancienne et les «manoeuvres», ces petits tailleurs, objet de tant de mépris, y compris de la part de leurs « coreligionnaires » qui les rejetaient également.

42. CDJC-CCXXI-18.

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faire pour manque d'organisation suffisante43. Tout était au petit bonheur44. »

« De la Croix-Rouge française, il n'y a pas beaucoup à dire. Quand la Croix-Rouge internationale a ajouté quelques dou­ceurs au menu, la Croix-Rouge française en a déduit d'autant notre menu en disant : " Nos prisonniers en Allemagne n'ont même pas cela. " 4 5 »

« Nous ne nous rendions pas compte du travail de la Croix-Rouge. On disait parmi nous que les deux morceaux de sucre qu'on nous accordait par jour, c'était grâce à la Croix-Rouge. Nous voulions bien le croire46. »

« Grâce à elle, notre soupe est devenue plus épaisse et c'était un grand événement47. »

« Il n'était pas possible d'atteindre jusqu'à elle. Nous avons entendu dire qu'il y avait la Croix-Rouge mais nous n'avons pu entrer en relation avec elle. Il y avait une dame animée de bonnes intentions de faire quelque chose mais elle n'a rien pu 4 8 . »

« On ne sent pas du tout l'activité de la Croix-Rouge. Je crois que son action est entravée par l'administration du camp. La Croix-Rouge se trouve devant des obstacles d'ordre administratif qui l'empêchent de travailler49. »

« De l'avis général, la Croix-Rouge ne faisait pas grand-chose. On ne se rendait pas compte qu'elle existait. Elle ne marquait pas 5 0. »

Ce qui paraît certain, c'est que les freins ont été nombreux à l'action plus ou moins volontariste de la Croix-Rouge. L'inter­vention de cette institution sur le plan de l'assistance en matière de médicaments était à l'évidence bloquée. C'est du moins ce qui ressort de l'analyse effectuée par le Comité de la rue Ame-

43. Il doit s'agir de Mlle Monod qui devait jouer un rôle important au camp de Drancy.

44. CDJC-CCXII-106. 45. Idem. 46. Idem. 47. Idem. 48. Idem. 49. Idem. 50. Idem.

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lot, en novembre 1941. Très bien informés, ces militants ont toujours été relativement prudents dans leur jugement :

« Il n'y avait aucun médicament et nous savons par ailleurs qu'à toutes les proposition de la Croix-Rouge, les autorités du camp ont répondu qu'elles avaient tout ce qu'il fallait. Or il n'y avait même pas d'aspirine. Rien n'était prévu pour faire face aux cas d'urgence 5 1. »

Il est difficile de bien faire le tri entre les témoignages des internés libérés, meurtris, démoralisés à l'extrême et dont cer­tains devaient mourir quelques semaines après avoir retrouvé la liberté, victimes à retardement des mauvais traitements endu­rés. Certains ont noté que les améliorations constatées pour la nourriture, dans les débuts du mois de novembre 1941, inter­venaient après le passage d'une délégation de médecins alle­mands. Était-ce seulement une attitude humanitaire? Les auteurs du rapport rédigé par le Comité de la rue Amelot n'en étaient pas persuadés :

« On voit ainsi se dessiner la politique des Allemands qui font porter toutes les responsabilités aux autorités françaises et se donnent le beau rôle vis-à-vis des internés. Mais la réalité est différente et tout le mérite des améliorations revient à la Croix-Rouge, bien que sa carence à ce propos soit d'une façon générale déplorée dans les témoignages. Mais nous savons que dès le 26 septembre la Croix-Rouge a fait tous ses efforts pour obtenir l'accès du camp qui ne lui fut accordé que le 10 octo­bre, date qui a marqué dans les annales du camp5 2. »

Il semble que dès la mi-octobre 1941, une collaboration effective ait existé entre la Croix-Rouge française et un certain nombre d'oeuvres d'assistance juives - particulièrement avec le Comité de la rue Amelot. Malgré cette collaboration, la situa­tion alimentaire du camp restait plus que préoccupante car même les denrées officiellement allouées aux internés ne leur étaient pas intégralement distribuées. Il y aurait des détourne­ments et il ne pouvait être question d'instruire une enquête pour découvrir les responsables de ces trafics qui étaient des fonc­tionnaires de la préfecture de la Seine et peut-être même des gendarmes affectés à la garde du camp. L'arrivée d'un nouvel économe « aryen » du nom de Koehler à Drancy, au début du mois de novembre 1941, allait permettre d'améliorer la ration

51. CDJC-CCXIII-85. 52. Idem.

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des internés dans la mesure où les produits auxquels donnait droit la carte d'alimentation arrivaient enfin jusqu'aux cuisines du camp.

Plusieurs des internés libérés en novembre 1941 ont cité le comportement généreux d'une assistante sociale, Mlle Monod, qui faisait preuve d'un dévouement inlassable à leur égard. Dans la mesure du possible, elle recevra les internés et effec­tuera la liaison avec l'extérieur par l'intermédiaire de la Croix-Rouge. Quant aux infirmières de la préfecture de la Seine, elles étaient choisies, au dire de certains témoins, parmi les plus anti­sémites. Celles d'entre elles qui, au contact des internés, avaient des sentiments humanitaires et apportaient quelques victuailles aux plus démunis, devaient être victimes de sanc­tions. C'est ainsi que deux des infirmières, Mlles Thomas et Godefroy, allaient perdre leur place 5 3 .

La tâche des infirmières était insurmontable pour celles qui faisaient consciencieusement leur métier car l'infirmerie du camp ne disposait que de 15 lits durant les premières semaines. Il n'y avait pratiquement pas de médicaments. Alors que 450 internés souffraient de dysenterie aiguë, la capacité de l'infirmerie fut portée à 45 lits. Les médecins juifs internés étaient sous les ordres des fonctionnaires de la préfecture de la Seine - incompétents ou souvent de mauvaise volonté - et ils ne pouvaient pas grand-chose pour les malades, sauf à leur pro­curer de bonnes paroles faute de médicaments - même d'un simple cachet d'aspirine. Ces médecins n'avaient aucun pouvoir et toute initiative de leur part était considérée comme suspecte durant cette première période du camp de Drancy.

Cette situation placera les médecins juifs en porte-à-faux vis-à-vis des autres internés et les critiques à leur égard seront le plus souvent injustes. A la fin du mois d'octobre 1941, quand le camp tout entier risquait de sombrer dans la maladie, ces méde­cins durent peser de tout leur poids pour tenter d'obtenir la libé­ration des internés les plus affaiblis. Face à une délégation de médecins allemands, leur attitude devait être très convain­cante 5 4 . Paradoxalement, ce seront ces médecins allemands, qui, ayant pris conscience de la gravité de la situation, pren-

53. CDJC-CCXIII-106. 54. CDJC-CCXIII-106.

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dront la décision de libérer les plus grands malades et les jeunes de moins de dix-huit ans.

«Vers le 20 octobre, quelques décès se produisent. La rumeur publique s'en empare et, pris de panique, on alerte les médecins de la préfecture de la Seine qui, eux-mêmes affolés devant le spectacle, font venir les médecins allemands. Profi­tant de l'absence de D. 5 5 l'un d'eux obtient la libération de 1 500 internés. Beaucoup mourront en rentrant chez eux. Le 12 novembre, 750 internés partent encore : de la lettre A à la lettre K. Le lendemain, 150 autres, choisis par le médecin allemand, de L à Z, doivent partir. A 11 heures, par un coup de téléphone, arrêt total des libérations56. »

LE MORAL DES INTERNÉS. LE RECOURS À LA RELIGION

Le moral des internés était au plus bas. Beaucoup étaient résignés. Nombreux étaient ceux qui ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Particulièrement les Juifs français de souche qui se croyaient protégés par leur qualité d'anciens combattants. L'abattement était général.

Dès les premiers jours de l'ouverture du camp de Drancy, un local avait été fourni aux internés en guise de lieu de culte. Cette petite « schoule » devait permettre à un nombre réduit d'hommes de prier en groupe. Pendant les fêtes juives, l'affluence fut un peu plus forte mais malgré tout très limitée. Une analyse du Comité de la rue Amelot tend à démontrer l'abandon des pratiques religieuses:

« Ont-ils trouvé un réconfort grâce à la religion? La chose est difficile à établir. Une synagogue s'est organisée à Drancy. On s'y presse aux fêtes de Roch Hachana et de Kippour mais le chiffre le plus élevé qu'on donne pour exprimer l'affluence est de 400. Lorsque l'on songe que la population du camp comptait 4 500 internés, la proportion semble infime. Cepen­dant, pour beaucoup, Drancy a marqué un retour aux tradi­tions juives5 7. »

Il est vrai que ces 10% d'internés qui fréquentaient la « schoule » du camp étaient représentatifs de la minorité qui

55. Très certainement le SS Danneker. 56. CDJC-CDXXV-19 (4). Il y a ici confusion dans les chiffres et, au total, il n'y

aura guère plus de 850 libérations pour raison sanitaire. 57. CDJC-CDXXV-19 (4).

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respectait encore les rites de la religion juive en France à cette époque. Les témoignages recueillis au cours de l'enquête auprès des internés libérés, en novembre 1941, permettent de connaître le nom du premier officiant, un hazan (chanteur) de synagogue, semble-t-il bien connu, Jacob Lehrman. C'est le Consistoire qui avait fait parvenir dans le camp les rouleaux de la Loi.

Bien des maux peuvent être endurés quand le moral est élevé, lorsque l'espoir subsiste. Quand il n'y a plus de projets d'avenir et que l'homme est livré à lui-même, ne songeant qu'à survivre, l'esprit de solidarité tend à disparaître et seuls les plus forts conservent toute leur dignité. C'est là un constat qui a pu être effectué dans tous les camps de concentration. Si les «poli­tiques » pouvaient souvent surmonter la misère physiologique, il n'en allait pas de même d'une population - comme celle de Drancy - issue de milieux très divers et de nombreux pays. Tous ne parlaient pas convenablement la même langue et la rai­son unique de leur rassemblement à Drancy était leur commune origine selon les lois raciales édictées par Vichy - plus dras­tiques sous certains aspects que les lois raciales de Nuremberg. Dans ce domaine du moral très bas des internés et du manque de solidarité de plus en plus évident, les témoignages recueillis par le Comité de la rue Amelot, en novembre 1941, sont tout à fait significatifs.

« Au début, nous avons assisté à un mouvement de solida­rité spontané. On s'entraidait entre internés, on se prêtait la couverture, les chaussures, etc. Mais, à la longue, cette solida­rité a disparu pour laisser place à un égoïsme et à un isole­ment qui étaient à regretter dans un camp où tous les hommes devaient être frères. C'était la lutte pour la vie qui a pris le dessus souvent. Avec les bas instincts qui sommeillent dans chaque homme58. »

Ce témoignage et ceux qui vont suivre éclairent nettement la qualité des mentalités en milieu concentrationnaire. Certes, Drancy n'était pas Auschwitz mais les comportements des indi­vidus se trouvent toujours perturbés dans l'environnement car­céral et ce camp était une vaste prison. Il est vrai que le moral des Français comme des immigrés était très bas, le désespoir s'ajoutant à la famine, à la maladie, à l'isolement, aux querelles d'origine xénophobe :

58. CDJC-CCXIII-106.

65

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« Notre moral était complètement à plat. Il fallait beaucoup de force de caractère pour vaincre le désespoir qui nous guet­tait. Nous étions là, sans issue, ne connaissant rien de l'autre côté du camp. Sans nouvelles, est-ce donc surprenant d'avoir eu le moral bas 5 9 ? »

« On ne savait que faire pour nous rendre la vie plus dure. On agissait avec méchanceté, avec sadisme. Tous les jours, on convoquait les chefs d'escalier et on les mettait en demeure d'appliquer un nouveau règlement qui était beaucoup plus dur que le précédent60. »

« A Drancy, on tuait à petit feu, par une sous-alimentation scandaleuse, en brisant physiquement et moralement les mieux constitués et les mieux trempés. L'organisme le plus résistant ne peut pas venir à bout de cette faiblesse, de cette inanition. L'homme devient une loque incapable d'espérer, incapable d'avoir un bon moral6 1.»

« Notre moral était très bas et il y avait de quoi. L'angoisse, la faim, l'incertitude du lendemain, l'ignorance totale de ce qui va nous arriver et surtout la sous-alimeatation a ruiné notre physique et notre moral. Le spectacle était vraiment atroce. On voyait des gens perdre leur équilibre physique et moral par suite de la faim. Quiconque n'a pas connu Drancy dans sa première période ne peut avoir une idée de ce que nous souffrions. Des gens mouraient à petit feu. Oui, Dachau était un paradis à côté de Drancy, selon les témoignages dignes de foi de ceux qui y avaient vécu et souffert62. »

Toujours les mêmes mots, la même douleur exprimée...

UNE PLAIE SUPPLÉMENTAIRE : LA XÉNOPHOBIE

Aux difficultés diverses connues dans le camp durant les pre­mières semaines, une autre maladie, véritable plaie honteuse, devait également faire quelques ravages : la xénophobie expri­mée sous la forme de rejet des métèques sans feu ni lieu, par qui tous les malheurs des Juifs de France étaient arrivés. Il devenait inévitable qu'en retour s'exprime un lourd ressenti-

59. Idem. 60. Idem. 61. Idem. 62. Idem.

66

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ment envers ces Français tellement fiers de leur condition, de leur statut social. Là encore, les témoignages recueillis en novembre 1941 sont nombreux et vont souvent dans le même sens. Pourtant, les militants qui ont rassemblé ces différentes réactions se sont livrés à un commentaire général qui - sur cet aspect de la xénophobie parfois proche d'une certaine forme d'antisémitisme - tendait à arrondir les angles. Ils notaient, à la fin du mois de novembre 1941 :

« Les internés déplorent qu'il n'y ait pas plus de solidarité entre eux. La manifestation la plus frappante semble être les discussions fréquentes qui opposent les uns aux autres, Juifs français et étrangers : les Français reprochant aux étrangers d'être cause de leurs malheurs et ces derniers se plaignant de la France. Peut-être faut-il en faire porter la responsabilité aux Juifs français dont certains sont arrivés au camp en disant qu'ils étaient des Juifs supérieurs et qu'on allait les relâcher avant les autres. Mais il faut reconnaître que leur amertume est justifiée. Surtout lorsqu'il s'agit d'anciens combattants ayant accompli leur devoir envers leur pays et qui ne comprennent pas qu'on les traite autrement que leurs conci­toyens. D'ailleurs, beaucoup ont évolué et se sont rapprochés de leurs frères. D'autre part, tous les Juifs français ne sont pas englobés dans la même critique63. »

Un rapide échantillon des réflexions sur les relations entre Juifs français et Juifs immigrés est parfaitement édifiant. Ce sont deux populations, étrangère l'une à l'autre, qui ont été ras­semblées à Drancy.

« Les Juifs français et étrangers internés dans le camp for­ment deux groupes hostiles : les Juifs français affirment que s'ils sont là, c'est de la faute des étrangers et ils espèrent un traitement de faveur de la part des autorités qui n'est jamais venu64. »

« Les Juifs français croyaient qu'ils allaient être libérés au premier plan et ils n'ont pas voulu se solidariser avec les étran­gers 6 5. »

« Le Juif français croit que c'est à cause des étrangers qu'il est dans le camp. Il parle du Juif étranger avec dédain. Parmi

63. CDJC-CCXIII-85. 64. CDJC-CCXIII-106. 65. Idem.

67

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les Juifs français, il y en a qui ont évolué. Ils ont enfin compris qu'il n'y avait pas de différence entre Juif et Juif66. »

« Les Juifs français sont venus avec leur ancienne théorie. Ils ont cru qu'ils seraient les premiers à sortir, qu'une erreur a été commise à leur égard. Leur déception a été amère quand ils se sont aperçus que les Allemands ne faisaient aucune dis­tinction entre Juifs et Juifs. Ils n'ont même pas accordé de dif­férence aux Juifs italiens, hongrois ou roumains61. »

« Ils se sont tenus à l'écart de tous les autres Juifs et se disaient plus haut placés. Les étrangers étaient pour eux des internés de bas étage. Ils croyaient que la porte du camp s'ouvrirait d'abord pour eux 6 8. »

« Les Juifs français étaient plus fiers que les Juifs étrangers. Il y avait même quelques frottements. Les Juifs étrangers reprochaient aux Juifs français l'attitude de la France. Cela donnait lieu à des discussions interminables qui finissaient dans le tumulte et dans la dispute. Les Juifs français en vou­laient aux étrangers, cause, disaient-ils, de leur inter­nement 6 9. »

« Les Juifs français ne voulaient en aucune façon se sou­mettre à l'évidence. Ils ne voulaient pas admettre qu'ils étaient dans un camp de concentration ou, mieux que cela, dans un camp de représailles ™. »

Certains de ces témoignages étaient plus modérés, c'est vrai, mais tout aussi désabusés. Même quand la passion était étran­gère à ce débat, le courant ne passait pas entre les deux groupes également réprimés.

« La vie du camp s'est écoulée par groupements. Les gens vivaient par petits groupes, par nationalités, par connaissance et se comportaient avec indifférence envers les autres frères. Cette séparation, cet isolement, a très sérieusement gêné la camaraderie qui devrait régner parmi ceux qui souffrent71. »

«Malheureusement, nous avions à déplorer une véritable mésentente parmi les internés. Nous n'avons pas été solidaires

66. Idem. 67. Idem. 68. Idem. 69. Idem. 70. Idem. 71. Idem.

68

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les uns des autres comme nous aurions dû l'être. On vivait par nationalité, par groupes, par compatriotes. Chacun ne voyait que ses propres intérêts et non ceux du voisin : l'égoïsme a montré sa vraie figure11. »

Ceux qui exhibaient leurs décorations n'étaient pas tellement appréciés. Il est vrai que les gendarmes français ne suppor­taient pas cet étalage de marques d'héroïsme qui avait le don de les exaspérer au plus haut point. Dans un rapport rédigé en décembre 1941 par un interné récemment libéré, on pouvait lire :

«Une certaine partie de ceux qui ont été arrêtés à leur domicile ont cru bien faire en endossant leur uniforme mili­taire et leurs décorations. Mais au bout de quelques jours, les gardes leur ont enlevé leurs galons et décorations en disant qu'ici ils n'étaient que de sales Juifs et pas autre chose7 3. »

L'un des premiers « cadres » du camp, chef d'escalier, puis chef de bloc, faisait partie de ces exhibitionnistes qui espéraient faire illusion avec leur uniforme:

« Elie Krouker est chef de bloc. Il se promène en uniforme et fait étalage de toutes ses médailles. Les premiers temps, il était membre de la commission des anciens combattants juifs qui s'était constituée au sein du camp. Cette commission a pour but de défendre les intérêts des anciens combattants juifs. Ensuite, il a été président de la commission de l'assis­tance sociale organisée par la Croix-Rouge. Dernièrement, il a été éliminé de cette fonction74. »

D'autres conflits inter-ethniques, si l'on peut dire, se dérou­laient à Drancy, moins politiques ceux-là, opposant des immi­grés d'origines et de langues différentes.

« Il y avait des Français, des Polonais, des Turcs, etc. J'étais chef de chambre et si je n'avais pas réussi à me mettre entre les yiddischistes et les hispano-turcs, ils se seraient entretués à coups de couteau pour quelques miettes de pain 7 5.»

Il n'en reste pas moins que les conflits ayant pour origine la xénophobie allaient durer bien au-delà des premières semaines. Vers la fin de 1942, Charles Liblau, militant communiste immi-

72. Idem. 73. CDJCDLVI-99. 74. CDJC-CCXIII-106. 75. Entretien avec Yves Jouffa.

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gré, arrive au camp et la découverte qu'il fait alors de l'esprit xénophobe des internés français le hérisse :

«... A Drancy, j'entends pour la première fois l'accusation que formulaient les intellectuels israélites français arrêtés, selon laquelle l'affluence excessive d'immigrants juifs en pro­venance de l'Europe centrale et orientale était à l'origine de l'antisémitisme. Ils affirmaient avec force qu'étant intégrés dans le pays depuis des générations, ils avaient la même men­talité que les hautes sphères françaises. En revanche, notre crime consistait, prétendument, à avoir importé en France nos coutumes particulières religieuses, notre goût pour le commerce et instauré le ghetto qui entraînait l'isolation et dressait une barrière freinant l'assimilation. Les discussions absurdes sur ce sujet ne faisaient que provoquer la colère, aggraver les divisions et n'avaient évidemment aucune influence sur le cours des événements16. »

L'avocat Théo Bernard, qui a été l'hôte de Drancy d'août 1941 à août 1944, formule curieusement, presque de façon comique, «l'incompréhension» qui régnait à Drancy entre Français israélites et Juifs immigrés. Deux mondes souvent antagonistes étaient rassemblés au camp et la xénophobie ambiante était confortée par les gendarmes :

« Tous ces gens qui n'étaient plus Juifs détestaient cordiale­ment les internés de nationalités différentes avec qui ils étaient à Drancy. Ils méprisaient les Polaks et ceux-ci le leur rendaient bien. On aurait pu croire que ce sentiment allait s'atténuer au fil des mois mais la population se renouvelait. Il était le même que celui partagé par les gendarmes du camp. C'est ainsi que l'un d'entre eux devait me dire un jour : mais je croyais que vous étiez français...77 »

A ce florilège de témoignages attristés, il est bon d'ajouter celui de quelques « Français de France ». Dans le « journal » de Christian Lazare, qui séjournera à Drancy du 4 octobre 1942 au 17 juillet 1943, date à laquelle il sera déporté à Auschwitz où il disparaîtra, il est possible de lire ces lignes pleines du plus profond mépris :

«Je suis affecté au bloc 4, escalier 16, chambre 6, matri­cule 15.025... On m'entoure, on me presse de questions aux­quelles je réponds avec une grande réserve car l'ensemble des habitants ne m'inspire ni sympathie ni confiance. Je suis par-

76. Charles Liblau, Les Kapos d'Auschwitz (La Pensée universelle, 1974), page 18. 77. Entretien avec Théo Bernard, janvier 1990.

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tout frappé par l'extraordinaire variété de jargons employés par des Juifs de toutes races78 et de tout poil et mon cœur se soulève d'indignation à l'idée d'être confondu avec toute cette racaille...79 »

Diable. Quel paysage apocalyptique. Christian Lazare tente pourtant de corriger ce premier sentiment xénophobe exprimé mais avec une telle maladresse qu'il ne fait que rendre plus vive encore sa réaction de rejet:

« ... J'ai reconnu qu'il y avait parmi eux beaucoup de braves gens mais la plupart sont bruyants, bavards, raisonneurs, indisciplinés, presque antipathiques au premier abord et géné­ralement affreux...80 »

Est-ce là tout? Pas encore. Notre bon Français persiste et tient à préciser sans équivoque son aversion :

« A côté de rares amis, que de types à fuir, avocats bavards ou commerçants vulgaires, sans parler de l'invraisemblable horde de Polaks, d'Allemands, de Levantins, au milieu de laquelle notre petite poignée de «Français d'origine» est complètement noyée81. »

De façon plus habile, plus subtile même, Jean-Jacques Ber­nard, qui avait été arrêté le 12 décembre 1941 avec 800 notables et intellectuels juifs français - qui seront internés au camp de Royal Lieu, à Compiègne - , établit également une distance raisonnable entre les « étrangers » et les « Français ». Bien qu'il ne s'agisse pas ici du camp de Drancy, les propos de Jean-Jacques Bernard sont pleins d'intérêt car représentatifs de ce groupe d'Israélites français de souche et de son comporte­ment en milieu concentrationnaire. (Nous reverrons un certain nombre de ces « Compiégnois » à la tête des services du camp de Drancy quand, en juillet 1943, le SS Brunner en prendra le contrôle total.) Jean-Jacques Bernard, fin lettré, avait certaine­ment moins d'humour que son père Tristan Bernard, qui sera lui aussi interné à Drancy :

« 300 étrangers, arrêtés depuis le mois avaient été amenés de Drancy... (ils) étaient presque tous des Juifs d'Europe cen­trale, des apatrides qui, chassés de leur pays, étaient venus

78. Souligné par nous. 79. Le témoignage de Christian Lazare, rédigé à Drancy et remis à l'un de ses amis

avant sa déportation, peut être consulté à l'Institut d'histoire du temps présent. 80. Idem. 81. Idem.

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demander l'hospitalité de la France... Le but des Allemands était clair : on arrête 700 Français, on les mêle à 300 étran­gers, on brasse ces 1 000 hommes et on a un embryon de société juive... Nous nous sentions persécutés comme Fran­çais, non comme Juifs ou, si l'on veut, nous étions persécutés pour ce que nous n'étions pas. Nos compagnons étrangers étaient persécutés pour ce qu'ils étaient... Si les nuances pré­existaient à notre aventure, elles s'évanouirent très vite, reje­tant les uns vers leurs pays, les autres vers leur race...8 2 »

Tout le vocabulaire xénophobe est contenu dans ces quelques extraits : apatride, hospitalité, race, etc. Bien évidemment, il n'est pas dans notre intention de prétendre que tous les Juifs français de vieille souche avaient un tel esprit dans les camps d'internement quand ils se trouvaient au contact des Juifs immigrés. Il n'en demeure pas moins que Jean-Jacques Bernard persistait et signait puisque son témoignage fut publié immé­diatement après la libération de Paris. Ce propos avait au moins le mérite de la clarté.

UNE ESQUISSE D'ADMINISTRATION JUIVE

Il est tout à fait naturel qu'une communauté carcérale ou concentrationnaire, même disparate, tente de s'organiser face à la volonté des geôliers de laisser s'installer une situation de pénurie ou de désordre. S'organiser pour créer un minimum de viabilité dans le camp de Drancy constituait une démarche naturelle. S'organiser pour tenter de répartir au mieux le peu de nourriture disponible, c'était indispensable. En revanche, il n'a jamais été envisagé, vu la division régnant entre les internés, de constituer un organe de représentation de ceux-ci face aux autorités - gendarmerie et police françaises - qui adminis­traient le camp. (Cette démarche aurait certainement été vouée à l'échec mais force est de constater qu'elle n'a jamais été ten­tée.) Bien au contraire, c'est la gendarmerie qui mettra en place des centres de pouvoir à destination répressive, en procédant à la désignation de chefs de chambres, chefs d'escaliers puis chefs de blocs. Au sommet de cette hiérarchie de circonstance, les autorités françaises avaient choisi le chef de bloc général (premier et éphémère chef de camp juif), un nommé Asken,

82. Jean-Jacques Bernard, Le Camp de la mort lente (Albin Michel, septembre 1944), pages 67 à 71.

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auparavant patron d'une entreprise de tricotage, rue Sedaine, dans le XI e arrondissement. Les internés libérés en novembre 1941, interrogés par le Comité de la rue Amelot, ne devaient pas dire le plus grand bien de cet homme qui assurait le contact avec les chefs de la gendarmerie du camp. Plus généralement, les gendarmes choisirent pour les fonctions d'autorité des offi­ciers de réserve et pour les tâches pratiques des avocats.

«Ce sont des avocats qui ont, par nécessité, organisé le camp. Dès les débuts, ils ont pratiquement monopolisé la direction des services du camp. Le chef des cuisines, Billis, était avocat. Aux colis, il y avait l'avocat Roland Fain. Au ser­vice social, c'était l'avocat François Crémieux. Un autre avo­cat, Théo Bernard, se trouvait au service médical, avant de se trouver affecté au fichier83. »

Cette structure administrative, suscitée par les gendarmes ou née de la volonté des internés de survivre dans le camp, était déjà largement suffisante. Il se trouvera pourtant quelques bons esprits qui manifesteront rapidement leur volonté de se dis­tinguer du troupeau. Témoigne de cette attitude la création «spontanée», en septembre 1941, d'un bureau militaire qui avait pour vocation de rencenser les anciens combattants. Les promoteurs de cette initiative avaient en vue la libération rapide des anciens combattants des deux guerres et, plus tard, de leur famille. Pourtant, s'il est vrai que les autorités de Vichy et le CGQJ Xavier Vallat avaient manifesté leur volonté de protéger les plus français des Juifs, et particulièrement les anciens combattants, les nazis se moquaient éperdument de ces préoccupations, ne songeant qu'à en finir avec ceux-là, comme avec les autres. Seul comptait le score. L'avocat Edmond Bloch a fort bien défini le rôle qui était initialement attribué à ce bureau militaire :

«... Comme, lorsque nous sommes arrivés à Drancy, c'était, passez-moi l'expression, la pagaille, nous avons organisé le camp. Nous l'avons organisé au point de vue hygiène, au point de vue alimentation, au point de vue organisation. On a créé des services. On a créé notamment un bureau qu'on a appelé Bureau militaire. C'était un bien grand mot. On m'a chargé de cette direction. C'était une direction facile. J'étais tout seul d'ailleurs. Mon rôle consistait à établir les fichiers des anciens combattants du camp, des pupilles de la Nation, des veuves de guerre et des ascendants. Nous avions l'espoir qu'un jour ou

83. Entretien avec Yves Jouffa.

73

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l'autre les internés appartenant à ces différentes catégories seraient libérés. J'étais donc, pour la tenue de ce fichier des anciens combattants et victimes de guerre, en rapport assez étroit avec les services de la préfecture de police qui diri­geaient le camp 8 4. »

Ce Bureau militaire, qui s'était donné pour tâche d'introduire une certaine discrimination entre les internés, interviendra éga­lement, avant de disparaître, dans les choix du Bureau des effectifs lors de la constitution des listes pour la préparation des convois de déportation. A l'instar de toutes les sociétés concen­trationnaires, Drancy s'organisait déjà au mieux des intérêts des persécuteurs, même si ce but n'était absolument pas envi­sagé. Il est vrai que la candeur des Français israélites n'avait pas de limite, tant ils étaient persuadés d'échapper au sort commun - même s'ils ignoraient encore la finalité de la chasse aux Juifs.

Rapidement, tous les services constitués seront chapeautés par un Bureau administratif dont le chef disposait de plus de pouvoirs que le premier des chefs de blocs. En fait, toute une bureaucratie, nouvellement créée, va tenter de promulguer sa propre loi sous l'oeil attentif de la préfecture de police et des gendarmes. Les autorités françaises considéraient cette organi­sation avec condescendance, voyant là un excellent moyen de se débarrasser de nombreux soucis administratifs. Les ordres seront transmis et fidèlement exécutés par une hiérarchie inter­née déjà traumatisée par la menace des sanctions collectives.

Avec les libérations sanitaires intervenues durant la première quinzaine de novembre 1941 - et qui concernaient aussi bien les immigrés que les Français - le camp de Drancy va voir sa population diminuer sensiblement. Ce phénomène va se pour­suivre avec le départ pour le camp de Royal Lieu, à Compiègne, le 12 décembre 1941, de 300 internés immigrés qui, considérés comme otages, iront rejoindre les quelque 800 Juifs français arrêtés à Paris ce même jour. Le 14 décembre, 44 Juifs immigrés seront pris dans le camp de Drancy et fusillés le lendemain au Mont-Valérien parmi 100 otages communistes.

« (Ces hommes) avaient été choisis à partir des fiches des Renseignements généraux, datant d'avant la guerre, et fusil-

84. Témoignage à décharge d'Edmond Bloch, lors du procès de Xavier Vallat, le 5 décembre 1947. Cité dans Maurice Rajsfus, Des Juifs dans la collaboration (EDI, 1980), page 61.

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lés. Quelle était la valeur de ce fichier? Il y avait, notamment à Belleville, un syndicat de brocanteurs composé de petits Juifs polonais dont certains étaient parfaitement illettrés mais leur secrétaire était membre du Parti communiste. Parmi les otages, douze détenus faisaient partie de ce syndicat. Sur la fiche d'un autre otage, il y avait cette mention " soupçonné d'avoir professé des idées marxistes ". Je me souviens d'un communiste et d'un sioniste qui étaient dans ma chambre : ils sont partis en se donnant la main. Je n'ai jamais vu un seul de ces hommes - pourtant sans relief - qui se soit dégonflé au moment de partir8 5. »

Il reste de cet assassinat collectif un document émanant des services de la préfecture intitulé « Liste des internés du camp de Drancy emmenés le 14-12-1941 par les autorités alle­mandes » avec cette précision supplémentaire : « Exécution de la lettre n° C.N. 19/41 ch de Kommandant von Gross Paris 8 6 . » Voici cette liste dans toute sa froideur:

ALTERLEIB Nuaya Français, 47 ans, balancier ANDREITCHOUK Paul Soviétique, 50 ans, manoeuvre BELLER Hirsch Polonais, 44 ans, sans profession BLAT Morko Indéterminé, 37 ans, boulanger BOCZAR Marcel Soviétique, 31 ans, livreur BORENHEIM Albert Polonais, 25 ans, manœuvre BRATSZLAJN Icek Polonais, tricoteur BRITAN Elie Soviétique, 56 ans, écrivain BURSTYN Israël Français, 47 ans, marchand ambu-

BURSTYN Wolf CAISMAN Huna ESZENBAUM Israël FEILER Berel FELDMAN Froïm FISCHEL Bernard FLAMM Jacob FRIDMANN Joseph FUKS Nathan GOLDSTEIN Israël GOURWITCH Isaac GRINBAUM Isaac

lant Polonais, 52 ans, boulanger Soviétique, 44 ans, tailleur Polonais, 32 ans, fourreur Réf. Russe, 39 ans, brocanteur Russe, 50 ans, maroquinier Polonais, 46 ans, brodeur Polonais, 27 ans, tailleur Polonais, 42 ans, menuisier Réf. Russe, 52 ans, maroquinier Polonais, 47 ans, chapelier Réf. Russe, 57 ans, cordonnier Français, 21 ans, employé de banque

85. Entretien avec Yves Jouffa. 86. CDJC-DLX-2.

75

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GRONOCH Chil HELLER Moïse ITZKOWITCH Israël JACUBOWICZ Israël KALWARJA Uveck KLAJNFINGER Icok KNAPAJS Wolf KORENBLUM SZMUL MARDFELD Israël MAJEROWICZ Irsch MLYMARCZ Mayer NADEL Simon SALOMON Elie SCHIPKE Herman SPERLING Nachim SZEZYPIOR Aron WEINBERG Charles ZAJDORF Alje ZAUBERMAN Meïr ZEMBROWSKI Samuel ZYTMAN Elie HIRSCH Abram

Polonais, 42 ans, électricien Réf. Russe, 53 ans, bijoutier Indéterminé, 47 ans, cordonnier Polonais, 47 ans, boulanger Polonais, 48 ans, coiffeur Polonais, 44 ans, cartonnier Polonais, 40 ans, brocanteur Polonais, 54 ans, sans profession Français, 43 ans, boulanger Russe, 24 ans, plombier Polonais, 58 ans, tailleur Français, 45 ans, brocanteur Libanais, 54 ans, manœuvre Indéterminé, 20 ans, tailleur Polonais, 43 ans, sans profession Polonais, 48 ans, chapelier Français, 46 ans, vernisseur Polonais, 27 ans, médecin Français, 40 ans, vernisseur Polonais, 35 ans, tricoteur Polonais, 49 ans, ferblantier Russe, 34 ans, tailleur

Cette liste appelle un certain nombre de remarques. Tout d'abord, ces 44 otages ont été essentiellement choisis parmi les internés polonais et russes. Quant aux 7 Français figurant parmi ces otages, 6 d'entre eux étaient nés en Pologne, le sep­tième étant un fils d'immigrés.

Le 25 décembre 1941, le Bureau des effectifs du camp de Drancy établira un relevé par nationalité des 3 146 internés pré­sents au camp en cette fin d'année 8 7 . - Afghans 3 - Ex-Allemands 41 - Ex-Autrichiens 11 - Belges 3 - Bulgares 35 - Égyptiens 3 - Espagnols 6 - Grecs 82 - Hongrois 117

87. CDJC-XXXVI-143.

76

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- Iraniens 4 - Italiens 8 - Lettons, Lituaniens (Baltes) 45 - Norvégiens, Danois (Scandinaves) 2 - Palestiniens 8 8 4 - Polonais 989 - Portugais 2 - Roumains 181 - Russes (Soviétiques et réfugiés) 265 - Sarrois 1 - Suisse 1 - Tchèques 12 - Turcs 280 - Uruguayens 3 - Yougoslaves 2

- Français d'origine 159 - Sujets français 8 9 54 - Français naturalisés 565 - Français par option 9 0 240 - Protégés français 9 1 28

Ce tableau statistique avait été enrichi grâce à la participa­tion active de ce fameux bureau militaire constitué par l'avocat Edmond Bloch. Lequel avait tenu à faire préciser que sur ce total de 3 146 internés, 1 257 avaient été mobilisés ou s'étaient engagés en 1939. Il y avait eu parmi ces hommes des blessés, des mutilés et des citations. Un peu comme dans un communi­qué triomphant, il était porté à la connaissance des autorités qui s'en préoccupaient comme d'une guigne que le cantonnement de Drancy pouvait se prévaloir de : - 173 blessures - 126 engagés volontaires - 2 1 3 citations

88. Il s'agit ici, bien entendu, de Juifs vivant habituellement en Palestine avant la Deuxième Guerre mondiale. Il convient de noter qu'en 1936, 200 militants juifs de Palestine étaient venus en Espagne pour combattre aux côtés des républicains. Certains d'entre eux, au sortir des camps de concentration français des Pyrénées, allaient se retrouver ensuite dans diverses prisons françaises et, particulièrement, à Drancy. En 1942, leur nombre sera encore plus important dans le camp.

89. Juifs d'Algérie ayant perdu la nationalité française après l'abrogation du décret Crémieux, le 7 octobre 1940.

90. Enfants d'immigrés naturalisés par déclaration. 91. Juifs du Maroc et de Tunisie.

77

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- 22 médailles des territoires d'outre-mer - 43 grands mutilés de 50 à 100 % - 4 gazés - 1 4 pensionnés de guerre - 23 prisonniers 1914/1918 ou 1939/1940 rapatriés par les

aucorités allemandes - 6 pupilles de la Nation 9 2 .

Plus tard, après la grande rafle du 16 juillet 1942, les maniaques du fichier pourront ajouter à leurs données patrio­tiques le nombre de veuves de guerre et d'orphelins présents au camp, ainsi que les femmes de prisonniers...

92. CDJC-XXXVI-143.

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I I

LE ROYAUME DE PANDORE

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I

L E S F O R C E S D E L ' O R D R E F R A N Ç A I S E S A D R A N C Y

Nos contemporains éprouvent les plus grandes difficultés à admettre que la quasi-totalité des forces de l'ordre françaises se soient mises au service de la politique raciale développée par le pouvoir de Vichy, dès l'été 1940, et partant au service des nazis. Devant l'accumulation des archives aujourd'hui mises au jour malgré le black-out en vigueur aux Archives nationales, il est difficile d'affirmer que la conduite des policiers de toutes natures ait été « correcte » sous l'occupation nazie, en zone nord, et dans ce qu'il était convenu de désigner sous le terme de « zone libre ». Il faut bien abandonner cette thèse qui voulait faire apparaître ces policiers et ces gendarmes - auxquels les nazis avaient rendu leurs armes - comme globalement résis­tants et toujours dans le chemin de l'honneur. Selon divers témoignages, les résistants ont été nombreux dans la police et la gendarmerie '. En admettant qu'il y en eut malgré tout quel­ques-uns, il est possible de relativiser leur comportement : pour résister la nuit, il fallait toujours collaborer le jour. Ce sont essentiellement les policiers français qui ont raflé 80 000 Juifs vivant en France dont environ 76 000 seront déportés.

Restait une ligne de défense consolatrice : les gendarmes, qui sont des militaires, se seraient infiniment mieux conduits que les policiers. Ce n'est là qu'un des aspects de la désinformation distillée sur le comportement des forces de l'ordre françaises sous l'occupation nazie. Dans les villages de la France profonde,

1. Le plus représentatif de ces livres dont le but est de réhabiliter les forces de l'ordre françaises est encore Conformément aux ordres de nos chefs, de Henri Longue-chaud (Pion, 1985).

81

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ce sont les gendarmes qui ont été les vecteurs de la chasse aux Juifs. Au hasard de ces « faits divers », nettement moins média­tiques que les grandes rafles, les gendarmes quadrillaient les campagnes : « Helmut Meyer et Matzdorff Werner... se remé­morent ce jour de l'été 1942 où les gendarmes de Chabreuil avaient encerclé l'école et demandé qu'on amène les enfants juifs... 2 »

Outre ce rôle de chiens de chasse, les gendarmes serviront surtout de gardes-chiourme et les dizaines de camps de concen­tration ouverts dans les deux zones seront sévèrement gardés par ces braves pandores qui obéissaient à la consigne, selon la formule consacrée. Cela ira bien plus loin. Particulièrement au camp de Drancy où les gendarmes seront brutaux, injurieux, trafiquants du marché noir, etc. Serviteurs zélés des SS qui dirigeront plus tard le camp de Drancy, les gendarmes n'ont jamais failli à la confiance qui leur avait été donnée. Au point que les policiers français en poste à Drancy, d'août 1941 à juil­let 1943, auraient pu passer parfois pour de doux agneaux.

On ne touche pas à la police. Elle est l'honneur d'un pays démocratique. Prête à servir un régime puis un autre, surtout s'il s'agit d'un régime fort. En l'occurrence, les policiers et les gendarmes, qui ne font jamais de politique, s'étaient mis au ser­vice des nazis et les démissions ont été très rares durant ces années tragiques. Mieux, jamais l'embauche n'avait été aussi forte.

D'autres policiers - de circonstance ceux-là - marqueront également le territoire du camp de Drancy : les hommes de la sinistre PQJ, la Police aux questions juives, qui commettront de telles malversations que les nazis eux-mêmes demanderont leur dissolution. Spécialisés dans la fouille des internés lors de leur départ vers la déportation, les malfrats de la PQJ confondaient allègrement cette opération de contrôle des bagages avec le pil­lage bien ordonné. La PQJ sera remplacée par la SEC, Section d'étude et de contrôle, dont le rôle consistera à traquer sous de nombreux prétextes tous les Juifs visibles résidant encore dans les deux zones à partir de 1943.

2. « Un rendez-vous du souvenir dans la Drôme » in Le Monde du 10 juillet 1987.

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I I

L E S G E N D A R M E S

Relater les activités des gendarmes français basés à Drancy du mois d'août 1941 au mois d'août 1944 exigerait une étude particulière et l'espace d'un livre serait certainement insuffi­sant. Il n'est pas un seul des quelque 70 000 internés ayant connu le camp qui n'ait eu à se plaindre du zèle des gendarmes. Les témoignages sont nombreux et il ne s'en est pas trouvé de particulièrement favorables. Avec de tels auxiliaires, la tâche des SS sera grandement facilitée durant ces trois années. Plus encore, nous savons que sans cette participation des gendarmes au gardiennage des camps d'internement, les nazis auraient été incapables de faire face aux tâches qu'exigeait l'encadrement de cette masse enfermée, pas toujours sur leur ordre, dans les camps de concentration français.

Les hommes de la Gestapo en étaient tellement conscients que leur chef en France, Helmut Knochen, pouvait tranquille­ment déclarer à son procès, en septembre 1954 :

« Ce n'est pas avec les 2 000 agents dont je disposais que j'aurais pu tenir la France entière. C'est parce que la police, la gendarmerie et la justice française m'ont aidé que j'ai pu accomplir la tâche qui m'avait été fixée '. »

Bel hommage rendu a posteriori à ces hommes qui ont loya­lement servi les nazis, tout comme ils avaient obéi à la consigne durant le Front populaire.

A Drancy, les gendarmes eurent la possibilité de maltraiter à loisir les Juifs immigrés - parce qu'on n'aime pas les étrangers

i. CDJC-CCCLXIV.

83

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- et les Juifs français par mépris des intellectuels ou par rage de voir certains d'entre eux exhiber leurs décorations.

On ne peut pas dire qu'à Drancy il y avait des gendarmes convenables et d'autres qui ne l'étaient pas. Il y avait ceux qui faisaient respecter le règlement, durement, et ceux qui allaient au-delà des ordres reçus. Du simple maréchal des logis au capi­taine commandant la brigade, très nombreux devaient être les pandores dont le comportement confinait au sadisme ordinaire. Et cela dès l'ouverture du camp.

Dans les témoignages recueillis par le Comité de la rue Ame­lot en novembre 1941, il n'est pas une voix qui se soit prononcée pour modifier l'image de ces gendarmes toujours pleins de morgue et prêts aux gestes brutaux. Il n'est pas inutile de noter que certaines réactions font apparaître parfois un comporte­ment plus humain des SS...

« Chaque gendarme avait la permission de punir pour une désobéissance ou une non-observation du règlement. On met­tait les délinquants au cachot pour vingt-quatre ou quarante-huit heures. Les cheveux étaient coupés à ras... A partir du mois de septembre, on a eu des colis vestimentaires, quand on a trouvé des nourritures dans le paquet on les confisquait au profit des gendarmes... Les autorités les plus sévères étaient les françaises. Les Allemands appliquaient le règlement. Pas plus2. »

Serviteurs de l'ordre, les gendarmes s'appliqueront à faire régner un système punitif non codifié. Leur bon vouloir, le plus souvent tarifé, faisait d'autant plus force de loi que les gradés fermaient les yeux sur les abus de pouvoir, quand ils ne partici­paient pas eux-mêmes à cette répression complémentaire.

«Les gendarmes manifestaient de la cruauté envers nos femmes qui venaient nous voir. Certains gendarmes faisaient payer à nos femmes quinze francs d'amende pour avoir osé approcher les bâtiments. Une lettre non officielle envoyée par l'intermédiaire des gendarmes coûtait d'abord dix francs; le tarif a vite atteint cinquante francs. Plusieurs ont été déchirées par les gendarmes même et n'ont jamais vu les des­tinataires 3. »

Yves Jouffa a connu la sollicitude des gendarmes, dès l'ouverture du camp de Drancy. C'est un témoin précieux car il

2. CDJC-CCXIII-106. 3. Idem.

84

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n'a pas oublié les noms de ces tourmenteurs bénévoles. La scène se passe le 21 août 1941 :

«... Les gendarmes nous faisaient descendre dans la cour puis remonter dans les chambres et cela à plusieurs reprises sans raison apparente. Comme je traînais les pieds, l'adjudant Bousquet, un grand rouquin dont je me souviens parfaitement, s'est approché de moi et m'a dit : " Tu vas te dépêcher! * et m'a donc tutoyé. Je lui ai dit : " Pourquoi me tutoyez-vous? " Ce type m'a alors agrippé et je n'ai pas cherché à me débattre. Il m'a conduit dans une petite pièce qui servira plus tard de mitard (je crois d'ailleurs avoir été le premier usager de cet endroit). Là, il m'a flanqué un grand coup dans la figure. Certes, je n'ai pas été torturé. J'ai reçu un coup de poing ou une grosse baffe et ce coup m'était administré par un énorme gaillard...4 »

Certains internés ont eu le sentiment que les deux brigades de gendarmes qui se relayaient pour la surveillance intérieure du camp n'avaient pas le même comportement :

« Deux brigades de gendarmerie nous gardent alternative­ment. L'une est " bonne ", l'autre nous l'appelons la Brigade sauvage. Quand celle-là est de service, on ne peut plus se pro­mener dans la cour ou dans l'escalier. Il est interdit d'aller sous les balcons5. »

Yves Jouffa abonde dans ce sens: « Au camp, il y avait deux brigades de gendarmerie. Il se

trouve que l'une de ces deux brigades se conduisait de façon immonde et que l'autre était relativement correcte. Est-ce que cela tenait à la personnalité des chefs? à la personnalité des gendarmes?6»

Théo Bernard cite l'exemple sans doute unique d'un gen­darme prévenant. Il est vrai que les deux hommes s'étaient connus durant la récente campagne de France et l'avocat était alors le supérieur du futur gendarme :

« Tous les gendarmes n'étaient pas des brutes imbéciles et certains avaient quelquefois des comportements humanitaires. Mon gendarme me passait du courrier à l'extérieur. Il me don­nait parfois du tabac que j'échangeais contre du pain7. »

4. Entretien avec Yves Jouffa. 5. Alice Courouble, Amis des Juifs (Bloum et Gay, 1946). 6. Entretien avec Yves Jouffa. 7. Entretien avec Théo Bernard.

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Pris sur le fait, ce gendarme sera puni de soixante jours d'arrêts de rigueur. La suite de ce fait divers ne manque pas d'intérêt. Projetons-nous quelques années en avant : la Libéra­tion venue, même si les punitions avaient été levées dans l'armée, cette sanction sera maintenue par les supérieurs du gendarme. Motif : « avait enfreint les ordres ». Comme quoi l'institution pan­dore ne pouvait s'être trompée et, la consigne étant la consigne, il ne pouvait être question de ne pas la respecter ! Plus générale­ment, ce n'est pas l'aspect généreux du comportement des gen­darmes qui est mis en exergue. Le plus souvent, c'est leur bruta­lité qui est évoquée par les témoins libérés en novembre 1941.

« On a vu des internés battus par les gendarmes pour une peccadille. On mettait en prison pour un motif futile et on rasait la tête... Les gendarmes avaient le droit, ou ils le pre­naient, de mettre en prison un interné pour le moindre motif. La punition variait selon le gendarme... Les gendarmes se fai­saient obéir à coups de matraque. Devant les gardes, il fallait se mettre au garde-à-vous. Pour n'avoir pas salué militairement un gardien, l'interné était frappé de quarante-huit heures de prison... Les gardes étaient sans pitié. Ils étaient presque sadiques. Ils se considéraient comme les maîtres du camp et agirent comme tels... Les gendarmes n'étaient pas très humains. Parmi mes collègues du camp, il y en avait de Dachau, ils ont dit que Drancy était plus brutal que Dachau8. »

Quel que soit le statut social des internés, qu'ils soient Fran­çais de souche ou immigrés de fraîche date, tous ont ressenti durement le comportement des gendarmes à leur égard. Même les « Français israélites », si respectueux des institutions, ne comprenaient pas ce déchaînement de haine :

« La vie de camp commence... La peur des gendarmes qui ont des ordres pour nous molester le plus possible et les stu-pides coups de sifflet qui nous déchirent les oreilles... Le camp prend l'aspect d'un ghetto bruyant et sale. Les gendarmes, souvent excédés, deviennent plus mauvais... La vie devient un enfer; le capitaine de gendarmerie commandant le camp, qui est paraît-il alcoolique, a été vu cravachant une femme qui n'évacuait pas assez vite le milieu de la cour9. »

Les propos de Christian Lazare datent de l'été 1942 lorsque les femmes et les enfants feront désormais partie de l'univers de

8. CDJC-CCXIII-106. 9. Témoignage de Christian Lazare.

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Drancy. Une année a passé depuis l'ouverture du camp et le comportement des gendarmes n'a pas varié. Bien au contraire, ces braves serviteurs de l'ordre vont avoir l'occasion d'exercer leur talent sur des femmes affolées et des enfants terrorisés :

« Le capitaine Vieux, sombre brute, met en prison un ado­rable petit garçon de trois ans ; échappant à la surveillance de sa mère, il jouait dans la cour. Le même jour, il me met en pri­son ainsi que 15 de mes compagnes. Nous avions manifesté, l'ayant surpris en train de donner des coups de pied dans le ventre d'un vieil interné 1 0. »

La crainte du gendarme était si forte, leur attitude agressive si bien connue, que les enfants eux-mêmes prenaient conscience de la mentalité de ces geôliers. Cela devenait presque un jeu :

« ... Dans leurs petits vêtements, les mères ont cousu un ou deux billets de 1 000 francs et ce petit garçon de six ans nous demande " fais le gendarme pour voir si tu découvres mon argent " »

Lorsque viendra l'heure de la séparation des mères et des enfants, les gendarmes se comporteront comme des soudards, distribuant généreusement les coups de crosse. Du haut en bas de la hiérarchie pandore, on ne connaissait, dans la relation avec les internés, que les injures et les coups.

« Le capitaine Vieux, qui commande le service de gen­darmerie, s'emploie à maintenir au camp une discipline de pénitentier, à coups de poing, à coups de matraque et, s'il avait pu, à coups de revolver. Ses brillants seconds, deux lieu­tenants antisémites notoires et actifs, nommés Pietri et Barrai, ne se déplacent dans la cour que matraque au poing 1 2. »

Il n'est pas seulement question ici de généralités, de rumeurs colportées d'un interné à l'autre. Après la Libération, il restait heureusement des témoins et le souvenir de la brutalité des gen­darmes n'était pas effacé :

« Le capitaine Vieux et ses deux adjoints, les lieutenant Pié-tri et Barrai, étaient parfaitement cruels. Je vis un jour une petite fille de quatre ans, perdue au milieu de la cour, litté­ralement assommée d'une gifle administrée par Barrai1 3. »

10. Témoignage de Odette Daltroff, cité dans le Mémorial de la déportation des Juifs de France, de Serge Klarsfeld.

11. Idem. 12. In Drancy la Juive, op. cit. 13. Témoignage du professeur Falkenstein, cité dans La Grande Rafle du Vel d'Hiv,

de Claude Lévy et Paul Tillard (J'ai lu, 1968), page 187.

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La plupart des témoignages de déportés, passés par Drancy avant leur départ pour Auschwitz, comportent un rappel à l'activité des gendarmes. Nous apprenons ainsi que le lieute­nant Barrai ne se contentait pas de gifler les femmes et les enfants. Il sera à l'origine de nombreuses brimades gratuites comme la garde de nuit dans les escaliers par les internés eux-mêmes. L'adjudant Laurent et le maréchal des logis Laroquette sont souvent cités pour leur brutalité. Reste la partie la plus importante de l'activité des gendarmes : la préparation des convois de déportation, jusqu'à la fin du mois de juin 1943 :

« Le sergent chef Vanesse14 dirige les opérations et contrôle les listes établies. Chaque liste comporte entre dix et vingt noms en réserve en raison du nombre de morts par crise car­diaque au moment du départ1 S. »

En principe, jusqu'en juin 1943, les Juifs français n'étaient pas déportables. Cette protection n'était pourtant qu'illusoire quand les gendarmes décidaient de passer outre à cette loi non écrite mais qui participait de l'attitude ambiguë du pouvoir de Vichy.

«... Le sergent-chef Vanesse, âme damnée du capitaine Vieux, commandant militaire du camp, se chargera avec son chef de déporter les Juifs français contrevenant aux règle­ments. Il suffit pour cela de ne pas porter l'étoile dans la cour et il y aura des Français à chaque départ1 6. »

Ce Van Neste semble avoir été bien connu des internés et de nombreux témoins ont cité son nom parmi les auteurs de sévices répétés :

« Le fameux adjudant Van Neste s'est montré particulière­ment odieux. Pour un oui ou pour un non, il mettait en prison, supprimait les colis et, au début, nous matraquait et frappait. Lors de la déportation du 23 juin 1942 - plutôt à la veille de ce départ - il y eut une manifestation contre Van Neste, qui fut conspué aux cris de: A mort Van Neste! 1 7»

Revenons encore une fois aux témoignages recueillis par le Comité de la rue Amelot. L'un des témoins met en lumière le

14. Il s'agit en fait du gendarme Van Neste (Ndla). 15. Sylvain Kaufmann, Au-delà de l'enfer (Librairie Séguier, 1987), page 31. 16. Idem, page 33. 17. Procès-verbal de la déposition de Gilberte Jacob devant la Commission

d'enquête du tribunal de Nuremberg (6 juin 1945).

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rôle joué par les gendarmes dans le fructueux trafic du cour­rier :

«La lettre officielle n'était autorisée qu'après quarante jours de séjour. La première lettre non officielle coûtait dix francs. Les gardes, les chauffeurs, se sont chargés de les por­ter à domicile. Mis en appétit, les lettres augmenteront de tarif, 50, 80 francs, jusqu'à 300 francs. Si bien qu'à la fin il fallait se mettre à plusieurs pour écrire une lettre 1 8. »

L'un des témoins libérés en novembre 1941 a tenté d'analyser sans colère les motivations des gendarmes :

« Personnellement, je n'ai pas eu à me plaindre des gardiens mais ils sont loin d'être sympathiques. On leur a forgé une mentalité que nous étions des repris de justice, des voleurs, des brigands. Aussi sont-ils venus avec l'intention d'être durs avec nous. Ils ne sont pas gênés de donner des coups de pied quand on n'allait pas assez vite. C'est ainsi qu'ils ont agi avec des internés médaillés, croix de guerre, médailles militaires et légion d'honneur...19. »

Yves Jouffa qui a pesé tous ses termes, lors de notre entre­tien, rappelait que le capitaine Vieux s'était conduit de façon relativement humaine lorsqu'il avait pris ses fonctions à la fin du printemps 1942, puis tout avait basculé :

« C'était un type abominable. Il s'est révélé comme un gre-din. Il se baladait dans la grande cour en distribuant des coups de cravache. Après juillet 1942, il avait installé deux femmes internées dans une chambre pour se constituer un petit harem personnel. D'un mot, il a été parfaitement ignoble20. »

Tel maître, tels valets et les subordonnés du capitaine Vieux ajoutaient la touche antisémite à leur brutalité quotidienne :

« Je me souviens d'un lieutenant de gendarmerie qui, pas­sant sous les fenêtres, interpellait les chefs d'escalier en leur criant : " Dites à vos juives de ne pas secouer leurs puces sur un officier français ! " 2 1 »

Les mêmes noms reviennent dans les témoignages mais, fina­lement, à quelques rares exceptions près, tous les gendarmes en

18. CDJC-CCXIII-106. 19. Idem. 20. Entretien avec Yves Jouffa. 21. Idem.

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poste à Drancy excelleront dans cette répression ordinaire, frap­pant des prisonniers déjà désespérés :

« L'adjudant Laurent fait rentrer à coups de pierres les internés qui ne remontent pas assez vite de la promenade, au signal. L'infâme Laroquette, maréchal des logis-chef, grand maître de la prison du camp, se livre à de graves sévices sur les internés. Dans une cellule de grandeur moyenne, 30 hommes sont entassés. Vu leur nombre, ils ne peuvent se coucher la nuit. Laroquette tire les cheveux, frappe brutale­ment, surtout lorsqu'il est pris de boisson... ii rançonne systé­matiquement les internés; quand il trouve sur eux des ciga­rettes ou de l'argent, il exige un partage rémunérateur de celui qui ne veut pas goûter à la prison. Il a des clients et des revendeurs à qui il offre le pain des détenus. Ses bons services le feront nommer adjudant...22. »

Si grande sera la tentation de ces gendarmes de profiter du malheur des internés qu'ils perdront toute prudence dans leur trafic. Ceux des internés ne pouvant résister à leur besoin de fumer seront rançonnés à l'extrême, les affamés possédant quel­que argent le verseront à ces gendarmes pour quelques miettes de pain. Nous avons déjà vu ce qu'il en était pour la transmis­sion du courrier. Il ne s'agit pas ici de vaines affirmations et un quotidien vichyste paraissant à Paris, La France socialiste, notera dans son numéro du 12 novembre 1942 que trois gen­darmes du camp de Drancy avaient été inculpés pour violation de la consigne, trafic de lettres et de paquets 2 3 .

Ces gendarmes, âpres au gain, avaient pris très au sérieux leur rôle de geôliers et se faisaient un plaisir sadique de faire durer les appels quotidiens:

« L'appel est particulièrement long. Pendant la période d'hiver, il est atroce. Un ou deux internés manquent, les gen­darmes, à dessein, font procéder à des contre-appels qui durent trois ou quatre heures. Alors, les malades sont sortis de l'infirmerie et placés en rangs, assis ou couchés sur des brancards. Étant donné la pauvreté du régime alimentaire, les conséquences de ces contre-appels sont souvent mor­telles 2 4 . »

22. Drancy la Juive, op. cit., pages 18 à 20. 23. Cité par Henri Amoureux dans La Grande Vie des Français sous l'occupation,

Tome V (Robert Laffont, 1981), page 233. 24. Drancy la Juive, page 26.

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Sous l'uniforme du gendarme tourmenteur, l'individu n'en gardait pas moins le sens des réalités et son comportement allait se modifier en fonction des événements. Sans pour autant négli­ger la consigne :

« L'attitude des gendarmes changeait fortement suivant l'évolution de la guerre. A partir du débarquement en Afrique du Nord, presque tous les gendarmes devinrent coulants, polis et manifestèrent leur sympathie pour de Gaulle et leurs pri­sonniers 2 5 . »

Ce qui ne les empêchera pas, comme nous le verrons, de continuer à convoyer les trains de déportés jusqu'à la frontière allemande...

LA BUREAUCRATIE PANDORE DANS SES ŒUVRES

Les gendarmes apporteront un zèle de tous les instants pour faire respecter un règlement qui constituait un véritable statut de prisonniers, condamnés de droit commun. Le premier commandant du service de gendarmerie du camp, le capitaine Richard, ne fera guère parler de lui mis à part ses notes de ser­vice, qui rappelaient le plus souvent les gendarmes à la consigne et les internés au respect du règlement intérieur. C'était la rou­tine, certes, mais les gendarmes étaient armés et toujours prêts à faire feu sur quiconque aurait la tentation de s'échapper. Régulièrement, il était rappelé, par des notes de service ou ver­balement au cours des appels, qu'il était absolument interdit de traverser la cour sans motif valable. Régulièrement, des peines de prison étaient infligées aux contrevenants. Parmi bien d'autres, voici un exemple de ces notes de service de routine, en date du 1 e r février 1942 :

«... En dehors des heures de promenade, les internés doivent rester dans leur chambre. S'ils se rendent aux W.C., à l'infirmerie ou à toute autre convocation officielle, ils doivent le faire en longeant le mur et sans flâner. Les ordres de la gen­darmerie donnés ce jour sont très stricts2 6. »

Le 1 e r juillet 1942, le capitaine Vieux succède au capitaine Richard pour un intermède de trois mois durant lesquels il fera la démonstration de son talent. Georges Wellers trace un por-

25. Georges Wellers, L'Étoile jaune à l'heure de Vichy (Fayard, 1972), page 183. 26. CDJC-CCCLXVII-16 A (36 a).

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trait de ce gendarme, véritable fier-à-bras sous l'uniforme du gendarme.

« D'une taille moyenne, bâti en athlète, se déplaçant avec des mouvements souples de sportif, cet homme avait une figure banale enlaidie par un petit nez cassé par le milieu. Bilieux, il s'emportait facilement... Cet officier aux pouvoirs étendus dans le camp se manifestait comme un personnage grossier, toujours prêt à éclater. Il abusait à tel point de sa cravache que vers le milieu du mois d'août, il lui fut interdit de la porter à l'intérieur du camp. Quelquefois, il renversait les détenus et même les enfants en se promenant à bicyclette dans le camp, injuriait grossièrement les prisonniers et surtout les femmes...27 »

La première note de service du capitaine Vieux, au lende­main même de la prise de son commandement, concernait une liste de signaux émis au sifflet pour régler chaque séquence de la vie du camp. C'est un chef-d'œuvre de stupidité militaire et les internés devaient souffrir de ce perfectionnement du règle­ment. D'autant plus qu'il fallait avoir l'oreille fine pour ne pas risquer la prison, voire la déportation.

RAPPEL DU CODE DES SIGNAUX AU SIFFLET - 1 coup long : appel ou fin d'appel ou camp déconsigné. - 1 coup long, 1 bref, 1 long : camp consigné. - 2 brefs : attention ou bien rappel à l'ordre. - 2 longs: épluches. - 2 longs, 2 brefs : corvée générale. - 4 longs : corvée spéciale (pain-légumes). - 3 longs : chefs d'escalier appelés par la gendarmerie. - 3 longs, 2 brefs : chefs d'escalier appelés par le B.A. 2 8 , les

chefs d'escalier se portent à l'endroit d'où partent les coups de sifflet.

- 3 longs, 3 brefs : porteurs devant la porte de l'adjudant. «Les brefs doivent être très brefs. Lorsqu'un signal est

répété, le deuxième signal doit être nettement séparé du pre­mier pour éviter toute confusion1 9. »

Le capitaine Vieux tenait à faire partager son pouvoir de répression par les responsables juifs désignés par ses soins et

27. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, op. cit., page 150. 28. Bureau administratif, c'est-à-dire celui du commandant juif du camp. (Ndla). 29. CDJC-CCCLXXVH-12.

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ceux de la préfecture de police. Ce souci apparaît dans une note de service 6 juillet 1942.

«En dehors des punitions infligées par les autorités du camp, le gérant du Bureau administratif30 peut prononcer les sanctions suivantes sur proposition des chefs de service, chefs de bloc, chefs d'escalier, chefs de chambre :

- corvée d'épluché, maximum six jours. - corvée générale, maximum dix jours. En outre, par l'intermédiaire du gérant du Bureau adminis­

tratif, les mêmes cadres internés peuvent proposer au capi­taine commandant le service de gendarmerie du camp une punition de un ou deux jours de prison31. »

Informé de l'imminence de la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, le capitaine Vieux va rédiger une série de notes de service les 14 et 15 juillet 1942. Notes destinées à ses hommes comme aux « cadres » juifs du camp. Une grande masse d'internés va arriver et il convient de mettre immédiatement au pas les hommes, femmes et enfants qui vont découvrir Drancy. Une note de service du 14 juillet prévoit qu'à partir du jeudi 16 juil­let 1942, les chefs de bloc et les chefs d'escalier devront être porteurs d'un brassard estampillé par la gendarmerie du camp. Les « cadres » logés à part, dans le bloc III, seront munis d'un brassard à double estampille. Quant aux éventuels laissez-passer individuels, il seront délivrés aux intéressés contre remise du dit brassard. Le gérant du Bureau administratif du camp était chargé de donner aux chefs de bloc et d'escalier les renseignements à ce sujet, tout en veillant à l'application de cette consigne 3 2.

Pour confirmer cette note de service, le capitaine Vieux rédige le même jour une autre note précisant les modalités rela­tives au port du brassard, avec menace de prison si les ordres n'étaient pas strictement respectés. Il en profite pour agiter une autre menace :

« Il m'est signalé que les internés se trouvant à l'infirmerie n'étaient pas d'une exactitude absolue à l'appel et conti­nuaient à vaquer à leurs occupations. A l'avenir, je rendrai le médecin de service responsable si ces faits se renouvellent33. »

, 30. Le commandant juif du camp, à l'époque Georges Kohn (Ndla). 31. CDJC-CCCLXXVH-6. 32. CDJC-CCCLXXVII-16 B (47). 33. CDJC-CCCLXXVII-16 A (10).

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Le 15 juillet 1942 le capitaine Vieux s'adresse aux gen­darmes pour leur fournir à nouveau quelques précisions sur les brassards dont sont munis désormais les « cadres » du camp. Une fois de plus, il convient d'associer ces derniers à la répres­sion :

«... Les chefs de bloc, d'escalier et leurs adjoints ont été munis d'un brassard dans le but d'abord de les différencier des autres internés et, d'autre part, de leur donner l'autorité indispensable dont ils ont besoin pour assurer leur lourde tâche...

Je rappelle au personnel34 que le chef d'escalier doit se trouver, avant et après l'appel, au bas de l'escalier. J'insiste auprès du personnel pour que cette autorité accordée excep­tionnellement à ces internés ne soit pas détruite mais au contraire renforcée. Par exemple, il ne doit pas exiger que le chef d'escalier, au moment de l'appel, se mette dans les rangs. Il ne doit lui faire une observation justifiée qu'à l'écart des autres internés, etc. En un mot, les gendarmes dont la mission de surveillance est déjà complexe seront aidés par les chefs de bloc et d'escalier s'ils ne détruisent pas l'autorité dont ils ont été nantis. D'ailleurs ces internés ont été triés sur le volet35. En tout cas, tout chef d'escalier ou de bloc ne donnant pas l'exemple ou ne faisant pas son travail me sera signalé sans retard 3 6. »

Ce 15 juillet 1942, le capitaine Vieux sait déjà que les nou­veaux venus ne séjourneront pas longtemps à Drancy. Il convient donc de les isoler dès leur arrivée. Il en informe ses gendarmes :

« Par suite de l'arrivée importante d'internés juifs, il y a lieu de prendre les dispositions en conséquence :

a) Pas un interné, homme ou femme, ne devra stationner ou circuler dans les cours, à l'exception de ceux qui sont appe­lés par leur service.

b) En ce dernier cas, comme pour les corvées, les comman­dants de détachement devront obtenir qu'ils s'effectuent en bon ordre et en silence.

Pour quelque cause que ce soit, en dehors des raisons de ser­vice, je rappelle qu'il est formellement interdit de parler aux internés, hommes et femmes.

c) La promenade des femmes aura lieu à heures fixées par

34. Ici, ce qualificatif désigne les gendarmes (Ndla). 35. Souligné par nous. 36. CDJC-CCCLXXVII B (46).

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M. le commandant du camp 3 7. Elle s'effectuera dans la partie de la cour réservée à cet effet.

Consignes. Interdire formellement toutes communications avec les autres internés. Ne pas causer aux femmes38. »

Se considérant comme le maître après Dieu à l'intérieur du camp de Drancy, le capitaine Vieux va réglementer chaque geste des internés, jusqu'à décider par note de service du 22 juillet 1942 des mouvements de ceux qui doivent se rendre au « Château Rouge », les W.C. :

« Ayant constaté une trop grande indiscipline chez les inter­nés, des sanctions sévères allant de cinq à dix jours de prison seront infligées à ceux d'entre eux qui enfreindraient les règle­ments et consignes, compte tenu des sanctions encourues par les plantons placés en bas des escaliers.

Je rappelle que la libre circulation dans la cour est inter­dite. En conséquence, le planton est responsable de toute sor­tie clandestine. Il tolérera la sortie des internés se rendant aux W.C. par groupe de 10 et ne permettra une nouvelle sortie que lorsque les premiers seront rentrés. La nuit, à partir de 22 heures, deux internés seulement à la fois seront autorisés à sortir par le planton39. »

Ce problème des plantons d'escalier préoccupe vivement les gendarmes de Drancy qui ont mis en place ce système de sur­veillance pour empêcher les internés de quitter leur chambre. Le gérant du Bureau administratif, Georges Kohn, est égale­ment chargé par la gendarmerie de répercuter cette consigne. Ce qu'il fait dans une note de service datée du 21 août 1942, où il se réfère à un ordre du lieutenant Barrai. Nous y apprenons que l'escalier fournissant les plantons sera désormais astreint à désigner dix plantons supplémentaires tous les deux jours. Ceux-ci étant destinés à remplacer leurs collègues qui seraient envoyés en prison - sans doute pour ne pas avoir respecté la consigne. Le gérant du Bureau administratif précise d'ailleurs aux chefs d'escalier que ces plantons, « afin de ne pas se trouver en contravention en stationnant à l'extérieur, devront, par ordre de la gendarmerie, attendre dans la prison du rez-de-chaussée le moment où ils remplaceront leurs camarades 4 0».

Le capitaine Vieux ne se contente pas de codifier chaque

37. Il s'agit du commissaire de police nommé commandant du camp par la préfec­ture de police (Ndla).

38. Archives de la Société d'histoire et d'archéologie de Drancy. 39. Idem. 40. CDJC-CDLVIII-31.

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geste des internés, chaque mouvement des plantons désignés pour surveiller leurs camarades. Deux notes de service, l'une rédigée par le commissaire Guibert, commandant le camp, le 10 septembre 1942, et l'autre par le capitaine Vieux le lende­main, méritent d'être comparées. Le policier se contente de rap­peler que « les internés devront être rentrés dans leur chambre à l'heure fixée chaque jour par le camouflage des lumières ». Pas de menace, pas de sanction prévue. Il n'en va pas de même du chef pandore qui, après avoir fourni quelques précisions, passe directement aux menaces :

« Tout interné stationnant dans la cour au-delà de l'heure fixée sera immédiatement conduit en prison pour une durée de deux jours. En cas de récidive, la peine sera portée à huit jours et, dans certains cas, la déportation sera envisagée*1.»

Fréquemment, les gendarmes se préoccupent de l'absence de marques extérieures de respect des internés envers eux. Une note de service du 11 janvier 1943 souligne ce manquement: « Nombre d'internés ne saluaient aucunement et daignaient à peine se déranger lorsqu'ils se trouvaient sur le passage. » L'auteur de ce rappel à l'étiquette - sans doute le capitaine Richard qui avait repris son poste à Drancy - manifeste son intention d'envoyer les internés à l'école du savoir-vivre.

« Je rappelle que le camp est sous le régime de la discipline militaire. Le Bureau administratif du camp, les chefs de bloc, d'escalier et de chambre doivent éclairer les internés sur les obligations qui leur incombent à ce sujet par des causeries appropriées, exposées, si besoin est, par des interprètes (inter­nés étrangers). Si un pareil état de choses continuait après cette note de rappel, des sanctions seraient infligées aux délin­quants 4 2 . »

Curieuse prétention de ces gendarmes qui, à l'instar des SS dans les camps de l'Est, exigent que ceux qu'ils persécutent les saluent à tout propos, se mettent au garde-à-vous. C'est là une idée fixe qui tourmente l'auteur de cette note de service au point que l'oubli de saluer est assimilé à de la délinquance. Le capitaine Vieux a déjà quitté son service depuis la fin du mois de septembre 1942 mais si son successeur - le capitaine Richard - est moins brutal dans son comportement, il n'en garde pas moins les mêmes réflexes. On peut donc s'interroger

41. CDJC-XXVH-16 B. Corps de phrase souligné par nous. 42. CDJC-CCCLXXVII-16 B (19).

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sur la réflexion de Georges Wellers : « Le capitaine Richard... se montra digne de son uniforme d'officier français... 4 3 »

Selon Wellers, l'influence des gendarmes les plus brutaux allait devenir négligeable après le départ du capitaine Vieux. Pourquoi? « Le service d'ordre intérieur organisé par les prison­niers rendit leur présence inutile 4 4. » Nous reviendrons longue­ment sur ce service d'ordre intérieur, bien connu dans le camp sous le nom de M.S.

Jusqu'à la fin du mois de juin 1943, la vie du camp conti­nuera à être rythmée par les ukases de la gendarmerie. Seule différence notable, le capitaine Richard fera désormais rédiger ses notes de service par les internés du Bureau administratif. Toute la litanie rappelant les heures d'appel, la signification des coups de sifflet, les modalités de circulation dans la cour et dans les escaliers, sera désormais du ressort des « cadres » juifs du camp qui informent régulièrement la population internée que des sanctions seront prises par la gendarmerie contre tout interné qui ne se plierait pas à la consigne 4 5.

Cette note de service du 5 mars 1943 marque bien la nature de la délégation de pouvoir donnée au Bureau administratif. Il en va de même d'un autre texte, du 20 mai 1943, où le chef interné désigné par la police se livre, sur ordre de la gendarme­rie, à un certain nombre de rappels à la bienséance.

« 1) Il est interdit de pendre autour des lits des objets divers formant rideaux.

2) Le séjour des hommes dans les chambres de femmes et inversement n'est que toléré de l l h à 2 1 h e t que ce séjour serait complètement interdit si la tenue n'était pas parfaite. En particulier, il est interdit à un homme de prendre place sur un lit dans une chambre de femmes, quelle que soit la parenté avec la personne à laquelle appartient le lit et inversement dans les chambres d'hommes.

3) Il est interdit de s'allonger sur le sol et d'avoir le torse nue et les cuisses nues 4 6. »

Le capitaine Richard ne manque pas, à l'occasion, de faire savoir qui commande à Drancy. Dans une note de service rédi­gée le 3 mai 1943, il avait redéfini les prérogatives de ses ser­vices dans le camp. Toute décision du commissaire de police

43. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, op. cit., page 150. 44. Idem. 45. CDJC-CCCLXXVIII-16 B (15). 46. CDJC-CCCLXXVII-16 B (7).

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commandant le camp ne pouvait être prise qu'après avis du capitaine commandant le détachement de gendarmerie; parti­culièrement les nominations, les mutations et les révocations au sein de la hiérarchie internée en plein développement. Il était précisé que les internés chargés de la police intérieure du camp étaient placés sous les ordres directs du maréchal des logis chargé de la police intérieure du camp 4 7 .

Moins répressif, apparemment, que son prédécesseur, le capi­taine Richard se sera surtout appliqué à mieux faire participer l'administration juive du camp à la gestion de la répression rampante. La voie sera prête à une plus grande coopération entre internés et geôliers, deux mois plus tard, lorsque Brunner et ses SS prendront directement en charge le camp de Drancy. Désormais, la brigade de gendarmerie ne sera plus responsable que de la surveillance extérieure du camp et des opérations de convoyage des déportés jusqu'à la frontière allemande.

LE PROCÈS DES GENDARMES DE DRANCY : 19-22 MARS 1947

Dès la libération de Paris, plusieurs rescapés de Drancy déci­daient de porter plainte devant la Cour de justice de la Seine contre les gendarmes qui s'étaient faits les auxiliaires et même les complices des nazis. Suite à cette plainte, une instruction fut rapidement ouverte, pour intelligence avec l'ennemi, contre le capitaine de gendarmerie Marcellin Vieux, les lieutenants de gendarmerie Paul Barrai, Ange Piétri, Raoul Dubourg et Can-nac, les adjudants de gendarmerie Jean Laroquette, Emile Bousquet et Jean Laurent, les gendarmes Jean Wattez, Marcel Van Neste, Victor Lambert, René Châtelain, Louis Bourhis, Louis Inca et Enée 4 8 .

Il convient de noter immédiatement qu'aucun de ces inculpés ne fut jamais arrêté. Sur les quinze officiers et gendarmes pour­suivis, dix seulement furent renvoyés devant la Cour de justice de la Seine sous l'inculpation d'atteinte à la sûreté extérieure de l'État. Les dossiers du lieutenant Dubourg et des gendarmes

47. CDJC-CCCLXXVII-16 B (11). 48. C'est à l'avocat Henri Blaustin, lui-même témoin à charge à ce procès, que nous

devons le compte rendu du procès auquel nous nous référons ici. CDJC-CCI-6. Un compte rendu plus détaillé figure aux archives de l'Institut d'histoire du temps présent.

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Châtelain et Bourhis devaient être purement et simplement classés. Le lieutenant Piétri fut renvoyé devant la chambre civique où il ne risquait qu'une vague peine d'indignité natio­nale. Le gendarme Enée étant décédé, l'action publique était éteinte. Quant au capitaine Richard, aucune poursuite ne fut jamais envisagée contre lui.

La justice étant ce qu'elle est, les gendarmes de Drancy tou­jours considérés comme des serviteurs de l'État furent laissés en liberté. Seuls sept gendarmes se présenteront devant la Cour de justice : les lieutenants Barrai et Cannac, ce dernier étant devenu capitaine après la Libération, les adjudants Laroquette et Laurent, les gendarmes Wattez, Lambert et Lucas. Le capi­taine Vieux, laissé en liberté comme ses subordonnés, était en fuite et le commissaire du gouvernement regrettait qu'on se fût fié à sa parole. Quant aux deux autres accusés, Van Neste et Bousquet, ils n'avaient pas été touchés par la citation. Une pré­cision étant fournie à propos de Bousquet qui se couvrait de gloire... En Indochine.

L'exposé des motifs rappelait que, « des officiers de gen­darmerie, des sous-officiers et même des gendarmes profitèrent des circonstances pour abuser de leur autorité dans des condi­tions telles que la radio française de Londres se fit l'écho de leur brutalité et leur promit d'être châtiés dès la Libération ». (Plus précisément, la radio de Londres avait averti les « trois V » de Drancy - le capitaine Vieux, les gendarmes Wattez et Van Neste - qu'ils seraient exécutés pour s'être faits les instru­ments dociles des nazis.)

Avant de prendre la fuite, le capitaine Vieux avait malgré tout été interrogé par un magistrat instructeur devant lequel il avait estimé « exagérés » les actes brutaux qui lui étaient impu­tés. De plus, déclarait-il, il avait rendu de nombreux services à des internés et à la Résistance.

Le système de défense du lieutenant Barrai, le plus brutal des adjoints de Vieux, était classique : il n'avait fait qu'appliquer « peut-être avec un plus de rigueur » les consignes françaises. Nommé capitaine en 1944, Barrai était toujours en poste à l'ouverture du procès en mars 1947. Le lieutenant Cannac, chargé de la surveillance extérieure du camp, après sa prise en main par les SS, allait jusqu'à informer les autorités allemandes des manques de respect à son égard et faisait déporter ceux qu'il désignait ainsi, expliquant au tribunal son attitude, du fait qu'il avait été «outragé». L'adjudant Laroquette, affecté à

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Drancy dès l'ouverture du camp jusqu'en février 1943, était chargé de la police intérieure et plus spécialement de la prison intérieure du camp. Ce gendarme, particulièrement brutal, dépouillait les internés de leur argent. En août 1944, Laro­quette participait à la Libération de Paris, avec les FFI...

Chef de fouille au camp, de novembre 1941 à juillet 1943, le maréchal des logis Van Neste volait les internés, tout comme les gendarmes Enée et Wattez, affectés eux aussi à la fouille. Van Neste menaçait constamment ses victimes de les faire déporter. L'adjudant-chef Laurent, qui se trouvera à Drancy de l'ouverture du camp jusqu'en août 1944, sera bien connu pour ses brutalités et plusieurs anciens détenus viendront témoigner au cours de son procès. Même si, aux dires de certains, son comportement s'adoucira au fil des années, Laurent reconnaîtra qu'il avait appliqué avec sévérité les consignes de ses supé­rieurs. Le maréchal des logis-chef Bousquet maltraitait égale­ment les internés. Pénalement responsable selon les experts, il sera malgré tout souligné qu'à partir du mois de février 1944 il avait participé à des actions contre l'occupant.

Il n'y avait pas de menu fretin parmi les inculpés. Le maré­chal des logis-chef Lambert, responsable de l'hygiène et de la répression du trafic clandestin dans le camp, frappait égale­ment les internés et leur dérobait aussi bien des sommes d'argent que des cigarettes. Ce même Lambert qui dirigeait l'escorte de gendarmes dans un convoi de déportation jusqu'à la frontière allemande 4 9, avait fait usage de son arme contre des internés qui tentaient de s'évader. Le gendarme Lucas était connu comme une véritable brute, bousculant les nouveaux arrivants, frappant à coups de pied et de poing les internés qui ne respectaient pas le règlement selon ses propres critères. Ce gendarme s'était accaparé, en compagnie de quelques col­lègues, des pièces d'or saisies sur un interné.

Finissons-en. Le lieutenant Piétri se comportait comme un bourreau ordinaire. Entre autres brimades, il contraignait cer­tains internés à garder les mains levées face au mur pendant une heure. C'est lui qui obligeait les malades à être présents aux appels. Comme ses collègues, Piétri se réfugia, pour sa défense, dans l'obéissance aux ordres reçus. De même, le lieute-

49. Nous verrons au chapitre « Évasions » jusqu'où pouvaient aller les gendarmes escorteurs dans le respect de la consigne.

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nant Dubourg ne faisait qu'exécuter la consigne, même s'il giflait les internés qu'il interrogeait. Il est vrai que Piétri était également un héros de Résistance. Il protégeait des parachu­tages d'armes et de matériels...

Quant aux gendarmes de base, Enée, Châtelain et Bourhis, « ils paraissent avoir exécuté avec trop de discipline et de zèle, sans doute, les consignes rigoureuses qui leur étaient données ». Ces deux braves pandores, comme leurs camarades, étaient accusés d'avoir dérobé de l'argent aux internés au cours des fouilles. Une vétille presque puisque leur affaire sera purement et simplement classée.

Dans son compte rendu, Henri Blaustin notait : « Les accusés s'étaient forgé si bien des âmes de nazis que lorsque les Alle­mands prirent en charge, en juillet 1943, le camp de Drancy il n'y eut pour les internés aucune différence de traitement avec celui qu'ils subissaient auparavant. » Au cours de sa propre déposition, à l'audience du 31 mars 1947, Henri Blaustin alla droit à l'essentiel :

« ... Dès les premiers jours, les gendarmes ont eu à l'égard des internés une attitude odieuse et étaient animés à notre égard de la même haine que les nazis... Lorsque les déporta­tions ont commencé, le capitaine Vieux et ses subordonnés se sont faits les dociles serviteurs de l'ennemi et ont envoyé aux camps d'extermination des dizaines de milliers de mal­heureux. »

Le 22 mars 1947, le commissaire du gouvernement donnait lecture de son réquisitoire. Très modéré dans son approche, le magistrat, après avoir exprimé la honte de penser que des gen­darmes français s'étaient mis au service des nazis, mettait l'accent sur ceux qui « ont appliqué le règlement d'une façon hostile, d'une façon inhumaine et, de plus, se sont livrés sur les personnes des internés à des brutalités inadmissibles ». (Comme si un tel règlement aurait pu être appliqué de façon humaine.)

Les avocats de la défense avaient tous entonné le même refrain : « Ils ont obéi à des règlements et à des consignes qu'ils avaient pour devoir de respecter et d'appliquer. » Ce qui, bien entendu, permettait de faire l'impasse sur la capacité d'initia­tive de ces militaires qui n'avaient jamais reçu l'ordre de frap­per ni de rançonner les internés, d'organiser le marché noir et moins encore de désigner eux-mêmes certaines victimes pour la déportation.

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Ce même 22 mars 1947, la Cour de justice rendait son arrêt. Dans la batterie de questions posées par le président à la cour, les plus importantes concernaient l'accomplissement d'actes de nature à nuire à la défense nationale, ainsi que l'intention de favoriser les entreprises de toutes natures avec l'Allemagne. Pour ces deux questions, la réponse des jurés fut « oui » en majorité. Il n'en reste pas moins que les sept inculpés allaient tous bénéficier de circonstances atténuantes. Bien entendu, tous ces gendarmes, jadis coupables, s'étaient réhabilités par « des actes de participation active, efficace et soutenue à la Résis­tance contre l'ennemi ».

Comment ne pas qualifier de parodie de justice - deux ans et demi après la Libération - ce procès qui voyait la condamna­tion des tourmenteurs à des peines dérisoires. Parmi ceux qui avaient été simplement frappés d'indignité nationale, certains étaient immédiatement relevés de cette peine symbolique. Ce fut le cas de l'adjudant Jean Laroquette, réhabilité par la Cour de justice « pour participation active efficace et soutenue à la Résistance », comme ses collègues précédemment cités. Seuls les lieutenants Cannac et Barrai étaient condamnés à deux ans de prison ferme et à la dégradation nationale pour cinq ans mais ils furent graciés et relevés de l'indignité nationale au bout d'un an.

Le gendarme Wattez était frappé d'indignité nationale et de dégradation nationale pour cinq ans; l'adjudant Jean Laurent et les gendarmes Victor Lambert et Louis Lucas, purement et simplement acquittés; le gendarme Van Neste, qui n'avait pas été touché par la citation du 19 mars 1947, devait comparaître à l'audience du 27 juin 1947. Il fut condamné à six mois de pri­son et à la dégradation nationale pour cinq ans. Là encore, toute culpabilité d'intelligence avec l'ennemi avait été rejetée et les circonstances atténuantes accordées.

Témoin à charge contre l'adjudant Bousquet, l'avocat Yves Jouffa n'a pas encore admis que le gendarme qui l'avait frappé ait été purement et simplement acquitté :

« Le tribunal avait considéré qu'il ne s'agissait pas, en l'occurrence, d'intelligence avec l'ennemi. On ne lui repro­chait que des brutalités dont, naturellement, je n'ai pas été la seule victime. A la barre des témoins, j'ai essayé d'expliquer que le fait de frapper des détenus constituait une entreprise de démoralisation de ces détenus et donc, indirectement, une entreprise d'intelligence avec l'ennemi. Le commissaire du gouvernement m'a alors coupé la parole en me disant : " Vous

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êtes là pour témoigner sur des faits et non pour vous livrer à des considérations juridiques. " Le tribunal est revenu avec un verdict d'acquittement mais nous avions appris entre-temps que Bousquet s'était couvert de gloire en Indochine50. »

Quant au capitaine Vieux l'histoire ne dit pas ce qu'il est devenu.

A aucun moment, la Cour de justice ne s'était interrogée sur l'opportunité, pour des militaires, de se mettre au service de l'occupant nazi. Ce qui constituait un délit majeur. Au terme de son compte rendu, M e Henri Blaustin notait amèrement : « Le procès du camp de Drancy n'a pas encore été fait ! » Sobre­ment, il rappelait :

« Il ne faut pas oublier que Drancy fut le vestibule d'Ausch-witz. Jour après jour, nous avons vu nos camarades parqués entre les barbelés de la cour de Drancy, enfermés dans les blocs affectés à ceux qui devaient partir en déportation et s'en aller au crépuscule sinistre du matin, courageux, résignés mais confiants dans la justice qui devait un jour châtier leurs bourreaux... »

A l'heure de ces verdicts qui dédouanaient véritablement les pandores de leurs actes, qu'était devenu cet avertissement émis par la radio de Londres, en 1942, prévenant les «Trois V» qu'ils « seraient exécutés pour s'être faits les instruments dociles de l'ennemi».

50. Entretien avec Yves Jouffa.

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I I I

L A P R É F E C T U R E D E P O L I C E

Dès l'ouverture du camp de Drancy, la préfecture de police en avait assuré la direction effective. C'est un fonctionnaire qui avait été nommé commandant. Jusqu'à la fin du mois de juin 1943, les gendarmes présents au camp - à l'intérieur et à l'exté­rieur - étaient placés sous les ordres de la police française. Après la prise de contrôle du camp par Brunner et ses SS, la police sera mise en demeure de partir mais les gendarmes reste­ront.

Le premier commandant du camp, le commissaire Savart, n'a guère laissé de traces de son activité. Il devait être rapide­ment remplacé par un ancien chef de bureau de l'administra­tion centrale de la préfecture de police, Laurent, devenu mar­chand de meubles avant d'accéder à cette responsabilité. C'était un personnage vindicatif et tout naturellement anti­sémite. Vint ensuite, vers la fin du printemps 1942, le commis­saire en retraite Guibert, qui occupera le poste jusqu'à l'arrivée des SS en juillet 1943. Guibert avait été rappelé au service, pour cette mission, car cet ancien commissaire du XII e arron­dissement de Paris était sans doute considéré comme un spécia­liste, vu la densité de la population juive de ce quartier.

« C'était un vieux flic, qui avait terriblement la trouille des Allemands mais il ne faisait pas de zèle. A côté des gendarmes ou des types de la PQJ, Guibert était un personnage falot '. »

Si les fonctionnaires de la préfecture de police présents à Drancy ne se sont pas signalés par des voies de fait sur les inter-

1. Entretien avec Yves Jouffa.

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nés, c'est qu'ils opéraient avant leurs collègues du « terrain ». En mai et août 1941, puis en juillet 1942 et en février 1943, c'est la police parisienne qui avait procédé aux rafles permet­tant de peupler le camp de Drancy. En zone sud, la police natio­nale aura la même activité à Lyon, Marseille, Toulouse, etc., associée aux gendarmes dans les campagnes.

A Drancy, jusqu'en juin 1943, la préfecture de police était directement responsable de la constitution des convois de déportation, à chaque réquisition des nazis. Il ne faut pas oublier que, du temps de l'administration française du camp, près des deux tiers des 76 000 Juifs déportés le seront grâce aux soins exclusifs de la police et de la gendarmerie de ce pays.

Les brigades de gendarmerie constituaient la partie la plus visible de l'iceberg Drancy. Les inspecteurs de la P.P. présents dans le camp veillaient surtout à ce que les instructions du ser­vice IV J de la Gestapo ne souffrent aucun retard. D'où leur apparente « correction ». En amont, la police française s'était largement impliquée dans la répression antijuive; au sommet particulièrement lors de la préparation des grandes rafles. Le secrétaire général à la police de Vichy, René Bousquet, était en contact permanent avec Karl Oberg, chef supérieur des SS et de la police nazie en France. Son adjoint en zone occupée, Jean Leguay, négociait les modalités des rafles et des déportations avec le chef du service IV J, Dannecker, puis Roetkhe.

Depuis Vichy, Bousquet donnait ses ordres au préfet de police, ce dernier chargeant de l'essentiel de la mise en œuvre des rafles le directeur de la police municipale, Hennequin. C'est également depuis les services de Bousquet que partaient les notes de service préparant la répression antijuive destinées aux préfets des deux zones. De la même façon, Bousquet don­nait directement ses ordres aux services de la gendarmerie, ce qui montre bien la puissance de cet homme.

Au sein de la préfecture de police, les services, qui avaient pour vocation le traitement de la question juive, s'étaient multi­pliés depuis le début de l'occupation. Cela en liaison directe avec la SIPO/SD (police de sûreté nazie) et le service IV J. Il y avait principalement la Direction administrative des affaires de police générales, sous la houlette du directeur François. Ce ser­vice qui coordonnera les opérations de recensement des Juifs en zone nord, le 3 octobre 1940, réalisera un fichier dont le SS

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Dannecker pourra dire qu'il était un modèle du genre (un sys­tème mécanographique élémentaire avait été mis en œuvre pour gérer des dizaines de milliers de fiches très détaillées : par ville, par quartier, par profession, par origine, etc.). Deux fonc­tionnaires de la préfecture de police, Tulard et Peretti, furent les maîtres d'oeuvre de ce fichier dont la preuve de la destruc­tion - après la Libération - n'a jamais été apportée. C'est un autre problème d'estimer que ce fichier soit devenu obsolète avec le temps. Bien entendu, ce fichier réalisé sous la responsa­bilité directe du préfet de police Roger Langeron (dont on dira plus tard qu'il avait été résistant) sera mis à la disposition de la Gestapo.

Outre cette entreprise du fichier, qui allait être à l'origine de toutes les rafles déclenchées en zone occupée de 1941 à 1944, le service François assurait la gestion des camps d'internement de Beaune-la-Rolande, Pithiviers puis Drancy. Selon le directeur de la police municipale, Hennequin, lors de son audition devant un juge d'instruction, en 1948, le service François sera à l'ori­gine d'environ 20 000 arrestations. Plus directement sur le ter­rain, le service Permilleux prendra le relais de celui de François en 1943. Permilleux, déjà sous-directeur des affaires juives à la préfecture de police, signera tous les ordres de déportation en 1942 et 1943.

Il n'est guère de service de la préfecture de police qui se soit désintéressé du problème juif jusqu'en août 1944. Il convient de citer plus particulièrement la troisième section des Renseigne­ments généraux dont l'inspecteur principal Sadowsky était l'un des ténors de la chasse aux Juifs. Il faut également noter que la cinquième section des Renseignements généraux, qui s'intéres­sait plus spécialement aux Juifs étrangers, avait pour chef l'ins­pecteur Jean Dides. (Dix ans plus tard, devenu commissaire, Jean Dides allait s'illustrer dans la vie politique française aux côtés de Pierre Poujade.) Toujours selon les déclarations d'Hen-nequin, en 1948, ces deux services des R.G. seront à l'origine de l'arrestation d'environ 10 000 Juifs dans la région parisienne 2.

La préfecture de police était non seulement chargée de la res­ponsabilité effective du camp de Drancy mais sa direction

2. Ces hauts fonctionnaires de police connaîtront des sorts divers après la Libération. François ne sera jamais poursuivi; Hennequin sera condamné à huit ans de prison. Legay, décédé en 1989, et son chef Bousquet n'ont pas été inquiétés, mis à part une peine de cinq ans d'indignité nationale, aussitôt amnistiée pour « services rendus à la Résistance ».

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s'était intéressée de très près à sa création. Lors de la confé­rence qui avait suivi l'ouverture du camp, le directeur François était accompagné du commissaire divisionnaire Luce des R.G., du commissaire divisionnaire Lefèvre de la P.J., du commis­saire principal Oudart des R.G. ainsi que du commissaire David, membre de l'état-major de la police municipale 3.

Quelle que soit l'argumentation avancée par la suite, il est tout à fait évident que la police française avait été mise sous le contrôle direct des autorités d'occupation. Cela pour un cer­tain nombre de tâches non prévues par les clauses de la Convention d'armistice mais considérées comme naturelles par les nazis, vu l'évolution de la législation française depuis le mois de juillet 1940. Un rapport de l'état-major allemand en France, en date du 7 mars 1941, ne laisse aucun doute à ce sujet :

« Une loi française du 4 octobre 1940 constitue la base juri­dique pour l'internement des Juifs. C'est pour cette raison que le gouvernement français doit effectuer également les inter­nements 4. »

Au cours du procès instruit contre les chefs de la police alle­mande en France, Helmut Knochen et Karl Oberg, en sep­tembre 1954, Oberg ne faisait nul mystère de l'allégeance de la police française aux ordres des nazis. C'est ce qui ressort de son témoignage à l'audience du 20 septembre 1954:

«... Les forces qui avaient été mises à la disposition du commandant supérieur des SS et de la police par le Reichs-fUhrer SS et les chefs de la police allemande se montaient, dans le secteur de la police de sûreté, à environ 2 000 hommes.. Dès le début, il a donc été nécessaire d'avoir recours à l'aide de la police française.

(...) Ainsi que je l'ai déjà exposé, le commandement mili­taire disposait du droit de donner des instructions, voire des ordres à la police française. Heydrich 5 avait adopté le point

3. Reconverti dans la chasse aux résistants, le commissaire David se rendra célèbre comme tortionnaire et sera l'un des rares policiers de haut rang condamné à mort et exécuté.

4. CDJC-LXXIX a 14. 5. Jusqu'en mai 1942 Reinhard Heydrich avait été le chef du RHSA, organisme qui

coiffait les services de police, de renseignement et la Gestapo. C'est à ce titre qu'il avait été l'organisateur de la conférence de Wannsee sur la Solution finale. Devenu protec­teur de Bohême-Moravie, il sera abattu par des résistants tchèques le 29 novembre 1942.

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de vue sur lequel il fallait laisser à la police française la plus grande autonomie possible. Il ressort de ces accords6 qui se trouvent au dossier que, du côté allemand, on a renoncé pra­tiquement à la faculté de donner des ordres à la police fran­çaise. Par la suite, je m'entretins environ une fois par semaine avec le secrétaire général à la police Bousquet. Au cours de ces entretiens, nous avons discuté avec une franchise totale de la meilleure manière dont la police française pouvait prêter appui à la police allemande7. »

Au camp de Drancy, le personnel de la préfecture de police sera relativement peu nombreux, d'août 1941 jusqu'à la fin du mois de juin 1943. L'équipe de direction, outre le commissaire commandant le camp, comprenait l'inspecteur principal Thi-baudat, le caissier principal Kieffer et le rédacteur auxiliaire Lugan. S'y ajoutaient comme collaborateurs permanents les inspecteurs Koerperich (qui faisait fonction d'interprète avec les nazis), Lefebvre, Mallereau et Prost. Il y avait également un inspecteur spécial des Renseignements généraux détaché à Drancy, Perrault, et quelques auxiliaires : Gillet, Hamat, Mou-nier et un jeune enquêteur, arrivé en septembre 1942, Raymond Gallais, dont le témoignage recueilli en septembre 1944 ne manque pas d'intérêt.

Grâce à Raymond Gallais qui racontait Drancy sur le mode « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! », il est malgré tout possible de reconstituer l'univers des fonction­naires de la préfecture de police à Drancy, en septembre 1942 8 .

Outre le bureau du commissaire de police commandant le camp, installé au fond de la cour, à droite, les bureaux des ins­pecteurs se trouvaient au rez-de-chaussée à la suite et étaient composés de cinq grandes pièces. Dans le premier bureau étaient entreposés les doubles des fichiers constitués au secréta­riat du camp, c'est-à-dire au bureau de la chancellerie alle­mande qui jouxtait les bureaux des inspecteurs (ce que Ray­mond Gallais a omis de préciser dans son témoignage). Dans ce bureau, l'inspecteur Mallereau tenait le livre journalier de la fluctuation des arrivées au camp et des déportations. Le second bureau servait de base à l'inspecteur principal Thibaudat. Dans la troisième pièce, il n'y avait qu'une table, utilisée lors des opé-

6. Oberg évoquait ici les accords passés entre ses services et René Bousquet lors de rencontres en juin 1942 pour préparer la rafle des 16 et 17 juillet 1942.

7. Minutes du procès Oberg-Knochen. CDJC-CCCLXIV-5. 8. CDJC-CCXVII-27 et 68.

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rations de fouille. Dans la quatrième pièce, d'autres fichiers, des dossiers et trois grandes tables meublaient les lieux. A ces tables travaillaient, au contact des inspecteurs, quatre internés détachés du Bureau des effectifs et, parmi eux, Georges Schmidt, qui sera plus tard commandant juif du camp (de novembre 1943 à avril 1944). Le cinquième bureau était des­tiné au classement des cartes d'alimentation dont les internés étaient délestés dès leur arrivée. Coupant cette série de bureaux, un couloir donnait accès à la cour de la gendarmerie.

Avec une certaine naïveté, Raymond Gallais notait: «Je constatais avec plaisir que les internés travaillant au

bureau de la préfecture de police étaient relativement plus heureux que les internés à l'intérieur du camp. En effet, ils devisaient avec les inspecteurs, tout en fumant des cigarettes que ceux-ci leur offraient9. C'était autant de gens dont la souffrance était réduite I 0. »

La procédure d'arrivée au camp et d'enregistrement des Juifs raflés - la routine quotidienne - est bien décrite par le jeune enquêteur :

« Tous les jours, il y avait des arrivées au camp... à peu près à toutes les heures de la journée. Aussi, lorsqu'il n'y avait qu'une cinquantaine d'arrivées, ils étaient seulement matri­cules, fichés, enregistrés, fouillés et dépouillés dans la salle des inspecteurs. Des gendarmes les faisaient circuler de la cour de la préfecture de police par le couloir, puis par la pre­mière pièce, la troisième, la quatrième, le couloir puis la cour de la gendarmerie où ils étaient groupés et finalement dirigés vers la grande prison u . Dans la première pièce, on leur reti­rait leurs cartes de textile et d'alimentation, on leur prenait leur argent. Dans la troisième pièce, ils étaient fouillés. Dans la quatrième pièce, par leurs coreligionnaires travaillant au bureau, ils étaient inscrits 1 2. »

Raymond Gallais est un témoin scrupuleux et il ne néglige aucun détail, même les plus scandaleux selon son analyse.

« Le produit de la fouille allait le plus souvent soit vers la Cité 1 3 soit vers le Secours national. Dans l'attente, il était

9. Selon le règlement en vigueur, établi en août 1944 par l'amiral Bard, préfet de police, interdiction avait été faite aux internés de fumer.

10. CDJC-CCXVII-27. 11. Raymond Gallais désignait ainsi les bâtiments du camp. 12. CDJC-CCXVII-27. 13. La préfecture de police.

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entreposé dans le coffre de l'inspecteur principal ou dans une grande salle du 2 e étage du même bâtiment. Ce n'était qu'exceptionnellement, en raison de la massive arrivée qu'on avait procédé la veille dans la cour de la gendarmerie. Ce matin-là, aussi, je fis la connaissance du caissier comptable, M. Kieffert, et de son aide, un interné.

La fouille était un scandale monstrueux. Aucun contrôle, rien n'était noté de ce qu'on leur retirait. Aussi bien de ceux qui étaient libérés, et ils étaient tellement rares, et qui ne recevaient rien de ce qui leur avait été volé14. Il reste à pen­ser que chacun pouvait se servir et chacun se servait en effet ".»

Pas tellement naïf, finalement, l'enquêteur stagiaire partici­pait, timidement il est vrai, au banquet.

« En toute chose il faut une certaine limite et se conten­ter de peu. M. Thibaudat, inspecteur principal adjoint en fit la triste expérience un peu plus tard. Il fut révoqué séance tenante1 6. Le scandale s'était passé après mon séjour à Drancy. Je n'en ai entendu que des échos fort vagues et différents... Moi aussi, je l'avoue sans honte, j'ai pris quelques cartes d'alimentation, j'ai pris quelques ciga­rettes aussi1 7. »

Dans son désir de ne pas donner une trop mauvaise image des inspecteurs de la P.J. travaillant au camp de Drancy, Raymond Gallais cherchait à adoucir l'abominable tableau qu'il s'était appliqué à décrire en citant les propos de ses collègues qui démentaient ce qui constituait une règle bien connue : le pillage des internés lors de la première fouille.

« Nous autres, détachés de la police judiciaire, croyez bien que nous sommes loin d'être des collaborateurs. D'ailleurs, vous avez pu constater que lors des fouilles, nous leur laissons le maximum possible. Un suicide est toujours possible pour ces pauvres gens dans la situation où ils se trouvent. Eh bien, si la police allemande apprenait que l'un des internés ait attenté à ses jours, soit à l'aide d'un couteau, rasoir, même par un tesson de bouteille ou par le feu, c'est le commandant du

14. Souligné par nous. 15. CDJC-CCXVII-27. 16. Ce policier actif, qui s'était servi de façon un peu trop voyante, aurait détourné

environ un million de francs de l'époque et avait peut-être été dénoncé par des collègues moins entreprenants (Ndla).

17. CDJC-CCXVII-27.

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camp qui en assumerait toute la responsabilité18... Vous voyez bien que notre tâche est ingrate »

Selon les témoins, le profil des inspecteurs de la préfecture de police en poste à Drancy diffère:

« L'inspecteur principal Thibaudat, souvent brusque dans ses façons d'accueillir les gens, parfois dur dans ses décisions, évitait néanmoins les cruautés, les injustices flagrantes et les façons arbitraires de trancher le sort des internés. Sa réputa­tion dans le camp gagnait beaucoup grâce à ses manières réservées envers les Allemands. Il fut brusquement destitué au cours de l'hiver et on racontait que sa disgrâce était due aux services qu'il rendait à certains prisonniers. Ces bruits, peut-être faux, ne paraissaient pas vraisemblables aux inter­nés 2 0. »

Yves Jouffa exprime un sentiment à peu près identique à pro­pos de cet inspecteur :

«Thibaudat a incontestablement aidé un certain nombre d'internés. Je suis reconnaissant d'une chose envers lui. Un jour en décembre 1941, on a fait descendre dans la cour tous les internés et les gendarmes ont commencé à appeler des noms. Nous avons appris par la suite que ceux que l'on avait fait sortir des rangs avaient été fusillés comme otages. Parmi les appelés, il y avait un Jouffa dont le prénom était Aron.

Comme ce n'était ni le prénom de mon père ni le mien, nous n'avons pas répondu mais nous avons demandé à l'inspecteur Thibaudat ce que nous devions faire. Sa réponse fut : ne dites rien mais cachez-vous21.»

Sur l'inspecteur-interprète Koerperich, les réactions diffèrent quelque peu :

« Malheureusement pour le camp, l'inspecteur principal et même le commandant étaient manifestement dominés par l'inspecteur Koerperich. Ce dernier, qui parlait très bien l'allemand, s'occupait inlassablement du camp. Pour lui, il n'y avait pas d'obstacle pour déporter quelqu'un. Ses propres décisions étaient toujours défavorables aux prisonniers et ses initiatives pour provoquer des décisions de la part des Alle­mands, fréquentes. Toujours paradant à côté des Allemands

18. Bien que dépouillés de toute arme par destination, plusieurs internés se suicide­ront en sautant par les fenêtres.

19. CDJC-CCXVII-27. 20. Georges Wellers, L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, op. cit., pages 149-150. 21. Entretien avec Yves Jouffa.

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quand ils venaient dans le camp, il donnait l'impression d'avoir une grande amitié pour le sous-officier Heinrich-son22... L'inspecteur Koerperich servait d'interprète et en même temps de conseiller. Pendant les déportations, il faisait preuve d'un zèle pénible à voir et frappait les déportés qui ne se pliaient pas assez docilement à ses ordres23.»

Yves Jouffa confirme : «L'inspecteur Koerperich était ignoble et, à plusieurs

reprises, je l'ai envoyé promener. Après la Libération, il a essayé de me joindre par l'intermédiaire de son avocat mais j'ai refusé de témoigner à son procès. Koerperich a effective­ment collaboré24.»

Il reste que si les souvenirs des rescapés se recoupent fré­quemment, les humiliations n'ont pas toujours été ressenties de façon identique.

«Le matin du départ, en présence soit du Hauptsturm-ftlhrer Roetkhe, successeur de Dannecker ou de son adjoint Heinrichson, la police française procède à l'appel des internés qui sont immédiatement emmenés en autobus jusqu'à la gare du Bourget. Disons que l'inspecteur Thibaudat (plus tard arrêté pour avoir trafiqué de sa fonction) et l'inspecteur Koer­perich (dont la connaissance de l'allemand en a fait le préféré des SS) participent avec une désinvolture digne de leurs maîtres à cette triste et répugnante besogne25. »

Selon Georges Wellers, le commissaire de police en retraite Guibert, commandant le camp de Drancy durant plus d'un an, était humain:

«... Accessible à la raison, il se laissait convaincre par des arguments solides, et un appel à son cœur ne restait pas tou­jours vain. Il accordait une grande confiance au chef de camp interné. Son attitude envers les Allemands restait correcte26. »

Plus généralement, les policiers du service des étrangers de la préfecture de police de Paris se contentaient de contrôler le camp, laissant le sale travail quotidien aux gendarmes. Installés confortablement dans leur rôle de garant de l'ordre public, ils

22. Collaborateur de Théo Dannecker puis de Heinz Roethke, à la section anti-juive de la Gestapo.

23. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, op. cit., page 150. 24. Entretien avec Yves Jouffa. 25. Darville et Wichene, Drancy la Juive, op. cit., page 28. 26. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 149.

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ne se posaient guère de questions sur cette répression antijuive dont ils étaient en fin de compte les maîtres d'oeuvre:

« Les policiers reconnaissaient simplement exécuter les ordres des Allemands. Ils disaient : " Ce n'est pas nous qui déportons, c'est le service IV J de la Gestapo. " En l'occurrence, le fameux Dannecker27. »

Dès sa nomination comme commandant du camp, en octobre 1941, le marchand de meubles Laurent n'avait pas caché sa volonté de mater les Juifs internés dont il avait le contrôle. L'une de ses principales préoccupations consistait à traquer la correspondance clandestine qui s'était développée. Il est vrai que cette pratique - nous l'avons vu - devait beaucoup aux gen­darmes qui se faisaient rémunérer leurs services à des tarifs prohibitifs. Comment, en effet, ne pas chercher à écrire lorsque le courrier était réglementairement limité à deux cartes pos­tales (donc courrier ouvert) par mois? Dans une note de service du 26 décembre 1941, le commandant Laurent fulminait contre ceux qui ne renonçaient pas à rester en contact épistolaire avec leur famille et menaçait de quinze jours de prison tous ceux qui se trouveraient en contravention avec les interdits en vigueur 2 8.

Depuis la libération de quelque 800 internés malades ou âgés de moins de dix-huit ans, en novembre 1941, les colis ali­mentaires ont été enfin autorisés mais les policiers qui pro­cèdent à la fouille des paquets y ont découvert les lettres clan­destines. Le 31 décembre 1941, Laurent se déchaînait à nouveau et menaçait:

« Les internés sont invités à prévenir leur famille qu'à dater du 15 janvier 1942, tout colis qui contiendrait autre chose que les trois kilos de vivres autorisés, et notamment des lettres, sera confisqué et que le destinataire du colis sera passible d'une sévère sanction disciplinaire29. »

Comment empêcher des prisonniers de communiquer avec leur famille, si proche? A ce propos, un ancien militant de la résistance communiste juive, nous a révélé l'une des pratiques en usage pour passer clandestinement du courrier. Comme les internés de Drancy avaient obtenu rapidement le droit d'envoyer leur linge à laver dans leur famille, le courrier se trouvait parfois dans les pièces d'habillement qui revenaient

27. Entretien avec Théo Bernard. 28. CDJC-CCCLXXVII-6 (57). 29. CDJC-CCCLXXVII-16 A (38).

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propres et repassées. Il y avait particulièrement dans les cou­tures des mouchoirs de minuscules missives rédigées d'une écri­ture serrée sur du papier à cigarettes. De cette façon, les infor­mations extérieures pénétraient dans le camp et les familles, comme les militants restés libres, étaient informés des condi­tions de la vie quotidienne à Drancy 3 0 .

L'existence de ce courrier clandestin était insupportable au commandant Laurent qui s'acharnera. Témoin cette note de service du 2 janvier 1942 qui, comme la précédente, était à faire lire par les chefs d'escalier à tous les internés :

« A l'occasion du 1 e r janvier, les punitions légères de prison encourues par les internés sont levées. Ne sont maintenues, par raison disciplinaire, que les punitions graves motivées pour tentative d'envoi de correspondance clandestine, tenta­tive d'évasion et responsabilité de destruction par le feu du matériel administratif31.»

Cette note fut transmise à l'adjudant-chef Laroquette pour exécution. Ce qui démontre, s'il en était nécessaire, que si les gendarmes se salissaient les mains, c'était pour obéir aux consignes émanant de la préfecture de police. Il est vrai que mis à part ces interventions mesquines destinées à brimer plus encore les internés, les hommes de la préfecture de police lais­saient aux gendarmes le soin de faire régner l'ordre dans le camp. Les policiers intervenaient à un autre niveau et parti­culièrement pour la préparation des convois de déportation. Les inspecteurs de la P.P., détachés à Drancy, allaient donner sur ce terrain la mesure de leur talent.

Un document daté du 26 juin 1942 est particulièrement éclairant sur la docilité des policiers. Il s'agit d'un rapport adressé par le commandant Laurent à François, sous-directeur de la préfecture de police et chargé, nous l'avons déjà noté, de la direction des Étrangers et des Affaires juives. Dans ce rap­port, on voit, jour après jour, presque heure par heure, com­ment les policiers de Drancy exécutaient les ordres des nazis. Il convient de s'intéresser plus particulièrement aux marchan­dages entre la préfecture de police, la police aux Questions

30. Entretien avec Emmanuel Mink (janvier 1987) interné à Drancy le 21 août 1942 et déporté à Auschwitz depuis Compiègne le 27 mars 1942. En 1937, Emmanuel Mink avait été le commandant de la compagnie Botwin dans les Brigades internationales, en Espagne.

31. CDJC-CCCLXXVII-16 a (37).

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juives et les nazis, qui avaient présidé à la constitution d'un convoi de déportation le 22 juin 1942. Plus généralement, ce rapport est révélateur de la servilité des policiers français.

« J'ai l'honneur, selon la demande que vous avez bien voulu me faire par téléphone, de vous décrire ci-après la suite des indications écrites ou verbales, des contre-ordres et des modi­fications survenues dans les préparatifs du départ des internés emmenés lundi matin 22 courant du camp de Drancy par les Autorités occupantes selon ce dont je vous ai déjà rendu compte.

16 juin. Note de la Police aux Questions juives concernant le convoi de 1 000 internés, dont copie ci-jointe.

17 juin. Je propose 583 internés seuls aptes au travail au camp de Drancy et décomposés comme suit : 502 aptes au tra­vail, 30 soi-disant Turcs, non reconnus par leur consulat, actuellement aptes et, enfin, 51 inaptes temporaires récupérés sur indications du docteur Tisné et seuls aptes au travail, ajou­tés. Je suggère en même temps, d'accord avec vous, vous vous en souvenez, que la Police aux Questions juives propose de prélever le complément jusqu'à 1 000 aft camp de Beaune-la-Rolande ou de Pithiviers.

17 juin. La Police 2ux Questions juives répond : prière de compléter le chiffre donné ce matin à 600 et y ajouter 200 inaptes temporaires pour parfaire le total de 800 internés partant. On ne peut prendre personne dans les deux camps du Loiret précités.

19 juin. Ma réponse à la Police aux Questions juives : 583 aptes, plus 173 inaptes temporaires désignés par le doc­teur Tisné, en tout et pour tout. Soit 756 au total. Sur la demande de la police aux Questions juives, je fais établir des listes en conséquence et je les fais porter le jour même rue Greffuhle en cinq exemplaires avec lettre d'accompagnement, comme on me l'avait demandé.

20 juin. Le capitaine Dannecker arrive au camp le samedi matin à 8 h 3/4. Il précise à mon adjoint, M. Thibaudat, qu'il lui faut désigner 930 internés dans le délai d'une heure et les préparer de suite pour le départ du lundi. Ce choix, en l'absence du docteur et dans un délai aussi restreint étant matériellement impossible à assurer, je rejoins l'officier alle­mand et lui expose les raisons pour lesquelles il m'est impos­sible d'accéder à sa demande. Je lui demande de me faire confiance en me permettant de tenir prêts, pour le lundi matin 22 courant à 6 heures, les 930 internés dont il a besoin32.

Pour atteindre ce chiffre, un seul moyen restait à ma dispo-

32. Souligné par nous.

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sition et je vous en ai avisé aussitôt en allant vous voir et en vous exposant la situation, c'était d'atteindre les anciens combattants33. Après étude attentive de la situation de mes effectifs, j'ai donc dû faire désigner par le docteur Tisné de nouveaux inaptes temporaires et en y ajoutant 150 anciens combattants, j'ai pu atteindre le chiffre de 930 demandé par les autorités occupantes. J'ai même pu prévoir une petite réserve de 15 internés inaptes temporaires, également destinés à me permettre de répondre aux changements de la dernière heure qui, je le prévoyais bien, ne pouvaient manquer de m'être demandés. Le 20 au soir, cinq exemplaires de la liste des 930 ont été remis par moi-même à M. Schweblin34.

La journée entière du 20 courant et la matinée du dimanche 21 jusqu'à 12 heures ont été consacrées à l'évacuation des cinq premiers escaliers, et la répartition des occupants dans le reste du camp, opération délicate parfaitement exécutée par la gendarmerie dans les délais voulus et comportant un relevé écrit de tous les occupants de chaque chambre, l'appel ne pou­vant être fait de façon utile et précise sans ce relevé complet. Ce même dimanche 21 courant, l'après-midi a été consacré, de 12 heures à 17 heures, à la fouille des bagages des internés désignés pour partir, fouille exécutée dans un réfectoire et dans une salle de distribution de colis par vingt-cinq inspec­teurs de la Police aux Questions juives.

Je dois à la vérité vous dire que cette opération a été exé­cutée, cette fois-ci, dans des conditions qui m'ont donné toute satisfaction. Après la fouille, les 930 partants ont été dirigés vers les cinq premiers escaliers et suivant les ordres reçus, rigoureusement isolés depuis la sortie de la fouille jusqu'au moment du départ du lendemain.

Lundi 22 juin. Les 930 partants étaient réunis dans la cour à 5 h 3/4. L'officier et le détachement allemand sont arrivés peu de temps après 6 heures. Le capitaine Dannecker a dési­gné un nouveau partant d'office35. La police aux Questions

33. Idem. 34. Le commissaire Schweblin était alors le patron de la Police aux Questions juives. 35. Il s'agissait du docteur Samuel Steinberg, médecin-chef du camp de Drancy

d'octobre 1941 au 22 juin 1942. Dans le procès-verbal d'une déposition destinée au tri­bunal de Nuremberg, le docteur Steinberg déclarait : « Je fis partie du convoi parti le 22 juin 1942, qui comprenait entre autres des malades en traitement à l'infirmerie. Je protestai pour un grand malade et le capitaine Dannecker me répondit que je pourrais suivre le traitement de ce malade en le suivant. Le commandant français du camp, M. Laurent, intervint cinq fois pour que je reste au camp mais mon départ fut maintenu sur les ordres du capitaine Dannecker. Nous partîmes le 22 juin 1942 de la gare de Drancy. A notre convoi vinrent se joindre 77 femmes de la caserne des Tourelles. A noter que le registre de la prison des Tourelles mentionne le convoi avec la mention " livrées aux A.A. ". Notre convoi comprenait 930 hommes et 77 femmes. » (CDJC-XV a 176).

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juives a demandé deux ou trois suppressions que j'ai pu combler grâce à la réserve constituée comme je l'ai expliqué ci-dessus ; la sortie du camp a commencé à 6 h 1 /2 pour se ter­miner à 8 h 1/4 sans incidents. Les 12 tonnes 500 représen­tant les 14 jours de vivres de réserve 3 6 ont été chargées dès 6 heures dans les deux autobus et ont pu être mises dans le même train.

P. S. Les 150 anciens combattants désignés pour le départ se décomposaient comme suit : 14 avaient fait la guerre de 14/18, dont un décoré de la Légion d'honneur mais désigné impérativement par le capitaine Dannecker (le docteur Bloch, chirurgien à l'hôpital des Enfants Malades; 114 ayant fait la campagne 39/40 mais sans citation et sans distinction parti­culière, sauf 5 d'entre eux; 6 ayant fait la campagne coloniale dont un cité; 2 pupilles de la Nation et 14 ayant servi dans les armées étrangères, soit au total 150. Sur ces 150 noms relevés, 65 Français d'origine, 47 Français naturalisés récemment et 38 étrangers31, »

Une autre lettre du commandant Laurent, expédiée au direc­teur François, le jour même du départ de ce convoi, précise que les opérations se sont déroulées de façon normale. Aucun incident grave ne s'étant produit sauf trois ou quatre internés « paraissant pris de malaise » 3 8 . Selon le Mémorial de la dépor­tation de Serge Klarsfeld, seuls cinq hommes de ce convoi sur­vivront en 1945.

Alors que le marchand de meuble Laurent vit ses derniers jours à la tête du camp de Drancy, c'est à lui qu'est revenu l'honneur de décorer les internés de l'étoile jaune; tout comme ceux des Juifs qui sont encore en liberté. A Paris ou dans les grandes villes de la zone occupée, l'étoile jaune a surtout pour fonction de distinguer les Juifs des autres habitants de la cité. Il n'en va pas de même à Drancy où l'ensemble de la population est juive. Qu'importe, les nazis ont exigé qu'il en soit ainsi et, le 18 juin 1942, Laurent va répercuter les ordres.

« 1) Tous les internés juifs du camp de Drancy des nationa­lités désignées (*) doivent obligatoirement porter l'insigne juif solidement cousu, même sur les vêtements de travail, bourge-

36. Pour chaque convoi, les nazis exigeaient 14 jours de vivres de réserve alors que le trajet jusqu'à Auschwitz ne durait généralement que 2 jours. Une façon comme une autre d'approvisionner l'intendance militaire à l'Est.

37. CDJC-XXV b-3. 38. CDJC-XXV b-3.

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rons, etc., et au cours des corvées qu'ils ont à effectuer dans le camp ou hors du camp.

2) Les internés séjournant à l'infirmerie devront avoir les vêtements portant l'insigne juif, étendus sur le lit ou à côté du lit, de façon que l'insigne soit en tout temps facilement visible.

3) Les internés non Juifs devront porter l'insigne juif solide­ment cousu sur le vêtement avec, au-dessus, une bande d'étoffe blanche portant la mention " Ami des Juifs " 3 9 . Ces internés devront être répartis individuellement dans des chambres séparées et, d'ordre supérieur, il leur est interdit de se réunir dans la cour et de causer entre eux 4 0. »

(*) Français, Polonais, Slovaques, Tchèques, Roumains, réfugiés russes, soviétiques, Allemands, réfugiés allemands, ex-Autrichiens, apatrides, Estoniens, Hollandais, Belges, indé­terminés, Lettons, Lituaniens41.

L'une des dernières notes de service du commandant Laurent concernera les locaux disciplinaires. Le 26 juin 1942, il est porté à la connaissance des internés quelques précisions du plus grand intérêt. Prisonniers dans la prison, c'est le sort qui est promis à quiconque déroge au règlement:

« A dater de ce jour, les punitions légères de quatre à huit jours de prison seront subies dans les deux ou trois locaux du rez-de-chaussée, face au bureau du maréchal des logis chef chargé de la surveillance intérieure du camp. Au-delà de huit jours, et pour des motifs plus graves, la punition sera dénom­mée « tant de jours de cellule » et les internés punis subiront cette sanction dans les locaux disciplinaires du sous-sol dans les conditions précédentes, c'est-à-dire avec interruption d'un ou deux jours après une durée de cinq jours d'encellule-ment 4 2. »

Arrivé au camp après la grande rafle du 16 juillet 1942, l'ancien commissaire de police Guibert assurera apparemment un commandement de routine. Il sera pourtant tout autant per­nicieux que son prédécesseur. Il reste que Guibert mettra des

39. Laurent évoquait ici les femmes et les hommes non Juifs qui, le 6 juin 1942, s'étaient spontanément décorés d'une étoile. Se reporter plus avant au chapitre « Amis des Juifs».

40. CDJC-CCCLXXVII-5. 41. A cette époque, les internés originaires de certains pays alliés de l'Allemagne

(Hongrois, Bulgares) ou neutres (Turcs) ou des puissances ennemies (Britanniques, Américains) étaient exclus de l'obligation de porter l'étoile jaune.

42. CDJC-CCCLXXVII-6.

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formes dans ses contacts avec les « cadres » juifs du camp. Ainsi, lorsqu'il s'adresse à Georges Kohn, alors commandant juif de Drancy, il l'appelle « Gérant du Bureau administratif » alors que le capitaine Vieux envoie ses notes de service à « l'interné » Kohn. Ce détail protocolaire mis à part, le « bon » Guibert n'a jamais adopté envers les internés ce comportement convivial évoqué par certains. Ses notes de service en témoignent. Le 5 août 1942 il montre bien sa capacité à répri­mer.

« Les internés libérés pour un motif quelconque sont avisés qu'il sera procédé à leur fouille avant leur libération. S'ils sont trouvés porteurs de messages pour leurs co-internés ou en pos­session de cartes, de tickets d'alimentation ne leur apparte­nant pas, ils seront retenus au camp et leur cas sera signalé aux Autorités supérieures 4 3 . »

Ces «Autorités» avec un «A» en lettre capitale ne sont autres que les nazis. Cet exemple est représentatif de l'esprit d'initiative des hommes de la préfecture de police. Au-delà des ordres reçus, les flics de Drancy aggravaient les conditions de détention et créaient des situations répressives non exigées par les nazis. Inlassablement, tout comme Laurent, le commissaire Guibert se préoccupera prioritairement du respect des articles du règlement intérieur du camp. Au fil des jours, les menaces seront plus précises et certaines notes de service ne souffrent d'aucune ambiguïté.

10 août 1942. « Il est interdit aux internés de fumer. Tout interné pris sur le fait devra être fouillé ainsi que ses bagages. Une sanction disciplinaire pourra être prise contre lui 4 4.»

14 août 1942. « Tout interné qui sera rencontré dans l'enceinte du camp sans porter l'insigne sera puni de prison et obligatoirement inclus dans le premier départ en formation. Les mêmes sanctions seront prises contre tout interné qui sera rencontré dans un escalier affecté aux femmes. Seuls les por­teurs de brassards blancs avec double cachet ont accès à ces escaliers. Les plantons de service sont responsables de l'obser­vation de la présente consigne 4 5 . »

12 septembre 1942. « Il est rappelé aux internés qu'ils ne doivent avoir sur eux ou dans leurs bagages aucun objet ou

43. CDJC-CCCLXXVII-16 B (45). 44. CDJC-CCCLXXVII-16 B (43). 45. Archives de la Société drancéenne d'histoire et d'archéologie.

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instrument (poinçon, tenaille, marteau, lime) pouvant servir à une évasion ou la favoriser. Des sondages seront effectués et des sanctions extrêmement graves seront prises contre les cou­pables 4 6 . »

16 janvier 1943. « Il est signalé aux internés que le camp est sous le régime de la discipline militaire. Ceci semble avoir été oublié par une partie des internés anciens. Les nouveaux l'ignorent complètement. On ne salue plus ou d'une manière désinvolte; des groupes trop importants se forment dans la cour ou sous la véranda. On ne se dérange pas lorsque des fonctionnaires civils ou militaires passent. Ce laisser-aller doit cesser sinon les atténuations qui avaient été apportées aux consignes seront supprimées et l'ancien régime rétabli (inter­diction de quitter les chambres, interdiction de se rendre dans les chambres d'hommes et réciproquement)41. »

4 février 1943. « Les Autorités allemandes ne s'opposent pas à ce que des classes pour enfants jusqu'à 12 ans soient organisées. Mais les cours, conférences, réunions, manifesta­tions quelconques sont rigoureusement interdits48. »

avril 1943. « Les visites sont formellement interdites. Il est par conséquent inutile aux internés de m'adresser des demandes à ce sujet45'. »

Non content de se comporter en parfait chef geôlier, le commissaire Guibert veille également à la bonne moralité du camp. Les nazis ont d'ailleurs le même souci. Dans une note de service du 31 mai 1943, adressée au « gérant du Bureau admi­nistratif », il s'inquiète de la nature des rapports entre hommes et femmes internés qui seraient devenus « trop souvent licen­cieux ». Guibert décide donc de prendre un certain nombre de mesures énergiques car il ne peut être question de tolérer la licence...

« 1) Des vérifications seront faites de jour et de nuit dans tous les locaux où les internés peuvent avoir accès, sans aucune exception; elles auront pour objet d'empêcher toute tenue indécente et, la nuit, de faire appliquer strictement les instructions relatives à la séparation des hommes et des femmes.

2) De nuit comme de jour, la porte de tout local dans lequel se trouvent un ou plusieurs internés doit pouvoir être ouverte

46. CDJC- CCCLXXVII-16 B (35). Cette note de service devait être affichée dans tous les secteurs du camp.

47. CDJC-CCCLXXVII-16 B (17). 48. CDJC-CCCLXXVII-16 B (16). 49. CDJC-CCCLXXVII-16 B (12).

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de l'extérieur afin que les rondes puissent y pénétrer sans aucun préavis.

3) La clef de tout local fermé par une serrure et non occupé par des internés sera remise à la première demande du chef de ronde; le service intéressé a la faculté de faire accompagner la ronde par un de ses employés.

4) Dans les cours, une tenue décente est exigée; le sta­tionnement et les promenades doivent cesser, au plus tard, une demi-heure après l'heure du coucher du soleil. Les internés, hommes et femmes, doivent être rentrés dans leurs chambres respectives.

5) Le service de surveillance (M.S.) sera renforcé par la nomination, d'une part de deux nouvelles femmes M.S., ce qui portera leur nombre à trois, soit une par brigade, et d'autre part de trois nouveaux M.S. soit un par brigade50. Les M.S. exécuteront les vérifications ci-dessus prescrites conformé­ment aux ordres de détail qui leur seront donnés par le Bureau administratif. Ces surveillances seront effectuées d'accord avec le service de gendarmerie et sous son contrôle. Si ces mesures ne suffisaient pas, j'envisagerais de séparer les hommes des femmes51.»

Toujours à l'écoute des ordres donnés par les autorités nazies, le commandant Guibert transmet immédiatement. En cette fin de printemps 1943, de profondes mutations se préparent au camp de Drancy et cette note de service adressée au « Gérant du Bureau administratif » en fait foi :

« Les Autorités allemandes insistent à nouveau pour qu'il ne soit employé dans les services que des conjoints d'aryens, des non-Juifs, des demi-Juifs et des internés de nationalités non déportables - sauf cas exceptionnels qui doivent m'être sou­mis. Les internés qui ne rentrent pas dans ces catégories doivent être immédiatement remplacés 5 2. »

Ces mesures annoncent la constitution d'un convoi de dépor­tation. Après bientôt un an de commandement, Guibert va bientôt céder la place aux SS. Le « bon » Guibert, qui a présidé aux préparatifs de départ vers Auschwitz de 40 convois, a affiné la procédure qui est désormais tout à fait au point. C'est ce qui ressort d'une note de service du 21 juin 1943. Pour la dernière fois, c'est un policier français qui va livrer aux nazis

50. Ce service de surveillance, en fait véritable service d'ordre, était constitué d'internés. Nous y reviendrons longuement dans la troisième partie de ce livre.

51. CDJC-CCCLXXVII-14 a. 52. CDJC-CCCLXXVII-16 a.

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une cargaison de 1 000 hommes, femmes et enfants, à destina­tion des camps d'extermination. « Tausend stiïck » comme disaient les SS dans leur langage fleuri...

« En vue du départ du mercredi 23 juin de 1 000 internés, les dispositions ci-après seront prises. La fouille s'effectuera le mardi 22 à partir de 8 heures. Les internés seront conduits à la baraque de fouille par les chefs d'escalier dans l'ordre donné. Après la fouille, ils seront pris en charge par le service de gen­darmerie et emmenés dans les escaliers de départ (1, 2 et 3) d'où ils ne doivent plus sortir. (Des tinettes en nombre suffi­sant seront déposées dans les escaliers; des internés seront désignés pour vider les récipients au cours de la nuit.)

L'appel des partants aura lieu le lendemain mercredi à par­tir de 5 heures 15. Les internés ne devront emporter sur eux qu'un bagage léger, non encombrant (vivres, couverture rou­lée). Les autres bagages, qui devront être munis d'une éti­quette collée portant leur nom, les accompagneront mais sépa­rément. Pendant toutes ces opérations (fouille et départ), la cour sera interdite aux non-partants, à l'exclusion de ceux fai­sant partie des corvées. Lorsque les employés internés auront, en cas de nécessité absolue seulement, à pénétrer dans les escaliers de départ, ils devront être fouillés à leur entrée et à leur sortie53. »

Pour compléter ces préparatifs, il convient bien entendu de veiller à ce que les wagons de marchandises soient aménagés pour recevoir au moins 50 déportés chacun. Le 2 juin 1943, le commissaire Guibert donnait ses dernières consignes au Bureau administratif :

« 1) Une corvée de 20 internés sera préparée à partir de 6 heures pour descendre les bagages des partants. Elle se ren­dra ensuite à la gare du Bourget pour charger les bagages dans les wagons. Elle sera surveillée par les quelques gardiens qui seront mis à ma disposition, les 4 inspecteurs du service Permilleux et, si cela est nécessaire, par un certain nombre de gendarmes.

2) Des paillasses seront mises à la disposition, dans les escaliers de départ, des enfants en bas âge et des malades54. »

Ces notes de service sont précieuses car elles fournissent, dans le détail, les étapes de la préparation des convois de dépor­tation et cela sous la plume des policiers français eux-mêmes.

53. CDJC-CCCLXXVII-16 A (36). 54. CDJC-CCCLXXVI-16 a.

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Ces documents ne peuvent être contestés, d'où leur intérêt. Le commissaire Guibert, au cours de son année de commandement à Drancy, n'avait rien laissé au hasard. La hiérarchie internée qu'il avait contribué à développer faisait l'objet de tous ses soins dès lors qu'il s'agissait de ne pas contrevenir aux ordres des nazis. Deux notes de service, rédigées en octobre 1942 sur l'important problème de la reconnaissance physique de ces « cadres » juifs, courroie de transmission devenue indispensable, méritent d'être citées. A deux reprises, en effet, la régle­mentation sur l'attribution des différents brassards et laissez-passer, occupera la réflexion du commandant.

Le 6 octobre 1942, les brassards sont supprimés, sauf ceux des chefs de service, des chefs de bloc, des chefs d'escalier et de leurs adjoints. Quant au personnel médical (médecins, pharma­ciens, dentistes, infirmières) il portera seulement l'insigne de la Croix-Rouge. Des laissez-passer seront délivrés aux médecins infirmières et infirmiers qui pouvaient être appelés la nuit à cir­culer dans le camp et les escaliers. Des laissez-passer spéciaux temporaires seront délivrés aux internés (hommes de corvée, porteurs, etc.) qui auraient à circuler au moment des arrivées et des départs. Les porteurs qui auraient à transporter les bagages aux autobus, en dehors du camp, seront munis d'un placard blanc, numéroté, fixé sur le côté droit de la poitrine, de manière à les distinguer des internés partants ou arrivants 5 5 .

Le commissaire Guibert oubliait d'évoquer le brassard rouge porté par les membres du Bureau administratif, brassard estampillé par le service de gendarmerie du camp. Le 9 octobre 1942, le commandant du camp récidive et sa note de service intitulée « Brassards, laissez-passer, insignes et placards » constitue un modèle du genre :

« En application de ma note du 6 octobre 1942, les disposi­tions suivantes sont prises :

1) Brassards. Le brassard blanc estampillé est à la fois un signe de fonction et d'autorité; il est porté au bras gauche par les chefs de service, adjoints aux chefs de service, chefs d'escaliers, adjoints aux chefs d'escaliers. La distribution des brassards est assurée par l'intermédiaire du Bureau adminis­tratif qui tiendra à jour un état des brassards demandés, dis­tribués, retirés. Pour justifier le droit au port du brassard, il sera délivré à l'intéressé un laissez-passer permanent avec la

55. CDJC-CCCLXXVII-16 B (33).

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mention : a droit au port du brassard. Tous les brassards irré­guliers devront être rendus au Bureau administratif avant le 10 octobre à 11 heures.

2) Circulation. En temps normal, la circulation est libre dans le camp. Lorsque certaines parties ou la totalité du camp sont à circulation réglementée, notamment au moment des arrivées ou des départs, seuls sont autorisés à y circuler libre­ment :

- porteur d'un brassard, - porteur d'un des laissez-passer nouveau modèle, visés à

l'article 3, - porteur d'un placard de service. 3) Laissez-passer. Des laissez-passer permanents seront

attribués aux ayants-droit au port du brassard et, en très petit nombre, à quelques autres internés tels des médecins ou infir­miers désignés nominativement. Des laissez-passer tempo­raires, valables jusqu'à un jour déterminé, seront attribués à d'autres internés qui ont à circuler pour l'exercice de leur emploi dans les parties du camp à circulation réglementée56. Les laissez-passer porteront le cachet du commandant du camp; ils seront demandés, distribués, retirés, par l'inter­médiaire du Bureau administratif qui en tiendra un état per­pétuel. Les laissez-passer antérieurs au 10 octobre 1942 ne sont plus valables et devront être déposés avant le 10 octobre, 11 heures.

4) Insignes, placards. Le Bureau administratif tiendra à jour un état du personnel du service médical autorisé à porter l'insigne Croix-Rouge.

Lors des mouvements de départ et d'arrivée, il est néces­saire, dans le camp et dans la gare du Bourget, de pouvoir dif­férencier aisément les internés arrivants ou partants des inter­nés de corvée ou de service. Pendant ces mouvements, ces derniers internés, lorsqu'ils ne seront pas porteurs du brassard, porteront sur le côté droit de la poitrine un placard blanc numéroté; s'ils font partie du service médical, une Croix Rouge figurera sur le placard. Les placards seront attribués nominativement à l'occasion de chaque mouvement par le Bureau administratif, ils devront être rendus immédiatement après 5 7. »

Sur le plan de la discipline et des sanctions frappant ceux qui

56. De leur côté les SS attribuaient également un brassard aux déportés désignés comme chefs de wagon. Ces derniers arboraient cette distinction... jusqu'à la sélection à Auschwitz.

57. CDJC-CCCLXXVII-16 B (28).

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ne marchaient pas aussi droit qu'il le désirait, le commissaire Guibert n'était pas un tendre. Il aura laissé un souvenir impéris­sable à ceux des rescapés qui, par ses soins, ont pu connaître les différents locaux du camp à usage de prison. Cet aspect répres­sif du dernier commandant français du camp de Drancy mérite d'être connu et les notes de service, variées à l'extrême, frap­pant des internés de peines de prison, ne pouvaient que satis­faire les nazis 5 8 .

8 octobre 1942. L'interné Rosengarten Raymond, matricule 15.134, est puni de huit jours de prison pour trafic de ciga­rettes.

24 octobre 1942. L'interné Lévy Samuel, dit Sam, employé au service des colis vestimentaires, abusait des facilités que lui offrait son emploi et a envoyé à plusieurs reprises des colis vestimentaires à son domicile... En raison de la gravité de ces faits, et quoique Lévy soit de nationalité française et époux d'une aryenne, il sera déporté avec le prochain envoi quittant le camp 5 9.

27 octobre 1942. Pour non-port de l'étoile dans l'enceinte du camp, l'interné Friedman Zélig, escalier 8, chambre 4, est puni de huit jours de prison. En cas de récidive et malgré le fait qu'il est mari d'aryenne, il sera déporté.

5 novembre 1942. Les internés Schiffrin, matricule 16.065, et Pariente Roger, matricule 16.420, avaient été chargés, en raison de leur fonction d'adjoints d'escalier, de distribuer des vivres aux internés partants. C'est ainsi qu'ils devaient distri­buer un fromage pour huit internés, or abusant de la confiance qui leur était faite, ils n'en distribuaient qu'un pour dix. En raison de la gravité de ces faits et quoique les intéressés soient de nationalité française et maris d'aryennes, ils seront dépor­tés ce jour, conformément aux instructions reçues des auto­rités allemandes. Il est rappelé, encore une fois, que toute défaillance des employés du camp serait sanctionnée de la même manière, quelle que soit leur situation personnelle.

9 novembre 1942. Les internés Lilienthal Joseph, matri­cule 11.807, ayant vendu à des internés partants du pain à 400 francs la ration et un peu de beurre pour 300 francs, et Murahi Joseph, matricule 6.006, trafiquant notoire, notam­ment avec les internés en instance de départ, ont été tous les deux déportés par mesure disciplinaire et en vertu des instruc­tions des autorités allemandes avec le convoi qui a quitté le

58. Toutes ces notes sont cotées dans la série CDJC-CCCLVII-6. 59. Par cette décision, le commissaire Guibert signifiait aux autres internés qu'un

simple larcin méritait la déportation, c'est-à-dire la mort.

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camp le 8 courant, malgré leur nationalité française et leur situation de conjoint d'aryen.

13 novembre 1942. (Note pour la gendarmerie.) L'interné Gattegno Salomon, matricule 3.216, qui s'était caché pour éviter la déportation, est puni de quinze jours de prison et la suppression de colis alimentaires pendant une durée de un mois6 0.

30 novembre 1942. Les internés Brunner Henri, matri­cule 17.003, Danielewicz Icek, 30.153, Lévy Isaac, 16.465, Naka Isaac, 30.263, qui ont été surpris alors qu'ils brûlaient du bois seront mutés dans un escalier de départ. La même sanction sera prise à l'égard de tout interné surpris dans les mêmes conditions. (En décembre 1942 et janvier 1943, le commissaire Guibert adressera plusieurs notes de service à la gendarmerie pour demander la mutation d'un certain nombre d'internés dans une chambre disciplinaire installée à l'esca­lier 20, 4 e étage, chambre 12.)

16 janvier 1943. Les internés Lafon Jacques, escalier 7, 4 e étage, et Luftmann Abraham, escalier 7, 4 e étage, sont punis de 30 jours de prison et privés de colis alimentaires pen­dant un mois pour le motif suivant : ont démoli le lavoir de la cour et dérobé du bois pour en faire du feu (sic)61.

19 février 1943. Les internés Bénifla, matricule 30.026, et Lapinson Pierre, matricule 30.571, qui ont été surpris déro­bant du bois, sont punis de trente jours de prison dont dix de cellule. Ils seront privés de colis alimentaires pendant la même période.

Parfois, c'est l'administration juive du camp qui demande au commissaire Guibert de sévir et le policier se réjouit devant cette conjonction d'une volonté répressive commune pour faire respecter l'ordre nazi.

1er mars 1943. Le gérant du Bureau administratif a l'hon­neur de demander une punition à appliquer à Ghouzi Prosper, matricule 16.306, escalier 21 /3 . Motif : cet interné, pour faire échec à son chef d'escalier qui appliquait les ordres du Bureau administratif, s'est adressé directement à un gendarme et a

60. Cette punition peut paraître bénigne en regard de la déportation évitée mais le dernier convoi avait quitté un camp déjà sous-peuplé, le convoi suivant ne sera formé que le 9 février 1943. D'où l'apparente générosité du commissaire Guibert.

61. Ces vols de bois répétés avaient plusieurs destinations. L'hiver, pour se chauffer et en toute saison pour cuisiner les maigres aliments qu'il était possible de se procurer parfois. « ... Ceux qui ont la chance de recevoir des colis de la maison fabriquent à lon­gueur de journée des plats interdits... C'est une distraction mais pour faire du feu il faut du bois et pour avoir du bois on démolit les lits, les chaises, les tables. Gare à vous si la nuit vous tombez à travers votre lit. » (Andrée Warlin, L'Impossible oubli, La Pensée Universelle, 1981, page 127.)

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obtenu son intervention en l'induisant en erreur. Cette puni­tion de principe est indispensable pour maintenir l'autorité des chefs d'escalier. (Georges Kohn, « Gérant du Bureau adminis­tratif », jouait la police contre la gendarmerie, au nom des grands principes. Les archives ne conservent pas de trace de l'éventuelle sanction prise contre cet interné.)

10 mars 1943. Les internés Angel Rose, matricule 15.802, Boudatsch Joseph, matricule 16.552, Couranian Irma, matri­cule 17.511, et Ladsky Fanny, qui avaient été désignés pour partir à Beaune-la-Rolande, se sont cachés pour ne pas se sou­mettre à cet ordre. En conséquence et sans préjudice des sanc­tions qui pourront être prises à leur égard au point de vue d'une déportation, ils seront punis de trente jours de prison et privés pendant ce délai de correspondance et de colis ali­mentaires.

19 mars 1943. Le commissaire Guibert dresse une liste de 39 hommes et 7 femmes « envoyés de Drancy à Beaune-la-Rolande, ayant subi des condamnations de forte tête».

26 mars 1943. (Note pour la gendarmerie.) Les 9 internés suivants qui se sont soustraits à un départ le 25 mars 1943 seront mis en prison pour une durée de trente jours. Pendant cette période, ils seront privés de colis alimentaires et de cor­respondance et feront obligatoirement partie du prochain départ. (Suivent 9 noms : 6 hommes et 3 femmes).

21 avril 1943. Pour s'être soustrait ce matin, sans motif valable, à la corvée générale, l'interné Abodera Mordo, matri­cule 20.476, participera à titre de punition pendant une durée de quinze jours à toutes les corvées du camp.

28 avril 1943. L'internée Chalier Myriam, matricule 20.624, surprise dans une attitude indécente, est punie de quinze jours de pluches. Sa présence devra être effectivement contrôlée par le service des pluches.

20 mai 1943. Par ordre de la préfecture de police, les inter­nés Marcowicz Bernard, matricule 20.832 (9/12), et Cohen Henri, matricule 20.478 (21/4), qui se tenaient couchés à terre, le torse nu, dans la cour ouest, sont punis de huit jours de corvée de tinette le matin et de corvée générale l'après-midi. En outre, les internés Jaffe Georges, matricule 21.328 (21/1), et Goldberg Albert, matricule 20.513 (21/4), sont punis de huit jours de corvée générale pour s'être couchés à terre. Messieurs les chefs d'escalier et chefs de service sont priés de s'assurer de l'exécution de ces punitions et d'en rendre compte au Bureau administratif.

14 mai 1943. J'ai décidé de recréer ce jour la chambre dis­ciplinaire. Veuillez trouver ci-dessous la liste des internés devant y être affectés immédiatement (suit une liste de qua­rante-quatre noms).

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29 mai 1943. Est relevé de son emploi et sera logé à l'esca­lier 7/4 le repris de justice Droutman Benjamin, matri­cule 16.588.

31 mai 1943. Est puni de quatre jours de cellule pour indis­cipline et mauvais esprit, l'interné Bobbe Jacob, matri­cule 20.782.

17 juin 1943. Les internés Duval Camille, matricule 19.422, et Scedelle Gustave, matricule 18.895, sont punis de quinze jours de prison, de privation de colis alimentaires et de correspondance pendant la même période. Motif: ont brûlé et vendu du bois de lit.

Toutes ces notes de service sont représentatives de la capa­cité des policiers français à réprimer les Juifs, déjà internés, sans même que les nazis le leur ordonnent. Mis en situation répressive, policiers et gendarmes français réagissaient en bras vengeur de l'État (Vichy) qui avait décidé de mettre les Juifs au ban du pays. L'espace de pouvoir, que leur consentaient les occupants nazis, satisfaisait ces policiers qui exigeaient de leur victime soumission et respect, jusqu'au jour où la Gestapo esti­mera qu'elle pouvait se passer de leurs services.

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IV

LA POLICE A U X Q U E S T I O N S JUIVES

29 mars 1941. Le gouvernement de Vichy créait le Commis­sariat général aux questions juives (CGQJ), sous la houlette de Xavier Vallat. C'était une administration dont les activités ne sortaient guère du strict domaine de la bureaucratie et sa prin­cipale activité, dans les débuts, consistera à réaliser l'aryanisa-tion des biens juifs. En zone occupée, les nazis ordonnaient la chasse aux Juifs et la préfecture de police, fidèle à la consigne, envoyait ses gardiens de la paix pour exécuter les rafles. Il en ira de même en zone dite « libre » à partir de l'été 1942. A la direction du CGQJ, la frustration était grande puisque l'essen­tiel de l'activité consistait à contrôler les organisations de bien­faisance juives, jusqu'à la fin de 1941, puis à devenir le tuteur de l'Union générale des Israélites de France (UGIF) à partir de janvier 1942.

Dans les bureaux du CGQJ, place des Petits-Pères à Paris, on piaffait d'impatience et la volonté d'en découdre directe­ment avec les Juifs était vive. Bien sûr, Xavier Vallat aimait mettre les formes dans sa collaboration avec les nazis et l'on connaît l'apostrophe célèbre que le commissaire général avait lancée au «jeune » Dannecker, en mars 1941 : « Je suis un bien plus ancien antisémite que vous ! » Pourtant, le domaine stricte­ment policier échappait au CGQJ, alors que la préfecture de police avait développé de multiples services spécialisés dans la chasse aux Juifs. C'est ainsi qu'en mai 1941, à l'insu de Xavier Vallat, six inspecteurs de la préfecture de police avaient été mis à la disposition du service IV J de Dannecker. Bientôt renfor­cée, cette équipe comptera douze inspecteurs en août 1941,

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tous installés dans les bureaux d'une organisation juive de bien­faisance américaine, le Joint, réquisitionnés par les nazis, et devenus un des sièges de la Gestapo, 19 rue de Téhéran à Paris dans le VHP arrondissement Ces policiers très spécialisés, dont les noms ne sont pas connus, travailleront directement au contact de deux adjoints de Dannecker, les SS Limpert et Busch.

Estimant qu'il était capable de réprimer les Juifs grâce à ses propres services, Xavier Vallat obtenait pourtant du ministre de l'Intérieur Pierre Pucheu la promulgation d'un décret portant création d'une police antijuive sous son contrôle, le 19 août 1941 2 . Il faudra pourtant attendre quelques mois pour que cette unité voie effectivement le jour car la préfecture de police - même sous contrôle des SS - était jalouse de ses prérogatives. La création de la PQJ ne devait pas donner lieu immédiatement à une grande publicité et Joseph Billig rappelle que l'arrêté du 19 octobre 1941 annonçant la création effective de la PQJ n'avait jamais été publié, ni même daté officiellement. Seuls les divers services impliqués, dans le cadre du ministère de l'Inté­rieur, étaient informés de l'existence de cette nouvelle struc­ture. En novembre 1941, le groupe de policiers de la rue de Téhéran sera dispersé mais huit de ses membres rejoindront la PQJ dont les locaux seront implantés rue Greffuhle, à Paris, dans le cadre d'un vaste ensemble policier qui s'intéressait éga­lement à la chasse aux communistes et aux sociétés secrètes. C'est le colonel Durieux qui dirigera la PQJ, bientôt remplacé par le commissaire Schweblin.

Placée directement sous la dépendance du CGQJ cette nou­velle police restera liée aux services du ministère de l'Intérieur. Rapidement, cette équipe se comportera comme une véritable horde sauvage et se développera jusqu'à compter une quaran­taine d'inspecteurs pour la seule ville de Paris. Pour Dannecker, il s'agissait d'une « troupe d'élite ». Dans un rapport adressé à Eichman, le Judenreferat en poste à Paris ne ménageait pas les compliments :

« Les inspecteurs français formés et instruits en collabora-

1. Ces locaux deviendront ceux de la présidence de l'Union générale des Israélites de France (UGIF) en janvier 1942.

2. Sur les origines de la PQJ et ses activités, se reporter à l'œuvre monumentale de Joseph Billig, Le Commissariat général aux questions juives (Éditions du Centre, 1955), tomel, pages 198 à 206.

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tion avec notre service des affaires juives constituent aujourd'hui une troupe d'élite et les cadres d'instruction pour les Français détachés, à l'avenir, à la police antijuive3. »

Très efficaces, les policiers de la PQJ arrêteront directement un millier de Juifs à Paris au cours d'opérations de contrôle au faciès. Ils allaient pourtant donner toute leur mesure dans d'autres tâches.

Lors des premiers départs de Drancy pour la déportation, une équipe d'inspecteurs de police de la PJ prit en charge la fouille des déportés. Au bout de quelques semaines, la PQJ se vit confier ce travail et ses inspecteurs se distingueront comme les soudards qui détroussaient les cadavres sur les champs de bataille. Encore, ces derniers avaient-ils l'excuse de vider les poches des morts.

Un rapport du SS Roethke, daté du 29 juillet 1942, confirme la délégation de pouvoir attribuée aux hommes de la PQG :

«... Tous les Juifs qui doivent être déportés à Auschwitz sont à soumettre, avant le transport, à une stricte visite cor­porelle. Cette procédure a été exécutée jusqu'à présent à Drancy par la police antijuive française et a prouvé dans de nombreux cas que, malgré la défense formelle, les Juifs ont essayé d'emporter clandestinement des objets interdits... 4 »

Dans tous les témoignages où il est question de la fouille avant le départ de Drancy, c'est toujours à la PQJ qu'il est fait référence. (Même si cette police dissoute par arrêté du 5 juillet 1942 poursuivra ses activités jusqu'à la création de la Section d'études et de contrôle (SEC) qui connaîtra un renforcement de ses prérogatives.)

«L'équipe de Drancy, toujours la même, était constituée par 7 hommes et 1 femme. Tous étaient des jeunes. Les hommes avaient l'aspect et les manières des brutes et la femme s'harmonisait avec ses collègues. Cette dernière fut envoyée à Drancy spécialement pour la fouille des femmes. Auparavant, c'étaient les 7 hommes qui se chargeaient de la fouille des femmes en exigeant qu'elles se présentent devant eux en sous-vêtements5. »

3. Cité par Marcel Hasquenoph dans La Gestapo en France (Éd. Livre de poche, 1975), page 236.

4. CDJC-XXV b-96 (cité par Joseph Billig dans Le Commissariat général aux ques­tions juives, tome II, page 60).

5. Georges Wellers, De Drancy à Auschwitz (Éditions du Centre, 1946), pages 57-58.

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Avant de passer aux témoignages d'un certain nombre de res­capés, il convient d'insister sur le comportement de ces policiers très spéciaux. Ils arrivaient à Drancy, avant l'appel pour la for­mation du convoi de déportation, avec une valise vide, comme pour faire leurs emplettes. La fouille terminée, ils repartaient avec leur valise pleine, contenant un butin appréciable. Certes, les nazis, qui avaient insisté pour que ces hommes soient affec­tés à la fouille, n'avaient pas la narine fragile mais le comporte­ment des inspecteurs de la PQJ était tellement ouvertement scandaleux qu'ils allaient obtenir la dissolution du service et la mise à l'écart de son chef, le commissaire Schweblin.

Avant d'anticiper sur l'évolution de cette police antijuive, reprenons par le détail les récits des méfaits de la PQJ :

« La veille de la déportation... Les enfants à la fouille, comme tout le monde. Les garçons et les fillettes de deux ou trois ans entraient avec leur petit paquet dans la baraque de fouille et on les faisait ressortir avec leurs objets défaits... Les petites broches, les boucles d'oreilles et les petits bracelets étaient confisqués par les PQJ. Un jour, une fillette de dix ans sortit de la baraque avec une oreille saignante parce que le fouilleur lui avait arraché la boucle d'oreille que, dans sa ter­reur, elle n'arrivait pas à enlever assez rapidement 6. »

Certains témoignages sont brefs et ne nécessitent guère de commentaires. De plus, la honteuse activité des hommes de la P Q J ne semblait pas inquiéter outre mesure les forces de l'ordre françaises présentes à Drancy, où une véritable division du tra­vail était assurée.

« (La PQJ) procède à la fouille avant chaque départ. Cette opération consiste à dévaliser purement et simplement les déportés à qui on laisse ce qu'ils ont sur le dos, une couverture et du linge de rechange. Le butin est ensuite partagé devant tout le monde, entre les inspecteurs. Certains gendarmes signalent le cas à leurs chefs; ils sont priés de se mêler de ce qui les regarde... 7 »

Jacques Darville et Simon Wichene, qui ont assisté de nom­breuses fois à ces fouilles, n'exagèrent guère la description et leur témoignage recoupe ceux d'autres rescapés.

« ... Les fouilleurs s'affairent. Ils prennent évidemment tous les bijoux, l'argent, les montres, les briquets. Ils s'emparent de

6. Idem. 7. Drancy la Juive, page 26.

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la nourriture, des conserves et de bien d'autres choses qui sont interdites à Pitchipot'*; ainsi disparaissent les glaces à main, les miroirs ("là où vous allez, pas besoin de se faire une beauté "), les ciseaux, les couteaux, les rasoirs, les médica­ments, les épingles, les chandails, les valises lorsqu'elles sont belles, les couvertures " en excès ". Lorsque les fouilleurs le jugent à propos, il leur arrive même, en hiver, de faire retirer à un déportable son pardessus ou de confisquer au passage un manteau de fourrure (" inutile là où vous allez "). Mais c'est sur les effets personnels qu'ils s'acharnent avec le plus de rage. Ils bouleversent les valises, éparpillent les papiers, les photos, les lettres... puis ils déchirent et jettent les pauvres souvenirs, " là où vous allez, pas besoin de cela ", disent-ils rudement aux malheureux qui refoulent leurs larmes 9 . »

Après la fouille, parmi ceux qui remontaient dans les « esca­liers de départ » à quelques heures de leur déportation, certains devaient avoir conservé une relative forme d'humour ou le sens de la dérision, pour écrire sur le mur d'une chambre : « Vive la France quand même ! » N'oublions pas non plus qu'à la gare du Bourget/Drancy, les gendarmes qui poussaient les déportés vers les wagons les incitaient parfois à abandonner une valise sur le quai «pour éviter une surcharge inutile». Tandis que dans la cour du camp de Drancy, d'autres gendarmes ratis­saient le mâchefer en espérant y trouver quelque bijou ou des pièces d'or, jetés avant le passage à la fouille.

Août 1942. «... Chaque jour, les hommes et les femmes du Commissariat général aux questions juives se présentent au camp. Les vautours confisquaient tous les objets de valeur à leur propre profit car ils n'étaient pas contrôlés. Ces cha­rognards disaient à leurs victimes qu'elles devaient se faire apporter les vêtements chauds, les chaussures, les couvertures dont elles auraient besoin en Allemagne 1 0 . »

Octobre 1942. «... On raconte sur la fouille des femmes par la PQJ des détails immondes et révoltants. De véritables scènes de pillage ont lieu : d'une chambre du 4 e étage, on a vu le matin même des PQJ obliger certains déportés possesseurs de deux valises à en déposer une le long de la clôture puis, l'embarquement effectué au petit jour, les mêmes inspecteurs

8. Pitchipoï, nom de lieu mythique, inventé à Drancy, se\nble-t-il pour rassurer les enfants au moment de leur déportation.

9. Drancy la Juive, page 43. 10. Dans Jawischowicz (livre collectif édité par l'Amicale d'Auschwitz), témoignage

de Rappoport, page 253.

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revenir et avec leur couteau éventrer les valises pour en piller le contenu en croyant ne pas être vus ". »

Moins d'une année après sa création, la P Q J était dissoute. Il est vrai que tout au long de sa brève existence des querelles intestines divisaient ceux qui avaient eu la charge de cette insti­tution. Ainsi, un document daté du 15 mai 1942, émanant de la direction générale de la police nationale et relatif au fonctionne­ment et à la réorganisation de la PQJ, (déjà) déplorait « la fai­blesse des moyens d'action de la police des questions juives ». Ces braves gens s'estimaient tellement entre eux qu'ils pre­naient les nazis à témoins de leurs différends, usant même de menaces précises.

«... Le camp de concentration a été évoqué au cours d'entretiens récents et les A . 0 . 1 2 n'ont pas caché qu'il est l'aboutissement logique pour un chef de service de police qui ne remplit pas dans les conditions voulues la mission qui lui est confiée...1 3. »

A cette époque, les déportations de masse n'avaient pas encore commencé et l'aspect le plus scandaleux des activités de la P Q J n'était même pas envisagé. Il est vrai que la chasse aux Juifs aiguisait déjà bien des appétits. Dissoute officiellement le 1 e r juillet 1942, la P Q J doit en principe laisser la place à la Sec­tion d'enquête et de contrôle (SEC) le 5 juillet suivant. Cette nouvelle police antijuive, dont l'acte de naissance officiel est notifié par décret du 13 octobre 1942, dépendra cette fois plus directement du CGQJ , mais les pratiques de ses inspecteurs ne seront en rien modifiées. Cela, jusqu'en février 1943, période à laquelle l'inspection des bagages des déportés sera à nouveau confiée aux inspecteurs de la PJ.

Selon un certain nombre de témoignages, plusieurs des ins­pecteurs de la PQJ, entrés au service de la SEC, seront arrêtés par la police allemande pour « abus dans leurs actes de pil­lage... ». En fait, la S E C était bien plus intégrée au C G Q J que la défunte P Q J mais ses pouvoirs répressifs les plus voyants seront limités; les inspecteurs devant se contenter d'arrêter individuellement - sous n'importe quel prétexte - des hommes et des femmes qui étaient rapidement envoyés à Drancy. En 1943 et 1944, environ un millier de Juifs - surtout immigrés -

11. Témoignage de Christian Lazare (Institut d'histoire du temps présent). 12. Les Autorités d'Occupation, formule en usage à cette époque dans les adminis­

trations. Variante: les AA: Autorités Allemandes. 13. CDJC-CV-33.

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seront ainsi arrêtés par ces sbires pour la seule région pari­sienne. Les inspecteurs de la SEC étaient bien souvent ceux qui s'étaient déjà illustrés à la PQJ . Ils étaient d'ailleurs installés dans les mêmes locaux.

Véritables limiers lancés à la poursuite des Juifs traqués, dans les grandes villes des deux zones, les inspecteurs de la SEC n'avaient pas officiellement de pouvoir de police mais :

« Ces directives devaient rester lettre morte car la SEC pro­cédait elle-même aux arrestations des Juifs contrôlés par elle avant de les mettre à la disposition de la section spécialisée de la préfecture de police, dirigée par Permilleux 1 4. »

S'investissant eux-mêmes de pouvoirs illimités les inspecteurs de la SEC réglaient la question juive à leur manière. Au point que le port de l'étoile jaune était devenu à leurs yeux un délit suffisant pour justifier un interrogatoire qui ne pouvait trouver sa conclusion que par une arrestation.

«... Au cours de certaines enquêtes effectuées sur demande d'information contre certaines personnes, les inspecteurs de la SEC n'hésitaient pas à étendre leurs investigations à d'autres Juifs, par exemple les membres de la famille, et à les arrêter également. C'est ainsi encore que des Juifs furent arrêtés au Commissariat général où ils étaient venus eux-mêmes deman­der des renseignements. C'est ainsi, enfin et surtout, que des inspecteurs affectés au service de la voie publique créé par Haffner arrêtaient les Juifs interpellés et trouvés en situation irrégulière. Les faits les plus minimes servant d'ailleurs de prétexte à ces arrestations l 5 . »

Bien que n'ayant pas bénéficié de la « formation » des inspec­teurs de la police judiciaire, les hommes de la S E C rédigeaient des rapports démontrant leur grande capacité en matière poli­cière. Les services de la SEC ayant détruit par le feu la plus grande partie de leurs archives en août 1944, la trace de la plu­part de leurs méfaits a disparu mais les documents qui ont échappé aux flammes sont suffisamment révélateurs.

Rapport n° 6257 du 29 novembre 1943 « Le dimanche 28 novembre 1943, vers 10 h 20, l'inspecteur

Fournier a remarqué sur le marché public de Saint-Denis la juive Gotlib, née Bésiniau, qui ne portait pas son insigne de façon apparente, celui-ci se trouvant dissimulé sous la

14. Minutes du procès des inspecteurs de la SEC, 16 juin 1949. CDJC-LXXIV-15. 15. Idem.

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jaquette dont elle était vêtue. D'autre part, elle se livrait à dif­férents achats.... La juive Gotlib née Bésiniau, en infraction à la 8 e Ordonnance du 29 mai 1942 (port de l'étoile) et à la 9 e Ordonnance (fréquentation d'un marché en dehors des heures permises 1 6 ) , a été consignée ce jour au commissariat de police de Saint-Denis, à la disposition de M. Permilleux, directeur-adjoint à la police judiciaire pour être l'objet d'une mesure d'internement... n . »

Il a heureusement été possible de retrouver plusieurs de ces rapports, sur les milliers qui furent établis par les inspecteurs de la SEC. La plupart des quelque 8 000 comptes rendus d'enquêtes furent transmis aux autorités nazies. Pourtant, comme la chasse aux Juifs en situation irrégulière devenait décevante car ce gibier ne courait plus tellement les rues, les inspecteurs de la S E C se mirent en devoir, nous l'avons vu, sans consigne précise, de s'attaquer aux Juifs porteurs de l'étoile jaune. Dans ce cas, le délit éventuel était facilement trouvé ou inventé. Et puis, pour un flic de la SEC, un Juif en liberté était en soi un suspect.

Rapport if 6 943 du 7 mars 1944 «Les inspecteurs Savez, Fournier et Chaussey ont inter­

pellé ce matin sur la voie publique une juive portant l'étoile. La juive était de nationalité polonaise, ayant cinquante-cinq ans et mariée à un Juif polonais décédé a été consignée ce jour au poste central du 1 I e arrondissement, à la disposition de M. Permilleux, directeur-adjoint à la police judiciaire, en vue d'être l'objet d'une mesure d'internement. »

Ici, pas de motif apparent et les inspecteurs de la SEC se seraient fait un devoir de noter la moindre infraction. Il s'agit donc d'une arrestation de routine, pour remplir la norme pour­rait-on dire.

Rapport rf 6821 du 22 février 1944 « ... Le 22 février 1944, à 15 h 30, les inspecteurs Jonet et

Coquard ont interpellé au coin de la rue Vivienne et du boule­vard Montmartre, deux femmes au faciès spécifiquement juif. Avec difficulté, elles furent conduites au poste de police de la rue Drouot pour vérification d'identité, leurs réponses n'étant pas franches et ne concordant pas avec les pièces produites, elles furent amenées au service... Les intéressées sont en

16. Selon la 9' ordonnance nazie, les Juifs ne pouvaient effectuer leurs achats dans les magasins ou sur les marchés qu'entre 15 h et 16 h.

17. Ce document et les suivants se trouvent au CDJC sous la cote XXXIII.

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infraction à l'Ordonnance n° 8 au port de l'étoile et à l'Ordon­nance n° 6 (changement de domicile). En conséquence, elles ont été consignées ce jour à 18 h 30 au poste de police de la rue de la Banque, à la disposition de M. Permilleux, en vue d'être l'objet d'une mesure d'internement, sans préjudice de poursuites judiciaires pour faux et usage de faux... »

Comme on le voit, la chasse au faciès n'était pas le seul privi­lège des hommes de la police municipale et les inspecteurs de la SEC se faisaient une gloire de savoir « déceler » des juives, métèques de surcroît, quand ils les croisaient dans la rue. De la même façon, ces hommes de main connaissaient parfaitement la législation nazie et la signification des Ordonnances.

A quelques semaines de l'arrivée des troupes alliées à Paris, les inspecteurs de la S E C poursuivaient toujours leur travail avec le même enthousiasme. Pourtant, dans les services, ceux qui avaient la charge des opérations devaient sentir le vent tour­ner car sur les rapports d'enquêtes on ne mentionnait plus le nom des inspecteurs mais seulement leur numéro matricule. Comme le précisait une note de service du 20 avril 1944 :

« Cette mesure est destinée à éviter, au cours d'enquêtes ou d'opérations policières, que les inspecteurs s'interpellent par leurs noms de famille en présence de ceux sur le compte des­quels ils enquêtent. Il y aura lieu de recommander aux inspec­teurs de s'interpeller en tout temps par leur prénom, par mesure de prudence, même pendant le service, pour qu'ils en prennent l 'habitude I 8. »

Rapport n° 8 042 du 27 juillet 1944 « Étant de passage rue Richer, les inspecteurs 131 et 197

interpellent l'intéressée au visage spécifiquement judaïque. Invitée à nous suivre au service, la juive Bielsky Flora ne por­tait pas d'étoile. La juive Bielsky, en infraction à la 8 e Ordon­nance, a été consignée à la disposition de M. Permilleux, directeur-adjoint à la police judiciaire en vue d'être l'objet d'une mesure d'internement... »

Ce rapport devait être l'un des derniers du genre en zone occupée . Vers la mi-août 1944, Antignac, secrétaire général aux Questions juives donnera l'ordre de transférer les archives et les fichiers de la SEC au siège du CGQJ , place des Petits-

18. CDJC-LXXIII-49. 19. Dans Le Commissariat général aux questions juives, tome II, Joseph Billig cite

d'autres rapports d'inspecteurs de la SEC, particulièrement en zone sud (ex-zone occupée).

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Pères à Paris. Il s'agissait de faire disparaître prioritairement les rapports des inspecteurs de la SEC. Les 17 et 18 août 1944, cette consigne allait être exécutée et une grande partie des archives détruite par le feu. Comme il restait encore de nom­breux documents, la destruction se pousuivra le 21 août, en pleine insurrection parisienne.

En 1949, lors de l'instruction du procès de la SEC, cinq des protagonistes de cette police nazie à la française, dont leur ancien chef Schweblin, étant décédés, l'action publique les concernant était éteinte. Pour cinq autres, « les faits d'atteinte à la sûreté extérieure de l 'État n'étaient pas établis » et la procé­dure les concernant était classée. 48 inspecteurs et chefs régio­naux étaient renvoyés devant la Cour de justice de la Seine pour avoir « étant Français, en temps de guerre, avec l'intention de favoriser les entreprises de l'ennemi, entretenu des intel­ligences avec une puissance étrangère ou avec ses agents, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France, e t c . 2 0 . »

Cela donne un total de 58 agents de la SEC et nous sommes loin du compte véritable puisque dans un document portant mention de la création de la SEC et daté du 22 août 1942 2 1 , il est déjà question de plus de 100 agents rémunérés par cette ins­titution policière. Est-ce là tout? Certainement pas. Au cours des quatre derniers mois de 1942, en 1943 et même en 1944, de nombreux candidats se présentaient régulièrement pour partici­per à l'hallali. Dans les archives de la S E C 1 1 , nous trouvons par exemple une liste de 15 inspecteurs ayant obtenu la carte pro­fessionnelle de la S E C en 1944. Le 15 juillet 1944, à près d'un mois de la Libération de la France, la S E C embauchait tou­jours à Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Montpellier, Nancy, Bordeaux, Poitiers, Clermont-Ferrand, Nice, Limoges, etc., et ces agents recrutés en pleine débandade recevaient leurs ordres de mission dès le 17 juillet 1944 pour être opérationnels rapide­ment.

Une grande partie des archives de la SEC ayant été détruite, il n'y a pas de trace des agents de cette officine ayant sévi à Vichy, Grenoble, Rouen, Orléans, Amiens, Angers, etc. Il est difficile d'affirmer que ces policiers de circonstance étaient des

20. Instruction du procès des policiers de la SEC. CDJC-LXXIV-15. 21. CDJC-CV-10. 22. Dans la série CDJC-XXXIII.

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inconscients puisque dès le printemps 1944, un certain nombre d'inspecteurs de la S E C (qui ne figurent pas sur la liste de l'ins­truction judiciaire de 1949) passaient à la Milice de Darnand. Comme pour démontrer que leur choix idéologique ne pouvait souffrir de la moindre contestation.

Sans que l'on puisse citer un chiffre fiable, il est possible d'affirmer que la S E C rétribuait plusieurs centaines de poli­ciers de « terrain » et de bureaucrates tout aussi nocifs puisqu'ils préparaient le travail de ceux qui traquaient les Juifs. Comment réagir alors aux affirmations de Serge Klarsfeld :

« ... On constate, à l'examen des archives de la PQJ et de la SEC, qu'il n'y a jamais eu que fort peu de candidats pour entrer dans les rangs de cette police raciale qui s'attaquait aux familles juives en vue de les livrer sans recours à leurs plus impitoyables ennemis 2 3. »

Comme les hyènes qui, sous le titre d'administrateurs de biens juifs, allaient participer à la spoliation de ceux qui seraient ensuite arrêtés et déportés, les inspecteurs de la P Q J puis de la SEC se conduisirent en bons élèves des nazis et la jus­tice immanente - comme on dit - ne frappera que légèrement les membres de cette police antijuive.

Quel a été le châtiment de ces policiers de complément, exclusivement dressés - après un acte d'engagement volontaire et très précis - dans la chasse aux Juifs? Le dénouement s'est joué le 5 août 1949 devant la Cour d'appel de Paris. Inévitable­ment, la Cour s'était émue de l'état de santé précaire de cer­tains accusés, avec évidemment production de certificats médi­caux en bonne et due forme. Pour nombre de ces accusés, la mise en liberté provisoire avait été demandée et obtenue, vu la détention préventive déjà subie. Certains des accusés avaient été pratiquement excusés de leur activité car leur engagement à la SEC ne datait que de juillet 1944 (ce qui aurait pu constituer une circonstance aggravante). L'un des avocats expliquait même que les inspecteurs de la SEC n'avaient arrêté « que » 900 Juifs à Paris. Ce qui était peu de chose en regard des activi­tés répressives de la police municipale de Paris.

Ce sont finalement trente-cinq cadres et inspecteurs de la SEC qui devaient comparaître. Tous furent immédiatement disculpés d'avoir, « en temps de guerre, étant Français, entre­tenu des intelligences avec une puissance étrangère ou avec ses

23. Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz (Fayard, 1985) tome II, page 125.

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agents, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance étrangère contre la F r a n c e 2 4 » . En revanche, tous étaient accusés d'être « coupables d'avoir de 1940 à 1944, sur le terri­toire français... sciemment accompli des actes de nature à nuire à la défense nationale de la France ». (Curieuse dérive du jar­gon juridique qui faisait des Juifs déportés des éléments de la défense nationale.)

Finalement, la Cour d'appel de Paris prononçait vingt-cinq condamnations à des peines allant de un à vingt ans de pr ison 2 5 , quatre peines de dégradation nationale et sept acquittements. L'histoire reste muette sur les peines commuées par la suite pour bonne conduite...

24. Minutes du procès de la SEC devant la Cour d'appel de Paris, 5 août 1949. CDJC-LXXIV-16.

25. 16 des 20 condamnés à la prison étaient rapidement libérés, leur peine de prison étant couverte par la détention préventive.

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III

DRANCY, CAMP DE TRANSIT

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I

L ' A N T I C H A M B R E D ' A U S C H W I T Z

Après avoir reçu les quelque 5 000 Juifs raflés les 20, 21 et 22 août 1941, le camp de Drancy va peu à peu se vider. Environ 800 malades et jeunes de moins de dix-huit ans avaient quitté le camp entre le 5 et le 12 novembre 1941. Ensuite, 300 otages étaient partis pour Compiègne le 12 décembre 1941, tandis qu'une cinquantaine d'autres étaient fusillés au Mont-Valérien le 15 décembre. Ces 300 « Drancéens » allaient compléter un groupe d'environ 800 internés au camp juif de Compiègne pour former le premier convoi à destination d'Auschwitz, le 27 mars 1942. Il faut d'ailleurs noter que, faute de matériel roulant, ce convoi avait près de trois mois de retard sur l'objectif initial, les déportés voyageant cette fois dans des wagons de troisième classe. Le 29 avril 1942, 750 hôtes de Drancy quittaient à nou­veau le camp pour être transférés au camp juif de Compiègne; accompagnés par 250 internés du même camp ils seront dépor­tés le 5 juin 1942 par le deuxième convoi.

Il ne restait donc que moins de 3 000 internés à Drancy lorsque intervint la première déportation (convoi n° 3) par la gare de Drancy/Le Bourget. Avec « seulement » 2 000 internés, Drancy était prêt à accueillir de nouveaux locataires. Dans le même temps les camps du Loiret (Pithiviers et Beaune-la-Rolande) voyaient également leur population se réduire avec les convois 4 et 5 des 25 et 28 juin 1942.

A chaque convoi, environ un millier de déportés partaient pour Auschwitz. C'est-à-dire une vingtaine de wagons de mar­chandises précédés par autant d'autobus parisiens. Moins d'un an après les premiers internements de Juifs immigrés en zone nord, les déportations commençaient et les nazis exigeraient

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désormais de la police française que le rythme soit continu et s'accélère au fil des mois.

Les camps s'étaient vidés car il fallait faire place nette dans la perspective d'actions d'envergure prévues dans la région pari­sienne, puis dans toute la France, depuis le début du mois de juin 1942. Le 15 juin, dans un document intitulé « Réalisation pratique d'autres transports de Juifs en provenance de France » 1 le SS Dannecker préparait ce qu'il définissait comme des « transplantations de Juifs ». Dans ce document, le chef du service IV J de la Gestapo évoquait la possibilité de « concen­trer 15 000 autres Juifs dans l'agglomération parisienne propre­ment dite et de démarrer l'action dans son ensemble ». Puis cet autre détail qui ne faisait que confirmer la disponibilité des autorités de Vichy pour la persécution antijuive : « Comme le montre l'entretien du 15-6-1942, avec le commissaire français aux affaires juives, on peut également compter sur la mise à notre disposition de plusieurs milliers de Juifs de zone non occupée en vue de leur évacuation 2 . »

La grande opération que l'état-major de la police parisienne est chargée de préparer - elle portera le nom de code de « Vent printanier » - sera retardée car l'intendance nazie continue à manquer cruellement de moyens de transport. Comment, dans ces conditions, « évacuer » ceux qui auraient été rassemblés trop hâtivement?

Initialement, la grande rafle avait été programmée pour la fin du mois de juin 1942 et 22 000 Juifs immigrés devaient être arrêtés, qui seraient répartis de la façon suivante : 6 000 hommes à Drancy et 6 000 à Compiègne, 5 000 femmes à Pithiviers et autant à Beaune-la-Rolande. Il n'était pas encore question de rafler les enfants en vue de leur déportation. Du côté des autorités françaises, on faisait la fine bouche devant la volonté des nazis d'arrêter puis de déporter un nombre signifi­catif de Juifs français; cette résistance avait plutôt tendance à amuser les nazis qui, dans un premier temps, suggéraient que soient dénaturalisés ceux des Juifs naturalisés arrivés en France après la Première Guerre mondiale.

L'ambassadeur d'Allemagne à Paris, Otto Abetz, ne faisait pas de cauchemar à ce sujet et dans un message adressé à Ber-

1. Cité par Serge Klarsfeid dans Vichy-Auschwitz, tome I, pages 204 et 205, sous la cote RF 1219 (archives du Tribunal de Nuremberg).

2. Ce terme « évacuation » faisait partie du langage codé utilisé par les nazis. Nous retrouverons fréquemment le mot « évacué » ainsi que l'expression « partis pour le tra­vail ». De leur côté, les autorités françaises « hébergeaient » les internés.

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lin, le 2 juillet 1942, il expliquait qu'il fallait savoir se montrer suffisamment souple, pour ne pas effaroucher ceux qui, à Vichy, cherchaient à protéger les « nationaux » :

«... Il y a lieu, dans l'intérêt de l'effet psychologique auprès de la grande masse du peuple français, de faire en sorte que les mesures d'évacuation commencent par toucher les Juifs d'origine étrangère et ne s'étendent aux Juifs français que dans la mesure où les Juifs de nationalité étrangère ne suffi­ront pas à atteindre le contingent indiqué. Une telle manière de procéder ne reviendrait nullement à conférer un statut pri­vilégié au Juif français, étant donné que la poursuite des opé­rations qui doivent libérer les pays d'Europe de la juiverie le fera disparaître de toute façon 3. »

Il n'y avait que les naïfs bardés de décorations pour imaginer encore que les nazis sauraient faire la différence entre un Fran­çais de confession israélite, pétri de culture occidentale, et un Juif immigré que l'on pouvait, sans trop de problème, renvoyer dans son pays d'origine...

Les 16 et 17 juillet 1942, plus de 13 000 Juifs immigrés de la région parisienne étaient raflés et, parmi eux, plus de 4 000 enfants. Tandis que 7 000 hommmes, femmes et enfants étaient enfermés au Vel d'Hiv, qui joua le rôle de centre de détention provisoire, Pithiviers se délestait encore d'un millier de ses «hébergés», le 17juillet 1942 (convoi n° 6). La veille, 6 000 hommes et femmes sans enfant avaient été immédiate­ment internés à Drancy qui voyait son potentiel d'accueil explo­ser, car ce camp ne pouvait contenir plus de 5 000 personnes. Ce n'était, hélas ! qu'une situation d'attente. Dans sa déposition devant le tribunal de Jérusalem, lors du procès Eichmann, le 13 décembre 1960, Georges Wellers relatait cet événement:

« Vers le 1 e r juillet 1942, l'administration juive du camp a reçu l'ordre de préparer la place pour accueillir, vers le 15 juillet, environ 3 000 nouveaux internés : 1 000 femmes et 2 000 hommes. Ni leur provenance ni leur qualité n'ont été précisées. Cet ordre a provoqué un important relogement de la population existante au camp et une réorganisation de l'admi­nistration juive. Personnellement, j 'a i été nommé chef de l'escalier n° 8, c'est-à-dire que j 'ai été chargé d'administrer les quatre étages d'une partie du bâtiment du camp prévue pour loger 200 personnes. Le 16 juillet, dès sept heures du matin, les autobus ont commencé à amener les victimes de la rafle

3. CDJC-XLIX a-41.

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de ce jour et les arrivées continuaient jusqu'à tard dans la soi­rée. Le 17 juillet, pendant la matinée, les arrivées continuaient encore. C'est ainsi que j 'ai vu arriver environ 6 000 victimes des rafles des 16 et 17 juillet, hommes et femmes âgés entre douze et soixante ans 4 . »

Théo Dannecker ayant été affecté à d'autres tâches, c'est le capitaine SS Heinz Roethke qui prend la direction du service IV J de la Gestapo. Une note du 18 juillet 1942, rédigée par le nouveau tuteur du camp de Drancy, est sans équivoque sur la destination finale des hommes, femmes et enfants qui vont être transférés du Vel d'Hiv à Drancy en passant par les camps du Loiret. Roethke s'adresse ici au Kommando du S I P O / S D d'Orléans :

« Les Juifs et Juives arrêtés ici doivent en partie être héber­gés dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. En ce moment, le camp de Drancy est complet; il s'y trouve 6 000 Juifs. Il reste encore 6 800 Juifs à héberger. Le trans­port des Juifs en direction de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande aura lieu de manière continue à partir du 19 juillet 1942. Il s'agit en majorité de femmes et d'enfants. Ces Juifs seront réacheminés vers Drancy dans le courant des pro­chaines semaines pour être déportés 5. »

Très rapidement, Drancy va devenir essentiellement un camp de transit. C'est ainsi que dès le 19 juillet 1942, 939 des per­sonnes raflées trois jours auparavant vont être déportées (convoi n° 7) et rapidement suivies par d'autres les 22, 24, 27 et 29 juil­let 1942 (convois 9, 10, 11 et 12 - le 8 e convoi ayant quitté Angers le 19 juillet). Il fallait également faire de la place à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande qui risquaient de déborder à leur tour avec l'arrivée des femmes et des enfants venant du Vel d'Hiv. Quatre convois vers l'est vont se succéder depuis les camps du Loiret, les 31 juillet, 3, 5 et 7 août 1942 (convois 13, 14, 15 et 16).

Malgré le peu d'empressement des nazis à les déporter (il avait fallu, à cette fin, toute l'insistance de Pierre Laval, expri­mée à Paris par les chefs de la police Bousquet et Legay), les enfants allaient bientôt quitter les camps du Loiret pour être transférés à Drancy. Laissons à nouveau Georges Wellers rela­ter cet événement devant le tribunal de Jérusalem :

4. Document déposé au CDJC, enregistré au quartier général de la police israélienne sous la cote 1298.

5. CDJC-XXV b-83.

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« Dans la deuxième moitié du mois d'août 1942, on amène à Drancy en quatre convois de 1 000, mêlés à 200 grandes per­sonnes, 4 000 enfants âgés de deux à douze ans. Par les grandes personnes et aussi par les enfants les plus âgés, j 'ai appris ce qui est arrivé à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande. Dans les premiers jours du mois d'août 1942, les mères et les enfants ont été rassemblés puis on les a séparés les uns des autres. Cette séparation s'accompagnait de scènes déchirantes et de violences car les mères et les enfants résistaient désespé­rément à cette séparation 6. Tout de suite après, les mères (et quelques enfants parmi les plus âgés) ont été déportés directe­ment sans passer par Drancy. Les enfants sont restés sur place avec quelques grandes personnes étrangères qui s'y trouvaient avant l'arrivée des victimes des rafles des 16 et 17 juillet. Après quelques semaines de séjour dans l'abandon et le déses­poir, les enfants ont été transférés à Drancy où je les ai connus de très près 7 . »

En ce mois d'août 1942, Drancy est encore totalement sous la direction de la préfecture de police et de la gendarmerie fran­çaises. Georges Wellers devenu chef du service de l'hygiène va se consacrer aux enfants durant les quelques jours de leur pré­sence au camp.

« Ils étaient parqués par 110-120 dans des chambres sans aucun mobilier, avec des paillasses d'une saleté repoussante étalées par terre. Sur les paliers, on disposait des seaux hygié­niques parce que beaucoup étaient trop petits pour descendre l'escalier tout seuls et aller aux W.C. se trouvant dans la cour. A cette époque, l'ordinaire du camp consistait principalement en une soupe aux choux. Très rapidement, tous les enfants furent atteints de diarrhée. Ils salissaient leurs vêtements et les paillasses sur lesquelles ils restaient assis toute la journée et sur lesquelles ils dormaient la nuit.

Après neuf heures du soir, il était interdit aux grandes per­sonnes (sauf quelques personnes spécialement autorisées dont je faisais partie) de se trouver dans les chambres d'enfants et ces derniers restaient tout seuls dans les chambrées à peine éclairées la nuit (défense passive) entassés les uns à côté des autres sur des paillasses dégoûtantes. Leur sommeil était agité, beaucoup criaient, pleuraient et appelaient leur mère et,

6. Bien entendu, c'est Eichmann qui était jugé à Jérusalem mais pourquoi Georges Wellers ne précisait-il pas que les auteurs de ces violences étaient les gendarmes fran­çais? A la lecture du document, les juges auraient très bien pu croire qu'il s'agissait plu­tôt des SS.

7. Déposition de Georges Wellers au procès d'Eichmann.

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parfois, la totalité des enfants d'une chambrée hurlait de ter­reur et de désespoir...8. »

En première ligne, lors de ces pénibles événements, Georges Wellers n'a oublié aucun détail. Particulièrement en ce qui concerne l'inéluctable dénouement, le départ pour Auschwitz :

« Le jour de leur déportation, on les a réveillés à 5 h du matin. Enervés, à moitié endormis, la plupart des enfants refu­saient de se lever et de descendre dans la cour. Il fallait une longue et douce insistance - combien tragique! - des femmes volontaires pour décider les plus âgés d'obéir aux ordres et de quitter les chambrées. Il est arrivé plusieurs fois que ces inter­ventions restaient sans effet, les enfants pleuraient et refu­saient de quitter leurs paillasses. Alors, les gendarmes étaient obligés de monter dans les chambres, de prendre dans leurs bras les enfants hurlant de terreur, se débattant et s'accro-chant les uns aux autres. Ces chambrées ressemblaient à des salles de déments et le spectacle devenait rapidement insup­portable pour le témoin le plus endurci.

Dans la cour, on appelait un à un chaque enfant sur une liste de noms, puis on les dirigeait vers les autobus. Dès qu'un autobus était rempli, il quittait le camp avec son chargement. Comme beaucoup d'enfants restaient sans être identifiés et que d'autres répondaient mal à leur nom, vrai ou faux, on les ajoutait au convoi pour faire le nombre... En trois semaines environ, dans la deuxième moitié du mois d'août et le début du mois de septembre 1942 ont été ainsi déportés 4 000 enfants rendus au préalable orphelins, mêlés à de grandes personnes étrangères 9. »

Avec l'arrivée de ces nombreux enfants, l'administration juive du camp de Drancy, quoi qu'on puisse en penser, se trou­vait aux prises avec un problème insurmontable. Il lui était intimé l'ordre d'organiser la détresse. C'est ce qui ressort d'une

8. Idem. 9. Idem. Dans son numéro du 25 avril 1990, L'Express a publié un dossier d'Éric

Conan, intitulé « Enquête sur un crime oublié ». Il s'agissait d'un coup médiatique rap­pelant l'histoire de ces enfants. Comme si ce drame n'était pas connu, l'auteur de l'article faisait l'impasse sur les nombreux ouvrages qui ont décrit cet événement dans le détail, depuis 1945. Citons : Drancy la Juive, de Darville et Wichene (1945), De Drancy à Auschwitz, de Georges Wellers (1946), La Grande Rafle du Vel d'Hiv, de Claude Lévy et Paul Tillard (1967) et L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, de Georges Wellers (1972). Sans oublier Jeudi Noir (1988) que j'ai dédié à ma cousine Denise Plocki, alors âgée de onze ans et qui a connu les horreurs du Vel d'Hiv, le drame de la séparation d'avec sa mère à Beaune-la-Rolande et le transfert à Drancy d'où elle sera déportée le 19 août 1942. La presse devrait faire preuve parfois d'un peu de pudeur dans sa rage de publier des scoops qui n'en sont pas!

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note de service du 18 août 1942, sans signature mais qui éma­nait à l'évidence du Bureau administratif du camp :

Organisation d'accueil et d'aide aux enfants « Sur 1 000 enfants arrivés au camp de Drancy le 15 août,

plus d'une cinquantaine a déjà dû être hospitalisée dans les infirmeries; ces enfants vivent dans des conditions misérables. L'objet de la présente note est de prendre les dispositions propres à améliorer cet état de choses dans la mesure où les moyens du camp le permettent. Le besoin d'une telle organisa­tion s'impose d'autant plus que dans le programme d'arrivées prévues, près de 2 200 enfants seront présents en même temps à Drancy. L'organisation prendra en main, depuis leur des­cente de l'autobus jusqu'à leur mise dans le train, tous les enfants qui devront séjourner à Drancy10.

(...) Équipes de porteurs, attributions : Le transport des bagages des enfants à l'arrivée, pendant les opérations de fouille ou de déménagement, à la descente des bagages au départ et jusqu'à l'autobus si l'autorisation en est donnée. Les hommes de ces équipes devront n'avoir sur eux qu'une carte correspondante d'identité et un mouchoir. Ceci pour prouver sans équivoque possible leur parfaite honnêteté. Le service d'ordre des internés organisera une surveillance discrète pen­dant ces opérations et effectuera les fouilles et sondages qu'il jugerait souhaitables 1 1. »

Drancy fut rapidement peuplé par les Juifs raflés en zone sud. Pour le seul mois d'août 1942, 10 000 Juifs arrêtés dans ce que l'on appelait encore la zone non occupée furent transférés à Drancy et rapidement déportés. Pour cette population venant de la zone sud, il convenait de faire de la place et transférer dans les camps du Loiret vidés de leurs occupants une partie des Juifs français de Drancy, en principe non déportables. Ce problème fit l'objet d'une note de l 'intendant régional de police au préfet du Loiret, le 29 août 1942 :

« J'ai l'honneur de vous faire connaître que la préfecture de police de Paris m'informe par téléphone de la prochaine arri­vée au camp de Pithiviers de 1 600 à 1 700 Juifs français.

Les convois sont prévus comme suit: - un convoi de 1 000 le 1 e r septembre. - un convoi de 6 à 700 le 4 septembre. (...) Ces Israélites français qui ne doivent pas être déportés

10. Souligné par nous. 11. CDJC-CCCXXVI-16.

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sont susceptibles de demeurer un certain temps au camp de Pithiviers 1 2. »

Lors du procès Oberg/Knochen (audience du 30 septembre 1954) René Bousquet, secrétaire général à la police du gouver­nement de Vichy, qui déposait en tant que témoin, précisa les conditions qui présidèrent à ces déportations :

« Cette exigence a été formulée par le gouvernement alle­mand en application, si mes souvenirs sont exacts, de l'arti­cle 19 de la Convention d'armistice et ce retour en Allemagne visait au moins, pour partie, un certain nombre d'Israélites qui avaient été envoyés par l'Allemagne, en 1940, du duché du pays de Bade, notamment vers la zone libre, sans l'accord du gouvernement français 1 3 . Cette opération qui a créé très jus­tement une émotion considérable dans la zone libre et aussi au sein du gouvernement de Vichy, se déroulait à un moment où pesait sur les Israélites français une menace directe et grave 1 4 . »

Poussé par le commissaire du gouvernement à mieux répondre à la question qui lui était posée sur les raisons de la déportation de 10 000 Juifs de la zone non occupée, Bousquet restera dans l 'ambiguïté :

«... Si on me demande comment 8 000 ou 10 000 israélites étrangers ont dû quitter la zone libre pour se rendre en zone occupée, je dis que c'est sur une injonction formelle adressée par le gouvernement allemand au gouvernement français, en application de l'article 19 de la Convention d'armistice. »

Prié par le président du tribunal de s'expliquer véritable­ment, Bousquet s'en tirait encore une fois par une pirouette :

« Avec le temps, le gouvernement allemand a appliqué le mot ressortissant non seulement aux nationaux du Reich mais aux nationaux de tous les pays contrôlés par l'Allemagne, jusques et y compris la Belgique l 5 . »

12. Document cité par Serge Klarsfeld dans sa brochure, «Contribution docu­mentaire à la connaissance du sort des enfants juifs internés dans les camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers en juillet-août 1942, avant d'être déportés de Drancy» (mars 1990).

13. C'est en septembre 1940 que 6 000 Juifs allemands du pays de Bade et du Palati-nat avaient été raflés et déportés en France où ils seront internés principalement au camp de Gurs. La référence de Bousquet à l'article 19 de la convention d'armistice venait à point nommé pour rappeler indirectement que cette clause prévoyait la livrai­son par la France aux nazis des ressortissants allemands vivant en France, mais ces 6 000 Juifs allemands n'étaient pas des réfugiés.

14. CDJC-CCCLXIV-9. 15. Idem.

150

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Vingt-deux convois quitteront Drancy entre le 10 août et le 30 septembre 1942. C'est-à-dire plus de trois convois par semaine en moyenne. Le 21 septembre 1942, un dernier convoi quittait Pithiviers (ce camp comme celui de Beaune-la-Rolande n'allait plus servir que de « vase communicant » en certaines occasions, avant d'être désaffecté vers la fin de 1943). Après cinq semaines de répit, quatre convois successifs videront à nou­veau le camp de Drancy, les 4, 6, 9 et 11 novembre 1942.

Pendant trois mois, le temps semblera s'arrêter sur Drancy mais les 9 et 10 février 1943 les déportations reprendront en prévision de la rafle parisienne du 11 février 1943. Comme d'habitude, il fallait faire de la place. Les nouveaux internés n'auront pas le temps d'être trop serrés dans le camp puisqu'une partie d'entre eux seront immédiatement logés dans les escaliers de départ et déportés dès le 13 février 1943. Les autres les suivront par les convois des 2, 4, 6, 23 et 25 mars 1943. Ces ruptures et ces reprises dans le rythme des déporta­tions n'étaient pas liées à quelque caprice des nazis ou à un refus de la police française de poursuivre la tâche entreprise mais elles correspondaient toujours à la difficulté des maîtres d'œuvre de ces opérations de se procurer le matériel roulant de plus en plus indispensable à l'Est. C'est ainsi qu'il n'y aura plus guère d'arrestations et plus de déportations jusqu'au 23 juin 1943.

Après ce dernier convoi, entièrement préparé par les auto­rités françaises, ce sont les nazis qui prendront directement en main les destinées du camp de Drancy. Néanmoins dès juillet 1942, les déportations en masse étaient déjà planifiées comme le prouve un document du 8 juillet 1942, signé du SS Dannec-ker et ayant pour objet la « Poursuite du transport de Juifs hors de France » :

« ... Il a été décidé qu'un convoi partirait chaque semaine de chaque camp 1 6. Cette solution a été retenue parce que chaque convoi exige, faut-il le rappeler, une préparation minutieuse (fouille des Juifs, ravitaillement, listes, etc.). En fin de compte, quatre trains de 1 000 Juifs chacun quitteront donc chaque semaine la zone occupée en direction de l'est. La sur­veillance sera assurée par la gendarmerie française placée sous les ordres de Kommandos allemands 1 1 . »

La précision logistique des nazis n'avait d'égale que la servi-

16. Drancy, Compiègne, Beaune-la-Rolande et Pithiviers (Ndla). 17. CDJC-XXV b-55.

151

Page 138: Rajsfus Drancy

lité de la police et de la gendarmerie françaises. Les notes de service adressées par le commissaire Guibert au Bureau admi­nistratif témoignent fréquemment de la froideur de ces poli­ciers qui n'avaient pour seul souci que le respect des ordres émanant des services de la Gestapo. Ainsi, le 27 septembre 1942:

« Il y a des enfants admis à l'infirmerie susceptibles d'être déportés avec leurs parents... Dans la nécessité où nous nous trouvons de trouver 1000 partants lundi, il faudra comprendre dans les partants, tout au moins dans la réserve, les parents des malades et avertir ceux-ci qu'ils pourraient être déportés alors que leurs enfants resteraient à l'infirme­rie 1 8. »

Ce terme de « réserve » doit être expliqué. Lorsque les nazis exigeaient 1 000 internés pour un convoi, l'administration demandait au service des Effectifs et à celui du fichier de pré­voir quelques dizaines de déportables supplémentaires, au cas où des malades intransportables prévus sur les listes feraient manquer ce chiffre de 1 000. On « piochait » dans cette réserve après un suicide, une crise cardiaque ou à la suite d'une inter­vention de dernière heure ayant pour but de protéger tel interné. Dans tous les cas, les SS avaient toujours leurs 1 000 déportés mais il n'était pas exclu qu'une partie de cette réserve soit également déportée. Ainsi, certains convois étaient constitués de 1 013, 1 014, 1 049 ou même 1 069 personnes. Quelques fois, pourtant, le chiffre fatidique de 1 000 n'était pas atteint. En 1944, au contraire, le rythme des déportations se ralentissant faute de matériel roulant, certains convois compor­teront jusqu'à 1 500 déportés.

Parmi d'autres témoignages, celui d'Alice Courouble aborde ce problème de la réserve :

« Il y a à Drancy une chose horrible, une chose pire que la déportation pure et simple : c'est la " réserve ". La " réserve " c'est un certain nombre de Juifs qui, en principe ne devraient pas être déportés, soit qu'ils n'entrent pas dans les catégories désignées, soit simplement qu'ils ne se trouvent pas dans les listes adressées au camp. Seulement, le nombre de u travail­leurs " exigé par les Allemands ne coïncide pas toujours avec celui des noms portés sur les listes, on plonge dans la " réserve " pour faire le nombre ! Ceux qui font partie de la " réserve " le savent : aussi, chaque jour pour eux amène ses

18. CDJC-CDLVIII-25.

152

Page 139: Rajsfus Drancy

transes. Est-ce là raffinement de cruauté décidé par les Alle­mands, une complaisance policière pour leurs désirs? Ou encore une invention sadique de fonctionnaires? La plupart des suicidés de Drancy étaient dans la " réserve " ! 1 9 »

19. Alice Courouble, Amis des Juifs (Bloud et Gay, 1944).

Page 140: Rajsfus Drancy

II

LA CONSTITUTION DES CONVOIS DE DÉPORTATION

Dès la fin du printemps 1942, Drancy était devenu un camp de transit. Seule la pénurie en matériel roulant posait problème au service IV J de la Gestapo. Ainsi, un télex adressé par Dan-necker à l'Office central de sécurité du Reich, le 16 juin 1942, évoquait les 37 000 wagons et les 1 000 locomotives retirés du jour au lendemain de la seule zone occupée française pour être dirigés vers le Reich, c'est-à-dire vers le front de l'Est. Dannec-ker regrettant que ces trains soient partis à vide '.

La veille, le même Dannecker, dans une note intitulée, « Questions à voir avec Bousquet », s'inquiétait apparemment de la douceur de vivre qui devait régner dans les camps d'inter­nement de la zone sud et commentait :

« Bousquet doit garantir dans les plus brefs délais que les camps de concentration pour Juifs situés en zone non occupée sont vraiment des camps de concentration et non pas des sana­toriums 2. »

Dannecker consacre une note au transport des Juifs hors de France, le 18 juin 1942. Il prévoit déjà qu'une trentaine de trains devraient pouvoir quitter Paris rapidement 3 . Le 26 juin, le S S a déjà reçu des assurances :

« Bousquet est prêt à mettre dans un premier temps 10 000 Juifs à notre disposition en vue de leur évacuation vers l'est » (et plus loin) « J'ai fait savoir à Leguay que j'attendais

1. Archives de Nuremberg, sous la cote RF 1218, cité par Serge Klarsfeld dans VichyAuschwitz, tome I, page 205.

2. CDJC-XXV b 37. 3. CDJC-XXV b 38.

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Page 141: Rajsfus Drancy

d'ici le 29-6-1942 une proposition concrète pour l'arrestation de 22 000 Juifs dans les départements de Seine et de Seine-et-Oise 4 . »

Jusqu'à la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, des dizaines de notes de ce style vont être rédigées par Dannecker, Roethke et Eichmann, avec réponse et rectification de la position par Bousquet et les chefs de service de la préfecture de police. L'ambassadeur d'Allemagne à Paris, Otto Abetz, prêtait sa voix à ce concert et nous avons déjà cité son commentaire à pro­pos des 40 000 Juifs de France qu'il est déjà prévu de déporter à Auschwitz 5 .

Même si l 'ambassadeur d'Allemagne, très diplomate, laissait entendre que pour les Juifs français « on verrait plus tard », tout était prêt pour la déportation accélérée de ceux qui allaient être raflés dans la région parisienne, puis en zone sud le mois sui­vant. Ceux qui vont arriver à Drancy à partir du 16 juillet 1942 partiront les premiers vers Auschwitz. Quelques jours, quelques heures parfois, après leur arrivée à Drancy, ce sera le départ vers l'Est de ces internés qui n'auront connu que l'un des esca­liers de départ où ils avaient été affectés. Venant de la prison de Fresnes où il se trouvait depuis son arrestation, un militant de la M . O . 1 . 6 est transféré à Drancy :

« Le fourgon cellulaire me dépose à Drancy avec trois autres Juifs. On nous isole dans la prison du camp. Le lende­main, 24 août 1942, nous partîmes tôt le matin pour la gare du Bourget où on nous entassa soixante par wagon à bestiaux. Je cherchais toujours un moyen de m'évader mais la vigilance des gendarmes français et de leurs complices de l'UGIF (" les Juifs bruns ") rendait toute fuite impossible7. »

Autre exemple de ce rapide passage à Drancy : « Le 8 août 1942, les autorités de Vichy décidèrent de livrer

aux Allemands tous les communistes juifs détenus dans les camps des Pyrénées Orientales. On nous transféra à Drancy puis, 24 heures après notre arrivée, c'est-à-dire le 12 août, nous partîmes pour Birkenau 8. »

Il serait possible de multiplier les relations sinistres de ces

4. CDJC-XXVI-33. 5. CDJC-XLIX a 41 (se reporter page 145). 6. Main-d'Œuvre Immigrée. Organisation militante des communistes immigrés, réu­

nis en groupes de langue. 7. Témoignage de M. Garfinkel dans Jawischowicz, page 153. 8. Témoignage de Henri Herstentag, dans Jawischowicz, page 182.

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Page 142: Rajsfus Drancy

militants que l'on envoyait chercher à Fresnes ou à la prison de la Santé pour les joindre à ceux qui partaient le lendemain vers les camps de l'Est.

« La veille du départ d'un convoi de déportés vers Ausch-witz, je fus extrait de Fresnes et envoyé à Drancy où je fus enfermé dans la prison du camp 9 . »

Lorsque Georges Wellers évoque pour la première fois, dans De Drancy àAuschwitz, les déportations et la constitution des convois, son propos est parfois embarrassé car il hésite à laisser entendre que c'est le bureau des Effectifs qui préparait les listes. Abordant le délicat problème du choix de tel interné, plu­tôt que d'un autre, pour être déporté, il utilise à plusieurs reprises le commode pronom indéfini « on ». Il est évident que si les listes avaient été directement constituées par la police fran­çaise, puis par les nazis exclusivement, cette précision impor­tante aurait été fournie. Il est bien évident que les internés employés au service du fichier recevaient des ordres pour sortir certaines fiches et pas d'autres mais pourquoi ne pas le préci­ser?

« Quand Drancy regorgeait de monde, il était aisé de choisir 1 000 déportés demandés. On 1 0 choisissait d'abord les voleurs, les trafiquants les plus ignobles du marché noir, les exploi­teurs cupides de l'ignorance et de l'affolement de leurs cama­rades lors des précédentes déportations. Mais tout ceci ne don­nait qu'une dizaine de personnes. C'était le hasard qui, pour le reste, décidait du choix. De temps en temps, on cherchait quelques principes d'ordre général mais sans grande convic­tion. Persuadés que la déportation était une dure épreuve mais pas nécessairement fatale, les uns affirmaient qu'il fallait plu­tôt choisir les jeunes, les forts qui avaient plus de chance de supporter les privations inévitables et les fatigues du travail. D'autres prétendaient qu'au contraire, il fallait plutôt dépor­ter les vieux qui seraient traités plus humainement et qui auraient donc plus de chance de survivre et que, de plus, ils n'apporteraient pas leurs bras aux Allemands ". »

Il est dommage que Georges Wellers n'ait pas précisé qui étaient ces « on », ces « d'autres ». Ce qui est sûr, c'est que « le moment venait toujours où il ne restait plus de choix et le sort

9. Témoignage de Henri Krasucki dans Jawischowicz, page 220. 10. Souligné par nous. 11. Georges Wellers, De Drancy à Auschwitz, page 72.

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Page 143: Rajsfus Drancy

des vieux, des jeunes, des enfants était également horrible 1 2 ». En revanche, Henri Garih qui a travaillé au bureau des Effec­tifs est plus explicite. C'est ce qui ressort de l'entretien qu'il a bien voulu nous accorder 1 3 .

«Au début, le travail consistait surtout à taper les listes d'entrée, de libération des malades, etc. L'essentiel de la tâche s'arrêtait là. Plus tard, quand il y a eu jusqu'à trois déporta­tions par semaine, de juillet à septembre 1942, j'étais chef du service des listes. C'est la nuit que nous devions établir les listes et pour chaque convoi de 1 000 personnes on mettait toujours 10 à 15 internés de plus, pour pallier les défections possibles. »

Il est difficile de juger le dialogue que nous avons eu avec Henri Garih. Comme tout autre interné devenu fonctionnaire du camp, il faisait son travail et, cinquante ans plus tard, il n'est pas sorti de la logique qui transformait le concentrationnaire en être en voie de déshumanisation. Toujours est-il que notre inter­locuteur a eu le courage de ne pas se dérober à nos questions, même si elles étaient difficiles.

« - Quand vous dites : « on mettait », qui était le «on» ? - Le service des Effectifs, bien entendu. - Mais vous aviez un ordre écrit... - On nous demandait 1 000 fiches et nous sortions

1 000 fiches. - En fonction de quel critère? - C'étaient les derniers arrivés qui partaient. Ceux qui res­

taient dans le camp avaient un motif. C'est pourquoi ceux qui arrivaient partaient au fur et à mesure. C'était la police fran­çaise qui demandait les 1 000 fiches mais sur ordre de la Ges­tapo.

- Y avait-il une note de service écrite? - Non. On nous disait : il faut 1 000 personnes et nous fai­

sions une liste de 1 000 personnes. Au début, celui qui nous donnait l'ordre formel était Lévy Kunzy 1 4. On nous deman­dait de préparer les listes d'après 1 000 fiches et c'était devenu une routine. Les listes étaient frappées par ordre alphabétique, avec les nom, prénom, lieu de naissance, natio­nalité, adresse et profession de chaque interné. Un jour, je n'en pouvais plus et j 'ai été voir le commandant Georges Kohn

12. Idem. 13. Entretien avec Henri Garih, mars 1990. 14. Premier chef du service des Effectifs, ce Lévy-Kunzy n'était pas juif selon les

critères des nazis et il sera libéré vers la fin de 1942.

157

Page 144: Rajsfus Drancy

pour lui dire que j'étais choqué de faire ce travail. Kohn m'a dit : " Écoute, si on ne fait pas ce travail, on ne saura jamais qui est déporté et les Allemands ne le feront peut-être pas. " D'ailleurs, ce sont les doubles de ces listes qui se trouvent aujourd'hui au ministère des Anciens Combattants.

- Comment étiez-vous organisés? - Les listes étaient toujours préparées la nuit. Les secré­

taires dictaient d'après les fiches, d'autres tapaient à la machine et moi je vérifiais le travail. Souvent, mon équipe tra­vaillait jour et nuit. Il y avait 24 femmes et moi. Nous finis­sions de taper les listes vers quatre ou cinq heures du matin. Le travail de frappe était long et il fallait que les listes soient prêtes à temps car les convois partaient vers sept heures ou huit heures.

Les critères de choix étaient toujours les mêmes : les der­niers arrivés partaient en priorité mais, dans tous les cas, nous avions tendance à avantager les Français; ça se comprend. Pour les autres, il y avait un ordre. Vous savez, les choses ne sont pas aussi simples qu'on peut les envisager aujourd'hui. Ainsi, quand les déportations d'enfants ont commencé, nous avons demandé des volontaires, comme escorte - une pour dix enfants - et souvent, il y a eu plus de volontaires que néces­saire. Il est vrai qu'on ne savait pas ce qui se passait au terme du voyage. J'ai préparé les listes jusqu'au mois de juin 1943 et ça m'arrachait toujours le cœur... »

En clair ce sont les internés qui, sur ordre, confectionnaient les listes pour la déportation. Les propos d'Henri Garih comblent les lacunes pudiques du livre de Georges Wellers. Une discrimination évidente était effectuée entre les étrangers et les Français puis, quand il ne restait plus d'étrangers, le choix se faisait entre les anciens combattants et ceux qui ne l'étaient pas. On peut poursuivre cette segmentation en évo­quant la préférence qui pouvait être donnée aux anciens combattants décorés, au détriment de ceux qui ne l'étaient pas...

La grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 était préparée, nous l'avons déjà souligné, depuis le début du mois de juin 1942, après la promulgation de la 8 e Ordonnance nazie imposant le port de l'étoile jaune pour les Juifs résidant en zone occupée. Après s'être fait tirer l'oreille, pour la forme, les autorités de Vichy acceptèrent sans difficulté d'être les maîtres d'œuvre de l'opération qui devait porter le nom de code de « Vent printa-nier ». Le 26 juin 1942, Pierre Laval négociera en souplesse les

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Page 145: Rajsfus Drancy

modalités de cette r a f l e 1 5 . Nous avons vu ce qu'en pensaient les nazis par la voix de l 'ambassadeur Otto Abetz.

Dans l'attente de voir se régler le sort des Juifs français, il fallait «évacuer» ceux des Juifs étrangers déjà internés à Drancy. Le 31 juillet 1942, le nouveau commissaire général aux questions juives, Darquier dePellepoix, s'adressait au préfet délégué au ministère de l'Intérieur en zone occupée, c'est-à-dire Jean Leguay :

« Comme vous le savez, les départs des trains évacuant les Juifs du camp de Drancy sont prévus par les Autorités occupantes à une cadence très régulière. Je crois utile de vous adresser ci-joint l'ordre de départ des trains pour le mois d'août. Les Autorités d'occupation attachent une importance extrême à ce que ces départs aient lieu d'une manière très régulière et que les places prévues soient utilisées. Il importe donc que les arrestations de Juifs ne subissent aucun ralen­tissement et que le nombre fixé (32 000) soit mis à la disposi­tion du Befehlshaber der Sicherheitpolizei. Je vous prie donc de bien vouloir me faire connaître d'urgence :

1) Le nombre des arrestations effectuées à ce jour en zone non occupée.

2) La cadence moyenne que vous prévoyez à la suite. 3) Le chiffre total que vous pouvez atteindre. Je vous informe également que d'après les dernières instruc­

tions de l'Obersturmftihrer Roethke, tous les Juifs en prove­nance de la zone occupée devront être dirigés sur le camp de Drancy, d'où leur départ vers l'Est doit s'effectuer par les soins de l'administration allemande. Des instructions ulté­rieures seront fournies quant aux dates relatives à cet ache­minement à Drancy. Je me permets d'insister sur la nécessité d'une réponse rapide de votre part à la présente let tre 1 6 . »

Suivait un plan « d'évacuation » de quatorze convois, du 31 juillet au 31 août 1942, c'est-à-dire près de quatre convois par semaine. Ce courrier était expédié quelques jours avant les grandes rafles qui allaient frapper cette fois la zone sud de la France. Comme il fallait poursuivre sans faillir le rythme des déportations durant les mois suivants, le pouvoir de Vichy videra, durant le mois d'août 1942, peu à peu, les camps de

15. Sur les tractations entre les nazis et les autorités françaises, se reporter à Vichy-Auschwitz, de Serge Klarsfeld.

16. Archives de la Société drancéenne d'histoire et d'archéologie.

159

Page 146: Rajsfus Drancy

Gurs, du Vernet de Rivesaltes, Noé, Récébedou, les Mille, etc., de leurs Juifs immigrés et, parmi eux, les Juifs allemands.

Le 26 août 1942, les rafles débutèrent dans la zone sud, encore dite «non occupée». Entre le 26 et le 28 août, 6 000 hommes, femmes et enfants seront raflés et rapidement dirigés sur Drancy, s'ajoutant à ceux extraits des camps, y compris les travailleurs juifs des GTE (Groupes de travailleurs étrangers).

Malgré cet afflux d'internés des deux zones, bien que le camp de Drancy se vide à un rythme régulier, les nazis ne sont pas totalement satisfaits et exigent que le calendrier des dépor­tations soit respecté. Le mercredi 9 septembre 1942, le commis­saire Guibert, commandant du camp, s'ouvre de ses difficultés au « Gérant du Bureau administratif », Georges Kohn :

« Le convoi du lundi 14 courant sera difficilement assuré. Il y a donc lieu de rechercher dans tous les services les internés susceptibles d'être déportés et de comprendre ceux-ci dans les convois de vendredi et de lundi 14. Sont également à déporter sur ces deux convois les trente à quarante invalides signalés par le service médical 1 8. Aucune exception n'est admise. Si le chiffre nécessaire est dépassé, on pourra retenir les internés qui sont utiles à la marche du camp mais la liste de ceux-ci devra m'être soumise 1 9. »

Suivait le modèle ci-après comportant une vingtaine de caté­gories d'internés et qui constituait un modèle du genre. Préparé par les services de la préfecture de police, ce document portait la mention « approuvé le 10-9-1942 » et était signé Thibaudat. C'est un chef-d'œuvre de bureaucratie concentrationnaire et les nazis n'auraient guère pu faire mieux.

17. Le camp du Vernet qui avait été ouvert en 1939 pour l'internement des rescapés des Brigades internationales existe toujours et héberge des centaines de Harkis.

18. Le bon docteur Tisné, fonctionnaire de la préfecture de la Seine, avait encore sévi.

19. CDJC-CDLVIII-32.

160

Page 147: Rajsfus Drancy

PROVENANCE

zone occupée zone non occupée

Régior

raflés

Paris

autre motif

Province

Femmes enceintes de plus de huit mois R R R

Femmes nourrissant au sein D D D D

Femmes ayant un enfant de moins de 2 ans D D D D

Femmes de prisonnier de guerre R R R R

Veuves de guerre R R R R

Veuves ou veufs d'un non-Juif D D D D

Époux légitime d'un non-Juif R R R R

AUTRES QUE FRANÇAIS Juifs de nationalités autres qu'allemande, autrichienne, polonaise, tchécoslovaque, russe, indéterminé, non venus par convoi R R R R Les mêmes venus par convoi à examiner selon nationalité Juifs dont l'époux est d'une autre nationalité que ci-dessus R D D

LÉGENDES : R : à retenir au camp. D : à déporter. . Les Russes venant de Compiègne sont considérés comme faisant partie de la catégorie province. . Pithiviers et Beaune-la-Rolande sont considérés comme faisant partie de la catégorie région parisienne.

161

Page 148: Rajsfus Drancy

PROVENANCE

zone occupée zone non occupée

Région Paris Province

raflés autre motif

Turcs, Roumains, Hongrois (douteux) D D D D

Enfants de moins de 16 ans, parents libres R R R

Enfants de moins de 16 ans, un parent libre l'autre déporté D D D

Enfants de moins de 16 ans, parents déportables ou déportés D D D D

Enfants français de 16 à 21 ans, parents libres R R R R

Enfants définitivement fran­çais de 16 à 21 ans, parents déportables ou déportés D D D D

FRANÇAIS R R R R

Époux (catégorie dépor­table) de Français R R R R

Infirmes (catégorie dépor­table) R R D D

Aveugles non accompagnés R R R R

Aveugles accompagnés D D D D

Plus de 70 ans D D D D

Non-Juifs R R R R

162

Page 149: Rajsfus Drancy

Dans une lettre adressée à l'Obersturmfiihrer Roethke (qui a remplacé Dannecker à la tête du service IV J depuis le mois d'août 1942) le préfet Leguay écrit le 15 septembre 1942, pour rendre compte de la bonne exécution des ordres reçus :

« Comme suite aux conversations que nous avons eues les 8 et 9 septembre derniers, j 'ai l'honneur de vous confirmer les renseignements que je vous avais fournis verbalement au sujet des arrestations de Juifs étrangers qui ont été opérées en zone non occupée. Ainsi que je vous l'avais précisé, ces opérations ont été effectuées avec la participation de l'ensemble des ser­vices de police disponibles en zone libre. Les opérations se sont poursuivies jusqu'à ce jour, en dépit des difficultés ren­contrées, tenant notamment à la dispersion des Juifs faisant l'objet de mesures dans les régions montagneuses.

Le nombre de Juifs arrêtés à ce jour s'élève à 6 600. Ces Juifs ont été transférés à Paris et mis à votre disposition. Ont également été transférés à Paris la totalité des Juifs internés en zone libre dans les camps, appartenant aux catégories ayant fait l'objet de nos conversations, soit 3 920 personnes. Au total, 10 522 Juifs de zone non occupée ont été transférés au camp de Drancy. Treize convois sont à ce jour parvenus à Drancy (suit la liste de ces convois avec les dates entre le 9 août et le 5 septembre)... Un convoi doit arriver à Drancy le 15 septembre qui comportera d'après les indications qui me sont données, 650 personnes. C'est bien un total de 9 870 + 650, soit 10 5 2 2 2 0 personnes qui auront été trans­férées de zone libre en zone occupée. Les effectifs restant au camp permettront d'assurer le départ du train du 15 sep­tembre.

Le train du 16 septembre sera composé du convoi arrivant de zone libre le 15 septembre, auquel s'ajouteront les Juifs étrangers arrêtés dans la région parisienne, au cours des opé­rations auxquelles vous m'avez demandé de procéder21. Mais il ne sera pas possible d'assurer le départ des six derniers convois du mois de septembre 2 2. Les opérations de police effectuées en zone libre depuis quinze jours et auxquelles environ 10 000 hommes ont participé doivent en effet être

20. bis Le préfet Leguay faisait la comptabilité des Juifs déportés comme on peut le faire avec une somme que l'on arrondit au franc inférieur.

21. Souligné par nous. Leguay ne pouvait être plus clair quant aux ordres qu'il rece­vait de la Gestapo.

22. Leguay était par trop pessimiste puisque quatre convois partiront comme prévu les 23, 25, 28 et 30 septembre 1942.

163

Page 150: Rajsfus Drancy

momentanément ralenties afin de ne pas détourner les services de police des autres tâches non moins importantes qui leur incombent. Ceux-ci conservent de façon permanente la mis­sion d'identifier et d'arrêter tous les Juifs ayant réussi à échapper aux mesures qui devraient les frapper 2 3. »

Une note d'information établie le 27 septembre 1942 par le bureau de presse de la France combattante, à Londres, montre qu'à l'évidence les informations sur les rafles et les déportations arrivaient régulièrement en Grande-Bretagne :

«Le lundi 21 septembre, 1 000Juifs français qui se trou­vaient à Pithiviers ont été déportés 2 4. Certains, parmi eux, se trouvaient âgés de plus de 84 ans. De Drancy, les transports se poursuivront jusqu'à épuisement du camp. Resteront seule­ment les personnes occupées à des travaux dans le camp même. Immédiatement après, les enfants de Juifs français et étrangers se trouvant à Pithiviers ont été transférés à Drancy et déportés 2 S. »

Même si dans les détails ces informations étaient parfois approximatives, la France libre disposait d'un réseau d'infor­mateurs de qualité. Une note de synthèse datée du 29 sep­tembre 1942 ne peut que le confirmer.

«... Les convois venant de zone non occupée ont cessé ces derniers jours. On pense que c'est un effet des protestations faites auprès de Laval. On dit par ailleurs que d'après l'accord entre Laval et les autorités occupantes, les Juifs français doivent être épargnés à la condition que soient livrés les Juifs étrangers de la zone non occupée. Si le gouvernement ne rem­plissait pas ses engagements, l'autorité occupante aurait les mains libres et pourrait déporter les Juifs français de la zone occupée. On a même précisé que le gouvernement se serait engagé à livrer 52 000 Juifs mais 25 000 auraient pu être déportés. Dans ces conditions, l'autorité occupante se consi­dérerait libre de prendre le reste par ses propres moyens mais nous ne savons si ces vues ont des bases sérieuses 2 6. »

En février 1943, alors que les déportations vont reprendre leur rythme accéléré, le commissaire Guibert, commandant le camp de Drancy, rappelle au « Bureau administratif » les élé­ments de la procédure précédant la formation d'un convoi :

23. CDJC-XXV b-163. 24. Il s'agit pour partie d'internés déplacés de Drancy avant la rafle des 16 et 17 juil­

let 1942. 25. CDJC-CCXIV-73. 26. Idem.

164

Page 151: Rajsfus Drancy

« Les 10 et 12 courant, la fouille des partants s'effectuera dans les mêmes conditions que celle du 8 février. Les partants seront amenés à la salle de fouille par les chefs d'escalier; pris en charge à la sortie par les services de gendarmerie et conduits dans les escaliers de départ. Ces internés seront consignés dans leurs escaliers respectifs; ils n'en sortiront que le lendemain matin au moment de l'appel qui se fera comme précédemment, au pied de l'escalier. Les partants ne devront apporter que des bagages qu'ils peuvent transporter en une seule fois. Les porteurs, sauf exception, ne seront pas auto­risés 2 1 . »

Entre la note de service de routine et la réalité, il y avait toute l'horreur ressentie par les « partants », ces hommes, ces femmes et ces enfants, brusquement retranchés d'un univers concentrationnaire déjà tragique mais encore rassurant. Ce départ vers l'inconnu représentait un complément d'angoisse pour les mille parias jetés la veille dans ces abominables esca­liers de départ.

« ... Je garde en mémoire le sinistre appel au cours duquel furent désignés ceux qui formeraient le prochain convoi, ainsi que la nuit passée dans les blocs spéciaux, au bout du camp, où l'on parquait ceux qu'on allait déporter le lendemain à l'aube. Chacun essayait de graver sur le plâtre des murs son nom auprès de ceux qui l'avaient déjà fait avant nous, afin de laisser une trace de leur passage et un message d'espoir 2 8. C'est à cette occasion que je devais découvrir le nom de ma sœur qui avait été déportée un peu plus tôt avec ceux de la grande rafle du 16 juillet 1942 2 9 . »

En ce début d'année 1943, le camp de Drancy était encore régulièrement alimenté par les convois venant de zone sud. Une note de service du commissaire Guibert, datée du 25 février 1943, informe le Bureau administratif qu'un train de 925 Juifs arrivera le 28 courant en gare du Bourget, vers 13 h 30. Un autre convoi, comprenant également 925 Juifs, étant prévu pour le 4 mars dans l 'après-midi 3 0 . Le 26 février 1943, le brave

27. CDJC-CDLVIII-37. 28. Depuis que le camp de Drancy a repris sa destination initiale de HLM, les

plâtres ont été refaits et les inscriptions ont disparu. Il reste pourtant quelques photos de ces graffitis désespérés, prises en août 1944. « Courage! », des noms comme celui de < Stern » et « Léon Reich » sont seuls déchiffrables, des remarques tristement ironiques comme « Merci quand même à la France » ou « Le dernier convoi, qui reviendra bien­tôt* et, enfin «On les aura!».

29. Témoignage de Jacques Wolberg dans Jawischowicz, p. 395. 30. CDJC-CDLVIII-38.

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G u i b e r t 3 1 rappelait, une fois de plus, les us et coutumes mises en œuvre avant une déportation :

« Les internés des prochains départs sont avisés qu'ils ne pourront emporter avec eux qu'une couverture et quelques ali­ments peu encombrants. Les autres bagages seront transportés séparément à la gare et placés dans un wagon spécial 3 2. Il est recommandé aux internés d'apposer sur leurs bagages une éti­quette solide portant les nom et prénom du propriétaire. Les hommes seront séparés des femmes; chaque interné devra par conséquent emporter sa couverture et ses vivres person­nels 3 3 . »

Les archives du C D J C (que contiennent celles de la préfec­ture de police et des Archives nationales?) possèdent quelques échantillons supplémentaires de la prose du commissaire Gui­bert qui, à la veille de chaque déportation, renouvelait inlas­sablement ses consignes en ajoutant à chaque fois un ou deux détails supplémentaires. Ainsi, le 20 mars 1943 :

« Un convoi de 1 000 internés partira de Drancy le mardi 23 courant. L'appel commencera à 5 h 45. Les hommes seront séparés des femmes. Les internés ne devront emporter avec eux que les vivres et un bagage léger. Les opérations de fouille auront lieu la veille à partir de 8 heures. Les partants, après la fouille, seront conduits par le service de gendarmerie dans les escaliers de départ 1, 2 et 3 d'où ils ne devront plus sortir. Pendant tous ces mouvements, la cour ser» consignée aux non-partants, exception faite des employés de service et des cor­vées. Les vivres de réserve qui étaient auparavant distribués à la gare, seront remis à chaque partant au pied de l'escalier par le service de l'économat 3 4. »

Les rouages de l'administration fonctionnaient remarquable­ment et le service de l'économat (encore dirigé par un « aryen » de la préfecture de la Seine) complétait dans le détail la consigne donnée par la préfecture de police. Le 21 juin 1943,

31. Dans son témoignage déjà cité, l'enquêteur stagiaire Gallais décrivait ainsi le commissaire Guibert : « Il était l'incarnation même de la bonté. Sa physionomie, sa voix, son regard, sa poignée de main, témoignaient d'une grande franchise. Cet excellent homme à l'esprit magnanime s'était attiré la sympathie de tout le monde, les internés le vénéraient... »

32. Jusqu'au bout, les autorités françaises tenteront d'accréditer la fiction du simple déplacement de populations. Les bagages excédentaires du wagon spécial étaient évi­demment récupérés par les nazis à l'arrivée à Auschwitz. Quant aux bagages abandon­nés sur place ils seront fréquemment mis à la disposition de l'UGIF.

33. CDJC-CDLVIII-39. 34. CDJC-CDLVIII-40.

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l'économat du camp de Drancy s'adressait au Bureau adminis­tratif :

« Veuillez noter que j 'ai pris les dispositions suivantes à la suite de la note de Monsieur le commandant du camp, relative au départ du 23 courant.

1) Les vivres de route seront remis aux partants demain matin 22 courant, au moment de l'entrée des internés dans la baraque de fouille. Veuillez aviser les intéressés que dans le cas où ils auraient été désignés pour le départ et ensuite rayés de la liste des partants après avoir touché les vivres de route, ils auront à restituer la nourriture touchée, faute de quoi, ils seraient privés de nourriture pendant huit jours.

2) Les haricots pris ce matin pour la cuisine collective seront rendus cuits dès ce soir 21 juin à 17 h 45 (baraque).

3) Les internés ayant remis des chaussures ou vêtements à réparer chez les cordonniers et tailleurs, auront à retirer ceux-ci, réparés ou non, dès aujourd'hui.

Prière de communiquer ce qui précède le plus rapidement possible aux intéressés 3 5. »

De son côté, le service social géré par les internés participait à sa manière à la déportation des opérations. Il fallait bien que les déportés partent dans les meilleures conditions possibles. Le rapport du service social, rédigé le 29 juin 1943 et adressé au Bureau administratif, est tout à fait représentatif de cette atti­tude des fonctionnaires satisfaits du devoir accompli dans le respect des règlements. A moins qu'il ne s'agisse ici de l'expres­sion de la plus totale inconscience.

« Le départ du 23 juin était le premier dont le service social avait à s'occuper depuis sa réorganisation. Les méthodes mises en pratique en temps normal et notamment celle qui avant tout consiste à établir une liaison étroite entre les chefs d'escalier et le service social ont permis de répondre à tous les besoins dans un minimum de temps. Dans la nuit qui a pré­cédé la fouille, à 2 heures du matin, alors que la dernière liste a été publiée, tous les besoins des partants ont été rapidement connus et la distribution qui s'est continuée toute la nuit a per­mis de pourvoir chacun au maximum. Si l'on se souvient des départs précédents où la distribution était faite après la fouille, dans les escaliers de départ, nécessitant des allées et venues gênantes pour le service d'ordre et le service des Effec­tifs chargé des mouvements, on est amené à constater :

1) Tout s'est passé dans l'ordre le plus complet et que pas

35. CDJC-CCCXXLVII-162.

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un instant le service social n'a été vu ni dans les barbelés ni dans les escaliers.

2) Pour la première fois, chacun partait avec sa couverture et tout ce qui pouvait lui être indispensable, aussi bien du point de vue alimentaire que vestimentaire.

Notre présence, le matin au départ, a été motivée par le souci de veiller à ce que rien n'ait été oublié, alors que cer­tains, par insouciance, attendent souvent la dernière minute pour signaler leurs besoins, les demandes spéciales se sont réduites à sept.

Les chiffres ci-dessous donnent le détail de nos principales fournitures vestimentaires : 363 couvertures, 394 savonnettes, 92 peignes, 191 serviettes, 178 mouchoirs, 29 pantalons homme, 102 chemises homme, etc.

Enfin, il est bon de signaler que si le programme tracé a été aussi remarquablement exécuté, cela est essentiellement dû au dévouement de chacun, chefs d'escalier, adjointes et adjoints, personnel du service social qui, pendant 48 heures, de jour et de nuit, n'ont ménagé aucun effort afin que la tâche qui avait été confiée soit scrupuleusement exécutée 3 6. »

Avant de clore ce chapitre, il nous faut faire appel une fois de plus au témoignage de Georges Wellers qui est certainement l'un des meilleurs chroniqueurs de Drancy. Placé au centre stratégique du mécanisme de la préparation des convois, l 'auteur de L'Étoile jaune à l'heure de Vichy va au-delà de son récit de 1946 dans De Drancy à Auschwitz, et ne laisse plus aucun détail dans l'ombre. Il convient de lui rendre hommage pour sa grande honnêteté, même s'il a dû parfois lui en coûter de relater un certain nombre de pratiques :

« Deux ou trois jours avant la date du départ, le bureau des Effectifs établissait la liste des partants. Dans le choix des vic­times, on tenait compte de leur état de santé et tous ceux qui étaient reconnus par le médecin aryen comme inaptes au tra­vail étaient écartés; l'examen médical était rapide, superficiel et les erreurs nombreuses.

Lors de la déportation du 23 juin (1943), pour la première fois, les maris d'aryennes ont été écartés.

Ensuite, dans une certaine mesure, il était tenu compte de la nationalité : étaient choisis plutôt les étrangers que les Fran­çais, plutôt les naturalisés que les Français d'origine et on cherchait à protéger les anciens combattants. Toutes ces dis­tinctions étaient l'œuvre des « fonctionnaires » internés, plus

36. CDJC-CCXXVII-16 a.

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ou moins par les inspecteurs de police et toujours ignorées par les Allemands.

Certaines catégories, comme celle des combattants de la guerre 39/40, étaient assez mal définies; parmi les étrangers se trouvaient des anciens combattants incontestables. Tel ou tel employé du camp semblait indispensable aux uns et aux autres, de sorte que l'arbitraire jouait un rôle appréciable. En plus, les inspecteurs de police rayaient de la liste ou y ajou­taient un certain nombre de noms sans donner de raisons et, les ordres de déportation arrivant toujours à l'improviste, l'établissement des listes se faisait toujours dans une certaine confusion.

A ces heures, une grande nervosité régnait dans le camp... L'énergie, l'intelligence, l'habileté de centaines d'hommes étaient tendues à l'extrême. L'espérance et la déception se succédaient rapidement et sans transition; le sourd désespoir régnait3 7'. »

37. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 232.

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III

L ' É T A T S A N I T A I R E D U C A M P

Deux rapports sur la situation sanitaire du camp de Drancy ont été rédigés : l'un par E. Aujaleu, inspecteur général de la Santé et de l'Assistance, en mai 1942, et l 'autre par le docteur Germain Blechman, pédiatre, ancien interné, en janvier 1945 et concernant le second semestre de 1942. L'analyse de ces deux rapports est particulièrement révélatrice de la volonté des pou­voirs publics de se comporter de façon répressive envers les internés.

Avant même de s'intéresser longuement aux problèmes sani­taires, le docteur Aujaleu décrivait bien le cadre dans lequel vivaient les internés '. « Le statut du camp de Drancy est bien particulier : le camp est gardé, dirigé et administré par les auto­rités françaises (préfecture de police et préfecture de la Seine) mais il est en fait sous l'autorité directe des Allemands qui pro­noncent les internements et les libérations, et règlent par des instructions précises son régime intérieur. » L'inspecteur géné­ral de la santé note également les variations de population : 5 000 internés lors de la création du camp ; 2 800 au début d'avril 1942 et 2 200 lors de sa visite au camp à la fin de ce même mois.

Le docteur Aujaleu revient sur les conditions d'habitation précaires : dans les grands dortoirs, les sols en ciment ne possé­daient pas de revêtement d'où une irrégularité de la surface qui rendait difficile le nettoyage et favorisait la stagnation de l'eau répandue. Au début, les internés couchaient directement sur le ciment, sans paillasse ni couverture. A l'entrée de l'hiver 1941/

1. CDJC- cccxxvi-io.

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1942 la situation s'était améliorée avec l'installation de châlits sur deux étages avec paillasses ou matelas et couvertures en nombre suffisant. Il n'existait aucune planche ou casier pour que les internés puissent y ranger leurs effets personnels.

Si les parois des chambres et le sol sont propres, la literie est sale. Ce n'est pas une question de discipline mais le manque de savon est préoccupant. C'est effectivement dans une atmo­sphère de grisaille et sans hygiène que les internés dorment, font leur toilette, prennent les repas et passent toute la journée, ne sortant qu'une heure et demie par jour pour la promenade.

Si le chauffage central a fonctionné en novembre 1941 - sur ordres des autorités allemandes - le stock de charbon a été rapi­dement épuisé. Durant les grands froids, les poêles installés dans les chambrées se révélèrent insuffisants. Si l'eau distri­buée dans le camp est de bonne qualité et en quantité suffi­sante, l'alimentation, même si elle s'est améliorée au bout de quelques mois, reste un problème qui ne peut être résolu même avec les colis alimentaires que les Allemands autorisèrent par la suite. A ce sujet, E. Aujaleu rappelle qu'à l 'automne 1941, la ration fournie aux internés était de 1 000 calories par jour. Il reste que si en janvier 1942, la ration atteignait 1 600 calories, sa valeur calorique n'était plus que de 1 400 en avril 1942. « Il manque donc de 100 à 300 calories selon les cas pour atteindre le chiffre de 1 700 calories minimum au-dessous duquel peuvent se produire des troubles graves. » Si les colis ali­mentaires ont légèrement amélioré la situation, le docteur Auja­leu note qu'en avril 1942, environ 400 internés ne recevaient rien de chez eux et, « malgré les efforts de la Croix-Rouge, ce service laisse encore à désirer ». Comme en novembre 1941, les grands cachectiques sont encore nombreux.

Les ordures ménagères sont enlevées par le service de voirie de la mairie de Drancy, mais elles sont d'abord déposées à même le sol, dans la cour intérieure du camp car il n'y a pas de poubelles. Les médecins craignent que les premières chaleurs et la pullulation des mouches s'ajoutent aux mauvaises odeurs. En revanche, les latrines situées au milieu de la cour sont propres. Il n'en reste pas moins que ces W.C. n'offrent que 60 places, ce qui est insuffisant pour 2 000 personnes et a fortiori pour 5 000, surtout lors des épidémies de diarrhée. Il faudrait, commente E. Aujaleu, construire 60 nouvelles places de W.C. avant l'été. Autre détail incontournable, les internés ne disposent pas de

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papier pour se nettoyer, cette absence contribuant à la trans­mission de diverses maladies.

Si les internés disposent de lavabos en nombre suffisant dans les chambrées, les installations sont défectueuses et la distribu­tion de l'eau est supprimée de 19 heures à 7 heures du matin. Deux lavoirs ont été installés dans la cour pour le lavage du linge. Le camp possède deux locaux à usage de douche avec trente-six places, ce qui permet à chaque interné de prendre une douche tous les quinze jours. Deux étuves à vapeur fournies par la préfecture de la Seine permettent la désinfection des vêtements et des matelas, sujet de préoccupation. S'il évoque le dépistage des pouilleux, l 'auteur du rapport ignore la présence de punaises, nombreuses dans les chambres.

Le service médical est placé sous la direction du docteur Tisné, assisté de quinze médecins internés, sept infirmières non juives et douze infirmières juives assurent les soins quotidiens. En mai 1942, deux dispensaires sont affectés aux consultations mais les soins et les petites interventions y sont pratiqués. Les cinq salles d'hospitalisation permettent d'accueillir soixante-quinze malades mais le manque de draps est constaté. Chaque jour, de cent à cent cinquante malades passent au dispensaire ou à la consultation.

Une partie du bloc II est également affectée au service médi­cal, dont trente-deux lits réservés aux cas d'épidémie, douze lits en salle d'isolement et dix-huit lits pour les convalescents. Outre le bureau des infirmières, le camp dispose désormais d'une salle de stérilisation et d'une pharmacie.

Si en novembre 1941, le médecin chef a pu obtenir la libéra­tion de nombreux malades, ce n'est plus le cas car les autorités allemandes ne prononcent plus qu'exceptionnellement des libé­rations. Les malades justiciables d'un séjour hospitalier sont envoyés à l'hôpital Rothschild. A ce sujet, le docteur Aujaleu regrette que les médecins de cet établissement ne « prononcent pas volontiers la sortie des malades », ce qui pourrait « appa­raître aux yeux des autorités allemandes comme une complai­sance et provoquer de leur part des mesures fâcheuses».

Les instructions données en avril 1942 par les autorités alle­mandes pour que les assistantes sociales et les infirmières non juives soient remplacées par des infirmières internées pro­voquent ce commentaire : « Les infirmières sont de précieuses auxiliaires du médecin-chef et celui-ci ne saurait avoir la même

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confiance dans des infirmières israélites. » Ce propos éclaire d'un jour cru la sollicitude du signataire de ces lignes qui, par ailleurs, est très préoccupé de la situation sanitaire du camp. Il est vrai que l'inspecteur général de la santé est plein de mépris pour cette population rassemblée à Drancy : « Ramassés pour la plupart dans un des quartiers les plus pauvres et les plus mal­sains de Paris, parmi une population physiquement tarée2 et sous-alimentée. »

C'est ensuite le rappel de la dramatique situation sanitaire du camp durant les premiers mois et qui devait conduire à la libé­ration des cachectiques et œdémateux. Ce qui n'empêcha pas, par la suite, une épidémie de diarrhée avec fièvre frappant 1 500 internés à la fin du mois de novembre 1941. Pas de décès mais de nombreux internés tardèrent à reprendre leur équilibre physiologique.

Pour l 'auteur du rapport, l 'état sanitaire du camp pouvait être considéré comme satisfaisant en mai 1942, bien que 200 internés atteints de maladies chroniques se trouvent à l'hôpital (soit 10 % de la population du camp en mai 1942). Ce sont surtout les plus jeunes et les vieillards qui sont frappés : hypothermie à 35°, œdèmes, fréquence de plaies n'ayant aucune tendance à la guérison, piodermites rebelles, etc. Tous ces sujets présentant une résistance diminuée aux infections. D'où cette crainte : si une épidémie sérieuse se développait parmi la population du camp, elle y ferait de nombreuses victimes. Est-ce là de la compassion? Non pas! Une telle épidémie «pourrait même être dangereuse pour la population environ­nante avec laquelle il existe des contacts ». Pourtant, comme il n'est plus possible de libérer les malades chroniques, le souhait est formulé que l'on puisse procéder à la vaccination contre les infections typhoïdes de tous les internés qui ne présentent pas de contre-indication médicale. Cette vaccination devant être terminée avec la saison c h a u d e 3 .

Il existe au camp un service social initialement organisé par la préfecture de la Seine. Ensuite, sur ordre des Allemands, c'est une assistante sociale juive qui a été chargée de ce service. Cette assistance sociale a pour charge d'établir les relations entre le camp et l 'UGIF. Ce qui permet - souligne le docteur

2. Souligné par nous. 3. Les déportations à un rythme accéléré à partir du mois de juillet 1942 régleront ce

problème.

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Aujaleu - de venir en aide aux familles des internés d'une part et de faire parvenir des colis aux plus démunis d'autre part. Le rapporteur regrette que ce service social, malgré son utilité, soit limité aux besoins matériels des internés. En effet, rien n'est fait dans le domaine intellectuel et moral « par suite de l'opposi­tion absolue des autorités occupantes».

Le rapport aborde ensuite le problème des locaux discipli­naires qui sont dépourvus du minimum d'hygiène habituel. Ces locaux sont situés dans une cave, et « l'interné puni y vit dans une obscurité complète. Il dispose d'un bas-flanc avec une pail­lasse, de couvertures et d'une tinette. Il est chaque jour amené dans la cour pendant une heure qu'il emploie à sa toilette et à une courte promenade. La rigueur de cette peine n'échappe pas à la direction du camp... » M. Aujaleu est un homme d'ordre charitable : « Je ne méconnais pas la nécessité de la répression mais je pense que l'on pourrait aménager quelques cellules munies de fenêtres où entrerait de l'air, sinon du soleil, du moins un peu de lumière. » Devenu spécialiste de l'inspection des camps de concentration en France, le docteur Aujaleu fait un constat d ' importance; le régime imposé aux internés de Drancy ne peut qu'avoir une incidence directe sur leur état de santé. « Dans es régime, je le dis tout de suite, il y a des mesures imposées par les autorités occupantes et d'autres prises par la direction du camp. »

Avec une naïveté réelle ou feinte, E. Aujaleu s'étonne de ce que les internés soient laissés dans une oisiveté regrettable du point de vue moral : « Dans la plupart des camps que j ' a i visités, les internés travaillent; des ateliers de menuiserie, vannerie, cordonnerie, des fabriques de jouets sont organisés. Le camp de Drancy compte de nombreux tailleurs et cordonniers et les chaussures de bien des internés ne peuvent être réparées. » Et puis, cet autre étonnement : « Le commandant du camp hésite à installer des ateliers parce qu'il n'ose pas laisser des outils entre les mains des internés, de peur que ceux-ci les utilisent pour s'évader. J 'ai eu l'impression que l'on vivait à Drancy dans la hantise d'une évasion : la triple enceinte dans laquelle les inter­nés font leur promenade en est la preuve (enceinte générale du camp, enceinte du bâtiment et enceinte du promenoir). Il me semble que les internés sont assez bien gardés pour que l'on puisse organiser des ateliers à l'intérieur du camp. » Certes, le

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travail manuel pourrait apporter au camp un bénéfice moral et matériel, note le rapporteur, d 'autant plus que par ordre des autorités allemandes toute distraction est interdite. Les internés ne peuvent notamment « ni lire, ni organiser des conférences, ni jouer aux cartes, ni avoir un foyer».

C'est là sans doute la meilleure partie de ce rapport, et qui sert de conclusion, mais le docteur Aujaleu avait oublié un aspect « moral » de la vie du camp : les autorités françaises et nazies avaient autorisé le fonctionnement d'une petite schoule et un officiant pouvait diriger les prières...

Les « Notes sur l'activité pédiatrique du camp de Drancy, de juillet à décembre 1942» établies par le docteur Germain Blechman à l'intention du tribunal de Nuremberg jugeant les grands criminels de guerre sont d'une toute autre tonalité que les réflexions sanitaires du docteur Aujaleu. Tout d'abord, la période considérée est différente, ensuite il s'agit d'enfants et puis, ce rapport a été rédigé après la Libération.

Interné à Drancy de juin 1942 jusqu'à la mi-décembre de la même année, le docteur Blechman fut évacué comme grand malade à l'hôpital Rothschild et libéré en avril 1943. Après la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, il sera chargé de suivre médicalement les enfants qui arriveront dans le camp après avoir transité au Vel d'Hiv puis à Pithiviers ou à Beaune-la-Rolande. Immédiatement, Germain Blechman avait envisagé les graves dangers qui menaçaient les enfants en milieu concen­trationnaire. Arrivant par groupes de 700 à 800 à la fois, ces enfants se trouvaient déjà dans un état de santé précaire après avoir voyagé de dix à seize heures pour effectuer moins d'une centaine de kilomètres dans des wagons à bestiaux. Au bout de dix jours, les installations sanitaires réservées aux enfants purent prendre de l'extension et six infirmeries fonctionnaient à temps plein. Dans le bloc III , deux étages furent rapidement aménagés pour les petits contagieux. Cette volonté de soigner, d'éradiquer les épidémies, était contrariée par les déportations qui se poursuivaient au rythme de plusieurs convois de 1 000 par semaine.

Dans ses notes, le docteur Blechman fournit des indications précises. Ainsi, du 21 juillet au 9 septembre 1942, 5 000 enfants sont passés par le camp de Drancy et 20 % d'entre eux avaient été hospitalisés, soit plus de mille, tandis

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que plusieurs centaines d'autres étaient soignés et pansés au dispensaire.

Il n'y avait dans les locaux réservés aux malades que des lits d'adultes et, vu l'afflux, il fallut mettre deux enfants voire trois dans le même lit : « deux à la tête et un au pied, ce qui constitue un spectacle peu banal que l'on n'avait pas vu dans les hôpitaux français depuis la fin du xvm e siècle. » Très vite, le manque de draps deviendra préoccupant; il n'y avait pas d'alèzes, de blouses pour les contagieux. S'ajoutaient à ces difficultés maté­rielles le nombre important de dermatoses et de diarrhées. Ce n'est qu'au bout de quelques semaines que les autorités du camp purent obtenir des lits d'enfants, ce qui permit d'en hospi­taliser chaque jour 150.

Deux médecins et une étudiante en 3 e année de faculté allaient assister le docteur Blechman, avec une abnégation de tous les instants. Il s'agissait de Denise Salmon, Michel Elberg et Eva T ichauer 4 . Cette dernière qui allait devenir bien plus tard inspecteur en chef de la santé aborde longuement dans son livre de souvenirs les difficultés rencontrées dans cette lutte perdue d'avance contre la maladie alors que les enfants à peine guéris étaient déportés. Elle souligne que de pauvres victoires pouvaient malgré tout être obtenues :

«Une fois hors du camp, l'espoir pouvait renaître. Pour cette raison, nous avons été tout naturellement conduits à poser de faux diagnostics, à transformer une angine en croup, à inventer des varicelles noires, à faire passer des rougeoles pour des scarlatines et à faire évacuer le plus d'enfants pos­sible 5 . »

La priorité du docteur Germain Blechman avait été de recru­ter du personnel de soin pour assister les infirmières. Parcou­rant les escaliers et les chambres dans cette recherche, il décrit la situation sanitaire du camp, alors surchargé par les rafles les plus récentes :

« Quand on avait franchi une porte en planche, on arrivait comme dans une soute d'immigrants. Des hommes et des femmes de tous âges se précipitaient vers l'arrivant, s'agrip-

4. Eva Tichauer, qui revint des camps de la mort, a donné son témoignage dans J'étais le numéro 20.832 à Auschwitz (L'Harmattan, 1988).

5. Seuls les internés non déportables ou appartenant aux cadres se trouvaient dans des étages réservés, avec des châlits à deux étages et des matelas ou des paillasses. (Note du docteur Blechman.)

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paient à lui, le suppliant pour des malades, pour des vieillards, pour des nourrissons, demandant de l'eau, du lait, des médica­ments, des paillasses, des couvertures. Quand on avait pu malaisément franchir le cercle, on découvrait d'autres mal­heureux, silencieux ou gémissant, accroupis, étendus à même le ciment... Que de fois fûmes-nous appelés par la suite, dans des conditions à peine moins lamentables, pour vérifier le dia­gnostic d'une diphtérie ou d'une scarlatine 6. »

Autre aspect dramatique, l'arrivée de femmes qui avaient été arrêtées en état de grossesse et qui, après leur accouchement à l'hôpital Rothschild, étaient envoyées à Drancy. Pour les nour­rissons qui n'étaient pas nourris au sein, le problème de l'allaite­ment artificiel se posait de façon dramatique.

Le docteur Blechman dresse une statistique sur une période de cinquante jours, durant laquelle il a pu constater chez les enfants : 150 diarrhées dont un certain nombre à type de colite dysentériforme, 300 dermatoses (gale, impétigo, echtima, etc.), 130 à 150 angines érytémateuses ou pultacées. Dans les chambres de contagieux, il y eut deux fièvres typhoïdes, 28 oreillons, varicelles, coqueluches et rubéoles, 40 rougeoles, 16 scarlatines et 14 diphtéries. Il conclut ainsi ce dramatique tableau :

« Quand je fus évacué de Drancy, environ cinq mois après l'arrivée des premiers enfants, je ne comptais pas une typhoïde de plus mais une centaine de rougeoles, 60 scarla­tines et 43 diphtéries. Ces chiffres suggèrent une remarque car ils n'expriment qu'un côté de la vérité: de nombreux enfants n'ont fait que passer dans le camp. Combien étaient en incubation de fièvre éruptive ou en instance de diphtérie au moment de leur départ en wagons plombés pour la Silésie? D'autre part, les exigences des Allemands firent que des enfants hospitalisés durent quitter le service insuffisamment guéris pour être déportés. »

Si la contagion effrayait aussi bien les autorités françaises que les médecins juifs de Drancy, les moyens mis en œuvre offi­ciellement étaient dérisoires et bien des résultats d'analyses ne devaient arriver au camp qu'après la déportation des jeunes vic­times, d'autres n'y parvinrent jamais.

6. Seuls les internés non déportables ou appartenant aux cadres se trouvaient dans des étages réservés, avec des châlits à deux étages et des matelas ou des paillasses. (Note du docteur Blechman.)

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Difficulté supplémentaire, les pédiatres manquaient de temps et se trouvaient toujours dans l'obligation de porter des diagnostics précoces et de traiter une maladie en quelques jours. D'où une pratique qui, selon Germain Blechman, «ne s'est jamais montrée en défaut ». Il convenait de se hâter face à des épidémies menaçantes qui pouvaient déferler à tout moment. C'est par l 'Institut Pasteur que les médecins de Drancy purent enfin recevoir des seringues et des aiguilles en nombre suffisant pour commencer la triple vaccination associée chez le personnel des cadres, en commençant par les infir­mières. Cette action devait être brusquement stoppée - faute d'ampoules de vaccin.

Face à cette volonté d'éviter à tout prix la moindre épidémie, les réactions des fonctionnaires de la préfecture de police ne manquaient pas d'une certaine froideur : « Quand l'épidémie parut s'éteindre, les autorités françaises du camp commen­cèrent à s'émouvoir. On me demanda de vacciner tous les inter­nés du camp de Drancy, à condition de ne pas gêner le rythme des déportations! Il fallut faire entendre que tout vacciné devait être considéré comme indisponible pendant 48 heures. » D'où l'afflux bien normal de volontaires pour la vaccination.

Il est remarquable de constater que les épidémies allaient être jugulées - pour ceux qui n'étaient pas déportés. Ce qui est certain, c'est que les conditions d'hygiène qui régnaient à Drancy étaient déplorables. « Les causes de morbidité du camp tombaient sous le sens, commente Germain Blechman. A cette époque, le camp de Drancy était archicomble et, certains jours, sa population atteignit celle d'une petite sous-préfecture. Jusqu'à 6 600 internés. » Chambres surpeuplées, escaliers souil­lés de déjections malgré les efforts des services de nettoyage. Tous les châlits en bois fourmillaient de punaises. Il fallait éga­lement détecter les pouilleux et les confiner dans des chambres spéciales pour obtenir un épouillement définitif. De plus, la désinfection et l'étuvage ne s'effectuaient qu'avec retard.

Autre aspect du manque d'hygiène, lors des «grands arri­vages » qui précédaient les déportations massives, le vidage des ordures était insuffisant et il était difficile de maintenir un sem­blant de propreté dans les lieux d'aisance. Lorsque les autorités prirent la décision de creuser quelques petites tranchées en plein air, ce fut sur un petit terrain proche de l'infirmerie et, de ce fait, les mouches envahissaient les salles de soins dès qu'une fenêtre était ouverte.

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Au terme de son témoignage, le docteur Blechman brossait un tableau dramatique de la situation sanitaire à Drancy. Il décrivait l'entassement dans des locaux qu'il était impossible de tenir propres, le sol de la grande cour était inondé lors des fortes pluies et poussiéreux de mâchefer par grand soleil. Il y avait insuffisamment de douches, d'étuvage, de moyens de lavage. La médiocrité des rations alimentaires et l'absence à peu près absolue de vitamines alliées à la difficulté d'assurer les soins médicaux aux enfants, avec le peu de personnel disponible, tout cela aurait dû entraîner une morbidité des plus variées et une mortalité élevée.

Dans une note annexe, le docteur Blechman précisait :

«Parmi les adultes arrêtés le 17 juillet, on comptait des tuberculeux porteurs de bacilles, certains en cours de collapso-thérapie. Il fallut deux mois avant qu'on pût installer un appa­reil radiologique et pratiquer les pneumothorax artificiels. Nous comptâmes à certains moments près de 40 malades atteints de lésions ouvertes et qui se promenaient librement dans le camp. »

Et puis, cette conclusion inattendue :

« Que cette collectivité enfantine, que ces nourrissons dont l'âge du plus jeune ne dépassait pas vingt jours, n'aient pas été décimée, est certes l'un des faits qui m'ont le plus frappé durant mon internement. Il y a toute raison de penser que les efforts sans relâche de nos assistants et infirmiers ont contri­bué à cette sauvegarde 1 . »

Au moment où ce rapport était rédigé - en janvier 1945 - il était impossible d'envisager la véritable ampleur du désastre et Germain Blechman se laissait aller à l'optimisme : « Nous vou­lons espérer - jusqu'à de plus positives informations - que la plupart de ces enfants n'ont pas péri sur l'ordre des Allemands dans les solitudes de l'Est... »

7. CDJC-XV a-170.

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IV

LA PREMIÈRE ADMINISTRATION JUIVE DU CAMP

Dès l'ouverture du camp de Drancy, l'inévitable devait se produire. Certains des internés cherchaient à se différencier de la masse, estimant injuste leur présence dans un lieu d'enferme­ment qui n'aurait dû être réservé qu'aux immigrés. Ces bons Français de France tenaient à faire reconnaître leur origine et c'est surtout dans ce groupe que les autorités françaises. - police et gendarmerie - allaient choisir les « cadres » internés. Certes, une structure de base s'imposait mais elle eût été de tout autre nature si les hôtes de Drancy eux-mêmes s'étaient donné des responsables pour les tâches quotidiennes et la solida­rité entre les internés.

Ce sont les autorités françaises qui se mirent en devoir de choisir des chefs de chambre, chefs d'escalier, chefs de bloc. A partir de tous ces chefaillons se dessinera rapidement l'embryon d'une pyramide bureaucratique bien banale au début mais por­teuse de toutes les dérives. C'est encore parmi les témoignages recueillis par le Comité de la rue Amelot, en novembre 1941, que l'on trouve les premiers échos à propos de cette administra­tion juive naissante.

« Chef de tous les blocs était Monsieur Asken, tricoteur rue Sedaine, Juif oriental. Malheureusement les internés n'ont pas beaucoup de bien à dire de lui, moi non plus ! 1 »

Ce témoignage bref et sans fioriture décrit bien la situation créée par l'apparition d'une hiérarchie juive dans le camp. Bien qu'exprimé apparemment par un Juif polonais, ce propos n'est malheureusement pas exempt d'un certain rejet envers celui qui

1. CDJC-CCXIII-106.

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ne fait pas partie du même groupe. Cela mérite d'être souligné, en effet, car les attitudes de défiance ne se manifestaient pas dans un seul sens. Il n'en reste pas moins que le premier kapo désigné par l'administration française devait donner toute satis­faction à ceux qui avaient procédé à cette promotion au choix.

« Je ne peux évoquer le camp sans parler de M. Asken, chef du camp, qui se montrait trop zélé et trop brutal envers ses co-internés. Il ne s'est pas gêné de donner des coups de pieds à un pauvre bougre qui a ramassé quelque chose dans les ordures. Il est vrai qu'il était en compagnie du lieutenant et de Mlle Bellières, et pour se montrer digne de leur confiance, il se permit d'agir aussi scandaleusement que je viens de le dire 2 . »

Ce sont là des propos tenus à chaud par un homme récem­ment libéré de Drancy, à moitié mort de faim, plein d'une amertume bien compréhensible. Plus mesurée mais en même temps plus dure, l'analyse à froid, en 1946, du docteur Joseph Weill, ancien dirigeant de l 'Œuvre de secours aux enfants (OSE) :

« Afin de saper le moral des internés, déjà très bas à la suite des souffrances morales et de la misère physiologique, on mul­tiplie, toujours d'après la même recette éprouvée, le nombre de catégories spéciales de privilégiés et de sur-privilégiés et les groupes variables de protégés. Ainsi, on attaquait de front les internés, créait une discrimination sociale, dressait les uns contre les autres, dans une lutte pour la vie, tout en tirant, pour la réalisation du plan diabolique, tous les avantages des droits accordés. On distinguait jusqu'à sept classes à un moment donné - dont le standing se mesurait à la plus ou moins grande chance d'être exclu de la déportation. La disci­pline assurée à partir d'un certain moment par des internés faisant fonction de policiers, chargés du service d'ordre, pesa lourdement sur les internés abandonnés au sadisme des gen­darmes, à leur cupidité, à leur brutalité 3. »

Ce commentaire embarrassé, où l 'auteur se perdait dans les garde-fous obligés dont il décorait ses réflexions, décrit par­faitement les conditions antagonistes où se trouvaient les inter­nés de Drancy. Comme tous ceux qui ont décrit avec plus ou moins de détails l 'antichambre de l'enfer qu'était déjà Drancy,

2. Idem. 3. Joseph Weill, Contribution à l'histoire des camps d'internement dans l'anti-

France, Editions du Centre, 1946, pages 219, 220.

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le docteur Joseph Weill ne pouvait se résoudre à conclure qu'en cette circonstance, les Juifs allaient se comporter comme la plu­part des concentrationnaires. A des degrés divers, la lutte pour la survie effaçait le comportement solidaire des individus.

Jusqu'en juin 1943, la direction de Drancy était assurée par des commandants nommés par la préfecture de police. Depuis l'ouverture du camp, en août 1941, le commandant mis en place était secondé, nous l'avons vu, par une équipe de la Police judiciaire et par une brigade de gendarmerie chargés d'assurer la surveillance à l'intérieur et la garde à l'extérieur du camp. L'économat restait sous la direction des fonctionnaires de la préfecture et il en allait de même du service médical.

L'administration juive était confiée par délégation à un chef de camp qui portait le titre officiel de « Gérant du Bureau administratif ». Ce responsable juif dont on ne sait à l'aide de quels critères il était choisi (nomination d'office, offre d'emploi, offre de service?) régnait sur les 22 escaliers et, par voie hiérar­chique, sur les chefs de chambre. Seront créés par la suite un certain nombre de services indispensables au bon fonctionne­ment du camp : cuisine et répartition de la nourriture, hygiène, nettoiement de la cour intérieure, service social, etc. Très rapi­dement, d'autres instances, qui n'auraient pas dû être du ressort des internés, allaient se mettre en place : le Bureau militaire, le service des Effectifs, celui du fichier, le service des porteurs (qui avaient pour tâche « d'aider » les déportés à leur arrivée et... à leur départ vers les trains de déportation). Ces activités, si l'on peut dire, échappaient au contrôle du gérant du Bureau administratif et dépendaient directement des fonctionnaires de la préfecture de police. Viendra ensuite la création du service d'ordre juif du camp ou M.S. A la mi-septembre 1942, des internés juifs se verront confier la tâche de faire respecter le règlement intérieur du camp établi par la préfecture de police, sous l'oeil attentif du service IV J de la Gestapo.

Après le tricoteur Asken, qui sera libéré en novembre 1941, avec les grands malades, c'est un certain Max Blanor qui devait faire fonction de commandant juif et son souvenir n'est pas passé à la postérité. En effet, selon Georges Wellers qui ne mentionne même pas son nom, cet homme aurait été envoyé à

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Compiègne en janvier 1942 et déporté avec le convoi du 27 mars suivant. Ce qui est certain, c'est que les archives ne font jamais mention de ce Max Blanor 4 . C'est l'avocat François Montel qui devait ensuite assurer la direction du Bureau admi­nistratif de janvier à avril 1942, avant d'être déporté en juin 1942. De cet avocat de talent, de grande culture et d'une intel­ligence remarquable, selon ceux qui l'ont connu, un témoin dira : « Il était généralement détesté parce qu'il était hautain, dur avec les humbles et totalement dépourvu d ' indulgence 5 . »

Georges Kohn, Juif français de vieille souche, converti au protestantisme, sera à son tour gérant du Bureau administratif, de mai 1942 à la fin du mois de juin 1943 (le plus long mandat à ce poste). Cet homme, semble-t-il très respecté, perdra son poste avec l'arrivée de Brunner et de ses SS à la direction effec­tive du camp en juillet 1943. Plus tard sous l'administration des services de la Gestapo, le camp connaîtra trois commandants juifs portant ce titre : Robert Blum, du 3 juillet au 13 novembre 1943 (il sera déporté et ne reviendra pas), Georges Schmidt, de novembre 1943 à avril 1944 (il sera déporté par le dernier convoi, le 17 août 1944 et reviendra) et Emmanuel Langberg, jusqu'à la libération du camp (il sera libéré avec 1518 rescapés le 17 août 1944). Entre Schmidt et Langberg, il y aura un court intermède assuré par l'ancien champion de football autrichien, Oscar Reich, dont nous aurons l'occasion de reparler.

C'est durant le commandement effectif assuré par la préfec­ture de police que la bureaucratie constituée essentiellement au sein du groupe des internés français de souche va se développer. Des services seront créés en grand nombre et leur direction attribuée aux amis, à ceux que l'on désirait protéger dès lors que les déportations prirent un rythme accéléré. Ce n'est ni au mérite et pas davantage selon la compétence que les respon­sables étaient recrutés ou, plutôt, cooptés. La police française faisait momentanément confiance au « Gérant du Bureau admi­nistratif » et à son état-major. Henri Bulawko, qui a connu le camp de Drancy à l 'automne 1942, fait un commentaire amer sur ce « gouvernement » :

4. L'un de nos témoins, Jean Grouman, s'est souvenu de Max Blanor, gros négociant en soieries du quartier du Sentier. C'était un ancien combattant de la Première Guerre mondiale abondamment décoré et au physique très imposant (Entretien avec Jean Grouman).

5. Témoignage, déjà cité, de Christian Lazare.

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«... Une contrefaçon de la vie normale s'y est organisée, avec un service social, une pharmacie, des magasins et ate­liers de réparation pour literie, matelas, électricité, une douche, un salon de coiffure et, bien entendu une cuisine. Mais tout cela n'est qu'accessoire. Le service essentiel est celui des Effectifs. C'est là qu'on enregistre les arrivées, qu'on établit les listes de déportation. Je n'ai gardé de bons souvenirs, ni du service social - dont je préfère ne rien dire -ni des Effectifs dont les collaborateurs n'ont pas tous su conserver leur dignité 6. »

Témoin attentif durant les quelque huit mois qu'il allait pas­ser à Drancy, Henri Bulawko nous a fourni l'un des rares exemples de convivialité dans ce camp où les hommes appre­naient déjà à se méfier les uns des autres et à acquérir les élé­ments de base du comportement ordinaire des concentration­naires.

« Les communistes m'y apparurent comme les seuls élé­ments organisés, combattant victorieusement le désarroi et la résignation qui engendraient un laissez-aller pénible dans ses manifestations. Ils furent de ceux qui conservèrent leur dignité d'hommes, ils furent de ceux qui pensèrent à autre chose qu'à manger ou tuer le temps. D'autres eurent une atti­tude noble, sans pouvoir toutefois engendrer un mouvement collectif. J'ai assisté à la création d'un collectif communiste de plus de vingt membres. Tous les vivres furent mis en commun et répartis le plus judicieusement. J'ai aussi assisté à la déportation de ce groupe. Elle ne fut pas comme les autres. Toute la nuit, rassemblés sur la passerelle qui fait le tour du camp à la hauteur du premier étage, ils chantèrent. Des chants d'espoir et de combat, des chants français et russes. Un gendarme-chef, un cinglé du nom de Vanesse 7, voulut les faire charger par ses hommes. Il fonça en avant, mollement suivi. La courte et ridicule bousculade qu'il occa­sionna n'amoindrit en rien le caractère exceptionnel de cette déportation 8. »

Revenons à cette administration juive du camp de Drancy, mise en place par la police et la gendarmerie françaises, et qui prenait son rôle très au sérieux. Il y avait certes de nombreuses tâches matérielles à assurer mais l'essentiel n'est pas là. Les internés chargés de tenir leurs «coreligionnaires» en tutelle

6. Henri Bulawko, Les Jeux de la mort et de l'espoir, Encre, 1980, page 48. 7. C'est le gendarme Van Neste, précédemment cité, qui est ici désigné. 8. Les Jeux de la mort et de l'espoir, page 49.

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allaient surtout devenir rapidement les courroies de transmis­sion indispensables des persécuteurs. Si l'on avait dit alors à ces hommes qu'ils se faisaient les complices de la répression, ils auraient certainement répondu, avec un haussement d'épaules, qu'ils ne faisaient qu'intervenir dans la vie du camp pour le bien de tous. Pourtant, quand le marchand de meubles Laurent adressait à François Montel un rappel au règlement du camp, le 26 mars 1942, cela signifiait que le « Gérant du Bureau admi­nistratif » devait faire en sorte que les rouages du camp fonc­tionnent sans la moindre difficulté.

Une fois de plus, il était rappelé aux internés de Drancy que la circulation dans la cour intérieure du camp était interdite sans motif plausible9, et que les corvées ne devaient s'y dépla­cer qu'en bon ordre. Seuls pouvaient circuler les détenteurs de laissez-passer visés par la gendarmerie et ceux des internés se rendant aux W C et seulement par groupes de quatre par esca­lier, etc. Suivaient des menaces de prison contre les plantons des escaliers si l'ordre prévu pour se rendre aux latrines n'était pas respecté. Par contre, il était notifié aux internés, confinés toute la journée dans leur chambre, qu'à partir du 1 e r avril 1942 la promenade serait obligatoire dans une enceinte réservée et cela bloc par bloc - comme pour les prisonniers de droit commun : le bloc I de 9 h 30 à 11 h, le bloc II de 12 h 30 à 13 h 30, le bloc IV de 13 h 30 à 15 h et le bloc V de 15 h à 16 h 30. Nous aurons l'occasion de reparler du bloc III qui n'est pas évoqué ici.

De telles notes de service étaient fréquentes mais les archives de la préfecture de police ont généralement disparu du camp après le départ des fonctionnaires français en juillet 1943. Il ne reste que quelques documents, trop rares, de cette époque mais tous sont suffisamment significatifs. Le ton employé par le commandant Laurent sera toujours aussi sec, aussi vindicatif. C'était le cas le 3 mars 1942 :

«Dorénavant, il est absolument interdit aux internés du camp de Drancy de pénétrer dans les sous-sols des bâtiments du camp, ainsi que dans les galeries adjacentes. A l'avenir, tout interné qui sera surpris dans les sous-sols et les galeries susvisées, soit durant le jour, soit durant la nuit, sera considéré comme coupable d'une tentative d'évasion et sera puni d'une peine de trente jours de prison 1 0. »

9. CDJC-CDLVIII-28. 10. CDJC-CCCLVII-16 b (53).

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Suivait une note adressée, le 4 mars 1942, au Gérant du Bureau administratif et qui ne laissait aucun doute sur les intentions meurtrières de la police et de la gendarmerie:

« Il est rappelé que les gendarmes ont ordre de tirer en cas de tentative d'évasion et que tout interné circulant dans les sous-sols s'expose également à ce risque n . »

Dûment sermonné par les hommes de la P.P., le Gérant du Bureau administratif apprenait rapidement sa leçon, sans qu'il soit nécessaire pour lui de la répéter devant les autorités. Les termes de la note de service, qui peut être attribuée à Georges Kohn vu la date de sa rédaction (27 septembre 1942), sont un modèle du genre. S'adressant aux chefs de service et aux chefs d'escalier, le fondé de pouvoir va droit au but, évitant aux auto­rités françaises de fournir elles-mêmes ces informations.

« Le camp est, pour quelque temps encore, semble-t-il, un vaste centre de transit. Il existe dans le camp deux grandes catégories d'internés ; ceux qui y passent en " transit " et ceux qui y séjournent de façon semi-stable. Ces derniers se divisent à leur tour en deux sections : ceux qui sont dans l'incapacité physique de travailler et ceux qui peuvent travailler.

Les faits sont là : les escaliers de partants sont dégoûtants. Les pluches traînent en longueur toute la journée, le camp est sale, les chambres vides sont dans un état de désordre inad­missible. Pourquoi? Parce que certains de ceux qui ont l'obli­gation de travailler restent dans les chambres, flânent dans la cour ou bien sont indûment inscrits sur les listes des services.

Réduisez au strict indispensable vos services, sachez dire non, refusez-vous à toute complaisance, sachez être sévères, il le faut. Telle personne est de service au réfectoire des enfants aux heures des repas et va aux pluches entre-temps. C'est là l'exemple à suivre. Des sondages seront dorénavant effectués dans les chambres, dans les cours, dans les services; tant pis pour les internés qui ayant le privilège de rester en France ne comprendraient pas qu'ils doivent servir les partants sans compter et sans ménager leurs efforts.

Il est rappelé que dans chaque escalier, à chaque signal cor­vées ou pluches, le chef d'escalier doit immédiatement réunir la corvée correspondante, en faire l'appel et la conduire à l'endroit désigné et la remettre avec une liste nominative au chef de corvée ou des pluches. Il est en outre rappelé que les

11. Idem.

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services dépendant du Bureau administratif ne doivent pas employer de personnel sans accord écrit du Bureau adminis­tratif. Quant aux autres services, ils sont priés de signaler les affectations et les modifications d'emplois; il leur est égale­ment suggéré de bien vouloir consulter le Bureau administra­tif qui est fort bien placé pour leur donner un avis sur les pro­jets de nomination à un emploi 1 2. »

Oui. Drancy est effectivement devenu un camp de transit ou l'ordre doit régner jusqu'au départ vers l'Est. Lorsque le camp voit sa population diminuer, des arrestations ponctuelles ou de nouvelles rafles ont lieu. Ce fut le cas le 11 février 1943, quand 1 496 hommes, femmes et enfants furent raflés à Paris. La ventilation de ces arrestations par groupes d'âge est signifi­cative : il n'y a plus guère de femmes et d'hommes jeunes parmi les Juifs immigrés de Paris qui ont été visés par cette rafle 1 3 .

- Jusqu'à 10 ans 22 Jusqu'à 20 ans : - de 11 à 20 ans 41 63 - de 21 à 30 ans 8 De 21 à 60 ans : - de 31 à 40 ans 33 239

28 - de 51 à 60 ans 170 - de 61 à 70 ans 689 Plus de 60 ans : - de 71 à 80 ans 447 1 214 - de 81 à 90 ans 54 - + de 90 ans 4 *

* Ce jour-là, rue Ramponneau, dans le quartier de Belleville, un vieillard de 104 ans sera arrêté 1 4.

Quand le camp se vide, après le départ d'un convoi de dépor­tation (comme début 1943 avec les convois des 9, 11, 13 février et 2, 4 et 6 mars), cela pose des problèmes à l'administration. Le 9 mars 1943, le commissaire Guibert fait part de ses soucis au « Gérant du Bureau administratif ».

« L'effectif du camp ne comprenant plus que 1 300 per­sonnes, le nombre des employés dans les services prévus pour une population de 4 000 internés est actuellement trop

12. CDJC-CCCLXXVI-16 (1). 13. CDJC-CCXXI-78. 14. Précision fournie par le journal clandestin du Mouvement national contre le

racisme (MNCR), J'accuse, n° 12, du 25 février 1943.

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élevé. Il ne reste plus assez d'internés pour les corvées géné­rales et chaque service devra réduire très sensiblement le nombre de ses employés. Ceux-ci seront repris par les ser­vices auxquels ils appartenaient dès que les circonstances l'exigeront 1 5. »

Les craintes du commissaire Guibert ne seront pas de longue durée et le camp se remplira de nouveau aussi rapidement qu'il s'était vidé, comme en témoigne cette note du commandant de Drancy, datée du 23 mars 1943, sous la mention, «reçu» , comme s'il s'agissait d'un bon de réception pour une marchan­dise quelconque :

« Je soussigné commissaire de police commandant le camp d'internement de Drancy reconnaît avoir reçu du camp d'internement de Beaune-la-Rolande (Loiret) 694 Israélites se décomposant comme suit: hommes 351, femmes et enfants 343 1 6 . »

Deux convois, toujours de 1 000 personnes chacun, videront à nouveau Drancy les 23 et 25 mars 1943. Et la noria se remettra à tourner. Vide ou plein, le camp fonctionne au rythme des exi­gences des autorités françaises et nazies et les consignes du commissaire Guibert sont exécutées à la lettre (lui-même ren­dant compte sans défaillir au service IV J de la Gestapo). Faut-il supprimer quelques-uns de ces fameux emplois, véri­tables saufs-conduits pour la survie? La note qui suit dont le double ne mentionne ni l'origine, ni le destinataire, et qui constitue une suite à la note de service du commissaire Guibert du 9 mars 1943, a sans doute été rédigée par le «Gérant du Bureau administratif », Georges Kohn, le 22 avril 1943. Ce document est intéressant à plus d'un titre :

« 1) Les équipes de nettoyage des escaliers, des porteurs, des porteurs-Bourget1 7 du nettoiement des cours, de l'entre­tien des cours, quelques plantons sont supprimés en tant que " cadres du camp ". Toutefois, les internés membres de ces équipes constituées continuent à travailler chaque jour; ils sont en permanence de corvée dans les mêmes équipes, étant formellement spécifié que ce travail ne leur donne aucun droit, ni aucune garantie contre un départ éventuel. (Suivent 9 noms.)

15. CDJC-CCLXVII-14 a (27). 16. Cité par Serge Klarsfeld dans «Contribution documentaire». 17. Les porteurs-Bourget étaient utilisés lors du chargement des bagages des dépor­

tés pour un convoi de déportation.

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2) Les chefs de chambre des chambres occupées actuelle­ment et dont les occupants sont tous « déportables » ne font pas partie des cadres du camp mais sont en permanence de corvée à ces postes, sans aucun droit ni garantie quelconque en cas de départ. (Suivent 3 noms.)

3) Peut-il être possible d'examiner le maintien dans leur emploi des M.S. ci-après qui ont toujours donné satisfaction :

- Rosenbaum Jacques, C.A.-F.O. 37 ans, ancien combat­tant

- Matalon Joseph, C.A.-F.O., 23 ans - Lévy Gilbert, Nathan, C.A.-S.F., 37 ans - Winocow Raymond, C.A.-F.O., 31 ans. Il a été en outre prévu que M. Fonsèque 1 8 qui, pour

suivre les prescriptions du médecin, est en demi-repos et n'exerce des fonctions de chef de service qu'au ralenti reprendrait son activité complète dès que sa santé serait tout à fait rétablie.

4) Quelques cas particuliers, en nombre très réduit (4 cas seulement) pourraient être reconsidérés »

Cette note en forme de supplique, qui semble adressée au commissaire commandant le camp de Drancy montre les limites du pouvoir réel alors exercé par le « Gérant du Bureau administratif » dès qu'il ne s'agissait plus seulement de réper­cuter les consignes de la police et de la gendarmerie. Encore n'était-il question que de sauver la mise de quelques bons servi­teurs de l'ordre intérieur du camp.

Comme le flux et le reflux de la marée, le camp va de nou­veau se vider et le service des Effectifs qui travaille toujours sans défaillance fournit un état des internés le 31 mai 1943 (à 22 heures, précise le document c i -après) 2 0 .

18. C'était le premier commandant du corps des M.S. 19. CDJC-CCCLXXVII-14 a (25). Parmi les sigles couramment utilisés à Drancy,

C.A. signifiait conjoint d'aryen, F.O. Français d'origine et S.F. sujet français. Les pas­sages soulignés l'ont été par nous.

20. CDJC-CCCLXVII-4.

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FRANÇAIS ÉTRANGERS TOTAUX

H F H F H F

0 à 3 ans 8 7 6 2 14 9

3 à 6 ans 8 8 - 1 8 9

6 à 13 ans 21 31 5 3 26 34

13 à 18 ans 25 32 14 14 39 46

18 à 21 ans 47 50 28 22 75 72

21 à 70 ans 778 517 535 296 1 313 813

+ de 70 ans 9 4 3 2 12 6

896 649 591 340 1 487 989

1 545 931 2 476

Nous trouvons ici 1 545 Français pour seulement 931 étran­gers. Ce qui pose problème aux autorités françaises du camp car les « nationaux » ne sont pas déportables en principe, alors que le service IV J de la Gestapo continue à exiger le maintien du rythme des « évacuations ». Le temps est pourtant compté aux fonctionnaires juifs du camp qui se doivent d'être produc­tifs - même en période de basses eaux. Ce même 31 mai 1943, le service des Effectifs va fournir une ventilation par nationalité des 2 476 internés présents au camp. C'est une statistique indis­pensable à la préfecture de police pour préparer les convois sui­vants et éliminer les cadres et employés du camp en surnombre, vu la faible population en cette fin de printemps 1943 2 1 :

Français d'origine 999 Argentins 2 Français naturalisés 483 Autrichiens 36 Protégés français 19 Belges 24 Sujets français 44 Brésiliens 2 A déterminer 8 Bulgares 5 Allemands 53 Danois 1 Américains 3 Égyptiens 4 Anglais Espagnols 15 Apatrides 13 Estoniens 1

21. CDJC-CCCLXVII-14.

190

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Hellènes 33 Portugais 1 Hollandais 40 Roumains R 6 Hongrois 18

Roumains NR 75

Indéterminés 124 Russes 98 Iraniens 2 Sarrois 2 Italiens 3 Soviétiques 4 Lettons 6 Suisse 1 Libanais 1 Syriens 3 Lichtensténien 1 Tchèques 20 Lituaniens 4 Turcs R 12 Luxembourgeois 4 Turcs NR 28 Palestiniens 8 Yougoslaves Péruviens - Total français 1 545 Polonais 266 Total étrangers 931

Le 5 juin, de nouvelles données sont disponibles qui nous permettent d'apprendre qu'il y avait au camp 17 veuves de guerre de nationalité française; 5 femmes de prisonniers de guerre étrangers et 59 femmes de prisonniers de guerre fran­ç a i s 2 2 . Cet état des nationalités, qui était régulièrement fourni aux autorités, appelle un certain nombre de com­mentaires. Tout d'abord, l 'importance du groupe des Français à des titres divers. Ce qui s'explique par le fait que les Fran­çais n'étaient pas prioritairement déportables. Les « protégés » français n'étaient autres, précisons-le à nouveau, que ceux ori­ginaires des protectorats français de Tunisie et du Maroc. Le terme de « sujets français » désignait principalement les Juifs d'Algérie, déchus de la nationalité française depuis l'abroga­tion de la loi Crémieux, en octobre 1940. Le groupe composé des « à déterminer », « Apatrides » ou « Indéterminés » était surtout constitué de Polonais ou de Tchèques de régions annexées par l'Allemagne. A noter, la distinction faite entre Russes et Soviétiques. Quant à la mention R (reconnus) et N R (non reconnus), elle avait encore une certaine importance pour les Roumains ou les Turcs dont les gouvernements étaient alors alliés de l'Allemagne nazie. Dans le premier cas, les N R étaient considérés comme Russes et dans le second cas comme Grecs, ce qui signifiait « déportables ». Nous avons déjà noté que les « Palestiniens » étaient des Juifs venus de ce pays, alors sous mandat britannique mais qui, à Drancy, ne bénéficiaient pas de la protection assurée aux sujets du Royaume-Uni.

22. Idem.

191

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Malgré la diminution cyclique de la population du camp, la base administrative juive restait toujours aussi nombreuse et une note de service du 30 juin 1943 établissait la liste des internés autorisés à coucher dans leurs services respectifs. Outre Georges Kohn, colonel de réserve dans l 'armée fran­çaise, qui habitait un baraquement au milieu du camp, sans bénéficier d'une chambre particulière, une cinquantaine de « cadres » du camp pouvaient établir leurs quartiers sur leur lieu de travail. Les noms de ces privilégiés sont d'une impor­tance secondaire mais il est intéressant de connaître la défi­nition des grands services du camp. En un temps où les nazis s'apprêtaient à prendre en main les destinées de Drancy, le « personnel » juif du camp se répartissait en une trentaine de services : le Bureau administratif, le vague­mestre, le bureau de la préfecture de police où travaillaient des internés, le Bureau militaire, la caisse des internés, le service social, les deux bureaux des Effectifs (il était précisé que ces bureaux étaient ouverts de jour comme de nuit), les colis de linge, les étuves, la prison, les colis alimentaires, le service médical, l'infirmerie, le cabinet dentaire, le local des coiffeurs, l'économat, la cuisine, la salle d'épluchage, le magasin de paille, l'atelier du matériel, le magasin du maté­riel, le pain, la cuisine 4, le charbon, le matériel du bloc I I I 2 3 . Par la suite le nombre des services sera en infla­tion permanente.

Le 8 juin, le directeur général de la police municipale, François, écrivait au SS Roethke : «Comme suite à notre conversation du 7 courant, j ' a i l'honneur de vous adresser ci-joint, la liste par catégorie des Juifs qui sont internés à Drancy. » (Suivait un classement des internés par catégorie à cette d a t e ) 2 4 :

23. CDJC-CCCLXXVH-14 a. 24. CDJC-XLIX-6.

192

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Effectif total

Non-Juifs 25

Conjoints d'aryens

Cadres du camp

Français origine 1 032 15 177 163

Français naturalisés 512 3 69 25

Protégés français 21 - 4 1

Sujets français 44 - 10 1

Total français 1 609

Total étrangers non déportables 81 9

Total étrangers déportables 875 6 112

Effectif total 2 565 24 372 199

Ce que ne disait pas le directeur François, c'est que, grâce au travail de fourmis réalisé au service des Effectifs et à ces fichiers tenus méticuleusement à jour par des internés, la police pouvait informer la Gestapo.

Très soucieuse de respecter une apparence de priorité dans l'ordre des déportations, la préfecture de police avait fait éta­blir par le bureau des Effectifs, à la fin du mois de mai 1943, un classement très fin des internés. Sur une grille de seize caté­gories prévues, onze étaient déjà nettement déf in ies 2 6 :

- 1 Français - 2 conjoints d'aryens - 3 étrangers non déportables - 4 étrangers déportables - 5 cadres réduits - 6 non déportables O / P . P . 2 7

- 7 anciens combattants français avec citations - 8 anciens combattants étrangers - 9 maris prisonniers de guerre - 10 pères ou mères de prisonnier de guerre ou mort pour la

France - 11 veuves de guerre.

25. Nous verrons au chapitre VII qui étaient ces «Non-Juifs». 26. CDJC-CCCLXX-14 a (32 a). 27. Sans doute, par ordre de la préfecture de police.

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V

LES M.S.

C'est en septembre 1942, en un temps où le camp de Drancy était surpeuplé, que les convois d'arrivée et de départ se succé­daient à un rythme forcené (12 convois de départ pour ce seul mois), que fut évoquée l'idée de constituer une force de police juive internée. Il convenait de maintenir en douceur l'ordre que les gendarmes ne pouvaient qu'imposer brutalement.

Depuis le mois de juillet 1942, Drancy était devenu une véri­table gare de triage et les tâches dévolues à la gendarmerie commençaient à dépasser les possibilités de ce « corps d'élite ». Il fallait instituer une unité de supplétifs que l'administration pourrait motiver de diverses façons. Il convient pourtant de sou­ligner immédiatement que les policiers juifs qui allaient être recrutés - mis à part leur encadrement - ne seront jamais proté­gés de la déportation.

Le commissaire Guibert informe, le 24 octobre 1942, le Bureau administratif que cette nouvelle instance répressive vient d'être créée. Il devient donc indispensable de compléter les consignes du camp en tenant compte de cet échelon admi­nistratif supplémentaire destiné à renforcer l'ordre et la sécurité '. Tout d'abord, le commissaire Guibert tient à sou­ligner que c'est à la demande des autorités allemandes qu'est créé un « Service de surveillance intérieure » constituée par les internés eux-mêmes. Les attributions de ce service étant déjà nettement définies. Il leur faudra :

- empêcher tout déplacement irrégulier d'un escalier à l 'autre de matériels, lits, petit mobilier, matelas, tables, etc.

1. CDJC-CCCLXXVII-8.

194

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- surveiller et maintenir l'ordre aux files d'attente devant les services, aux diverses distributions exceptionnelles, lors des mouvements importants d'internés d'un escalier à l ' au t r e 2 .

- s'il y a lieu, contrôler la mise en place des plantons, la connaissance et l'exécution des consignes.

- faire respecter, en l'absence de la gendarmerie, et de toute manière sous le contrôle de la gendarmerie et des inspecteurs de police, les consignes générales du camp.

- le service de surveillance devra, à la demande d'un chef de chambre ou d'escalier, intervenir pour supprimer toute cause de désordre. D'une façon plus générale, il lui faudra exécuter les missions de surveillance ou de contrôle qui pourront lui être données.

Bien entendu, cette police intérieure ne pouvait en aucun cas être autonome et le commissaire Guibert demandait au Bureau administratif de lui soumettre, pour approbation, la liste des internés recrutés. Il était précisé que ces « employés » seraient porteurs d'un brassard rouge. Enfin, la consigne ne pouvant subir le moindre retard, il était précisé que les internés quels qu'ils soient devaient se conformer aux ordres donnés par les porteurs de brassards b l a n c 3 ou rouge.

Le 31 octobre 1942, le règlement du Service de surveillance intérieure était rédigé : son organisation et les consignes géné­rales étaient portées à la connaissance des in ternés 4 . «Pour plus de commodité, les membres du service de surveillance seront appelés M.S. » Ce sigle apparaissait pour la première fois.

Immédiatement, il devenait évident que cette police supplé­tive serait organisée sur le mode militaire, avec une hiérarchie et un mode de fonctionnement caricatural. Les M.S. seront constitués en trois brigades, composées d'un brigadier et de sept hommes; chacune de ces brigades devant assurer le service de jour et de nuit par roulement. Chaque moment de la journée était programmé. Ainsi, quand la brigade A assurait le service de 9 heures du matin à 9 heures le lendemain matin (après l'appel), la brigade B était en réserve et la brigade C au repos, et ainsi de suite. Comme il fallait bien programmer l'imprévi­sible, la brigade en fonction pouvait faire appel, en cas de besoin, à la brigade de réserve. Pourtant, comme il ne fallait

2. C'est-à-dire lors de la préparation d'un convoi de déportation. 3. C'était la couleur du brassard porté par les « cadres » juifs. 4. CDJC-CCCLXXVI-16.

195

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pas disperser les marques de fonction, les brassards de service n'étaient remis qu'aux équipes de service et de réserve, l'équipe descendante rendant ses attributs distinctifs en fin de service.

Un cahier des ordres était déposé au bureau de service sur lequel figuraient « les consignes générales et particulières ». Ce cahier devait être consulté chaque matin avant 10 heures par les brigadiers des trois équipes. Passons sur un certain nombre de considérations d'ordre purement administratif reprenant la circulaire du commissaire Guibert, rédigée le 24 octobre 1942. S'y ajoutait pourtant une consigne supplémentaire de première importance : « Surveiller les séchoirs de linge et empêcher l'éta­lage du linge sur les clôtures de barbelés au milieu du camp. Lors des arrivées et des départs, les M.S. avaient pour consigne de faire le vide autour des emplacements réservés aux arrivants et aux partants, pour empêcher les contacts avec les autres internés. Avant et après la fouille, les M.S. devaient surveiller les porteurs de bagages. De même, lors des rassemblements des chefs de service et d'escalier dans la cour, les M.S. de service avaient pour tâche d'éloigner du rassemblement les internés non appelés. Il en allait de même à chaque fois qu'un attroupe­ment risquait de se former; à l'occasion d'une évacuation vers l'hôpital, de libérations, du transport d'un blessé à l'infirmerie, etc.

Chargés de la surveillance nocturne des escaliers, les M.S. avaient pour responsabilité de faire partir les hommes des chambres de femmes et inversement. De plus, les M.S. devaient signaler les internés dont la tenue laissait à désirer, tant au point de vue moral qu'au point de vue vestimentaire ou de la propreté. Autant que cela était possible, les M.S. prenaient, de leur propre initiative, toutes les mesures que les circonstances pouvaient commander, tout en prévenant, s'il y avait lieu, le Bureau administratif. Dernier détail technique, il avait été prévu que plusieurs femmes internées, également désignées comme M.S., recevraient des consignes spéciales. Par exemple, veiller au départ des hommes lors des heures réservées à la toi­lette des femmes.

Restait le chapitre de la subordination de cette petite troupe aux autorités françaises. « Les M.S. doivent obéir immédiate­ment aux ordres des représentants de l'autorité : préfecture de police et gendarmerie. » Il était malgré tout précisé : « Les M.S. porteurs du brassard rouge ont autorité sur les internés non por­teurs de brassard. Ils doivent en obtenir obéissance par

196

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leur attitude correcte, calme et ferme. » Comme toute peine mérite salaire, les M.S. étaient dispensés de corvées. De plus, ce qui n'était pas mentionné sur le règlement, ils avaient droit à une ration alimentaire améliorée. Ce qui n'était pas négligeable à Drancy.

Une note de service du 31 octobre 1942 donne la liste des M.S. et la composition des br igades 5 . Le chef de service, Jacques Fon-sèque, était un négociant de 56 ans, français, lieutenant de réserve, décoré de la Légion d'honneur. Les trois brigadiers, Georges Heilbronner, André Hassoun, et André Bollack, tous trois français étaient également officiers de réserve, le troisième ayant été distingué par la médaille militaire. Sur les vingt et un M.S., il y avait dix-neuf Français et deux Portugais. On comptait au sein de cette police supplétive les professions les plus diverses : cinq négociants, des ingénieurs, un photographe indus­triel, un instituteur, des commerçants, un opérateur de cinéma. Treize M.S. étaient mentionnés comme anciens combattants mais certains, vu leur âge, avaient dû participer à la Première Guerre mondiale, et une demi-douzaine étaient porteurs de croix de guerre. La première femme M.S. était assistante sociale de l'Assistance publique. La fourchette d'âge s'établissait de 22 à 57 ans, avec une moyenne dépassant largement 40 ans.

Selon Georges Wellers, le premier chef des M.S. , Jacques Fonsèque, avait enquêté sur le passé de chaque candidat, sa maîtrise de soi, la distinction de son esprit et ses manières 6 . Bien entendu, les M.S. étaient recrutés sur la base du volonta­riat. Destinés à assurer la surveillance intérieure, ces policiers ne participaient ni à la préparation des déportations et pas encore à la garde des prisonniers détenus dans les cachots du sous-sol. Les actions répressives proprement dites restant le fait des gendarmes jusqu'en juin 1943. En certaines occasions, pourtant, les M.S. faisaient appel à la gendarmerie pour main­tenir l'ordre. Dans quelles circonstances? Le plus souvent à pro­pos d'un excédent de bagages confisqué, entassé au milieu de la cour et les deux ou trois M.S. de service, étant rapidement débordés par quelques inévitables pillards. Dans ce cas, l'appel à la gendarmerie constituait un recours dérisoire car ces bagages confisqués lors d'un départ pour la déportation étaient finalement récupérés par les nazis.

5. CDJC-CCCLXXVI-16. 6. De Drancy à Auschwitz, page 66.

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Plus tard, le corps des M.S. ira en se structurant, avec à sa tête un préfet, un sous-préfet et des brigadiers chefs donnant leurs ordres aux brigadiers, etc. Ces membres du service d'ordre intérieur seront parfois désignés comme « Milice de sécurité» ou même de façon fantaisiste sous l'appellation de « Milice sémitique » 7 . D'autres trouveront intelligent de décer­ner aux M.S. le sobriquet de « Gestapolack », ce qui était d 'autant plus inattendu que cette unité de sécurité intérieure était essentiellement composée de Français. Jacques Darville et Simon Wichene regrettent certains comportements de ces hommes qui auraient pu rendre de grands services à leurs camarades internés :

«... Malheureusement, ils ont une tout autre conception de leur rôle; ils menacent et se permettent d'emprisonner; ils s'érigent en juges d'instruction et se servent constamment de la présence allemande pour effrayer, affoler et exiger une obéissance souvent inopportune. Par deux fois, au cours d'inci­dents violents, ils viendront pour mener en prison deux chefs d'escalier, coupables d'avoir dit tout haut la vérité sur leurs agissements. Quelle crainte les anime eux-mêmes, quelle déformation professionnelle les fait agir ainsi? En tout cas, l'antipathie et l'hostilité des internés est à leur égard quasi-générale 8. »

Certes, les M.S. ainsi décrits par Darville et Wichene sont ceux de 1943 et 1944 mais une institution de type policier, quelle qu'elle soit, ne peut évoluer dans un sens libéral. Nous verrons dans les chapitres suivants le rôle que les nazis allaient faire jouer à certains M.S. Il est vrai que pour Georges Wellers les M.S. étaient « généralement considérés et se faisaient obéir par les prisonniers, infiniment mieux que les gendarmes ». Cet argument peut nous laisser rêveur car il confirme involontaire­ment l'intérêt de l'oppresseur à faire participer les internés à leur propre enfermement.

Utilisés par la police et la gendarmerie, les M.S. n'en étaient pas moins méprisés par les maîtres, malgré leur zèle. Un rap­port du Bureau administratif, adressé au capitaine comman­dant la gendarmerie de Drancy, le 18 mai 1943, montre bien en quelle estime les M.S. étaient tenus par les pandores :

« J'ai l'honneur de vous rendre compte des faits suivants. Le 17 mai 1943, vers 17 h 45, le M.S. Pierre Berheim étant de

7. Dans le livre de Jean-François Chaigneau, Le Dernier Wagon (Julliard, 1982). 8. Drancy la Juive, page 70.

198

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service a vu un groupe d'hommes et de femmes dont certains étaient étendus à terre dans la cour ouest à quatre ou cinq mètres de la clôture en barbelés. Conformément à nos consignes M. Bernheim a demandé aux personnes qui étaient étendues de se lever. Un gendarme qui, un court instant aupa­ravant, conversait avec ce groupe, se trouvait à courte dis­tance. Une des femmes fit remarquer que le M.S. était plus sévère que les gendarmes qui eux ne disaient rien. Le gen­darme est alors intervenu et voici le résumé des brèves paroles échangées :

- Le gendarme : que faites-vous là? - Le M.S. : je suis de service - Le gendarme : quel service? - Le M.S. : service M.S. - Le gendarme : allez-vous-en, vous êtes trop près des bar-

Le M.S. s'étant mis à la hauteur du groupe, le gendarme ajouta : " Foutez le camp ou je vous fous en tôle ! " Pour éviter un incident, le M.S. Bernheim s'est alors éloigné. Quelques instants plus tard, le gendarme demanda au groupe de se dis­perser 9 . »

Le compte rendu d'une « ronde de nuit spéciale » de M.S. , le 7 juin 1943, serait tout à fait digne de figurer sur la main-courante des faits divers d'un quelconque commissariat de police de quart ier :

«23 h 40. Présence devant l'escalier 18, cour ouest, de l'interné Ségéac 19/, refusant de rentrer dans sa chambre, prétextant un rendez-vous commercial... (trafiquant notoire). Attitude arrogante et menaçante à l'égard du chef de la 3 e bri­gade qui lui demandait de rentrer.

23 h 45. Présence dans le hall de l'escalier 15 du sous-chef de cet escalier (M. Jacobskind) en compagnie d'une femme. Invité à rentrer dans sa chambre par le commandant Bloch, M. S. de service, et Gérard Bloch, planton M.S. ; a manifesté son mécontentement d'avoir été dérangé en accusant les M.S. de pactiser avec les trafiquants du camp.

Itinéraire n° 3 effectué, compte tenu des modifications apportées dans le parcours. Ronde terminée à 0 h 30.

belés.

R.A.S. 1 0 »

9. CDJC-CCCLXXVI-14. 10. CDJC-CCCLXXVI-16 a.

199 V

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Un des aspects les plus curieux du rôle dévolu aux M.S. consistait encore une fois dans la surveillance des relations entre hommes et femmes internés. Un document intérieur, inti­tulé « Instructions relatives à l'application de la note de service du 31 mai (1943) sur les rapports entre hommes et femmes dans le camp » vaut d'être cité dans ses grandes lignes u . Les M.S. devaient agir avec circonspection, les abus à réprimer étant ceux portant atteinte à la bonne moralité du camp et pou­vant choquer les autres internés, tout comme les autorités du camp. S'assurant de la bonne tenue régnant dans les chambres, les M.S. faisaient les observations nécessaires et prenaient les noms et matricules des récalcitrants. Chaque incident figurait sur un cahier des rapports 1 2 La dame M.S. ayant les mêmes fonctions dans les chambres.

En mai 1943, c'est un adjudant de gendarmerie qui sifflait le signal de retour dans les chambres, avant le couvre-feu. Le « signal d'évacuation » pouvait également être donné par un bri­gadier M.S. De la même façon, les M.S. veillaient à ce que les internés ne puissent se rendre au « Château rouge » pendant les mouvements de rentrées dans les chambres.

Ce service d'ordre intérieur prenait sa tâche très au sérieux et les rondes de nuit s'effectuaient selon des itinéraires et des horaires toujours différents, comme s'il s'agissait de prendre des délinquants en défaut. A cette fin, les M.S. recevaient leur consigne sous pli cacheté, à n'ouvrir que lors du début de la « mission ». Décidément, le camp de Drancy était bien gardé de l'intérieur. A la limite, les trois rangées de barbelés devenaient inutiles et les gendarmes pouvaient dormir sur leurs deux oreilles !

11. CDJC-CCCLXXVI-16. 12. Pour l'administration juive du camp, peu importait que les fonctionnaires de la

P.P., les gendarmes (voire les nazis) aient accès à ce cahier des rapports.

200

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VI

PROCÈS À COMPIÈGNE (ET À DRANCY)

Le 12 décembre 1941, à l 'aube, 753 Juifs français étaient arrêtés dans la région parisienne. En cette occasion, c'est la Feldgendarmerie allemande qui avait pris en main les opéra­tions. L'analyse des professions exercées par les victimes de cette rafle montre bien que les nazis avaient décidé de frapper symboliquement les couches supérieures du judaïsme français : avocats, magistrats, médecins, dentistes, pharmaciens, ingé­nieurs, industriels, professeurs d'université, etc. A ces membres de l'élite de la communauté juive française seront joints 300 internés extraits de Drancy, artisans pour la plupart d'entre eux. On trouvait là, outre le désir des nazis de rabaisser l'orgueil de la bourgeoisie juive de France, la volonté de répondre à un autre souci : constituer des convois de 1 000 per­sonnes pour la déportation.

La raison officielle de cette rafle - les nazis avaient-ils besoin de justifier leurs actions de répression? - les attentats commis contre des soldats et officiers allemands au cours des semaines précédentes Une autre explication a été avancée : l'entrée en guerre de l'Allemagne contre les États-Unis, le 11 décembre 1941. Troisième hypothèse: les notables désignés par Xavier Vallat pour constituer l 'UGIF traînaient les pieds et ce coup de semonce devait être décisif pour forcer leur acceptat ion 2 . Nous avons déjà noté que, très rapidement, le 15 décembre 1941,

1. Le 8 décembre 1941, Pétain avait exprimé ses regrets à Hitler à propos de ces attentats.

2. Parmi d'autres explications, la volonté de contraindre certains des notables dési­gnés à prendre la direction de l'UGIF pour faciliter le paiement de l'amende de un mil­liard de francs dont les nazis avaient frappé le judaïsme français.

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100 otages juifs avaient été fusillés au Mont-Valérien, dont 43 extraits de Drancy.

Bien que l'histoire du camp de Compiègne- ne soit pas le sujet de ce travail, elle est souvent inséparable de celle du camp de Drancy. En plusieurs occasions, en effet, des internés du « camp juif » de Compiègne 3 seront transférés à Drancy, particulière­ment les conjoints d'aryennes, en mars/avril 1942 et mai 1943. Ces déplacements ne seront jamais hasardeux et l'on verra plus avant comment les « Compiégnois » seront amenés à prendre en main l'administration juive du camp de Drancy. En 1941, l'ouverture du camp de Compiègne avait été l'occasion de la création par la Gestapo de multiples catégories entre les inter­nés et, particulièrement : les Juifs déportables, ceux qui, provi­soirement, ne l'étaient pas, les otages et certains dont le statut pouvait être modifié au gré des caprices du service IV J de la Gestapo.

En consultant le fichier du CDJC, il est possible de trouver, à la rubrique « Camps de concentration en France », une fiche sur le camp de Drancy ainsi intitulée : Procès organisé par Pierre Masse4, Paul Léon et d'autres avocats pour juger les délits commis par des détenus de Drancy et de Compiègne5. Hélas ! cette pièce d'archivé qu'il serait intéressant de consulter est manquante. Doit-on en conclure que de bons esprits ont jugé utile de retirer de la circulation la trace de la justice immanente rendue par des internés qui s'étaient estimés légitimement man­datés pour juger certains de leurs compagnons d'infortune? Cette hypothèse n'est pas à exclure. A de nombreuses reprises, en effet, aussi bien au C D J C à Paris, au Centre Yivo à New York ou au Mémorial Yad Washem de Jérusalem, nous avons eu en main des documents dont certains passages étaient rageu­sement barrés. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il n'est pas bon pour les Juifs que l'on puisse lire dans les archives, par exemple, qu'il y a eu des flics juifs dans les ghettos ou dans les camps de concentration ou que des « coreligionnaires » se soient

3. Au camp de Compiègne (Royal Lieu), il y avait également un camp d'internés politiques français et un camp russe.

4. Ancien collaborateur de G. Clemenceau, le sénateur, Pierre Masse avait fait par­tie de cette majorité de parlementaires qui, le 10 juillet 1940, avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain. Il sera déporté depuis Drancy le 30 septembre 1942.

5. CDJC-DXXXIV-79.

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rendus coupables de méfaits dont seuls les « goyes » sont géné­ralement capables...

Il est heureux que dans deux numéros du Monde juif6, datés de 1982 (n 0 8 104 et 105), l'historien Adam Rutkowski - qui a longtemps travaillé pour le compte du CDJC - ait consacré une longue étude au camp de Compiègne où il est fait allusion à ce fameux document qu'il était donc encore possible d'étudier. Malheureusement, dans son article, Rutkowski n'abordait pas le problème de Drancy et nous ne pouvons prendre que par­tiellement connaissance des activités de certains avocats qui tenaient à faire respecter l'ordre et la morale dans les camps de concentration, au temps de l'occupation nazie.

Bien que nous nous écartions de notre sujet, il est nécessaire de faire ce rapide détour par le camp de Royal Lieu, à Compiègne, où une dizaine d'avocats juifs français de vieille souche, arrêtés à Paris en décembre 1941, s'étaient finalement retrouvés dans le camp C (camp juif) de Compiègne. Ce « camp juif » était nettement séparé des autres secteurs de Royal Lieu. Dès le départ, comme le prouvent les documents rédigés à l'époque par le commandement militaire allemand, les internés juifs de Compiègne étaient pour l'essentiel destinés à fournir de la main-d'œuvre à l'Est. Ce camp juif sera peu à peu liquidé, au fur et à mesure des déportations ou des transferts de détenus vers Drancy. En mars et avril 1942, environ 200 inter­nés de Compiègne seront transférés à Drancy. Certains d'entre eux (les conjoints d'aryennes) retourneront à Compiègne au bout de quelques semaines, avant de revenir à Drancy et d'être déportés dans certains cas. Parmi eux, François Montel qui sera commandant juif de Drancy, l'avocat Pierre Masse et Georges Wellers qui sera responsable de l'hygiène à Drancy jusqu'à sa déportation en juin 1944. D'autres internés de Royal Lieu arri­veront à Drancy par petits groupes.

Dans un courrier interne adressé au haut commandement militaire allemand en France et daté du 10 mars 1942, on peut lire :

« La question du traitement des Juifs conjoints de personnes aryennes n'a pas été définitivement résolu jusqu'ici. Pour cette raison, dans le cas des 1 000 Juifs internés au camp de détention de Compiègne et destinés à la déportation, l'Office

6. Revue éditée par le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), 17 rue Geoffroy-PAsnier, 75004 Paris.

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central de sécurité du Reich a provisoirement exclu de cette déportation les Juifs mariés à des aryennes. C'est pourquoi, il conviendrait de coordonner le transfert de ces derniers au camp de Drancy 1 . »

Le 26 mai 1943, une arrivée importante à Drancy, en prove­nance de Compiègne malgré le faible nombre d'internés trans­férés - une quinzaine. On pouvait en effet compter parmi ces hommes cinq futurs cadres juifs du camp de Drancy à l'époque de Brunner 8 : Abraham Drucker (médecin chef du camp de Compiègne et qui occupera les mêmes fonctions à Drancy), André Ullmo (avocat), Jean et Roger Ullmo (industriels) et Robert Blum, industriel, lieutenant colonel de réserve, légion d'honneur, croix de guerre, cinq citations et futur commandant juif de Drancy). Ces hommes avaient déjà une certaine expé­rience du fonctionnement d'un camp sous gestion nazie; en effet, si Royal Lieu avait un camp juif nettement séparé des autres sec­teurs, les internés qui y séjournaient étaient également divisés en groupes distincts. Le bloc 5 était réservé aux Juifs français, tan­dis que les Juifs étrangers étaient regroupés dans le bloc 7 9 .

Si dans son étude très documentée sur le camp juif de Compiègne Adam Rutkowski développait tous les aspects de la vie quotidienne 1 0 , il ne s'attardait pas sur les responsabilités assumées par des internés juifs, ne citant que les noms de quel­ques chefs de chambre. Avec une certaine retenue, il notait : « Tous les chefs de bloc désignés furent des étrangers, ainsi que le chef du camp interné 1 1 . »

Curieusement, l'historien du C D J C s'est longuement étendu sur le tribunal juif constitué au camp de Compiègne, négli­geant les activités de ce «tr ibunal» d'exception au camp de Drancy. Certaines des précisions contenues dans le document CDJC-DXXXIV-79, aujourd'hui disparu, nous sont pourtant révélées. Ce tribunal très particulier fonctionna de la mi-janvier à la mi-mars 1942. Très légalistes, les avocats qui s'étaient constitués partie civile, si l'on peut dire, de la société concentra­tionnaire de Compiègne, ou accusateurs publics, devaient tenir

7. CDJC-XXVI-15. 8. CDJC-CCCLXXVII-14 (3). 9. Se reporter à l'article d'Adam Rutkowski sur Compiègne, dans Le Monde juif

(octobre-novembre 1982, n° 104). Sur un certain état d'esprit des Juifs français internés à Compiègne, lire Le Camp de la mort lente, de Jean-Jacques Bernard, op. cit.

10. Le Monde juif nM 104 et 105. 11. Dans L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, Georges Wellers évoque le chef de camp

juif de Compiègne, en mars 1942, un certain Brandler.

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des cessions régulières où étaient jugés de dangereux délin­quants accusés de délits aussi graves que : vol de légumes durant la corvée de pluches, vol de pain, de margarine ou de sucre, détournement de colis, actes d'indiscipline ou de déso­béissance envers les chefs de chambre ou chef de bloc, etc. Il y avait même des récidivistes, pouvait-on lire dans les minutes de ces procès, rédigées au crayon.

Au fil des notes citées par Adam Rutkowski, on découvre l'existence d'un policier juif qui était chargé de la fouille, avant la comparution de ses compagnons d'infortune devant ce tribu­nal improvisé composé de neuf avocats 1 2 , dont certains, futurs cadres de Drancy, ne se sentiront guère coupables de vivre en privilégiés dans le bloc III de ce camp, avec des rations ali­mentaires nettement améliorées.

Selon les attendus de l'un de ces « procès », il convenait de combattre « l'influence de l'exemple », après le détournement d'un pauvre kilo de pommes de terre. Autre condamné, un interné qui « sapait toujours l'autorité du chef de chambrée ». Ce tribunal, émanation d'une certaine légalité juive française, avait mis au point une gamme de sanctions tout à fait significatives. Selon la gravité du délit, le délinquant s'exposait à la tonte des cheveux, à la privation de tabac, à des corvées supplémentaires, à l'affichage du jugement, à la privation de la ration de marga­rine, à la saisie de son argent. La prison était même promise à ceux qui ne marcheraient pas droit dans le meilleur des mondes concentrationnaires. Ces juges autoproclamés se prenaient très au sérieux. Le texte d'une décision du tribunal en fait foi :

« Condamnation du tribunal du camp dans sa séance du 11 février 1942, présidée par M e Pierre Masse, sur réquisitoire de M e UUmo représentant le ministère public, a condamné pour récidive de vol à la prison, à la privation de quatre distri­butions de tabac, à l'affichage pendant deux mois du présent jugement. Les 400 francs saisis sur lui ont été remis en dom­mages au commandant Kohn 1 3 qui les a spontanément versés au fonds de solidarité. »

L'histoire ne dit pas si l'accusé pouvait bénéficier de l'assis­tance d'un défenseur parmi les nombreux avocats présents au

12. Il s'agissait des avocats André Catrie, des frères Crémieux, d'André Cohen, Pierre Lehmann, Paul Léon, Pierre Lévy, Pierre Masse et André UUmo (ces noms sont cités dans l'article de A. Rutkowski et sont extraits du document déjà cité sous la cote CDJC-DXXXIV-79).

13. Georges Kohn sera commandant juif du camp de Drancy d'avril 1942 à juillet 1943.

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camp, ni qui gérait la prison. Il aurait été intéressant de savoir comment se sont comportés, par la suite, ceux de ces avocats qui devaient se retrouver à Drancy et tenter de reconstituer un tel tribunal, si l'on en croit la fiche qui fournit le résumé du document CDJC-DXXXIV-79. Il est vrai qu'à Drancy les inter­nés n'auront guère la possibilité de commettre ces « délits » car ce camp était composé d'une société hyper-hiérarchisée, finale­ment constituée de cadres et de non-déportables provisoirement privilégiés, face aux parias déportables. Les premiers étaient d'une certaine façon des nantis, même si leur statut pouvait être remis en cause sans préavis et les seconds des morts en sursis.

Il convient de noter que parmi les hôtes juifs français de Compiègne figurait un magistrat important, le président Laemlé qui, lui, ne devait jamais participer à cette parodie de justice animée par des avocats ravis de se trouver du côté des accusateurs.

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V I I

LES «AMIS DES JUIFS»

Depuis le 7 juin 1942, les Juifs de la zone occupée se trou­vaient dans l'obligation de porter, sur la partie gauche de la poi­trine, une étoile jaune de dix centimètres de diamètre soigneu­sement cousue sur chaque pièce de vêtement. Quelques manifestations de sympathie, extraordinaires, mais trop rares 1

devaient parfois perturber cette opération. Ces quelques réac­tions indisposaient les nazis comme en témoigne un rapport de Helmut Knochen, chef de la police allemande en France, à l'Office central de sécurité du Reich, le 16 juin 1942:

« ... Dans quarante cas jusqu'ici, des non-Juifs, pour la plu­part des mineurs, ont porté par sympathie pour les Juifs l'étoile juive munie d'inscriptions telles que : Swing, Swing 135 % Zazou, Victoire, Catholique, etc. . Les non-Juifs aptes à subir une détention qui portaient l'étoile ont été internés jusqu'à nouvel ordre dans des camps juifs 2 . »

Un autre document, émanant des services parisiens de la Gestapo, mentionnait d'autres appellations sur des étoiles détournées : Papou, Goï, Swing 42, Jenny, Dany, Auvergnat3.

Dans une étude consacrée à ceux qui détournaient l'étoile jaune de son objet, Léon Poliakov cite quelques cas d'infraction ou d'incitation au comportement dérisoire face aux ordon­nances nazies 4 . Il est simplement dommage que l 'auteur de

1. Au Danemark, c'est le roi lui-même qui menaça les nazis d'arborer personnelle­ment l'étoile jaune si obligation en était faite à ses sujets juifs. En France, même les élites religieuses oublièrent de réagir en cette circonstance.

2. CDJC-XLIX a-90. 3. CDJC-XLIX a-33. 4. L'Étoile jaune (Les Éditions du Centre, 1949), pages 79 à 91.

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L'Histoire de l'antisémitisme ait négligé de citer les sources de sa documentation. (Nombreux, hélas! sont les «spécialistes» qui ferment la porte derrière eux, craignant sans doute que leurs recherches soient poursuivies par d'autres.) Citons l'un des cas d'infraction présenté par Léon Poliakov; le 17 juin 1942, le service central du contre-espionnage allemand pour la France adressait un rapport au chef de la police allemande en France :

« L'inspecteur-receveur des travaux pour l'armée en France nous informe par lettre du 10 juin 1942, avoir rencontré à la Société des Automobiles, Paris XIII e , 10 rue du Banquier, le 9 juin 1942, trois ou quatre ouvrières portant des papillons jaunes en forme d'étoile à six branches pour manifester leur sympathie aux Juifs. »

Un document interne au camp de Drancy, daté du 16 juin 1942, cite les noms de trois non-Juifs arrêtés pour port illégal de l'étoile jaune et internés à Drancy. Un « banquet » a même été servi en leur honneur en compagnie du commandant juif du camp, Georges Kohn. Ce document, conservé aux archives du CDJC, précise que ces trois invités inattendus du commandant dégusteront le menu du Bureau administratif. Il est également souligné qu'il « ne leur sera pas demandé de tickets » 5 .

Dans un rapport du 5 juin 1942, le SS Dannecker envisageait des contre-mesures à appliquer à ceux qui portaient déjà des contrefaçons de l'étoile jaune, deux jours avant que la 8 e Ordon­nance n'en fasse obligation.

Selon les sources de Léon Poliakov, Dannecker annonçait son intention de « diriger ces amis des Juifs sur le camp de Drancy, jusqu'à nouvel ordre, et d'annoncer leur arrestation par voie de presse et de radio ». De son côté, la police française s'employait à traquer ceux que Dannecker poursuivait de sa vindicte. Le 7 juin, la préfecture de police faisait savoir que ses services avaient arrêté « dix-neuf Juifs démunis d'insignes, deux Juifs nantis de différents insignes » mais également « sept aryens munis de différents insignes ». Par ailleurs, la Feldgendarmerie arrêtait une « aryenne » du nom de Madeleine Bonnaire, artiste peintre née en 1919, qui portait indûment l'étoile, et l'écrouait à la S a n t é 6 . t

Dans L'Étoile jaune, Léon Poliakov publiait une liste de

5. CDJC-CDLVIII-29. 6. CDJC-XLIX a-26. Une autre source précise que Madeleine Bonnaire avait fait un

pied de nez aux soldats allemands qui s'apprêtaient à l'arrêter.

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vingt hommes et femmes non juifs, arrêtés entre le 7 et le 11 juin 1942 et non encore internés à Drancy.

- Augier Emile, fonctionnaire, arrêté le 11 juin 1942 et qui portait un insigne avec l'inscription Swing.

- Borivant Roland, né en 1922, boulanger, arrêté le 8 juin 1942 alors qu'il portait une étoile jaune.

- Cardin Josèphe, née en 1923, étudiante, arrêtée le 9 juin 1942 pour avoir porté une étoile à huit branches avec les lettres du mot victoire.

- Courouble Alice, née en 1913, dactylo, arrêtée le 10 juin 1942 pour avoir porté une étoile jaune.

- Decise Simone, née en 1919, papetière, arrêtée le 8 juin 1942 pour avoir arboré un insigne jaune en forme de rose.

- Lang Marie, née en 1914, marchande de journaux, arrêtée le 8 juin 1942. Elle avait attaché une étoile jaune à la queue de son chien.

- Lemeunier Marie, née en 1884, sans profession, arrêtée le 8 juin 1942. Portait un insigne jaune sur lequel était brodée une croix.

- Le Pennée Jeanne, née en 1910, femme de ménage, arrêtée le 8 juin 1942, portait une étoile jaune avec la mention S.P.

- Muratet Henri, né en 1903, architecte, arrêté le 8 juin 1942. Portait une étoile avec l'inscription Auvergnat.

- Pécoil Paulette, née en 1920, fonctionnaire aux FIT , arrê­tée le 8 juin 1942. Portait une étoile jaune.

- Plard Henri, né en 1920, étudiant, arrêté le 8 juin 1942. Portait dans la pochette de son veston un papier jaune en forme d'étoile, sans inscription.

- Ravet Michel, né en 1921, employé de commerce, arrêté le 10 juin 1942. Portait un insigne avec l'inscription Goye.

- Rebora Nicolas, né en 1923, tourneur, arrêté le 10 juin 1942. Portait une étoile jaune.

- Recouvrot Denise, née en 1921, dactylo, arrêtée le 8 juin 1942. Portait un insigne blanc en forme d'étoile avec l'ins­cription Dany.

- Reyssat Michel, né en 1923, étudiant, arrêté le 11 juin 1942. Portait un insigne avec l'inscription swing.

- Siefrid Françoise, née en 1922, étudiante. Portait un insigne en forme d'étoile avec l'inscription Papou.

- Simonet Jean-Pierre, né en 1910, arrêté le 9 juin 1942. Por­tait une étoile jaune.

- Villeneuve Lazare, ouvrier, arrêté le 10 juin 1942. Portait une étoile jaune.

- Voisin Paulette, née en 1923, étudiante, arrêtée le 8 juin 1942. Portait une étoile avec le chiffre 130.

- Wien Jenny, née en 1921.

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Ces vingt hommes et femmes séjourneront à Drancy jusqu'au 31 août 1942 mais d'autres avaient manifesté de la même façon leur réprobation face à l'obligation faite aux Juifs de porter l'étoile jaune. Le 10juin 1942 étaient également ar rê tés :

- Lipkowski Solange (de), née en 1924, étudiante. Portait un insigne en carton avec l'inscription Boudhiste.

- Mignot Renée, née en 1925, lycéenne. Portait une étoile de fabrication artisanale.

- Galliot Camille. Portait une étoile de fabrication artisanale. - Raymond Robert. Portait une étoile à cinq branches avec

l'inscription swing. - Devos Jacques et Grison Jeanne, étudiants qui avaient

confectionné l'étoile qu'ils portaient.

Une première constatation se dégage de cette liste de noms : quinze sur vingt et un de ceux dont l'âge était connu avaient vingt-trois ans ou moins et l'on peut ajouter à ce groupe deux étudiants dont l'âge n'était pas précisé. Seconde constatation : ceux qui tournaient l'étoile jaune en dérision étaient surtout des ouvriers, des employés et des étudiants (cinq employés, six ouvriers et dix étudiants ou lycéens sur les vingt-trois francs-tireurs dont l'activité était connue). Troisième constat, les femmes étaient les plus nombreuses (seize sur vingt-sept).

L'une des jeunes femmes de ce groupe s'est faite connaître immédiatement après la guerre en relatant son aventure dans un petit livre plein d 'enseignement 7 . Le 6 juin 1942, Alice Cou-rouble décide de porter l'étoile jaune en solidarité avec une de ses amies. Devant le café Dupont-Latin, boulevard Saint-Michel, qui affiche dans sa vitrine, « Chez Dupont les Juifs sont indésirables ! », les deux jeunes femmes sont interpellées par un groupe de cinq policiers français. Après vérification de ses papiers d'identité, Alice Courouble est conduite au commissa­riat de police tandis que son amie, qui portait « régulièrement » l'étoile jaune, était relâchée.

Au commissariat du Panthéon, rue Soufflot, Alice Courouble retrouve d'autres non-Juifs porteurs d'insignes fantaisistes, par­ticulièrement une certaine Liliane arrêtée pour avoir arboré une cocarde en ruban jaune, barrée d'une broche à l'effigie de Jeanne d'Arc. Parmi les dangereux criminels arrêtés dans ce quartier se trouvait un garçon de dix-huit ans, coupable de s'être décoré d'une pochette jaune ainsi que cette Josèphe qui s'était confectionné indûment, outre une étoile jaune, une cein-

7. Alice Courouble, Amie des Juifs, op. cit.

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ture faite de huit étoiles de carton portant chacune une lettre du mot Victoire.

Dans le panier à salade qui la conduit au dépôt, Alice Cou-rouble fait la connaissance de cette crieuse de journaux arrêtée pour avoir fixé une étoile jaune à la queue de son chien. Trans­férée à la prison des Tourelles, elle se lie d'amitié avec Mme L. qui avait porté durant trois jours une étoile sur laquelle était brodée une croix chrétienne, ainsi qu'avec trois internées de fraîche date, Jenny, Paulette et Françoise, cette dernière ayant mis les Papous à l'honneur sur son étoile. Un mois de prison, avant de connaître Drancy.

Au début de juillet 1942, les non-Juives sont informées bru­talement : « Écoutez, vous autres les aryennes, à partir de demain vous devez porter toutes un calicot sur votre poitrine avec l'inscription " Amie des Juifs " écrit en très grand et l'étoile au-dessus. Paraît qu'à Drancy des hommes comme vous le portent déjà. » Le lendemain, distribution d'étoiles, authen­tiques celles-là. « Beaucoup de nos camarades juives pleurèrent en nous voyant. »

Le 13 août, les « Amies des Juifs » sont transférées à Drancy par autobus. Comme pour les internés juifs, c'est le passage à la baraque de fouille. Le lundi 31 août, les «Amies des Juifs» sont libérées et Alice Courouble relate une scène toujours à l'honneur de la gendarmerie française :

« Un gendarme brailla un ordre : décousez vos insignes et rendez-les ! Alors, ce fut parmi nous un vent de rébellion :

- Non! - Moi je garde! - Viens le chercher! - Je veux le garder ! »

Finalement, tout un paquet de ces insignes sera rendu en bloc à un gendarme bougonnant qui ne voyait sans doute pas l'utilité de libérer ces femmes qui avaient bien cherché les ennuis qui les avaient conduites à Drancy.

Dans le même temps, la police française traquait les Juifs -au faciès - qui ne portaient pas l'étoile jaune ou ceux qui étaient accusés de la dissimuler. Tout au long des mois de juin et de juillet 1942, le préfet de police enverra au SS Dannecker, en ses bureaux du 31 bis avenue Foch, des rapports de ce genre :

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« J'ai l'honneur de vous transmettre une liste de Juifs âgés de plus de dix-huit ans arrêtés et internés au camp de Drancy pour défaut ou dissimulation d'insigne 8. »

Suivait à chaque fois une liste de plusieurs noms. La traque se déroulait également dans le camp de Drancy, où

le port de l'étoile était pareillement obligatoire, même si les internés étaient tous Juifs et n'avaient nul besoin d'être distin­gués. Une note de service du commissaire Guibert, le 14 août 1942, est particulièrement menaçante :

« Tout interné qui sera rencontré dans l'enceinte du camp sans porter l'insigne sera puni de prison et obligatoirement inclu dans le premier départ en formation9. »

La menace n'était pas hasardeuse et il n'est pas inutile de citer à nouveau une note de service du 27 octobre 1942, quand le bon commissaire passait aux actes :

« Pour non-port de l'étoile dans l'enceinte du camp, l'interné Friedmann Zélig, escalier 8, chambre 4, est puni de huit jours de prison. En cas de récidive et malgré le fait qu'il est mari d'aryenne, il sera déporté 1 0 . »

8. CDJC-XLIX a 77... XLIX a 105 a. 9. CDJC-CDLVIII- 30. 10. CDJC-CCCLVII - note déjà citée au chapitre « La préfecture de police ».

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IV

DRANCY SOUS BRUNNER

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I

LES SS À L'OUVRAGE

Ce qui frappe l'imagination, c'est la jeunesse de ceux qui allaient mettre en oeuvre l'extermination des Juifs de France. C'était vrai du côté nazi mais également dans le camp fran­çais. Des hommes jeunes, sans état d'âme mais dont la forma­tion ne pouvait en rien se comparer. Comme nous l'avons déjà souligné dans Jeudi Noir, s'il avait fallu dix années aux nazis pour former un tortionnaire comme Klaus Barbie, il avait suffi de quelques semaines pour que les policiers français - avec leur hiérarchie en tête - soient aptes pour accomplir le même travail '.

Le SS Théo Dannecker, Judenreferat en France, n'avait que vingt-sept ans lorsqu'il était devenu chef du service IV J de la Gestapo. Son successeur, Heinz Roethke avait tout juste trente ans en 1942. Quant à Aloïs Brunner, dernier acteur de cette tra­gédie, il n'avait que trente et un ans au moment où il prenait la direction effective du camp de Drancy pour activer la Solution finale pour les Juifs de F r a n c e 2 . Les grands chefs de la police nazie et de la SS en France, Helmut Knochen et Karl Oberg, étaient également des hommes jeunes.

En face, les interlocuteurs français au sommet, René Bous­quet et Jean Leguay, venus de l'administration préfectorale de la I I I e République et responsables de la police de Vichy, avaient tous deux moins de trente-trois ans. L'âge de Papon.

1. Maurice Rajsfus, Jeudi Noir (L'Harmattan, 1988). 2. Sur les grands axes de l'activité de Aloïs Brunner, se reporter à l'étude de Marie

Felstiner dans Le Monde juif, n° 128 (octobre-décembre 1987), intitulée «Aloïs Brun­ner et les Juifs de France».

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Théo Dannecker, jusqu'en juillet 1942, puis Heinz Roethke à sa suite jusqu'en juin 1943, s'étaient surtout préoccupés de contrôler le bon fonctionnement du camp de transit qu'était devenu Drancy. Au rythme de deux à trois convois par semaine, dans les périodes de pointe, les « évacuations » vers Auschwitz ne posaient guère de problèmes et la capacité constante de Drancy correspondait aux possibilités de l'administration pour la fourniture du matériel roulant.

Les hommes de la Gestapo, s'ils faisaient confiance aux auto­rités françaises pour la gestion du camp, ne se privaient pas de visiter régulièrement les lieux, particulièrement lors de la pré­paration des convois de déportation. Dannecker était un psycho­pathe violent et ses incursions à Drancy étaient le plus souvent ponctuées de tirs de revolver dans les fenêtres, lorsque les inter­nés s'y montraient trop fréquemment à son gré. C'est lui qui avait ordonné d'affamer les internés, de leur interdire de cir­culer dans le camp, de fumer, de jouer aux cartes, etc.

Moins présent physiquement, Heinz Roethke sera le plus «performant» des parrains de Drancy. On ne le verra guère dans le camp mais durant cette période - août 1942, juin 1943 - près de 40 000 Juifs quitteront le camp pour Auschwitz, soit près des deux tiers de l'effectif déporté en deux ans.

Vint la « pénurie », avec des périodes de deux à trois mois sans la moindre déportation. Ce qui était intolérable pour les nazis qui estimaient possible de déporter bien plus de Juifs encore. C'est Brunner qui va alors ruer dans les brancards en s'installant de sa propre initiative à Drancy avec son équipe de SS viennois. Débarrassé de cette corvée, Roethke se consacrera désormais à sa seule tâche de chef du service IV J.

Aloïs Brunner avait été formé par Eichmann au Bureau cen­tral de l'émigration juive à Vienne, en 1939. Il devint très rapi­dement le chef de cet office. Nous reviendrons sur les affinités viennoises d'un certain nombre de SS et qui ne seront pas sans conséquence sur l'évolution du camp de Drancy en 1943/1944. En effet, une véritable mafia viennoise composée de SS origi­naires de cette ville allait régner sur Drancy, s'appuyant parfois sur d'autres Viennois - juifs ceux-ci - internés dans le camp.

Après s'être fait les dents sur la communauté juive de Salo-nique, Brunner arrivait en France bien décidé à terminer le tra­vail déjà bien avancé par les équipes en place. Plus « pointu »

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que son chef Roethke, aussi brutal que Dannecker, Brunner ne laissait aucun détail au hasard. Il estimait que si la coopération des forces de police et de gendarmerie françaises était indispen­sable, la mise en œuvre ne pouvait que lui incomber. Pour qua­lifier ce SS, un mot suffit : efficacité.

Avant même de chasser les fonctionnaires de la préfecture de police et ceux de la préfecture de la Seine, et de reléguer les gendarmes à l'extérieur du camp, Brunner avait tenu à procé­der lui-même à l'interrogatoire des quelque 2 000 internés qui se trouvaient alors à Drancy. Dès le 18 juin 1943, il avait entre­pris d'interroger chaque interné. Cette opération dura trois jours et prépara la déportation du 23 juin 1943 (il n'y avait pas eu de convoi vers l'Est depuis le 25 mars). Au terme de cet interrogatoire, Brunner, qui avait été assisté par le flic-interprète Koerperich, savait qui étaient les internés, au-delà même des précisions subtiles du fichier. Il s'était fait préciser quels internés avaient encore de la famille en liberté et ce détail revêtait une grande importance pour lui.

Très au fait du fonctionnement des camps de l'Est, Brunner avait pour souci premier le renforcement de la bureaucratie internée, ce qui allait lui permettre de contrôler parfaitement le camp, avec seulement une petite équipe permanente de six SS (tous Viennois). Il ne s'agissait plus seulement de la stricte ges­tion intérieure pour les « cadres » juifs mais également de parti­ciper aux opérations de déportation.

« ... Ils ont exigé que la police juive du camp s'occupe désor­mais de tous les préparatifs que comportait la déportation, afin d'éviter, comme ils disaient, des incidents inévitables car nous ne connaissions pas la discipline allemande... Cette mesure prise par les Allemands créait souvent des antago­nismes entre les détenus, à savoir en dernier lieu ceux qui tra­vaillaient au camp avaient la possibilité de s'y accrocher et ceux qui partaient... 3 »

L'interlocuteur privilégié n'était pas l 'autorité française dépossédée de la gestion du camp mais l 'UGIF, qui allait deve­nir le principal fournisseur de Drancy. Lorsque Brunner s'adressait à la préfecture de police, c'était pour exiger et non pour négocier (ce qui lui procurera certaines difficultés à l'automne 1943 quand il voudra s'attaquer plus directement aux Juifs français).

3. Témoignage du docteur Abraham Drucker, rédigé en février 1946. CDJC-CCXII-66.

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Jusqu'à la fin du mois de juin 1943, les internés de Drancy n'étaient occupés qu'à des corvées ponctuelles. Il est vrai que l'aristocratie du camp était pourvue de ces emplois qui pou­vaient constituer un gage de sauvegarde temporaire. Avec l'arrivée de Brunner et de son équipe, le travail allait devenir obligatoire pour tous. Il ne s'agissait pas de tâches réellement productives mais il était intolérable aux SS de voir des Juifs inoccupés dans le camp.

Homme de terrain, Brunner excellait aussi bien dans la ges­tion de Drancy - à la manière SS - que dans les rafles qu'il ne dédaignait pas de préparer et d'exécuter lui-même, comme à Nice durant le dernier trimestre de 1943. La machine à dépor­ter, qui commençait à s'essouffler, reprit de la vigueur. Sous le règne de Brunner, vingt-deux convois allaient quitter Drancy, emportant plus de 23 000 internés vers les camps d'extermina­tion. Brunner ira bien plus loin que ses prédécesseurs; non seu­lement il fit administrer le camp par les internés qu'il avait choisis à cette fin mais il créera un service particulier, le « Bureau des Missions » dont la fonction était d'envoyer des internés chercher d'autres Juifs cachés dans Paris. Décidé à en finir avec ce qu'il considérait comme un comportement laxiste, le SS réduira le nombre de catégories d'internés pour faciliter les opérations de sélection.

La loi des camps de l'Est régnait désormais sur Drancy et tout manquement à la morale nazie serait immédiatement sanc­tionné par un changement de catégorie. Dans ce sens, la natio­nalité d'origine ne protégeait plus les internés : seule la fonction occupée pouvait éviter la désignation pour un convoi de dépor­tation. Dans cet univers concentrationnaire juif refaçonné par Brunner, chaque interné avait pour fonction de faciliter la déportation de ses semblables. Enfin, pour fignoler le tableau et faire en sorte que Drancy fournisse un avant-goût de ce qui attendait les Juifs dans les camps de l'Est, il y avait parfois des séances de bastonnade et de torture. Le docteur Drucker nous fournit quelques détails sur le comportement des SS de Drancy :

« Il y avait une prison dans la cave (bunker) où les détenus punis, souvent pour une futilité, ont été mis nus, privés de nourriture, frappés et souvent arrosés d'eau froide pour la nuit. Ou bien une autre punition consistait à faire ramper les détenus, à plat ventre, sur les coudes, sur cent mètres, en les frappant avec des gourdins. Souvent, ils tiraient un coup de

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feu dans la cuisse ou dans les pieds et les détenus étaient déportés dans cet é ta t 4 . »

En chassant les fonctionnaires de la préfecture de police et en intimant à la gendarmerie de se contenter de monter la garde à l'extérieur du camp, Brunner démontrait qu'il n'était pas nécessaire de disposer d'importantes forces répressives pour garder un camp, convenablement administré par les internés eux-mêmes. Il suffisait de promouvoir, au choix, un certain nombre de « cadres » ayant le sens des responsabilités. Quel­ques privilèges non négligeables allaient suffire pour intensifier la différence entre ceux dont on était certain qu'ils seraient rapidement déportés et les autres, qui pouvaient espérer conser­ver toutes leurs chances. Ainsi, les colis alimentaires et le cour­rier avaient immédiatement été supprimés, sauf pour les « cadres » du camp. De plus, les fonctions devenaient plus pré­cises et le « Gérant du Bureau administratif » était élevé au titre plus prestigieux de commandant juif du camp. Les M.S. voyaient leur rôle renforcé. L'ordre allait régner et Brunner pourrait fournir la démonstration qu'avec six SS seulement, une communauté obligée et peu solidaire pour de multiples raisons, pouvait être contrôlée sans difficulté et déportable à merci sans la moindre réaction. Mieux encore, l 'encadrement intérieur prê­terait la main à toutes les opérations préparatoires aux déporta­tions. Brunner ira plus loin avec la création de ce « Bureau des Missions » chargé de ramener au camp les familles d'internés encore en liberté.

Désormais, les « cadres » du camp seront tous logés au bloc III. Une note de service du 13 août 1943 5 précisait la liste des internés classés C 1 (c'est-à-dire « cadres ») et qui comprenait 260 noms dont 81 femmes. On y trouvait un nombre appré­ciable de couples, frère ou sœur, père, mère ou même enfants, voire sans doute amis très proches. Contrepartie obligée de cette ouverture en direction d'une aristocratie internée sélec­tionnée par les SS, l'amplification de la répression. Un docu­ment intitulé « Situation au 15 juillet 1943 » dont l'origine n'est pas nettement définie mais qui a été retrouvé dans les archives de la Fédération des Sociétés juives de France, donne une idée du climat régnant à Drancy dans les débuts de la prise en main du camp par Brunner et ses acolytes.

4. Témoignage du docteur Drucker. CDJC-CCXII-66. 5. CDJC-CCCLXXVI-12.

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«Dès l'arrivée de Brunner, les brutalités physiques commencent. Les SS giflent les femmes et les vieillards. Nous donnons ci-dessous deux exemples de sanctions appliquées par Brunner:

1) Un SS plante son couteau dans le sol et oblige un interné à courir autour. Chaque fois que l'interné passe devant lui, il reçoit un coup de bâton. Quand l'interné finit par tomber d'épuisement, on lui interdit de se rendre à l'infirmerie.

2) Le 2 juillet, deux internés accusés d'avoir fait passer de la correspondance vers l'extérieur sont mis en jugement au milieu de la cour devant tous les internés réunis. Un interné est chargé de traduire la sentence que Brunner lit en alle­mand, puis l'un des coupables est contraint d'asséner 25 coups de bâton à l'autre; ensuite, c'est le deuxième qui doit frapper le premier... Après cette exécution, les deux coupables sont conduits en prison, ainsi que les sept internés dont ils avaient transmis le courrier 6. »

Les locaux à usage de prison intérieure avaient été « amélio­rés » puis transférés au sous-sol. Pour quelque motif que ce soit, la prison devenait la sanction ordinaire et l'on disait que les conditions d'hygiène qui régnaient dans ces cachots obscurs et humides étaient telles qu'un interné ne pouvait y résister plus d'un mois. Cette prison était d'ailleurs une idée fixe pour Brun­ner et ses sbires qui chaque matin, en sortant de leur bureau, s'y rendaient pour frapper quelques prisonniers. Il convenait de faire régner un climat de terreur à Drancy et la gestion du camp par les internés ne poserait plus de problème.

« Il est interdit aux internés d'approcher les SS. Chaque fois qu'ils les croisent, ils doivent se mettre au garde-à-vous. Les SS les battent constamment; l'un d'eux est toujours armé d'un bois de cuir à raser qui lui sert de matraque et dont il frappe tous les internés qui passent à sa portée. Les SS giflent les femmes, les poursuivent à coups de pierre; un interné est frappé à la tête au moyen d'une brique; il est actuellement à l'infirmerie, un morceau de brique ayant pénétré dans le cuir chevelu 7. »

Lors des enquêtes préparatoires au procès des criminels de guerre de Nuremberg, le procès-verbal d'audition d'une

6. CDJC-CDXXV-19 (5). 7. Idem. Ces informations, provenant d'organisations semi-clandestines, étaient

reprises dans une note de René Bousquet au chef des SS Oberg, le 20 juillet 1943. On les retrouve également dans une lettre adressée le 2 août 1943 à Pierre Laval par le grand rabbin de France Isale Schwartz et le président du Consistoire Jacques Hel-bronner.

220

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ancienne internée de Drancy, Gilberte Jacob, est sans équi­voque sur le comportement des SS du camp :

« Le 1 e r juillet 1943, il y eut la prise du camp de Drancy par les Allemands et deux chefs, Brunner et Bruckler, dit " Le Boxeur qui se sont particulièrement distingués par leur excessive brutalité, brimades, etc. Bruckler se promenait tou­jours avec des gants de boxe, d'où son sobriquet. Avec ces deux monstres, la vie était intenable. Ils ramassaient des pierres et les lançaient à tour de bras sur quiconque passait près d'eux. Ils s'amusaient à des jeux cruels tels que : faire ramper les hommes le long de la cour, les faire marcher à quatre pattes en leur faisant faire la toupie et ils étaient battus en faisant la toupie. Lorsqu'un interné était soumis à l'un des supplices énumérés, un autre devait le battre et si le supplicié n'était pas battu assez fort, les Allemands sévissaient impi­toyablement. Ils battaient aussi les enfants. Nous étions invi­tés à assister à ce spectacle. Lorsqu'un homme était envoyé en prison, c'était le " Boxeur " lui-même qui descendait le marty­riser 8. »

Tous ces récits concordent dans les détails et les témoignages sont nombreux de ces brutalités gratuites qui exprimaient la volonté de Brunner et de ses acolytes de terroriser la population du camp.

« Toute la journée, les SS frappent, sur les femmes, sur les enfants, sur les vieillards, car il ne faut épargner personne. A la crosse du revolver, la matraque, le cuir à rasoir, la lourde pierre arrachée au sol; tout est bon pour taper, pour meur­trir, pour blesser grièvement. Et chaque interné, au garde-à-vous, doit témoigner à son bourreau du respect qu'il lui porte 9 . »

Le climat des camps de l'Est est, en quelques jours, instauré à Drancy. Comme l'avait dit Dannecker l'année précédente, les camps de concentration français ne devaient pas devenir des sanatoriums. Basses injures, propos antisémites, font désormais partie du quotidien. Les SS exercent leur talent sur ceux qu'ils vont bientôt déporter et il n'est possible d'éviter les coups que grâce au brassard de « cadre » ou de policier juif.

« Les séances publiques de bastonnade et de rampage sur 100 mètres, accompagnées de coups de pied dans les flancs cèdent bientôt la place au régime du cachot. Les condamnés,

8. CDJC-XV a 169. Commission rogatoire, P.V. d'audition du 6 juin 1945. 9. CDJC-CCXVIII-8. Informations contenues dans « Lettres reçues de Drancy ».

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complètement nus, sont enfermés, seuls ou à plusieurs, enchaî­nés les uns aux autres, dans les loges aménagées dans la cave. L'obscurité, la diète, le froid, forment le fond du supplice, complété une ou deux fois par jour par une bastonnade, une séance de flagellation du dos ou de la plante des pieds. Le tout accompagné de menaces de mort, de fusillade pour le lende­main et de coups de revolver effectifs dans les jambes. Cer­tains internés sont ainsi restés plus d'un mois sans autre nour­riture qu'un peu de soupe et du pain, battus quotidiennement. Il était interdit aux médecins de soigner les blessés l 0 . »

Chaque manquement aux ordres ou aux interdits était pré­texte aux pires sévices et aux humiliations perverses. Il fallait dompter le camp et les SS s'y entendaient. Brunner et sa fine équipe avaient déjà une certaine expérience en la matière depuis leur séjour à Salonique.

En juillet 1943, la structure administrative internée était déjà très importante et les services nombreux. A l'arrivée des nazis dans la place, ce processus s'accélérera et le camp se trans­formera en un véritable ghetto (peut-être, toutes proportions gardées, comparable au camp de Théresienstadt car il était pos­sible d'y survivre quelque temps). Tout au long des 440 mètres de bâtiment, la grande cour intérieure est désormais bordée, en rez-de-chaussée, de véritables magasins et entrepôts qui se complètent, permettant une apparence de vie économique en autarcie. Le plan du camp réalisé durant l'été 1943 est éloquent à cet égard.

En pénétrant par la grande entrée du camp, sur la partie droite, on trouve à la hauteur de l'escalier n° 1, le poste de garde intérieur, occupé par un « concierge » interné, suivit par un garage et une salle de récupération. Après l'escalier 2, il y a la salle d'épluchage, sous l'escalier 3, le dépôt de légumes. Suivent l'escalier 4 et un autre dépôt de marchandises diverses. Après l'escalier 5, la menuiserie. Sous l'escalier 6, le bureau de l 'architecte du camp, l'atelier de cordonnerie et celui des tailleurs. Après l'escalier 7 et les cuisines, l'escalier 8 et les services de l'économat et de l'épicerie. De part et d'autre de la petite entrée, après l'escalier 9, trois bureaux administratifs dont celui de la Kanzlei (la chancellerie), où les nazis cohabitent avec la bureaucratie internée. Suit la morgue car on meurt fréquemment à Drancy. Dans l'angle

10. Drancy la Juive, page 33.

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du bâtiment, entre les escaliers 10 et 11, se trouve la réserve aux colis.

Nous sommes maintenant au fond du camp, sous le bloc III , là où logent désormais les « cadres » juifs du camp. Certes, il ne s'agit pas d'un palace mais là, pas de dortoirs de cinquante à soixante places mais des chambres de deux à six personnes. Sous la galerie, il y a la buanderie, l'atelier de couture, un bureau encore affecté, en principe, aux services de la préfec­ture de police, la boulangerie, puis les ateliers de serrurerie, peinture, vitrerie, électricité, le bureau de la maîtrise et le dépôt de matériel de droguerie. Face au bloc III , au milieu du terrain, la baraque de fouille.

Sur la gauche, après les escaliers 12 et 13, dans la partie ouest du camp et, sous la galerie qui surplombe cette aile des bâti­ments, se trouvent le local du matériel de bâtiment puis la prison (complétée par des cachots situés dans le sous-sol mais qui n'apparaissent pas sur le plan). Ensuite, entre les escaliers 14 à 18, un vaste ensemble comprend la pharmacie, le dispensaire et trois locaux d'infirmerie. Après l'escalier 18, il y a l'étuve, le local de « régime » (?) et le cabinet dentaire. Sous l'escalier 19, le bureau des Effectifs. Le magasin d'habillement et les bureaux du service social sont contigus sous l'escalier 20. Nous arrivons ainsi au bout de l'aile gauche et, entre les escaliers 21 et 22, c'est le local des coiffeurs puis le bureau de la chancellerie française qui deviendra celui du commandant juif du camp. Après l'esca­lier 22, un dernier bureau sans affectation précise. A la hauteur de l'entrée, principale du camp, une série de garages puis, face à l'entrée, les W C hommes et les W C femmes.

Avec cette multiplication des services - il y avait également tous ceux dont l'activité ne justifiait pas le besoin d'un local particulier - l'administration juive du camp devenait plus nom­breuse, plus « responsable » également.

« A Drancy, comme à Auschwitz, comme à Buchenwald, la participation considérablement accrue des détenus à l'admi­nistration du camp permettait aux Allemands d'employer un effectif extrêmement restreint de leurs propres cadres... En chargeant une partie des détenus de la garde et de la surveil­lance du camp, en employant quelques-uns d'entre eux à opé­rer des arrestations en ville, Brunner arriva rapidement à cultiver chez certains détenus un esprit de servitude qui n'existait pas auparavant 1 1. »

11. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 186.

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Cette «délégation» de pouvoir n'était évidemment pas consentie à fonds perdus et ses résultats ne devaient pas se faire attendre.

«... La technique des déportations s'améliora en ce sens qu'elles s'opéraient avec beaucoup plus d'ordre et dans des conditions matérielles meilleures 1 2. »

C'est-à-dire sans drames superflus et avec - nous le verrons -la participation active de la plupart des services du camp. Les nazis savaient payer comptant à l'occasion et cette nouvelle organisation des internés leur convenant parfaitement, la nour­riture des internés s'améliora sensiblement.

« Les soupes étaient devenues plus nourrissantes et, souvent, elles étaient complétées par de la salade, une pomme, une moitié d'oeuf ou un petit morceau de viande. Une ou deux fois par semaine, chaque détenu recevait un quart de vin et les nommes touchaient une ration officielle de cigarettes car il était désormais permis aux hommes de fumer. A dix heures du matin et à quatre heures de l'après-midi, tous les travail­leurs inscrits dans les équipes permanentes de travail rece­vaient un modeste casse-croûte1 3. »

Ici, une précision s'impose : ne pas confondre les travailleurs et les employés du camp. Brunner avait en effet décidé que tous les hommes valides devaient travailler à l'embellissement du camp. Les SS avaient peut-être un certain sens de l'esthétique mais, surtout, il leur était insupportable de voir des milliers de concentrationnaires sans occupation. Georges Wellers que nous avons déjà beaucoup mis à contribution - car c'est l'un des témoins les plus importants sur ce sujet - décrit remarquable­ment cette transformation du camp de Drancy en un chantier permanent.

«Dès son arrivée, Brunner organisa l'exécution d'impor­tants travaux. L'immense cour centrale du camp devait être entièrement cimentée, on aménagea une pelouse; les plafonds et les murs des cinq escaliers de départ furent blanchis à la chaux, la peinture des carreaux fut renouvelée, les chambres du bloc III repeintes à neuf, on construisit un luxueux bureau, un garage, une salle de douches, une basse-cour et une porche­rie pour les Allemands. Pour tous ces travaux, Brunner avait ordonné à l'UGIF de fournir d'urgence du ciment, de la pein-

12. Idem. 13. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 209.

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ture, des bétonneuses, des wagonnets avec des rails, des pioches, des pelles, du matériel électrique, toutes sortes d'outils et des matériaux 1 4. Du jour au lendemain, le pauvre, le misérable camp de Drancy, devint un riche chantier où rien ne manquait. Des équipes de terrassiers, de cimentiers, de maçons et de peintres furent envoyées sur le chantier. Au début, pour aller plus vite, ces équipes travaillèrent jour et nuit. Par la suite, l'ardeur se calma et le travail continua seu­lement entre 7 heures du matin et 7 heures du soir 1 5. »

Cette mise au travail de la population valide de Drancy, idée fixe de Brunner, constituait un événement pour les internés, étonnés de cette profusion de matériels brusquement dispo­nibles alors que la pénurie les avait souvent fait disparaître des circuits de distribution.

« Les travaux de la cour continuent. L'architecte, un Juif non interné mais portant l'étoile, fait des calculs, mesure. Tout le mâchefer est déjà en tas disséminés. Sans qu'il faille essayer de comprendre, il est à nouveau au milieu de la cour. L'essence et les camions manquent, dit-on, pour le transpor­ter. Les travaux qu'il sera possible d'exécuter s'élèvent à 1 700 000 francs. Un grand nombre d'échelles et de pinceaux arrivent. On va repeindre les chambres : 50 peintres sont demandés. Les balais sont distribués par dizaines. Du temps de l'économe aryen, on touchait un balai par mois et encore pour deux chambres 1 6 . »

Drancy était désormais présentable et la Propagandastaffel, tout comme la presse de la collaboration, pouvait enfin venir y faire des reportages photographiques montrant à quel point les Juifs rassemblés étaient heureux, malgré leur malfaisance bien connue, sous l'œil bienveillant des SS. Tous ces travaux étaient exécutés sous la direction de Charles Bloch, architecte juif qui, comme tous ses confrères des professions libérales, n'avait plus le droit d'exercer.

LES CATÉGORIES D'INTERNÉS

Brunner allait réduire le nombre de catégories d'internés mais en les rendant plus précises. Il n'était plus question de

14. Nous verrons plus avant les difficultés rencontrées par l'UGIF pour répondre aux «commandes» permanentes de Brunner.

15. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 207. 16. Julie Crémieux-Dunand, La Vie à Drancy (Gédalge, 1945), page 140.

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finasser sur l'origine de tel interné ou sur la nationalité récente de tel autre. Seuls les conjoints d'aryens, les titulaires de passe­ports de pays belligérants (sauf l 'URSS) et les « cadres » pou­vaient envisager d'avoir momentanément l'espoir de ne pas être déportés. Il ne restait plus que 6 catégories d'internés :

A Aryens, conjoints d'aryens et demi-juifs. B Détenus hors catégories (déportables en priorité). C 1 Cadres du camp. C 2 Ressortissants de nationalités protégées (Britanniques,

Américains, Espagnols, Turcs et plus généralement les originaires de pays non occupés par les Allemands).

C 3 Femmes de prisonniers de guerre. C 4 Personnes attendant l'arrivée de leur famille encore en

liberté. Les internés de cette catégorie étaient immédiate­ment déportés dès lors que les « Missionnaires 1 7 » avaient ramené au camp les personnes qu'ils avaient été chercher au nom du principe humanitaire de la réunion des familles.

Depuis 1942, les nazis avaient de plus en plus de difficultés à disposer d'un personnel nombreux et très spécialisé dans les pays qu'ils occupaient. Pour la chasse aux maquisards, la Milice de Darnand était aussi souvent à l'ouvrage que l 'armée allemande elle-même; la police et la gendarmerie avaient égale­ment démontré leur utilité dans la traque aux Juifs. Plus géné­ralement, la participation des populations occupées était deve­nue indispensable dans de nombreux domaines.

A Drancy, il en allait de même. La population concentration­naire avait été fractionnée et des intérêts divergents séparaient désormais ceux qui avaient l'impression de détenir un pouvoir, ceux qui conservaient simplement l'espoir de rester au camp, et les autres, voués au désespoir dès que la formation d'un convoi était annoncée, et abandonnés à leur sort. Brunner, tout comme ses homologues des camps de l'Est, avait très bien compris que la division des internés en catégories devenues rapidement anta­gonistes ne pouvait que faciliter la tâche des geôliers.

Dès la fin de l'été 1943, les conjoints d'aryens et les demi-Juifs avaient quitté Drancy pour diverses destinations. Les hommes, les plus jeunes surtout, avaient été enrôlés dans les rangs de l'Organisation Todt pour travailler aux ouvrages de défense côtière, à Querqueville, près de Cherbourg, avant

17. Nous reviendrons sur les «Missionnaires» au chapitre suivant.

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d'être envoyés dans l'île anglo-normande d'Aurigny après plu­sieurs tentatives d'évasion. Plus tard, les hommes âgés et les femmes « conjointes d'aryens » se retrouveront dans des camps annexes créés à Paris : Austerlitz, Lévitan et Bassano. Cette ouverture de camps satellites témoignait de la volonté des nazis d'appliquer différents traitements aux individus et les demi-Juifs tout comme les conjoints d'aryens étaient considérés comme pouvant être momentanément utiles à l'économie de guerre allemande.

Dans le camp, la division entre non-déportables, internés pou­vant espérer le miracle, et parias sans aucun recours, avait contribué à amplifier l'animosité déjà existante entre Français et étrangers. Georges Wellers, le plus lucide des rescapés, décrit bien ce climat détestable.

« L'antagonisme entre les " cadres " et le reste des détenus s'accentua notablement. L'opprobre général qui pesait sur le petit groupe des " Missionnaires ", des interprètes et de quel­ques zélés fouilleurs ou bureaucrates s'était étendu à la majo­rité des " cadres " 1 8. »

Georges Wellers, même si ce rappel pouvait lui coûter, allait droit à l'essentiel en décrivant la véritable bureaucratie qui s'était instituée à Drancy, classe inquiète pour ses privilèges et désireuse de les conserver.

«A Auschwitz, à Buchenwald, les détenus qui assuraient certaines fonctions jouissaient d'importants avantages; ceux de Drancy obtinrent les mêmes. Les premiers échappaient aux sélections et à la mort qu'entraînaient la faim, le froid et les travaux au-dessus des forces humaines; ceux de Drancy échappaient aux déportations et, tout en restant sur place, obtenaient des avantages appréciables dans leur existence quotidienne... Cette situation était sans doute une des raisons principales de la docilité d'une partie de l'administration juive vis-à-vis de Brunner l 9 . »

Certes, tous les « cadres » ou C 1 n'étaient pas insensibles au sort de la masse des internés mais la plus grande partie des locataires de Drancy ne faisaient plus que passer par le camp; parfois quelques semaines, le plus souvent quelques jours seule­ment. C'était surtout la solution individuelle qui pouvait pér­

is. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 210. 19. Idem, page 197.

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mettre aux internés d'échapper au sort commun. L'espoir res­tait chevillé au corps de chacun et la possibilité d'obtenir un emploi restait souvent l'ultime secours.

Aussi curieux que cela puisse paraître, il y avait à Drancy un véritable marché du travail, avec ses offres et ses demandes d'emplois en fonction des besoins du camp mais surtout de ceux des nazis. D'un fichier «demandes d'emplois», une feuille a survécu d'une partie des archives du camp; on y trouve pêle-mêle, parmi les postulants : une directrice d'école en retraite, un interprète, un comptable et un expert-comptable, un direc­teur commercial, un militaire de carrière, une fourreuse, un tailleur, un presseur, e t c . 2 0 .

Dans le même temps que la course aux emplois correspondait à l'espérance d'échapper à la déportation, les SS procédaient régulièrement à des changements de catégories et cela dans les deux sens. Le 13juillet 1943 un «ordre des Autorités alle­mandes » transmis par le chef du service de liaison, R. Rosens-tiehl, annonçait : « L'interné Reinach, passe à la catégorie III , entraînant avec lui son père, sa mère et sa s œ u r 2 1 . » C'était une bonne nouvelle pour ce «conjoint d 'aryen» mais d'autres avaient moins de chance au gré des caprices des véritables maîtres du camp.

Parmi les nombreuses mutations intervenues durant l'année de règne de Brunner et de son équipe, certaines frappaient par­fois des «demi-Juifs» selon la terminologie alors en vigueur. C'est ainsi que le 21 octobre 1943, un certain René Maquis était placé en catégorie B, c'est-à-dire déportable par le premier convoi, en compagnie de son frère Adolphe et de sa m è r e 2 2 .

BRUNNER A NICE

La période des déportations en série s'était terminée en mars 1943. Depuis, la population de Drancy avait connu une certaine stabilité et le nombre d'internés oscillait entre 1 000 et 2 500 en fonction des départs plus rares et des arrivées guère plus nom-

20. CDJC-CCCLXXVII-13. 21. CDJC-CCCLXXVI-6. 22. CDJC-CCCLXXVI-12. Ce René Maquis avait été M.S. et même «mission­

naire ». Nous le retrouverons au chapitre « Évasions » en compagnie de son camarade Jean Coudry qui, lui, sera libéré de Drancy en compagnie de son père le 14 octobre 1943.

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breuses. Le 2 septembre 1943, après le départ du convoi 59 pour Auschwitz, il ne restait plus à Drancy que 646 internés.

Pour Brunner, cette baisse de « productivité » était insuppor­table. En zone occupée, les Juifs encore libres se terraient plus encore depuis la dernière grande rafle qui s'était déroulée le 11 février 1943. En zone dite libre, les rafles dans les grandes villes et les déportations depuis les camps d'internement avaient vidé la « réserve » de Juifs indispensable pour constituer des convois. Restait la zone d'occupation italienne où les Juifs se trouvaient en sécurité depuis le mois de novembre 1942. Les Alpes-Maritimes - particulièrement Nice et sa région - , les Basses-Alpes (actuellement Alpes de Haute-Provence), les Hautes-Alpes, la Savoie et une partie de l'Isère, dont Grenoble, étaient devenues des lieux de refuge où, paradoxalement, les militaires italiens protégeaient les Juifs contre la police fran­çaise.

Le 8 septembre 1943, le gouvernement italien du maréchal Badoglio (qui avait succédé à Mussolini depuis la fin du mois de juillet) capitulait et la IV e armée italienne qui occupait le sud-est de la France se repliait rapidement sur l'Italie. Immé­diatement, les troupes allemandes vont se déployer dans tous les départements de l'ancienne zone d'occupation italienne, parti­culièrement le long du littoral méditerranéen. Pour Brunner, ce sera l'occasion rêvée d'aller rapter, sans trop de difficulté estime-t-il, les milliers de Juifs français et étrangers, qui avaient trouvé refuge dans cette région. Ce même 8 septembre, une note adressée par la S I P O / S D de Marseille à l'Office central de sécurité du Reich ne laissait déjà aucun doute sur les inten­tions des nazis. « Par suite du retrait des troupes italiennes sur la côte, la mainmise sur les Juifs qui s'y sont retirés est pos­sible 2 3 . »

Nombreux pourtant ont été les Juifs, immigrés surtout, qui ont suivi les soldats italiens dans leur retraite ; aussi bien dans la région de Nice qu'à Grenoble mais une grande partie d'entre eux seront repris par les nazis lors des rafles qui allaient frapper les villes italiennes. D'autres ont immédiatement commencé à se disperser car la menace était précise. Le 14 septembre 1943, une note du S I P O / S D de Lyon confirme cette situation :

« De nombreux Juifs sont partis les derniers jours des dépar­tements occupés jusqu'ici par les Italiens, vers Nice, dans

23. CDJC-XLVIII a 30.

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l'espoir de pouvoir de là s'enfuir encore en Italie et ainsi échapper à l'emprise allemande 2 4. »

Très rares ont été les ouvrages historiques à relater cette fuite éperdue des Juifs qui avaient trouvé refuge à Nice et dans la région, comme s'il était malséant de constater que durant une certaine période, le fascisme italien n'était pas antisémite bien qu'étant un régime totalitaire.

« Dans l'après-midi du 9 septembre 1943, lorsque les restes de la IV e armée italienne, qui occupait la Côte d'Azur, se replièrent de l'autre côté des Alpes, une longue colonne composée d'environ 2 500 Juifs polonais, hollandais, belges et français suivirent les troupes italiennes dans l'espoir d'échap­per aux bourreaux nazis. Ces derniers les attendaient pour­tant... 2 5 »

Les services de la SEC ne sont pas les derniers à se réjouir de la situation nouvelle créée par l'arrivée des Allemands sur la Côte d'Azur. Toujours le 14 septembre, le directeur de la SEC pour la zone sud s'adresse au commissaire général aux Ques­tions juives :

«Une véritable panique s'est emparée d'une foule innom­brable d'étrangers en infraction aux lois... Pendant deux jours, ce fut la course pour tenter d'atteindre la frontière franco-italienne... Le 10 au soir, sitôt l'occupation des cols par les forces allemandes, tout espoir d'évasion était perdu pour les Juifs. Après le désarmement et l'internement de l'armée ita­lienne, il ne restait plus aucun recours pour ce troupeau juif qui fut obligé de camper dans la périphérie niçoise. C'est alors que commencèrent les rafles qui se poursuivent maintenant. Jamais une occasion aussi favorable ne s'est présentée pour procéder à une épuration complète 2 6. »

L'auteur de ce rapport jubilait sans retenue en informant son patron du C G Q J et il mettait le point final à son rapport en expliquant que les mesures préventives prises par les nazis devaient faciliter la chasse aux Juifs :

« Les Juifs étrangers sont consternés de constater dans les événements une évolution qu'ils n'avaient pas prévue de la sorte mais il importe de faire vite, afin de profiter des cir­constances particulières qui sont offertes pour l'élimination

24. CDJC-XXV a 337. 25. Patrice Chairoff, Dossier néo-nazisme (Ramsay, 1977), page 201. 26. CDJC-XXXVII-1.

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totale d'indésirables qui entretiennent des troubles sur le terri­toire 2 1 . »

Certains milieux catholiques de la zone sud, enfin émus de la condition faite aux Juifs depuis les grandes rafles du mois d'août 1942, réagissent à nouveau. Une lettre adressée à l'arche­vêque Salièges de Toulouse, le 23 septembre 1943, et tombée entre les mains de la Gestapo fournit des éléments précis sur les rafles qui viennent de déferler sur le littoral méditerranéen.

« La chasse aux Juifs a recommencé. Depuis le vendredi 10 septembre, la Gestapo traque sans cesse les Juifs de Nice, de Cannes, de Juan-les-Pins mais principalement de Nice. Les hôtels sont visités. Tous ceux qui sont Juifs ou simplement soupçonnés de l'être sont amenés sans même qu'il leur soit permis d'emporter quoi que ce soit et tels qu'ils sont vêtus... Dans les rues, sur les places cernées, tout le monde doit mon­trer ses papiers. La première question posée est celle-ci : " Êtes-vous Juif? "... A la synagogue où tous les offices ont été suspendus, plusieurs centaines de Juifs y ont été entassés depuis dimanche 12 et lundi 13 septembre 2 8. »

Le 8 septembre, Brunner et son second Bruckler sont déjà à Nice, à la tête d'une équipe de la S I P O / S D . Ils ont établi leur quartier général à l'hôtel Excelsior qualifié par eux de « Camp de recensement des Juifs arrêtés, dépendant du camp de Drancy ». A l'Excelsior, c'est le SS Hauptscharfûhrer Ullman qui commande en titre et remplace Brunner lors des fréquents retours de ce dernier à Drancy.

Il n'est guère possible de retrouver les traces du nombre exact d'arrestations opérées jour après jour mais les statistiques quotidiennes établies au camp de Drancy permettent de connaître approximativement le nombre de Juifs arrêtés à Nice durant l'équipée de Brunner et arrivés au camp de Drancy durant trois mois.

18 septembre, 115; 20 septembre, 51; 21 septembre, 52; 24 septembre, 50; 27 septembre, 173; 28 septembre, 47; 1" octobre, 103; 4 octobre, 76; 6 octobre, 81; 9 octobre, 98; 14 octobre, 81; 17 octobre, 61; 21 octobre, 63; 24 octobre, 64; 28 octobre, 61 ; 30 octobre, 30; 2 novembre, 64; 6 novembre, 56; 11 novembre, 65; 15 novembre, 76; 20 novembre, 63; 24 novembre, 77; 25 novembre, 252;

27. Idem. 28. CDJC-XXV a 314.

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27 novembre, 79; 2 décembre, 64; 8 décembre, 87; 15 décembre, 59; 17 décembre, 15; 12 janvier 1944, 60.

Cette monotone suite de chiffres, prouve la régularité de la répression et l'obstination du chasseur dans sa traque. Du 10 septembre 1943 à la fin décembre, l'équipe de Brunner opé­rant à Nice procédera à l'arrestation d'au moins 2 213 Juifs. Ce n'est là qu'un chiffre approximatif mais déjà terrifiant pour une seule ville. L'équivalent de deux convois de déportation.

Il reste de l'équipée des SS de Brunner à Nice un certain nombre de témoignages dans les archives de la Fédération des Sociétés juives de France, recueillies au CDJC. Retenons-en un, celui de Mlle Sala Hirth, arrêtée à Nice le 28 novembre 1943 par deux agents de la Gestapo dont un Autrichien et inter­née à l'hôtel Excelsior.

«Au rez-de-chaussée, il y avait la réception, le hall, le bureau et les chambres du propriétaire de l'hôtel. Les gesta-pistes n'y habitaient pas. En général, ils partaient le soir et l'hôtel était gardé par la Wehrmacht : deux sentinelles devant la maison, deux dans le hall, quelques-unes dans le jardin et dans la cour. On n'avait pas le droit d'aller à la fenêtre. Mon­sieur Jacoby qui s'approchait de la fenêtre fut tué sur le coup. Partout, il y avait les écriteaux, dans les couloirs, près de l'ascenseur, disant : " Ne pas s'approcher de la fenêtre, on tire! "... Chaque fois qu'il y avait un départ, je me cachais et réussissais à être épargnée pendant un certain temps. Je suis restée à l'Excelsior jusqu'au 14 décembre, jour où tous les détenus de l'Excelsior furent déportés à Drancy lors de la fer­meture de l'hôtel... Brunner et Bruckler étaient également partis à Drancy... Quoi que l'Excelsior était considéré comme un camp, le séjour y était supportable; on couchait dans des lits, la nourriture était bonne 2 9 . »

Après le retour à Drancy de Brunner et de son équipe, une base SS devait rester à l'Excelsior mais les rafles avaient déjà vidé Nice d'une grande partie des Juifs qui s'y étaient réfugiés. Les arrestations n'y seront plus que ponctuelles mais se poursui­vront jusqu'à l'été 1944.

Dans leurs fourgons, les SS avaient emmené une partie du personnel interné de Drancy, dont le docteur Abraham Druc-ker, médecin-chef du camp. Un « physionomiste » faisait égale­ment partie de l'équipe. Quant au délateur, il devait être

29. CDJC-CCXVI- 53 a.

232

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recruté sur place. Après la Libération, le docteur Drucker témoigna :

«... Pendant les trois mois que j 'ai été détenu à l'Excelsior, j 'ai été témoin et victime d'une terreur et d'atrocités effroyables. Cette équipe, comprenant douze à quatorze tor­tionnaires sous le commandement de Brunner, procédait à des arrestations d'hommes, de femmes et d'enfants juifs, pour la plupart du temps effectuées la nuit, subissant tous des inter­rogatoires interminables sous la menace du revolver et souvent brutalement frappés afin d'avouer la qualité des Juifs et d'indiquer l'adresse des parents, maris, enfants, frères, e tc . 3 0 . »

Témoin des séances de torture, Abraham Drucker fournissait les noms des SS tortionnaires qui s'étaient trouvés à l'Excelsior sous le commandement de Brunner : Vogel, Bruckler, Ullmann, Billartz, Zitter, Gorbing. Au cours des nombreuses chasses à l'homme conduites dans les rues de Nice, en septembre et octo­bre 1943, les nazis se faisaient accompagner par des «spécia­listes» (juifs) chargés de vérifier, sous les porches des immeubles, si les hommes interpellés étaient circoncis ou non. Triste besogne à laquelle participaient parfois des internés -victimes de quelles pressions? Théo Bernard, qui connaissait cet épisode lamentable, s'est contenté de le commenter de façon lapidaire : « Oh, ces types étaient juste là pour constater si les types arrêtés étaient geschnitten31. »

30. CDJC-CCXVI -66. 31. En yiddish, « coupé », c'est-à-dire circoncis. Entretien avec Théo Bernard. Nous

avions déjà relaté cette pratique dans Des Juifs dans la collaboration.

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II

LES 135 JOURS D U LIEUTENANT-COLONEL BLUM

Un homme va marquer brièvement le camp de Drancy de son empreinte. Choisi par le SS Brunner comme commandant juif, il façonnera le camp selon le désir de ses maîtres. Certain d'être dans le droit chemin en faisant régner l'ordre - même s'il s'agis­sait de l'ordre nazi - cet ancien militaire était, si l'on peut ris­quer cette comparaison, Yalter ego du colonel Bogey, cet offi­cier britannique du Pont de la rivière Kwaï. Peu importait la tâche imposée, l'essentiel étant qu'elle fût exécutée...

Robert-Félix Blum, industriel, officier supérieur de réserve, était arrivé à Drancy en provenance du camp de Compiègne (Royal Lieu) en mai 1943. Il était en compagnie d'un groupe d'internés de l'ancien camp juif qui, tous, allaient rapidement se trouver à ses côtés, à la direction du camp de Drancy. Selon ses intimes, c'était un « pète-sec » 1 et un homme de devoir.

Investi de l'importante responsabilité du commandement intérieur du camp de Drancy - avec le titre, officiel cette fois, de commandant - Robert Blum va donner toute sa mesure comme administrateur concentrationnaire. Ignorant le sens de la nuance et sa propre condition d'interné, il va transformer l'équipe qui l'entoure en Bureau de commandement, avec un adjudant, des ordres et un planton. Comme si la vie de caserne se poursuivait à Drancy. En fait, du cantonnement au camp de concentration, il n'y avait qu'une différence de nature et l'esprit de discipline ne devait pas en souffrir.

Il n'est absolument pas dans notre intention de définir cet

1. Entretien avec André Ullmo, qui fut le secrétaire de Robert Blum (janvier 1990).

234

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homme comme un collaborateur des nazis. Simplement, sa reli­gion de l'ordre lui commandait impérativement de coopérer à la bonne marche du camp - y compris la préparation des convois de déportation. Entouré de son équipe de « Compiégnois », Robert Blum était l'interlocuteur idéal - même momentané­ment - pour Brunner, mais quel avait été le critère de choix?

« Quand Brunner a pris la direction de Drancy, il a viré tout le bureau de Kohn. Ensuite, il a procédé à des nominations de cadres tout à fait différents. Tout d'abord, il lui fallait des gens qui parlaient parfaitement l'allemand et il a donc désigné quelques internés alsaciens comme interprètes. Ces types, pas toujours sympathiques, faisaient la navette entre les bureaux extérieurs où se tenaient les nazis et les bureaux intérieurs des cadres du camp2. »

Et le choix du lieutenant-colonel Robert Blum? « Sur quel critère Brunner l'a-t-il désigné? Peut-être parce

qu'il était le plus ancien dans le grade le plus élevé. En tout cas, c'était un homme très sympathique. C'est après sa prise de commandement que les cadres du camp ont été logés au bloc III. Il y avait de nombreux emplois peu fatigants et c'est ainsi que j'ai été chargé de la distribution du pain, unique­ment pour le bloc III 3 . »

Les internés juifs français qui allaient prendre les principaux postes de la direction intérieure du camp avaient un point commun : tous étaient anciens combattants (1914/18 ou 1939). Certains parmi eux étaient déjà d'anciennes connaissances du camp de Compiègne où Robert Blum avait déjà eu des responsa­bilités. Il en allait de même de celui qui avait déjà été son secré­taire et qui le demeurera, André Ullmo. Entre les deux hommes, un lien supplémentaire : Robert Blum faisait partie du mouve­ment de résistance Combat avant son arrestation et André Ullmo avait été membre du réseau Franc-Tireur. Arrivé au prin­temps 1943 dans le camp de Drancy, André Ullmo se souvient : « Nous avons été méprisés par Georges Kohn et son équipe ! 4 »

De fait, c'est l'ensemble des « cadres » importants qui allaient devoir céder les places avec l'arrivée de Brunner. La règle sera simple : les nazis garderont le camp et fixeront les axes essen­tiels de leur politique. Ce sera aux internés d'organiser les ser-

2. Entretien avec Raymond Trêves (janvier 1990). 3. Idem. 4. Entretien avec André Ullmo.

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vices pour un bon fonctionnement de l'institution concentration­naire et de ses rouages essentiels.

Robert Blum correspondait au profil de ce commandant dont les SS avaient besoin. Il transmettra les consignes puis, rapide­ment, se laissera prendre au mirage du commandement. Au fil des quelque 175 notes de service qu'il rédigera de juillet à la mi-novembre 1943, apparaît un administrateur froid qui ne porte jamais de jugement sur la situation. Robert Blum se contentait d'être un exécutant consciencieux et c'est avec le même détachement qu'il rappelait aux internés la longueur des cheveux à ne pas dépasser ou qu'il annonçait la préparation d'un convoi de déportation. Autour de lui, l'administration juive du camp se développera comme une société parallèle, ne survi­vant provisoirement que grâce à sa fonction. Peut-être corres­pondait-il à ce portrait un peu féroce dessiné par Théo Bernard qui l'a bien connu : « Robert Blum faisait partie de ces braves gens qui font des crises d'autorité mais cela ne signifiait pas grand chose. C'était du crétinisme pur 5 . »

«Le lieutenant-colonel Blum, commandant le camp de Drancy » - c'est ainsi qu'il signait ses notes de service - paiera de sa propre déportation la découverte d'un tunnel d'évasion au creusement duquel plusieurs dizaines de «cadres» du camp s'étaient activés pendant deux mois et demi. Certes, il n'avait jamais participé à cette tentative mais il en connaissait l'exis­tence 6 . Faute de n'avoir pas empêché cette entreprise, Robert Félix Blum sera également victime de représailles. Bien que ne faisant pas partie des « déportablfis », il sera joint à un convoi pour Auschwitz, avec une soixantaine de « cadres », le 20 novembre 1943. Il ne devait pas en revenir.

Cette arrivée des « Compiégnois » sur le devant de la scène de Drancy avait complètement bouleversé l'existence de ceux qui conservaient quelque espoir de demeurer dans les bonnes catégories : celles que l'on ne déportait pas. La nationalité ne constituant plus une protection suffisante, nombreux étaient les fonctionnaires de l'administration Kohn qui craignaient de devenir les victimes du spoil system, conséquence inévitable de l'arrivée au premier plan de nouveaux bureaucrates.

«... Les Compiégnois régnent en maîtres; ils sont entourés, assaillis, ils ne peuvent pas faire un pas sans avoir à leurs trousses une kyrielle d'amis. On les félicite de leur ascension,

5. Entretien avec Théo Bernard. 6. Au chapitre « Évasions », nous reviendrons en détail sur l'affaire du tunnel.

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ils sont le soleil et on vient se réchauffer à leurs rayons. L'interprète en chef du camp de Compiègne l'est devenu à Drancy, le lieutenant-colonel Blum, successeur du comman­dant Kohn, était aussi à Compiègne, enfin un hasard heureux, fortuit, a donné tous les hauts postes aux Compiégnois7. »

Ancien cadre de la Croix-Rouge, militante de la Résistance, Julie Crémieux-Dunand a reconstitué les journées qui ont suivi l'arrivée du SS Brunner à Drancy. Avec une ironie cinglante - et un rien d'esprit réactionnaire - , elle analyse la nouvelle administration du camp :

« 8 juillet 1943 : le ministère Blum II est constitué. Change­ment de médecin-chef, nomination de l'infirmière-chef, jeune cousine du lieutenant-colonel Blum, qui me propose d'assumer une partie de ses fonctions... je me récuse. J'observe de loin et constate avec navrement que rien n'est changé sous la calotte des cieux. La camarilla Blum II ressemble à la précédente comme une sœur : les camarades de nos camarades sont nos camarades.

Des dévouements de longue date, résistant à de longs mois, sont rayés des listes; les intrigues, une fois de plus, ont raison des mérites, des titres d'ancienneté, de l'expérience... Le moins que l'on puisse dire, comme de tous les temps, les arri­vistes n'ont pas eu la manière et ont agi sans élégance.

14 juillet 1943. Mercredi. Après l'appel, le lieutenant-colonel Blum hurle un tonitruant " garde-à-vous ! ". Les chefs d'escalier se découvrent, tous les internés restent immobiles pendant une minute. Minute de silence observée pour commé­morer la fête nationale8. »

Tout le personnage tient dans ce dernier trait. Georges Wel-lers, de son côté, qui a toujours évité de fournir les noms des commandants juifs de la période précédente, rompt ce silence avec l'arrivée de Robert Blum. Il est sûr que les méthodes et le comportement quotidien de cet homme lui déplaisaient et il ne cherche pas à cacher ses sentiments.

« ... Le nouveau chef était à Drancy depuis un mois et on le connaissait mal. Dans ses rapports avec les Allemands, il se trouva rapidement sous la domination des interprètes et devint un simple exécutant des ordres reçus... Cet homme, d'un cou-

7. Julie Crémieux-Dunand, La Vie à Drancy, page 136. 8. Idem.

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rage indéniable, cherchait, devant les difficultés, refuge dans l'observance stricte des méthodes militaires : les ordres reçus étaient affichés sous forme de " notes de service * numérotées et signées du nom tout factice de " Commandant du camp de Drancy, lieutenant-colonel Blum. " Son bureau s'appelait le " P.C. " du camp; dans ses rapports avec les détenus, il adop­tait le ton sec du commandement militaire. Mais en réalité, les difficultés très sérieuses de sa fausse situation de " chef de camp ", sans autorité ni pouvoir et de ses défauts de caractère, l'ont empêché de jouer son véritable rôle, celui de défenseur des intérêts des détenus9. »

Bon observateur des changements intervenus à Drancy depuis le début du mois de juillet 1943, Charles Reine note avec amer­tume la trop bonne volonté de ces hommes qui ont accepté de devenir les auxiliaires, peut-être inconscients, des bourreaux :

« Dorénavant, les internés seront surveillés à l'extérieur des barbelés par un cordon de nazis armés de mitrailleuses et, dans l'intérieur du camp, selon une méthode chère aux Alle­mands, par des internés. Des internés chargés de veiller à la police du camp. C'est là tout le secret du génie allemand... Donc Brunner choisit parmi ses victimes les gardiens qui les surveilleront. Il les investit d'une autorité qu'ils ne tiendront que de lui et de la peur qu'il leur inspire. Ces gardiens seront libres d'aller et de venir; ils quitteront librement le camp sur un simple ordre de mission 1 0 ; ils rempliront les fonctions variées d'adjudant de semaine, de commis aux vivres, de vaguemestre, d'agent de liaison mais ils seront en même temps des otages; ils paieront de leur vie l'évasion d'un de leurs camarades... Étant donné les devoirs qui leur incombent, ils ne peuvent qu'être haïs par leurs camarades.

Pour les compromettre un peu plus, Brunner les choisit parmi les anciens combattants qui ont été décorés pour faits de guerre 1 1. »

Personnage le plus marquant, malgré tout, des sept comman­dants juifs de Drancy, Robert Blum ne peut être comparé à aucun des présidents des Judenrâte de Pologne ou à un quel­conque chef kapo des camps de l'Est. Cet homme n'avait cer­tainement pas songé à sauver prioritairement sa propre vie mais son culte de l'ordre et le mépris qu'il affichait pour ses « coreli-

9. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, pages 189 et 190. 10. Plusieurs de nos témoins nous ont confirmé ces sorties du camp en service

commandé; la connivence allant parfois jusqu'à bénéficier de véritables permissions qui étaient accordées sur la garantie d'un proche également interné.

11. Charles Reine, Sous le signe de l'Étoile (Brentanos, 1945), pages 214 et 21S.

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gionnaires » petits tailleurs étrangers, avaient suffit pour faire de lui un auxiliaire momentané des SS. Sous son règne assez bref, la bureaucratie internée devint infiniment productive et les statistiques journalières abondaient, malgré l'inutilité de certaines d'entre elles.

Les nazis étant infiniment friands de paperasserie, Robert Blum et son équipe allèrent au-devant de leurs désirs en transformant le bureau des Effectifs en une machine bourrée d'informations en tous genres. Théo Bernard, qui a fait partie des internés du 21 août 1941 et des rescapés du 17 août 1944, montre bien comment l'administration juive précédente qui avait travaillé sous la direction de la préfecture de police se trouvait désorientée devant les SS et leurs méthodes. De plus, la plupart des anciens « cadres » du camp étaient âgés ou parlaient mal l'allemand, voire pas du tout n . Pour Théo Bernard, le lieutenant-colonel Blum n'avait pas été simple­ment choisi pour devenir commandant juif du camp de Drancy. Avec ses amis, il avait apparemment proposé ses ser­vices.

« ... Les nouveaux Compiégnois parlaient tous parfaitement l'allemand. Ils venaient d'un camp administré directement par la Werhmacht et les SS. Plusieurs d'entre eux y avaient rem­pli des fonctions. Ils étaient jeunes et actifs. Les plus hardis s'adressèrent directement aux SS, faisant valoir leurs titres à un emploi... Bientôt un interprète fut nommé qui appartenait à ce groupe. Le soir même, le chef de camp était remplacé et, dès le lendemain matin était publiée une nouvelle liste de fonctionnaires du camp qui, dans la proportion de neuf sur dix, intronisait les nouveaux Compiégnois. Quant aux rempla­cés, ils suivirent le sort commun : les Mischling13 furent envoyés au bagne d'Aurigny ou aux commandos de travail du Dienstelle West, à Paris. Les Voljude (les complètement Juifs) furent immédiatement déportés 1 4. »

Comment les SS n'auraient-ils pas été satisfaits face à la bonne volonté de cette équipe qui lui fournissait inlassablement les documents les plus élaborés qui soient et satisfaisait à toute réquisition sans rechigner. Il est même possible que le rende­ment ait été meilleur que celui attendu. Il est vrai que le per­sonnel « cadre » affecté à cette besogne était de plus en plus

12. Théo Bernard, « Judenlager Drancy» dans La Revue internationale, n° 5, mai 1946.

13. Les «mélangés», en fait les demi-Juifs et les conjoints d'aryens. 14. Théo Bernard, « Judenlager Drancy ».

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nombreux. Comme le travail ne manquait pas, les bureaux de la Kanzlei, qui réunissaient sous la houlette d'un même chef de service les Effectifs et le fichier, fonctionnaient de façon inin­terrompue de 8 heures à 21 heures; aux heures de repas, une permanence était assurée. Une vingtaine de femmes et d'hommes accomplissaient cette tâche sous la conduite de deux chefs de service adjoints.

En juillet 1943, à la Kanzlei, une équipe de fichage de six personnes (toutes classées dans la catégorie C 2, c'est-à-dire de nationalités protégées) préparait le travail à l'arrivée des nouveaux internés. Un interné confectionnait les listes d'entrées et un autre les fichiers à l'entrée; ils étaient secondés par un étiqueteur. Il y avait un préposé à la récupé­ration des cartes d'alimentation et un autre qui s'occupait des familles de prisonniers de guerre. Aux Effectifs, les tâches étaient ainsi réparties entre les neuf employés : les statistiques générales, les mutations et les appels, le fichier général, les entrées et les sorties, le personnel féminin auxiliaire, le fichier alphabétique, le fichier à l'entrée, le fichier matricule et le fichier général l 5 .

En fait, le personnel spécialisé était bien plus nombreux. Depuis le mois de juillet 1943, la Kanzlei couvrait d'autres activités, avec quatorze dactylos franco-allemandes et un bureau de huit interprètes. Sans oublier le service de la fouille à l'arrivée avec trois internés « formés » à cet effet 1 6.

Il y avait toujours trois brigades de seize M.S., sous la direction d'une équipe de commandement de trois internés. Proche des M.S., une équipe de trois gardiens chargés de la réception des nouveaux arrivants et deux autres affectés à la surveillance de la prison du camp.

Les brigades de M.S. étaient fréquemment renouvelées car cette fonction ne protégeait pas toujours de la déportation, mais pour le document que nous avons en main, il y avait trente-trois M.S. classés C 1 (c'est-à-dire non déportables car cadres du camp) et six autres classés B (c'est-à-dire dépor­tables par le premier convoi 1 7).

Les hiérarchies mineures, chefs de chambre et même chefs

15. D'après un état du personnel établi vers le 10 juillet 1943, CDJ& CCCLXXVII-14 a (33).

16. D'après un état du personnel établi à la mi-juillet 1943. CDJC-CCCLVII-14a (34).

17. CDJC-CCCLXXV-6.

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d'escalier, faisaient pauvre figure à côté des responsabilités plus nobles qui assuraient le classement comme C 1 1 8 . Parmi les couches supérieures, on trouvait les «cadres» et employés du service social et ses employés auxiliaires (souvent parentes ou épouses de «cadres» du camp). Il y avait également toute la théorie des chefs des grands services techniques : économat, travaux, récupération, douche, désin­fection, buanderie, cordonnerie, tailleur, couturière, charbon, blanchissage, etc.

Au-dessus de cette armée de fonctionnaires, il y avait le Bureau administratif rapidement reconverti en Bureau du commandement et ainsi composé, d'après une note de service du lieutenant-colonel Blum 1 9 :

Nom et prénom Matricule Âge Emploi au camp Blum Robert, Félix 329 55 commandant du

camp

Ullmo André 2106 29 secrétaire Ullmo Roger 2107 40 contrôleur des

dépenses, rapports avec l'UGIF

Altman Roger 88 36 adjudant des ordres Gugenheim René 835 16 planton Scheffer Herman 1899 14 planton

Inlassablement, Robert Blum informait les internés de l'évolution de l'encadrement du camp de Drancy qui s'étoffait au fil des semaines avec la nomination de nouveaux « cadres » 2 0 :

Chargé du personnel : Raymond Trêves Services extérieurs : Adjoint au chef du camp, chargé des liai­sons avec la Kommandantur : Paul Cerf. Adjoint au chef du camp, chargé des liaisons intérieures avec les autorités alle­mandes : Raoul Rosenstiehl.

18. Dans les premiers jours de juillet 1943, la liste des 22 chefs d'escalier est affi­chée avec à leur tête le chef de l'encadrement, Jules Botwinnink. CDJC-CCCLXII-14 a (45).

19. CDJC-CCCLXXV-6. 20. CDJC-CCCLXXI-14 a (33).

241

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Liaison des services avec les autorités allemandes : directeur des services : Georges Schmidt secrétaire dactylo : Berthe Slezjer secrétaire interprète : Colonel Paul Weil Plantons Planton interprète : Marcel Bernheim21

Planton : Adolphe Wachtel Secrétaire au bureau des chargés de liaison à la Komman-dantur : Alexandre Speiser11.

Parmi les faits marquants de la période Blum, il faut égale­ment souligner la création de carnets de fouille à souche, dès lors que les M.S. furent chargés de cette délicate opération de basse police. Jusqu'en février 1943, les inspecteurs de la PQJ puis ceux de la SEC avaient assuré les opérations de fouille des internés, à leur arrivée au camp, ainsi qu'avant le départ de chaque convoi. De février à juillet 1943, les inspecteurs de la P.J. procéderont à cette opération. Par la suite ce seront les gen­darmes qui veilleront au contenu des bagages lors des départs, les M.S. s'étant chargés de la fouille à l'arrivée. Il s'agissait dans ce cas de délester chaque arrivant de son argent, de ses bijoux et des diverses valeurs conservés et qui constituaient le dernier bien des internés.

Sous la houlette du lieutenant-colonel Blum, la fouille à l'arri­vée fit désormais partie des tâches de police intérieure assurées par les M.S. Le CDJC conserve 175 des carnets de fouille à souche de 50 ou 100 feuillets, avec un double pour l'intéressé. Sur chaque reçu, tout à fait banal dans sa rédaction, figurait la somme d'argent saisie, la liste des bijoux et des valeurs. La signa­ture du reçu est surmontée de la mention, « Le chef de la police du camp ». Il est possible de décrypter la signature qui apparais­sait le plus souvent, celle de Raymond Neumegen, membre du commandement des M.S. (remarquons au passage le terme « police » qui n'était pas utilisé auparavant).

Dans le carnet de fouille numéro 1 (souche 22), il est mentionné que Théodore Kepprich, de Paris, interné le 7 septembre 1943, a été dépossédé de son appareil photo par R. Rosenstiehl, pour être remis aux autorités allemandes le 9 septembre 1943 à 9 h 30.

Le lieutenant-colonel Blum, qui était à l'évidence un beso­gneux, avait tenu à viser personnellement les sept premiers car-

21. Ce nom était rayé sur la liste. Cet interné avait donc été apparemment déporté après publication du document.

22. Idem.

242

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nets de fouille de façon très administrative : « Carnet de fouille n° 1, 97 folios (quatre-vingt-dix-sept) représentant une somme de 186 508 Fr., 50 et 20 R.M. et 2 folios, n 0 8 46 et 70, dont les enveloppes correspondantes contenaient divers bijoux déposés dans le coffre fort. »

Si certains reçus étaient signés « par ordre du chef de la police intérieure», d'autres, plus rares, étaient paraphés par Raoul Rosenstiehl qui faisait suivre sa signature de la mention CDP (c'est-à-dire, chef de la police). Les quelque 12 000 souches conservées dans ces carnets de fouille sont à peu près identiques, bien que les sommes mentionnées peuvent aller de quelques dizaines de francs à plusieurs milliers et il faudra par­fois plusieurs souches pour un même interné quand la liste des bijoux ou valeur est importante. Il est possible de relever par­fois des réflexions écrites de ce genre : « Une chevalière en or est restée au doigt » ou bien « une bague sertie diamant et éme-raude n'a pu être retirée », ces corps de phrase étant soulignés trois fois ; comme si le préposé à la fouille s'excusait de n'avoir pas pu retirer un bijou d'un doigt récalcitrant. Pourtant, quand un détenu est libéré, la somme d'argent saisie lui est restituée.

Au travers de ces carnets de fouille, il est possible de suivre à la trace les rafles effectuées à Nice, Marseille, Bordeaux, Tou­louse, Nancy, Lunéville, Bar-le-Duc, etc. Dans les carnets de fouille 50, 51, 52, 53 et 54 (du 5 au 7 janvier 1944) on retrouve la trace d'une partie du groupe de travailleurs des Ardennes qui avaient été enrôlés par l'UGIF pour travailler dans les camps agricoles pour le compte de l'intendance nazie 2 3 .

Ces carnets de fouille étaient intégralement l'œuvre des inter­nés juifs eux-mêmes et les nazis leur faisaient momentanément confiance au point que lorsque des SS opéraient eux-mêmes des arrestations en province et ramenaient leur gibier au camp, ils remettaient en même temps le produit de la fouille qu'ils avaient opéré et qui allait rejoindre les sommes et les bijoux déjà déposés dans le coffre-fort du camp. En témoigne cette souche d'un carnet de fouille : « Somme d'argent prise sur l'interné à Nice et déposée au camp par le Hauptscharftihrer Weisel. » Honnêteté spontanée ou obligée que ne connaissaient pas les voyous de la PQJ.

Nous savons que les nazis étaient des maniaques de la bureaucratie. La gestion des camps de concentration par les SS

23. Sur ce sujet se reporter à Maurice Rajsfus, Une terre promise (L'Harmattan, 1990).

243

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constitue un bon exemple de cette obsession de la paperasserie. Dès sa prise de contrôle du camp de Drancy, le SS Haupt-sturmfiihrer Alois Brunner devait exiger de la Kanzlei un état journalier des entrées et des sorties du camp, tout comme la ventilation quotidienne du nombre d'internés entre les dif­férentes catégories. Dans un ordre adressé le 21 août 1943 au lieutenant-colonel Blum, ainsi qu'au service des Effectifs, il est précisé :

« A partir de ce jour, le Stand24 du soir doit comporter de nouvelles rubriques rappelant le nombre total des :

- transports à l'Est 2 5; - transports à l'Ouest2 6; - transport Kommando-Paris27 ; - les évadés, les morts; - chaque soir le compte devra être remis à la kanzlei, en

même temps que le Stand28. » Nous avons vu que dès son arrivée à Drancy, Brunner avait

redéfini les catégories d'internés mais selon ses directives, la formulation changeait parfois. C'était le cas à la mi-juillet 1943 2 9 .

A. Travailleurs à l'Ouest. B. Travailleurs à l'Est. C 1 Travailleurs du camp. C2 Nationaux reconnus. C 3 Femmes de prisonniers. C4 En attente de décision. C 5 Roumains.

Cette nomenclature demande, une fois de plus, une inter­prétation pratique détaillée pour certaines catégories. Ainsi, les C 1 étaient en principe non déportables et leur position était désormais assurée non plus par la nationalité mais par la fonc­tion. En fait, la très grande majorité des postes restera occupée par des Français et cela se vérifiera davantage au niveau des responsabilités importantes. Les C 2 comprenaient : les Fran­çais d'origine, les Français naturalisés avant 1936, les Sujets

24. Cela peut se traduire par «état», c'est-à-dire nombre de présents au camp. 25. Les déportés. 26. Les internés travaillant aux fortifications de l'armée allemande à l'île d'Aurigny

pour le compte de l'Organisation Todt. 27. Les internés travaillant dans les mini-camps parisiens de Bassano (West Lager)

ou Austerlitz (Westdienstelle). 28. CDJC-CCCLXXVII-1. 29. CDJC-CCCLXXVII-1.

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français (Juifs d'Algérie déchus de la nationalité française depuis l'abrogation de la loi Crémieux) et les Protégés français (Juifs du Maroc et de Tunisie). Pour les C 4, la formulation « En attente de décision » constituait un bel euphémisme - ces internés, en effet, étaient en « attente » de leur famille recher­chée par les « Missionnaires » ; une fois la famille réunie, la décision de déportation devenait effective. Quant à la catégorie C 5, celle des Roumains, elle disparaîtra rapidement, dès lors que les Juifs roumains ne seront plus protégés.

Cette redistribution des catégories ne manque pas de pro­voquer immédiatement une série de notes de service précisant les nouvelles dispositions et le 12 juillet 1943, le chef du service de la Kanzlei s'adresse au lieutenant-colonel Blum pour l'infor­mer des difficultés de compréhension découlant des appella­tions désormais utilisées.

« J'ai l'honneur d'attirer votre attention sur le fait que dans la liste du personnel du camp, comprenant avec les familles 203 personnes, il y a 196 personnes provenant de la catégorie I I I 3 0 et 7 personnes provenant des catégories II et V 3 1 . La catégorie III qui sera donc portée ce soir à la situation journa­lière ne pourra pas cadrer avec celle qui sera donnée après établissement définitif de la liste des employés32. »

Le ton et le style de cette note, outre son aspect administra­tif, démontrent une volonté de bien faire les choses malgré les difficultés procurées par les décisions de Brunner qui sont venues perturber la routine précédente.

Les archives du CDJC conservent un volumineux dossier sur le Stand - cet état quotidien des internés de Drancy - du 2 juillet 1943 au 19 janvier 1944. Même si ces données ne concernent qu'une période limitée, un premier constat s'impose après avoir compulsé ces centaines de feuillets : Drancy n'est plus un camp surchargé et le faible mouvement d'entrées dans le camp durant cette période explique l'instal­lation de Brunner et de ses acolytes à Nice, dès la mi-septembre 1943, une fois mis au point les nouveaux rouages, à l'image des camps de l'Est. En effet, les arrestations sont devenues rares dans la zone nord. Les Juifs traqués se terrent ou ont choisi de fuir vers la zone sud. On peut noter, au hasard des relevés quotidiens, les faibles quotas d'arrestation

30. Qui devient la catégorie C 1, c'est-à-dire les « cadres » du camp. 31. Ces ex-catégories devenant B et C6. 32. CDJC-CCCLXXVII-1.

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- mis à part un grand nombre de personnes raflées - 275 - le 26 novembre 1943 3 3 :

- 1 e r novembre 1943 : 3 arrestations à Paris. - 2 novembre : 1 arrestation à La Châtre.

2 arrestations à Melun. - 3 novembre : 2 arrestations à Maisons-Laffite.

2 arrestations à Enghien. 1 arrestation à Paris. 1 arrestation à Orléans.

Dans la plupart de ces cas, il s'agissait d'arrestations ponc­tuelles opérées par les inspecteurs de la SEC. Pour Brunner, c'était là un gibier très insuffisant et nous avons noté que ses résultats dans la région de Nice avaient été plus satisfaisants à son gré.

Au travers des notes de service portant sa signature - du 5 juillet à la mi-novembre 1943 - le lieutenant-colonel Blum va marquer durablement sa période de commandement. Cet offi­cier supérieur - de réserve - n'avait pas oublié ses habitudes, sa façon d'ordonner, de vivre dans des cantonnements. Nommé commandant du camp le 3 juillet 1943, il place immédiatement ses amis aux postes stratégiques. Le 5 juillet, il commence à nommer les « cadres » qu'il choisit de préférence parmi les 90 « Compiégnois » arrivés à Drancy le 26 mai 1943. Première nomination significative, un responsable pour les liaisons avec l'UGIF - en accord avec cette institution - Roger Ullmo qui devient régisseur des avances avec, en outre, la mission de grou­per et de vérifier toutes les demandes d'approvisionnement, tant en matières premières qu'en outillage et fournitures diverses 3 4. Cette nomination n'est pas fortuite car Brunner a déjà exprimé son désir de transformer Drancy en chantier mais aux frais de l'UGIF qui devra faire son problème des dépenses que cela entraînera.

Le 6 juillet 1943, « l'interné Dreyfus René, matricule 20.751, prend la direction du service de police35 en date de ce jour » 3 6 .

33. L'ensemble de ce document est classé sous la cote CDJC-CCCLXXVII-1. 34. CDJC-DLXII. 35. Souligné par nous. Il est symptomatique que Robert Blum parle de « police » et

non du corps des M.S. 36. CDJC-DLXII-1.

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Le nouveau commandant va devoir s'habituer à préparer les convois de déportation. C'est pour cela qu'il a été nommé à ce poste. Le 8 juillet 1943, c'est le départ d'un groupe de « conjoints d'aryens » pour le « Mur de l'Atlantique » à Quer-queville. Peu de choses finalement mais Robert Blum va pou­voir peaufiner son style, en attendant les grandes manoeuvres :

« En vue du départ de 300 hommes qui doit avoir lieu à 12 heures, les formations de 50 hommes seront groupées dans la cour à partir de 11 h, heure à laquelle le service des Effec­tifs procédera à l'appel37. Le service des M.S. fera évacuer la cour centrale de façon à ce qu'elle soit libre à 11 h. Les groupes de 50 seront formés perpendiculairement à l'axe de la cour, la première colonne à droite, à hauteur du lavoir. Un intervalle de dix mètres sera réservé entre chaque colonne. Les travaux de la cour seront arrêtés pendant les opérations de départ3 8. »

Ce même 8 juillet 1943, une note de service destinée aux chefs d'escalier. Robert Blum fait ici partie du spectacle décrit par David Rousset dans Le pitre ne rit pas 39 :

« Par ordre des Autorités allemandes, les cheveux des inter­nés devront être coupés de telle sorte que, la tête penchée en avant, les cheveux n'atteignent pas les yeux 4 0 . »

Mais la coupe de cheveux à l'ordonnance ne suffit pas. Il convient également de sauver les bonnes moeurs auxquelles les nazis sont tellement attentifs :

« Le lieutenant-colonel Blum, commandant du camp, rap­pelle formellement les prescriptions antérieures relatives à la présence des hommes dans les chambres de femmes et inver­sement. Les visites ne sont autorisées qu'entre 11 h du matin et 21 h. L'attitude et la tenue des visiteurs doivent être par­faitement correctes. Toute infraction à la prescription sera sévèrement punie. De l'application de cette mesure dépend la tenue du camp 4 1. »

Quelques semaines plus tôt, les services de la préfecture de police étaient chargés de veiller au respect des bonnes moeurs dans le camp. Désormais, c'est Robert Blum qui s'en char-

37. Ce détail ne peut pas passer inaperçu. En effet, jusqu'au convoi de déportation du 23 juin 1943, cet office était rempli par les gendarmes.

38. CDJC-DLXII (4). 39. David Rousset, Le pitre ne rit pas (Éd. Le Pavois, 1948). 40. CDJC-DLXII (6). 41. CDJC-DLXII-7.

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géra. Cet homme qui ne peut plus être le père du régiment va se transformer peu à peu en père fouettard sans même imagi­ner un seul instant que les nazis apprécient vivement son talent.

L'UGIF était-elle, pour partie, liée aux bureaucrates juifs du camp de Drancy? La question ne peut manquer de se poser car certaines notes de service de Robert Blum peuvent inciter à la réflexion. C'est le cas le 9 juillet 1943 : « En attendant la déci­sion à intervenir de l'UGIF, Monsieur Henri Dreyfus, matri­cule 20.750, est chargé par intérim de la coordination des ser­vices de l'ancien économat. 4 2. » Ces quelques lignes d'apparence anodine apportent la preuve que la nomination de certains responsables de service à Drancy était soumise à l'approbation du Judenrat français.

Chargé par Brunner de mettre en œuvre les travaux qui doivent transformer le camp de Drancy, le lieutenant-colonel Blum perfectionne son style et l'atmosphère de discipline qui se dégage d'une autre note de service du 9 juillet 1943 rappelle déjà désagréablement les camps de l'Est.

« Corvées et travaux. A partir de ce jour, les chefs d'esca­lier établiront chaque soir la liste des hommes désignés pour les corvées et travaux du lendemain, comportant le classement par catégorie de travailleurs (terrassiers, peintres, corvées de nettoyage, corvées générales, etc.). Elles seront centralisées par le chef Botwinninck43 qui les remettra au Bureau admi­nistratif, le soir avant 21 heures.

Appel du matin. Aussitôt l'appel du matin rendu au commandant, " Travailleurs sortez des rangs les hommes désignés la veille se porteront rapidement du côté est de la cour où ils seront réunis par les chefs de corvées et conduits en ordre sur les lieux de leur travail. A ce même commandement, les employés sortiront des rangs et gagneront rapidement et directement leur poste de travail. Il est indispensable, pour éviter toute perte de temps et une station inutile dans la cour, que les mouvements prescrits ci-dessus soient effectués avec la plus grande célérité.

42. CDJC-DLXII-7. 43. Chef de l'encadrement, Jules Botwinninck avait les 22 chefs d'escalier sous ses

ordres.

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Rentrée du soir. La rentrée dans les chambres ne s'effectue pas assez rapidement après le coup de sifflet final. Un trop grand nombre d'internés et d'internées continuent leurs conversations ou éprouvent subitement le besoin impérieux de se rendre au grand Château4 4. Le commandant invite vive­ment les internés et les internées à prendre leurs précautions à l'avance, de façon à ce que les cours et galeries soient vidées immédiatement. Si ces prescriptions ne sont pas suivies, l'heure de la rentrée sera avancée45. »

Ce n'est pas un SS qui s'adresse à ses prisonniers mais un interné qui apostrophe rudement ses compagnons d'infortune. Il convient de travailler rapidement - ce mot revient à trois reprises dans cette note de service - , il faut éviter toute perte de temps, que les choses soient faites avec célérité et, surtout, immédiatement. Là encore on retrouve ce que l'on pourrait définir comme le syndrome du « Pont de la rivière Kwaï ». Le commandant juif du camp vit dans la crainte d'être pris en défaut par les SS et il met son honneur d'officier français à remplir son rôle avec ponctualité. A maintes reprises, Robert Blum fera la démonstration de cette volonté. Le 11 juillet 1943, il vient d'être avisé qu'un contingent de Juifs raflés doit arriver au camp. Là encore, le lieutenant-colonel de réserve veut démontrer qu'il n'a pas perdu de temps pour apprendre les rudi­ments de la discipline concentrationnaire. Dans tous les compartiments de ce jeu, il est déjà l'homme de la situation. Rien de tel qu'un ancien militaire pour diriger la manœuvre. Les divers services du camp sont informés de l'arrivage pour le lendemain 4 6 :

« Les autobus seront reçus à l'entrée par quatre M.S. Le bureau des Effectifs prendra en charge le nombre d'internés de chaque autobus. Ceux-ci seront aussitôt encadrés par quatre M.S. et dirigés vers les tables de fichage placées per­pendiculairement à l'axe de la cour à hauteur de l'escalier 5 et du bureau des Effectifs. Le fichage fait, les arrivants seront dirigés par cinquantaine à la Kanzlei et, de là, aux escaliers 15,17,21 et 22 où les chefs d'escalier les prendront en charge.

Dispositions à prendre : 1) Les deux cours seront vidées au préalable. 2) Tous les escaliers seront consignés sous la responsabilité

44. Autre appellation des latrines de la cour centrale. 45. CDJC-DLXII-8. 46. En fait, cet « arrivage » qu'il fallait « incorporer » n'aura lieu que le 14 juillet et

comportera 480 personnes en provenance de la zone sud.

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de chaque chef d'escalier, qui placeront en bas de chaque escalier leurs adjoints avec interdiction de sortie des internés, même pour aller aux W.-C. Dans les escaliers désignés, les internés devront rester dans leurs chambres et à toute fin d'éviter tout désordre dans les opérations d'incorporation, trois M.S. se tiendront en permanence sur la marquise pour éviter le passage d'une chambre à l'autre. Les issues du Châ­teau rouge 4 7 seront gardées et l'entrée en sera interdite pen­dant la durée des opérations48. »

Le 16 juillet 1943, nouveau départ d'un contingent de 300 hommes pour le « Mur de l'Atlantique » (il s'agit de ceux que Brunner désigne sous le terme de « travailleurs à l'Ouest »). Robert Blum en avise les chefs de service et affûte davantage encore son vocabulaire : « Chaque groupe de cinquante hommes sera réuni sous les ordres d'un " wagon ordner en colonnes par cinq 4 9 . » Ainsi, les termes allemands sont peu à peu intégrés dans le langage du camp car il faut bien s'habituer aux ordres formulés par les SS. La discipline étant ce qu'elle doit être, les départs vers l'Ouest ou vers l'Est devront être discrètement effectués, à l'abri du regard de ceux qui ne sont pas encore concernés. « Personne ne devra paraître derrière les vitres et les escaliers devront être totalement vides 5 0 . »

Chaque note de service, dans la chronologie, s'avère plus consternante. Le lieutenant-colonel Blum avise les internés de la catégorie «déportables» qu'ils devront se rassembler à 8 h 30, par groupe de cinquante dans la cour ouest pour s'y exercer à marcher en ordre et à se grouper, c'est-à-dire pour être prêts à la prochaine déportation qui interviendra le lende­main. Ce souci ne doit pas faire oublier les impératifs du res­pect dû aux autorités :

« Les Autorités allemandes ont visité ce jour les chambres d'un escalier et ont constaté la mauvaise tenue qui régnait. Au commandement " Achtung! " 5 1 les internés ne se lèvent pas assez vite. Malgré les ordres donnés le matin, les objets ou vêtements ne sont pas rangés, du linge est mis à sécher dans les chambres.

En conséquence, une revue totale du casernement52 est

47. Les W.-C. 48. CDJC-DLXII-12. 49. CDJC-DLXII-21. 50. CDJC-DLXII-23. 51. Attention, mais en fait: Garde-à-vous! 52. Souligné par nous. Robert Blum n'avait jamais pu évacuer sans doute la nostal­

gie des revues de détail à la caserne.

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ordonnée pour demain samedi matin à 8 h 30. Elle sera passée par les autorités allemandes. Dès ce soir, les chambres et les escaliers seront lavés à grande eau. Demain matin, dès le réveil, tout le monde se mettra au travail. Il faut que tout le casernement, chambres, escaliers et cours, soit dans un état de propreté impeccable.

Pour la revue, les lits seront faits, les couvertures bien ten­dues, les objets personnels devront être placés en ordre à la tête de chaque lit. Il est interdit de laisser du linge pendu dans les chambres.

Les internés ne doivent à aucun moment rester sans rien faire. Il est interdit de stationner aux fenêtres, de lire, de jouer aux cartes tant que le travail n'est pas fait et les chambres et escaliers parfaitement propres 5 3. »

Fermez le ban... Cet appel à la propreté et au respect des ordres incitant chaque interné à travailler était renouvelé le 17 juillet. Le lieutenant-colonel Blum oubliait simplement que ces directives étaient bien souvent adressées à des femmes et à des hommes en instance de déportation et pour qui la propreté apparente du camp n'était plus que le dernier des soucis. Dans cette dernière note de service, le commandant juif du camp renouvelait ses consignes, avec menace de sanctions à l'appui.

« Il est rappelé que les témoignages du respect dus aux Autorités françaises appelées à circuler dans le camp sont exactement les mêmes que ceux dus aux Autorités alle­mandes. Toute infraction à cette prescription sera réprimée sévèrement54. »

L'ordre intérieur reste le principal motif d'anxiété pour Robert Blum et il en fait part aux chefs d'escaliers dans une note de service, le 21 juillet 1943 :

« Tous les soirs, il est constaté que des internés ne sont pas dans les chambres où ils devraient être. Les perturbations cau­sées de ce fait dans le compte rendu d'appel entraînent des recherches très longues. En conséquence et pour éviter à tous les chefs d'escalier, au personnel des Effectifs, au personnel de commandement, de se coucher à des heures indues, l'appel sera sifflé à partir de ce jour à 21 h 30. Le commandement du camp rappelle aux internés qu'à chaque incident nouveau, l'appel sera avancé d'une demi-heure55. »

53. CDJC-DLXII-22. 54. CDJC-DLXII-25. 55. CDJC-DLXII-30.

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LES « MISSIONNAIRES »

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Notes de service, rappels au règlement, à la bonne tenue morale, au respect dû aux autorités. L'ordre règne à Drancy. Pourtant, si la morale nazie est confortée, le sens de l'honneur du lieutenant-colonel Blum est mis à mal avec la rapide appari­tion d'un nouveau service, situé en tête de l'organigramme du camp, aux côtés de la chancellerie et du bureau de liaison avec les SS. Il s'agit du bureau des « Missions extérieures », instance complémentaire du corps des M.S., et combien plus redoutable. Avec ou sans l'accord du commandant juif du camp, les nazis avaient décidé de constituer une équipe d'internés chargés d'aller traquer les Juifs encore en liberté dans Paris. Nulle trace d'un refus ou d'une réaction quelconque de Robert Blum.

En principe, il n'y avait pas de liens entre le groupe des « Missionnaires » et la police juive du camp. Il est vrai que le chef de ce petit groupe, l'ancienne vedette du football autri­chien, Oscar Reich, deviendra plus tard le chef des M.S. après avoir assuré l'intérim du commandement du camp en novembre 1943. Les «missions» étaient organisées par Reich lui-même, secondé de son acolyte - autrichien également - Wulfstadt, dit Samson, car ce petit homme aux muscles d'acier avait été leveur de poids dans les foires. L'un et l'autre étaient dispensés du port de l'étoile jaune. Selon Darville et Wichene, Oscar Reich n'avait dû son salut au début de 1943 qu'à Léo Israélo-wiez - viennois lui aussi - qui dirigeait alors le bureau de liai­son entre l'UGIF et la Gestapo. Les deux hommes s'étaient connus dans le ghetto de Vienne.

Ce bureau des Missions apparaît dans les documents officiels le 20 juillet 1943, dans le corps d'une lettre adressée par le secrétaire général de la police de Vichy, Bousquet, à Oberg, chef des SS en France :

«... Le commandant Brunner aurait organisé un service spé­cial pour aller à domicile exiger des familles des internés que celles-ci aillent les reprendre56 au camp sous la menace de représailles. Ce service spécial irait jusqu'à menacer les familles de fusiller l'intéressé si elles ne se présentaient pas au camp dans un délai très bref. Si rien ne permet d'affirmer que de telles menaces auraient été mises à exécution, il semble

56. Il y a certainement une faute de frappe dans ce document et le terme « rejoindre » correspond mieux évidemment à la compréhension du texte.

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qu'il ne soit pas contraire à la vérité de noter que cette manœuvre a abouti à de nouveaux internements "volon­taires ". S'il est permis d'employer une telle expression. En une semaine, 150 internements de cette nature auraient été opérés57. »

Ce qui paraît certain, c'est que le bureau des Missions a dû être opérationnel dès le début du mois de juillet 1943. Le docu­ment périodique Physionomie de la quinzaine rédigé par des militants proches du Comité de la rue Amelot paraît également démontrer que la menace représentée par les « Missionnaires » ne fut pas prise à la légère :

« D'autres arrestations, et ce sont les plus difficiles à véri­fier, émanent des autorités du camp de Drancy. Certaines qui ont eu lieu la nuit ont été dirigées par Brunner lui-même, accompagné d'une police juive spécialement constituée à cet effet et recrutée parmi des Viennois internés (dont les noms sont connus). Ces arrestations concernent en général des familles dont un membre a été arrêté en zone sud ou même en zone nord. Elles ne sont pas nombreuses mais caractéristiques. (...) Il serait urgent et nécessaire d'avertir tout le monde, en cas d'arrestation, d'être muets sur leur famille et surtout les enfants. Le camp fait lui-même les arrestations sur les don­nées mêmes des internés qui, involontairement, sont les agents de la Gestapo. Certains ont fait arrêter deux filles et recher­cher un enfant planqué en banlieue58. »

Les témoignages sont nombreux sur l'activité de cette nou­velle unité policière internée et Georges Wellers ne manque pas, même avec une certaine retenue, de mentionner ses activi­tés : «La dégradation morale battait son plein; les premiers " missionnaires " commençaient à circuler dans Paris pour arrê­ter d'autres Juifs 5 9 . »

Il y avait deux catégories de « Missionnaires » : les volon­taires et les victimes d'un chantage. Officiellement ces missions étaient destinées à «faciliter la réunion des familles», mais rares furent les dupes de cette opération. Les internés qui béné­ficiaient ainsi d'une permission à l'extérieur du camp n'étaient pas toujours très motivés par la besogne qu'ils étaient chargés d'accomplir. Volontaires ou non, membres des M.S. ou pas, tous étaient finalement victimes d'un chantage sans équivoque :

57. Cité par Serge Klarsfeld dans Vichy-Auschwitz, T. II, page 308. 58. CDJC-CDXXV-19. 59. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 210.

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ils devaient revenir accompagnés par un membre de leur famille ou par un nécessiteux qui avait eu la naïveté de donner son adresse à l'UGIF en espérant recevoir quelques subsides. Les nouveaux arrivants au camp rejoignaient la plupart du temps ceux de leur famille qui étaient classés dans la catégorie « C 4 » (en attente de regroupement) et étaient rapidement déportés. Julie Crémieux-Dunand, qui a vécu cette période au camp de Drancy, décrit ces internés transformés en tristes auxi­liaires des SS :

« Une innovation maintenant. Tous les jours, des internés au brassard jaune, service d'ordre juif, vont à Paris sans surveil­lance. Il faut dire qu'ils sont toujours choisis parmi ceux qui ont au camp leur femme ou des enfants, considérés comme otages, ce qui empêche toute velléité d'évasion. Ces internés vont chercher, pénible mission, pour les ramener au camp, les membres de la famille de ceux classés catégorie IV et qui ont donné l'adresse des leurs.

Les internés qui ont accepté d'aller chercher leurs coreli­gionnaires sont très mal vus au camp. Un grand nombre, pour ne pas prêter la main à ce vilain métier, comme on dit ici, se font porter malades... Bien entendu, ceux qu'on interne ainsi ne sauvent personne et sont invariablement incorporés au convoi partant vers l'Allemagne. La réprobation vis-à-vis de ces rabatteurs est sévère, on évite de leur parler et on dit même qu'ils ne l'emporteront pas en Paradis60. »

Paul Appel, vaguemestre avant juillet 1943 puis interprète au bureau de liaison du camp et fréquemment chef de cor­vées extérieures, connaissait les activités du bureau des Mis­sions :

« Ils sont allés à l'UGIF et ils ont pris une liste de Juifs qui se trouvaient encore à Paris. Par exemple, quand un type qui s'appelait Schmulkof venait au siège de l'UGIF pour deman­der un secours, avec pour tout papier d'identité une fausse carte au nom de Dupont, on lui disait : donnez-nous votre vrai nom. Que faisait le type qui avait faim? Il avait confiance et il donnait son nom et parfois son adresse. Tout cela était soi­gneusement noté et faisait l'objet d'une fiche. Un jour, on m'a donné toute une liste de ce genre et on m'a dit - c'est un ordre que je recevais des Allemands - de donner à des internés des adresses pour aller chercher des Juifs qui s'y trouvaient. Il est venu en tout et pour tout une personne volontaire et celui qui

60. Julie Crémieux-Dunand, La Vie à Drancy, pages 133 et 134.

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l'a ramenée, un ancien banquier du nom de G., pleurait. Il avait dit à cet homme : ne venez pas, je vous en supplie. L'autre a répondu : je viens avec toi car ma mère est au camp; et il est venu. Mais les " piqueurs61 ", ce n'est pas vrai, il n'y en avait pas. Il y avait Reich, bien sûr, mais c'était un Vien­nois, il possédait une carte comme les nazis et n'était pas astreint au port de l'étoile62. »

Tout n'était pas aussi rose. Le bureau des Missions planifiait la chasse aux Juifs, complétant le travail des inspecteurs de la SEC qui éprouvaient des difficultés car ils connaissaient mal les milieux juifs. Capables de repérer un Juif immigré, au faciès ou à l'écoute de son accent, le flic de la SEC était bien souvent dans l'incapacité de « reconnaître » la plupart de ceux qui tentaient tant bien que mal de se fondre dans la population, malgré les difficultés de l'époque. Pour ce travail, les « mission­naires » étaient, hélas, mieux armés.

Les « missonnaires » se rendaient également dans les hôpi­taux publics. Cela allait toujours au-delà de la simple recherche des familles. Quelques « missionnaires » se transformaient sans difficulté en provocateurs. L'un de nos interlocuteurs nous a décrit certaines pratiques. Il met en scène un certain Lévy, chef de corvée, qui, en tant que cadre du camp, avait sa chambre au bloc III. Les confidences de ce Lévy, faites en juin 1944, sont sans équivoques :

« Il m'a dit : " J'étais à Paris ce matin. J'avais une mission spéciale à accomplir. Brunner avait annoncé qu'il manquait dix personnes pour constituer un convoi. Donc il m'a demandé de dénicher dix Juifs se promenant dans Paris sans étoile. " Certes, ce Lévy avait pour tâche la responsabilié du nettoyage des chambres mais il accomplissait également d'autres tra­vaux. Comment faisait-il pour ramener des Juifs sans étoile? Comment pouvait-il les reconnaître? C'est la question que je lui posais. " C'est facile, me répondit-il. J'avais une cigarette et je demandais du feu à tous ceux que je rencontrais et qui me paraissaient Juifs. Je leur posais la question en yiddish, ost fayerl 63. Si ce n'était pas un Juif, l'homme ne comprenait évi­demment pas mais si c'était effectivement un Juif de l'Est, celui-ci me donnait du feu et il était immédiatement embar­qué par Bruckler, Reich et Samson qui suivaient derrière. "

61. C'était le sobriquet donné aux «missionnaires» par les internés de Drancy. 62. Entretien avec Paul Appel, janvier 1990. 63. En Yiddish : « as-tu du feu? »

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De telles confidences n'étaient pas spécialement agréables à entendre64. »

Le service des missions extérieures, dont la durée de vie fut brève - juillet et août 1943 - , disposait d'un personnel relative­ment nombreux mais les « missionnaires », à l'instar des M.S., n'avaient pas la sécurité de l'emploi et ils étaient le plus souvent déportés après avoir été utilisés. Un note de service du 5 août 1943 permet de relever une liste de trente-neuf personnes plus une femme, sténo-dactylo de service 6 5.

Un document interne aux institutions juives, émanant sans doute du Consistoire central replié à Lyon, évoque la création du bureau des Missions et la volonté de Brunner d'y faire parti­ciper l'UGIF :

« Le commandant Brunner convoqua le président... Il fait part de son désir de voir rassemblées les familles et qu'en conséquence chaque interné serait rejoint par sa famille directe restée libre et que l'UGIF devait se charger de persua­der les familles de rejoindre le camp ou même de les y mener. Le président, approuvé par l'unanimité du C.A., refusa caté­goriquement, l'UGIF ne voulant pas participer à des mesures d'internement frappant ses coreligionnaires, desquels elle se déclare solidaire66. »

Trop sûrs de leur fait, les nazis avaient poussé le bouchon un peu loin, heurtant ce qu'il restait de diginité aux dirigeants de l'UGIF qui ne pouvaient les suivre sur ce terrain, faute de perdre ce qu'il leur restait de crédibilité. Même si les bureaux de l'UGIF ouverts dans les deux zones constituaient de véri­tables souricières - et en particulier le siège de la rue de la Bienfaisance qui sera raflé le 27 juillet 1943 - il ne pouvait être question pour leurs promoteurs de transformer l'établissement public en officine de basse police. Ce document présente un intérêt particulier, car il prouve que les milieux juifs officiels étaient bien informés.

« Il semble que l'intention de Brunner soit de faire recher­cher, plus tard, en zone libre et même en zone d'occupation italienne, les familles d'internés en vue de les interner et les déporter à leur tour. Il serait donc indispensable, entre autres mesures urgentes, d'intervenir auprès des autorités italiennes

64. Entretien avec le docteur Maurice Wajdenfeld, avril 1990. M. Wajdenfeld est le traducteur en français de plusieurs ouvrages de Janus Korczak.

65. CDJC-CCCLXXVI-12 (131). 66. CDJC-CDXXV-19 (5).

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pour que l'on s'oppose par tous les moyens possibles à de telles recherches qui sont en contradiction absolue avec les clauses de l'armistice67. »

Même si le bureau des Missions extérieures figurait en bon rang dans l'organigramme de Drancy, son activité n'était pas considérée comme très gratifiante. Une note intérieure du chef de service de liaison avec les autorités allemandes du camp, Raoul Rosenstiehl, adressée à Robert Blum, le 7 août 1943, est significative à cet égard.

« A la suite d'une conversation avec M. le Hauptsturm-ftthrer, au cours de laquelle j'ai pu lui indiquer notre opposi­tion au sujet de ce service, celui-ci m'a textuellement dit ce qui suit:

" Was die Einholer betriff wenns eben einer nicht kann oder nicht will soll er eben du Bleiben, es wird keiner gez-wungen es zu tun! "

(En ce qui concerne les chargés de mission, celui qui ne peut ou ne veut pas le faire n'a qu'à rester au camp, personne ne sera contraint à le faire)68. »

Le service des missions n'aura qu'une vie relativement courte et les résultats de la chasse aux Juifs par ses soins demeurent assez mal connus. Pour le seul mois d'août 1943, les informa­tions recoupées permettent cette précision : 22 « missionnaires » effectueront 570 visites domiciliaires qui se termineront par 73 arrestations. Ce résultat aurait pu être bien plus cata­strophique encore. Après la suppression du « Bureau des Mis­sions», Oscar Reich, devenu chef des M.S., poursuivra avec quelques acolytes triés sur le volet la traque aux Juifs dans les rues de Paris.

Georges Wellers souligne certains aspects de l'activité des « missionnaires », particulièrement lorsqu'ils se voyaient oppo­ser une résistance inattendue de la part de leurs victimes. Pour lui, la motivation des « missionnaires » était rarement l'enthou­siasme, même si leur activité correspondait à la démission de tout sentiment humain. Plus grave était le comportement des « cadres » du camp qui couvraient cette activité.

67. Idem. 68. Il s'agit ici d'une traduction très libre de l'expression « Einholer » qui peut se tra­

duire par « celui qui ramasse une proie » ou « qui traque » ou « qui est chargé d'aller chercher » mais en aucun cas par chargé de mission. Au camp, certains disaient que les « missionnaires » partaient « piquer » des Juifs d'où le sobriquet de « piqueurs » mais « rabatteurs » était également utilisé.

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« Entre le " missionnaire " qu'on faisait chanter et les Alle­mands se trouvaient les interprètes et le chef détenu du camp. Ceux-ci avaient bénévolement accepté et même parfois recherché leurs " hautes " fonctions et aucun d'entre eux n'avait sa famille au camp. En désobéissant à des ordres ignobles et criminels, ils ne risquaient que leur propre déporta­tion. Cependant, par lâcheté et par égoïsme, ils transmettaient et exécutaient les directives allemandes, ils désignaient eux-mêmes les " missionnaires ". Cette abomination engage au premier chef la responsabilité et la conscience du commande­ment juif du camp, c'est-à-dire à cette époque d'un petit groupe de cinq personnes : le chef de camp et les quatre inter­prètes 6 9. »

Un document rédigé en allemand, sans date mais relatif à une tentative d'arrestation par les « missionnaires » en juillet ou en août 1943, est révélateur des méthodes utilisées par certains de ces « missionnaires ». Dans L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, Georges Wellers rappelait que les internés en mission pouvaient faire appel à la police française ou à la Gestapo, en cas de résistance ou de difficultés diverses. La preuve nous en est apportée par une note de service, rédigée en allemand, sur « l'affaire Eisenberg » :

« Les deux ordners70 du camp, Maquis René 7 1 matricule 1440 et Coudry Jean 7 2 matricule 499, se sont présentés auprès du Juif Eisenberg dans son hôtel 216, rue Saint-Jacques vers 10 h. Ils étaient en possession de leur ausweis et d'un ordre de recherche concernant Eisenberg. Le Juif Eisen­berg, qui est jeune et fort, a refusé de les suivre, disant que le document qui lui était présenté était insuffisant. Se trouvant dans l'impossibilité d'amener avec eux un homme aussi fort, avec les moyens dont ils disposaient et dans l'impossibilité d'appeler Drancy depuis un téléphone privé, les deux ordners ont dû laisser Eisenberg et ont appelé la police française, espé­rant obtenir la confirmation de Drancy.

Quelques minutes plus tard, une voiture de police est arri­vée avec six gardiens de la paix et un brigadier. Tous ont alors été conduits au poste de police français de la rue Vauquelin. Il

69. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, pages 191 à 193. 7"0. Nous avons conservé ici le terme ordner qui était utilisé par les SS pour qualifier

les cadres et employés du camp de Drancy. 71. Membre de la 2' brigade de M.S. et classé C 1, René Maquis sera néanmoins

déporté par le convoi 61 du 28 octobre 1943. 72. Membre de la l r e brigade de M.S., classé C 1, Jean Coudry sera libéré de Drancy

à l'automne 1943.

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s'y trouvait deux policiers en civil qui furent priés d'appeler le numéro AVI 08-34 afin de faire vérifier l'ordre de mission des deux ordners. Les policiers en civil répondirent qu'ils ne pou­vaient appeler que la Feldgendarmerie. Cette dernière indiqua le numéro de téléphone de Drancy qui confirma la mission.

Au bout de quelque temps, les deux ordners et Eisenberg furent conduits dans la salle de garde afin que l'on décide s'il fallait les remettre tous les trois en liberté. Vers 11 h 50, on fit savoir aux deux ordners qu'ils étaient libres et de même en ce qui concerne Eisenberg. Celui-ci a demandé la permission de voir un ami. Les ordners refusèrent et lui dirent qu'ils le sui­vaient et qu'il devait préparer un paquetage. Confronté au refus des deux ordners, Eisenberg s'efforça de prendre la fuite lorsqu'il se retrouva devant la porte du poste de police. Les deux ordners lui firent tomber son sac sur le trottoir. Maquis le retint par le bras et Coudry le ceintura. Les quatre gardiens de la paix qui se trouvaient devant la porte refusèrent toute aide, disant que les ordners n'avaient aucun ordre d'arresta­tion et que tous trois étaient libres. Le combat continua.

Comme les gardiens de la paix considéraient tout cela comme du tapage sur la voie publique, ils firent rentrer de nouveau les trois hommes dans la salle de garde. Il y avait là trois brigadiers parmi lesquels Chauquet, qui se refusa à lais­ser les deux ordners appeler la police allemande pour obtenir de l'aide. Par contre, ils laissèrent partir Eisenberg libre, le considérant comme innocent du vacarne qui avait eu lieu.

A ce moment les deux ordners demandèrent son nom et son matricule au brigadier Chauquet qui, en retour, les menaça de les mettre en prison et de les tabasser s'ils continuaient à rai­sonner ainsi dans la salle de garde car lui faisait partie de la véritable police.

Pendant quatre minutes, les gardiens de la paix ont retenu les deux ordners et pendant ce temps Eisenberg s'est enfuit. Il était 11 h 58. De retour sur le trottoir et cherchant s'ils ne voyaient personne en train de prendre la fuite, les deux ord­ners se rendirent au prochain poste de police. Sur le chemin, 50 mètres après le poste de police, ils demandèrent à deux gardiens de la paix qui se trouvaient au coin de la rue Lagarde et de la rue Vauquelin, s'ils avaient vu le fugitif. Ces derniers dirent que non et les deux ordners se rendirent au poste de police de la rue d'Ulm, au coin de la rue Claude-Bernard et de la rue d'Ulm pour appeler Drancy. Depuis cette cabine télé­phonique, ils ne purent réussir à obtenir la communication avec Drancy.

Ceci montre qu'il est souvent impossible d'appeler Drancy avec un appareil privé. Comme ils adressèrent une demande

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expresse, l'employée du téléphone73 parvint à obtenir la liai­son avec Drancy. Les deux ordners firent leur rapport sur cette affaire à M. Cerf74, lequel répondit qu'ils devaient attendre devant le bureau de police l'arrivée de la police alle­mande. Les ordners voulurent exécuter cet ordre mais un poli­cier leur intima l'ordre de ficher de camp. Les autorités alle­mandes arrivées sur les lieux les interrogèrent tout comme les gardiens de la paix de service. Ceux-ci avaient assisté à la scène précédente mais sans intervenir car leur service ne commençait qu'à 12 h. A ce moment, le policier de service était Chauquet.

Les autorités allemandes ramenèrent les deux ordners au camp après que par leur intermédiaire ils aient fait savoir aux policiers français qu'ils devraient leur ramener Eisenberg à Drancy avant 18 h. Au cas où cela ne se ferait pas, ils devraient téléphoner à Drancy...75 »

La relation de cette « mission » est certes caricaturale mais elle en vaut bien d'autres. Ce récit, fourni par les SS eux-mêmes, ne manque pas d'un certain réalisme. En cet été 1943, la police française faisait peut-être montre d'un zèle plus tiède dans la traque aux Juifs et puis, ils n'aimaient guère voir ceux-ci jouer aux policiers. Il apparaît également ici que les «missionnaires» ne se contentaient pas d'user de persuasion avec leurs victimes et il n'est pas inutile de rappeler que cer­tains d'entre eux avaient déjà officié dans les M.S.

En 1946, Oscar Reich, qui fut l'animateur des «mission­naires » avant de devenir le chef de la police juive de Drancy, fut ramené en France pour être jugé. Il sera condamné à mort et exécuté. Une de ses anciennes victimes, le chanteur hongrois Laslo Javor, devait donner ses souvenirs sur Reich dans Ici Paris Hebdo16 du 26 mars 1946.

Il le décrit comme un être froid devant qui tous les internés de Drancy tremblaient. Lors des arrivées au camp, il assistait à la fouille des nouveaux et ne dédaignait pas se servir à l'occa-

73. En 1943, les liaisons téléphoniques avec la banlieue ne passaient pas encore tota­lement par l'automatique.

74. Il s'agit de Paul Cerf, ancien « Compiégnois », qui était membre du bureau de liaison avec les autorités allemandes. Le 13 novembre 1943, après la découverte de la tentative d'évasion par le tunnel, Paul Cerf sera muté de la catégorie C 1 à la catégorie B en compagnie de son chef de service Raoul Rosenstiehl. Tous deux seront déportés par le convoi 62 du 20 novembre 1943.

75. CDJC-CCCLXXVI-15 (Document traduit par Alain Brossât). 76. Dans les années qui suivirent la Libération, Ici Paris était encore un heb­

domadaire d'informations générales.

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sion. Le soir, Reich et trois de ses acolytes partaient en « mis­sion » dans les chambres et l'on chuchotait : « Le piqueur va au boulot avec son équipe. »

« Presque tous les soirs donc, accompagnés du SS Hubert Gerbing, le " piqueur " et ses trois mousquetaires s'en vont faire leur épouvantable besogne. Chacun d'eux est armé d'une matraque. Wulfstadt porte en outre un marteau qui saura faire éclater les portes récalcitrantes. Reich aime le travail bien fait, quand il a repéré un " client " éventuel, celui-ci peut être sûr de son sort... »

LA CONSIGNE AVANT TOUT

Il est hors de propos de confondre un ancien militaire aussi distingué que le lieutenant-colonel Blum avec un forcené comme Oscar Reich. Néanmoins l'un et l'autre cohabitaient au bloc III du camp de Drancy et travaillaient au sein de la même administration sous le contrôle attentif des SS. Jamais Robert Blum ne se serait abaissé à effectuer ou même à commander une telle besogne. Subissant en silence, en attendant des jours meilleurs, il se contentait de maintenir l'ordre nazi à l'intérieur du camp. Les notes de service du commandant juif du camp sont là pour le démontrer, s'il en était nécessaire. Le 23 juillet, il pousuit sa triste besogne :

«D'ordre des autorités allemandes, les mesures suivantes sont prises à dater de ce jour. Tous les internés et internées devront être au travail du matin au soir. En dehors des enfants, aucune exception ne peut être tolérée. Tout le monde doit être occupé...

Corvées. Le rassemblement des corvées aura lieu le matin à 7 h par les soins de M. Schwartz et de ses adjoints et la besogne sera distribuée de telle manière qu'à 7 h 30, le travail soit en train sur tous les chantiers sans exception.

Tout retard sur les rangs au moment du rassemblement de 7 h sera puni. Les employés du camp se rendront directement à 7 h sur leur lieu de travail. Il est interdit de stationner pen­dant la journée dans la cour ouest dont les dimensions seront réduites; une barrière de barbelés sera posée en avant de celle existante, suivant les indications qui seront données au per­sonnel chargé du travail.

Il est rappelé aux internés et aux internées que des sanc­tions extrêmement sévères seront prises contre tous ceux ou

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celles qui se seraient soustraits par un moyen quelconque à l'obligation générale du travail. Le travail sera interrompu de 12 h à 13 h 30 et se terminera à 18 h 7 7 .»

Ayant ainsi régi le rythme de vie journalier, le lieutenant-colonel Robert Blum n'oublie pas pour autant qu'il convient de bien cadrer la vie nocturne du camp et ce même 23 juillet 1943, une autre note de service vient compléter les consignes concer­nant la journée de travail :

«Réveil et café, 6h appel du matin, 6 h 30 appel du soir, 21 h 30

Après l'appel du soir, les chambres sont consignées. Les internés sont cependant autorisés à se rendre individuellement au Château. Le stationnement dans les cours est formellement interdit.

Les M.S., médecins, infirmiers, cuisiniers et autres ord­ners n , ainsi que les " ouvriers du camp " sont seuls habilités à circuler pour les besoins du service19. »

Chargé d'organiser le travail et de veiller au bon ordre la nuit, le lieutenant-colonel Blum a également pour charge le bon ordonnancement des départs. Pour se préparer à ce type de for­malité, c'est un Kommando en partance pour le Mur de l'Atlan­tique qu'il faut mettre en ordre de marche. Peu de choses. Le 26 juillet, sa note de service est celle d'un fonctionnaire froid :

« Pour le départ des groupes 19/1 et 19/2. Rassemblement à 12 h devant le poste M.S. en colonnes par 5, face à la porte de sortie, les deux groupes l'un derrière l'autre, à dix mètres de distance, bagages à la droite des groupes. Distribution de la soupe et des vivres de route aux chefs de groupe à 11 h, cui­sine 1. Le café sera distribué à la gare, les chefs de groupe toucheront au magasin du matériel, trois seaux par groupe. La cour sera consignée à partir de 11 h 45 8 0. »

La discipline faisant la force principale des armées mais éga­lement celle des camps de concentration, cette maxime est rap­pelée le 26 juillet à la population de Drancy. De même, seule la voie hiérarchique peut être utilisée pour la moindre réclama­tion :

77. CDJC-DLXII (31). 78. Robert Blum adopte peu à peu la terminologie allemande. 79. CDJC-CCCLXXVI-1. 80. CDJC-DLXII (36).

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«Il est rappelé à tous les internés qu'il est formellement interdit d'interpeller dans la cour les interprètes chargés de la liaison avec les Autorités allemandes. Toutes les demandes d'audience doivent être adressées à M. le lieutenant-colonel commandant du camp, qui transmettra la requête aux intéres­sés »

Viennent les affaires sérieuses. Le convoi n° 58, du 31 juillet 1943, est en préparation. Robert Blum en avise les chefs d'esca­lier 1 à 5 8 \ dès le 28 juillet, par une note de service circonstan­ciée :

« Demain matin, 29 courant, les internés qui couchent déjà ce soir dans les escaliers 1 à 5 devront se présenter aux bureaux de la Kanzlei pour les opérations précédant le départ. Dès 7 h 30, deux groupes de 50, composés en principe des deux premiers groupes de l'escalier 1, devront être prêts devant ces bureaux et en bon ordre. Il ne devra y avoir aucune interruption dans les arrivées des groupes de 50, comme cela s'est produit la dernière fois.

Les chefs d'escalier devront donc toujours tenir prêts des groupes pour qu'ils puissent très rapidement, en cas de cadence plus rapide que prévu, se présenter à la Kanzlei. Après les opérations, chaque groupe nouvellement formé rega­gnera sa chambre et, à ce moment, le groupe sera définitif83. »

Le lieutenant-colonel Robert Blum va peu à peu atteindre à la perfection. Il peut enfin faire manœuvrer ses régiments. Pour la seconde fois depuis sa nomination comme commandant du camp, un convoi de 1 000 personnes va partir vers l'Est. Avec l'habitude, l'ancien militaire a perfectionné le style de ses notes de service. Celle du 30 juillet 1943 prouve qu'il a enfin assimilé le rôle pour lequel il a été choisi par les nazis.

« D'ordre des Autorités Allemandes : Le départ du contingent de la catégorie B aura lieu demain

31 juillet à une heure qui sera fixée ultérieurement. Une heure avant le départ, les groupes de 50 personnes seront réunis dans les chambres sous les ordres de leurs chefs de groupe. Ceux-ci devront être porteurs de la liste nominative des personnes de leurs groupes.

Les bagages seront préparés, ils devront être soigneusement empaquetés et porter lisiblement le nom et le matricule de leur propriétaire. Tout le monde devra être prêt à descendre

81. CDJC-DLXII (38). 82. Il s'agissait des escaliers dits « de départ ». 83. CDJC-DLXII (44).

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dans la cour aussitôt que l'ordre en sera donné. Pour le départ, les groupes seront formés dans l'ordre suivant : (suivent les vingt groupes de cinquante).

Aucun changement de groupe ne pourra être admis, chaque groupe formant le personnel84 devant être embarqué dans un wagon.

Pour descendre des chambres et chaque fois qu'il y aura un mouvement à faire, les chefs de groupe (Wagonordner) à bras­sard blanc et rouge marcheront en tête de leur groupe. Les chefs de groupes-adjoints (Wagonordner à brassard blanc) marcheront en queue des groupes et devront veiller à ce que tout soit bien en ordre et qu'il n'y ait pas de traînards ou de personnes s'écartant des groupes. Chaque groupe sera muni de trois seaux qui seront emportés dans le wagon.

Les distributions de vivres en route auront lieu par le soin des chefs d'escalier et des wagonordner à une heure qui sera fixée ultérieurement. Les vivres seront touchés aux cuisines par des corvées constituées sous les ordres des chefs de groupe et sous la surveillance des chefs d'escalier. La répartition sera faite dans les groupes sous la responsabilité des chefs de groupe.

Au moment du départ, les cours devront être totalement et rigoureusement évacuées. Les infirmeries, les chambres, les bureaux, les ateliers, seront consignés, les fenêtres en seront fermées. La circulation sous la marquise est totalement inter­dite.

Les chefs de service, d'escalier et de chambre sont per­sonnellement responsables de l'exécution de ces prescriptions. Une corvée de quinze femmes accompagnées de trois M.S. se rendra en gare pour effectuer le nettoyage des wagons. Ils emporteront avec eux le matériel nécessaire, seaux, balais, etc. Cette corvée sera désignée de telle façon qu'elle puisse être rassemblée rapidement pour se rendre en gare aussitôt que l'avis de mise à quai du train sera arrivé.

Les quinze jours de vivres accompagnant le convoi seront mis sur wagon dès que possible; l'heure d'exécution sera fixée ultérieurement. Cette corvée sera composée de dix hommes possédant toutes les garanties nécessaires (famille au camp). Éventuellement, la garde du wagon de vivres sera assurée par deux M.S., qui rejoindront le camp aussitôt le wagon attelé au train et l'embarquement terminé.

Les camions transportant les vivres porteront en même temps en gare les escaliers mobiles d'embarquement, ainsi que le matériel nécessaire à l'agencement des trains.

84. Souligné par nous. Toujours le jargon des militaires...

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Le service d'ordre pour le rassemblement et l'embarque­ment en autobus sera dirigé par le chef M.S.

Une corvée de vingt hommes effectuera le chargement des bagages dans les autobus 8 \ »

Il serait injuste de laisser croire que le lieutenant-colonel Blum n'avait le cœur sec qu'envers ceux que l'on déportait. Il était également très ferme vis-à-vis des « cadres » et employés permanents du camp, en principe non déportables. Le 3 août, après avoir rappelé aux « privilégiés » (selon sa propre expres­sion) les termes du règlement intérieur du camp, et des obliga­tions diverses leur incombant, il précisait que c'était là le der­nier avertissement:

« Le commandant rappelle à tous les habitants du bloc III qu'ils sont employés du camp et, par ce fait, classés C 1 ; que de plus il convient que ce soit eux qui donnent l'exemple de la bonne tenue et de la discipline86. »

Il semble que le comportement de ses compagnons non déportables ait irrité Robert Blum qui devait être une manière d'ascète ne vivant que de discipline et de code de bonne conduite. Le 9 août, le commandant juif du camp précise les raisons de sa colère en s'adressant aux femmes du bloc III.

« Le commandant du camp rappelle à quelques internés qui semblent l'avoir oublié que le camp de Drancy n'est pas une villégiature et que la galerie couverte ne doit pas être considé­rée comme un lieu de promenade. Il leur recommande :

1) D'éviter les maquillages trop violents. 2) D'éviter les cercles de conversation ou chacune, pour se

faire entendre, crie plus fort que sa voisine. 3) De s'abstenir de fumer dans les chambres où c'est inter­

dit (ainsi) qu'à l'extérieur où ce n'est pas recommandé. Il espère vivement que ces remarques amicales suffiront et

qu'il ne se trouvera pas dans la nécessité d'appliquer des mesures plus sévères qui seraient ordonnées par les A.A. 8 7 »

Lorsque, pour une raison dont seuls les SS ont à juger, un « cadre » a été déclassé et placé en catégorie B, l'information

85. CDJC-DLXII (46). Les archives du CDJC conservent la trace de deux autres notes de services de cette nature. L'une du 1" septembre et l'autre du 10 octobre 1943, sous la cote, DLXIII.

86. CDJC-DLXII (51). 87. CDJC-DLXII (66). En parlant de « villégiature », Robert Blum rejoignait Dan-

necker qui rappelait fréquemment que Drancy n'était pas un sanatorium. Les A.A. sont les Autorités allemandes.

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est prioritairement donnée aux cuisines afin que l'on sache que l'infortuné ne peut plus bénéficier des mêmes privilèges. Ainsi, cette note de service du 9 août 1943 :

« L'interné Dreyfus Raymond, matricule 585, ne faisant plus partie de la Kanzlei n'est plus autorisé à percevoir indivi­duellement sa soupe à la cuisine88. »

Jusqu'au bout, Robert Blum sera dur envers ceux qu'il appelle parfois ses « camarades » (au sens militaire du terme, évidemment). Comme le montre une note de service du 17 août 1943, cet officier rigide ne peut admettre qu'un chef puisse être corruptible (oubliant évidemment que tout était corruption à Drancy, y compris sa propre position). Cette note devait être émargée par les chefs d'escalier et les responsables de la blan­chisserie, de la coiffure, des douches, de l'atelier de tailleur, de la cordonnerie, des cuisines, ainsi que par les membres du bureau des « Missions ».

« Il m'a été rapporté que certains internés monnayaient les services qu'ils rendaient à des camarades, alors que ces ser­vices devraient être gracieux. Vous admettrez avec moi que ces façons d'agir ne peuvent être tolérées. J'estime de plus que dans le camp d'internement le pourboire est chose dégradante, tant pour celui qui l'offre que pour celui qui l'accepte. J'espère que ce simple rappel, que vous m'aiderez à diffuser, suffira pour faire rentrer les choses dans l'ordre et je vous remercie de l'aide que vous m'apporterez dans cette œuvre d'épuration89. »

Le 20 août, c'est un nouveau rappel aux locataires du Bloc III ; leur comportement doit être plus modeste. Robert Blum ne peut admettre que ses subordonnés soient moins rigides que lui. En pointillé, il exprime sa crainte de la perte du pouvoir.

«Nous, internés et internées C 1, habitant au bloc III, avons une situation particulièrement favorisée vis-à-vis de nos camarades et ceci à tous les points de vue. Il est donc inad­missible que nous ne sachions pas nous en rendre compte et que nous ne remplissions pas consciencieusement les consignes très simples qui nous sont données90. »

Les SS n'admettent pas que les « cadres » et employés du camp flânent ou s'installent aux fenêtres durant les heures de

88. CDJC-DLXII (67). 89. CDJC-CCCLXXVII-3 (16). 90. CDJC-DLXII (92).

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travail. Ils en font à plusieurs reprises la remarque au lieute­nant-colonel Blum qui, le 21 septembre 1943, admoneste ferme­ment ses subordonnés.

« Le camp de Drancy est un camp de travail et si nous vou­lons d'une part éviter les incidents comme celui de ce jour, d'autre part continuer à profiter de certains avantages91

(nourriture un peu plus abondante, ration de pain de 300 grammes, vin, etc.), il est indispensable que nous donnions l'impression du travail et non une impression diamétralement opposée, comme cela a été le cas ce matin. Je demande donc à tous les ordners du camp de faire comprendre la situation à nos camarades internés et de veiller à ce que chacun exécute pendant les heures prescrites le travail qui lui est assigné91. »

Cette remontrance adressée à quarante-cinq ordners tran­chait avec celle envoyée la veille aux locataires du bloc III, sous la forme d'une note « qui n'est pas de service », adressée aux seuls « cadres » du camp et non signée :

« Je rappelle à mes camarades du bloc III que l'appel est une obligation à laquelle chacun doit se soumettre; il vaut donc mieux que ce soit de bonne grâce. Il est en tout cas inélé­gant de ne pas se trouver dans sa chambre ou éventuellement dans son service le matin à 7 h 30 et le soir à 20 h 30. Outre que cela retarde considérablement les opérations de l'appel et retient de ce fait tous les internés dans les chambres pendant un temps très long, c'est un témoignage d'indépendance intempestif et gratuit puisque tout le monde sait parfaitement qu'un interné, fût-il commandant du camp, ne peut employer de moyens de coercition vis-à-vis d'autres internés.

Je compte donc que des absences comme celles des 18 et 19 courants (appel du soir) ne se reproduiront plus et que cette simple remarque suffira à faire rentrer les choses dans un ordre où elles auraient dû rester. Je signale de plus à ceux ou celles qui l'ignoreraient que je suis responsable de l'appel et naturellement de la présence des internés à l'appel, vis-à-vis des A.A. 9 3 »

Reprenons la suite chronologique des notes de service du lieutenant-colonel Blum. En bon père du régiment il se préoc­cupe de l'ordinaire de ses hommes. Le 7 août 1943, il écrit au directeur des Contributions indirectes du département de la

91. Souligné par nous. 92. CDJC-CCCLXXVII b ( 12). 93. CDJC-DLXII (115).

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Seine pour obtenir un bon de perception de tabac pour l'ensemble des hommes de plus de dix-huit ans internés à Drancy 9 4 . Reste le chef froid, qui connaît parfaitement les exi­gences des SS et les applique à la lettre. Une note de service adressée au chef des corvées, Schwartz, le 11 août 1943, en apporte une démonstration supplémentaire:

« En exécution des prescriptions de ma note de service n° 70 de ce jour, je vous prie de me donner pour demain matin la liste des corvéables hommes et femmes destinés à être utilisés à la corvée de matelas, à la corvée de nettoyage des locaux de la préfecture ou à toute autre corvée extérieure.

Le personnel des corvées, y compris les chefs de corvées et surveillants, ne devront comprendre que des personnes ayant des attaches au camp, à l'exclusion de toutes autres. Les listes que vous me fournirez seront nominatives et indique­ront les matricules et les attaches au camp (père, mère, femme, frère, etc.) 9 5. »

Les cadres du camp voient leurs privilèges accentués mais ils doivent marcher droit, ne jamais enfreindre la règle. C'est le sens de la note de service du 12 août 1943 :

« La correspondance et le courrier sont rétablis par auto­risation spéciale des Autorités allemandes pour tous les inter­nés travailleurs au camp de la catégorie C 1, à l'exclusion de tous les autres... Par le courrier qu'ils expédieront, les inter­nés C 1 préviendront leurs correspondants qu'ils sont auto­risés à recevoir mensuellement un colis de 8 kilos pouvant contenir toute alimentation, vêtement, etc., à l'exclusion de toute correspondance familiale. Des sanctions très graves, pouvant aller jusqu'à la suppression définitive de tout colis ou correspondance, seront prises contre l'interné dont les colis contiendraient ou une correspondance quelconque ou des objets prohibés (armes, outils, appareils photo, alcool, etc.) 9 6. »

Les nazis exigent-ils que la coupe des cheveux permette de différencier les catégories d'internés d'un simple coup d'oeil, Robert Blum informe immédiatement ses «camarades» le 13 août 1943 que:

94. CDJC-CCCXXVI-l. 95. CDJC-DLXII (71). Souligné par nous. En clair, les « attaches » sont des otages

en puissance qui risquent la déportation si les hommes et femmes envoyés en corvée cherchent à s'évader.

96. CDJC-DLXII (74).

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«Par ordre de M. le Hauptscharfuhrer, en date de ce jour,les internés ne faisant pas partie du Stammpersonnel97

devront avoir les cheveux coupés à ras. Pour la catégorie C 1, les prescriptions restent en vigueur; c'est-à-dire que la tête penchée en avant, les cheveux ne doivent pas tomber dans les yeux9 8. »

Le 14 août, bonne nouvelle : « Relativement à la coupe des cheveux des internés, les atté­

nuations suivantes sont apportées, d'ordre des A.A., aux ins­tructions précédentes qu'ils avaient données : - catégorie B coupe à ras. - catégories A, C 2, C 3, C 4 coupe très dégagée. - catégorie C 1 coupe normale

(cheveux ne dépassant pas les yeux) ". » Au camp de Drancy, la stupidité administrative n'était pas la

propriété exclusive du commandant juif du camp. Raoul Rosenstiehl, encore chef du service de liaison avec les autorités allemandes, en apporte la démonstration dans une note adressée le 14août 1943 à Robert Blum:

« Par ordre de M. le Hauptscharfuhrer, en date de ce jour, le service des douches fonctionnera à l'avenir de la manière suivante. A l'heure indiquée, les vingt-quatre personnes dési­gnées pour les douches se présenteront dans la salle; elles se déshabilleront en même temps et se mettront en groupe sous la douche. Quand tout le monde se trouvera sous les pommes, un signal sera donné pour l'arrivée de l'eau chaude, laquelle coulera pendant une minute; à ce moment arrêt de l'eau et savonnage général qui devra être fait soigneusement, nouvelle arrivée d'eau chaude puis un rinçage rapide à l'eau froide.

Toutes ces opérations devront être faites avec ensemble et l'arrêt de l'eau chaude a pour simple but d'obliger chaque interné à se nettoyer et non pas rester simplement les bras bal­lants sous la pomme, en disant : Ah, la bonne eau chaude!1 0 0.»

Tel maître tel valet mais certaines décisions avaient des conséquences bien plus dramatiques et leur annonce sur le mode glacé témoigne parfois du mépris de ce commandant envers ceux qui perdaient leur immunité. Le 17 août 1943,

97. Les cadres. 98. CDJC-DLXIII. 99. Idem. 100. CDJC-CCCLXXVI-13 b.

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Robert Blum signifie à une internée que ses jours à Drancy sont comptés :

« D'ordre des A.A., ayant été mutée en catégorie B, vous devez à partir de ce jour quitter le bloc III pour vous rendre à l'escalier 8, premier étage où vous êtes affectée. Le chef du bloc III m'informe ce soir que votre déménagement n'est pas effectué malgré les instructions qu'il vous a passées. Je vous prie de bien vouloir exécuter dès demain matin les instructions qui vous ont été données et souhaite ne pas être dans l'obliga­tion de vous renvoyer cette décision101. »

Le même jour, une note identique était adressée à quatre autres internées qui perdaient leur qualité de C 1 pour devenir déportables m . Ces changements de catégorie étaient fréquents mais il n'existe guère de trace d'une quelconque protestation ou intervention du commandant (sauf pour des M.S.). Robert Blum ne savait que transmettre les ordres, les menaces ou les sanctions. A l'occasion, il prenait lui-même des sanctions :

« J'ai constaté ce matin que les femmes désignées pour les corvées d'épluchés se rendaient à leur travail individuellement et en désordre. Je rappelle à Mesdames les adjointes d'escal-lier que la conduite en ordre des corvées d'épluchés, des esca­liers au lieu de travail, fait partie de leur fonction. Une pre­mière remarque à ce sujet a été faite le 5 août au cahier d'ordre, celle-ci est la dernière. Ou Mesdames les adjointes feront leur travail; où elles seront remplacées dans leur fonc­tion 1 0 3. »

Déjà bien habitué à préparer les déportations, Robert Blum ne néglige pas pour autant le travail des corvées qui prélude à tout départ d'un convoi. A cinq reprises durant sa période de commandement, il aura l'occasion de donner les instructions indispensables aux chefs de ces corvées. La note de service du 1 e r septembre 1943 est en tout point identique à toutes les autres dans ce domaine. Une simple routine :

« Une corvée de 15 femmes accompagnées de trois M.S. se rendra en gare pour effectuer le nettoyage des wagons. Les 3 M.S. seront désignés parmi ceux ayant des attaches au camp. Elle (la corvée) emportera avec elle tout le matériel néces­saire, seaux, pelles, balais propres, etc. Cette corvée devra

101. CDJC-DLXII (83). 102. CDJC-CCCXXVI-12. 103. CDJC-DLXII (94).

270

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être prête aujourd'hui à 16 h 30 devant le poste des M.S., près du Château m . »

Chef de corvée occasionnel à la gare du Bourget puis à celle de Bobigny, Paul Appel précise qu'il n'y avait pas forcément d'escorte. Parfois, pourtant, un SS accompagnait le petit groupe mais pas toujours. «Ce n'était pas indispensable car nous avions tous un répondant qui restait au camp 1 0 5 . »

Installé à son poste avec la bénédiction des SS, le lieutenant-colonel Blum était un homme efficace, soucieux de rendement. Les nazis n'auront pas à regretter d'avoir mis momentanément leur confiance en cet homme qui, hors des préoccupations banales, ne songeait qu'au bon fonctionnement du système. Mieux, comme l'avait déjà fait André Baur à la tête de l'UGIF en juillet 1942 1 0 6 , Robert Blum ne désire pas que ses « cama­rades » sachent trop tôt à quoi ils peuvent s'attendre. Le 15 sep­tembre, le commandant juif du camp adresse un rapport aux autorités allemandes et, sous l'aspect anodin des modalités de ravitaillement, précise néanmoins la difficulté de ses problèmes domestiques depuis que l'économe « aryen » a quitté le camp. Il convient de rétablir un stock de vivres normal. Telle est la préoccupation de Robert Blum. Cela, en soi, ne pourrait qu'être porté à son actif mais le véritable objectif est bien plus hor­rible :

« (Il faut) avoir en permanence au camp le nécessaire pour ravitailler en vivres de route (6 jours) et en avances de vivres (15 jours) un transport de 1 000 personnes, ceci dans le but de conserver secret les départs éventuels 107. »

Comme il ne faut rien laisser au hasard et que le front russe mobilise une grande partie du matériel roulant, ce qui pourrait retarder le départ d'un convoi, le lieutenant-colonel Blum ne craint pas d'ajouter :

« (Il faut) établir un stock de réserve de 15 jours de vivres pour 2 000 personnes, dans le cas où des difficultés de trans­port viendraient à se produire 1 0 8. »

Gouverner, c'est prévoir... Cette note est à rapprocher d'un échange de correspondance

104. CDJC-DLXII (100). 105. Entretien avec Paul Appel. 106. Se reporter au chapitre IV, « Drancy et l'UGIF ». 107. Souligné par nous. 108. CDJC-CCCLXXVII-16.

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intérieure, le 14 juillet 1943, entre Robert Blum et Paul Cerf, membre du bureau de liaison avec les Autorités allemandes, afin que ces dernières soient avisées d'un grave problème d'intendance :

« Je signale que j'ai reçu de la viande crue, exactement 363 kilos, si bien que si un départ n'a pas lieu d'ici un jour ou deux jours, je serais dans l'obligation de la faire mettre dans la soupe, faute de quoi elle risquera d'être gâtée. En consé­quence, je demande si je dois prévoir la consommation de cette viande et son remplacement par de la viande de conserve à demander, ceci dans le cas où un départ ne se ferait pas immédiatement...109 »

Il est des détails qui ne s'inventent pas ! Cette même note pré­cisait que les vivres qui accompagnaient les 1 000 déportés d'un convoi représentaient un poids de 12 tonnes...

Au fil des semaines, l'essentiel avait été dit et répété. Les consignes étaient bien connues et la population fixe du camp avait parfaitement intégré la loi de Drancy avec ses interdits et ses obligations. Quant aux autres, ils restaient si peu de temps à Drancy qu'il n'était même plus nécessaire de leur adresser les sempiternels rappels au règlement. Seule modification à la rou­tine, les changements d'horaire en fonction des saisons. Ce fut l'objet de la note de service n° 11 du 15 septembre 1943. Il est ainsi possible de vérifier que les internés n'avaient guère le temps de se livrer à quelque distraction que ce fût :

« A dater du jeudi 16 septembre 1943, l'horaire de la jour­née sera établi de la façon suivante :

- 7 h : réveil et café. - 7 h 30 : appel. - 7 h 50 : coup de sifflet pour le travail. - 8 h : commencement du travail. - 12h: arrêt du travail. - 12 h 05 : distribution de la soupe. - 13 h 20 : coup de sifflet pour le travail. - 13 h 30 : reprise du travail. - 18 h 30 : cessation du travail. - 18 h 35: distribution de la soupe. - 20 h : appel du soir. - 21 h 30: rentrée dans les chambres. - 22 h : extinction des lumières "°. »

109. CDJC-DLXII-16. 110. CDJC-DLXII (111).

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C'est la vie de caserne et le lieutenant-colonel Blum excelle dans l'exercice qui consiste à faire manœuvrer ses troupes dans l'ordre le plus parfait. Hélas ! son rôle va bien au-delà de la dis­tribution des tâches subalternes et du respect d'un horaire strict. Le 29 septembre 1943, il y a bientôt un mois qu'aucun convoi n'a quitté le camp de Drancy. Dans une note de service « strictement confidentielle » intitulée « En cas de transport à l'Est », Robert Blum donne ses dernières consignes à l'encadre­ment en vue de la déportation prévue pour le 7 octobre suivant. Là encore, la religion de l'ordre l'emporte sur les sentiments. Tout y est consigné, selon une routine déjà bien rodée : enre­gistrement des déportables, formation des groupes de 50, mani­pulation des bagages et surveillance par les M.S., consignation dans les chambres avant la constitution du convoi, distribution des vivres, etc. Un paragraphe « service d'ordre » tout à fait édi­fiant clôt cette note de service:

« Pour faciliter le service d'ordre, la partie de la cour réser­vée aux déportables sera entourée d'une barrière mobile par­tant du coin est du " Château Rouge " pour suivre la bordure de gazon jusqu'à la hauteur de l'escalier 5, une ouverture munie d'une porte suffisamment large pour permettre le pas­sage des autobus sera réservée après l'escalier 5; la barrière coupant la route de ciment à hauteur du " Château " sera éta­blie de telle façon qu'elle puisse être enlevée en quelques ins­tants pour permettre le passage des autobus. Le service M.S. est chargé de faire installer cette barrière par la menuiserie et en assurera la surveillance de même que celle de la porte réservée. A partir du moment où la cour sera consignée, le Service d'Ordre et la discipline du groupe de déportables sont placés sous l'autorité du chef M.S.

Le service des distributions est placé sous l'autorité de l'économe et du chef du bloc 1. Ces autorités devront s'entendre au préalable pour l'organisation de détail et la syn­chronisation des différentes opérations; il me sera rendu compte au préalable de la façon dont les horaires auront été établis pour les différentes distributions prévues, après la consigne de la cour et des escaliers 1 à 5 I n . »

Le chef attentif n'est jamais suffisamment prévoyant et le 6 octobre 1943, veille de départ vers l'Est, le lieutenant-colonel Blum rédige deux notes de service pour compléter encore ses instructions.

111. CDJC-CCCLXXVI-14.

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« Le camion demandé pour transporter les vivres en gare y transportera de même les matelas, les seaux, les escaliers 1 1 2 et les bandes de feuillard. Le faire revenir le matin du départ pour ramener le matériel du camp 1 1 3. »

« Pour les escaliers de départ, le réveil et le café sont fixés à 4 h 30 demain matin 7 octobre 1943. Les escaliers 1 et 2 commenceront à descendre à 5 h 15 " 4 . »

Mille «camarades» ont quitté Drancy ce 7 octobre 1943 pour aller « travailler à l'Est ». La routine ! La vie continue pour les quelque 980 internés (dont 289 C 1) qui restent au camp. Il convient de rendre grâce à Dieu d'avoir été épargné cette fois-ci. Robert Blum se souvient alors qu'il faut préparer les fêtes du Kippour. Bien entendu, il y avait toujours un rabbin, fonctionnaire du camp, classé C 1, chargé de diriger les offices religieux dans le local à destination de synagogue; les archives ont retenu le nom de l'un d'eux, Bernard Schonberg:

«... Je demande à mes camarades de mettre toute la célé­rité et toute la bonne volonté dans l'exécution rapide et par­faite des différentes corvées à effectuer les 9 et 10 courant. Il faut que le camp soit propre et net comme un sou neuf : chambres, escaliers, couloirs, cours; que les épluches soient correctement et rapidement terminées; l'autorisation de deux jours de repos que nous avons obtenus pour les fêtes ne doit pas être un motif de relâchement dans le travail d'entretien et de nettoyage, vous en comprendrez tous la raison 1 1 S. »

Si grande était la sollicitude de Robert Blum que deux ser­vices religieux seront organisés pour ce Kippour 1943 :

1) Dans la baraque à destination de « schoule », un office avec choeur, selon le rite ashkenase.

2) Au deuxième étage de l'escalier 14, un office selon le rite sépharade.

Le vendredi 8 octobre, à 18 h 30, le Kol Nidré, et le samedi 9 octobre, jour de Kippour, diverses cérémonies, depuis le matin à 8 h 30 jusqu'à 18 h 55, fin du jeûne. Avec à 12 h, un sermon dont il aurait été intéressant de connaître le contenu 1 1 6 .

112. Il s'agit des petits escaliers mobiles destinés à faciliter l'accès aux wagons de marchandises. Rien n'était laissé au hasard.

113. CDJC-DLXII (129). 114. CDJC-DLXII (130). 115. CDJC-DLXII (131). 116. Idem.

274

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L'une des dernières instructions donnée par Robert Blum, n'est pas datée mais comme il s'agit de la note de service n° 173, il est possible de la situer dans les dix premiers jours de novembre 1943. Elle est adressée au chef de bloc du groupe ouest et concerne un sujet scatologique.

« Passant outre à plusieurs observations, certaines personnes continuent à faire leurs besoins dans la cour ouest. Ce matin encore, des déjections ont été trouvées au milieu de la cour et le long du mur entre les escaliers 15 et 16. De tels actes sont inadmissibles et intolérables. En conséquence et à partir de ce jour, un service de plantons fonctionnera dans les escaliers 15, 16, 17, 18 qui aura pour mission de veiller à ce que les inter­nés et internées aillent faire leurs besoins au " Château

Le planton du 18 veillera en outre à ce que le " Petit châ­teau " ne soit utilisé que comme urinoir et, surtout, qu'on n'y vide pas les seaux hygiéniques.

La liste des plantons sera remise chaque soir par le chef d'escalier au corps de garde des M.S., elle prévoira le tour de service nominatif avec indication des heures de garde de 20 h 30 à 7 h 30. Des rondes seront prescrites par le chef M.S. pour vérifier la présence des plantons à leurs postes et des sanctions seront prises contre toute personne qui n'effectuera pas son service " 7 . »

Le « Château » sera rendu à sa destination originale mais le lieutenant-colonel Robert Blum sera déporté à son tour. Cet ancien militaire, nostalgique de la vie de caserne, avait, à l'âge de la retraite, retrouvé un poste de commandement à sa mesure. Il ne laissera pas un souvenir impérissable à ses contemporains. En 135 jours, il aura façonné le camp et ses suc­cesseurs n'auront qu'à marcher dans ses traces. Dans aucun des livres consultés, nous n'avons relevé le moindre éloge à son égard, que ce soit de la part des internés de base ou de ceux qui avaient été ses pairs.

117. CDJC-DLXII (173).

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III

LA DERNIÈRE A N N É E

Le lieutenant-colonel Robert Blum a été déporté par le convoi n° 62 du 20 novembre 1943, en compagnie de soixante-cinq «cadres» du camp. Pour les nazis, l'exécution fidèle des ordres reçus ne suffisait pas. L'individu devait s'abaisser un peu plus chaque jour mais sans que cela lui garantisse la moindre survie. Pour n'avoir pas envisagé d'autre situation que celle de l'obéissance à la consigne, Robert Blum ne comprit sans doute pas pourquoi il fut frappé comme les autres, lui qui avait fait régner l'ordre. Les SS n'avaient plus que faire de cet exécutant ponctuel, ils en trouveraient bien d'autres.

Il ne reste pas de trace des contacts directs entre Robert Blum et Brunner, ou l'un de ses séides. Seuls les interprètes étaient commis à cet office et assuraient la liaison. Plusieurs seront déportés. L'un d'eux, Paul Appel, n'a pas oublié la qua­lité des relations existant entre les interprètes et les SS.

« Pour eux, nous étions de la merde. J'ai vécu très près de Brunner pendant un an et je peux en parler. On m'a souvent demandé comment Brunner m'appelait. Brunner ne m'appe­lait pas : il faisait un signe ou il claquait des doigts. Jamais il ne m'aurait parlé quand il y avait un interrogatoire. Il deman­dait à ceux qu'il interrogeait par notre entremise de reculer de quelques pas parce qu'un Juif ça sentait mauvais »

Après l'épuration massive intervenue au sein de l'administra­tion juive de Drancy en novembre 1943, le nombre d'internés classés C 1 continua à osciller entre 250 et 290 puis retomba à

1. Entretien avec Paul Appel.

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moins de 200 et enfin autour de 150, au fur et à mesure que la population du camp diminuait.

11 novembre 1943, le lieutenant-colonel Blum est démis après la découverte d'un tunnel d'évasion. Il est symptomatique que la première note de service qui suit cette révocation porte en titre « D'ordre de M. Reich, chef de la police du camp », alors que, jusqu'à cette date, il était surtout question de M.S. Le commandant intérimaire fait immédiatement une crise d'autorité.

« Les clés de tous les escaliers vides doivent être remises tous les soirs à 21 h entre les mains de M. Reich par le briga­dier M.S. Il sera établi en double exemplaire une feuille de décharge qui sera signée par le brigadier M.S. et par M. Reich2. »

Cette note de service était signée : pour le commandant du camp, Reich CPC (c'est-à-dire Chef de la police du camp).

La reprise en main est rapide si tant est que l'ère Blum ait été celle du libéralisme avancé. Le 12 novembre, il est porté à la connaissance des internés qu'ils n'ont plus le droit de se rendre au « Château » de 22 h à 6 h du matin. Des seaux hygiéniques seront disposés dans les chambrées 3. Toujours en qualité de commandant intérimaire, Oscar Reich demande aux internés de la catégorie C 1 de se rassembler le 13 novembre 1943 4 . La note suivante, tout à fait anodine, porte en signature « Par ordre du chef de la police 5 ».

Le 17 novembre 1943, une note de service signée par un SS établit la liste des internés qui sont autorisés à franchir le poste de garde pour se rendre au bureau des autorités allemandes. Parmi ceux-ci apparaît Georges Schmidt 6. Ce même jour, une note de service dont la signature est illisible signale la nomina­tion comme M.S. d'un certain Emmanuel Langberg dont nous reparlerons bientôt 7. Le 22novembre 1943, les internés apprennent par une note que, «Par ordre des AA, l'interné Georges Schmidt, matricule 1910, est nommé commandant du camp à dater de ce jour 8 . » Ce qui ne fait que confirmer une décision déjà ancienne de quelques jours puisque le

2. CDJC-DLXIM74. 3. CDJC-DLXII-175. 4. CDJC-DLXII-176. 5. CDJC-DLXII-178. 6. CDJC-DLXII-179. 7. CDJC-DLXII-180. 8. CDJC-DLXII-183.

277

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18 novembre, Georges Schmidt avait déjà signé sa première consigne :

« Par ordre des AA, il est entendu que seuls les malades reconnus intransportables peuvent rester à l'infirmerie jus­qu'au moment du départ et voyageront en wagon sanitaire. Tous les autres malades doivent immédiatement être trans­férés avec les autres membres de leur famille dans les esca­liers de départ9. »

A l'inverse des commandants juifs qui s'étaient succédé depuis 1941, Schmidt n'était ni avocat ni militaire. Il avait été - jusqu'à son internement - directeur du cabaret alors en vogue, le Tabarin. Ceux qui l'on bien connu au camp nous ont affirmé qu'en certaines occasions, il lui arrivait de sortir le soir en compagnie de quelques SS à qui il faisait découvrir Paris la nuit et singulièrement le Tabarin. Le but étant d'amadouer les geôliers de Drancy. Quelques mois avant sa nomination comme commandant du camp, Georges Schmidt avait appartenu, en tant qu'interprète, au bureau de liaison du camp avec les auto­rités allemandes.

Au travers d'un certain nombre de témoignages, il apparaît que des « cadres » internés bénéficiaient de permissions de sor­tie, pour raison de service ou non.

« Au printemps de 1944, j'avais eu une permission de 24 h sur la garantie d'un autre interné et je suis rentré chez mes parents pour la journée. Une fois dehors, j'avais eu beaucoup de mal à oublier les automatismes du camp et à ne pas saluer un gradé allemand que je croisais dans la rue. J'avais d'ail­leurs été dispensé du port de l'étoile pour la durée de la per­mission 1 0. »

Ce fait représente un des aspects inattendus de la vie à Drancy mais seuls quelques privilégiés eurent le loisir d'en pro­fiter. Il reste que cette pratique n'était pas rare :

«Les internés Langberg Emmanuel, matricule 3971, et Horowitz Adolphe, autorisés à sortir par les AA le 5 décembre 1943 peuvent n'être pas présents à l'appel le 6 décembre (matin) ". »

Ces permissionnaires sortaient sans étoile, comme le précise Théo Bernard, et la raison en paraît simple : jamais les gen-

9. CDJC-DLXII-182. 10. Entretien avec Théo Bernard. 11. CDJC-DLXII-197.

278

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darmes français qui montaient une garde vigilante à l'extérieur du camp n'auraient laissé passer un interné décoré de l'étoile jaune. Malgré la garantie donnée par un autre interné, il arri­vait que certains permissionnaires ne respectent pas la parole donnée aux SS. Le 1 e r septembre 1943, le chef de service de la kanzlei, Jean Olchanski, n'étant pas rentré, mettait en péril le maintien au camp de celui qui s'était porté garant pour lu i 1 2 . Pour la petite histoire, Jean Olchanski sera repris quelques jours plus tard chez sa petite amie...

Georges Schmidt veille en bon père de famille sur les desti­nées des locataires du bloc III et, le 21 décembre 1943, il demande aux chefs d'escalier du secteur des privilégiés de faire nettoyer toutes les chambres en vue d'une visite des SS, avec cet avertissement : « Il est dans l'intention de ces Mes­sieurs de faire muter dans les escaliers ordinaires tous les internés d'une chambre qui n'aura pas été reconnue propre l 3 . »

Comme ses prédécesseurs, Georges Schmidt est chargé de veiller à la bonne moralité du camp et le 30 décembre 1943, il informe les femmes internées :

«Par ordre des Autorités allemandes, à partir du jeudi 30 décembre 1943, il est rigoureusement interdit aux femmes de fumer, que ce soit dans les chambres, dans la cour ou dans les services. Toute femme prise en flagrant délit s'expose aux sanctions les plus sévères 1 4. »

Toujours grâce aux notes de service, il est possible de consta­ter la progression, à l'intérieur de la hiérarchie internée, de celui qui sera le dernier commandant juif de Drancy. Le 1 e r jan­vier 1944, en effet, il est porté à la connaissance du camp que « l'interné Emmanuel Langberg devient à dater de ce jour l'adjoint du commandant du camp » 1 5 . Ce nouveau poste ren­force la hiérarchie alors que la population du camp ne dépasse guère plus les 1 000 internés et que le nombre de C 1 est retombé à 157. Georges Schmidt a ouvert un « cahier d'ordre » tenu par lui-même et l'on peut y relever à la date du 1 e r janvier 1944 ce vœu tout à fait provocant pour les SS et même imprudent, précédant le menu du jour : « Souhaits de libération prochaine et de bonne santé offerts par le commandant du

12. CCCLXXVI-12 (21). 13. CDJC-DLXII-203. 14. CDJC-DLXII-207. 15. CDJC-DLXII-207.

279

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camp à tous les internés 1 6 . » Cette inscription est barrée rageu­sement sur toute la longueur de la page du « cahier d'ordre ».

Le 9 février 1944, alors qu'une corvée d'internés doit pro­céder au nettoyage du « Château » sous la surveillance des M.S., le commandant Schmidt qui gratifie ces hommes du titre de « Miliciens », leur précise, à toutes fins utiles : « Pour le cas où les opérations d'embarquement prévues pour le 10 courant ne seraient pas terminées pour 9 h, les opérations de nettoyage seront reportées à 1 0 h 1 7 . » On comprend aisément de quel « embarquement » il était question ici.

La bureaucratie internée subit les aléas du gonflement de la population du camp et des déportations qui s'ensuivent. Ainsi, un état des « locataires » du bloc III, sous le titre « commande­ment à ce jour » nous apprend que, le 19 février 1944, il y a dans ce secteur 195 « cadres » sur trois étages. Les plus défavo­risés étaient logés à sept par chambre mais un interné de luxe comme Oscar Reich disposait d'une chambre personnelle. Même le commandant juif du camp n'avait pas droit à ce privi­lège puisqu'il devait partager une chambre avec Paul Appel du bureau des interprètes et Théo Bernard du service des Effec­tifs 1 8 . Quelques jours plus tard, il n'y a plus que 130 « cadres » au bloc III et Reich est présenté, au titre de la police juive du camp, comme « Oberchef » 1 9 (l'ancien chef des MS, René Dreyfus, avait été déporté le 20 novembre 1943). Oscar Reich s'entoure d'ailleurs d'un état-major conséquent, comme en témoigne cette note intitulée « Camp de Drancy, état-major de la police, décision n° 1 » et qui stipule :

« Par ordre des AA et sur la proposition de Monsieur Schmidt commandant du camp, les internés Neumegen Ray­mond 2 0 et Jean Ullmo sont nommés à la direction de la police intérieure du camp 2 1.»

Oscar Reich, chef de la police du camp, signe sa décision n° 2, le 6 mars 1944 : « L'interné Bloch Léonce, matricule 286, est nommé sous-brigadier, service prison 1 1. »

Parmi les rapports il y avait toutes sortes de notes concernant

16. CDJC-CCCLXXV-3. 17. CDJC-DLXII-210. 18. CDJC-CCCXXVI-12. 19. Idem. 20. Le nom de Raymond Neumegen apparaissait sur la plupart des reçus des carnets

de fouille « par ordre du chef de la police ». 21. CDJC-CCCLXXVII-3. 22. Idem.

280

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les corvées. On y apprend au passage qu'une journée ordinaire à Drancy était toujours bien employée. Malgré son aspect fasti­dieux, le rapport de la journée de travail de la « Corvée Behar » le 28 avril 1944 est assez éloquent 2 3 :

« Nettoiement : Balayage de la cour, nettoiement des services et du Bloc III, nettoiement du " Château ", vidage des ordures, balayage de la baraque de fouille, nettoyage de la nouvelle chancellerie. Terrassement (105 hommes): Creusage d'un puits face à l'escalier 14, casse des dalles de ciment armé, ouverture le long des barbelés d'un deuxième puits, enlèvement de la terre amoncelée sur l'extrémité nord de la cour ouest, enfouissement de gravats et de mâchefer, étalement sur les pelouses de la partie sud de la cour ouest de toute la terre déposée par wagonnets provenant de la partie nord de cette cour. Corvée générale : Chargement des bagages des partants, distribution des vivres aux partants, ravitaillement des escaliers de départ, corvée du Bourget24, transport de 65 bottes de paille, transport de 60 matelas, déchargement de la baraque de fouille au 14/2, transport des bagages du magasin 26 au magasin d'habille­ment, chargement des malles du magasin 26 pour la gare, déchargement des camions de ravitaillement et de marchan­dises, corvées diverses. »

Les internés travaillent très dur le plus souvent, mais cela ne semble pas chagriner outre mesure les « cadres » du camp. Se comportant en parasites, certains C 1 se sentiraient déshonorés d'effectuer un minimum de tâches indispensables, d'où ce rap­pel affligé du commandant Schmidt, le 18 avril 1944:

« Par ordre des AA, tout dépôt d'ordures sur les paliers des étages est rigoureusement interdit et entraînerait, en cas de mauvaise volonté manifeste, la dissolution du bloc III.

Par ailleurs, il a été constaté que l'on met aux ordures, tous les jours, des seaux entiers de soupe qui font grandement défaut aux internés moins privilégiés. Cet abus également doit cesser et, à défaut d'une répartition personnelle, il convient de les restituer à la cuisine qui serait heureuse d'en faire bénéfi­cier les travailleurs.

Il est regrettable que de telles notes de service soient préci­sément nécessaires pour la catégorie d'employés qui devrait

23. CDJC-CCCLXXVII-2 (15). 24. Bientôt les convois de déportation partiront de la gare de Bobigny.

281

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donner l'exemple de la correction, de la propreté et de la disci­pline 2 5. »

Cette note de service, qui devait être émargée par tous les « locataires » du bloc III, donne une idée du comportement des «cadres» du camp qui ne se sentaient absolument pas soli­daires de la masse des internés.

Georges Schmidt n'aura été commandant du camp que moins de cinq mois. Il disparaît de l'organigramme sans que cela soit officialisé. Arrêté dans le camp vers la mi-avril 1944, il sera déporté avec le dernier wagon le 17 août 1944. Son succes­seur que nous avons vu monter progressivement dans la hiérar­chie, Emmanuel Langberg, n'aura jamais que le titre de commandant-adjoint, acquis en janvier 1944. A l'occasion, il signe ses notes de service « Die Judische Lagerleitung ». De nombreux rescapés l'on décrit comme un homme « correct » et très attaché au sort de ses compagnons. D'autres lui reproche­ront d'avoir fait partie de la coterie des Viennois et cette origine qu'il partage avec Brunner et ses sbires l'aurait rendu suspect à plus d'un. Avec Langberg, ils pouvaient échanger des souvenirs du pays en parlant cet allemand aux accents plus chaleureux. Théo Bernard en fut le témoin :

« Les garçons de Langberg étaient habillés avec des culottes tyroliennes. Je crois me rappeler que lors d'un départ de déportation, les SS qui étaient tous autrichiens les ont retirés du convoi. Cela se passait bien avant que Langberg devienne le commandant du camp 2 6. »

Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Langberg, n'était là que pour faire régner l'ordre des SS et ses notes de service en font foi. A l'occasion, il ne négligeait pas d'agiter quelque menace de sanction individuelle ou collective. Parfois, cela concernait l'interdiction déjà ancienne d'adresser ou de trans­mettre du courrier clandestinement 2 7. Le 4mai 1944, le code de bonne conduite face aux SS fait l'objet d'un rappel aux cou­tumes en vigueur. Ce n'était pas la première fois qu'un chef de camp juif intervenait dans ce sens. Langberg remet au goût du jour les us et coutumes de Drancy :

« En marchant. Hommes : prendre une attitude militaire, se découvrir et faire suivant le cas " tête à droite " ou " tête à

25. CDJC-DLXII-221. 26. Entretien avec Théo Bernard. 27. CDJC-CCCLXXVII-12.

282

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gauche ". Dames : continuer son chemin en saluant de la tête. A l'arrêt. Hommes : faire face, se découvrir, se mettre au garde-à-vous. Dames : faire face, saluer de la tête. Si l'on est assis. Hommes : se lever vivement, se découvrir, se mettre au garde-à-vous. Dames : se lever, saluer de la tête. Si un garde allemand pénètre dans une chambre, un bureau, un magasin, aux cuisines, le premier qui l'aperçoit doit crier : « garde à vous !» A ce commandement, chacun se lève, se découvre et reste au garde-à-vous. Les dames se lèvent et restent immobiles.

Le commandant compte sur la discipline des internés pour la stricte observation de ces marques de respect et se verrait dans l'obligation d'infliger de sévères sanctions contre ceux qui ne s'y conformeraient pas.

Au passage ou en présence des Autorités Allemandes, les mains doivent être retirées des poches et maintenues sur la couture du pantalon. Les cigarettes, pipes, etc., doivent être retirées de la bouche28. »

Ce document, rédigé en allemand et en français, était signé « Die Judische Lagerleitung, Langberg. » Le nouveau comman­dant excellait dans tous les registres du respect aux ordres don­nés et à transmettre. Des sanctions très sévères sont promises à ceux qui ne respectent pas les édits. Le 12 juin 1944, Langberg rappelle qu'il est catégoriquement interdit de préparer ou de donner des soirées récréatives. Interdiction, également, de faire de la musique dans les chambres. Bien entendu, les contreve­nants s'exposent à des sanctions 2 9. Difficile de faire le tri entre la volonté des SS d'abaisser davantage encore la condition des concentrationnaires et celle de Langberg de ne pas déplaire à ceux qui l'ont mis à la tête du camp. En revanche les enfants sont sacrés à ses yeux et le traitement à leur égard doit être très différent, fait-il savoir en de nombreuses occasions. Ce louable sentiment n'apparaissait pas ouvertement dans les notes des commandants précédents. La durée de présence des enfants au camp était généralement très brève. Ainsi, la note de service qui leur est consacrée le 21 juin 1944 peut paraître dérisoire si l'on songe que leur déportation est proche:

« Dans le dessein de coordonner les diverses activités du camp en faveur de l'enfance, une liaison sera désormais éta­blie entre elles par le service social. Cette liaison doit avoir pour objet de suivre l'enfant depuis son arrivée au camp et de

28. CDJC-CCCLXXVII-12 29. CDJC-DLXIII.

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veiller à ce que tout ce qui peut être réalisé le soit dans le plus bref délai.

Une assistante est désignée pour s'occuper des enfants entrant au camp, assurer leur garde jusqu'à ce que les parents soient installés, s'enquérir de leurs besoins matériels ou sani­taires, les suivre durant leur séjour au camp, notamment en ce qui concerne l'hygiène, la fréquentation scolaire, etc. La gar­derie est organisée, autant que possible en plein air, suivant la méthode des jardins d'enfants; les enfants isolés, ceux appar­tenant à une famille nombreuse et, en pratique, tous les enfants ayant l'âge scolaire et dont les parents ne peuvent s'occuper, seront tenus à fréquenter cette garderie.

Il y a lieu de rappeler que l'enseignement de l'école est obli­gatoire; le directeur de l'école et son adjointe se tiendront en rapport avec l'assistante pour y veiller strictement et rendront compte au commandant du camp des observations qu'ils auraient à faire à ce sujet. De même, les chefs d'escalier auront à collaborer avec l'assistante en ce qui concerne la satisfaction des besoins vestimentaires des enfants, ceux-ci devant être servis par priorité30. »

Ce document a sa place dans le grand sottisier de la littéra­ture administrative de Drancy. Rien n'y est oublié, y compris le court passage des enfants dans le camp : «... que tout ce qui peut être réalisé le soit dans le plus bref délai... » On se préoc­cupe des enfants pour ne pas penser aux adultes. Il reste que même si leur rythme s'est ralenti, faute de «personnel», les déportations se poursuivent en ce mois de juin 1944.

«... Un soir, le chef de chambre, avec des larmes aux yeux et la voix rauque, nous annonça qu'il nous fallait faire preuve de courage : l'heure du départ avait sonné. Nous sommes res­tés prostrés. Devant notre bloc, les fils de fer barbelés furent tendus afin d'éviter toute communication avec les sujets non déportables. On commença à raser la tête des hommes. C'était affreux. Mais on continuait de nous jouer la comédie. On nous donnait du linge envoyé par les sociétés de secours31, on nous remettait également un reçu relatif aux valeurs qui nous avaient été confisquées afin que nous puissions être rembour­sés en zlotys, puisque soi-disant nous partions travailler en Haute-Silésie (Pologne). Des camions de victuailles arrivaient " pour nous Ce n'était qu'une horrible mise en scène... Jamais je n'oublierai ce départ. Toutes les autorités du camp

30. CDJC-DLXIII 31. L'UGIF, vraisemblablement.

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étaient présentes, chefs, sous-chefs, avec des mines sinistres, des soldats baïonnette au canon...32 »

Comme ses devanciers, Emmanuel Langberg était là pour donner le change. Tout était fait pour que le calme règne et, à cette fin, le spectacle était toujours très au point. Ce qui n'empêchait pas le commandant adjoint de brandir cons­tamment la menace de sanctions dont il ne précisait jamais la nature mais qui, à l'évidence, ne pouvaient être que la déporta­tion.

Le 4 juin 1944, le chef de la police juive (il y a beau temps que l'on ne parlait plus des M.S.) avertit la population fixe du camp qu'il lui est interdit de côtoyer les nouveaux internés, immédiatement destinés à la déportation dès qu'un convoi de 1 000 pourra être constitué 3 3. Le 19 juin, Langberg réitérait : « En cas de refus de circuler de la part des internés, les chefs de brigade conduiront les délinquants34 aux locaux disciplinaires et ceci sans distinction d'emploi dans le camp. » Il ajoutait pour être certain de bien se faire comprendre : « Le commandement se verra dans l'obligation d'entériner sans discussion toute déci­sion d'ordre disciplinaire qui viendrait à être prise par le chef de la police 3 S. »

Serait-ce que le chef de la police - qui portait également le titre de préfet du camp à cette époque - détenait effectivement un pouvoir? Certes, en de nombreuses circonstances, Langberg ne cessait de menacer ses compagnons internés : le 3 juillet 1944, « le commandant espère qu'il n'aura pas à prendre de sanctions 3 6» et le 18 juillet «je serais obligé de prendre des sanctions très sévères en cas de non-observation de ces instruc­tions 3 7 ».

Emmanuel Langberg pose à l'homme très occupé, écrasé par sa tâche. Ce 25 juillet 1944, il informe ses fonctionnaires que, « dans l'intérêt de la bonne marche du camp qui exige la coordi­nation parfaite entre les services, il lui faut s'adjoindre un colla­borateur direct » qui, est-ce une surprise, a été choisi par les policiers juifs du camp, un certain Marc-Adrien Weill. Les

32. Zaharias Asséo, Les Souvenirs d'un rescapé (La Pensée Universelle, 1974), page 69.

33. CDJC-DLXIII. 34. Souligné par nous. 35. CDJC-DLXIII. 36. Idem. 37. Idem.

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deux hommes avaient dû se connaître et s'apprécier lorsque Langberg avait lui-même été M.S.

« Je suis persuadé que vous voudrez faire de votre mieux pour faciliter la tâche de mon nouveau collaborateur et qu'une cohésion parfaite s'établira entre les différents services et le bureau du commandement, cohésion si nécessaire à la bonne marche du camp et à l'intérêt des internés. Le chef de la police voudra bien prendre note qu'à partir de ce jour, M. Marc-Adrien Weill ne fait plus partie de ses cadres et devra pourvoir à son remplacement au poste de sous-brigadier des M.S 3 8.»

En cette fin de juillet 1944, les nazis vont procéder, en deux opérations, à la rafle des centaines d'enfants des maisons de l'UGIF concentrés en région parisienne. Leur déportation se prépare pour le 31 juillet et tout le monde est sur le pont pour la préparation de ce convoi de 1 300 personnes dont 400 enfants. Langberg rédige une note de service à l'attention de la Kanzlei-Effectifs, du chef de la police, de la direction du matériel, du médecin-chef, des chefs de corvées, des cuisines, de l'économat, de la blanchisserie, du service social et des archives.

«Je viens d'être officiellement informé par les Autorités Allemandes que le prochain départ aura lieu le lundi 21 cou­rant. La descente dans la cour pour les opérations de la Kanz­lei aura lieu vendredi 28 courant. Ce départ comportant plus de 400 enfants est l'un des plus pénibles - pour ne pas dire le plus pénible - auquel j'ai assisté jusqu'à présent. Je m'adresse à tous ceux qui ont la chance de rester à Drancy pour que cha­cun dans son service fasse le maximum pour se mettre à l'entière disposition des partants, et ce avec la plus grande amabilité possible. J'exige un maximum de serviabilité de tous les services, beaucoup de cœur et de souplesse dans l'accomplissement de votre tâche. Cette recommandation s'adresse particulièrement au service tailleurs-cordonniers à qui je recommande de donner la priorité aux partants. De même, la blanchisserie ne voudra s'occuper en ce moment que des déportables.

En ce qui concerne l'économat, il voudra bien - sans se préoccuper des internés restant à Drancy - faire le maximum pour que les partants puissent avoir des vivres abondants. Le service médical voudra bien se mettre à l'entière disposition des partants et pourvoir largement aux demandes de médica­ments qui lui seront adressées. La police voudra bien faire

38. Idem.

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preuve de compréhension et de doigté39 dans l'accomplisse­ment de son service.

En somme, je fais cet appel à tous pour que ces instructions soient scrupuleusement appliquées et je serais particulière­ment peiné si des plaintes justifiées venaient à être portées à ma connaissance 4 0. »

Nous avons pu consulter la liste des internés chargés de la corvée extérieure pour acheminer les vivres et les bagages à la gare de Bobigny, le 30 juillet 1944. Ces douze hommes avaient tous, comme à l'accoutumée, leur femme, père, frère, sœur ou enfant présents au camp 4 1 .

Pour ce départ du 31 juillet 1944 - dernière grande déporta­tion depuis Drancy - Brunner avait, si l'on peut dire, gratté les fonds de tiroir. En plus des enfants récemment raflés, les camps satellites installés à Paris, où travaillaient les « conjoints d'aryens », étaient partiellement vidés et leurs occupants rapa­triés à Drancy 4 2 . Après la déportation du 31 juillet 1944, il res­tera à Drancy environ 800 internés, tous promis à la déportation si les armées alliées n'arrivaient pas rapidement dans la région parisienne. Le commandant Langberg manifesta sa satisfaction après le départ en bon ordre du convoi 77, en fait le soixante-septième depuis Drancy et le dernier convoi de masse. Le 17 août 1944, Brunner et ses SS quitteront Drancy emmenant avec eux les cinquante et un otages du dernier wagon.

Langberg s'est acquitté de sa tâche et fait savoir, le 1 e r août 1944, à tous les fonctionnaires du camp qu'ils ont bien mérité quelques félicitations :

« Au lendemain du dernier départ qui fut particulièrement pénible de par sa composition même, je me plais à adresser à tous les services mes remerciements et leur exprimer toute ma satisfaction.

Les chefs d'escalier et leurs adjointes ont, une fois de plus, donné la preuve de la compréhension entière de leur rôle, qu'ils ont rempli d'une façon admirable et avec tout le tact désiré. L'économat-cuisine à qui incombait un travail parti­culièrement difficile en raison de la préparation excep­tionnelle des vivres s'est montré digne de sa tâche extrême­ment ardue. Le service social conscient du rôle primordial

39. Souligné par nous. 40. CDJC-DLXIII. 41. CDJC-DLXIII (9). 42. Voir au chapitre V. Les 700 « travailleurs » restant dans les Kommandos de Paris

reviendront à Drancy le 12 août 1944.

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qu'il joue dans la vie du camp et particulièrement au moment des départs, s'est une fois de plus acquitté de sa tâche avec tout l'inlassable dévouement dont il est coutumier. La blan­chisserie-buanderie, surchargée par un travail pénible, a pu, malgré les difficultés matérielles de toute sorte, donner satis­faction à tous les partants.

Le service Kanzlei-effectifs, dont la tâche est si ingrate a su remplir son devoir en procédant aux opérations de départ avec beaucoup d'empressement et de doigté''3. Une mention spé­ciale au réfectoire littéralement débordé par un travail écra­sant a su mener à bonne fin sa tâche avec un dévouement par­ticulièrement admirable. Le service médical, la couture, le magasin 12, les corvées générales, etc., tous sans exception ont fait leur devoir.

Enfin, la police s'est acquittée de sa tâche avec beaucoup de compréhension. A tous, je leur dis : Merci ! 4 4 »

Impossible d'analyser cette note de service au second degré. Il y avait certainement de l'inconscience dans ces propos. Certes, chaque individu peut éprouver des satisfactions dans l'accomplissement de son travail. Emmanuel Langberg n'échappait pas à cette règle. Comment comprendre son insen­sibilité face à la détresse de ceux qui partaient vers une mort certaine.

Durant cette dernière année, la situation sanitaire du camp ne s'était pas améliorée. Il est simplement possible de dire qu'elle n'avait pas empiré car la population était souvent moins nombreuse et le temps de séjour nettement plus court.

La commission rogatoire constituée en vue du procès de Nuremberg a rassemblé un certain nombre de documents. Parmi ceux-ci, un rapport, sans date, adressé à Londres par des résistants et que l'on peut situer à la fin de l'été 1943 :

«... Cependant, la situation à Drancy avait empiré. Un afflux d'internés nouveaux, parmi lesquels de nombreuses femmes et beaucoup de malades, y arrivaient en une période particulièrement défavorable. En effet, l'état sanitaire y était déplorable car les autorités d'occupation venaient d'exiger le renvoi au camp de tous les internés soignés à l'hôpital Roth­schild (parmi lesquels des opérés de la veille et du matin même) et les infirmiers étaient débordés ; il avait fallu quérir tous les malades soignés à l'infirmerie et les renvoyer dans

43. Souligné par nous. Ce doigté, à nouveau utilisé est admirable. 44. CDJC-DLXIII.

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leur chambres. De plus, un certain nombre de fous avaient été arrêtés dans divers asiles pour être transférés à Drancy - opé­ration qui devait être réitérée en juillet 1943 4 5 . »

Au rapport du militant clandestin répond la reconstitution des faits par le romancier qui ne peut séparer la réalité de la fic­tion en décrivant l'infirmerie de Drancy :

«... Des vieillards infirmes tirés des hospices juifs de Paris aux déments arrachés à l'asile, aux femmes parturientes et aux enfants croûteux et purulents dont les visages séraphiques étaient déformés, comme ceux des femmes, par la piqûre veni­meuse des punaises, la longue salle aux murs de ciment brut retentissait jour et nuit des plaintes qu'apaisaient les infir­miers à l'étoile jaune, tous médecins réputés, titulaires de chaires importantes et qui promenaient sur les châlits doubles ou triples un regard impuissant, effaré, comme aveugle 4 6 . »

On mourait beaucoup à Drancy mais les informations pré­cises font défaut pour connaître le chiffre exact de ceux qui y sont morts de maladies diverses, de désespoir, quand ce n'est pas par suicide. Les quelques certificats de décès rédigés par le médecin-chef du camp, Abraham Drucker, que nous avons pu consulter portent tous la mention « mort due à des causes natu­relles». Cette cause naturelle n'était autre que la condition concentrationnaire, mal supportée par la plupart et néfaste aux plus faibles.

« Je soussigné docteur A. Drucker, médecin-chef du camp de Drancy, certifie que Mlle Schnir Madeleine née le 20 novembre 1913 à Dijon, de nationalité française et actuelle­ment domiciliée au camp de Drancy, a mis au monde à date du 16 juillet 1943 un enfant mort-né de sexe féminin, à 19 h 30. Je déclare que la mort est due à des causes natu­relles 4 7. »

Le 23 décembre 1943, le docteur Drucker s'adresse au commandant Schmidt pour s'étonner d'une situation drama­tique qui n'est pas forcément de la responsabilité des SS :

« J'ai l'honneur de vous rendre compte de ce que malgré les réclamations répétées des Autorités allemandes au sujet de l'installation de la radio au dispensaire, les services auxquels

45. CDJC-XCVI-31. 46. André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes (Édition livre de poche, 1970), pages

472 et 473. 47. CDJC-CCCLXXVI-1.

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je me suis adressé à de multiples reprises (architecture, menuiserie, électricité) n'ont pas encore donné suite à leurs promesses. Hier encore, les A.A. ont fait une réclamation à ce sujet. Ils exigent la mise en place de l'appareil dans un délai de huit jours maximum. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir faire le maximum immédiatement48. »

Le 17 avril 1944, un convoi quitte le camp mais comme de nombreux juifs sont raflés dans les jours suivants et internés à Drancy, un autre convoi de déportation se prépare pour le 29 avril. Le médecin-chef s'adresse au commandant du camp :

« J'ai l'honneur de vous rendre compte de ce que les inter­nés des escaliers 8 et 9 (1 e r étage) couchent par terre et que l'état sanitaire des chambres est très mauvais ; chaque jour on y constate des angines graves et des grippes fébriles. Il est indispensable de remédier à cet état de choses, soit en donnant un lit à chaque habitant, soit en décongestionnant les chambres49. »

Le médecin-chef parlait d'or car il savait qu'au bloc III, les « cadres » du camp vivaient au large...

48. CDJC-CCCLXXVI 8 a. 49. CDJC-CCCLXXVI 8 a.

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IV

DRANCY ET L'UGIF

Malgré certaines affirmations peu fondées, l'UGIF n'a jamais eu le contrôle effectif de l'administration juive de Drancy. On ne peut pourtant pas dire que cette ambition n'ait pas effleuré quelques responsables de cette institution. Il n'en reste pas moins que certains chefs de service - comme ceux de l'économat et de la cuisine - étaient nommés avec l'accord de l'UGIF après la prise de commandement de Robert Blum. De plus, l'organigramme de commandement du camp comportait un service « Régie UGIF, achats ».

Dès le mois de juillet 1943, l'UGIF, qui assurait déjà depuis un an un service de colis pour les internés, s'est vue contrainte par Brunner d'approvisionner le camp en matériaux et maté­riels les plus divers et, dans le même temps, d'assurer le ravi­taillement des trains de déportation, ce qui représentait 12,5 tonnes de vivres à chaque convoi.

De très bonne foi, quelques rescapés, peu suspects d'hosti­lité envers les institutions juives, ont eu le sentiment que l'UGIF était pour partie responsable du « gouvernement » de Drancy. C'est le cas de Sylvain Kaufmann, qui a pourtant occupé la fonction stratégique de chef d'escalier avant d'être déporté :

«... L'administration intérieure du camp est entièrement assurée par des cadres juifs, avec bureau administratif, bureau des effectifs, service médical... L'administration fonc­tionne en accord avec l'UGIF (Union générale des Israélites de France), seule organisation reconnue par les Allemands, qui leur sert de liaison pour toutes les mesures à l'encontre des

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Juifs... Il y a aussi le service social où se prélassent des plan­qués de marque »

Cadre de base, Sylvain Kaufmann ignorait certainement que les SS ne faisaient pas suffisamment confiance à l'UGIF, sauf pour inciter ses fonctionnaires à perfectionner les souricières tendues aux Juifs de France. D'autres témoignages vont dans le même sens :

« Août 1942 : la garde était assurée par les gendarmes fran­çais. L'administration interne était aux mains d'un pouvoir juif émanant de l'Union générale des Israélites de France, organisme collaborateur2. »

Ce qui ne souffre aucune discussion, c'est le vif intérêt que l'UGIF portait à Drancy. Lorsque les nazis procédaient au départ d'un convoi vers Auschwitz, l'UGIF en était immédiate­ment informée et recevait une liste complète des partants comme le prouve ce document du 1 e r octobre 1942 :

« Nous (UGIF) avons reçu l'autorisation des Autorités alle­mandes d'obtenir au fur et à mesure des déportations les listes nominatives des convois et, actuellement, le camp d'inter­nement de Drancy nous remet ces listes avec l'autorisation de la préfecture de police3. »

Bien que de nombreuses divergences aient parfois existé entre l'administration juive du camp et la direction de l'UGIF, la ligne de conduite fut identique quant à la protection priori­taire des internés français de souche.

Avant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, l'UGIF ne se préoccupait pas plus de Drancy que des camps de Pithi-viers ou de Beaune-la-Rolande. Tout allait changer au cours de cet été 1942. Le 1 e r juillet, le directeur du cabinet du commissaire général aux Questions juives, Galien, écrit à André Baur, vice-président de l'UGIF, pour lui demander de constituer d'urgence un stock de matériel de campement, d'habillage et de couchage, « comme précédemment » 4 . Il est précisé dans cette lettre que la communauté juive supportera la totalité des réquisitions. Le signataire de cette missive pré­cise :

1. Sylvain Kaufmann, Au-delà de l'enfer (Librairie Séguier, 1987) pages 30 et 31. 2. Témoignage de M. Rapoport dans Jawischowitz, page 353. 3. CDJC-XXV c-191. Document cité par Serge Klarsfeld dans Le Mémorial des

Juifs de France. 4. Sans doute pour le premier convoi qui avait quitté Drancy le 22 juin 1942.

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« La communauté juive devra remplir son devoir de solida­rité et elle ne saurait ignorer l'intérêt qu'elle a à s'épargner des mesures de coercition nécessairement énergiques et diffi­cilement nuançables5. »

Selon la terminologie utilisée par la Mafia, il s'agissait là d'une offre qu'il était impossible de refuser. André Baur fran­chira l'obstacle sans trop se dérober et il trouvera un biais qui satisfera tout le monde. Le 6 juillet 1942, il répond à Galien :

«... Il nous paraît particulièrement dangereux de faire connaître à la population juive qu'elle doit s'attendre à une nouvelle et vaste mesure de déportation. Il n'est pas dans notre rôle de semer la panique en lui donnant, même partielle­ment, connaissance de votre lettre que nous considérons comme confidentielle... Ceci étant, et puisque nous y sommes contraints, nous achèterons et nous payerons avec les res­sources de l'UGIF 6 le matériel de campement qui nous est demandé, à condition toutefois que vous nous fassiez parvenir les bons monnaie-matière, les points et les bons de textile indispensables... »

Et André Baur ajoutait : « En possession de tous ces éléments, notre commission des

approvisionnements se (chargera) de trouver la totalité ou la plus grande partie des prestations exigées, avec le même soin, la même compétence et la même diligence dont elle a fait preuve jusqu'à ce jour...7 »

Informé de l'imminence de la rafle et décidé à payer « avec les ressources de l'UGIF», André Baur a mis le doigt dans l'engrenage. Alors que les préparatifs de la rafle vont bon train et interrogé sur la capacité de l'UGIF à accueillir quelques mil­liers d'enfants éventuellement séparés de leurs parents (la déci­sion n'a semble-t-il pas encore été prise de déporter les enfants), André Baur se montre très coopératif et développe les condi­tions dans lesquelles «il pourrait pourvoir au logement des enfants confiés à 1' " Union " à la suite de l'opération de police prévue» 8. Le compte est rapidement fait: 150 enfants rue Lamarck, 100 rue Guy-Patin, 50 à l'École du Travail rue des

5. CDJC-XXVIII-30. 6. Les ressources de l'UGIF étaient surtout constituées du prélèvement de 5 % sur

les avoirs juifs bloqués en banque depuis l'entrée en vigueur de la législation raciale de Vichy.

7. Souligné par nous. CDJC-XXVHI-31 a. 8. CDJC-XXVIII-36.

293

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Rosiers, c'est-à-dire seulement 300 enfants. Mais la bonne volonté ne manque pas au vice-président de l'UGIF qui est dans la confidence depuis une dizaine de jours. C'est ce qu'il explique dans sa lettre à Galien, le 13 juillet 1942:

« En vue de parer à des besoins urgents et momentanés9 de rassemblement, on pourrait ajouter à cette infime disponibi­lité, en premier lieu des écoles juives, en second lieu et éven­tuellement les écoles ou lycées de la ville de Paris, sans se dis­simuler que ce serait une solution provisoire et de fortune 10. »

Finalement, le CGQJ trouvera 1 500 places provisoirement disponibles. Quant à la lettre d'André Baur du 6 juillet 1942, son contenu est jugé compréhensif finalement, même si Galien feint l'étonnement face à l'argumentation de son interlocuteur qui avait compris immédiatement de quoi il retournait. En fait, le vice-président de l'UGIF exprimait mezzo voce (car son pro­pos était confidentiel et strictement réservé au CGQJ) ce qu'il convenait de tenir discret. Le propos de Galien est très explicite à cet égard :

«... Les réserves que comporte votre lettre du 8 juillet cou­rant répondant à ma note du 1 e r juillet relative à la constitu­tion d'un stock de prévoyance au moyen de dons volontaires proviennent d'une équivoque sur l'interprétation de mes ins­tructions. Je n'ai jamais laissé entendre, comme vous l'affir­mez, que la population juive doive s'attendre à " une nouvelle et vaste mesure de déportation ni risqué de semer la panique parmi elle.

Je n'ai prescrit que la constitution - pour faire face à tout moment aux besoins qui se révéleraient - ainsi que le renou­vellement d'un stock de prévoyance, que j'ai fixé à 7 000 pièces pour ne pas risquer d'être dépassé par les événe­ments, quels qu'ils soient. Au surplus, veuillez ne pas oublier qu'il peut être nécessaire de pourvoir à l'habillement des Juifs internés sans qu'il soit question de déportation.

En conséquence, je vous invite expressément en vous adres­sant à vos coreligionnaires à vous abstenir de toute informa­tion tendancieuse et de tout commentaire, et à présenter votre sollicitation comme une simple mesure de précaution et de solidarité éventuelle u . »

Ainsi sera-t-il fait et les milliers de Juifs immigrés de Paris et de sa banlieue qui se retrouveront à Drancy à partir du 16 juil-

9. Souligné par nous. 10. CDJC-XXVIII-36. 11. CDJC-XXVIII-37.

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let 1942 ne sauront rien de l'opération « Vent printanier » qui se préparait depuis quelques semaines. Toujours est-il que le directeur du CGQJ n'était pas prêt de relâcher ses crocs de l'os dans lequel il avait commencé à mordre avec acharnement. Le 14 août 1942, Galien expédiait un volumineux courrier à André Baur. Dans une première lettre, il demandait des explications sur les suites données à sa demande de constitution d'un stock de prévoyance d'effets d'habillement et de couchage : sous 48 heures, l'UGIF était tenue de signaler les quantités récoltées et le stock déjà disponible. Galien précisait également :

« Chaque famille juive doit fournir un équipement complet pour un homme et une femme. Vous veillerez sous votre res­ponsabilité à l'exécution de cette prescription. Vous renouvel­lerez votre appel dans chaque numéro de votre bulletin, après m'en avoir communiqué le projet et vous continuerez à remettre chaque semaine 10 exemplaires au Commissariat général n . »

Deuxième lettre en ce même 14 août 1942: il faut que l'UGIF fasse activer de toute urgence les commandes passées par le CGQJ. Les convois de déportation se succèdent alors à un rythme rapide: depuis le 17juillet 1942, huit convois de 1 000 personnes ont déjà quitté le camp de Drancy pour Ausch-witz, cinq autres convois sont partis depuis Pithiviers et Beaune-la-Rolande et un autre a été formé à Angers. D'autres déportations se préparent et vingt et un convois quitteront Drancy - plus un de Pithiviers - du 14 août au 30 septembre 1942. Dans le même temps, André Baur avait dû faire comprendre à Galien qu'il pouvait très bien discuter directe­ment avec les nazis, sans passer par son intermédiaire. Cet aspect transparaît dans la seconde lettre de Galien :

« S'il s'agit d'ordres reçus des Autorités d'occupation, il vous appartient d'y obéir dans les délais prescrits, sans avoir à en référer préalablement, mais vous devez me fournir un compte rendu aussitôt après exécution. Au contraire, s'il s'agit d'initiatives à prendre par l'UGIF directement, et sans ordres, vous devez solliciter une autorisation préalable et fournir un compte rendu après exécution. Par ailleurs, la forme tendan­cieuse de votre correspondance m'oblige à demander une sanction contre l'auteur de la lettre. Elle vous sera signifiée à très bref délai u . »

12. CDJC-XXVIII-52. 13. CDJC-XXVIII-51.

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Cette journée du 14 août 1942, très riche en correspondance, se termine par une troisième lettre de Galien, la plus révélatrice peut-être du rôle que l'UGIF commence à jouer vis-à-vis du camp de Drancy. Volontairement ou non, les services de l'UGIF vont se transformer en charognards et récupérer les valises « abandonnées » de ceux des « coreligionnaires » qui ont été déportés; sans doute pour les redistribuer aux nécessiteux. Sur ce point, la lettre de Galien est sans équivoque :

«A date du 13 août 1942, les bagages supplémentaires et non autorisés, amenés par les Juifs arrêtés, seront tous trans­férés pour triage au camp de Drancy. Ceux qui ont été livrés antérieurement à cette date sont entreposés d'une part 60, rue Claude-Bernard dans un local dépendant de l'UGIF, d'autre part à la caserne Lourcine et 14, rue de Vaugirard. Le tri y sera opéré sous la surveillance de mes services.

Vous serez avisé du moment où il y aura lieu pour vous, en utilisant les moyens de transport que vous vous procurerez, de prendre livraison des deux derniers dépôts ci-dessus et de celui de Drancy. Vous vous préoccuperez dès à présent de trouver un local où opérer l'entrepôt général. Vous ferez pro­céder au nettoyage, à la désinfection des effets, à leur mise en stock et à leur prise en compte. Ces objets qui seront confiés à votre garde ne devront être l'objet d'aucun acte de disposition avant l'ordre qui sera donné par le Commissariat général14. »

Pour l'essentiel, les fournitures demandées à l'UGIF consti­tuaient une façon supplémentaire de pressurer cet organisme. Bien entendu, les équipements neufs exigés n'étaient nullement destinés aux déportés car ceux-ci étaient entièrement dépouillés de leurs effets en arrivant à Auschwitz. L'UGIF était bel et bien prise en tenaille entre les exigences du CGQJ et la diffi­culté pour elle de se procurer certains produits et matériaux sans les bons-matière alors indispensables. Cela ressort d'une lettre envoyée par le directeur « aryen » du contrôle de l'UGIF, Duquesnel, au ministère de la Production industrielle, le 20 août 1942:

« Les autorités d'occupation m'ayant fait connaître, par l'intermédiaire de la préfecture de police de Paris, qu'il y avait lieu de fournir sans délai certaines quantités d'articles d'habillement destinées aux Juifs arrêtés et en instance de départ, j'ai l'honneur de vous demander de bien vouloir me

14. CDJC-XXVIII-53.

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faire obtenir les bons de déblocage nécessaires à l'acquisition de 3 000 paires de chaussures. Je me permets de vous signaler l'extrême urgence de cette affaire 1 5. »

Le jour même une commande était faite directement par les nazis à l'UGIF concernant 1 500 caleçons, 1 500 pantalons, 1 500 chemises, 1 500 pull-overs, autant de paires de chaus­sures, de couvertures, etc. Le 21 août, Duquesnel écrira au pré­sident de l'Office central de répartition des produits industriels pour hâter la livraison des articles demandés. Il signale à nou­veau l'extrême urgence de la demande des autorités d'occupa­tion et conclut:

« L'Union générale des Israélites de France est en effet sus­ceptible de se trouver rapidement en charge de répondre à de nouvelles réquisitions des autorités d'occupation et qu'il lui serait indispensable d'avoir en réserve certaines quantités per­mettant de faire face sans délai...16. »

Et puis, toujours ce 21 août, Duquesnel s'adresse, une fois encore, au même interlocuteur :

«... Les autorités d'occupation ont en effet demandé la livraison sans délai de ces articles en vue d'équiper les Juifs précédemment arrêtés et en instance de départ. Le premier des départs à pourvoir étant fixé au 24 août courant I 7. »

Allait suivre une importante correspondance pour la fourni­ture de gamelles, couverts, quarts, équipements de buanderie, marmites, etc. Cette avalanche de demandes d'équipements déplaît aux fonctionnaires du secrétariat à la Production indus­trielle et, dans les derniers jours d'août 1942, un certain Bra-chet - tout aussi ignoble que les sbires du CGQJ - réagit avec humeur :

« ... Après un examen attentif de cette question, j'ai l'hon­neur de vous faire connaître qu'il ne me semble pas possible de considérer que l'internement entraîne pour les intéressés un besoin nouveau en articles vestimentaires ou chaussants. L'hypothèse contraire conduirait à faire bénéficier les internés d'un régime plus favorable que l'ensemble de la population. Il doit être en effet présumé qu'au moment de leur internement, les Israélites en cause disposaient du minimum, excluant la délivrance de bons d'achat. Du fait de leur internement, ils

15. CDJC-XXVIII-54. 16. CDJC-XXVIII-54. 17. CDJC-XXVIII-55.

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n'ont peut-être plus la disposition du trousseau qu'ils possé­daient, celui-ci n'en existe pas moins. Il conviendrait donc de rechercher suivant quelle procédure celui-ci pourrait être mis à leur disposition matérielle, soit individuellement, soit collec­tivement l 8 . »

Duquesnel, qui est là pour contrôler les recettes et les dépenses de l'UGIF, est un fonctionnaire sans état d'âme. Déta­ché du ministère des Finances, il cherche à faire son travail et ne comprend pas que les fonctionnaires de la Production indus­trielle dressent des obstacles devant lui. Il s'ouvre de ses diffi­cultés à Galien, directeur du cabinet de Darquier de Pellepoix, dans une longue note de synthèse :

« M. Brachet m'a paru, au premier abord, fort peu porté à donner satisfaction aux demandes de couvertures et de chaus­sures présentées par le Commissariat. Il s'est inquiété de savoir :

1) Si l'UGIF avait fait le nécessaire pour trouver chez les Juifs une quantité appréciable d'effets d'habillement.

Réponse : le nécessaire a été fait, notamment par publica­tion d'un appel au « Bulletin » 1 9 et de plus des prélèvements ont été opérés sur les bagages non autorisés20. Mais les quan­tités recueillies ne satisfont qu'à une partie des besoins signa­lés par la préfecture de police sur ordre des autorités d'occupation.

2) Si les objets demandés étaient destinés aux Juifs et si nous pouvions garantir cette destination.

Réponse : la livraison est faite à M. Guibert, commandant le camp de Drancy; nous ne sommes pas à même de donner d'autres renseignements.

M. Brachet, après cet interrogatoire, en est venu à proposer de prendre l'initiative de demander aux autorités allemandes de l'Hôtel Majestic21 d'imputer la livraison des couvertures sur les réquisitions de l'armée avant d'autoriser la fourniture de quelque objet que ce soit, et en faisant valoir que la France ne pouvait être mise en charge des prestations destinées à des apatrides...

J'ai répondu que cette discussion juridique n'avait pas place en l'espèce et que mieux vaudrait déférer d'abord aux ordres reçus pour ensuite envisager, si on le juge opportun, des pour­parlers au sujet de l'imputation; mais qu'en tout état de cause,

18. CDJC-XXVIII-58. 19. Il s'agit du Bulletin hebdomadaire de l'UGIF. 20. Souligné par nous. 21. Siège de l'état-major de l'armée allemande en France.

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ergoter ne servirait à rien puisqu'il faudrait sur réquisition, exécuter sans délai1 1. »

Les enchères allaient monter rapidement et, le 9 septembre 1942, le CGQJ faisait savoir au secrétariat à la Production industrielle que suite à un ordre écrit du capitaine Roethke son administration devrait fournir les bons d'achat pour 10 000 cou­vertures et 5 000 paires de chaussures « destinées aux Juifs déportés, affectés au service du travail » 2 3 . Cette fois, les bons d'achat seraient expédiés directement au siège de la Gestapo, 31 bis, avenue Foch. Comme il ne fallait rien laisser au hasard, l'UGIF, pendant ce temps-là, entreposait dans ses locaux du 60, rue Claude-Bernard les bagages « superflus » confisqués aux déportés qui quittaient Drancy « pour le travail » 2 4 .

L'UGIF s'évertuait à fournir les équipements exigés par les nazis pour les « travailleurs partant à l'Est » mais est-ce que le Judenrat français se préoccupait des internés et des conditions dans lesquelles ceux-ci survivraient à Drancy? La consultation des procès-verbaux des réunions du conseil d'administration de l'UGIF (zone nord) est édifiante. Du 24 décembre 1942 au 30 novembre 1943 (seule période pour laquelle des procès-verbaux ont été retrouvés), les problèmes intérieurs du camp de Drancy ne sont guère abordés, sauf au travers de quelques allu­sions très brèves. Le ton changera lors de la crise de juillet 1943 qui se terminera par l'internement à Drancy de plusieurs diri­geants de l'UGIF.

- 2 février 1943. Transfert à Drancy des internés de Beaune-la-Rolande.

- 9 février. Physionomie de la semaine : déportations de Drancy. Liaison Drancy : Pendant l'absence de Monsieur Katz, Monsieur Charles Dreyfus assistera M. Stora. Le conseil décide d'adresser des remerciements au commandant Kohn, chef du camp, pour la lourde tâche qu'il assume avec tant de dévouement. En raison des déportations de cette semaine, l'UGIF a fourni à l'économat des couvertures et des galoches pour femmes et enfants.

- 22 et 23 février. (L'UGIF, sur injonction de la Gestapo, a licencié son personnel étranger; avec la perte de protection

22. CDJC-XXVIII-60. 23. CDJC-XXVIII-66. 24. CDJC-XXVIII-68.

299fcV

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qu'offrait la carte de légitimation, il était évident que tous seraient arrêtés et internés à Drancy.) (M. Antignac)25 a assuré à MM. Edinger et Stora qu'il inter­viendrait auprès du SS ObersturmfUhrer Roethke pour obte­nir que ce renvoi massif d'étrangers ne soit pas suivi de mesures immédiates26, sans toutefois pouvoir donner aucune garantie à ce sujet.

-14 mars. Drancy : la majorité des internés en provenance de Compiègne sont isolés et très déficients. L'UGIF envoie des colis individuels. La liaison entre l'UGIF et le camp ne peut plus être assurée par d'anciens internés, à la suite d'instruc­tions des autorités d'occupation.

- 23 mars. Personnel. Le Conseil est tenu au courant des mesures d'arrestation dont ont été l'objet les employés de notre personnel dans la nuit du 17 au 18 mars, malgré les pro­messes de Monsieur Antignac et les assurances des autorités d'occupation. Monsieur Antignac avait déclaré, en effet, que les termes de sa lettre du 28 janvier 1943 restaient entière­ment valables et que la carte de légitimation protégeait les internés jusqu'au 31 mars.

- 19 avril. A Drancy, mutation dans les cadres.

- 27 avril. La directrice de Vauquelin a été internée à Drancy en raison de la fugue d'une des pensionnaires du centre.

- 11 mai. Monsieur Katz donne lecture de la liste de vingt et un vieillards transférés de Drancy à Rothschild. Trois enfants, dont la mère entre à l'hôpital Rothschild pour accoucher, quittent Drancy ce jour pour le centre Lamarck. Monsieur Musnik informe le Conseil que Mlle Françoise Mayer, direc­trice de l'internat Vauquelin, a été libérée de Drancy, samedi dernier 8 mai.

- 6 juillet. (Le SS Brunner vient de prendre en main les des­tinées du camp de Drancy.) Monsieur Baur a eu un entretien avec SS Hauptsturmftlhrer Brunner en présence de M. Israé-lowicz et du SS Scharftthrer Bruckler. M. Baur donne lecture du procès-verbal qui a été rédigé à la suite de cette entrevue. Parmi les points qui furent discutés, l'organisation du ravi­taillement au camp de Drancy et celle de l'infirmerie tinrent une place importante.

25. Antignac était à cette époque commissaire-adjoint aux Questions juives. 26. Souligné par nous. « Immédiates » est subtil.

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Ravitaillement du camp : M. Baur a rendez-vous ce jour avec M. Reverdy, directeur des affaires économiques à la préfec­ture de la Seine et Mme Calmette qui s'occupe du camp de Drancy à la préfecture de la Seine. Les colis individuels étant interdits, un colis type sera préconisé. Internements : SS Hauptsturmfiihrer Brunner ayant dit que, lors de l'internement d'un membre d'une famille, l'UGIF pou­vait proposer à celle-ci de se livrer volontairement et qu'elle aurait dans ce cas la possibilité d'emporter toutes ses affaires au camp, le Conseil à l'unanimité estime qu'il n'est pas dans son rôle d'intervenir pour des mesures ayant un caractère poli­cier.

Monsieur Baur fait remarquer que toutes les décisions prises au cours de cette entrevue l'ont été sans que le CGQJ soit tenu au courant et, à ce propos, il donne lecture de la lettre qu'il a adressée à M. le commissaire général aux Ques­tions juives. Monsieur Duquesnel s'est immédiatement mis en rapport avec Mme Calmette qui, à la préfecture de la Seine, s'occupe plus particulièrement du camp de Drancy.

Monsieur Katz expose la situation au camp de Drancy depuis quatre jours : six membres des SS remplacent les ser­vices de police français. Les gendarmes restent à l'extérieur du camp dont l'organisation est transformée. Tout ce qui est possible pour améliorer le sort des internés sera fait par l'UGIF mais nulle action susceptible de l'entraîner en dehors de son rôle d'assistance. Actuellement, aucune liaison n'est possible avec l'intérieur du camp. Monsieur Katz rend compte de la visite de SS Hauptsturmfiihrer Brunner à l'hôpital Roth­schild. Bons de déblocage : En raison des ordres impératifs exprimés par les Autorités d'occupation, il sera demandé au Commissa­riat général aux Questions juives de nous procurer des bons de déblocage nécessaires à la fourniture des matériaux de construction utilisés pour la réfection du camp, et les bons-matière pour le textile et le matériel demandé.

-13 juillet. Ravitaillement du camp de Drancy : Monsieur Baur s'est mis d'accord avec Monsieur Reverdy et Mlle Cal­mette. Les efforts individuels des Israélites contribuent à l'amélioration du ravitaillement des internés.

Participation éventuelle de l'UGIF à la gestion du camp de Drancy. Celle-ci nous est demandée mais nous pouvons l'écar­ter. Cependant, nous sommes contraints de fournir au camp un matériel considérable pour lequel il serait indispensable de

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posséder des autorisations de déblocage des articles contingen­tés; autorisations, dont seul devrait disposer la préfecture de la Seine. Notre rôle est maintenant de servir d'intermédiaire entre SS Hauptsturmfiihrer Brunner et l'administration fran­çaise qui se chargeait jusqu'alors, sur place, du ravitaillement et de l'économat de Drancy.

Liaison sociale entre l'UGIF et Drancy. Dans les cir­constances actuelles, nous ne pouvons effectuer de liaison avec le camp. Régie d'avance du camp de Drancy. Monsieur Couturier, agent comptable, refuse l'établissement de cette régie à l'intérieur du camp.

- 20 juillet. Une nouvelle commande importante de matériel et d'articles divers nous a été faite pour le camp de Drancy. Le Commissariat général aux Questions juives sera tenu au courant de l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de nous conformer à ces demandes en raison du manque de mon­naie ou bons-matière et de bons de déblocage. Une démarche sera faite auprès du Commissariat pour lui signaler qu'il y aurait urgence à nous faire attribuer les bons nécessaires.

- 27 juillet 1943. Mercredi 21 juillet, Messieurs Baur et Israélowicz ont été appelés au camp de Drancy. Ainsi que nous l'avons appris par la suite, il s'agissait de l'évasion de deux internés dont un M. Ducas 2 7 cousin de Monsieur Baur et l'autre, Monsieur Isruel. Monsieur Israélowicz, à son tour, nous a avisé que Monsieur Baur était retenu au camp de Drancy comme otage de ces deux évadés internés 2 8.

Camp de Drancy : nous sommes saisis de nouvelles demandes de matériel. Monsieur Katz rend compte de son entrevue avec Madame Calmette de la préfecture de la Seine, qu'il rencontrera à_ nouveau demain, au sujet des stocks de réserve du camp. Échange de vues sur la question des bons-matière.

- 30 juillet (Procès-verbal de la réunion au camp de Drancy). Ravitaillement du camp et fournitures diverses : SS Haupt­sturmfiihrer Brunner considère que le fait de laisser les dépor­tés partir vers l'Est, sans les munir d'un équipement suffisant, constitue un véritable sabotage, en ne leur donnant pas la pos­sibilité de satisfaire au besoin de leur travail.

27. Au camp de Drancy, Adolphe Ducas faisait partie des cadres et travaillait au service de la fouille où son travail consistait à récupérer les cartes d'alimentation des nouveaux internés.

28. Voir le développement de cette affaire dans Des Juifs dans la collaboration, pages 174 à 176.

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Monsieur Stora lui répond que le conseil d'administration de l'UGIF, qui s'est donné pour mission de secourir et d'aider les Juifs de France, considère comme son devoir de porter tous ses efforts sur cette question. En effet, quelle que soit la façon dont la question juive sera résolue après la guerre, l'UGIF a le devoir de donner aux déportés le maximum de possibilités de suppor­ter le séjour dans la région de l'Est et de pouvoir y travailler pour y jouir d'un meilleur traitement de la part des autorités allemandes19. Monsieur Stora insiste sur le fait que la loi du 29 novembre 1941 qui créait l'UGIF a attribué à ses collègues et à lui-même certaines fonctions, sans leur donner en même temps les moyens nécessaires pour les exercer efficacement. Monsieur Stora insiste sur les difficultés actuelles d'approvisionnement étant donné que la plupart des fournitures demandées ne peuvent être achetées qu'avec des bons-matière ou des tickets de rationnement et que les différentes administrations ne mani­festent pas toujours la compréhension nécessaire.

SS Hauptsturmfiihrer Brunner reconnaît l'existence de ces difficultés mais suggère que les dirigeants de l'Union doivent avoir une attitude extrêmement énergique à l'égard des admi­nistrations françaises qui peuvent faciliter leur tâche et qu'ils ne doivent pas oublier que toute l'autorité des services du SS Hauptsturmfiihrer viendra les appuyer au besoin.

En ce qui concerne les cinq personnes arrêtées le jeudi 29 juillet 1943, SS HauptsturmfUhrer Brunner déclare qu'il ne s'opposera pas à une mesure de libération en faveur de plu­sieurs d'entre elles et que leur internement à Drancy a eu pour effet de leur faire connaître, directement, les besoins effectifs du camp.

- 31 juillet. Jeudi matin 29 juillet, M.M. Ernest Weil et Léon Brunner du service des cantines sont appelés à Drancy. Vers 11 h M.M. Israélowicz et Marcel Lévy sont convoqués à leur tour, Monsieur Katz les accompagne. A 18 h, le conseil d'administration est informé que ces cinq personnes sont rete­nues au camp. Vendredi 30 juillet à midi, sur une intervention de SS Hauptsturmfiihrer Brunner, le personnel de la rue de la Bienfaisance30 est emmené à Drancy. M.M. Stora et Edinger sont convoqués au camp pour 17 h.

- 3 août. La situation au camp de Drancy, particulièrement en ce qui concerne les punaises et autres parasites, retient

29. Souligné par nous. 30. A Paris, l'UGIF disposait de deux sièges. L'un pour la présidence, situé au

19 rue de Téhéran, et l'autre au 29 de la rue de la Bienfaisance, avec les principaux ser­vices de cette institution.

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toute l'attention du conseil d'administration. Plusieurs propo­sitions seront faites et Monsieur Fernand Bloch sera chargé d'étudier la question du dépunaisage, de toute urgence.

Monsieur Marcel Lévy, accompagné de Monsieur Dreyfus, a été reçu par Monsieur l'intendant général du ravitaillement. Le stock de réserve de Drancy sera reconstitué et une grande amélioration du ravitaillement du camp est désormais assurée par l'octroi de 100 cartes « travailleurs de force » et 600 cartes « travailleurs » pour Drancy.

- 6 août. Monsieur Stora attire l'attention des chefs de ser­vice sur la façon de procéder des « policiers juifs » du camp de Drancy : leur rôle n'est que d'inciter les familles à rejoindre volontairement la personne de leur famille internée au camp...

(Curieusement, Marcel Stora poursuit son propos avec des paroles qu'il veut anodines) :

... Dans les circonstances actuelles, nul ne doit refuser de recevoir un visiteur et cela avec la plus grande bienveillance. Il faut aussi s'acharner à rassurer la population juive de Paris.

(En marge du Conseil d'administration du 6 août, une inter­vention d'Antignac, secrétaire général du CGQJ, auprès du ministère des Finances - service des réquisitions allemandes.) «... Je vous réitère en cette occasion que les autorités qui commandent à Drancy (Sicherheitpolizei) n'ont pas consenti à remettre des ordres écrits à l'UGIF et que le conseil d'admi­nistration de cet établissement public n'est pas en état d'insis­ter en quoi que ce soit3 1. »

- 3 septembre. Monsieur Edinger32 expose la situation à Drancy et annonce que nos collègues de la rue de la Bienfai­sance ont quitté le camp pour une destination inconnue.

- 7 septembre. (Fernand Musnik et Marcel Stora, tous deux membres du C.A. de l'UGIF ont été à leur tour internés à Drancy). Monsieur Edinger libéré la veille dans l'après-midi du camp de Drancy rend compte aux membres du conseil des incidents qui avaient précédé le transfert de MM. Brenner, Edinger, Musnik et Stora à Drancy, des conditions dans les­quelles MM. Brenner et Edinger ont été libérés et de la libéra­tion prochaine de Monsieur Musnik, libération qui aura lieu

31. CDJC-XXVIII-185. 32. Nouveau président de l'UGIF - apparemment désigné par le SS Brunner - après

l'arrestation d'André Baur.

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dès que Monsieur Musnik aura fourni un rapport sur le travail des Juifs en France et leur reclassement professionnel, (sic).

- 9 septembre. (Allocution de Monsieur Edinger à la réunion des chefs de service) :

«... Lorsque le capitaine Brunner m'a libéré de Drancy, il m'a demandé de reprendre immédiatement mon travail et d'assurer la bonne marche de l'UGIF et, de l'avis de tous ceux qui nous connaissent, c'est de l'intérêt de tous nos coreligion­naires... »

- 27 septembre. L'UGIF se trouve devant de grandes diffi­cultés pour effectuer les achats destinés au camp, les bons d'achat étant en général refusés et les autorités33 interdisant des achats sur le contingent de la population.

(Tout au long du mois d'octobre 1943, les réunions du conseil d'administration de l'UGIF se préoccuperont surtout de la réunification des administrations UGIF des deux zones et les problèmes liés à Drancy n'y seront pas évoqués, les 5, 12, 19, 25, et 26 octobre 1943).

- 2 novembre. Drancy : la Croix-Rouge peut mettre à la dis­position du camp un appareil de radiographie mais avec le personnel habitué à s'en servir. La question sera posée à Drancy pour l'agrément des autorités.

- 9 novembre. Les autorités n'ayant pas donné leur accord pour l'utilisation à Drancy d'un appareil radiographique manié par le personnel non juif compétent, il sera procédé à l'achat d'un appareil.

- 23 novembre. Nous continuons à envoyer des vêtements au camp de Drancy. Nous attendons ceux en provenance de zone sud.

Ici s'arrêtent les procès-verbaux du conseil d'administration de l'UGIF. La dernière information est heureusement complé­tée par une note de service interne au camp de Drancy où Ray­mond-Raoul Lambert 3 4 a été interné à son tour au début du

33. Ce sont bien entendu les autorités françaises qui sont évoquées ici. 34. L'un des principaux promoteurs de l'UGIF, en 1941, R.R. Lambert avait été le

directeur général de cette institution en zone sud, avant de tenter d'en devenir le pré­sident.

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mois de septembre 1943. Le 27 septembre, Raoul Rosenstiehl, chef du service de liaison avec les autorités nazies du camp, interroge R.R. Lambert sur les 10 tonnes de linge et vêtements stockés dans les locaux de l'UGIF, à Marseille :

« Nous vous prions de bien vouloir nous donner un ordre écrit tant pour vos services de Marseille que pour le garage 8, rue de Provence, pour obtenir l'expédition d'urgence du stock de vêtements et de linge détenu par vos services. Vous voudrez bien inviter vos services à choisir le mode de transport le plus rapide. Vous pourrez faire joindre pour vous-même et votre famille les vêtements qui vous sont nécessaires, à prendre à votre domicile35. »

Après cette analyse des procès-verbaux du conseil d'adminis­tration de l'UGIF, reprenons la chronique de Drancy depuis la prise de contrôle du camp par Brunner et ses SS.

Le 7 juillet 1943, Darquier de Pellepoix, commissaire général aux Questions juives, évoque, dans une lettre au préfet de la Seine, la réunion du 30 juin 1943, à laquelle participèrent les SS Brunner et Bruckler d'une part et André Baur accompagné de Léo Israélowicz, d'autre part. Le procès-verbal de cette réu­nion, qui correspond au compte rendu évoqué plus haut (PV du 6 juillet 1943), est sans équivoque et donne des détails curieuse­ment oubliés par les dirigeants de l'UGIF.

L'approvisionnement du camp sera entièrement repris par l'UGIF et les cuisines placées sous le contrôle du chef de ser­vice compétent de l'UGIF. La direction du camp indiquera chaque jour à l'UGIF l'effectif présent et les autorités fran­çaises devront, sur la base de cet état, livrer au magasin de l'UGIF la ration nécessaire pour le nombre de personnes indi­quées : après avoir signalé que le paiement des vivres serait effectué, comme par le passé, par la préfecture de la Seine, Darquier de Pellepoix notait qu'à la demande d'André Baur, Brunner autorisait un approvisionnement supplémentaire à condition que les envois de linge et d'équipements soient amé­liorés. En conclusion, le CGQJ officialisait la volonté des SS désormais gestionnaires du camp de Drancy d'y exécuter des travaux d'aménagement nécessitant d'importantes fournitures et entraînant des dépenses élevées 3 6.

35. CDJC-CCCLXXVI-13 b. 36. CDJC-CII-99.

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Les nazis décident, l'UGIF exécute. Le CGQJ sert à peine d'intermédiaire et les administrations françaises paient quel­quefois. Même si c'est en rechignant. Une lettre envoyée par le lieutenant-colonel Blum, le 27 juillet 1943, à l'agent comptable de l'UGIF permet de parfaire ce tableau :

« Comme suite à la lettre de M. Edinger, administrateur, chef des services financiers de l'UGIF, en date du 22 juillet dernier, j'ai l'honneur de vous informer que Monsieur Max Kohn que j'ai reçu aujourd'hui demande qu'il lui soit accordé une somme forfaitaire de 3 000 francs par mois pour le cou­vrir des frais de déplacement qu'il est obligé de faire pour l'exécution des missions à lui confiées par les Autorités alle­mandes 31'. »

Sans commentaires... Pris dans la logique de la coopération avec les nazis « pour

sauver ce qui peut l'être », les dirigeants de l'UGIF n'imagi­naient même pas qu'ils pourraient être, eux aussi, les hôtes de Drancy. C'est pourtant dans le camp même que Brunner convo­quera plusieurs membres éminents du conseil d'administration de l'UGIF, à partir du 21 juillet 1943, et les y retiendra sous des prétextes fallacieux - mais avait-il seulement des raisons à formuler? A Drancy, ces internés particuliers seront évidem­ment logés au bloc III mais sous bonne garde comme le précise une note interne, non signée, du 22 juillet 1943, et qui émanait apparemment du lieutenant-colonel Blum :

« L'interné André Baur occupant la chambre n° 4 du 1 e r étage du bloc III, cette chambre devra être nettoyée et ins­tallée immédiatement avec un lit et des draps, une table, deux chaises, un seau hygiénique et tous les accessoires de la toi­lette indispensables, en attendant l'arrivée des ustensiles per­sonnels de cet interné.

Un M.S. devra se tenir en permanence devant la porte don­nant sur le balcon pour interdire à cet interné toute communi­cation avec qui que ce soit; de même, ce M.S. qui apportera aux heures de repas la nourriture de cet interné, vérifiera soi­gneusement qu'il n'y a aucun papier de correspondance, soit à la remise de la nourriture, soit en recherchant la vaisselle sale.

Les fenêtres donnant sur la cour resteront soigneusement fermées et il sera possible à l'interné Baur de se tenir quelques instants par jour sur le balcon, ou bien de laisser la porte entrouverte, toujours sous la surveillance d'un M.S. qui empê­chera à ce moment toute circulation. L'interné Baur sera auto-

37. YIVO-CXI-K39).

307

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risé à se promener dans la cour en compagnie d'un M.S., entre 5 h et 6 h du matin seulement38. »

Le 23 juillet, un document portant cette fois la signature de Robert Blum confirme la qualité de privilégié de l'occupant de la chambre n° 4 du bloc III :

« Il sera délivré par la cuisine et le service du pain, une ration spéciale destinée à la chambre 4 du bloc III, 1" étage. Cette ration sera jointe à celle de la salle 2 affectée aux inter­prètes 3 9. »

Le 30 juillet 1943, plusieurs dizaines d'employés et de cadres de l'UGIF sont raflés au siège de l'UGIF rue de la Bienfaisance et internés à leur tour. Seront-ils traités à la même enseigne que leur président? Une note de Raoul Rosenstiehl au lieutenant-colonel Blum, le 5 août 1943, nous montre qu'il y a deux poids et deux mesures :

« Par ordre de M. le HauptscharfUhrer, en date du 5 août, les employés de l'UGIF récemment internés seront obliga­toirement mis à la disposition de Schwartz pour les travaux du sol. Une exception est prévue pour le service de M. Goetschel et pour M. Baur personnellement. MM. Brunner et Weil restent affectés aux cuisines40. M. Baur aura la possibilité de faire appeler près de lui, au cours de leur travail, M. Israélo-wicz ou M. Katz 4 I, s'il a besoin d'eux pour se renseigner42. »

Un mois plus tard, interné à Drancy à son tour R.R. Lam­bert, ex-directeur général de l'UGIF pour la zone sud, ne dételle pas. Il est vrai que ses amis ont tenté de le protéger en lui procurant un emploi de cadre. En effet, le 3 septembre 1943, une note de service du lieutenant-colonel Blum informe le camp que «Monsieur Raymond-Raoul Lambert, matricule 4354, est chargé d'inspecter les classes du point de vue de l'enseignement4 3. » Néanmoins, les jours de Lambert à Drancy sont comptés, car celui-ci s'est brusquement raidi contre ses tuteurs quelques semaines plus tôt et les nazis ont décidé de le déporter à titre d'exemple. Il fera partie du convoi 64 du 7 décembre 1943, en compagnie de sa femme et de ses enfants.

38. CDJC-DLXIII. 39. Idem. 40. Ces deux hommes étaient responsables du service des cantines à l'UGIF. 41. Léo Israélowicz était chef du service de liaison de l'UGIF avec la Gestapo et

Armand Katz, secrétaire général de l'UGIF. 42. CDJC-CCCLXXVI-13 b. 43. CDJC-DLXXII (103).

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Il suivait dans les camps de la mort ses collègues de la direction UGIF zone nord, André Baur, Marcel Stora et Fernand Mus­nik, déportés quelques semaines avant lui.

Le 15 septembre 1943, le lieutenant-colonel Blum rédigeait un rapport aux autorités allemandes. Après avoir évoqué les dif­ficultés nées du départ des autorités françaises, Robert Blum rappelait que suivant les instructions de Brunner « nous prîmes tout en main ». Nous avons déjà noté l'essentiel de ce rapport où Blum demandait la possibilité d'ouvrir un stock de réserve, dans le but de conserver secrets les départs éventuels44. Ce rapport impliquait l'UGIF pour la fourniture de toutes les den­rées non contingentées. En conclusion, Robert Blum posait le problème de la caisse du camp « pour laquelle il y a lieu de réta­blir le plus rapidement possible la position en présentant la situation à M. le receveur des finances agent-comptable déta­ché du ministère des Finances à Drancy . » Malgré les pres­sions de Brunner et le soutien apporté à ses décisions pour le CGQJ, l'UGIF ne sera jamais en mesure d'exécuter intégrale­ment la consigne, car si les nazis avaient des exigences, ils ne fournissaient que rarement des ordres écrits très précis.

Au fil des mois, les nazis chargent l'UGIF d'obligations nou­velles, que celle-ci est souvent hors d'état d'assumer. Fréquem­ment, la préfecture de la Seine ou le Secours national sont mis à contribution. Antignac, en charge du Commissariat aux Questions juives, fait part de ses préoccupations au préfet de la Seine, le 13janvier 1944. Il affirme:

« L'UGIF n'a jamais eu la gestion du camp de Drancy. Elle est même si peu chargée d'une semblable mission que ses représentants n'ont pas accès dans l'enceinte du camp. Les autorités allemandes qui entendent demeurer en rapport avec les Juifs par le seul intermédiaire d'un établissement juif ont ordonné à l'UGIF d'assumer le paiement des travaux et four­nitures nécessaires aux internés46. »

Cette décision, regrette Antignac, a été prise sans la recherche d'un accord avec les autorités françaises. Il est sûr qu'en bien des situations, les antisémites français de choc se sentaient frustrés. Une note du CGQJ, adressée au préfet de la Seine, le 10 février 1944, envisage le transfert à la charge de l'UGIF des frais d'électricité et d'eau du camp de Drancy. Ce

44. CDJC-CCCLXXVII-16. 45. Idem. 46. CDJC-DXLIV-44.

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serait pourtant, estime malgré tout le CGQJ, un non-sens juri­dique car l'UGIF n'est pas habilitée à signer de contrat la liant à la Compagnie des Eaux et à Nord-Lumière 4 7.

Ces quelques péripéties montrent bien la qualité du piège qui s'était refermé sur les dirigeants de l'UGIF, toutes autres consi­dérations mises à part. Sollicités constamment par les SS du camp de Drancy, leur « mission » était systématiquement ren­due difficile - voire impossible - par les autorités françaises, furieuses de ne plus diriger elles-mêmes le camp de Drancy.

Dans les archives de l'UGIF, nous avons trouvé quelques cen­taines de réponses apportées par le service social de cette insti­tution au courrier concernant les colis à transmettre aux inter­nés. De nombreuses réponses contiennent des formules sibyllines à propos de questions posées sur le sort des destina­taires encore à Drancy ou sur le point d'être déportés. Le modèle achevé de ces réponses se retrouve ainsi fréquemment exprimé :

« Nous avons le regret de vous informer que l'UGIF n'ayant aucun rapport avec les camps d'internement en ce qui concerne les questions administratives, nous ne pouvons vous donner les renseignements que vous demandez. Mais si le mari de Mme Szeps est prisonnier, elle le fera certainement savoir au camp, à toutes fins utiles4 8. »

Propos dilatoires, fin de non-recevoir finalement. Cette autre version, à propos d'une demande de recherche sur un supposé interné, a la même tonalité :

«Nous transmettons votre lettre à notre service de recherche des familles qui, le cas échéant, nous prévien­dra 4 9 .»

La routine est telle que le fonctionnaire de l'UGIF chargé de cette besogne - il s'agit du nouveau secrétaire général de l'UGIF, qui signe R.L. - ne se rend même pas compte du ton odieux qui est utilisé envers ceux que l'on considère comme des solliciteurs dérangeants. Témoin, cette lettre adressée, de Brive, le 15 avril 1944 à la direction de l'UGIF :

« Le 3 avril, un garçon de douze ans et demi se trouvant dans la maison de l'UGIF à Brive a été pris avec le personnel. Le nom de ce garçon est Robert Nayberg, né le 29 juin 1931,

47. DXLIV-61. 48. CDJC-CDXIX-11 (166). 49. Idem.

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à Paris, de nationalité française. Je vous prie de bien vouloir s'intéresser de ce pauvre garçon, s'il se trouve à Drancy. »

Le ton de cette lettre et les termes utilisés prouvent qu'elle émane d'une personne d'origine étrangère. Est-ce que cela peut avoir une influence sur le ton agacé de la réponse?

« Comme suite à la demande que vous nous adressez, il ne nous est pas possible de répondre affirmativement si la per­sonne à laquelle vous vous intéressez se trouve au camp de Drancy. L'UGIF n'ayant aucun rapport administratif avec le camp. Cependant, nous avons tout lieu de le supposer50. »

Parfois, une menace perce dans la réponse. Ainsi, le 5 mai 1944: «Aucune autre démarche ne peut être faite et n'est à conseiller5 1. » Ce courrier démontre que l'UGIF, qui répondait à toute réquisition de la police française, des gendarmes, ou des SS, n'avait que dédain pour les familles ou les amis des internés en quête d'un geste fraternel, d'un mot amical... La machine administrative n'avait pas été conçue à cette fin! Restait la façade qui, dès 1943, ne trompait plus personne et n'intéressait plus davantage les diverses autorités répressives. L'UGIF pous­sait l'inconscience jusqu'à faire parvenir à Drancy l'indispen­sable « Bulletin ». Cette préoccupation est évoquée dans une note du bureau de liaison interné avec les autorités allemandes, durant l'été 1943 :

«... Se mettre en rapport avec l'UGIF afin que nous puis­sions toucher régulièrement des revues professionnelles et, surtout, le journal juif édité spécialement (Judisches Nachrichtenblatt). De ce dernier, il nous faut une centaine d'exemplaires régulièrement pour les distribuer52. »

50. Idem. 51. CDJC-DDXIX-11. 52. CDJC-CCCXXVI-12. Raoul Rosenstiehl retardait singulièrement car le titre

évoqué Informations juives, ne paraissait plus depuis le mois de janvier 1942 ayant laissé la place au « Bulletin de l'UGIF ».

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V

LES ÉVASIONS

Comme il est de règle, tout prisonnier cherche à s'évader. Il en a même le devoir diraient les militaires. Était-ce le cas à Drancy? Peut-on comparer la situation de ce camp avec celle des autres camps juifs de la zone occupée? A Pithiviers, comme à Beaune-la-Rolande, nombre d'internés travaillaient à l'exté­rieur, dans l'agriculture, les chantiers forestiers ou l'industrie agro-alimentaire, et il y eut un grand nombre d'évasions, de juil­let 1941 à mai 1942. La tentation était forte, même si cet acte risquait de créer des difficultés aux familles encore en liberté à Paris. Pour le seul camp de Pithiviers, « hébergeant » environ 2 000 hommes durant la période concernée, il y eut 29 évasions en juillet 1941, 72 en août, 54 en septembre, 27 en octobre, 28 en novembre, 11 en décembre, 19 en janvier 1942, 12 en février, 7 en mars, 11 en avril, 62 en mai. Soit 332 en dix mois, donc plus de 15% de l'effectif. Les évadés se répartissaient ainsi : évadés des fermes et exploitations forestières, 155; de la sucrerie ou de la malterie, 93; évadés du camp même, 17; non rentrés de permission, 62

Le nombre d'évadés du camp de Beaune-la-Rolande n'est pas connu mais il semble qu'il ait été moins important car le travail extérieur dans les fermes était moins généralisé. Quant au camp juif de Compiègne, ouvert en décembre 1941, la garde étant assurée par la Wehrmacht et les SS, les tentatives d'éva­sion seront évidemment vouées à l'échec.

A Drancy, gardé par les gendarmes et entouré d'un triple réseau de fils de fer barbelés, il n'y avait pratiquement pas de

1. D'après un document cité par David Diamant dans Le Billet vert, pages 26S à 267.

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travaux extérieurs pour la période comparable à celle étudiée à Pithiviers. Quoi qu'il en soit, le nombre d'évadés de l'intérieur du camp est à peu près identique. Le 2 avril 1942, une liste des évadés du camp de Drancy, entre le 21 août 1941 et le 31 mars 1942, était dressée par le capitaine Richard, commandant le service de gendarmerie du camp. Il y est mentionné nommé­ment vingt-six évadés dont six depuis les hôpitaux Rothschild ou Tenon, et deux non revenus de permission. Dans les témoi­gnages recueillis par le Comité de la rue Amelot, en novembre 1941, deux évasions étaient évoquées:

« Un interné juif s'est évadé dans une voiture d'ordures. Un autre a voulu l'imiter, on l'a rattrapé parce que ses pieds dépassaient de la voiture. Il a été puni de huit jours de prison. Un autre interné à réussi à s'évader dans une voiture qui ame­nait les matelas à désinfecter. En sautant de la voiture à Paris, il s'est blessé2. »

« Je connais trois cas d'évasion. Deux évadés ont été rame­nés, un a réussi à se sauver. Le premier s'est caché dans une voiture de légumes, le deuxième s'est sauvé par les égouts. Le troisième s'est mis dans une voiture d'ordures de la ville de Paris. On m'a même raconté qu'un garde allemand a enfoncé une fourche dans la voiture pour voir s'il n'y avait personne. L'évadé a-t-il été dénoncé? On le disait3. »

Un certain nombre de tentatives sans succès n'ont pas été répertoriées mais il est possible d'en trouver la trace dans une note de service du commandant de Drancy, Laurent, le 5 décembre 1941. Cette note devait être lue aux internés par les chefs d'escalier.

«L'autorisation d'aller assister aux obsèques de sa mère avait été accordée la semaine dernière à M. Szkop Szlama, escalier 6, chambre 6, qui avait pris l'engagement d'honneur par écrit de rentrer au camp dans les 24 heures. Or cet interné n'est pas rentré au camp. Dans ces conditions, je regrette de devoir informer les internés que, à raison de ce précédent fâcheux, il ne me sera plus possible d'accorder aucune auto­risation pour assister aux obsèques d'un parent, quelque rap­proché qu'il soit. Inutile par conséquent, à l'avenir, de solli­citer pareille autorisation4. »

2. CDJC-CCXIH-106. 3. Idem. 4. CDJC-CCCLXXVII-16 b (56).

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De son côté, le capitaine Richard mettait en garde les inter­nés :

« Une tentative d'évasion s'est produite dans la nuit du 6 au 7 courant. Un interné a été trouvé au milieu du réseau de bar­belés au moment où il s'apprêtait à le franchir.

Il est rappelé que les consignes imposent aux gendarmes l'emploi des armes (pistolets, fusils ou fusils-mitrailleurs) contre tout interné surpris à proximité ou à l'intérieur du réseau de fils de fer barbelés. L'attention des internés a déjà été attirée plusieurs fois sur ces dispositions. Cette note a pour but, une dernière fois, de leur rappeler que, dorénavant, les consignes seront appliquées avec la plus grande rigueur5. »

Malgré les instructions reçues, le classique « rester avec les masses », les militants communistes avaient été les premiers à vouloir tenter l'évasion :

« ... Un jour, en sortant du cachot pour la promenade, je vis mon camarade Albert Strawchinski étendu et perdant son sang. Il s'était ouvert les veines, suffisamment pour impres­sionner mais pas assez pour risquer d'y laisser sa vie. En me voyant il me fit signe de ne pas m'affoler. Grâce à ce sub­terfuge, mon camarade fut admis à l'infirmerie avant d'être transporté à l'hôpital Rothschild où il simula ensuite une crise d'appendicite. Malgré tout, il ne put réussir à s'évader et fut déporté à Auschwitz, dont il revint pourtant en 19456. »

Nous manquons d'informations pour la seconde partie de 1942 et les six premiers mois de 1943 car les archives sur cette période sont rares à ce sujet. A partir de l'été 1942, avec les déportations, les tentatives d'évasions seront nombreuses depuis les trains, mais les gendarmes français qui convoyaient les déportés jusqu'à la frontière allemande, en compagnie des SS, montaient une garde vigilante. Comme si cela ne suffisait pas, la hiérarchie internée du camp veillait également car les « cadres » craignaient d'être considérés comme responsables des évasions. Théo Bernard a bien connu ce comportement qu'il décrit malgré tout avec une certaine retenue :

« Ceux qui étaient promis au départ pour Auschwitz, la catégorie B, n'avaient qu'une pensée, qui était l'évasion à tout prix. Mais comme c'étaient les catégories privilégiées, lager-arbeiter en tête, qui composaient la police, si une évasion de

5. CDJC-CCCLXVII 16 a (62). Souligné dans le texte. 6. Entretien avec Emmanuel Mink.

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déportable se produisait grâce à la négligence d'un policier, cinquante « C l » (du nom de la catégorie des employés du camp) étaient déportés. Aussi, la police fait-elle bonne garde. Bien plus, chacun des internés provisoirement non déportable a une véritable hantise de l'évasion et ne pense qu'à l'empê­cher. Qu'elle se produise et chacun - ou presque - souhaite que le fugitif soit repris, sans compter ceux qui font ce qu'il faut pour cela...7 »

Cette vigilance face aux velléités d'évasions s'est fréquem­ment vérifiée et Georges Wellers s'en fait également l'écho :

« Brunner déclara les M.S. responsables des évasions en les transformant de cette manière en véritables policiers, gariiens de leurs propres camarades. Un jour, au moment du départ, on s'aperçut qu'une femme manquait à l'appel et se cachait dans le camp. Bruckler la remplaça par le premier M.S. qui lui tomba sous la main. Ce dernier fut relâché à la gare de Bobigny à la toute dernière minute parce que les M.S. en effectuant une fouille en règle du camp retrouvèrent cette femme cachée et l'emmenèrent à la gare pour délivrer leur camarade. Une autre fois, une évasion coûta la déportation au brigadier M.S. qui était de garde ce jour-là8. »

Concernant les évasions depuis le camp de Drancy, il n'existe aucun document officiel sur le flux des tentatives, réussies ou non. Il est pourtant possible, en analysant les comptages quoti­diens effectués par le service des Effectifs du camp, d'avoir une information partielle. Du 8 juillet 1943 au 14 janvier 1944, il y est mentionné douze évasions9, sans que les conditions de ces évasions soient évoquées. Le plus souvent, il s'agissait d'internés désignés pour une corvée extérieure et qui ne revenaient pas. En certaines occasions, quelques rares « cadres » du camp ne devaient pas revenir d'une permission. Nous avons déjà cité à ce sujet la fuite du chef de la chancellerie Jean Olchanski, durant une permission.

Une évasion réussie par un petit groupe d'internés en corvée, le 10 août 1943, confirme le commentaire de Théo Bernard. Un rapport du capitaine des M.S. au lieutenant-colonel Blum et au chef du service de liaison R. Rosenstiehl est tout à fait révéla­teur de la capacité du service d'ordre intérieur à mener la chasse aux fuyards. Faute de les rattraper, les différents éche-

7. Théo Bernard, « Drancy Judenlager ». 8. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, pages 193 et 194. 9. CDJC-CCCLXXVII-1.

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Ions de la bureaucratie internée s'en rejettent mutuellement la responsabilité pour mieux tenter de se protéger. Ce long docu­ment mérite d'être cité intégralement.

« Concerne la fuite des trois internés Foldès, Reberger et Fridman. Jusqu'à ce jour, j'ignorais complètement qu'un groupe de corvée était parti pour la gare du Bourget. Il découle de ma propre enquête que ce matin, vers 11 h 30, M. Bloch, architecte, a exigé de Schwartz, chef de corvée, dix hommes pour décharger des sacs de ciment à la gare. Selon le souhait de M. Bloch, cette équipe s'est présentée à 13 heures devant la salle de garde. M. Bloch a exigé en outre deux M.S. de la salle de garde et deux hommes de la gendarmerie fran­çaise.

A aucun moment, je n'ai été informé de ces mesures. J'aimerais ajouter encore que le " ordner " qui habituellement est chargé de ce travail de corvée extérieure est Appel Paul et que celui-ci reçoit de ma part des prescriptions précises et ne prend en charge aucun travail extérieur sans ordre de mission écrit. Par ailleurs, il lui a été prescrit de n'utiliser pour ces tra­vaux que des équipes qui ont des membres de leur famille dans le camp.

Déclaration de M. Koch, M.S. On nous a ordonné d'accompagner un groupe de corvée de

dix hommes à la gare du Bourget. Nous avons quitté le camp vers 13 heures, avec deux gendarmes et M. Frischman, M.S., M. Grange qui est gardien 1 0 et moi-même. Il est arrivé la chose suivante : les travailleurs sous la garde des deux gen­darmes et des M.S. ont déchargé un premier camion. Après avoir accompli cette tâche, l'effectif était encore au complet. Au milieu des opérations de déchargement du deuxième camion, les gendarmes tout comme les M.S. ont constaté que deux hommes manquaient. Les deux M.S. et Grange ont immédiatement entrepris des recherches pour tenter de retrouver les internés Foldès et Reberger. Au bout de trois quarts d'heure de recherche, je suis revenu à la gare et les deux hommes manquaient toujours. Grange est également revenu bredouille. Frischman, par contre, n'était pas revenu. Comme les chauffeurs des camions ne pouvaient pas conti­nuer à attendre, nous sommes revenus sans les deux per­sonnes manquantes et sans Frischman qui a poursuivi ses recherches.

10. Ce Grange dont l'emploi exact, dans l'organigramme de Drancy, consistait à assurer la réception était en fait le concierge du camp.

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Déclaration de Monsieur Grange. Vers 13 heures, j'ai demandé l'autorisation à M. Rosens-

tiehl de sortir avec le groupe de corvée. Avec l'accord de ce dernier, j'ai quitté le camp et me suis rendu à la gare où avait lieu le déchargement. Vers 16 heures, Grange ainsi que les autres personnes présentes ont constaté l'absence des deux hommes, Foldès et Reberger.

Koch, Grange et Frischman sont partis à leur recherche dans trois directions différentes tandis que les gendarmes res­taient à la gare pour surveiller le reste de l'effectif. Vers 17 heures, Koch, Frischman et Grange sont revenus sans résultat. Ensuite, Frischman est parti dans une quatrième direction avec l'accord des gendarmes. A 17 h 45, comme les conducteurs de camions et les gendarmes voulaient absolu­ment rentrer, nous avons repris le chemin du camp sans Fol­dès, Reberger et Frischman.

Déclaration de Monsieur Israël, chef de la 1" brigade M.S. Vers midi, Monsieur Bloch, architecte, m'a demandé deux

M.S. pour accompagner une section de travail au Bourget, afin de faire décharger du ciment. Cette section devait par ail­leurs être également surveillée par deux gendarmes. J'ai accompagné jusqu'à la porte les deux M.S. Frischman, matri­cule 590, et Koch matricule 1137.

Déclaration de Monsieur Weill Rémy. Monsieur Bloch, architecte, s'est présenté vers 13 h 05

devant la garde du portail avec dix personnes, accompagné par les deux M.S. Koch et Frischman. Je ne les ai pas laissés sortir sans laissez-passer. Monsieur Bloch nous a alors remis une liste de noms que Weill a copiée et qui comprenait, en outre, les matricules des hommes de l'équipe. Weill a télé­phoné à M. Rosenstiehl qui les a laissés passer".»

Claude Lévy et Paul Tillard relatent les tentatives d'évasion de quelques internés au cours de leur transfert de Pithiviers à Drancy . Nous sommes en septembre 1942: un adolescent, Albert Baum, s'évade du train, vers Étampes, avec un de ses camarades. Tout au long du trajet, une quinzaine d'hommes s'échappent, jusqu'à ce que les gendarmes prennent conscience de cette hémorragie. Lorsque le train arrive à Neuilly-sur-Marne, les gendarmes qui se trouvaient en queue de convoi arment leurs fusils et tirent sur un fuyard. Assistés des policiers

U. CDJC-CCCLXXVI-15 (4). 12. Claude Lévy et Paul Tillard, La Grande Rafle du Vel d'Hiv (Robert Laffont,

1967), Édition J'ai lu, page 175.

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du commissariat de Neuilly-sur-Marne, les gendarmes français passèrent le secteur au peigne fin.

On ignore pudiquement le rôle joué par la gendarmerie fran­çaise dans le convoyage des déportés, depuis la gare du Bour-get/Drancy jusqu'à la frontière allemande. Généralement, le détachement français comprenait un officier et une trentaine d'hommes armés et motivés, prêts à tirer à la première alerte. Jusqu'à Novéant, nouveau poste-frontière depuis l'annexion de fait de l'Alsace et de la Lorraine, les braves pandores avaient le doigt sur la gâchette et ne tremblaient pas à l'idée d'ouvrir le feu sur les déportés.

Si l'on s'en tient aux rapports des convoyeurs pour la seule année 1943, les tentatives d'évasions depuis les trains étaient fréquentes 1 3 . Quelques évasions ont été répertoriées :

- 9 février 1943. Onze évadés, dont une femme, en gare de Châlons-sur-Marne. Huit des fuyards sont immédiatement repris. Après Châlons-sur-Marne, une autre tentative échoue après un tir nourri du commando d'escorte : « La collaboration avec la gendarmerie française était très bonne. Les fonction­naires français s'employèrent à fond pour rattraper les fuyards 1 4 . » Sur cette tentative, nous avons pu consulter un rap­port rédigé par le chef d'escadron Sérignan. Ce rapport sera communiqué pour confirmation par le commandant de gen­darmerie Sauts au capitaine Roethke. Grâce à cette copie, trou­vée dans les archives de la Gestapo, avenue Foch, il est possible de connaître l'efficacité et le zèle des pandores français au ser­vice des nazis. En fait, le sous-directeur de la gendarmerie fran­çaise pour la zone nord s'était adressé le 5 mars 1943 au secré­taire général de la police dans les territoires occupés afin de dégager la responsabilité de ses hommes:

« Le 9 février 1943, un train de 1 000 Juifs escortés par un officier et 33 gendarmes français, conjointement avec un déta­chement de la Schutzpolizei devait se rendre du Bourget/ Drancy à Novéant (Moselle)15. L'officier allemand était le sous-lieutenant Nowak, en résidence à la caserne de Clignan-court à Paris. Sur son ordre, la surveillance des détenus était assurée de la façon suivante :

13. Se reporter à l'étude de Adam Rutkowski « Les évasions de Juifs des trains de déportation de France», in Le Monde juif n°73 (janvier/mars, 1974).

14. Rapport du lieutenant Nowak, chef du Kommando d'escorte du convoi 46. CDJC-XXV c-208.

15. C'était l'un des points de passage frontaliers pour les convois de déportation. Novéant avait d'ailleurs été rebaptisé Neuberg par les autorités allemandes.

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a) Pendant la marche du train, par des policiers allemands placés dans les vigies des serre-freins. b) Pendant les arrêts par des gendarmes français en cordon sur toute la longueur du train.

Pour pouvoir prendre rapidement ce dispositif à chaque arrêt, les gendarmes français étaient répartis pendant la marche en trois groupes de dix, placés dans trois voitures de voyageurs situées l'une en tête, la deuxième au milieu et la troisième en queue du train. A 16 heures, alors que le train arrivait à 1 km de la gare de Châlons-sur-Marne et roulait à une vitesse approximative de 55 km/h, onze juifs s'échap­paient d'un wagon situé en queue du train, celui qui contenait les gendarmes.

L'alerte était aussitôt donnée par un maréchal des logis-chef qui tirait le signal d'alarme pour stopper le train. Dès que la vitesse ralentie le permit les policiers allemands et les gen­darmes français arrêtaient huit d'entre eux. Des trois fugitifs qui avaient réussi à s'échapper, deux furent arrêtés par la bri­gade de Châlons-sur-Marne qui avait été prévenue télé-phoniquement par l'officier français commandant le détache­ment d'escorte.

Vers 18 heures, un détenu placé dans le même wagon que le précédent parvenait encore à s'échapper en passant par une lucarne. Il fut rattrapé par un gendarme français. De sorte qu'en définitif, sur douze fugitifs, un seul a réussi à s'échap­per.

(...) Bien qu'ils ne soient pas chargés de la surveillance pen­dant la marche, ce sont les gendarmes qui ont donné l'alarme et qui ont, seuls, arrêté la quasi-totalité des fugitifs. Dans ces conditions, non seulement aucune faute n'est à reprocher aux officiers gradés et gendarmes composant le détachement de l'escorte mais encore, ils sont à féliciter pour leur vigilance, leur esprit d'à propos et leur agilité. C'est ce qu'a compris le sous-lieutenant allemand qui a tenu à féliciter, en termes très chaleureux, et à plusieurs reprises, les gendarmes du détache­ment 1 6. »

-11 février 1943. Deux hommes et une femme s'évadent en fin de journée avant la frontière allemande mais ils sont rattrapés par les gendarmes français. Lors d'une halte, nouvelle tentative, nouvel échec dû à la vigilance des gendarmes 1 1 . -13 février 1943. Huit déportés parviennent à scier le garde-boue d'un wagon et prennent la fuite avant le passage de la frontière à Novéant. Une fois de plus, les autorités supérieures

16. CDJC-XXV c-213. 17. CDJC-XXV c-208.

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de la gendarmerie s'émeuvent et se justifient auprès des nazis qui imputent cette fuite à l'existence d'outils non retirés aux déportés lors de la fouille. Le chef de convoi allemand évoque à ce sujet la défaillance, voire la corruption de la gendarmerie française et précise que les noms des gendarmes ont été relevés par ses soins 1 8 . A nouveau, le chef d'escadron Sérignan prend la plume pour défendre ses gendarmes :

« Profitant de l'obscurité et du bruit du train, des détenus ont pratiqué, vraisemblablement à l'aide d'un couteau trans­formé en scie, une ouverture située dans une paroi du wagon contre-voie et au ras du plancher à l'extrémité antérieure sui­vant le sens de la marche du convoi. L'ouverture mesurait environ 50 cm x 40 cm et c'est par cette issue que huit déte­nus et non treize ont pris la fuite en s'aidant de leur couver­ture pour réaliser le camouflage et simuler la forme du corps 1 9. »

Cette relation est importante et prouve en tout cas que si les déportés quittant Drancy pour Auschwitz étaient désespérés, tous n'étaient pas résignés. Le sous-directeur de la gendarmerie française insiste dans son rapport sur le sérieux et la conscience de ses hommes que l'on ne saurait accuser de complicité ou de connivence avec les déportés, mais pour ne pas déplaire aux nazis, trois gendarmes seront mis aux arrêts de rigueur. Ensuite, s'il y a eu faute, celle-ci est rejetée sur les fonction­naires de la préfecture de police chargés de la fouille avant l'embarquement des déportés. Et Sérignan concluait ainsi son rapport :

« La direction générale de la gendarmerie ne manque pas de sanctionner énergiquement les fautes qui peuvent être commises par son personnel dans l'exécution du service mais elle demande instamment que dans des affaires analogues, toutes dispositions soient prises pour que l'action de ce per­sonnel puisse s'exercer dans des conditions normales20. »

- 4 mars 1943. Un évadé, repris le lendemain à Metz 2 1 . - 6 mars 1943. Un évadé, repris le lendemain à Metz 2 2 . - 25 mars 1943. Quinze évadés dans la gare de Francfort-sur-le-Main, après avoir détaché des lames du plancher. Deux des

18. Idem. 19. CDJC-XXV c-238. 20. Idem. 21. CDJC-XXV c-216. 22. CDJC-XXV c-231.

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évadés seront repris dans la matinée et huit autres les jours sui­vants 2 3 .

L'un des déportés de ce groupe a laissé son témoignage sur cet épisode:

« Avec une dizaine de camarades dont Sylvain Kaufman, nous décidons de nous évader du train de déportation. Il fau­dra faire vite pour sauter en territoire français. Nous partons de Drancy en mars 1943. Dans le wagon, nous avons fort à faire avec ceux qui ne veulent pas entendre parler d'évasion et qui craignent des représailles. On s'y reprend à deux fois pour creuser un trou dans le plancher du wagon. Quand nous y arri­vons, le convoi se trouve en territoire allemand, non loin de Darmstadt. On s'était rembourré la tête avant de sauter, les pieds en avant. Le train roule vite et l'un des nôtres resta accroché mais il réussit à se dégager et à rouler de côté. Quand nous sautons, le jour se lève. Nous sommes en rase campagne donc facilement repérables24. »

- 20 novembre 1943. Dix-neuf hommes, dont le wagon-ordner, s'évadent du convoi et leur fuite est constatée dans la soirée lors d'un arrêt à Lérouville (Meuse). Les entretoises des lucarnes d'un wagon avaient été arrachées 2 \ Dans ce train se trouvaient notamment soixante-cinq « cadres » de Drancy, dont le lieute­nant-colonel Blum, déportés en représaille après la découverte d'un tunnel d'évasion creusé sous les bureaux du camp. -17 août 1944. Autre évasion célèbre, celle du dernier wagon.

Certes, les fuites n'étaient pas aisées car les nazis et les gen­darmes français montaient une garde vigilante. De plus, au départ, les déportés étaient placés sous la surveillance supplé­mentaire d'un interné portant brassard, le fameux wagon­ordner. Ces petits chefs de circonstance, morts de peur, étaient souvent très efficaces pour dissuader leurs compagnons de toute tentative de fuite. Nous possédons au moins un témoignage sur le comportement de ces policiers provisoires qui, à l'arrivée à Auschwitz, partageaient évidemment le sort commun :

« 23 juin 1943... Les SS demandèrent qu'un responsable de wagon, connaissant l'allemand, se portât volontaire. Un petit

23. CDJC-XXV c-234. Sylvain Kaufman a relaté cette évasion dans Évadé de l'enfer, op. cit.

24. Témoignage de Hugues Steiner dans Les Jeux de la mort et de l'espoir de Henri Bulawko, op. cit. Hugues Steiner sera repris rapidement puis libéré par les Russes en janvier 1945.

25. CDJC-XXV c-249.

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wagon, connaissant l'allemand, se portât volontaire. Un petit homme replet, d'une cinquantaine d'années qui était là avec femme et enfants, se fit connaître et reçut un brassard blanc, insigne de sa fonction... Après plusieurs heures de voyage, trois jeunes gens nous firent part de leur volonté de s'évader en sautant par la lucarne d'aération dont ils avaient discrète­ment réussi à desceller les barreaux. Moyennant une grande souplesse et quelques acrobaties, il était possible de s'extraire du wagon par cette voie. Le petit gros, notre chef de groupe, tenta de les empêcher mais il ne parvint pas à les dissuader.il fut alors saisi de panique et déclara qu'il ne voulait pas porter la responsabilité de ce qui arriverait. Je lui dis " donnez-moi votre brassard " et me substituai à lui. Les jeunes profitèrent d'une forte courbe qui forçait le train à ralentir et qui les mas­quait aux SS postés dans le premier et le deuxième wagon pour sauter par la lucarne. Bientôt, nous entendîmes des coups de feu et le train ralentit26. »

Un autre témoignage prouve que certains déportés valaient les meilleurs gardiens :

« ... Le convoi partit le 7 mars 1944. Dès le départ, je me suis mis en devoir de scier les barreaux de la lucarne. Mais j'avais compté sans la peur panique des malheureux qui étaient avec moi. Les SS avaient averti que toute évasion serait punie par la mise à mort de ceux qui voyageaient avec les évadés. Mes compagnons se ruèrent sur moi et me pous­sèrent dans un coin du wagon dont il me fut ensuite impossible de me dégager21. »

Les tentatives de fuite devinrent plus fréquentes à mesure que la libération de la France approchait. Les candidats à l'éva­sion se montraient de plus en plus déterminés :

« Le 30 juin 1944, je fus déporté... Avec un groupe d'amis, nous essayons de nous échapper du wagon. Cette tentative fut découverte par les Allemands et les soixante hommes que nous étions furent complètement déshabillés et, dans cet état, placés dans un wagon vide 2 8. »

Un rapport, précédé de l'avertissement, « Strictement confi­dentiel », sans date ni signature mais sans doute rédigé au prin­temps 1944, paraît être adressé à un mouvement de résistance

26. Témoignage de Henri Moschkowitch, dans Jawischowicz, pages 263 et 264. 27. Témoignage de Maurice Rondor, dans Jawischowicz, page 363. 28. Georges Wellers, L'étoile jaune à l'heure de Vichy, page 299.

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juive, après l'évasion de son auteur. Ce document est intitulé : « De quelques traîtres. »

« La surveillance à Drancy est assurée par : 1) Un cordon extérieur aux barbelés de 300 gendarmes fran­çais. 2) Quatre Allemands en uniforme. 3) La police juive19.

Les policiers juifs sont désignés d'office par les Allemands parmi les jeunes. Donc ils font ce qu'ils peuvent. Par contre, les cadres sont permanents. Je dénonce le chef de la police juive, Reich, ancien footballeur. Est un aryen d'honneur et fait partie de la Gestapo. Dirige les rafles à Paris. Wechsler (ex-UGIF Nice) après avoir été policier juif est devenu « phy­sionomiste », surtout pour les gens venant de Nice. Dans le camp même, d'innombrables Juifs font les mouchards et il faut se défier de tout et de tous.

Quelques suggestions. Il existe des possibilités d'évasion30. A chaque convoi de déportation, de dix à trente fuites :

1) Par les camions qui ravitaillent le camp. 2) En utilisant un uniforme allemand introduit dans le camp. 3) Un coup de force est possible à condition de disposer d'une voiture et d'un maquis suffisamment nombreux et entraîné. En tout cas, il faudrait monter, et c'est dans l'ordre des possi­bilités, un service d'évasion de Drancy qui ne serait plus une seule question d'argent mais de cran...

Conclusion : il faudrait travailler davantage de ce côté car de réelles possibilités sont ouvertes.

Conclusion générale. Drancy est évitable avec du sang-froid et si par malheur on était pris, en tenant ferme et en se débrouillant, on peut en partir. Témoin mon cas mais à condi­tion de faire sienne notre Hatikwa31.»

L'AFFAIRE DU TUNNEL

Cette tentative d'évasion de masse depuis le camp même de Drancy paraît contredire l'affirmation de Théo Bernard : « Cha­cun des internés provisoirement non déportable a une véritable hantise de l'évasion et ne pense qu'à l'empêcher. » Cette contra­diction n'est qu'apparente, comme nous le verrons. André

29. Souligné dans le texte. 30. Idem. 31. CDJC-DLVI- 62 a. La Hatikwa évoquée ici était peut-être l'hymne des militants

sionistes, devenu depuis l'hymne de l'État d'Israël, mais plus sûrement la signification de ce mot en hébreu : l'espérance.

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Ullmo, qui fut le secrétaire du lieutenant-colonel Blum, pré­sente ce dernier comme l'initiateur du tunnel :

« Le colonel Blum devient chef juif du camp. Il s'efforce de placer aux différents emplois des résistants et d'anciens combattants éprouvés. Mais pour reprendre la lutte, il fallait être libre. C'est alors que, quelque temps plus tard, commença la grande aventure32. »

Vers le 15 septembre 1943, une équipe de base commença à creuser le fameux tunnel, à partir d'une cave située sous le bureau du lieutenant-colonel Blum. Ce qui écarte immédiate­ment de cette initiative le commandant Georges Kohn. A vrai dire, informé de ce projet, il s'y serait vivement opposé.

« J'avais demandé à Kohn son autorisation pour le projet de percement du tunnel, pour faire évader le maximum d'inter­nés de Drancy. Il était donc parfaitement au courant de nos intentions. Il a refusé en me disant sèchement : " Je ne veux pas en entendre parler! " 3 3 »

En fait, lorsque les travaux de percement du tunnel commen­cèrent, Kohn n'était plus commandant du camp depuis deux mois et demi. Conjoint d'aryen, il avait été démis, puis envoyé travailler au camp d'Austerlitz 3 \

L'équipe du tunnel - ils seront jusqu'à soixante-dix avec un groupe permanent de quarante - a été constituée à partir des mêmes critères que ceux qui ont conduit Robert Blum à coop­ter ses collaborateurs et cette affirmation n'est pas hasardeuse. En effet, tous les membres de l'équipe sont français (à part deux ou trois étrangers occasionnels). Nombreux parmi eux sont des « cadres » ou des employés du camp. Si l'on analyse le rôle joué dans le camp par les quarante « permanents » du tun­nel, on y trouve une trentaine de fonctionnaires dont sept M.S., douze chefs de service et quatre chefs d'escalier.

Doit-on s'interroger sur la qualité de la cooptation des membres de l'équipe du tunnel? Les principaux chefs de ser­vice et les M.S. en sont la cheville ouvrière mais, dès lors, la mise en garde contre les évasions risquant de mettre en péril la vie de nombreux otages ne tient plus. Comment se fait-il que, en cette circonstance, le problème des éventuelles représailles

32. André Ullmo, « Témoignage sur la Résistance » in Le Monde Juif, n™ 3/4, sep­tembre 1964/mai 1965, page 15.

33. Entretien avec Raymond Trêves. 34. Voir au chapitre suivant.

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collectives ne se pose plus pour ceux qui commencent à creuser le tunnel? D'autant plus que certains des « cadres » avaient éga­lement des membres de leur famille présents dans le camp, éga­lement fonctionnaires parfois. Une réponse à ces interrogations est esquissée par André Ullmo, l'un des « Compiégnois » récem­ment arrivés à Drancy. Dans un long récit, il a cherché à accré­diter le projet d'évasion de masse par le tunnel:

« Notre but était de faire partir tous les internés du camp et ce dans la même nuit. Tous les gens valides ou malades, les jeunes ou les vieux, tout le monde devait partir. En raison même du principe de la responsabilité collective que les Alle­mands appliquaient à l'intérieur du camp, nous ne nous sen­tions pas moralement en droit de réaliser cette évasion pour quelques-uns seulement et faire courir aux autres des repré­sailles qui auraient été terribles...35 »

André Ullmo était bien placé pour savoir que les déportations constituaient déjà en elles-mêmes ces « représailles terribles » qu'il évoque dans son récit. Celui qui fut le secrétaire du lieute­nant-colonel Blum s'enferre pourtant dans des explications embarrassées en cherchant à démontrer qu'il aurait été facile de s'évader à quelques-uns. Pourquoi ne pas l'avoir fait? C'est là qu'intervient l'image qu'André Ullmo cherche à imposer dans son récit : l'évasion était une action de résistance !

«... Après la sortie du camp, nous avions mis au point la suite. Nous étions en rapport avec la Résistance de Drancy, les camions étaient prêts pour emmener les vieillards, des planques avaient été choisies, la plupart des gens avaient à Paris de la famille et des amis...36 »

Bien sûr, il restait quelques milliers de Juifs à Paris mais ceux-ci avaient déjà suffisamment de souci pour se « planquer » eux-mêmes. Quant à la Résistance organisée de Drancy, nous n'avons jamais su qu'elle était si importante en octobre et novembre 1943, au point de disposer de camions pour faire éva­der plus de 1 000 personnes. Qui pouvait disposer de camions à cette époque en dehors des autorités ou des services officiels du ravitaillement? A moins que André Ullmo ne fasse allusion aux camions affrétés par l'UGIF pour fournir au camp de Drancy les matériaux exigés par Brunner.

Cette affirmation ne paraît pas sérieuse. A la mi-septembre

35. André Ullmo, «Témoignage sur la Résistance». CDJC-DLXXII-50. 36. Idem.

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1943, le camp était, certes, loin d'être surchargé - moins de 1 000 internés - mais une question essentielle se pose : même si ces internés étaient presque tous français, comment les disper­ser rapidement, avant la découverte de la fuite, à supposer que l'opération connût la réussite? Il y avait, selon les estimations les plus basses environ 120 gendarmes qui gardaient le camp nuit et jour et qui se trouvaient à moins de 100 mètres de la sor­tie du tunnel. Est-ce que des structures d'accueil avaient été envisagées pour un si grand nombre de fugitifs? Est-ce que la Résistance avait été contactée?

Au-delà de ce questionnement, on peut à bon droit estimer que les « cadres » étaient inquiets. En effet, dès que la popula­tion du camp approchait à nouveau le chiffre de 2 000 internés, un convoi se préparait et, à chaque fois, le nombre de fonction­naires du camp diminuait. Ces privilégiés pouvaient donc craindre que leur propre déportation soit programmée lorsqu'ils seraient en surnombre par rapport à la population du camp. Tous étaient également bien placés pour comprendre que dès lors qu'il n'y aurait plus d'étrangers à déporter en priorité, le tour des Français viendrait.

Dans les premiers jours de septembre 1943, il n'y avait plus guère que 700 internés dans le camp et, parmi eux, 285 « cadres » et employés classés C 1. La décision de creuser le tunnel sera prise alors et, pour des raisons bien compréhen­sibles, les travailleurs du tunnel seront essentiellement recrutés parmi les C l . Grâce aux chefs de service, désormais tout acquis à un projet d'évasion, il sera possible d'avoir accès au matériel indispensable (le chef du service travaux et matériel, Roger Lévy, et son adjoint Claude Rain - plus tard M.S. - fai­saient partie de l'équipe, de même que le responsable des cor­vées Henri Schwartz). Les « cadres » étant la cheville ouvrière de l'opération, il sera également possible de lier des contacts à l'extérieur, tout en bénéficiant de la complicité muette du lieu­tenant-colonel Blum.

Ces réflexions ne sont en rien injurieuses. La logique nous conduit à les formuler. S'évader à quarante, cinquante ou même cent n'aurait pas posé de problèmes insurmontables et puis, l'équipe était unie et déterminée. A la mi-novembre, alors que le percement du tunnel était en voie d'achèvement, il y avait environ 1 800 internés au camp avec la menace rapide d'une nouvelle déportation. Outre la difficulté de faire évader un tel nombre d'internés, avec des femmes, des enfants et des

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vieillards, comment mettre autant d'individus dans la confi­dence? Le secret n'aurait pas été gardé longtemps. Il est déjà étonnant qu'à soixante-dix, la discrétion ait été assurée durant deux mois. Et puis, n'oublions pas la réaction de nombreux internés, craignant les sanctions, qui se seraient opposés au pro­jet, d'où sa découverte rapide.

Pendant que les quelques dizaines de candidats à l'évasion creusaient - les travaux allaient s'étaler de la mi-septembre à la mi-novembre - la population avait à plusieurs reprises approché les 2 000 internés et plusieurs convois de déportations avaient été formés. Les nouveaux arrivants ne pouvaient évidemment pas être mis dans la confidence. Impossible de songer à les pré­parer à une évasion.

Ces différents constats nous paraissent indispensables. La volonté d'évasion d'un petit groupe était parfaitement louable mais pourquoi s'acharner à vouloir démontrer que l'ensemble des internés aurait pu bénéficier de cette tentative? Il est clair qu'il s'agissait d'une entreprise montée par les privilégiés du camp pour des privilégiés. Dès lors, en cas de réussite, les repré­sailles collectives n'auraient concerné que des internés de la catégorie B, tous déportables en priorité...

Les détails techniques fournis par les principaux protago­nistes concordent. Le tunnel avait 1,20 m de haut et 0,60 m de large et il descendait à 1,50 m sous les caves de l'immeuble, trois équipes de travailleurs avaient été constituées, avec quinze à vingt personnes chacune selon les disponibilités :

« Nous faisions les 3 x 8 et une équipe était constamment occupée à tasser les déblais de terre que les autres s'activaient à extraire37. »

Les M.S. assuraient le guet et leur concours était des plus précieux. Comme Brunner avait fait entrer dans le camp des quantités de matériaux de construction très importantes, pour les travaux qu'il avait envisagés, ainsi que des outils en grand nombre, la tâche se trouva facilitée, mais cela ne suffisait pas. Il fallait constamment étayer pour éviter les éboulements et c'est ainsi que les planches des châlits disparaissaient fré­quemment. Le tunnel était éclairé grâce à des rallonges élec­triques, et un système d'aération avait également été installé.

37. Entretien avec Roger Schandalow, janvier 1990 (Roger Schandalow était chef d'escalier).

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Le 9 novembre 1943, 36 des 40 mètres prévus avaient déjà été creusés quand les nazis découvrirent l'entrée du tunnel.

« Peu avant d'aboutir, un interné reconnu aryen, qui avait été transféré à Compiègne, en parla de façon inconsidérée et, après des recherches assez longues, les Allemands trouvèrent l'entrée camouflée. Une dizaine de travailleurs furent repérés et torturés38. »

A la suite du bavardage imprudent de cet interné « aryen » au camp de Compiègne, les nazis menèrent rudement leur enquête. Avertis, les ouvriers du tunnel eurent le temps de se mettre à l'abri sans difficulté. Par manque de chance, l'un d'eux avait abandonné sur place des vêtements de travail avec un numéro matricule; il fut rapidement identifié. Il s'agissait du chef des corvées extérieures, Henri Schwartz. Affreusement torturé, il finit par parler et donner quelques noms (dix-neuf, selon Raymond Trêves).

Le 13 novembre 1943, une note de service sans signature ni provenance informait le camp que treize internés passaient de la catégorie C 1 à la catégorie B, c'est-à-dire déportables avec le premier convoi. Il s'agissait dans l'ordre de Robert Dreyfus (M.S.); Raymond Trêves (responsable du personnel); Henri Schwartz (chef des corvées extérieures); Kalifat Maurice (employé aux étuves et aux douches) ; Roger Schandalow (chef d'escalier); Claude Aron (responsable de la pharmacie); Robert Blum (commandant du camp) ; René Dreyfus (membre du triumvirat de commandement des M.S.); Paul Cerf (membre du bureau de commandement du camp); Raoul Rosenstiehl (chef du service de liaison avec les SS); Bernard Zylberman (M.S., responsable de la prison du camp) 3 9 . Quatre de ces hommes ne faisaient pas partie de l'équipe du tunnel : Robert Blum, Raoul Rosenstiehl, Paul Cerf et René Dreyfus.

Les nazis ne pardonnant pas à Robert Blum son mutisme, le commandant du camp fut mis en tête d'une liste de soixante-cinq « cadres » qui furent déportés par le convoi 62 du 20 novembre 1943.

Henri Schwartz ne résiste pas à la torture mais il ne fournit qu'une partie des noms de l'équipe, ceux des dix-neuf qui, par un concours de circonstance extraordinaire, se retrouvèrent dans le même wagon lors de leur déportation, parmi les

38. Témoignage de Jean Bader. CDJC-DCCVI-III (Jean Bader était membre du corps des M.S.).

39. CDJC-CCCLXXVIl-U.

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1 200 membres du convoi à destination d'Auschwitz. Certains de ces hommes purent dissimuler des outils dans leur maigre bagage. En pleine nuit, près de Lérouville, les dix-neuf tente­ront la belle et réussiront dans leur entreprise. Un seul sera repris et ramené à Drancy quelques mois plus tard. Les fuyards furent accompagnés par « deux indépendants » - comme le dit plaisamment Roger Schandalow - qui mirent à profit cette ten­tative pour s'évader également.

« Nous avions tous un béret basque solidement enfoncé sur la tête, avec des journaux à l'intérieur pour amortir le choc, mais nous nous en sommes tous généralement bien tirés 4 0. »

Raymond Trêves, l'une des chevilles ouvrières de l'opération, fournit quelques détails :

« C'est grâce aux frères Gerschel, qui étaient des colosses, que nous avons pu nous évader. Avec le peu d'outils que nous avions réussi à camoufler, ils avaient desserré les écrous fixant les barres du wagon et c'est ainsi que nous avons pu sauter tous les dix-neuf, plus un autre qui n'était pas de notre groupe mais qui est malheureusement passé sous le train. Cet homme a eu une jambe sectionnée mais, ramassé sur la voie et soigné à l'hôpital de Bar-le-Duc, il a pu en réchapper. Quant à notre dénonciateur, qui était dans le même wagon, il n'a pas sauté mais il est revenu de déportation41.»

Après la fin de la guerre, en 1945, une association des anciens du tunnel se constitua avec les fuyards et ceux de l'équipe qui n'avaient pas été déportés. Un document dactylo­graphié daté du 18juillet 1945 authentifie l'événement 4 2. Curieusement, à la fin des deux feuillets qui contiennent la liste des morts et des survivants de cette aventure, cette information inattendue : « En instance de départ pour l'Extrême-Orient, membres du brain-trust et service de sécurité ne pouvant assis­ter aux réunions, sauf convocation spéciale. » Qui sont ces membres du « brain-trust »? Il s'agit de trois anciens « cadres » très importants de Drancy, membres de l'équipe du tunnel mais qui n'ont pas été déportés. Suit également une autre précision : « Exclus du groupe jusqu'à nouvel ordre, l'ancien commandant Georges Kohn et Henri Schwartz. » Si ce dernier interdit peut se justifier car Georges Kohn s'était, semble-t-il, opposé à l'opé-

40. Entretien avec Roger Schandalow. 41. Entretien avec Raymond Trêves. 42. CDJC-CDLX1I-60.

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ration tandis que Schwartz avait fini par parler sous la torture, la restriction précédente ne peut avoir qu'une explication : entre les membres de l'équipe, la concorde ne régnait plus et il devait y avoir un cadavre dans le placard. Cette hypothèse trouve un début de confirmation dans l'article d'André Ullmo « Témoi­gnage sur la Résistance » déjà cité. En effet, l'auteur reprend la liste telle que présentée dans le document du 18 juillet 1945 et s'il conserve la formule « Membres du brain-trust et service de sécurité », il oublie curieusement la fin de la phrase « ne pou­vant assister aux réunions, sauf convocation spéciale ». Lorsque cet article est rédigé, vingt années ont passé et les possibles sus­pects, par un coup de baguette magique, sont devenus des grands chefs qui veillaient au bon déroulement des travaux sou­terrains. Cette dernière opération avait à l'évidence pour but de mettre entre parenthèses le fait que les trois hommes mention­nés sous l'appellation «brain-trust et service de sécurité» avaient surtout été des rouages importants de la bureaucratie internée de Drancy...

LE DERNIER WAGON

Parmi d'autres tentatives - il est difficile de toutes les réper­torier - la dernière, celle du 17 août 1944, vaut d'être contée rapidement. Avant de quitter Drancy avec ses SS, Brunner avait remué ciel et terre pour constituer un ultime wagon de déportation. Faute de pouvoir remplir un train entier avec les 1518 Juifs restant au camp, il partira avec une cinquantaine d'otages pris parmi des politiques ou résistants et des notables. Dans ce groupe, il y avait des personnalités déjà connues comme l'avionneur Marcel Bloch (le futur Dassault), le ban­quier Kohn, des militants de la Résistance comme Jacques Lazarus et un jeune homme de moins de vingt ans, Jean Fryd-man, qui s'était illustré quelques mois plus tôt en participant au commando chargé d'abattre Philippe Henriot, ministre de l'Information de Vichy 4 3 .

Un livre a été consacré à l'histoire de ce convoi 4 4 et s'il faut en retrancher l'aspect par trop romancé, un certain nombre de

43. Le hasard a voulu qu'une vingtaine d'années après ces événements, Jean Fryd-man devienne le patron du groupe de presse dans lequel travaillait alors l'auteur de ce livre.

44. Jean-François Chaigneau, Le Dernier Wagon (Julliard, 1981).

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détails collent parfaitement à la réalité. Ainsi, malgré la hâte avec laquelle Brunner avait constitué ce dernier convoi, rien n'avait manqué au spectacle, y compris la nomination du pitoyable « wagon-ordner », chargé de conduire ses compagnons jusqu'à la mort.

« Bruckler braille, Marguliès s'adresse à tous : - Il veut qu'on choisisse un chef de wagon. - Moi, lance une voix du côté des valises. J'ai été votre chef

de camp pendant quelque temps, c'est donc à moi de prendre la responsabilité du groupe.

- Toi, ta gueule ! Le " général " Frydman et Ernest ont crié ensemble, sans même se retourner.

- L'homme qui a parlé, Georges Schmidt, reste bouche bée. Il est foudroyé debout. Henri Pohorylès, le doigt tendu, lui porte l'estocade :

- Toi, reste dans ton coin et fous-nous la paix 4 5. » Dans cet ultime wagon, deux camps se révéleront dès les pre­

mières minutes : les partisans d'une tentative d'évasion et ceux qui manifestent leur hostilité à ce projet. D'un côté, les résis­tants et, de l'autre, les notables qui sont « outragés d'avoir à voyager avec des terroristes ». Les résistants préparent l'évasion à l'aide de quelques outils mais les notables tentent de les en dissuader, en leur expliquant que tous seront fusillés. Au bout de deux jours, le train n'a guère dépassé Soissons car les voies sont constamment bombardées par l'aviation alliée. Au cours du troisième jour, le moment le plus propice à l'évasion se pré­sente et Marcel Bloch décline l'invitation de s'évader que lui font les résistants : « Je suivrai le calvaire de la France jusqu'au bout » 4 6 dit-il. Le train n'est encore qu'à Laon. Le 21 août, vers une heure du matin, un peu avant Saint-Quentin, vingt des cin­quante et un derniers déportés juifs de France sautent du train et survivront à la guerre. Parmi ceux qui refusèrent de quitter le wagon, quinze dont Marcel Bloch reviendront des camps de la mort, les seize autres mourront en déportation.

Nous avons rapidement survolé quelques épisodes parmi les plus connus mais il est certain qu'à toutes les époques du camp de Drancy, le désir d'évasion a tenaillé bien des internés. Il n'y a pas eu un seul convoi de déportation où la volonté de s'évader ne se soit pas manifestée. De nombreuses tentatives se sont avé­rées infructueuses du fait de la garde vigilante montée par les

45. Le Dernier Wagon, page 55. 46. Le Dernier Wagon, page 173.

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gendarmes français. Ce qui est certain, c'est que jamais les 1 000 déportés d'un convoi ne se sont conduits comme des mou­tons que l'on menait à l'abattoir!

Il est difficile de conclure ce chapitre sans un peu d'humour. Théo Bernard nous a relaté une histoire dont il nous a garanti l'authenticité et qui prouve que, bien souvent, la dérision vient au secours de la détresse :

« Il y avait au camp un petit tailleur sans ressources, qui ne recevait pas de colis. Pour améliorer son ordinaire, il recousait les boutons. Il prenait pour ce service une somme assez ronde­lette et devant les protestations de ses clients, il expliquait : " Vous comprenez, les boutons, les aiguilles et le fil sont rares à Drancy et donc très chers. Il y aurait bien une solution qui consisterait à creuser un tunnel sous les barbelés pour aller chercher ces accessoires en ville et je pourrais alors remplacer les boutons à meilleur compte. " C'était dit sans la moindre trace d'humour et l'idée de l'évasion n'avait sans doute jamais effleuré ce pauvre diable4 7. »

47. Entretien avec Théo Bernard.

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VI

L E S A N N E X E S D U C A M P D E D R A N C Y

Dès son arrivée à Drancy, en juillet 1943, le SS Brunner avait eu la volonté de faire le tri entre les internés. Une prio­rité : séparer les conjoints d'aryens et les demi-Juifs du reste du troupeau. Cette obsession correspondait au comportement clas­sique des nazis face aux Mischling (les mélangés). Les conjoints d'aryens, hommes et femmes, avaient rapidement été classés dans une catégorie particulière, en compagnie des demi-Juifs qui se trouvaient au camp. Au cours du dernier trimestre 1943, après qu'une centaine d'hommes eurent été envoyés au «travail à l'Ouest», plusieurs centaines d'internés quittèrent Drancy pour les camps annexes : Austerlitz, Lévitan et Bas-sano.

Le camp Austerlitz était situé boulevard de la Gare, derrière les voies de la gare du même nom, à l'emplacement actuel des Grands Moulins de Paris, là même où doit s'édifier bientôt la future Grande Bibliothèque de Paris. Le camp Lévitan, du nom du célèbre fabricant de meubles, avait été installé dans les entrepôts et les six étages de ce magasin, au 85, faubourg Saint-Martin, près de la gare de l'Est. Le camp Bassano se trouvait dans la rue du même nom, près des Champs-Elysées.

A ces trois camps annexes, il convient d'ajouter le local UGIF du 60, rue Claude-Bernard, présenté comme un camp au cours du printemps 1944. Les rares internés de Drancy en voie de libération y étaient souvent envoyés Nous avons déjà noté que les bagages abandonnés par les déportés de Drancy étaient regroupés et triés rue Claude-Bernard. Il s'y trouvait une qua-

1. CDJC-CDXXV-17.

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rantaine d'hommes et de femmes. Deux notes de service des 3 et 4 mai 1944 signalent que deux internés de Drancy ont été transférés au centre UGIF de la rue Claude-Bernard et ensuite libérés.

A partir du mois de juillet 1943, l'hospice de la rue de Picpus et celui de la rue Lamblardie (proches de l'hôpital Rothschild) furent également considérés comme des camps d'internement par Brunner 2. Il y avait 40 hommes au camp Picpus et 248 internés dont 132 femmes au camp Lamblardie. De la même façon, l'hôpital Rothschild lui-même allait devenir un lieu d'internement provisoire.

Le camp de Saint-Denis recevait, semble-t-il, des internés venant de Vitte l 3 et ayant transité par Drancy. Dans diverses notes, c'est le « Kommando » de Saint-Denis qui est évoqué et des internés de Drancy y étaient ponctuellement envoyés pour certains travaux. Depuis Saint-Denis, un nombre non connu d'internés partirent travailler à La Rochelle, pour le compte de l'Organisation Todt.

Dès la mi-juillet 1943, une centaine d'hommes, conjoints d'aryennes les plus jeunes, allaient être expédiés à Querque-ville, près de Cherbourg, comme nous l'avons déjà noté pré­cédemment. Là encore, l'Organisation Todt bénéficia de cette main-d'œuvre gratuite. Les évasions se multipliant, ces « tra­vailleurs » furent rapidement mutés sur l'île anglo-normande d'Aurigny, avant de rejoindre des ouvriers juifs déportés de Bel­gique pour travailler aux fortifications de la mer du Nord dans la région du Boulonnais.

Régulièrement, les SS venaient chercher à Drancy des inter­nés pour des tâches et corvées les plus diverses, les plus dange­reuses parfois.

« Durant mon séjour à Drancy, une centaine d'hommes appartenant à la catégorie destinée à l'Organisation Todt furent désignés pour retirer les bombes à retardement à Noisy-le-Sec, à la suite d'un bombardement aérien. Je signale ce fait car au retour quinze hommes manquaient à l'appel. On peut affirmer que sur ces quinze absents, six ont été tués par des explosions de bombes, les restants ont profité de la

2. CDJC-CDXXV-9. 3. Le camp de Vittel « hébergeait » des internés possesseurs de passeports britan­

niques ou américains. Ceux qui avaient été envoyés à Drancy puis à Saint-Denis étaient des « douteux ». Sur ce sujet, se reporter à l'étude de Madeleine Steinberg, « Les camps de Besançon et de Vittel» in Le Monde juif a" 137 (janvier-mars 1990).

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panique pour se sauver. On ne savait pas lesquels sont morts et lesquels ont réussi à s'échapper4. »

Autres annexes de Drancy, les maisons d'enfants de l'UGIF, véritables centres de surveillance sous le contrôle du Judenrat français, où les enfants dits « bloqués » étaient de véritables otages, internés déportables par destination.

AUSTERLITZ

Dans les vastes entrepôts de ce camp ouvert en novembre 1943, environ 400 conjoints d'aryens - hommes et femmes -étaient assujettis à un travail pénible avec seulement deux poses de vingt minutes dans la journée 5 . La tâche consistait à remplir des wagons en partance pour l'Allemagne, avec pour cargaison diverses marchandises pillées dans les appar­tements juifs. Quotidiennement, les « travailleurs » d'Auster­litz déchargeaient des centaines de caisses amenées par camions entiers. Meubles précieux, vaisselle de grand prix, argenterie, montres et horloges, tapis, articles de maroquine­rie mais également linge, jouets, objets d'art, etc., arrivaient dans les salles de tri. Les internés, qui avaient le sens de l'humour, appelaient les « Galeries Austerlitz » leur lieu de travail.

Ils triaient ces marchandises par genre et par catégories de valeur, les emballaient dans d'autres caisses. Pour éviter le sabotage éventuel, chaque objet, chaque caisse, portait le matricule de l'interné qui avait procédé à l'emballage. Il n'était pas rare de voir des dignitaires nazis et leurs épouses venir à Austerlitz pour y faire leur marché. Une ancienne du camp précise même qu'au sous-sol se trouvait un rayon de livres interdits, « épurés », qui étaient mis à la disposition des amateurs.

Malgré la dureté du travail, les internés d'Austerlitz étaient relativement privilégiés, car ils avaient droit aux colis et le régime de discipline était moins dur. Néanmoins tous subis­saient la loi commune, les menaces de déportation (après une évasion particulièrement) et l'obligation de porter l'étoile jaune comme en témoigne une note émanant du service 14 de

4. Témoignage de André Cohen, déposé au CDJC, cité CCXVI-55. 5. D'après le témoignage de Muriel Schatzmann, publié dans Fraternité, du 24 octo­

bre 1945.

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l 'UGIF 6 , au chef du camp juif d'Austerlitz : « Nous vous ferons tenir sous peu les 200 étoiles 7 . »

André Cohen, qui travailla quatre mois comme porteur de meubles à Austerlitz, décrit simplement cet univers clos :

«... Mon travail consistait à remplir des wagons destinés à l'Allemagne, où on vidait des camions. On passait de dix à douze heures de travail. C'était un travail pénible et dur qui demandait une force physique constante. Pendant trois jours de la semaine, c'était l'arrivée des cars... Il fallait vider les cars et ranger les meubles. Nous étions 500 personnes à la gare, 400 hommes et 100 femmes. Celles-ci s'occupaient du triage et de l'emballage de la vaisselle. On était surveillé par des SS, une trentaine à peu près. Le Quai de la Gare était entouré et gardé par des soldats mongols. Ils étaient environ 80 5 .»

Le camp d'Austerlitz était régulièrement pourvu en nou­veaux « travailleurs ». C'est ainsi que le docteur Maurice Waj-denfeld arriva au Quai de la Gare en juin 1944. Son aventure est peu banale :

« Quand je suis arrivé au camp d'Austerlitz, les dirigeants cherchaient un interné pour occuper le poste de " cochon-nier ". Je me suis donc présenté. La porcherie était destinée à nourrir les SS du camp et les cheminots allemands qui avaient leur cuisine dans le dépôt. On m'avait immédiatement pré­venu : fais attention, si un cochon vient à crever, tu te feras descendre !

Au début, j'étais l'objet de la risée générale et les Alle­mands se moquaient de moi également. Il est vrai que mettre un Juif aux cochons, c'était pour eux une excellente plaisante­rie. C'est un Folksdeutsche slovaque du nom de Francisek, qui m'a appris à faire la litière des cochons et je devais avoir fière allure avec ma brouette et ma fourche. J'avais treize cochons à soigner : il y avait Churchill, Staline, de Gaulle, etc. 9. »

Cet emploi méprisé était un remarquable poste d'observation et Maurice Wajdenfeld, sous ses vêtements de travail crottés, pouvait lier de très bons contacts.

« Francisek qui m'avait pris en amitié m'a dit un jour : Maurice, il ne faut jamais quitter la France, la Pologne, c'est

6. Service de liaison avec la Gestapo par Léo Israélowicz jusqu'en juillet 1943. 7. CDJC-CDXXV-2. 8. Témoignage d'André Cohen. 9. Entretien avec Maurice Wajdenfeld.

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la mort. Et il m'a tout raconté. Je suis resté près de deux mois à Austerlitz à soigner mes cochons. Il y avait trois petits por­celets et un SS polonais m'a dit : ceux-là seront pour notre départ car la guerre est foutue !

Pour préparer le repas de mes cochons, il me fallait faire du feu et je prenais du bois dans le rebut des vieux meubles mais il y avait là, pêle-mêle, des commodes Louis XVI et toutes sortes de meubles de style. Quel gâchis mais il fallait une bonne nourriture pour mes cochons qui n'auraient même pas voulu manger ce que l'on donnait certains jours aux internés.

A chaque fois que l'on tuait un cochon, j'avais droit à un morceau, si je le demandais. Je disais : fergeissen nicht der Schweine futher10 et inévitablement, le charcutier improvisé me répondait : Sie sind dorch Jilde, is dorch Jiide verboten!11

Je prenais des risques en répondant à chaque fois, avec ce jeu de mot : les cochons de SS sont permis...1 2 »

Le récit de Maurice Wajdenfeld est souvent savoureux mais il nous a relaté un certain nombre d'épisodes bien moins réjouis­sants. En sa qualité d'interné relativement privilégié, il quittait parfois le camp d'Austerlitz en compagnie de ses gardiens.

«Le 31 juillet 1944, le cheminot Francisek ma dit: Mau­rice, tu viens avec moi parce que nous allons livrer deux cochons à Drancy, que Brunner nous a demandés. Nous sommes montés tous les deux dans la camionnette en compa­gnie du SS polonais, et moi je portais l'étoile jaune. Nous sommes allés à Drancy et c'est là que j'ai assisté aux prépara­tifs de départ du convoi où se trouvaient plus de 300 enfants.

Les Allemands qui m'accompagnaient n'ont pas apprécié et notre schupo, Lemberg, qui était l'adjoint du commandant d'Austerlitz, un SS du nom de Kochan, avait les larmes aux yeux. Le soir, quand nous sommes retournés à Austerlitz, les internés, à la suite de je ne sais quelle information, pensaient que la libération était imminente et il y avait un vacarme joyeux dans les chambres. A ce moment-là, le schupo Lem­berg est monté dans les chambres, très en colère, en disant : le porcher a été témoin de ce qui s'est passé ce matin à Drancy; vous êtes des sauvages de vous réjouir ainsi parce que vous sentez la fin de la guerre mais en ce moment un train roule vers l'Allemagne avec plusieurs centaines d'enfants qui, dans quelques jours, seront réduits en cendres l 3 . »

10. N'oubliez pas le porcher. 11. Mais vous êtes Juif et c'est interdit pour vous. 12. Entretien avec Maurice Wajdenfeld. 13. Idem.

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Le camp d'Austerlitz aurait pu devenir le Paradis des anti­quaires - si cette caverne d'Ali Baba n'avait pas représenté un centre de pillage organisé - et certains d'entre eux ne se sont pas privés d'y faire quelques incursions, la Libération venue.

« A Austerlitz, il n'y avait pas que des meubles. On y trou­vait aussi des tableaux de maîtres. Un jour, j'ai trouvé une toile du Douanier Rousseau mais j'ignorais encore le nom de ce peintre, ainsi que la valeur de son œuvre. Un type m'a dit, cache ce tableau dans la paille, c'est un Douanier Rousseau, ça vaut une fortune. Après notre libération de Drancy je suis retourné à Austerlitz mais les pillards étaient passés par là et ils avaient dû trouver beaucoup de choses pleines d'intérêt. Qui étaient les pillards? Peut-être des antiquaires qui avaient été mis au courant de la valeur des marchandises; peut-être des intermédiaires '4. »

Tout comme à Drancy, le camp Austerlitz avait sa hiérarchie internée - il en allait de même aux camps Lévitan et Bassano. L'ancien commandant juif de Drancy, Georges Kohn, avait été nommé à ce même poste à Austerlitz. D'après plusieurs témoins, il n'y avait pas de policier du style M.S. dans ces camps annexes mais d'autres soutiennent que le chef de camp était secondé par un service d'ordre juif et quelques mouchards que les internés s'efforçaient de rendre inoffensifs.

Adolphe Altman, n'était pas classé dans la catégorie « conjoints d'aryens » mais comme le camp avait besoin d'un mécanicien pour l'aménagement d'un monte-charge, il quitta Drancy. Il restera trois mois à Austerlitz - de novembre 1943 à février 1944 - avant d'être déporté avec quelques-uns de ses compagnons en représailles d'une évasion.

« A certaines périodes, le travail était très dur car le rythme d'arrivée des camions était tellement important qu'il nous fallait travailler jusqu'à 10 h du soir. Il n'y avait pas d'horaire; quand un camion arrivait, il fallait le décharger aussitôt. Malgré tout, le climat était plus détendu qu'à Drancy et les rapports entre internés plus chaleureux. Nous étions moins nombreux et tout le monde se connaissait. Nous étions tous logés dans le même grand hall, les hommes et les femmes étant séparés par une cloison constituée d'armoires anciennes 1 5. »

14. Idem. 15. Entretien avec Adolphe Altman, mai 1990.

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LÉVITAN

Situé à l'angle du faubourg Saint-Martin et du boulevard Magenta, le camp, dit Lévitan, servait également de centre de tri mais les marchandises qui y étaient entreposées étaient de moindre valeur. Les 200 internés, tous conjoints d'aryens ou demi-Juifs, y travaillaient dans des conditions assez pénibles. Sur ce mini-camp, les informations sont moins nombreuses et les témoignages plus rares. Même la plaque commémorative qui avait été apposée à l'entrée de l'immeuble, rappelant l'ancienne destination des lieux, a disparu au cours des années 1980. Bien qu'isolé de la maison mère, la répression y était tout aussi vive qu'à Drancy :

« A Lévitan, il y eut une déportation extrêmement pénible. Un jour, le chef nommé Zimmer ayant trouvé des couvertures qui lui semblaient en très bon état a cru que nous les avions prises au rayon pour nos lits et les a retirées. Une de nos cama­rades ayant reconnu la sienne s'est permise de la réclamer à ce chef qui, après l'avoir brutalisée, l'a envoyée à Drancy pour être déportée immédiatement... Il y eut quelques évasions. Nous avons été prévenues que quinze de nos camarades seraient déportées en cas d'évasion de l'un de nous 1 6. »

Adolphe Altman, qui a également participé à la remise en état d'un monte-charge au camp Lévitan, y était fréquemment conduit en renfort pour la journée.

« Il y avait environ 200 personnes dont une majorité de femmes, surtout des femmes de prisonniers. La nourriture n'était pas plus fameuse qu'à Austerlitz et nous n'avions pour repas que la soupe " dégueulasse " de l'UGIF. Dans les caisses qui arrivaient, il y avait parfois de la nourriture, particulière­ment des boîtes de conserves que nous planquions quand c'était possible. Le travail était très dur car les caisses de vais­selle qui arrivaient étaient très lourdes. Parfois, il y avait même des caisses de vins fins 1 1. »

16. Procès-verbal d'audition de Gilberte Jacob devant la Commission rogatoire pré­parant le procès de Nuremberg. CDJC-XV a-169.

17. Entretien avec Adolphe Altman.

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BASSANO

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Dernier camp parisien parmi les trois annexes de Drancy, Bassano avait été implanté dans la rue du même nom dans un immeuble ancien. C'était l'ancien hôtel particulier de la famille Cahen d'Anvers réquisitionné par l'armée allemande dès la fin de 1940. Les locaux avaient été convertis en ate­liers où travaillaient environ soixante ouvriers et ouvrières de l'habillement: fourreurs, tailleurs, couturières. Sous la sur­veillance de contremaîtres attentifs, les ouvriers confection­naient des vêtements de cuir et de fourrure pour les soldats du front russe. De même, les épouses des nazis de haut rang venaient à Bassano pour y trouver le dernier tailleur à la mode de Paris.

Peu d'informations sur ce camp et pas de témoignages. Quel­ques rares archives témoignent de l'existence de ce lieu de tra­vail forcé. Le 29 mars 1944, le responsable interné du camp Bassano réclamait cinquante étoiles jaunes et cinq cents timbres à 1 , 5 0 F 1 8 . Le 6avril 1944 une liste du «personnel» mentionne cinquante internés : vingt-cinq hommes et vingt-cinq femmes. Parmi d'autres informations disparates, nous avons pu relever le nom du chef du service d'ordre juif de ce camp, Maria Weill. Vers la mi-juin 1944, les deux frères Geissman s'évadèrent au cours d'un transport en autocar vers le camp de Drancy.

Les trois camps satellites de Drancy virent leur activité ces­ser quelques jours avant la libération de Paris. Le 31 juillet 1944, après le départ du convoi 77 qui emmenait 1 300 dépor­tés vers Auschwitz, il ne restait plus qu'environ 800 Juifs à Drancy. Même pas de quoi constituer un convoi avec les 1 000 déportés indispensables à Brunner. Le 12 août 1944, les 750 « travailleurs » d'Austerlitz, Lévitan et Bassano furent rapatriés à Drancy pour être déportés à leur tour, leur qualité de « conjoint d'aryen » n'étant plus une protection. Tout était pré­paré pour le départ de ce convoi mais, les armées alliées appro­chant de Paris, les cheminots s'étaient mis en grève et le réseau ferroviaire était complètement désorganisé. Il y avait alors à Drancy plus de 1 500 internés dont 51 otages seraient déportés le 17 août 1944.

18. CDJC-CDXXV-6.

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L'HÔPITAL ROTHSCHILD

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Les nazis considéraient l'hôpital Rothschild et ses dépen­dances comme autant de camps de concentration. L'hôpital était un vivier de déportables où l'on venait chercher, selon les besoins, les fous ou les grabataires, les femmes relevant de couches ou les jeunes enfants contagieux.

Dès le mois de décembre 1941, le directeur des affaires sociales de la préfecture de la Seine s'adressait à la direction de l'hôpital Rothschild pour lui demander d'accueillir les malades du camp de Drancy jusqu'alors traités dans les établissements de l'Assistance publique et plus particulièrement à l'hôpital Tenon. (La Fondation Rothschild disposait elle-même de plu­sieurs annexes : un orphelinat avec des enfants rapatriés de Berk-Plage, un asile de vieillards situé rue Lamblardie, derrière l'hôpital et l'hospice Picpus.)

Le 12 décembre 1941, la direction de l'hôpital était informée qu'elle devait mettre rapidement 140 lits à la disposition de la préfecture de police. Ces lits devaient être répartis entre les dif­férents services de l'hôpital, à l'exclusion des grands conta­gieux, des aliénés et des tuberculeux bacillaires 1 9 . Il est vrai que durant les mois d'octobre et de novembre 1941, les évasions s'étaient multipliées depuis l'hôpital Tenon. Le 11 avril 1942, une conférence a lieu à l'hôpital Rothschild, réunissant des hauts fonctionnaires de la préfecture de police, en présence de l'amiral Bard, préfet de police. Il s'agissait d'envisager les mesures proposées - à l'insu de la direction des affaires sociales de la préfecture de la Seine - pour prévenir les évasions. Au cours de cette réunion, le directeur des affaires sociales, Reverdy, refuse de s'associer directement ou indirectement à toute mesure de police. Néanmoins, les fonctionnaires de la pré­fecture de police vont adopter un certain nombre de mesures proposées par Armand Kohn, secrétaire général de la Fondation Rothschild.

1) Grouper les internés hospitalisés dans les pavillons 7, 8 et 9 de l'hôpital.

2) Ces bâtiments seront isolés par un réseau de fil de fer ou par un grillage.

3) Réalisation d'une fermeture effective des accès des pavil­lons isolés par les sous-sols.

19. CDJC-XX-2.

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4) Limitation au rez-de-chaussée de la descente de l'ascen­seur.

Un rapport du docteur Halfon, directeur de la Fondation Rothschild jusqu'à son arrestation et son évasion au début de l'été 1942, permet de faire le point sur cette période où la police française gardait un œil vigilant sur l'hôpital. Immédiatement, le docteur Halfon fait une déclaration de principe : « Oui, j'ai été à Paris le premier anti-UGIF 2 0 . » C'était une prise de posi­tion courageuse en des temps où l'espoir n'était pas encore per­mis. Il ajoutait :

« De même que grâce à des fonctionnaires couards ou ambi­tieux, les Allemands purent tenir, contrôler, recenser, pressu­rer un département avec une poignée d'hommes, de même, l'UGIF permit à quelques hitlériens d'arrêter, surveiller, administrer, déporter même une centaine de milliers d'Israé­lites 2 1 . »

Le docteur Halfon, confronté à l'UGIF qui faisait la pluie et le beau temps à l'hôpital Rothschild depuis que cette institution contrôlait toutes les œuvres juives, savait bien quel était le dan­ger couru. Non seulement pour lui mais surtout pour les nom­breux malades reçus à l'hôpital. Face à la double tutelle des préfectures et de l'UGIF, le directeur de la Fondation Roth­schild devait jouer serré. Tout d'abord, il limitait les entrées de malades encore en liberté pour augmenter progressivement le nombre de malades qu'il était possible d'arracher au camp de Drancy. De plus, tous les efforts étaient entrepris pour obtenir la mise en liberté des malades les plus gravement touchés. Face à cette détermination, une partie du corps médical faisait le gros dos et s'opposait même à cette politique par crainte des représailles.

« L'afflux de nombreux malades, alors que les premiers arrivés n'étaient pas en état de retourner au camp et n'étaient d'ailleurs réclamés par aucune autorité, devait entraîner l'occupation par les internés de Drancy d'autres pavillons réservés jusque-là au recrutement des malades libres. Mais l'opposition de certains chefs de service et de M. Langlois2 2

fut inébranlable et incompréhensible23. »

20. CDJC-CCXXXIII-48. 21. Idem. 22. Ce docteur Langlois étant le nouveau secrétaire général de l'hôpital, nommé à ce

poste par l'administration de tutelle. 23. CDJC-CCXXXIII-48.

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Plusieurs chefs de service, dont les noms sont cités dans ce rapport, refusèrent l'accès de leur pavillon aux malades venant de Drancy. Malgré cette « coalition », selon l'expression du doc­teur Halfon, les médecins résistants purent imposer la présence à l'hôpital Rothschild de plus de trois cents malades venant de Drancy, courant 1942, contre une soixantaine à la fin de 1941. Par la suite, contraint à la démission, puis revenant sur cette décision, le docteur Halfon ne put empêcher la préfecture de la Seine d'exiger le retour à Drancy de nombreux malades, malgré la convention établie avec cette administration. Tous les efforts entrepris étant annihilés, suite à « la complaisance écœurante de M. Hertz et au désir de certains d'être bien notés par le doc­teur Tisné, médecin collaborateur de Drancy, alors que les mal­heureux n'étaient parfois réclamés ni par la préfecture ni par les autorités allemandes 2 4 . »

Après avoir signifié à ce docteur Hertz qu'il était « plus féroce que les Allemands », le docteur Halfon relate comment il s'est démené pour que cessent les brimades envers les internés hospitalisés et que les menottes ne leur soient pas passées lors des transferts. Faut-il insister sur la veulerie de certains méde­cins qui, contre l'avis du docteur Halfon, signaient tous les exéats exigés par Dannecker?

Vint la période Brunner, quand l'hôpital Rothschild fut trans­formé en un véritable camp de concentration. Nombreux sont les témoignages sur cette époque et les commentaires ne sont pas tendres à l'égard de certains médecins peu disposés à déplaire à l'UGIF ou aux nazis qui contrôlaient désormais l'hôpital.

« Le 3 juillet (1943), en fin de journée, deux hommes se pré­sentèrent aux inspecteurs de police qui assuraient la surveil­lance de l'hôpital Rothschild et les mirent au courant de leur mission. Ils venaient de Drancy avec les pouvoirs de Brunner. Juifs anciens combattants, ils étaient chargés d'organiser le transfert au camp d'un certain nombre de malades. Ce trans­fert devait se faire sous la surveillance effective du capitaine Brunner qui tenait à se rendre compte lui-même des disposi­tions prises. L'on se mit à l'ouvrage. L'autorité nazie avait décidé que 70% des internés hospitalisés retourneraient à Drancy. L'on se récriait, il y avait des blessés intransportables, des grands malades, des femmes qui venaient d'accoucher. C'était impossible. L'attitude des délégués de Drancy était

24. Idem.

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curieuse. Ils se montraient inflexibles mais l'un d'eux, un nommé Meyer, se taisait; il eût tout voulu concilier; il cher­chait à se faire pardonner le rôle qu'il jouait avec une répu­gnance évidente; l'autre, un certain Hartmann, semblait déjà avoir gagné personnellement la bataille de Sedan et rédigé le statut hitlérien des Juifs. Il parlait haut, il s'écoutait, il tran­chait, il ironisait non sans insolence, il donnait des ordres et ne supportait pas qu'ils fussent discutés; il se mouvait à l'aise dans cette question de bétail avarié mais, surtout, il n'était pas peu fier de déclarer aux policiers de profession que leur rôle était terminé, qu'ils n'avaient qu'à obéir avant de disparaître et que dorénavant tout marcherait à la baguette car lui, Hart­mann... 2 5 »

Revenons rapidement au rapport Halfon qui ne fait que confirmer bien des témoignages et singulièrement celui de Charles Reine. En premier lieu, dès le mois de juillet 1943, la nouvelle administration de l'hôpital allait fournir la liste des malades étrangers à la police et, quelques jours plus tard, les malheureux recensés seront sortis de leur lit et transférés dans les pavillons affectés aux pavillons de Drancy. Ensuite, des membres du personnel administratif, alléchés par une solde plus avantageuse, devinrent policiers (à l'instar des M.S. de Drancy). Ces policiers étaient porteurs d'un brassard avec l'ins­cription « Service d'ordre F.d.R. ». Détail insolite, ces policiers étaient porteurs de matraque, ce qui ne fut jamais le cas pour les M.S. de Drancy. Pour parfaire la surveillance, les pavillons des malades internés furent entourés de fils de fer barbelés et l'installation d'un câble à haute tension fut même envisagée. Autre détail : en cas d'évasion, les « policiers » qui rattrapaient les évadés se voyaient attribuer des primes. C'est donc avec une certaine mélancolie que le docteur Halfon devait conclure son rapport :

« Une fois encore, ces mesures n'étaient pas envisagées par les Allemands, ni par la préfecture. Bien mieux, si bizarre que cela puisse paraître, c'est Brunner, le triste officier allemand, qui exigera la suppression des barbelés et des matraques. Tout cela n'est qu'une preuve de l'avilissement humain auquel conduit la peur et la compromission en matière de dignité et d'honneur16. »

25. Charles Reine, Sous le signe de l'étoile, pages 213 et 216. 26. CDJC-CCXXXIII-48.

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Immédiatement après la Libération, un autre médecin de Rothschild, le docteur Elbin, rédigeait un rapport intitulé « Aspects de l'hôpital Rothschild sous l'occupation nazie » 2 7 :

« Sous l'occupation allemande, l'indignité, comme partout ailleurs, a également sévi à l'hôpital Rothschild. Durant ces quatre affreuses années, j'ai été le témoin de faits graves et je me rendrais coupable de complicité si je gardais le silence à ce sujet. C'est pour libérer ma conscience et infor­mer ceux qui président à la santé morale de l'hôpital que j'ouvre ce dossier. Ce n'est d'ailleurs qu'un simple cri d'alarme car seuls quelques faits isolés se présentent à ma mémoire. Seuls les déportés étant passés par l'hôpital Roth­schild pourraient, s'ils revenaient, tout dire et se dresse­raient en accusateurs28. »

Après avoir rappelé les mesures policières déjà décrites ?ar le docteur Halfon et diverses lâchetés face aux fonctionnaires de la P.P. et aux SS, le docteur Elbin signalait quelques initiatives prises par le service chirurgical de l'hôpital, sans même que la direction et encore moins les nazis les aient exigées. Par exemple, pour isoler davantage les internés en traitement, des planches allaient être clouées sur les portes extérieures des pavillons, plus un verrou extérieur mis en place pour augmenter la sécurité (c'est-à-dire juguler les tentatives d'évasion). Bien plus, le chef du service de chirurgie devait ordonner aux méde­cins internes de coucher à tour de rôle dans les salles, en leur expliquant : « En cas d'évasion, c'est vous qui serez respon­sables et non pas moi ! » Ces mesures préventives, cette coerci­tion spontanée, ne pouvaient que satisfaire les nazis.

Les directives de l'administration hospitalière mises en place avec l'assentiment des nazis n'étaient plus guère contredites. Le 27 août 1943, à la suite d'évasions répétées, le directeur de la Fondation Rothschild - Henri Dupin - annonçait un certain nombre de mesures : restriction des visites, censure du courrier, etc. A cette occasion, Dupin ajoutait:

« Je compte sur la vigilance du personnel et sur l'esprit de discipline et de solidarité des internés eux-mêmes pour éviter le retour de pareils faits pouvant être grandement préjudi­ciables, non seulement à ceux qui les accomplissent mais à l'ensemble des internés et au personnel tout entier 2 9. »

27. CDJC-CCXXXIII-49. 28. CDJC-CCXXXIH-49. 29. CDJC-XX-2.

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Cette mise en garde énergique était entendue par le secré­taire général de la Fondation Rothschild, Armand Kohn. Le 15 novembre 1943, il manifestait son esprit de soumission à son tuteur Dupin :

«Monsieur le Directeur, Il y a lieu d'essayer, dans la mesure du possible, de mettre

un terme aux agissements de certaines personnes mal inten­tionnées qui placent la collectivité en fâcheuse posture. Je vous prie de bien vouloir soumettre les dispositions ci-après à M. Delépine, inspecteur-chef de la brigade de police de sur­veillance Faralicq3 0 et de les mettre en application dès les plus prochains jours de visite aux hospices Rothschild. Dès que M. Delépine en sera informé, vous voudrez bien faire part de votre décison à MM. les directeurs des hospices.

Mesures de renforcement des contrôles 1) Il sera procédé à la visite des colis portés par tous visiteurs sans exception. 2) Inscription de l'identité de tous les visiteurs, sans exception ni réserve (UGIF comprise).

... Il ne sera pas répondu aux questions posées par les visi­teurs sur l'objet de cette mesure de contrôle31. »

Le 8 février 1944, Permilleux, directeur de la police judiciaire, exécutant les ordres de la Gestapo, nommera un employé « aryen » de l'hôpital aux fonctions d'agent de liaison entre la Fon­dation Rothschild et la police allemande 3 2 . Au fil des mois, mal­gré le comportement courageux de quelques médecins et chefs de service, l'hôpital Rothschild deviendra un véritable camp de concentration avec ses malades placés sous haute surveillance. Brunner exigera et obtiendra que les aliénés eux-mêmes soient extraits de l'hôpital et transférés à Drancy pour être déportés.

LES MAISONS D'ENFANTS DE L'UGIF

Dans la région parisienne, l'Union générale des Israélites de France avait augmenté la capacité d'accueil de certaines des maisons d'enfants dont elle avait la charge. De nouveaux «homes» avaient été ouverts après la grande rafle des 16 et

30. L'agence Faralicq était une officine privée qui avait fourni treize de ses agents pour assurer la surveillance des pavillons réservés aux internés à l'hôpital Rothschild.

31. CDJC-XX-2. 32. Idem.

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17 juillet 1942. En plus des quelque 4 000 enfants arrêtés et déportés rapidement, quelques centaines d'autres allaient être confiés à l'UGIF. Plus tard, 150 à 200 enfants internés à Drancy seront « libérés » et placés sous haute surveillance dans ces « homes » proches de la maison de redressement ou du péniten­cier pour enfants. Dans ces maisons - il y en avait une douzaine à Paris et en proche banlieue - , les pensionnaires étaient classés en deux catégories : les enfants dits libres et les enfants « bloqués ». Une note de synthèse rédigée après la Libération par d'anciens dirigeants de l'UGIF fait le point sur ces maisons 3 3 .

Malgré les rafles, un certain nombre d'enfants avaient pu échapper au zèle des policiers français et étaient à l'abri dans des familles non juives. D'autres, inexplicablement, étaient res­tés en liberté ou, plus rarement, relâchés 3 4 . Très rapidement, l'UGIF avait donné toute la publicité possible à un communi­qué n'ayant d'autre ambition que de regrouper tous ces enfants qui, le plus souvent, étaient en sécurité :

«Avis important. Nous constituons à l'Union générale des Israélites de France

un fichier central de tous les enfants juifs dont les parents ont été arrêtés ces jours-ci. Si ces enfants ont été recueillis par un organisme privé ou par des familles particulières et que vous en ayez connaissance, nous vous prions de bien vouloir les signaler immédiatement car il est porté à notre connaissance que quel­ques enfants se sont trouvés égarés » 3 5

Il faut être clair. Si ces enfants se trouvaient dans des familles particulières ou des organismes privés, ils n'étaient pas égarés. Le but de l'UGIF était de regrouper ces enfants et, en tout cas, d'évi­ter « les placements intempestifs », c'est-à-dire dans des familles ou des organismes non juifs. Dans leur plaidoyer, les ex-dirigeants de l'UGIF décrivaient les deux catégories d'enfants :

«A) Les enfants bloqués étaient: 1) Des enfants ayant fait l'objet d'arrestations, puis ensuite libérés par les Autorités Allemandes3 6 et confiés pour être placés dans des maisons de l'UGIF.

33. CDJC-CDXXX-39. Se reporter également à notre livre : Des Juifs dans la colla­boration, pages 231 à 264.

34. Ce devait être le cas de l'auteur de ces lignes. 35. CDJC-XLVII-27. 36. Cette révérence des lettres majuscules pour «autorités allemandes » rappelait

l'habitude qu'avaient prise les dirigeants de l'UGIF durant l'époque de leur mandat, alors qu'aucune règle grammaticale ne l'exigeait, d'où cette abréviation « A.A. » que l'on retrouvait dans nombre de circulaires de l'UGIF de 1942 à 1944.

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2) Des enfants arrêtés en province et séparés alors des parents par les Autorités locales et dirigés sur Paris par les soins de la Croix-Rouge pour être remis à l'UGIF. 3) Enfants ayant fait l'objet de mesures d'arrestations par la préfecture de police et dirigés sur l'UGIF, au lieu d'être diri­gés sur Drancy. 4) Enfants libérés de Drancy sur notre intervention comme enfants isolés, c'est-à-dire n'ayant aucune famille au camp, ou que nous parvenions, avec l'aide de la police judiciaire, à faire reconnaître comme tels.

Ces enfants devaient rester dans nos maisons sous le contrôle théorique de la Police judiciaire et des Autorités Allemandes, contrôle qui pratiquement, ne fut jamais exercé et qui permit ainsi à l'UGIF d'en disperser un très grand nombre3 1.

B) Les enfants libres étaient des enfants confiés par les familles qui désiraient - pour des motifs légitimes - dispa­raître de la circulation et pour lesquels ces enfants auraient constitué une grosse charge.

Enfants abandonnés lors d'arrestations et cachés chez des voisins ou des concierges, dont ceux-ci - malgré l'offre de l'aide pécuniaire qui leur était faite - ne voulaient pas conti­nuer à en assumer la charge.

Nous avons donc cherché, en vue de détourner le contrôle, à multiplier ces Maisons en formant des groupes aussi réduits que possible (malgré les instructions répétées qui étaient don­nées de faire des groupements importants) et ensuite faciliter leur dispersion38. »

Suivait une comptabilité embarrassée sur les actions de dis­persion des enfants. S'il est vrai que l'UGIF avait placé des enfants dans un certain nombre d'institutions religieuses, parti­culièrement chez les sœurs de Notre-Dame de Sion, il en allait rarement de même pour les enfants dits « bloqués ». Le docu­ment aborde ensuite les rafles du mois de juillet 1944 dans les maisons de l'UGIF - passant pudiquement sur les rafles qui avaient déjà frappé un certain nombre de ces établissements en

37. C'est une contrevérité évidente car plus de 300 enfants allaient être arrêtés à la fin du mois de juillet 1944 dans les maisons de l'UGIF. Il est également habituel de faire l'impasse sur la maison dite « colonie de vacances » d'Izieux (dans l'Ain) où des enfants rassemblés et non dispersés avaient été raptés par les SS de Barbie après que l'UGIF eut refusé de les disperser comme le demandaient les organisations de résis­tance.

38. CDJC-CDXXX-39.

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1943. Ce rapport évoque la rafle dans les maisons de La Varenne, Neuilly ou rue de Montevideo à Paris, mais le rédacteur anonyme ne mentionne pas que les SS s'étaient également intéressés à l'école Lucien-de-Hirsch rue Secrétan, à l'école du Travail, rue des Rosiers, à la maison de Montreuil et à celles de Saint-Mandé ou de la rue Vauquelin. Le chiffre de 220 enfants arrêtés dans la nuit du 21 au 22 juillet est fourni avec ce commentaire :

« Ce chiffre trop important hélas ! est réduit, si l'on consi­dère le nombre total des enfants passés dans nos maisons et il illustre le travail opéré pour la dispersion d'une enfance en danger3 9. »

En acceptant de se faire les geôliers des enfants « bloqués » et des autres d'ailleurs les dirigeants de l'UGIF ont pris une lourde responsabilité. Ensuite, ayant mis le doigt dans un engre­nage irréversible, ils répondirent sur leur tête du maintien de ces enfants dans les maisons, véritables otages à tout instant disponibles pour une rafle.

Il n'était déjà plus question de libérer ces enfants et les direc­teurs des maisons de l'UGIF veillaient au grain pour éviter les évasions. De la même façon, les familles ne pouvaient plus en demander la garde. Une lettre d'André Baur, vice-président de l'UGIF, à la 3 e direction de cet organisme à Chambéry, le 28 juin 1943, témoigne de l'imbroglio dans lequel l'UGIF s'était englué :

« Je viens vous donner des nouvelles des enfants Henri et Ida Bialek, hébergés dans notre centre Lamarck. Étant donné que ces enfants sortent d'un camp, ils sont bloqués dans notre maison et ne peuvent vous être envoyés. Je le regrette mais vous pouvez informer la famille qu'ils sont parfaitement soi­gnés et qu'elle n'ait pas d'inquiétude à leur sujet 4 0. »

Pas d'inquiétude mais les enfants de la rue Lamarck, trans­férés à l'école Lucien-de-Hirsch, rue Secrétan, après le bom­bardement du X V H F arrondissement, à Paris, y seront raflés en juillet 1944. Certes, on ne pouvait pas le prévoir, mais la duplicité des dirigeants de l'UGIF était telle que la naïveté ne peut même plus être évoquée. Deux lettres de Georges Edinger, alors président général de l'UGIF, au commissaire général aux Questions juives, en juillet 1944, donnent une idée approxima­tive du comportement des dirigeants de cette officine :

39. Idem. 40. CDJC-CDXXIV-2.

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24 juillet 1944 « J'ai le regret de devoir vous informer, à toutes fins utiles,

qu'à la suite d'une opération effectuée par les Autorités du camp de Drancy, dans la nuit du vendredi 21 au samedi 22 juillet, les enfants et le personnel des maisons d'enfants de l'UGIF ont été conduits au camp de Drancy. Cette mesure a affecté les établissements suivants : - Secrétan 80 - Montreuil 25 - Louveciennes 50 - École du Travail 8 - Vauquelin 32 - Saint-Mandé 20

Dans la nuit de samedi à dimanche - La Varenne 27

En outre, le personnel de surveillance41 de nuit et de direc­tion de ces établissements, environ 30 » 4 2

A la suite de ces arrestations, et sur les instances de militants de la Résistance, les jeunes enfants de la pouponnière de Neuilly avaient été dispersés mais les dirigeants de l'UGIF en avaient éprouvé une telle frayeur, quant à leur propre sécurité, qu'ils avaient rapidement fait réintégrer ces enfants qui étaient pourtant en sécurité. Le 27 juillet 1944, Georges Edinger écri­vait à nouveau au CGQJ :

« Faisant suite à ma précédente lettre concernant les mai­sons d'enfants de l'UGIF, j'ai l'honneur de vous informer que les enfants hébergés à notre maison de Neuilly ont été l'objet d'une mesure administrative par les Autorités du camp de Drancy, mardi 25 courant, au nombre de seize.

Nous n'avons eu à déplorer aucune mesure envers le person­nel de cette maison 4 3. »

Il fallait être dépourvu de tout sens commun pour oser affir­mer, après la Libération :

«Nous eûmes à déplorer un peu moins de 10% d'enfants arrêtés, ce qui, une fois encore, n'est même pas la proportion moyenne subie par les organisations " aryennes " de camou­flage ou juives de résistance44. »

41. Le langage utilisé par les bureaucraties de l'UGIF n'était jamais innocent et ce mot de « surveillance » correspondait effectivement à la situation des enfants dits « blo­qués ».

42. YIVO-UGIF-CXI-1. 43. Idem. 44. CDJC-CCXVI-151.

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Ces grands résistants, qui eurent à déplorer 10 % de perte, comme disent les militaires, n'hésitaient pas à conclure l'un de leur document sur « la protection de l'enfance en détresse » avec cette affirmation pleine d'impudence : « L'UGIF a été la plus importante organisation de résistance juive, semi-officielle, semi-clandestine 4 5. »

A propos des arrestations d'enfants « bloqués » en compagnie d'enfants « libres », les dirigeants de l'UGIF expliquaient sur le mode embarrassé : « Il semble que le SS Brunner ait agi de son autorité personnelle, sans même en référer aux autorités de Paris pour une telle initiative... » Et puis encore :

«A nos réclamations tendant à obtenir la libération des enfants non bloqués, le SS Brunner a d'abord refusé de reconnaître qu'il pouvait exister des Juifs libres, que si les parents se présentaient au camp de Drancy pour réclamer leurs enfants, ce qui justifierait leur situation de libres, ceux-ci seraient rendus à leur famille. C'est ainsi que sept enfants de trois familles furent libérés4*. »

Comment s'étonner qu'après la Libération de nombreux Juifs résistants aient demandé que les dirigeants de l'UGIF soient traduits en justice?

Il est difficile de chiffrer exactement le nombre de ces enfants « bloqués », à la suite de leur libération provisoire du camp de Drancy. C'est essentiellement entre le mois d'octobre 1942 et la fin du mois de juin 1943 que la préfecture de police (Service François) devait accepter de confier ces enfants à l'UGIF, à condition que leur statut soit bien plus celui de pri­sonniers que d'enfants vivant librement. Durant cette période, Léo Israélowicz (chef du bureau de liaison de l'UGIF avec la Gestapo) envoyait régulièrement cette lettre-type au policier François, directeur du bureau juif de la P.P. :

« Monsieur le directeur, Nous nous permettons de vous faire remettre une liste

signée par SS Haupsturmftihrer... concernant des enfants iso­lés se trouvant actuellement au camp de Drancy et qui sont à libérer. Nous vous saurions gré de bien vouloir donner des ins­tructions nécessaires à ce sujet 4 7. »

45. CDJC-CDXXX-41. 46. CDJC-CDXXX-39. 47. CDJC-CDXXIV-44.

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Suite à ces lettres, le directeur François remettait les enfants à une assistante sociale de l'UGIF qui les conduisait dans une des maisons de cette institution. Combien y a-t-il eu de ces enfants provisoirement libérés? Au CDJC, nous avons retrouvé des ordres de transfert dans les maisons de l'UGIF concernant 121 enfants âgés de deux à seize ans. Au fil des recherches, nous avons pu retrouver quatre d'entre eux mais il y a certaine­ment eu d'autres rescapés. Ce qui est certain par contre, c'est que la grande majorité de ces enfants « bloqués » ont été raflés et déportés le 31 juillet 1944, quand ils n'ont pas eu la chance de s'évader des «homes» de l'UGIF.

Nous avons pu rencontrer l'un de ces rescapés. Il ne s'est jamais totalement remis de son aventure et ses souvenirs de Drancy - il avait alors douze ans - sont à la mesure de l'horreur que peut ressentir un enfant à la dérive :

« Je suis resté à Drancy de novembre 1942 à février 1943. De ces quelques mois, il me reste quelques rares souvenirs pré­cis. Je me souviens particulièrement de ces clôtures qui étaient fixées au centre de la cour. Ces jours-là, il y avait des appels dans les escaliers et des internés descendaient pour être immédiatement dirigés vers cet enclos que je voyais se remplir et brusquement se vider. Ensuite, des camions arrivaient, on y chargeait les clôtures et la cour redevenait vide, comme s'il ne s'était rien passé. Ces rassemblements pour les déportations étaient comme autant de tourbillons de gens qui descendaient des chambres avec leurs valises et qui ne revenaient plus... »

David O. (il n'a pas jugé nécessaire que l'on publie son nom) est arrivé dans le centre UGIF de la rue Lamarck en février 1943 où il aura le statut d'enfant «bloqué»:

« Nous avons été accueillis par les enfants comme des res­suscites, comme des miraculeux. Sortir du camp de Drancy, ce n'était pas banal. Rue Lamarck, ce n'était pas une maison d'enfants. On peut qualifier ce lieu comme un centre de sur­veillance, de rétention, où la police voire la Gestapo pouvaient venir effectuer des rafles.

Dans cette maison, puis plus tard à l'École du Travail de la rue des Rosiers où j'avais été transféré, c'était l'ambiance d'un internat où nous vivions avec la peur au ventre4 8. »

Quelles étaient les possibilités de l'UGIF pour sauver ces enfants qui n'avaient plus de famille, plus de statut social, plus d'avenir? A peu près nulles. Plus simplement, il aurait déjà été

48. Entretien avec David O. (avril 1990).

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nécessaire de ne pas les regrouper. La répression frappait aveu­glément mais la concentration des enfants facilitait la tâche des bourreaux. Une fois sortis de Drancy, ces enfants auraient dû être dispersés mais si grande était la peur des dirigeants de l'UGIF, si forte, leur crainte de sortir de la légalité, que les enfants « bloqués » étaient condamnés à l'avance. Dès lors, il est possible d'affirmer que les prétendus « homes » de l'UGIF ne furent que des succursales du camp de Drancy. Simplement, l'échéance de la déportation était retardée...

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VII

LA LIBÉRATION DU CAMP

L'espace d'un livre ne suffirait pas pour retracer l'histoire de Drancy par le menu détail. Des personnages importants, sinon illustres, sont passés par ce lieu concentrationnaire. Nous avons déjà mentionné Marcel Bloch (qui deviendra Dassault) qui a côtoyé dans le camp le patron du célèbre music-hall l'ABC, Léon Voltéra, aussi bien que le poète polonais de langue yid­dish, Katznelson, transféré du ghetto de Varsovie au camp de Vittel car heureux possesseur d'un passeport vénézuélien mais ensuite envoyé à Drancy puis déporté en juin 1944.

Drancy a également été la dernière étape pour de nombreux peintres et musiciens et, parmi eux le poète Max Jacob qui, bien que catholique fervent, avait été arrêté à Saint-Benoît-sur-Loire le 24 février 1944 et rapidement interné. Nous avons su qu'il se trouvait dans une chambre du 4 e étage de l'esca­lier 19.

« Lorsque Georges Dreyfus, nommé chef d'escalier, vint le trouver, c'était pour lui remettre la sinistre étiquette verte, indice qu'il devait faire partie du prochain départ... On le jeta dans une des chambres glaciales réservées aux déportables et ce changement lui fut fatal. Un refroidissement l'obligea à s'aliter... On le transporta à l'infirmerie ou le médecin dia-gnostica une pneumonie double...1 »

Max Jacob mourra le 5 mars 1944 à l'infirmerie de Drancy; non sans que ses amis - dont Sacha Guitry - aient tout tenté pour le faire libérer. L'écrivain Tristan Bernard devait avoir plus de chance.

1. Julien London, «Le camp du désespoir» dans Candide du 26octobre 1961.

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Durant toute une période, les prisonniers de guerre juifs, informés de l'internement de leur famille, ont pu échanger ou tenter d'échanger une correspondance avec leurs proches. Les archives du CDJC possèdent une centaine de ces cartes ouvertes à double volet, l'une pour l'expéditeur et l'autre pour la réponse du destinataire 2. Ce paquet de cartes concerne la période septembre 1943/avril 1944. Au hasard de ces missives, toutes rédigées au crayon, on découvre l'existence à Drancy d'une section britannique. Quelques cartes venaient également du camp de Vittel. Dans nombre de ces cartes, la partie réponse est restée vierge, attachée à la carte de l'expéditeur, preuve évi­dente que le destinataire était déjà déporté à l'arrivée de cette correspondance venue le plus souvent d'Allemagne. Cette hypo­thèse est confirmée dans 80 % des cas par une annotation por­tée au crayon, « Ev » ou « Evak » (c'est-à-dire Evakuiert). Ce qui, dans le langage codé des SS, signifiait « déporté à l'Est ». Une grande partie de ces cartes était destinée à des femmes de prisonniers de guerre, en principe protégées de la déportation, mais les règles édictées par Brunner lui-même n'étaient pas res­pectées. Sur plusieurs cartes adressées au domicile d'une famille, la concierge - ou la police - a ajouté : « Voir au camp de Drancy. » Parmi les cartes portant la mention « Evak » on peut lire ces lignes adressées par un prisonnier de guerre à sa femme : « Ma chère Babette, tu as tort de te croire perdue. Je me suis renseigné. Tu resteras probablement sur place et tu tra­vailleras à Paris. » Plusieurs cartes sont rédigées sur ce thème. Bien que le ton de ce courrier ait été nécessairement banal, la censure n'en intervenait pas moins et des lignes étaient surchar­gées à l'encre bleue.

Peut-on parler de curiosité en évoquant cette lettre signée Goldwasser femme Gutmark, envoyée à l'UGIF le 23 novembre 1943 pour demander son internement à Drancy 3 ? Espérant ainsi sa déportation pour être « rapatriée » (en Pologne sans doute) et retrouver son mari. Cette désespérée concluait sa lettre en disant aux bureaucrates de l'UGIF : « J'y tiens pas que vous m'envoyez par suite les 100 francs men­suelles... »

Autre courrier, encore plus inattendu. Une carte du Comité international de la Croix Rouge (Agence centrale des prison­niers de guerre) à Genève et adressée le 1 e r août 1944 à l'interné

2. CDJC-DXXXIII. 3. CDJC-CDXXIV-24.

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Adolphe Wormser et à sa famille au camp de Drancy. Ce docu­ment, qui avait transité par un service de l'UGIF (5, rue de Chaumont, Paris XIX e ) , précisait :

« La Jewish Agency à Jérusalem, Palestine, nous prie de vous communiquer que les instances en Palestine vous ont accordé un certificat; que vous avez été enregistré avec votre famille sur la 9 e liste des vétérans-sionistes sous le n° M/438/ 43/K/31, en vue d'un échange et que le Foreign Office à Londres a communiqué votre nom à la puissance protec­trice 4 . »

A quinze jours de la Libération du camp de Drancy, ce docu­ment tout à fait surréaliste a dû échouer dans un lot de pape­rasserie sans suite mais il est certain que les Wormser ont eu la vie sauve.

Si l'on en croit un certain nombre de récits, le camp de Drancy aurait été libéré par un groupe de résistants juifs armés de mitraillettes. Il faut faire justice de cette fable héroïque. En effet, il n'y a jamais eu de combat car les nazis sont partis, le 17 août 1944, emmenant avec eux cinquante et un otages. Un fait est certain : ce 17 août 1944, Brunner et ses SS laissaient derrière eux 1 518 internés et, après quelques menaces, par­taient sans tirer un coup de feu.

Le 12 août, après avoir fait réintégrer le camp de Drancy aux quelque 700 conjoints « d'aryens » des mini-camps Auster­litz, Lévitan et Bassano, Brunner comptait préparer un ultime convoi. Cette déportation était même fixée pour le dimanche 13 août mais les trente wagons indispensables pour cette opé­ration n'étaient pas disponibles. Le 10 août 1944, en effet, les cheminots parisiens s'étaient mis en grève dans les ateliers de Vitry, puis au dépôt de Villeneuve-Saint-Georges. Rapide­ment, l'ensemble des réseaux de la région parisienne était paralysé. Sur de nombreuses lignes, particulièrement sur le réseau est, des sabotages provoquaient de nombreux déraille­ments.

Avec l'approche des armées alliées, le piège se refermait sur les armées allemandes mais Brunner faisait partie de ces nazis pour qui la guerre se menait sur deux fronts : contre les Anglo-Américains à l'ouest et les Russes à l'est, contre les Juifs dans

4. CDXXV-15.

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toute l'Europe. Il semble même que pour les SS, l'extermina­tion des Juifs constituait un objectif prioritaire. D'où la hargne de Brunner et de son équipe à l'idée de fuir sans avoir pu « éva­cuer » les quelque 1 500 Juifs encore entre leurs mains. Le cli­mat était lourd dans le camp. Les internés étaient consignés dans leurs chambres et celui qui tentait d'en sortir ou de regar­der par une fenêtre risquait d'essuyer un tir de mitraillette. Ce n'était pas là une vaine menace et le « boxeur » Bruckler était passé à l'acte, blessant plusieurs internés. Pour mieux terroriser le camp, les SS lançaient des grenades dans la grande cour.

Le départ du convoi avait été envisagé pour la nuit du 16 au 17 août 1944 mais les wagons n'étaient toujours pas disponibles. Le 17 août, dans la matinée, cinquante et un internés, dont une quarantaine de « politiques » récemment extraits de la prison de Fresnes, étaient conduits à la gare de Bobigny, escortés par cin­quante schupos 5 . Le trajet fut effectué à pied pour la première fois car les chauffeurs d'autobus avaient refusé de transporter les derniers déportés jusqu'au lieu de leur embarquement 6.

Il était 16 h lorsque les SS quittèrent le camp à bord de leurs voitures, après avoir averti le commandant du camp, Langberg, que les lieux allaient rester sous la surveillance de la gendarme­rie française en attendant leur retour dans les quinze jours. Janine Auscher, arrivée au camp le 1 e r août 1944, a relaté les derniers jours de Drancy :

« Vendredi 11 août 1944. Les alliés seraient à Meaux mais Radio-Drancy est toujours d'une bonne semaine en avance sur la réalité. Samedi 12 août. Dans la journée, l'affolement grandit; on apprend soudain que le capitaine Brunner ne voulant laisser échapper personne a décidé l'évacuation totale du camp ; dès lors, il n'est plus question d'indéportables mais à peu près 2 000 pauvres gens, hommes et femmes - voire même des enfants - devenus soudains du vulgaire gibier de déportation. L'atmosphère du camp est plus que nerveuse; ceux qui la veille encore se croyaient hors d'atteinte et vous exhortaient à la résignation se voient tout à coup voués à l'horrible exil... Dimanche 13 août. On apprend que la Résistance alertée a saboté les voies environnantes. En tout cas, nous sommes tou­jours là.

5. Pour la première et unique fois, les gendarmes refusèrent d'assurer le convoyage des déportés. Il est vrai que les alliés étaient aux portes de Paris.

6. Ces détails émanent d'un rapport sur « La libération du camp de Drancy ». Docu­ment sans origine connue mais émanant apparemment de la Résistance juive. CDJC-CCXVII-26.

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Lundi 14 août. Bruckler lance des grenades dans la cour pour se distraire. Mercredi 16 août. Toute la nuit, Brunner et son équipe vont brûler des dossiers. Jeudi 17 août. Après une nuit employée par l'ennemi à brû­ler des dossiers compromettants... Alors suivent la dernière douche, coups de sifflet, tout le monde dans les chambres. Brunner est revenu. Nous tombons de haut; si près de la délivrance, allons-nous donc sombrer? Dieu soit loué, ce n'était qu'une fausse alerte. Le capitaine allemand, en effet, revenu chercher certains papiers, s'en retourne presque aus­sitôt. Définitivement cette fois. Nous sommes vraiment en instance de libération. Brunner nous a confiés à la garde de la Croix-Rouge suédoise et au consul de Suède, M. Nordling qui, répondant crânement de nous, s'empresse le soir même de nous confier à la Croix-Rouge française. Ce n'est plus qu'une question d'heures pour les miraculés que nous sommes. Vers 16 h 30, un cri de triomphe traverse le camp, Enlevez vos étoiles! Le choc est tel que beaucoup ne veulent pas y croire; ils craignent un piège, un retour offensif des occupants; d'autres fébrilement arrachent la moderne rouelle, l'étoile infamante. Tout le camp se rue dans la cour, se féli­cite, s'embrasse... Enlevez vos étoiles. Les brassards rouges des M.S. disparaissent. Vendredi 18 août. Les formalités de libération commencent et se poursuivent toute la journée. Le soir vers 18 heures, les gendarmes français qui veillent aux portes laissent sor­tir librement ceux d'entre nous qui ont leurs papiers en règle7. Mais il nous faut rentrer au camp car les Allemands en pleine déroute ont décrété pour toute la Seine le couvre-feu à neuf heures. C'est notre dernier soir à Drancy... Demain, les conductrices de la Croix-Rouge nous ramène­ront à Paris 8. »

Revenons quelques jours en arrière. Tous les témoignages concordent pour noter que, dès le 12 août 1944, un accord était intervenu entre les autorités allemandes, d'une part, la Croix-Rouge et le consul de Suède, d'autre part, pour préparer la libé­ration des internés de Drancy. Pourtant, les SS et Brunner à leur tête n'avaient nullement l'intention de respecter leur enga-

7. Souligné par nous. Ce dernier détail que Janine Auscher n'a pas pu inventer est tout à fait insupportable et bien révélateur du comportement sordide et imbécile des gendarmes français. Même après le départ des Allemands.

8. Janine Auscher, « Les derniers jours de Drancy » dans La Revue de la pensée juive, n°3, avril 1950, pages 118 à 123.

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gement. Ce n'est que le 17 août que l'accord deviendra effectif, sans la moindre difficulté cette fois, car les nazis étaient partis en laissant la charge du camp au consul suédois Nordling qui fit immédiatement appel à la Croix-Rouge. Il est néanmoins intéressant de constater que Drancy était « libéré » alors que les combats pour la Libération de Paris, qui allaient durer jusqu'au 25 août, ne faisaient que commencer.

Dès lors, l'UGIF s'agita. Au contact avec la Croix-Rouge dès la fin de l'après-midi du jeudi 17 août, le président de l'UGIF, Georges Edinger, multipliera les initiatives. Une assistante sociale de la Croix-Rouge, Mlle Monod, demandera donc à Edinger de l'accompagner à Drancy le soir-même. Très pru­demment, cette proposition est écartée par les dirigeants de l'UGIF : « Ignorant les conditions réelles, rendez-vous est pris pour vendredi matin 10 h à Drancy. Entre-temps, le problème sera examiné 9 . » Après avoir acquis la certitude que les SS ne reviendraient pas, l'UGIF est pleine de bonne volonté et les centres d'hébergement sont rapidement ouverts. C'est le colonel Kahn, personnage lâche et louche, qui est chargé de coordonner les opérations.

Le vendredi matin 18 août, Edinger se rend à Drancy pour conférer avec Mlle Monod, le chef de camp juif Langberg et ceux que l'UGIF qualifiait de chefs et membres du groupe de résistance de Drancy 1 0 .

Y a-t-il eu résistance à Drancy? Ce serait une affirmation un peu rapide. L'un de ceux qui fut longtemps membre du corps des M.S. et qui participa à l'opération du tunnel, Jean Bader, évoque la résistance à l'intérieur du camp avec quelques détails :

« Vers le 10 août, grâce à des contacts pris avec des mouve­ments clandestins, nous avons reçu, en pièces détachées, quel­ques armes : deux mitraillettes et trois revolvers qui représen­taient à la Libération, avec deux autres revolvers volés aux gendarmes, le seul armement de la résistance du camp. Nous n'avons heureusement pas eu à nous en servir, la Gestapo ayant quitté le camp avant les combats de la Libération de Paris ". »

Paul Appel qui s'est trouvé fréquemment chargé de corvées extérieures ne parle pas de résistance proprement dite à l'inté-

9. D'après un rapport rédigé par les anciens dirigeants de l'UGIF à la fin du mois d'août 1944. CDJC-CDXXX-40.

10. Idem. 11. CDJC-DLVI-III.

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rieur du camp, ni même d'une volonté précise de rechercher l'affrontement car les forces en présence étaient disproportion­nées. L'approche est ici différente puisqu'il ne s'agit que d'éta­blir des contacts avec l'extérieur :

« Lors de mes sorties, j'étais en contact avec un résistant du réseau " Vengeance ". Un jour, cet homme me dit : j'ai dans ma cave des aviateurs américains abattus qui ont atterri en parachute et je n'ai rien à leur donner à manger. Pouvez-vous me procurer des cartes d'alimentation? Je lui en ai apporté un paquet. Comment cela était-il possible? Quand les gens arrivaient à Drancy, ils étaient dépouillés de tout, y compris de leur carte d'alimentation. C'est comme cela que j'ai pu apporter des tickets d'alimentation à ce réseau de résistance n . »

Certains parmi les anciens internés ont fourni des détails très précis - trop peut-être - sur la résistance à l'intérieur du camp. André Ullmo, qui fut secrétaire du lieutenant-colonel Blum, et également membre de l'équipe du tunnel, va très loin dans ses affirmations :

« La Résistance, c'est aussi le maintien du moral. Il n'est pas inutile de rappeler que les offices religieux furent célé­brés : les grandes fêtes de Tichri connurent un éclat et une ferveur extraordinaires. Tous les jours, les nouvelles de la radio de Londres étaient diffusées, des cours organisés pour les enfants, le service d'infirmerie fonctionnait admirable­ment, le service postal clandestin presque régulier l 3 . »

Était-ce de la Résistance? Il est certain que des millions de Français ont ainsi résisté en écoutant la radio de Londres. C'est un tout autre problème d'envisager la résistance par la proclamation de la foi juive mais nous avons déjà vu dans un chapitre précédent que le rabbin ou le ministre officiant intervenait très légalement et que son poste lui assurait tem­porairement la garantie offerte par l'appartenance à la caté­gorie C 1. André Ullmo souligne aussi l'existence d'une offi­cine de faux papiers qui avait pour tâche de transformer certains internés en conjoint d'aryen, leurs enfants pouvant ainsi postuler à l'état de demi-juif. De son côté, Jean Bader évoquait très précisément l'existence d'un Comité clandestin, bien que, selon son expression, l'activité résistante avait sur-

12. Entretien avec Paul Appel. 13. André Ullmo, « Témoignage sur la Résistance » dans Le Monde juif, sept. 1964,

page 19.

360

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tout été statique et consistait en distribution de certificats de baptême à certains internés.

« C'est grâce à l'assistance donnée par notre Comité clan­destin que le sort de ces camarades pouvait être amélioré. Ily a lieu de signaler tout particulièrement l'action du doc­teur Marc-Adrien Weill et de sa femme, ainsi que de Roger Weill, chef des cuisines, qui nous a toujours fourni, même pendant les périodes de pénurie, la nourriture nécessaire pour alimenter les cachots 1 4. »

C'est un tout autre aspect du climat résistant de Drancy que nous donne Paul Appel lorsqu'il parle du comportement des responsables du camp, la Libération venue, envers les cheminots. Lui-même avait été en contact avec des cheminots lors d'une corvée extérieure :

« Ils ont fait vingt-deux déraillements... Nous devions tout à ces cheminots. Les 1 500 internés qui restaient encore à Drancy leur devaient tout. Lorsque je suis revenu à Drancy et que j'ai demandé à Langberg - notre dernier comman­dant juif - que peut-on donner aux cheminots? Il m'a remis cinquante paquets de cigarettes que je n'ai même pas osé leur donner et je ne les ai jamais revus. C'était scandaleux car il y avait de l'argent dans le camp, beaucoup d'argent l5. »

Ce problème d'argent va jouer un rôle important dans les préoccupations des uns et des autres à partir du 17 août 1944. Comme l'a souligné Paul Appel, les caisses du camp étaient pleines et l'UGIF qui, de son côté, disposait égale­ment de fortes sommes, était peu disposée, semble-t-il, à en faire bénéficier spontanément les internés de Drancy enfin libres. C'est ce qui ressort du témoignage de Jean Bader :

«Grâce à un ultimatum pressant que nous avons adressé à l'UGIF, nous avons pu disposer de quelques fonds à distri­buer aux internés nécessiteux et partager avec eux les vivres qui restaient au camp l 6 . »

Bien entendu, à l'UGIF, l'explication était de tout autre nature; la générosité des notables ne pouvait qu'être spontanée :

« Les libérés n'ont pas de fonds ; il faut ensuite envisager la possibilité de constituer un pécule de départ. Les auto-

14. CDJC-DLVI-III. 15. Entretien avec Paul Appel. 16. CDJC-DLVI-III.

361

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rites ont emporté toutes les sommes disponibles au camp. Cependant, une somme de 500 000 francs a pu être sous­traite. Il est décidé qu'un pécule de 1 000 francs sera remis à chaque libéré... Ces 500 000 francs serviront de première avance. M. Edinger s'engage au nom de l'UGIF à faire le nécessaire. Une somme de 500 000 francs est mise immé­diatement à la disposition du compte du camp. Une nou­velle somme de un million est remise ensuite »

Ce 18 août 1944, Georges Edinger, président-général de l'UGIF, et ses collègues du conseil d'administration veulent encore se persuader que l'officine créée par Vichy avec l'assentiment des nazis va poursuivre son activité. Edinger ignore qu'il sera arrêté par un groupe de résistants juifs, rejoignent pour quelques jours les « collabos » enfermés dans un camp de Drancy reconverti.

Les maisons d'enfants de l'UGIF, où les dernières rafles remontaient à moins d'un mois, sont transformées en centre d'hébergement pour 600 personnes, mais la plus grande partie des internés retournent chez eux. Le lundi 21 août 1944 les derniers « Drancéens » quittent le camp.

Environ 67 000 Juifs de France avaient été déportés depuis Drancy de juin 1942 à août 1944. Restait-il des traces de cette abominable persécution? De ce forfait irréalisable sans le concours actif des forces de l'ordre françaises? Durant trois années le service du fichier avait constamment tenu à jour les mouvements des entrées et des sorties du camp, les listes des convois de déportation. Avant de quitter Drancy, les SS tenteront de faire disparaître ces documents. C'est grâce à ces fichiers et à ces listes, constitués à une tout autre fin, qu'il a été possible de reconstituer partiellement le drame de Drancy et que Serge Klarsfeld a pu réaliser son Mémorial. Le témoignage de Jean Bader est certainement le plus pré­cis :

«... L'action la plus efficace fut le sauvetage da fichier dans la nuit du 14 au 15 août. Si mes souvenirs sont bons, les Allemands pénétrèrent dans le camp, escortés de gen­darmes géorgiens, et firent allumer de grands feux aux cui­sines pour brûler les archives du camp. Grâce aux deux

17. CDJC-CDXXX-40. 18. Marc-Adrien Weill, chef du service social de Drancy, et Roger Weill, chef des

cuisines.

362

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camarades mentionnés ci-dessus 1 8 qui furent aidés par un certain nombre d'autres camarades, plus ou moins initiés, un des fichiers put être dissimulé sous un tas de pommes de terre et être remis le lendemain dans une malle ou dans une valise à un gendarme résistant qui le fit sortir du camp et l'abrita chez un boucher de Drancy. C'est chez ce boucher que nous avons pu, mon camarade Richard Weill et moi, dans une camionnette de la Croix-Rouge conduite par Mlle Monod, reprendre ce fichier le 19 août et, après une tenta­tive infructueuse, le porter le 20 août au docteur Marçais représentant de la Croix-Rouge internationale, à son domi­cile rue Vavin. C'est ce fichier qui figure actuellement au ministère des Anciens combattants et qui a permis l'identifi­cation de dizaines de milliers de déportés 1 9. »

Au cours du procès Oberg / Knochen, audience du 22 sep­tembre 1954, le rôle du consul de Suède, Nordling, fut large­ment évoqué :

«Le président:... Le 17 août 1944, l'accord était inter­venu entre le consul général de Suède et le commandement militaire représenté par le major Humm, d'accord avec le général Von Choltitz, commandant de la Wehrmacht à Paris. Le consul de Suède, assisté de la Croix-Rouge, prend en charge la surveillance et la responsabilité des détenus politiques des prisons et hôpitaux de Paris, ainsi que des camps de Compiègne, Drancy et Romainville. Dans l'accord en question, il y avait un paragraphe spécial qui disait que parmi les prisonniers des camps de Compiègne, Drancy et Romainville, il fallait comprendre des détenus de tous les trains en partance vers l'Allemagne. Au terme de cet accord, tous ces détenus devaient être remis entre les mains des représentants de la Croix-Rouge20. »

Nous avons vu qu'en dépit de cet accord, Brunner avait quitté Drancy le 17 août avec cinquante et un otages. Il est vrai que dans la précipitation et la vacance des pouvoirs, cha­cun campait sur ses positions et les complices des bourreaux de la veille tentaient de jouer un rôle, comme le montre bien, une fois encore, Jean Bader dans son témoignage.

«... La visite de M. Nordling, antérieure à la libération du camp, fut particulièrement bien accueillie mais mal­heureusement son effet fut altéré du fait qu'il était assisté de Permilleux, ancien fonctionnaire de la police aux Ques-

19. CDJC-DLVI-III. 20. CDJC-LXXIX-a 14.

363

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tions juives et du fait que le Comité de résistance a refusé de collaborer avec ce personnage. Il n'en reste pas moins que lorsque nous avons appris le rôle éminent joué par le consul Nordling, et que nous avons su également la part qu'avaient prise les cheminots aux sabotages qui empê­chèrent la déportation totale de Drancy, nous avons tenu à exprimer la reconnaissance de tous nos camarades qui échappèrent à ce sort tragique. J'ajoute que certains inter­nés qui avaient aidé les Allemands avaient été arrêtés par nous et remis aux Forces françaises de l'intérieur de Drancy 2 1. »

La libération venue, un dernier recensement - par nationa­lités - sera effectué, précisément à partir de ces fichiers sau­vés de l'autodafé : celui des quelque 67 000 Juifs qui avaient quitté Drancy en direction des camps de la mort. Voici cette liste - avec toutes ses imprécisions - dans sa sécheresse 2 2 :

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Allemands 6 222 Irlandais 1 Américains... 10 Italiens 109 Anglais 34 Lettons 130 Argentins 25 2 Arméniens . . . 4 Lituaniens 276 Autrichiens... 2 217 Luxembourgeois. 105 Belges 412 Mexicains 2

3 Nicaraguayens. 5 Brésiliens 2 Norvégien 1 Bulgares 140 + 16 Palestiniens... 53 Chiliens 5 Paraguayens.. 121 Chinois 1 Péruviens 22 Costariciens . . 21 14 459 Cubains 3 Portugais 19 + 5

2 Roumains NR 242 Dantzicois 18 Roumains R.. 2716 + 22 Égyptiens 27 Réf. Russes.. 3 290 Équatoriens . . 10 San Marinois. 1 Espagnols 145+ 46 Z 126 Estoniens 4+ 1 M Soviétiques... 589

2 3 + 1 Français or. . . 14 6 6 9 2 3 Suisses 39 + 17 Français nat.. 7 724 Tahitien 1 Français prot. 156 Tchécoslovaques. 596 Français su. . . 347 Turcs NR 333

1499 Turcs R 949 Guatémaltèque 1 Uruguayens . . 8 Haïtiens 4 Vénézuéliens . 3 Hollandais . . . 587 Yougoslaves.. 133 Honduriens... 50 Ind. Apatrides 2 698 ) Hongrois NR. 244 A déterminer. 154 ( 24

Hongrois R.. . 758 + 161 Nationalité ( Irakiens 13 4007 J Iraniens 8 Total 67 0 7 3 2 5

23. Une fois encore il convient de faire observer que dans cette rubique « Français d'origine» figuraient un peu plus de 7 000 enfants d'étrangers.

24. Ces 6 859 déportés sans nationalité déterminée étaient pour l'essentiel des Juifs de Pologne, Tchécoslovaquie, Autriche qui avaient perdu leur passeport du fait de l'annexion de leur pays d'origine par l'Allemagne nazie.

25. C'est là un total approximatif, le plus bas parmi ceux proposés. Les chiffres de 67 471 ou 67 271 sont également avancés. Il s'agit d'un document brut dont il ne nous est pas possible d'expliquer toutes les notes complémentaires : R " reconnu; NR - non reconnu.

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V

CINQUANTE ANS APRÈS...

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I

QUE SAVAIT-ON À DRANCY?

« Au début de 1942, quand Dannecker se livrait à des simu­lacres de déportation, on nous disait que les Allemands avaient créé des villages pour les Juifs, en Pologne. Quand les grandes déportations ont commencé et que nous avons eu des échos à propos des valises que l'on retrouvait sur les quais de la gare du Bourget, nous avons commencé à estimer que ça sentait mauvais. En effet, pourquoi est-ce que l'on embarquait les gens avec des valises et qu'elles étaient abandonnées sur les quais? C'était en juillet 1942 et chacun cherchait une explication plausible mais l'inquiétude gagnait. Il est vrai, qu'au début, on ne savait rien mais le doute s'est peu à peu installé faute d'informations...1 »

Il est impossible de ne pas se poser cette question : que savaient les internés de Drancy, à partir de l'été 1942? Pou­vaient-ils envisager l'issue fatale et les moyens mis en œuvre pour les détruire? Difficile de dire avec certitude : ils savaient! Impossible d'affirmer imperturbablement : ils ne savaient pas !

Ce qui paraît plus sûr, c'est que les Juifs immigrés étaient souvent plus inquiets que les Français de souche, car mieux informés des événements d'un passé récent, comme d'un passé plus ancien, lourd de souvenirs de persécutions tragiques, de pogromes meurtriers. Les Juifs français ne gardaient en mémoire que les retombées de l'affaire Dreyfus qui, finalement, avait concerné l'ensemble de la société française.

Si beaucoup ne savaient pas, nombreux étaient les Juifs immigrés qui pouvaient envisager le scénario sinistre, même si la « procédure » de la Solution finale dépassait encore l'imagi-

1. Entretien avec Jean Grouman.

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nation des plus pessimistes. Ce qui paraît certain, c'est que plus on était politisé, plus on s'élevait dans la hiérarchie des centres de pouvoir, plus on s'approchait du savoir. Les dirigeants du Consistoire central, replié à Lyon depuis l'été 1940, prévoyaient l'issue fatale dès le mois d'août 1942. Il n'est pas superflu de citer à nouveau le document 2 adressé le 25 août 1942 au chef du gouvernement, Pierre Laval, alors que la vague de rafles partie de Paris le 20 août 1941, puis les 16 et 17 juillet 1942, s'était ensuite déchaînée sur les grandes villes de la zone sud durant le mois d'août 1942 :

«... Le programme d'extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu'il a été établi par des informations précises et concor­dantes que plusieurs centaines de milliers d'Israélites ont été massacrés en Europe orientale ou y sont morts après d'atroces souffrances, à la suite des mauvais traitements subis...3 »

Bien sûr, ce document n'était pas public et ne sera connu qu'après la guerre mais il est précieux pour témoigner du niveau d'information d'un certain nombre de notables juifs.

Tous ceux qui étaient en mesure de capter les radios étran­gères avaient la possibilité d'accéder à un début d'information, allant au-delà des simples rumeurs. Dès la fin de 1942, Radio-Londres, déjà largement écoutée en France, commençait à dis­tiller les éléments du drame qui se jouait à l 'Est 4 et Radio-Moscou captée par les militants communistes juifs était encore mieux informée. Dans les chancelleries, les diplomates étaient « au parfum », comme on dit trivialement, et même l'Agence juive, le centre du sionisme à Jérusalem, n'ignorait plus rien de l'entreprise meurtrière 5. C'est un tout autre problème de s'interroger sur les silences de tous ceux qui savaient et qui ne faisaient rien...

Environ 67 000 Juifs ont été déportés depuis Drancy. Ces parias se doutaient-ils du sort qui les attendaient? Quelle était

2. Cité intégralement dans Des Juifs dans la collaboration, page 391. 3. CDJC-CCXIII-15. 4. En 1943, l'auteur de ces lignes, jeune apprenti, écoutait chaque midi Ici Londres,

les Français parlent aux Français, en compagnie de son patron, et il eut l'occasion d'entendre les premiers éléments de l'atroce vérité.

5. Sur ce sujet, trois livres sont à consulter avec le plus grand intérêt : Pendant que six millions de Juifs mouraient, de Arthur Morse (Robert Laffont, 1968), Le Terri­fiant Secret, de Walter Laqueur (Gallimard, 1981) et L'Abandon des Juifs, de David Wyman (Flammarion, 1987).

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la nature de leur crainte 6 ? Pouvaient-ils envisager l'ampleur de l'horreur mise en oeuvre? Dans un long article publié en 1986, Georges Wellers aborde directement le problème et répond par la négative quant à la connaissance du système d'extermination développé par les nazis 1 .

Certes, même si les informations qui commençaient à filtrer à la fin de 1942 et plus encore en 1943 étaient fragmentaires, même si les rumeurs pouvaient être accueillies avec une cer­taine méfiance, le doute et les interrogations ne pouvaient être rejetés. Pourtant, Georges Wellers s'est surtout attaché aux élé­ments qui pouvaient rassurer les futurs déportés avant leur « évacuation » vers l'Est : les cartes postales qui arrivaient ponc­tuellement des camps de Pologne , l'argent des internés qui, avant leur départ, était échangé contre sa valeur en zlotys et d'autres mises en scène de ce genre.

Dans son étude, Georges Wellers s'est appuyé bien plus souvent sur le refus de croire les informations encore diffuses qui commençaient à filtrer et sur l'incrédulité des futures vic­times que sur le possible impact que pouvaient avoir certaines de ces informations. Il cite les journaux clandestins mais ne peut se résoudre à leur accorder l'importance qu'il faudrait leur donner. L'esprit de révolte n'a jamais habité les dizaines de mil­liers de Juifs immigrés et français qui sont passés par Drancy. Ils se comportaient comme s'ils avaient été anesthésiés. Bruno Bettelheim, décédé en mars 1990, s'est risqué à comparer le concentrationnaire moyen à un enfant autiste 9 . Si ce rap­prochement peut paraître hasardeux, le comportement des internés de Drancy était bien celui d'un groupe humain -constamment renouvelé - dont l'inquiétude et même le déses­poir constituaient un ressort insuffisant. Nous avons pourtant constaté dans un chapitre précédent que la volonté d'évasion était fréquente. C'est là un aspect négligé par Georges Wellers alors que les tentatives d'évasions se multiplieront à partir du printemps 1943.

r:.

6. Sur un plan plus général, se reporter à Qui savait quoi? Ouvrage collectif pré­senté par Stéphane Courtois et Adam Rayski (La Découverte, 1987).

7. Georges Wellers, « Birkenau, qu'est-ce que c'est? » dans, Le Monde juif, n° 68, octobre-novembre 1986.

8. En 1943, l'UGIF s'était faite le vecteur de ces illusions en publiant une liste de 150 déportés qui avaient envoyé une carte depuis le camp d'extermination de Birkenau. (Dans Des Juifs dans la collaboration, encart iconographique.)

9. Sur l'expérience concentrationnaire de Bruno Bettelheim, on lira avec intérêt Sur­vivre (Robert Laffont, 1979).

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Nous avons trop de respect pour Georges Wellers pour mettre en doute la nature de sa réflexion, et lui-même est d'ailleurs fréquemment saisi par le doute. N e serait-ce qu'au travers des propos qui ont pu lui être tenus par ses compa­gnons d'infortune. Ainsi lors de la première déportation depuis le camp de Royal Lieu, à Compiègne, le 27 mars 1942, l'un des personnages qu'il met en scène dans L'Étoile jaune à l'heure de Vichy ne se fait aucune illusion, même si les détails manquent sur la fin du voyage : « Jacques Goldrine était per­suadé de l'issue fatale de l'aventure mais restait stoïque comme toujours... » Un autre ami de Wellers, le chanteur Rich, lui dit au moment des adieux : « Bientôt, c'est la fin et j'en suis heureux! » Tout au long de son livre, Georges Wellers ne cesse de décrire la peur atroce qu'éprouvaient les internés à la perspective de la déportation. Il cite le témoignage de Louise Alcan, déportée de Drancy, le 3 février 1944 : « Je pré­fère ne pas penser car pour moi la déportation a toujours signi­fié la mort. »

On ne savait pas, affirme péremptoirement Georges Wellers, mais cette ignorance n'était-elle pas sélective? En effet, l'auteur de L'Étoile jaune à l'heure de Vichy faisait partie des cadres du camp de Drancy et il résidait au fameux bloc III. Dans ce secteur du camp, relativement protégé, il pouvait, comme ses homologues de l'aristocratie de Drancy, avoir accès à certaines informations : offensive victorieuse des armées soviétiques, débarquement des alliés en Sicile puis en Italie, chute de Mussolini, etc. A la même époque, les informations de Radio-Londres se faisaient également de plus en plus précises sur l'extermination des Juifs dans les camps de l'Est. Georges Wellers ne pouvait ignorer ces informations, même s'il ne leur accorde aujourd'hui qu'un crédit limité - et il note à propos de la déportation d'un ami, en novembre 1943 : « ... Encore un ami qui disparaît sur la route de la déportation I 0 . »

Dans le convoi du 25 mars 1943 figurait Sylvain Kaufman. Avec quelques compagnons, il va sauter du train dans la cam­pagne allemande. Pourquoi cette évasion?

« J'en savais déjà assez sur le sort ultime des convois par des messages clandestins reçus en morse à Drancy pour ne pas me faire trop d'illusions sur le sort qui nous attendait une fois arri­vés à destination. Encore ignorais-je l'ampleur de l'hécatombe

10. L'Étoile jaune à l'heure de Vichy, page 216.

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puisque notre convoi, en particulier, était par avance voué à l'extermination à Sobibor ". »

Nombreux sont ceux qui - auteurs ou commentateurs -expliquent en chœur que l'on se savait pas ce qui se passait dans les camps à l'Est. Certes, jusqu'à l'été 1942, il n'y avait guère d'informations sur Auschwitz. Ensuite, mois après mois, grâce à quelques évadés des camps, les détails ont commencé à filtrer. Autre chose est de constater que cette vérité était mal acceptée. Ceux qui se refusaient à croire à l'horreur étaient confortés dans leur comportement par des « responsables » qui, eux, savaient ou commençaient à savoir mais cherchaient à calmer les esprits pour éviter la panique.

Il faudrait expliquer pourquoi les internés de Drancy se rac­crochaient aux emplois qui pouvaient leur procurer une assu­rance temporaire contre le risque de déportation. Quelle serait la valeur des témoignages à décharge en faveur de certains gen­darmes qui introduisaient des informations dans le camp? On ne peut pas, selon l'enjeu du débat, fournir une explication et son contraire.

Même si l'accès à l'information n'était pas évident, l'ignorance des faits n'était pas partagée. Les dirigeants de l'UGIF avaient accès à de nombreuses sources et ils ne défendaient pas avec éner­gie les Juifs français - en abandonnant les Juifs étrangers à leur sort - par simple réflexe xénophobe. Quant aux internés, la nou­velle de leur départ dans un prochain convoi les plongeait dans le désespoir. Bien sûr, on ne savait rien de précis sur les chambres à gaz et les fours crématoires en juillet 1942 mais, dès la fin de l'été 1943, il s'agissait déjà bien plus que d'une rumeur.

Ceux qui apportaient des révélations paraissant insensées étaient traités de provocateurs parfois ou d'illuminés le plus souvent mais tous les destinataires de ces informations ne réa­gissaient pas de la même manière. Comment se faisait-il que la résistance communiste juive, dans ses journaux, accordait du crédit aux témoignages qui se précisaient alors que les notables de l'UGIF affichaient leur refus de croire ce qui était qualifié de divagations ? Tous ces comportements sont explicables mais il n'est pas possible de nier que la vérité commençait à filtrer peu à peu en 1943. On était loin de tout savoir mais les craintes étaient suffisamment vives pour chercher une possibilité de ne pas quitter Dancy.

11. Sylvain Kaufman, Évadé de l'enfer, page 54.

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Ceux qui clament aujourd'hui : « On ne savait rien ! » ou bien « On ne pouvait pas savoir ! » n'ont-ils pas pour souci de faire comprendre qu'au cas contraire les internés se seraient laissé déporter beaucoup moins facilement?

Savait-on ou pas? Vaine querelle. Bien souvent, il y avait un barrage à l'information, qui s'ajoutait au scepticisme bien compréhensible. Certains savaient - plus ou moins - , d'autres refusaient de croire. Un troisième groupe ne se posait même plus ce genre d'interrogation, tellement les individus étaient abattus par leur situation.

Refuser de croire à l'horreur permettait d'envisager un avenir plus serein, même si la vie future en Pologne devait se dérouler dans des camps de travail. On voulait croire à cette fable distillée par les nazis et leurs auxiliaires français, faute de sombrer dans le désespoir. Les plus méfiants demandaient pourquoi il était nécessaire de faire partir les vieillards et les impotents. Pourquoi séparait-on les enfants de leur mère? Pourquoi fallait-il déporter les fous et les grands malades?

Après les rafles opérées en zone sud, le préfet régional de Vichy, Lemoine, et l'intendant de police Pierre Huguet, rédi­gèrent une note à propos de « certaines catégories d'Israélites » à transférer en zone occupée. Le 22 août 1942, ces deux fonc­tionnaires de Vichy précisaient :

«... Lors de leur arrivée au camp, il conviendra de faire connaître aux Israélites qu'ils seront dirigés sur l'Europe cen­trale, spécialement en Galicie où les Autorités allemandes envisagent de constituer une colonie juive. Il y aura lieu d'insister sur les assurances données par le Reich concernant le traitement dont les Israélites seront l'objet et de leur laisser entrevoir 12 qu'ils auront vraisemblablement la possibilité de se faire envoyer, par la suite, les objets mobiliers qu'ils auront laissés en France 1 3. »

Le 4 septembre 1942, le SS Hagen, adjoint de Karl Oberg, chef supérieur des SS et de la police allemande en France, rédige un compte rendu qui a pour objet : « La convention de langage au sujet de la déportation à l'Est des Juifs de zone non occupée ».

12. Souligné par nous. 13. CDJC-CXXI-71.

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« Au cours de l'entretien qui a eu lieu le 2 septembre entre le HSSPF (Oberg) et Laval, le président a indiqué que les diplomates étrangers lui ont, à plusieurs reprises, posé la question de savoir pour quelle destination étaient acheminés les transports de Juifs livrés aux Autorités d'occupation. Il répondit, qu'en principe, on les emmenait dans la partie sud de la Pologne. Il demande maintenant de lui indiquer la façon de répondre afin d'éviter une divergence avec les ren­seignements donnés par nous. Il a été convenu que le pré­sident Laval communique en réponse à de telles questions que les Juifs transférés de la zone non occupée aux Autorités d'occupation sont transportés pour être employés au travail dans le Gouvernement Général1 4. »

Ce langage codé était-il suffisant pour convaincre les scep­tiques ou pour calmer les inquiétudes? Plus le temps passait et plus nombreux étaient les informations et les témoins. Le témoi­gnage de Jean Bader est significatif à cet égard :

« La mise en scène allemande se poursuivait (et fit) penser que les déportés vivaient en Pologne dans des camps similaires. Cette quasi-euphorie fut détruite lorsque certains ressortis­sants centre-américains d'origine polonaise, internés à Vittel, furent ramenés au camp en vue de leur déportation 1 5. Ces pauvres gens qui avaient connu les horreurs d'Auschwitz ten­tèrent en partie de se suicider et quelques initiés purent savoir le sort qui attendait les déportés. Le secret d'ailleurs fut gardé pour ne pas démoraliser plus les partants mais il pesa lourde­ment pendant les derniers mois sur l'atmosphère du camp 1 6. »

A Drancy, dès 1943, les «cadres» du camp qui recevaient des informations de l'extérieur commençaient à connaître aussi bien la politique d'extermination conduite dans les camps que les bonnes nouvelles sur l'inversion du cours de la guerre. Les tentatives d'évasion depuis les convois devenaient plus fré­quentes et ce comportement audacieux pouvait avoir deux causes : l'espoir ou la peur. Le second aspect, constituant le moteur de ces fuites, préoccupait particulièrement les SS et les gendarmes français.

Comment, près de cinquante ans plus tard, analyser ce refus de croire aux massacres, cette volonté d'expliquer, a posteriori,

14. CDJC-XLIX-42. 15. Les arrivées en provenance du camp de Vittel se sont situées vers les mois d'avril

et de mai 1944. 16. CDJC-DLVI-III.

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que l'on ne savait rien? Nul n'ignorait, même parmi les plus mal informés, la volonté des nazis de détruire les Juifs. Dans Mein Kampf Hitler n'avait fait nul mystère de ses intentions meurtrières. Qui pouvait ignorer les immondes paroles du Horst Wessel Lied :

« Quand le sang juif giclera de nos couteaux, cela ira beau­coup mieux! 1 7 »

En 1935, les lois raciales de Nuremberg constituèrent un avertissement significatif supplémentaire et furent suivies des pogromes de la Nuit de Cristal, en novembre 1938 I 8 , et de l'internement de dizaines de milliers de Juifs allemands dans des camps de concentration. Sur ce sujet des informations pré­cises avaient été fournies par l'ensemble de la presse française avant que la guerre n'éclatât. Les Juifs allemands internés à Drancy n'avaient pas manqué de relater le traitement infligé aux Juifs dans le III e Reich.

L'aspect industriel du grand massacre était ignoré mais nul n'aurait pu affirmer que le départ vers l'Est était envisagé sans crainte. D'où, encore une fois, la volonté de se raccrocher à l'espoir de rester à Drancy, le plus longtemps possible. Sans vouloir blesser quiconque, et Georges Wellers moins que les autres, qui a affirmé que l'on ne pouvait rien savoir, il faut bien essayer de comprendre cette attitude.

De 1941 à 1944, des dizaines de milliers d'internés juifs sont passés par le camp de Drancy. Sous tutelle de la police fran­çaise d'août 1941 à juin 1943, sous le règne des SS ensuite, jusqu'en août 1944. Durant ces deux périodes, les gendarmes français montèrent une garde vigilante à l'extérieur. A l'inté­rieur, le camp fonctionnait avec des rouages bien huilés. L'encadrement juif était fidèle à la consigne et les opérations de déportation se déroulaient selon le plan prévu par la Gestapo. L'ordre nazi régnait.

Comment expliquer cette situation, sinon en affirmant que l'on ne savait rien. Faute de quoi, cette coopération de trois années serait difficilement qualifiable. Est-ce à dire que faute de cette soumission aux autorités le camp se serait révolté?

17. Dans la langue de Goethe, les S.A. chantaient : « Wen des Judenblut vom messer spritzt, dann geht's nachmal su gut!»

18. Sur cet événement qui devait marquer l'immédiat avant-guerre, se reporter à l'ouvrage de Rita Thalmann et Emmanuel Feinermann, la Nuit de Cristal (Robert Laf-font, 1972).

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Rien n'est moins sûr. Ce qui paraît certain, en revanche, c'est que la participation des internés à la gestion du camp ne pou­vait que contribuer à limiter les éventuelles révoltes et à faci­liter les opérations « d'évacuation ». De plus, les intérêts immé­diats des différentes catégories d'internés étaient par trop contradictoires pour qu'un soulèvement puisse être envisagé.

Même en 1944, lorsque les tracts diffusés par les militants de l'UJRE 1 9 incitaient les internés de Drancy à la révolte, quel écho pouvaient-ils recevoir si tant est que ces tracts aient été introduits dans le camp?

Impossible de narrer la vie du camp de Drancy en expliquant que 67 000 internés se sont laissé déporter sans réagir. Il était donc indispensable de faire comprendre (enfin, d'essayer) que cette passivité était due à l'absence de crainte véritable. L'hon­neur du judaïsme serait donc à ce prix? Pourquoi refuser d'admettre que le désespoir suffisait à abattre les individus, à provoquer cette absence de réaction, facilitée par l'existence d'une administration juive dans le camp?

Il y avait finalement deux camps à Drancy. Celui des Fran­çais, mieux protégés et qui pouvaient espérer rester dans le camp plus longtemps que les autres, et celui des étrangers qui ne faisaient que passer, en tentant à tout prix de trouver un emploi garantissant la sécurité. Pour les uns, Drancy était un lieu d'enfermement où l'on s'accrochait, pour les autres, c'était un camp de transit avant le départ vers l'inconnu; après avoir subi les humiliations voire les brutalités des gendarmes fran­çais.

Les nazis utilisaient un langage codé, destiné à tranquilliser les internés désignés pour le prochain convoi. Ils disaient que la destination était un arbeitslager (camp de travail) et les dépor­tés étaient donc qualifiés du terme de « travailleurs à l'Est ». Au-delà du langage, il y avait la mise en scène. Ainsi, ceux qui partaient, nous l'avons déjà noté, recevaient un reçu comptabi­lisé en zlotys et c'est dans cette monnaie polonaise que devaient leur être rendues les sommes saisies sur eux lors de la fouille à Drancy. D'où cette certitude d'un départ pour la Pologne pour y travailler.

On ne savait pas, insiste Georges Wellers, et il n'est pas ques-

19. C'est en 1942 que les différentes organisations communistes juives immigrées ont adopté ce sigle générique d'UJRE (Union des Juifs pour la résistance et l'entraide). Ces mêmes militants allaient dès l'été 1942 élargir leur audience dans les milieux non juifs en constituant le MNCR (Mouvement national contre le racisme), ancêtre du MRAP.

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tion de mettre en doute sa bonne foi. Nombreux sont ceux qui affirment avoir été confinés dans l'ignorance la plus totale sur leur sort. D'autres soupçonnaient l'issue dès la fin de 1942. Syl­vain Kaufmann, déjà cité à plusieurs reprises, « privilégié » tem­poraire du camp au titre de chef d'escalier, ne se faisait guère d'illusions :

« Nous sommes le plus grand ghetto de France. A la crainte d'être envoyé à Drancy a succédé la terreur d'en partir. Quit­ter l'antichambre de la mort pour une mort quasi certaine est la hantise de tous 2 0 . »

Pour ce témoin qui en vaut bien d'autres, cette crainte allait déjà bien au-delà des hypothèses:

« Nous disposons d'un poste de radio clandestin à galène, démonté à chaque alerte. 11 nous donne des indications effrayantes sur les camps de Pologne, lesquels n'étaient connus de nous que sous le nom de Pitchipoï...21 »

Pour Georges Wellers, l'argument essentiel réside dans la méconnaissance de précisions «techniques». Très rigoureux dans son approche, il veut à ce point rester impartial qu'il refuse de prendre véritablement en compte les témoignages tant que les preuves ne sont pas apportées. Cette médaille a son revers car son propre témoignage risque d'en souffrir. Per­suadé de n'avoir pas su, Wellers se croit autorisé à affirmer : nul ne savait puisque je ne savais pas. Une telle attitude ayant pour résultat de participer à la mise en sommeil de la recherche. Puisque l'on vous dit que l'on ne savait pas, à quoi bon chercher?

Il n'est pourtant pas possible d'écarter ces relations, directes ou indirectes, sur le drame que constituait le départ du camp de Drancy vers l'inconnu :

«(Ma mère) est restée assez longtemps à Drancy puisqu'elle n'a été déportée qu'en février 1943... Nous avions gardé une correspondance qu'elle a fait passer en soudoyant - très cher - un gendarme. Ces lettres clandestines, je n'ai pas eu le courage de les relire. Il y a un point seulement que je veux souligner : elle savait. Et si elle savait, c'est que tout le monde savait. On savait qu'à Drancy on allait vers la mort. J'ai encore en tête des phrases bien précises de ma

20. Sylvain Kaufmann, Au-delà de l'enfer, page 35. 21. Idem, pages 35 et 36.

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mère : " Mes enfants, c'est une maladie mortelle, surtout gar­dez-vous-en. " Il ne faut pas dire que les gens ne savaient pas ! 2 2 »

Plus directe et plus terre à terre, cette réflexion : « Les mœurs étaient mauvaises : ces gens savaient qu'ils

allaient mourir et les veilles de départ jouissaient de leur der­nière heure de vie 2 3 . »

Il est bien évident que les canaux traditionnels de l'informa­tion ne donnaient pas de précision sur le destin des déportés. Mieux, ce sujet n'était pratiquement jamais abordé dans les journaux comme sur les ondes de la radio aux ordres des nazis. Les informations allaient pourtant circuler progressivement. A partir de l'été 1942, ce sont plus que des rumeurs qui ali­menteront l'inquiétude des internés et celle des Juifs encore en liberté. Relayant les émissions de Radio-Londres, des journaux clandestins - essentiellement ceux des groupes communistes juifs immigrés - levaient le voile sur la réalité des camps. Chaque mois apportait des précisions nouvelles. De son côté, même si l'Église catholique était restée longtemps silencieuse - et elle allait globalement le rester - , quelques prélats expri­maient également leurs craintes très vives sur le sort des dépor­tés, à partir du mois d'août 1942. L'évêque de Montauban, le premier, tira le signal d'alarme :

« A Paris, par dizaines de milliers, des Juifs ont été traités avec la plus barbare cruauté, et voici que dans nos régions on assiste à un spectacle navrant : des familles sont disloquées, des hommes et des femmes sont embarqués comme un trou­peau et envoyés vers une destination inconnue, avec la pers­pective des plus graves dangers...24 »

Nombre de Juifs arrêtés en zone sud, et transférés à Drancy avant leur déportation, avaient sans doute connu ce message que les organisations juives de la Résistance avaient fait cir­culer. Quelques jours plus tard l'évêque de Marseille abondait dans le même sens :

« Arrêter en masse uniquement parce qu'ils sont Juifs et étrangers, des femmes, des enfants qui n'ont commis aucune faute personnelle; dissocier les membres d'une même famille

22. Jean-Marie Lustiger, Le Choix de Dieu (Éditions de Fallois) page 63. 23. Témoignage de Charles Mayer (IHTP). 24. Lettre pastorale de Pierre-Marie Théas, évêque de Montauban, lue le 30 août

1942 dans les églises du diocèse de Montauban.

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et les envoyer peut-être à la mort, n'est-ce pas violer les lois sacrées de la morale? 2 5 »

A partir de l'automne 1943, des témoins de première main, évadés des camps de l'Est, commenceront à relater leur expé­rience. L'incrédulité fréquente des futures victimes qui ne pou­vaient se résoudre à accepter une réalité insensée pour des esprits normaux ne remet pas en cause cette information. Les journaux clandestins ne connaissaient peut-être pas beaucoup de lecteurs mais le bouche-à-oreille véhiculait chacune des informations qui, loin d'avoir pour but de semer la panique, avaient pour fonction de mettre en garde ceux qui étaient en danger.

Il faut bien reconnaître que les militants communistes juifs immigrés, regroupés au sein de l'UJRE, ont été au premier rang dans la lutte pour la diffusion de cette information indispen­sable lorsque les témoignages ont commencé à remplacer la rumeur. Il se trouve que d'autres groupes juifs clandestins comme les Jeunesses sionistes, l'Armée juive, la Main Forte, l'Organisation juive de combat, etc., n'ont jamais édité de tels journaux et n'ont jamais prévenu des dangers mortels encourus.

Durant ces années, quelque trois cents numéros de journaux de la presse clandestine des communistes juifs immigrés ont apporté fréquemment des détails sur ce qui se passait dans les camps de l'Est. «Nous connaissions les communistes et nous prenions cela pour le l'agit-prop », disent ceux qui ne peuvent admettre qu'un début de preuve était déjà apporté sur la fina­lité de l'univers concentrationnaire. Certes, nous connaissons également les capacités des communistes dans ce domaine de « l'agit-prop » mais il n'en reste pas moins que des journaux comme Notre Parole et Notre Voix (ces deux titres parfois imprimés en yiddish), J'accuse, Fraternité, En avant, Droit et Liberté, etc., ont apporté une information inestimable, même si elle n'était pas crédible pour tous ses lecteurs 2 6 .

En octobre 1942, on ne connaissait pas encore la qualité des moyens d'extermination mis en oeuvre par les nazis mais on savait déjà que les déportations constituaient une marche vers

25. Lettre pastorale de l'évêque de Marseille Delay, 4 septembre 1942. 26. Une partie de ces journaux ont été réédités sous forme de fac-similé sous le titre

La Presse antiraciste sous l'occupation hitlérienne (UJRE, Paris, 1950). D'autres peuvent être consultés au CDJC sous la cote XXII-5 et 6.

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l'horreur. Dans le journal du MNCR, J'accuse, du 20 octobre 1942, les informations sont déjà très précises :

« ... Les nouvelles qui nous parviennent, en dépit du silence de la presse vendue, annoncent que des dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants déportés ont été brûlés vifs dans les wagons plombés ou bien asphyxiés pour expérimenter un nouveau gaz toxique. Les trains de la mort ont amené en Pologne 11 000 cadavres. »

«Agissons contre le nouveau massacre des Juifs que les Hitlériens préparent. » C'était le titre très explicite du numéro de J'accuse, daté du 17 novembre 1942:

«... Au signal donné par Hitler dans son dernier discours, l'extermination des Juifs de France est exigée et c'est Laval lui-même qui a tenu à désigner cette fois les victimes à frap­per. Les signes annonciateurs du grand massacre se multi­plient. Des vieillards juifs ont été enlevés des asiles. Parqués dans les camps, ils reçoivent les piqûres mortelles. Les enfants qui sont dans les orphelinats et les asiles sont recensés pour être voués à la mort. D'autres sont traînés d'un camp à l'autre et décimés par les épidémies et les privations. »

Ici, un avertissement de première importance : les enfants qui se trouvaient dans les maisons de l'UGIF, ces fameux « enfants bloqués », étaient en danger de mort. Dans le numéro de J'accuse, diffusé à Paris à partir du 25 décembre 1942, l'information était encore plus précise :

«... La Pologne tout entière, vaste abattoir de Juifs. Par dizaines de milliers, femmes, enfants, vieillards, malades, sont massacrés. 360 000 êtres humains assassinés dans le ghetto de Varsovie. Le monde entier se révolte et clame sa haine envers les massacreurs nazis... Sur 400 000 Juifs de Varsovie, il n'en reste que 40 000. A Radom, 28 500 Juifs exterminés sur 30 000. A Piotrokow, il reste 2 000 Juifs sur 20 000. A Vilno, la totalité de la population juive a été massacrée. Même exter­mination dans d'autres villes... Ce ne sont pas des crimes iso­lés d'agents subalternes mais des actes prémédités et organi­sés, selon un plan tracé à l'avance par le gouvernement hitlérien... Toutes sortes de supplices sont mis en œuvre : chambres à gaz, empoisonnement, fusillades, champs de mines, courant électrique, etc. »

Toujours dans J'accuse, en février 1943, des précisions nou­velles sur les massacres commis par les Einsatzgruppen, dès les

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débuts de l'avance allemande en Union soviétique, et un titre éloquent : « 64 000 Juifs tués à Minsk. »

« En novembre 1941, les nazis organisèrent des tueries terri­fiantes en Russie Blanche. A Minsk, ils décidèrent d'abord de stériliser toute la population juive et de nombreuses opérations ont été effectuées sur des hommes, des femmes et des enfants. Ayant rencontré de la résistance dans le corps médical, les nazis ont résolu d'exterminer toute la population juive de la ville. Par groupes, les Juifs ont été conduits hors de la ville. Ils ont d'abord été forcés de creuser des fossés et ensuite on a ouvert sur eux un feu de mitrailleuses et d'armes auto­matiques. Toute la population juive de Minsk, au nombre de 64 000, a été ainsi exterminée par les commandos spéciaux... »

Dans le numéro du 15 février 1943 de Notre Voix, il était possible de lire, dans un article intitulé, « Par notre lutte, hâtons la défaite hitlérienne!», la suite de ces informations:

« C'est l'Allemagne hitlérienne qui a fait de la Pologne un vaste abattoir de Juifs avec chambres à gaz, fusillades et élec­trocutions. Sur les 400 000 Juifs du ghetto de Varsovie, il en reste 40 000 2 1 . 40 000 Juifs ont été massacrés à Riga, capitale de la Lettonie, il n'en reste plus que 400. Les 26 et 27 août 1942, en Ukraine, 20 000 Juifs ont été assassinés à Loutzk, 18 000 à Tarnow; 12 000 à Navoumov. Sur les 86 000 Juifs déportés de Yougoslavie, 80 000 sont morts. 800 Juifs hollan­dais ont été asphyxiés dans une mine de soufre. »

Dans Notre Parole du 8 mars 1943, on pouvait lire : « Atten­tion au triste réveil, à la brutale visite des bandits nazis arra­chant hommes, femmes et enfants de leurs lits et les traînant jusqu'aux wagons à bestiaux pour les emmener à l'abattoir de Pologne. » En Avant, journal des jeunesses communistes juives, abondait dans le même sens dans son numéro du 1 e r mai 1943 : « C'est l'Allemagne hitlérienne qui a les mains rouges du sang de deux millions de Juifs polonais », et Fraternité, organe du MNCR pour la zone sud {J'accuse étant le titre pour la zone nord), apportait à son tour de nouvelles précisions dans son numéro de juin 1943 :

«... Des rapports précis qui sont en notre possession, il résulte que dans les camps de Lublin et de Riga, des femmes et des enfants ont été brûlés dans les fours à chaux. Des for-

27. Information saisissante de précision, deux mois avant la révolte du ghetto de Varsovie.

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mations spéciales ont été créées pour procéder à l'extermina­tion des Juifs 2 8 car les officiers et soldats avaient exprimé leur répugnance à prendre part aux exécutions. »

Dans Notre Voix du 1 e r août 1943, un article très précis sur « l'horrible massacre de 6 000 Juifs au camp d'extermination de Belzec » 2 9 . L'article, qui relate les étapes de l'assassinat des déportés, apporte une précision bien connue aujourd'hui :

«... Dès leur arrivée, on les encourage à écrire à leurs amis pour les rassurer, pour leur dire qu'ils n'étaient pas maltraités et qu'ils n'étaient pas aussi malheureux qu'on le croit. C'est là une tactique de la politique allemande pour éviter la résis­tance... Au camp, les Juifs ignoraient ce qui les attendaient. Le massacre a eu lieu un jour après leur arrivée... »

Cet article se terminait de façon très détaillée : «... Le train s'arrête dans un champ, à environ 40kilo­

mètres. Les wagons restent là, hermétiquement fermés pen­dant six ou sept jours. Lorsqu'on ouvre les portes, les occupants sont morts et certains dans un état de décomposi­tion avancée. »

Puis ce commentaire très bref : «... Il ne peut, il ne doit plus y avoir aucun doute pour

aucun Juif. La déportation, c'est la mort certaine, la mort ter­rible. La seule voie, la seule possibilité de se sauver, c'est la résistance de toutes ses forces et par tous les moyens, y compris la résistance contre les déportations. »

Dans ce même numéro de Notre Voix, il y avait le témoi­gnage d'un Juif de Nîmes, déporté et évadé du camp de Koziel :

« Tous les Juifs de 16 à 50 ans ont été pris pour de durs tra­vaux dans les mines des environs. Les autres, enfants, vieil­lards, femmes, faibles et malades, ont été conduits à Osche-vitz, le camp pour Juifs inutiles, comme nos bourreaux l'appelaient cyniquement, " le camp à faire crever "... Chacun savait qu'Oschevitz signifiait une mort immédiate et ter­rible. »

Notre Voix du 1 e r janvier 1944, diffusé dans l'ancienne zone d'occupation italienne, donnait cette consigne : « Juifs de Gre­noble, gagnez la montagne, défendez-vous contre les déporta-

28. Il s'agit ici des Einstatzkommandos (commandos d'intervention). 29. La formule « camp d'extermination » était déjà utilisée.

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tions et l'extermination. » De mois en mois, l'information va s'affiner dans le vocabulaire utilisé. C'est le cas dans Notre Voix du mois de mars 1944 :

«... Plus de différence entre telle ou telle catégorie de Juifs, entre Français, naturalisés ou immigrés. Plus d'exception pour les femmes, les veuves de guerre, bébés ou vieillards paraly­tiques et aliénés, tuberculeux et agonisants. Tous sont jetés dans la charrette qui les amène dans l'enfer de Drancy, d'où dans des wagons plombés ils sont dirigés vers les camps de la mort en Pologne. »

Bien entendu, ce type d'information va se multiplier et se précisera au fur et à mesure de l'avance des armées soviétiques et, dans Droit et Liberté de juin 1944, on pouvait lire :

« Avec la prise de Kiev, description du massacre des Juifs. Le 28 septembre 1941, la Kommandantur donnait l'ordre à tous les Juifs de Kiev de se présenter sur une place en dehors de la ville. Une fosse immense y fut aménagée. Les Juifs, sous la menace des armes, furent obligés d'y descendre. Ils furent exterminés à coups de mitrailleuses... Quand les mitrailleuses se turent, les nazis recouvrirent de terre les malheureux qu'ils venaient de massacrer... L'administration de la ville de Kiev estime à 75 000 le nombre de victimes de cette abominable tuerie. »

Dans la presse clandestine, les communistes juifs ne furent pas tout à fait seuls à informer sur les abominations qui se déroulaient à l'Est. Même s'ils étaient plutôt isolés au sein de l'Église catholique, les militants qui rédigeaient et diffusaient les Cahiers du Témoignage chrétien participaient à la prise de conscience du risque mortel que faisait peser la déportation sur les Juifs de France. Dans le numéro du mois de janvier/février 1943, il était possible de lire :

« Le Gouvernement général 3 0 est devenu un ghetto où on a rassemblé tous les Juifs de Pologne et d'Allemagne et où on amène à présent les Juifs de tous les pays occupés. L'épuise­ment par le travail, la faim, le froid, les maladies, fournissent une riche récolte à la mort. Parfois, la Gestapo y perpètre des massacres. Des fusillades en masse et l'empoisonnement par les gaz y sont à l'ordre du jour... Au total, plus de 700 000 Juifs ont été brutalement assassinés sur le territoire polonais et il n'y a pas de doute possible concernant le plan de

30. Partie de la Pologne occupée destinée à devenir une colonie de l'Allemagne nazie.

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Hitler d'exterminer complètement les Juifs sur le continent européen. »

Était-ce là de « l'agit-prop »? Bien sûr, les Juifs internés à Drancy ne lisaient pas les Cahiers du Témoignage chrétien, pas plus qu'ils n'avaient en main les brûlots diffusés par les mili­tants communistes juifs de l'UJRE. Pourtant, ne serait-ce qu'au travers de ces deux exemples, il est impossible d'affirmer que nul ne savait ce qui se passait dans les camps d'Allemagne et de Pologne, dès le début de 1943. Restait l'incrédulité mais c'est là une tout autre approche du problème 3 1 . Il convient de faire également un constat indispensable : mis à part les militants du Témoignage chrétien, la presse de la Résistance ne se préoc­cupait guère du sort des Juifs déportés; y compris Y Humanité clandestine qui, de septembre 1942 à août 1944, ne publiera aucun article sur la répression qui frappait les Juifs de France 3 2 . Nous avons pu consulter la collection de Franc-Tireur pour l'année 1943 : pas une seule ligne n'y était consa­crée aux déportations!

Il était indispensable d'insister sur cet aspect pour bien montrer que l'accès à l'information n'était en rien évident et il n'est pas dans notre intention d'essayer de démontrer que tout le monde savait, que l'on connaissait tous les détails. Il est pourtant impos­sible d'affirmer que l'on ne savait rien et qu'intuitivement les déportés n'étaient pas tenaillés par la peur panique du lendemain.

Ce qui paraît le plus difficile à accepter dans la thèse soute­nue par Georges Wellers, c'est que s'il néglige l'importance que pouvait avoir la presse des communistes juifs dans une certaine approche de la connaissance, il prend pourtant pour argent comptant certaines « informations » diffusées par les militants de l'UJRE et qui, selon lui, tendraient à prouver qu'on ne savait pas ce qui se passait à l'Est. Ainsi, il cite un tract de l'UJRE :

« Tandis que nos coreligionnaires de Pologne, de Lituanie et de Lettonie libérées par l'Armée rouge regagnent le droit et la

31. Parmi de nombreux exemples, le témoignage d'une femme évadée du camp d'extermination de Ponar, en septembre 1941, et qui, de retour dans le ghetto de Vilno, ne peut faire admettre à ses compagnes d'infortune qu'à Ponar on fusille les Juifs par milliers. Se reporter à La Victoire du ghetto, de Marc Dvorjetski (France-Empire, 1973) pages 51 à 55.

32. Cf. Annie Kriegel, dans la revue Histoire, n° 3, novembre 1979, l'article intitulé « Résistants communistes et Juifs persécutés », pages 101 à 104. Très justement, Annie Kriegel rappelle que la direction clandestine du PCF avait « spécialisé » les commu­nistes juifs pour intervenir sur ces problèmes.

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joie de vivre, la communauté juive de France est exposée aux pires dangers...33 »

Ici, il s'agissait effectivement « d'agit-prop » et cette rodo­montade ne peut en rien être utilisée pour annuler la masse d'informations diffusée durant deux ans pour tenter de prévenir les Juifs du danger mortel qu'ils couraient.

Dernier aspect de cette interrogation - savait-on ou pas? - , il y avait, pour conforter les incrédules, ceux qui faisaient délibé­rément de la rétention d'information. Pour ne pas créer la panique. Les plus hautes autorités du judaïsme organisé en Europe occupée par les nazis ont eu un accès plus ou moins important à suffisamment d'informations pour une réflexion allant au-delà du simple doute. Walter Laqueur cite quelques propos attribués à Léo Baeck, grand rabbin de Berlin lors de la prise du pouvoir par Hitler en 1933, puis l'un des dirigeants de la Reichsvereinigung34. Déporté à Théresienstadt, il y apprit la pratique du gazage des Juifs à Auschwitz; après mûre réflexion, le notable allemand préféra garder le silence. Plus tard, il devait confier à un proche :

«... Vivre dans l'attente de la chambre à gaz n'en serait que plus difficile et d'ailleurs cette mort n'était pas si certaine; il y avait une sélection en vue des travaux forcés ; tous les convois n'allaient peut-être pas à Auschwitz. J'en vins donc à la grave décision de n'en rien dire à personne35. »

Quel que soit le niveau de connaissance sur la politique d'extermination mise en oeuvre par les nazis, une question se pose : pourquoi avoir dissimulé tout ou une partie d'une infor­mation effroyable? Un début de réponse vient immédiatement à l'esprit: ceux qui faisaient de la rétention d'informations étaient souvent des hommes d'ordre, se croyant investis d'un pouvoir authentique. Le meilleur exemple de cette attitude nous est d'ailleurs fourni en France même par le président de l'UGIF pour la zone nord qui, informé de l'imminence de la rafle du 16 juillet 1942, se refusa à en informer de quelque façon que ce soit les futures victimes. Nous avons déjà noté au chapitre « Drancy et l'UGIF », que le président André Baur, dans une lettre adressée le 6 juillet 1942 au CGQJ, s'était per-

33. Dans La Presse antiraciste sous l'occupation, page 149. 34. L'Union des Juifs du Reich, organisme équivalent à l'UGIF en France, à l'AJB

en Belgique et au Joodsche Raad aux Pays-Bas. 35. Dans Le Terrifiant Secret, de Walter Laqueur, page 182.

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mis d'écrire : « Il me paraît particulièrement dangereux de faire connaître à la population juive qu'elle doit s'attendre à une nou­velle et vaste mesure de déportation... 3 6 »

Moins hasardeuse que les propos attribués à Léo Baeck, cette lettre d'André Baur est d'autant plus significative qu'elle a été rédigée environ six semaines avant le document cité plus haut, émanant du Consistoire central et qui évoquait les campagnes d'extermination à l'Est. Il est même dérisoire de constater qu'André Baur se permettait de donner une leçon d'ordre public au directeur de cabinet de Darquier dePellepoix.

Ce sujet est trop grave pour que nous nous permettions d'outrer le propos. Chacun sait que l'ordre est un culte aux rites tout aussi rigoureux que les dogmes des grandes religions révé­lées. Entre l'ordre militaire et l'ordre moral, la différence n'est pas souvent perceptible. Reste la raison d'État, même lorsqu'il n'est qu'en devenir. Il semble en effet que le mouvement sio­niste, au travers de ses diverses organisations et tendances, ait été de mieux en mieux informé, dès la fin de 1942. Particulière­ment ceux des responsables de ce mouvement qui étaient basés à Genève et donc, pour partie d'entre eux, en contact avec les organisations sionistes de France - dont on nous dit aujourd'hui qu'elles étaient très actives dans la Résistance. Or, nous l'avons déjà noté, les sionistes de France n'ont jamais informé qui­conque du danger que représentaient les déportations.

A partir de 1942, c'est précisément par la Suisse que transi­tait l'argent de l'American Joint Committee, destiné aux orga­nisations juives. Les liens étaient constants entre un certain nombre de leaders d'organisations juives repliées en Suisse et leurs correspondants restés en France. Il faut citer particulière­ment Marc Jarblum, principal animateur de la Fédération des Sociétés juives de France, qui s'était réfugié en Suisse après avoir refusé de faire partie du conseil d'administration de l'UGIF en décembre 1941. En Suisse, les informations sur la mise en œuvre de l'extermination avaient commencé à filtrer très rapidement et il est impensable que lors des contacts régu­liers, des avertissements n'aient pas été adressés aux Juifs de France, particulièrement de la zone sud.

La communauté juive de Suisse publiait (et publie toujours) une petite revue, Israelitische Wochenblatt, particulièrement bien informée, et Marc Jarblum comme ses camarades ne pou­vaient pas ignorer son contenu qui avait valeur d'avertissement.

36. CDJC-XXVIII-31 a.

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Un rapide échantillon de ces informations est particulièrement significatif :

- // juillet 1941. Environ 40 000 Juifs sont morts en Pologne durant l'année écoulée. Les hôpitaux sont pleins. - 3 avril 1942. La catastrophe qui frappe les Juifs de la Pologne occupée par les Allemands a atteint des proportions sans précédent. - 24 avril 1942. Dans la partie de la Pologne occupée par les Allemands, 165 000 Juifs sont morts en 1941, dont 72729 à Varsovie et 17 542 à Lodz. - 22 mai 1942. On nous informe qu'environ 15 000 Juifs de Radom sont morts de faim. La Pravda annonce que 13 000 Juifs ont perdu la vie à Lemberg. - 17 juillet 1942. Le livre noir publié par le gouvernement polonais en exil annonce la mort de 70 000 Juifs en Pologne. 20 000 ont perdu la vie en Russie occupée. - 26 février 1943. Selon les milieux gouvernementaux polo­nais à Londres, 650 000 Juifs sur 2 800 000 ont été tués. - 20 mars 1943. 50 000 Juifs ont été tués à Vilno, 14 000 à Rovno et à Lvow la moitié de la population juive.

Dans son ouvrage, L'Holocauste dans l'Histoire17, l'historien canadien Michaël Marrus note que si l'incrédulité était souvent la règle face aux dramatiques informations qui circulaient sur l'extermination des Juifs à l'Est, l'indifférence était tout autant généralisée, s'alliant au refus de modifier les comportements établis 3 8 . Bien entendu, l'approche était relativement différente à Drancy, notamment en ce qui concerne la seconde façon d'envisager le sort réservé à ceux qui partaient en déportation.

Avec une prudence qui l'honore, Marrus écarte les rumeurs nombreuses, difficilement crédibles alors malgré leur véracité prouvée quelques années plus tard. En revanche, il s'attache aux informations diffusées par la BBC dès le mois de juin 1942, d'après un rapport du Bund. Plus importante encore, l'attitude du gouvernement britannique lui-même qui, le 17 décembre 1942, fit lire, toujours à la BBC, une déclaration interalliée au nom de onze gouvernements ainsi que du Comité national fran­çais 3 9 . Bien entendu, cela ne prouve aucunement que les mil­liers d'internés qui se succédaient en groupes compacts à Drancy étaient informés. Toutefois, ils auraient pu l'être et,

37. Michaël Marrus, L'Holocauste dans l'Histoire (Eshel, 1990). 38. Op. cit., pages 159 et suivantes. 39. Idem.

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dans ce cas également, rien ne prouve qu'ils ne rejetaient pas la perspective de leur horrible devenir.

Il faut pourtant faire justice de cette réserve supposée puisqu'une partie des « hôtes » de Drancy s'accrochaient déses­pérément à leur fonction dans le camp, espérant ainsi ne pas être déportés. Quant aux autres, ils ne sont pas revenus en grand nombre pour nous fournir leur sentiment à ce sujet.

Nous avons insisté, exemples nombreux à l'appui, sur les informations sérieuses émanant de la presse juive publiée en Suisse, et qui pouvait arriver en France, puis circuler d'une zone à l'autre. C'était sans aucun doute le véhicule le plus cohérent dans la mesure où des émissaires des organisations juives de la Résistance, ainsi que du Consistoire, se rendaient ponctuellement en Suisse. Michaël Marrus souligne de son côté « que les rapports qui parvinrent à Genève et qu'analyseront les représentants de l'Agence juive et du Congrès juif mondial semblent d'une précision et d'une intelligence remar­quables 4 0 . »

Sans entrer plus avant dans des spéculations hasardeuses, les simples remarques de Michaël Marrus méritent d'être retenues. Combien de Juifs immigrés ou français arrêtés en zone sud durant l'été 1942 ont-ils connu ces informations? Difficile de le dire mais il est certain que ces informations arrivaient à Drancy au fil des rafles. Restaient, c'est vrai, l'incrédulité mais égale­ment l'attitude des institutions comme l'UGIF ou des « cadres » de Drancy qui niaient la véracité de ce qui était assimilé à des rumeurs sans fondement - sans doute pour ne pas troubler l'ordre intérieur du camp.

Bien sûr, nous dira-t-on, il ne faut pas transformer les vic­times en coupables. Mais où étaient les victimes? Dans les pays occupés par l'Allemagne nazie ou à Genève, Londres, New York ou Tel-Aviv? Ce qui est certain, c'est que dans les chan­celleries des pays alliés on ne refusait plus de croire à la véra­cité du génocide 4 1 mais le drame qui se jouait dans les camps d'extermination n'était pas à l'ordre du jour...

40. Idem. 41. C'est en 1943 qu'un juriste américain, Raphaël Lemkine, devait créer le néolo­

gisme « génocide ».

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II

UN CAMP DE CONCENTRATION TRÈS ORDINAIRE

Drancy, petit univers concentrationnaire très organisé, ultra-bureaucratisé, dérisoire jusqu'au pitoyable. C'est l'image que l'on pourrait conserver de ce camp si 67 000 Juifs de France n'y avaient pas transité vers une mort certaine.

Depuis juillet 1943, les internés classés dans la catégorie C 1, celle des « cadres », étaient entièrement maîtres de la machine administrative et responsables de l'ordre intérieur, tant que les engrenages n'étaient pas grippés. L'ordre régnant, les SS n'avaient pas de véritables raisons pour intervenir, sauf à exiger régulièrement la remise de 1 000 Juifs à chaque fois qu'un convoi était en préparation. Les services intérieurs étaient par­faitement au point et la grogne réduite au strict minimum; ce qui était bien normal puisque les détenteurs du «pouvoir» avaient toujours l'espoir d'éviter la déportation, alors que le concentrationnaire de base ne faisait que passer par Drancy.

Le bureau de commandement du camp assurait la discipline et le respect de la bonne morale, la répartition de la nourriture et, surtout, l'ordre intérieur. Le corps des M.S. permettait de faire régner le calme dans le camp mais ces hommes étaient également utilisés pour surveiller les corvées extérieures et cer­tains d'entre eux participaient également à la chasse aux fuyards quand ils n'étaient pas requis pour devenir « mission­naires ».

Les internés, globalement divisés en déportables, sursitaires et non déportables, n'avaient qu'une espérance - pour les deux premiers groupes : changer de catégorie. Les « cadres » porteurs de brassard, aristocratie temporaire du camp, ne faisaient déjà plus partie du même monde que ceux classés catégo-

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rie « B » et leur unique souci était de conserver leur privilège. Il est vrai que le port du brassard constituait parfois un ultime hochet, à l'exemple de ces tristes « wagon-ordner » chargés du maintien de l'ordre à l'intérieur des wagons de marchandises en partance pour les camps d'extermination, mais à l'arrivée sur la rampe d'Auschwitz, ces porteurs d'un signe de commandement voyaient leur pouvoir temporaire annulé et la sélection les concernait, comme tous les autres.

Après le départ de chaque convoi, les « cadres » de Drancy se comptaient et l'inquiétude tourmentait ceux qui n'étaient pas certains de conserver leur poste. Ainsi, les regards que les uns portaient sur les autres devaient être difficilement soutenables. Lorsque le chef de camp juif se voyait incité par les « A.A. » à réduire le « personnel » devenu trop nombreux pour accomplir les tâches quotidiennes, une sélection douloureuse s'opérait au sein de la bureaucratie et les critères utilisés étaient souvent peu avouables. Il fallait survivre...

Ce système était très au point, rodé au fil des années. Le chef de chambre, très proche de ses camarades internés, veillait au bon ordre et à la discipline de base. Ensuite, le chef d'escalier rendait compte de l'appel des deux à trois cents « locataires » dont il avait la charge. Il préparait également les listes pour les corvées. Par chefs de service interposés, jusqu'au chef de camp, aucun manquement à l'ordre établi ne pouvait passer inaperçu. En bout de chaîne, les SS recevaient chaque jour les statis­tiques indispensables préparées par le bureau des Effectifs.

Avec un personnel réduit et un rendement performant, les SS ne pouvaient mieux espérer. Que serait-il advenu au cas où la coopération des internés n'aurait pas été obtenue? Rien de pire? Cela dépend bien entendu de l'analyse des uns, les Fran­çais, et des autres, les immigrés. Ces derniers étant tout natu­rellement destinés à partir les premiers. En fait, les SS auraient pu trouver suffisamment de collaborateurs extérieurs pour les seconder mais le spectacle n'aurait pas eu la même qualité. Malgré la coopération intérieure, la sélection pour les convois tendait à devenir aveugle et la protection des Juifs français ris­quait d'être bientôt illusoire. Il est vrai que depuis le mois de juillet 1943 ce n'était plus la nationalité mais la fonction qui assurait une sécurité provisoire à l'interné, la plupart des postes sûrs étant cependant tenus par des Français.

Il n'est pas dans notre propos d'affirmer que la recherche de la sécurité était l'unique préoccupation de ceux qui « gouver-

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naient » Drancy. Le souci de l'ordre pour l'ordre n'était évidem­ment pas absent. En effet, comment faire confiance à ces Polo­nais, ces Hongrois, ces Grecs, mal dégrossis, pour assurer le bon fonctionnement de cette collectivité bariolée, rassemblée dans un lieu où les nationaux étaient en minorité. On ne peut exoné­rer Robert Blum et ses plus proches compagnons de certaines réactions xénophobes.

De l'autre côté des bâtiments, dans ces escaliers de départ, les sentiments exprimés envers ces Français tellement sûrs de leur supériorité n'étaient pas précisément chaleureux. Aux postes de commande du camp, les internés immigrés auraient vraisemblablement adopté un comportement identique, plaçant les nationaux en priorité pour la constitution des convois. Ces deux types de réaction étaient dans l'ordre naturel de cet uni­vers concentrationnaire.

L'individu ne pouvait espérer survivre qu'en sacrifiant l'autre et les sentiments conviviaux disparaissaient rapidement. Ne subsistait que l'esprit de caste qui pouvait permettre d'amélio­rer encore la qualité d'un statut précaire.

L'originalité, c'est qu'à Drancy cette pratique n'avait que des Juifs pour acteurs. Les bons esprits auraient tort de s'en offus­quer car les lois générales de l'univers concentrationnaire ne s'embarrassent pas de ces détails. Et puis, dans les ghettos de Pologne, les présidents des Judenràte mis en place par les nazis n'hésitaient que rarement à répondre aux sollicitations des maîtres, sauf à se suicider au bout de quelques mois, à l'exemple de l'ingénieur Tcherniakov, dans le ghetto de Varso­vie. Dans tous les ghettos, qu'il s'agisse de Bialistock, Lodz, Radom ou Varsovie, c'était entre Juifs polonais que se déroulait la lutte pour la survie et la différence nationale n'était pas en cause.

Dans ce monde clos, où la volonté de survivre était constamment à l'ordre du jour, la veulerie et les bassesses n'étaient pas plus abominables que la morgue et le sentiment de supériorité de quelques « cadres ». Pourtant, les cas de collabo­ration véritable avec la police française puis avec les nazis seront très rares; Reich et son acolyte Wulfstadt représentaient des cas atypiques. Il y avait seulement des comportements man­quant de dignité - comme le rappellent de nombreux témoi­gnages. En revanche, il faut le souligner à nouveau, la volonté

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de faire régner l'ordre sera constante et les consignes émanant des autorités françaises puis nazies seront fidèlement trans­mises. L'examen de certaines notes de service du lieutenant-colonel Blum ne laisse aucun doute à cet égard.

Plus généralement, la police et la gendarmerie françaises, puis les SS, ne se sont jamais trompés sur les divisions bien naturelles qui traversaient les « Drancéens ». La survie tempo­raire des « cadres » et de leur famille était souvent à ce prix mais l'amour de l'ordre faisait également partie des préoccupa­tions. Dans le même temps, policiers, gendarmes et « cadres » se retrouveront dans le mépris affiché pour les étrangers. Même si cette complicité «nationale» disparaîtra lors de la prise de contrôle du camp par les SS, les Français n'en conserveront pas moins la plupart des responsabilités du camp, jusqu'au prin­temps 1944. A quelques mois de la libération du camp, à l'inverse de ce qui s'était passé dans les camps de l'Est où les «politiques» avaient peu à peu accédé aux postes de commande au détriment des « verts » (les droits communs), ce sont souvent des hommes louches et même des truands qui prendront en main la plupart des services du camp. Il est vrai qu'il n'y avait pas eu de véritable confrontation puisque les Juifs français internés à Drancy représentaient un groupe natio­nal et non une quelconque fraction politique.

Drancy était un camp de concentration très ordinaire et les individus s'y comportaient comme d'autres pouvaient le faire dans les camps de l'Est. Très rapidement, les internés « perma­nents » ont développé des modes de réflexion et des attitudes identiques à ceux qu'il est possible de relever dans la plupart des lieux d'enfermement de ce type. Particulièrement lorsque la population concentrationnaire est composite : mélange de natio­nalités, différences de statut social, hétérogénéité des options politiques. Pourtant, ce dernier aspect était tout à fait secondaire dans la mesure où Drancy ne rassemblait que des hommes et des femmes arrêtés uniquement sur le critère de leur origine.

Hommes d'ordre et sans reproche, les «cadres» juifs du camp avaient accepté de remplir leur tâche sans pression; bien souvent, certains d'entre eux avaient sollicité et obtenu un poste puis ils avaient «placé» leur femme, un frère ou un ami. Étaient-ils parfois persuadés qu'ils agissaient dans l'intérêt général des internés? A aucun moment, ils n'auraient imaginé que le rôle de relai qu'ils jouaient au bénéfice des autorités faci-

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litait l'action répressive, particulièrement après le mois de juil­let 1943. A aucun moment, ils n'ont envisagé que, faute d'une bureaucratie juive dans le camp, la transmission des ordres aurait été freinée.

Avec cette machine bueaucratique gérée par les internés eux-mêmes - et parfaitement au point - la gestion du camp ne posait guère de problème : à chaque préparation d'un convoi pour les camps de l'Est, le service des Effectifs fournissait les mille fiches demandées et même un peu plus pour pallier les défaillances possibles. Les chefs d'escalier dirigeaient les futurs déportés vers les escaliers de départ, la veille ou l'avant-veille. A l'aube, « l'évacuation » avait lieu dans l'ordre grâce à une organisation de corvées, de porteurs, de M.S. De son côté, l'UGIF fournissant le ravitaillement pour le voyage. Trois ou quatre SS et une brigade de gendarmerie suffisaient pour escor­ter les mille déportés jusqu'à la gare d'embarquement.

L'ensemble de l'administration juive fonctionnait admirable­ment, sans à-coup, comme une fatalité nécessaire. Pourtant, tous les fonctionnaires du camp savaient qu'ils pourraient, un jour prochain, faire partie d'un convoi. Même les « situations » les plus élevées n'assuraient jamais une protection totale. Sur un simple caprice ou mouvement de colère d'un flic, d'un gen­darme et, plus tard, d'un SS, n'importe quel « cadre » pouvait être rapidement déporté. Ce fut le cas pour François Montel, en juin 1942, pour le lieutenant-colonel Blum en novembre 1943 et pour Georges Schmidt en août 1944.

Cinquante ans après, les rescapés de Drancy sont peu nom­breux. Banalement, le temps a fait son oeuvre. Le problème des témoignages se posait. Il y avait les réticents, pour de multiples motifs. Les plus loquaces, parfois, seront les anciens « fonction­naires » du camp mais leur témoignage fut souvent aussi sobre que déformé, si l'on se reporte simplement aux archives les concernant.

Primo Lévi a ressenti ce même phénomène en évoquant les souvenirs de ceux qu'il présente comme des privilégiés : «... Ceux qui avaient acquis ce privilège en s'asservissant aux autorités du camp n'ont pas témoigné du tout, pour des raisons évidentes, ou bien ont laissé des témoignages lacunaires ou gau­chis ou totalement faux » Il n'est pas question d'évoquer la

1. Primo Lévi, Les Naufragés et les rescapés (Gallimard, Arcades, 1989) page 18.

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mauvaise foi mais plus simplement le refus de salir l'image du concentrationnaire que certains se sont donnée. Avec le temps, tous ont oublié les détours de la lutte individuelle pour la survie, pour ne plus se souvenir que de l'aventure collective dans l'anti­chambre de l'horreur. Restent, encore une fois, les archives implacables... Les habitants de la « zone grise », selon la for­mule de Primo Lévi, subissaient évidemment une forme de contrainte mais la masse des internés fournissaient les contin­gents pour les camps de la mort. Ce n'était pas comparable.

A Drancy, les « Juifs de cour » se recrutaient ou se cooptaient parmi les Français - de souche si possible - , les anciens combat­tants décorés possédant les meilleures chances de promotion. Ces hommes n'éprouvaient pas d'état d'âme en travaillant côte à côte avec les fonctionnaires de la préfecture de police, jusqu'en juin 1943. Il fallait 1 000 noms, on sortait 1 000 fiches... de métèques, et les policiers français étaient satisfaits. Avec Brun­ner, le comportement ne variait guère mais peu importait au capitaine SS que des Juifs polonais, roumains, hongrois ou grecs partent vers les camps de l'Est, plutôt que des Français. Pour Brunner, il n'y avait pas de problème puisque tous les Juifs devraient finalement passer par le tourniquet infernal.

Dès l'été 1943, que l'on sache ou que l'on refuse de croire au pire, la majorité de ceux qui partaient dans les convois vou­laient se persuader que le départ à l'Est n'était qu'un tragique déplacement de population. Néanmoins, tous s'accrochaient à la moindre possibilité de rester à Drancy : les Juifs français plus que les autres et les « cadres » du camp bien plus encore. Pour rester, il fallait trouver une solution puis jouer l'ordre intérieur pour tenter de durer. Pourtant, à la longue, le respect de l'ordre ne tenait plus seulement de la volonté de survivre et il devenait un principe admis par tous, à la satisfaction des SS qui pou­vaient se contenter de n'être que quelques-uns à l'extérieur du camp. A l'intérieur, les « cadres », terrorisés, faisaient le reste.

Il faut bien comprendre qu'il n'y avait aucune raison pour qu'un camp de concentration comme Drancy soit différent des autres - avec l'horreur quotidienne et l'extermination en moins. Il y avait ceux qui savaient qu'ils n'avaient aucune chance de rester et ceux qui espéraient passer au travers des mailles d'un filet de plus en plus serré. Le témoignage du docteur Charles Mayer, juif français de souche, est très clair :

« Les listes de départ étaient faites par la " chancellerie " qui dépendait d'abord de la préfecture puis uniquement des

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Allemands. Tant qu'elles passaient par les autorités fran­çaises, on pouvait intervenir pour éviter que telle ou telle per­sonne ne soit pas sur la liste fatale. Mais éviter la déportation aux uns, c'était en livrer d'autres puisque les Alllemands vou­laient toujours " faire le plein " des trains qui partaient. Géné­ralement, c'étaient les nouveaux venus qui partaient. Les plus anciens, ceux qui avaient eu la chance d'être près des cadres permanents, avaient plus de chance de rester au camp 2. »

Autre internée, française de souche également, Louise Alcan, ne se contente pas de brosser le tableau de l'enfer de Drancy. Sa réaction brutale et le commentaire cocardier qui l'accompagne participent de la colère:

« J'ai passé dix jours à Drancy... J'en ai gardé une profonde horreur, un sentiment de dégoût complet. J'y ai vu trop de saletés. Être gardée par des Français, voir que des Juifs fran­çais acceptaient de faire ce que certains faisaient, quelle honte pour la France. Je sais bien qu'ils pensaient sauver leur peau. Certains ont réussi d'ailleurs3. »

Révolte ou constat désabusé, rares sont les anciens internés qui ont laissé un témoignage sans ce rappel à la coopération de la bureaucratie juive du camp :

« Juin 1943. Dès l'arrivée au camp, des internés-secrétaires prennent votre identité, d'autres vous fouillent et vous retirent argent, couteau, canif, briquet, cigarettes4. »

Longtemps, les Français ne furent pas déportables. C'était une règle établie et relativement respectée par les fonction­naires de la préfecture de police. Vint le temps où les nazis ne firent pas la différence entre Français de souche et étrangers. Dès lors, les fonctionnaires juifs du camp - essentiellement français - allaient faire le nécessaire pour éviter, autant que faire se pouvait, la déportation de leurs compatriotes. Chacun peut juger selon ses propres critères cette protection momenta­née dont bénéficièrent les indigènes. Nous ne pouvons pourtant pas faire l'économie d'une réflexion : c'est la même analyse de la situation qui avait conduit les dirigeants de l'UGIF à se comporter en auxiliaires dociles des maîtres d'oeuvre de la répression.

2. Témoignage du docteur Charles Mayer. 3. Louise Alcan, Sans armes ni bagages (Limoges, 1946). 4. Julie Crémieux-Dunand, La Vie à Drancy, page 39.

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Il est vrai que, politiquement, le pouvoir de Vichy n'avait pas intérêt à voir trop s'accentuer la répression antijuive contre les Français israélites. Prioritairement, il s'agissait de se débarras­ser des métèques, ce qui ne chagrinait personne dans la popula­tion de ce pays, et les notables juifs autochtones représentés aussi bien par les dirigeants de l'UGIF que par les « cadres » de Drancy entreront dans ce jeu pervers. Pourtant, si l'occupation avait duré quelques mois de plus - les Juifs étrangers ayant tous été déportés - , le tour des Juifs français serait venu mas­sivement.

Peut-on dire que la terre concentrationnaire sécrète toujours ces comportements où la convivialité cède le pas à l'apparente religion de l'ordre, masquant d'autres préoccupations? Ce ne fut pas toujours le cas dans les camps de la France occupée. Particulièrement à Pithiviers ou à Beaune-la-Rolande, où il n'y avait que des Juifs immigrés jusqu'à l'été 1942, tout comme dans le camp juif de Compiègne où il n'y avait surtout que des Français.

A Drancy, il n'y avait pas de vie culturelle (sauf durant les premières semaines, en septembre 1941), pas de vie politique, aucune trace de tentative de constitution de groupes politiques, quels qu'ils soient, pas de résistance organisée mis à part l'affaire du tunnel. Vers la fin du printemps 1944, il paraîtrait qu'une cel­lule de résistance s'était constituée dans le camp mais cela n'a pu être vérifié dans les faits. Pas d'activité culturelle mais une vie religieuse puisqu'il y avait un lieu servant de synagogue à Drancy (même si les officiants allaient se succéder au fil des déportations, l'exercice du culte ne devait jamais s'interrompre).

De nombreuses causes ont présidé à cette absence de rela­tions conviviales entre les internés :

- du mois d'août 1941 au printemps 1942, il y avait eu la grande famine et l'opposition entre Français et étrangers, puis l'organisation du camp par les Juifs français. Les soucis et les centres d'intérêt trop contradictoires devaient être les plus sûrs obstacles à toute vie culturelle, s'ajoutant, ne l'oublions pas, aux interdits;

- après le mois de juin 1942, Drancy était devenu un camp de transit et les quelque 250 « fonctionnaires » permanents du camp, presque tous français, avaient pour ambition première d'assurer leur sinécure pour éviter la déportation et tenter de survivre.

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Dans des camps aussi désespérants, en zone sud, comme ceux de Gurs, du Vernet, des Mille, de Récébedou ou de Noé, la vie culturelle ne fut jamais absente et le débat politique souvent très vivant. Il en avait été de même, dès le moi? de janvier 1939, quand les « internationaux » venant d'Espagne avaient été internés dans les pires conditions dans les camps des Pyrénées. Il reste que dans ce dernier cas - entre communistes principale­ment - les opposants avaient été mis à l'écart avec violence.

A Drancy, entre Juifs, la convivialité n'était pas évidente et il n'y avait aucune raison pour qu'il en fût autrement. Plus, au sein même de la bureaucratie internée, la solidarité n'était pas sans faille, chacun se méfiant de l'autre. Un équilibre s'était pourtant établi entre ces internés pourvus de grandes responsa­bilités et il suffit de rappeler qu'à certaines époques, des familles entières faisaient partie de l'aristocratie du camp; jusqu'à trois frères dans l'équipe de direction.

Ce qui précède nous conduit à estimer que, très naturelle­ment, les internés du camp de Drancy ont eu le souci immédiat de survivre, avec leur famille le cas échéant. Cette situation, née de la volonté de la police et de la gendarmerie françaises de s'assurer une base solide pour le maintien de l'ordre dans le camp, ne pourra manquer de s'affirmer quand les nazis pren­dront le contrôle de Drancy. C'est ainsi qu'à partir du mois de juillet 1943 il sera possible de comparer Drancy aux camps de l'Est :

« L'appareil SS est tout extérieur au camp. Les SS commandent les routes qui mènent à l'univers concentration­naire... Les demeures et les bureaux des SS sont en dehors du camp. Les SS gardent les portes et comptent les hommes... C'est un principe courant que, dans ce cadre, la gestion du camp soit entièrement remise aux détenus. Les SS se can­tonnent dans un rôle de direction et de contrôle... Ils remettent aux bureaucrates détenus les plans et les directives et les chargent de l'organisation pratique. Ces fonctionnaires sont responsables devant les SS et peuvent être cassés, battus ou envoyés dans une Strafkompagnie...5 »

Cette situation créée par les SS - c'est sur ce même modèle que Drancy fonctionnera durant la dernière année - permet une gestion sans problème :

5. David Rousset, L'Univers concentrationnaire (Éditions du Pavois, 1946), pages 97 à 105.

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«... L'existence d'une aristocratie de détenus, jouissant de pouvoirs et de privilèges, exerçant l'autorité, rend impossible toute unification des mécontentements et la formation d'une opposition homogène. Elle est enfin un merveilleux instrument de corruption 6. »

Ce qui était valable à l'Est depuis plusieurs années le devien­dra également à Drancy dès lors que les SS décideront d'orga­niser selon leurs propres méthodes le fonctionnement du camp. Peu importait pour eux que les concentrationnaires soient tous juifs. Le système en vigueur à Dachau ou à Buchenwald sera également le meilleur possible pour Drancy. Laissons à nouveau la parole à David Rousset qui, terminologie mise à part, décrit parfaitement le camp de Drancy, conforme à un modèle bien établi par les SS :

Le Lageraltester7, le Kuchekapo8, le kapo du Revier9, une poignée de hauts fonctionnaires de la Schreibstube 1 0 de la Politische Abteilung11 de YArbeitensatz12 et le kapo de YArbeitstatistik n, composent les hauts sommets de la bureau­cratie concentrationnaire. Les chefs de Blocks, le haut person­nel du Revier, les Kapos des magasins, les grands fonction­naires des bureaux de la police et les Kapos forment les cadres essentiels, les assises de cette aristocratie des camps. Les chefs de chambrée, les Vorarbeiter 1 4, les policiers, tous les petits fonctionnaires, les Stubendienst15 constituent la très large base de cette bureaucratie 1 6. »

Mise à part la Politische Abteilung qui n'existait pas, chacun des postes décrits ici se retrouvait à Drancy. Qu'ils le veuillent ou non, les bureaucrates internés liaient leur destin à la volonté des SS. Leur survie provisoire était à ce prix. Le fonctionne­ment des camps ainsi assuré permettait aux SS une fantastique économie de personnel pour une efficacité sans faille. Et pour­tant, Drancy n'était qu'un aperçu de l'horrreur. Comparable par son organisation aux camps de l'Est, ce n'était pourtant

6. Idem. 7. Le doyen du camp, en fait le chef du camp interné. 8. Le chef des cuisines. 9. Le chef de l'infirmerie. 10. Le secrétariat du camp, l'équivalent de la Kanzlei à Drancy. 11. La section politique. 12. L'organisation du travail. 13. Le bureau statistique du travail. 14. Contremaître interné ou chef d'équipe. 15. Chef de chambre. 16. Dans L'Univers concentrationnaire, pages 134 et 135.

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qu'une vaste gare de triage, selon l'expression de Théo Bernard qui rappelle qu'en août 1941, Dannecker s'était d'abord enquis du cimetière le plus proche et non de la gare la plus commode. Drancy, ce n'était que l'antichambre de la mort, au mieux, de l'inconnu. Théo Bernard décrit bien...

« Cette angoisse collective, ce malaise croissant jusqu'au départ qui ne tombe qu'une fois le convoi parti, pour faire place à une euphorie singulière. Les jours de départ, c'est, à Drancy, un soulagement pour ceux qui restent...17 »

Ce lâche soulagement - selon une formule rendue célèbre par Léon Blum au lendemain des accords de Munich - explique, s'il en est nécessaire, le manque de solidarité au sein de la popula­tion de Drancy. A ce stade, les clivages ne correspondent pas à ceux décrits dans les camps de l'Est. Dans Les Jours de notre mort18 David Rousset décrit remarquablement la lutte qui s'est déroulée dans les camps nazis pour la prise de contrôle de l'administration intérieure des camps. Politiques contre droits communs, nationalités entre elles, politiques entre eux, etc. Finalement, la lutte des rouges contre les verts n'avait pas pour seule finalité de conquérir quelques postes de Kapo ou de chef de bloc : c'était la survie des uns contre l'élimination des autres qui se jouait. Lorsqu'un Français disposait d'un peu de pouvoir, il faisait le nécessaire pour désigner des Polonais ou des Russes pour le transport ou le Kommando dangereux exigés par les SS. Entre Français, la manoeuvre consistait à préserver les résis­tants en abandonnant les autres à leur sort :

« Si tous les destins individuels ont une même valeur, une égale importance finale, comment décider, en effet, sinon par le meurtre, précisément par la terreur individuelle? Dire alors qu'il faut sauver les meilleurs n'est pas répondre. Car enfin, ils sont " meilleurs " en fonction de quelles tables de loi? ". »

Si le premier souci des internés de Drancy était d'échapper au prochain convoi, c'était une lutte de chaque jour qui se déroulait dans les camps de l'Est. Les clivages n'étaient pas les mêmes, ici et là-bas. A l'Est, politiques et droits communs s'opposaient pour le contrôle des camps mais à Drancy rien de tout cela. Pas de résistance ou tout du moins pas de résistance connue ou organisée. Pas d'internés « politiques », pas de

17. Théo Bernard, Drancy Judenlager. 18. David Rousset, Les Jours de notre mort (Éd. du Pavois, 1947). 19. Les Jours de notre mort, page 116.

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« droits communs », sauf quelques pauvres bougres qui avaient été extraits des prisons et rapidement déportés. N e subsistait que le clivage des origines : Français contre immigrés. Les « meilleurs » étant les Français de vieille souche et parmi eux, ceux qui, grâce à leur passé d'anciens combattants et mieux encore à leurs décorations, étaient les meilleurs des meilleurs. En 1943 et 1944, les SS jetteront à la benne des caisses entières de croix de guerre, de médailles militaires et de Légions d'hon­neur...

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POSTFACE

Pendant près de quarante ans, la ville s'est refermée sur la cité de la Muette. On avait oublié cette plaie longtemps ouverte, absorbée, noyée dans un passé que l'on voulait glo­rieux, où il n'y avait plus de place pour la honte. Le temps avait fait son oeuvre et le béton envahissant, transformant le paysage alentour, évitait de trop détourner le regard. Les vieux Dran-céens ne connaissaient plus le camp et les nouveaux citadins se refusaient à véritablement admettre que ce groupe de HLM vieillot ait pu jouer le rôle de camp de concentration. Si près de la capitale, la France résistante n'aurait pu tolérer une telle ignominie...

Au cours d'une émission sur France Culture, réalisée en 1985 plusieurs habitants de la cité de la Muette, rendue à sa destination locative au début des années 1950, avaient éprouvé les plus grandes difficultés à se prêter au jeu des questions et des réponses, là même où d'autres avaient tellement souffert avant d'être déportés sans espoir de retour. A la question : « Savez-vous ce qui s'est passé dans ces immeubles de 1941 à 1945? », la réponse la plus fréquente était : « Oh, vous savez, nous n'habitions pas ici à cette époque, alors... » Pas question, bien sûr, de taxer d'amnésie profonde ceux qui avaient vécu cette période troublée, ou qui n'étaient pas encore nés pour cer­tains d'entre eux. Il n'en reste pas moins que les lieux histo­riques sont connus; ce qui reviendrait à déduire du désintérêt de nombre de Drancéens que l'ancien camp de Drancy n'est pas

1. Émission produite par Antoine Spire, sous le titre France terre de camps et diffu­sée sur France Culture le 10 mai 1985.

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un lieu chargé d'histoire. Le passé historique ne peut être que celui de l'honneur pour que sa célébration soit envisagée. Com­ment illustrer cette période où des forces de l'ordre bien fran­çaises accomplissaient la basse besogne des nazis? Et puis, l'horreur ne peut exister que chez les autres.

Certes, un monument du souvenir a été érigé à l'entrée de la cité, en 1976, mais les seuls visiteurs attentifs de ce rappel à l'histoire, lors des cérémonies commémoratives, sont des resca­pés, des familles de déportés, plus quelques officiels compassés encadrés de flics porteurs de la fourragère rouge 2 . Ce qui, toute proportion gardée, rappelle le monument érigé à Varsovie, à la gloire des combattants du ghetto, et qui est l'un des lieux les plus déserts de la capitale polonaise.

Il faudra attendre 1982 pour qu'un professeur du lycée Eugène-Delacroix de Drancy intéresse ses élèves à cet épisode de l'histoire de leur ville. Il convient de noter que parmi ces lycéens, plus sensibles au passé que leurs aînés, se trouvaient bon nombre d'enfants issus de l'immigration maghrébine, de l'Afrique noire ou de l'Extrême-Orient.

Est-ce à dire qu'un oubli total, honteux, s'était définitivement installé? Difficile de l'affirmer et c'est peut-être par l'inter­médiaire de ces jeunes lycéens - souvent originaires de pays opprimés - que la mémoire reviendra aux Drancéens et aux Français. Il faut en tout cas l'espérer. Contentons-nous ici de citer quelques vers d'un poème rédigé par deux jeunes filles du lycée Eugène-Delacroix de Drancy, Jocelyne Saadoun et Gérai-dyne Troly :

«... Nous peuple de demain Ne faisons plus le même lendemain Ne nous jetons pas dans l'oubli Même si cela dérange, n'oublions pas ces cris Qui résonnent encore dans l'infini N'oublions pas ! » 3

En ce printemps de 1985, l'émission de France Culture venait sans doute à son heure mais les esprits n'étaient pas encore préparés à entendre ce que les documents d'archives peu

2. Il faut rappeler qu'après avoir exécuté sans faillir les ordres des nazis pendant quatre ans, la police parisienne s'était signalée par un coup d'éclat en occupant la pré­fecture de police le... 19 août 1944. D'où cette distinction de la fourragère rouge qui a effacé quatre années de comportement servile.

3. Ce poème figurait dans l'édition de 1982 du petit livre sur Drancy réalisé par les lycéens de cette ville. Curieusement, ce texte a disparu dans l'édition de 1988 publiée cette fois sous la seule signature de Jacques Durin, leur professeur.

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à peu exhumés ne faisaient que confirmer. Tout au long d'une matinée, nous avons arpenté les alentours de l'ancien camp et c'est par l'un de ces hasards dont l'histoire est friande que nous avons rencontré sur l'avenue Jean-Jaurès, face à la cité de la Muette, l'un des gendarmes en poste à Drancy de 1941 à 1944. Inévitablement, la seule question qui pouvait lui être posée concernait son propre passé, le rôle joué par les gendarmes dans le camp, même après que les nazis en eurent pris le contrôle.

« C'était une mission assez ingrate. Pourtant, tous les gen­darmes se sont bien comportés vis-à-vis des internés. Bien sûr, il y a eu quelques exceptions, quelques gendarmes qui se sont mal conduits vis-à-vis des Juifs. Remarquez qu'il y en a eu beaucoup qui ont cherché à les faires évacuer4. Généralement le comportement des gendarmes a été satisfaisant et en étroite collaboration avec les Juifs. »

Sur une réaction d'Antoine Spire : « N e croyez-vous pas qu'il s'agissait plutôt d'une étroite collaboration avec les Alle­mands? », l'ancien gendarme avait balbutié : «... A ce moment-là, il y avait une obligation. On était en occupation... »

Avec les réalisateurs de l'émission, nous nous sommes regar­dés rapidement, peu désireux de poursuivre ce dialogue déplai­sant. Pourquoi rappeler à ce gendarme, garant de la protection de son passé, le comportement abominable de ses congénères dans cet espace devenu lieu d'habitation d'apparence paisible, avec une zone de verdure là même où s'élevait la baraque de fouille?

Les quelques personnes, des femmes surtout, rencontrées dans la matinée devant les escaliers de la cité étaient peu loquaces. La question, à chaque fois renouvelée, « Qu'éprouvez-vous à la pensée de vivre dans un ancien camp de concentra­tion?», ne provoquait guère d'émotion.

« Oh, on m'a collée là-dedans, autrement je n'y serais jamais venue. Que vous dire d'autre? Moi je n'ai pas vécu dans le camp. C'était un camp comme les autres, comme il y en a eu beaucoup, malheureusement. Maintenant, c'est l'enfer, c'est la galère, c'est tout ce qu'on veut dans cette cité. »

Ce qui touchait surtout ce témoin anonyme, c'était les mau­vaises conditions d'habitation bien plus que le souvenir de l'hor-

4. Souligné par nous. Ce lapsus ressemble fort à un acte manqué. Bien entendu, le gendarme à la retraite voulait dire évader, ignorant ou ayant oublié la lourde significa­tion du terme évacuer, de 1942 à 1944.

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reur au temps de l'occupation nazie. Immédiatement après, un homme d'une trentaine d'années nous répondait sur le mode embarrassé : « Je crois que c'est un endroit où les Allemands mettaient les Juifs... A part ça... Je ne sais pas... »

Une dame plus âgée paraissait se souvenir du camp : « Je pas­sais souvent par ici. On ne voyait pas le visage de ces gens. On ne savait pas ce qui allait se passer. » A la question : vous saviez que des Juifs étaient enfermés ici, sa réaction devait être très vive : « Mais il n'y avait pas que des Juifs. Il y avait des Fran­çais aussi... » Cette repartie étant très révélatrice d'une attitude tenant à la fois de la xénophobie et du racisme rampant : quel que puisse être l'attachement des Juifs de France à leur origine, nombre de nos concitoyens ne peuvent véritablement admettre qu'il existe des Français juifs. C'est là un débat qui n'est pas près d'être clos.

Le gardien de la cité de la Muette, interrogé à son tour, sous l'œil soupçonneux de son épouse, avait bien connu le camp durant les années d'occupation. Selon lui, la plupart des habi­tants de cette sinistre HLM étaient informés de l'existence en ce lieu de l'ancien camp de concentration :

« De nombreux locataires parlent de la cité en disant " le camp ". Il est vrai qu'à part les plates-bandes de verdure, rien n'a changé ici. Si les logements ont été aménagés, l'extérieur du bâtiment n'a pas été modifié. »

A la fin des années 1980, à l'occasion d'une enquête conduite dans la cité de la Muette, un certain nombre de témoignages ont pu être recueillis. Leur contenu permet de rectifier sensible­ment l'impression déplaisante résultant de l'émission de France Culture. Certaines des réflexions, que nous évoquons ci-après, nous rassurent malgré tout car elles démontrent que la barbarie et ses traces n'ont pas été balayées par l'oubli. Toutes émanent le plus souvent de témoins directs ou indirects du drame qui s'est joué sur un hectare du territoire de la commune ouvrière de Drancy, dans ce fer à cheval de la cité de la Muette. En 1990, tous ces témoins demeuraient dans l'ancien camp de concentration.

Tout d'abord, des souvenirs précis de personnes ayant connu le camp au temps de leur enfance :

Micheline « J'avais dix ans quand, avec mon frère âgé de sept ans, je

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passais devant le camp. A plusieurs reprises, un vieux mon­sieur m'a demandé de transmettre un mot. J'ai fini par accep­ter. J'ai remis le message à mon père qui m'a promis qu'il s'en occuperait. Je me souviens encore de l'adresse portée sur l'enveloppe : Faubourg-du-Temple à Paris... Les Français se sont conduits comme des lâches. Ils auraient pu faire quelque chose pour tous ces Juifs enfermés à Drancy. Finalement, il n'y a pas eu beaucoup de résistants ! »

Certains souvenirs, encore très précis, rejaillissent, véritable post-information jamais répertoriée jusqu'à ce jour. Ces témoins, encore enfants sous l'occupation nazie, nous fournissent des élé­ments indispensables pour l'histoire du camp de Drancy :

Antoine « J'ai souvent eu l'occasion de voir le camp depuis l'exté­

rieur. On entendait des cris, des coups de revolver. Il y avait des barbelés et des planches qui nous empêchaient de voir ce qui se passait à l'intérieur. Un jour, dans la rue, j'ai entendu une femme qui disait à ma sœur : " Il y a mon mari ici. " Dans la rue, les Allemands arrêtaient n'importe qui. En fait, je suis fier d'habiter un lieu historique et je dis souvent que cette cité vaut bien bien plus que toutes les autres. »

Cécile « Face à l'entrée du camp, il y avait un café, le même

qu'aujourd'hui. A la Libération, les propriétaires sont partis car ils avaient fait leur beurre. En effet, ils louaient les chambres situées au-dessus et les personnes qui y venaient regardaient avec des jumelles pour voir si les leurs étaient tou­jours là. »

Gisèle « Parfois, on voyait les prisonniers juifs aux fenêtres. Sur­

tout des femmes qui montraient leurs enfants. Les gens qui passaient les regardaient comme on regarde des singes au jar­din zoologique. Il y avait un ami de mon père, un cheminot, qui nous disait : " On les parque dans les wagons comme des bestiaux ! " A l'école, l'institutrice s'est aperçue que quelque chose me travaillait et je lui ai expliqué pourquoi j'étais émue. Le lendemain, cette institutrice nous a fait un cours sur le racisme et nous a parlé du nazisme et de Hitler. Après la guerre, je suis partie à Pantin et je ne pensais jamais revenir ici pour y habiter. »

Jean-Marie «Avec mon frère, nous avions onze et douze ans à cette

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époque. Je me souviens encore du terrain militaire où il y avait les " gratte-ciel " des gendarmes avec leurs 14 étages. Les wagons partaient du Bourget, Bobigny, Noisy. Je vois encore comment " ils " traînaient les enfants - à pied -jusqu'à la gare du Bourget. Je leur portais parfois de l'eau dans les wagons; aux fenêtres, il y avait des barbelés. »

En 1988, un wagon de marchandise, symbolisant les quelque 1 300 wagons chargés de déportés de Drancy partant vers les camps de la mort, a été installé près de l'entrée de la cité de la Muette, juste à l'endroit où se trouvait le « Château rouge » -les W.C. Ce rappel à l'histoire n'est pas toujours bien vécu par les locataires de l'ancien camp. Il est vrai que si le souvenir de ceux qui ont souffert à Drancy doit demeurer intact, peut-être n'est-il pas indispensable de traumatiser à chaque pas ceux qui vivent ici aujourd'hui. Ce wagon s'ajoute, en effet, au monu­ment érigé à l'entrée du camp et à la plaque signalant la tenta­tive de fuite par le tunnel.

Annette « Pendant la guerre, avec mes parents, nous habitions dans

le XIII e arrondissement et nous voyions passer les wagons qui partaient vers l'Allemagne. C'est peut-être à cause de cela que je ne peux pas supporter la vision du wagon qui se trouve aujourd'hui à Drancy. Je me sens mal à l'aise dans cette cité. Il y a des morts dans les murs. »

Henriette « Voir le wagon chaque jour, c'est dur. A l'époque, j'avais

une quinzaine d'années et je venais du Bourget avec ma sœur pour voir ce qui se passait à Drancy. C'était un peu en cachette car ma mère me demandait d'où nous venions, je lui répondais que nous avions été nous promener. C'était terrible et nous n'avons rien oublié. Il paraît que l'on a réussi à sortir des bébés de moins de deux ans dans des paniers à linge. »

Pascal «J'ai longtemps hésité avant d'accepter d'habiter ici et

puis, finalement, je me suis intéressé à l'histoire de ce passé. Mais pourquoi ce wagon? »

Bien des locataires de la cité de la Muette ressentent plutôt mal d'avoir à vivre dans un ancien camp de concentration. Nombreux sont ceux qui ignoraient auparavant la destination ancienne de cette HLM plutôt vétusté avant les travaux de rénovation entrepris ces dernières années. Parmi ceux qui

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étaient déjà adultes en 1943 ou 1944, les souvenirs sont relatés avec plus de difficultés mais également avec plus d'émotion.

Poulette « Ça crevait le cœur. C'étaient des gens comme nous. On les

voyait aux fenêtres au 1 e r étage. Quelquefois, j'y pense. »

Lorsque les souvenirs tendent à s'effacer, l'imagination vient parfois à la rescousse. La volonté est évidente de forcer le détail sur un passé peu reluisant. Ce qui conduit à des récits fantai­sistes qui confortent les narrateurs : « En dessous des grandes tours, il y avait des chambres à gaz, en sous-sol. » Ou bien : « Ils noyaient les Juifs dans les toilettes, cherchaient le fric. Ils les emmenaient au cimetière dans une voiture attelée avec des che­vaux. » Ces récits trouvent toujours leur fondement dans des faits authentiques car on mourait fréquemment à Drancy, de même que l'on dépouillait les internés de leurs pauvres biens préservés jusqu'à la dernière minute. La rumeur publique -exprimée un demi-siècle plus tard - gonfle une réalité déjà suf­fisamment sinistre. Les habitants du quartier savaient que les suicides étaient monnaie courante, particulièrement avant les déportations. Après un suicide, certains colportaient l'informa­tion en la déformant inutilement et les récits horrifiés ont gagné en ampleur avec le temps : « Une femme juive a jeté ses quatre enfants par la fenêtre et elle s'est balancée après. » Et cette autre précision dramatique : « Un gendarme retournait les enfants avec son pied pour voir s'ils étaient morts. » Ce détail dépasse peut-être en horreur le comportement ordinaire des gendarmes français mais cette exagération a été rendue plau­sible par le comportement brutal des pandores.

S'ajoute à ces souvenirs, réels ou grossis, une confusion des genres entre SS, policiers et gendarmes français. Ce qui démontre en tout cas que tous exécutaient le même travail infâme, encore plus sordide quand les porteurs d'uniforme étaient français car ces mêmes hommes revendiqueront plus tard des actions en faveur de la Résistance. Presque caricatu­rale, cette réflexion : « Les Allemands - bien souvent c'étaient les gendarmes - jetaient des cailloux aux gens qui voulaient passer près du camp. » Plusieurs personnes, qui vivent très mal leur condition de locataire sur les lieux où d'autres ont attendu le départ vers la mort, se contentent d'exprimer leur état d'âme.

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Chantai «Habiter ici, c'est néfaste. C'est mauvais pour le moral

lorsque l'on connaît la vérité. Je me pose toujours cette ques­tion : pourquoi n'a-t-on pas bougé? »

André « Au début, je ne savais pas mais depuis que j'ai réalisé que

j'habite dans un ancien camp de concentration, je ne peux m'empêcher d'y penser. »

Pour clore ce tour d'horizon de la mémoire, deux réactions inattendues : l'une d'une jeune fille née en 1968 et l'autre d'un vieil artisan né en 1910. Juifs tous les deux.

Corinne « Il y a des hasards qui ressemblent à des fatalités. Ma

grand-mère était internée au camp de Drancy et elle ne veut pas en parler. Elle n'a jamais voulu aborder ce sujet avec moi. Ce qui fait que je ne sais pas grand-chose. J'ai été élevée dans une maison d'enfants juifs et maintenant, je me retrouve ici. »

Léon « Ma belle-mère et mes deux filles de sept et neuf ans ont

été déportées depuis le camp de Drancy. Elles ont une plaque au cimetière avec l'inscription, Mort pour la France. C'est moi qui ai voulu vivre ma retraite ici pour y être avec la mémoire de mes enfants. »

Certes, ces récits rapides, ces souvenirs péniblement exhumés d'un passé enseveli sous le silence, ne sont qu'une expression minoritaire rapportée aux centaines de locataires de la cité de la Muette. Peu nombreux il est vrai sont ceux qui ont connu Drancy à cette époque parmi ceux qui vivent aujourd'hui dans l'ancien camp de concentration. Le désintérêt ou le manque d'information sur ce sujet est donc explicable sinon compréhen­sible. Néanmoins la mémoire ne s'est pas éteinte. La trace des dizaines de milliers de disparus n'est pas effacée. Cette petite flamme, bien frêle, ne doit pas s'éteindre car elle constitue une certaine garantie, sinon contre le retour de la barbarie, du moins contre le silence qui a recouvert l'abjection qu'a connue Drancy. Cette survivance de la mémoire est également une garantie contre la froide inconscience qui pourrait accompa­gner toute action future frappant une minorité opprimée quelle qu'elle soit.

Ce qui est sûr, c'est que la France profonde a préféré faire passer dans la trappe de l'oubli les exploits de ses flics et de ses

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gendarmes qui avaient accepté d'un cœur léger de travailler pour le compte des nazis. Malgré une récente prise de conscience des historiens, il reste fort à faire pour effacer cette tache ignominieuse en informant largement une opinion publique pas davantage décidée à recevoir facilement ces élé­ments de son histoire. Jusqu'à quand faudra-t-il attendre la publication d'un document émanant du ministère de l'Intérieur, dénonçant l'attitude des autorités policières aux ordres de Vichy et des nazis? Cet acte capital pourrait être accompagné d'un manifeste des syndicats de police réputés « de gauche », exprimant les regrets des policiers de cette dernière décennie du siècle face aux comportements de leurs anciens. Mieux encore, si ces policiers veulent rester crédibles, ils dénonceront également la répression raciste latente qui frappe au quotidien les immigrés, et particulièrement les jeunes Français d'origine maghrébine.

Pourquoi ne pas envisager une telle manifestation de clarifi­cation historique à l'occasion du cinquantième anniversaire de la rafle du 16 juillet 1942? Ce pourrait être l'occasion de dépo­ser une plaque commémorative avec un authentique exposé des motifs émanant des plus hautes autorités de l'État sur l'empla­cement même de l'ancien Vel d'Hiv, rue Nélaton. Là même où le ministère de l'Intérieur a cru bon d'installer dans un immeuble neuf les services de la Direction de la Sécurité du Territoire...

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TABLE DES MATIÈRES

Avertissement 13 La France, terre de camps de concentration 19

I - LES PREMIERS MOIS À DRANCY

I. La rafle 31 II. La mise en condition 35

III. L'organisation de la misère 46

II - LE ROYAUME DE PANDORE

I. Les forces de l'ordre françaises à Drancy 81 II. Les gendarmes 83

III. La préfecture de police 104 IV. La police aux questions juives 129

III - DRANCY CAMP DE TRANSIT

I. L'antichambre d'Auschwitz 143 II. La constitution des convois de déportation 154

III. L'état sanitaire du camp 170 IV. La première administration juive du camp 180 V. Les M.S 194

VI. Procès à Compiègne (et à Drancy) 201 VII. Les «Amis des Juifs» 207

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IV - DRANCY SOUS B R U N N E R

I. Les SS à l'ouvrage 215 IL Les 135 jours du lieutenant-colonel Blum 234

III. La dernière année 276 IV. Drancy et l'UGIF 291 V. Les évasions 312

VI. Les annexes du camp de Drancy 333 VII. La libération du camp 354

V - CINQUANTE A N S APRÈS...

I. Que savait-on à Drancy? 369 II. Un camp de concentration très ordinaire 390

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