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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Questions de moralepratique / par Francisque

Bouillier,...

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Bouillier, Francisque (1813-1899). Auteur du texte. Questions demorale pratique / par Francisque Bouillier,.... 1889.

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Couvertures supérieure et inMDeutcen couleur'

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t<~ ~if<JH-QUESTIONS

M

MORALE PRATIQUEi

PAR

FRANCISQUE BOU!LLŒR? Membre de nMtMat

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QUESTIONS

DE

MORALE PRATIQUE

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X.QUESTIONS

DE

MORALE PRATIQUE

PAR

FRANCISQUE BOUtLLtËRj Membre de t'tmtttBt

1. DESAt.Ti«ATtO!<aDE SENSMOMLOCDEtA FJLOSSECOttSCtENCB

H. fETtïN MAMtM M PmtM DÊPtAtStMm. D6LACtVtUeATtONSAXStJLMOMLEETCELAMORALE

SANBLAMUOtOtttV. DEL'<)(CODt)AOEMEXtAOBUSHETDESPNtXDEYEMt;

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1889ttMtt<«tt<Mm'H*t~mdMHMt<ttM~

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AVERTISSEMENT

Il ne faudrait pas demander à ce livremodeste plus qu'il n'annonce et plus qu'il nepromet. J'y traite de la morale, mais de lamorale pratique et non des principes de lamorale. Ce n'est pas même un cours de mo-rale pratique, comme il s'en fait tant aujour-d'hui, mais l'étude de quelques questionsqui, dans l'état actuel des esprits et des con-sciences, m'ont paru avoir un certain intérêtet pouvoir donner lieu à quelques controver-

ses. Je n'ai pas prétendu faire œuvre de mé-taphysicien,mais seulement de moraliste,sans

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nulle autre lumière que l'honnêteté naturelle

ou la conscience morale.Si l'on me demandait ce que j'entends par

cette conscience qui doit me servir de guidedans toutes ces études, je pourrais renvoyerà

mon ouvrage sur la Vraie Conscience,oùj'aieu pour principal but d'expliquer ce qu'elleest, sur quoi elle se fonde, et d'où lui vient

son autorité. Il suffira que je rappelle ici, enquelques lignes, la conclusion que je penseavoir solidement établie, à rencontre de théo-ries plus sublimes peut-être, mais qui se per-dent dans les nuages ou dans le vide.

Non seulement cette conscience est en

nous, mais elle est, pour ainsi dire, la plus

pure, !a plus haute émanationde nous-même.La conscience morale, de même que la con-science psychologique, consiste, comme son

nom l'indique, à se savoir soi-même. Ellen'est pas autre chose que le sentiment de

notre propre nature, non dans ce qu'elle a de

commun avec les autres êtres, mais de notre

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nature propre, de notre dignité, de notreexcellence, de ce qui nous fait véritablementhommes. Noblesse oblige; c'est un vieil adagequi s'applique, non seulement aux gens hautplacés et de grande naissance, mais à tous leshommes en tant qu'hommes sans exception.Le sentiment de cette noblesse inhérente à lanature humaine, voilà ce qui nous oblige,voilà la conscience, la loi morale. De là, cetteformule que j'en ai donnée la loi moraleest la forme même de l'homme. J'ai h&te

d'ajouter de nouveau que cette nature, cetteforme de l'homme n'étant point notre œuvre,et ne s'étant point faite elle-même, elle apour raison suprême celui qui en est l'auteur,c'est-à-dire Dieu lui-même. A la prendre enelle-même, comme nous allons le faire, elle

est humaine; mais a la prendre dans son ori-gine, elle est divine.

Je n'aurai pas d'autre règle de casuistique

que cette conscience dans tous les cas de con-science que je vais examineret dans les solu-

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tions que je propose. Je traite des questionsqui se présentent dans la vie commune, dansla pratique de tous les jours, et sur lesquellesil importe, à ce qu'il m'a semblé, de tartiner,de redresser la conscience publique. Tel estl'esprit qui domine dans ces études et qui,malgré leur diversité, les rattache les unesaux autres.

Si la conscience morale doit être notreguide unique, rien n'importe plus.que de nousprémunir contre tout ce qui peut l'altérer etla corrompre;rien de plus dangereux qu'unefausse conscience. De là, l'étude par où je

commence.Je montre commentla conscience,naturellement droite, se fausse par les pas-sions et par les intérêts; je donne la méthode,qui est à la portée de tous, par laquelle uneconscience faussée peut encore trouver enelle-même de quoi se redresser, et qui con-siste simplement à nous juger nous-mêmes

comme nous jugeons les autres. Est-il undegré d'aveuglementoù une fausseconscience

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AYERTtSSEMENT

ne peut plus se redresser, où l'erreur morale

est invincible, et où cesserait la responsabi-lité ? J'ai traité cette question qui intéresseà un si haut point la conscience de tous et plusparticulièrement celle des magistrats et desjurés.

Ces faux raisonnements par lesquels oncherche à s'abuser soi-même sur ce qui estbien et sur ce qui est mal, n'ont sans douteéchappé à aucun moraliste; mais il est bon

d'y revenir à cause des formes nouvelles, pluscaptieuses, plus insidieuses qu'ils revêtent,suivant les mœurs, les intérêts et les passionsdu jour.

Je n'ai parlé du progrès que parce qu'il

ne se sépare pas de la morale. Il y a tellemanière d'entendre ie progrès qui peut tour-

ner contre le progrès lui-même. J'ai voulusurtout secouer de leur torpeur ceux qui,dans ces temps de défaillance, s'endormentdans une foi dangereuse à la fatalité du pro-grès. Il m'a paru utile de rappeler que le

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progrès est œuvre humaine, qu'il dépend de

nous, c'est-à-diredu bon usage de nos facul-

tés, qui lui-même dépend de la morale. Otezl'élément moral, la plus brillante civilisation

peut retourner à la barbarie. Quant aux pré-ceptes de la morale, ils n'ont toute leur etu-cacité, j'ai insisté sur ce point, qu'avec le

concours de l'idée de Dieu et du sentimentreligieux.

A ces graves questions j'ai mé!é l'étudebeaucoup moins grave, surtouten apparence,des petits plaisirs et des petits déplaisirs.Quoique, pris isolément, ils soient à peinesensibles, il ne faut pas les dédaigner; enraisun de leur accumulation et de leur conti-nuité, ils jouent un rôle considérable dans lavie humaine. Plaisirs et déplaisirs s'entremê-lent les uns les autres dans une chatne quis'étend du commencement jusqu'à la fin de

notre existence; mais ce sont les petits plai-sirs qui, en somme, dominent,grâce au grandet doux bienfait de l'habitude. Touten établis-

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sant leur prépondérance, je n'ai pas eu h*

prétention de résoudre la question du pessi-misme, mais cette prépondérance m'a paruun élément qui ne devait pas être négl'gé parceux qui entreprennent de faire la compa-raison des biens et des maux de cette vie.Pour diminuer le nombre des mécontentsdans le royaume de la Providence, commeparle Leibniz, il m'a paru bon d'appeler l'at-tention sur ces petits plaisirs, et surtout surces plaisirs de l'habitude qui attachent à la viemêmeles plus misérables.

C'est bien aussi de la morale pratique

que l'encouragement au bien et les prix de

vertu. Les prix de vertu décernés par l'Aca-démie française sont ceux de tous qui ont leplus d'éclat et de retentissement, mais ils nesont pas les seuls. Presque partouten France,

sous une forme ou sous une autre, il y a desprix de vertu, les uns donnés par des acadé-mies, lesautres par des villes ou par des socié-tés particulières. L'État lui-même donne des

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AVERTtSSEMBNT

décorations,des médailles, desprimes qui sontdes prix de vertu. J'ai défendu ces récom-

penses contre les critiques de censeurs tropaustères ou contre les railleries d'espritslégers, en me plaçant à un point de vue plusgénérât que les rapporteurs de l'Académiefrançaise. On ne peut en effet les attaquer

sans attaquer en même temps le principe del'encouragement au bien d'où elles découlent,

et dont elles ne sont que des formes diverses.

Or ce principe est de tous les temps; il estinhérent à la morale elle-même. C'est uneapplication du jugement de mérite qui fait lependant de celui de démérite. S'il y a unecontagion du mal, il y a aussi une contagiondu bien, il y a une efBcacité des bons exem-ples, qui, sans les prix de vertu, demeureraientsouvent ignorés. Plot à Dieu qu'il y eût uneligue universelle d'encouragement au bien

pour combattre cette ligue en faveur du malqui semble s'étendre aujourd'hui d'un boutde la société à l'autre, et dans laquelle on

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dirait que sont enrôlés tous les pouvoirs del'ÉtatI

Enfin, dans une assez longue étude, j'aitraité des diverses espèces de mensonges, de

ceux surtout qui ont le plus ordinairement

cours dans les relations sociales, et dans cer-taines professions, comme les médecins, lesavocats, les hommes d'affaires, les journa-listes. Mentir est un mal sans doute, maisn'est-il jamais permis de mentir? Moralistemoins sévère que Kant, mais sans avoir mé-rité, je crois, d'être rangé parmi les casuistesrelâchés, j'ai admis que la grande règle de

dire la vérité pouvait sounrir des exceptions.Il n'en est point quand il s'agit de mentirpournotre propre bien et surtout pour le mald'autrui; mais il y en a soit dans ces cir-constances insignifiantespour le maintien del'harmonie entre les membres d'une mêmesociété, soit dans des circonstances gravespour empêcher un plus grand mal.

L'hypocrisie est aussi un mensonge, mais

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un mensonge continu non seulement en pa-role, mais en action. Les hypocrites de reli-gion et de piété sont devenus rares; il y auraitaujourd'hui beaucoup plus de perte que deprofit à feindre des sentiments religieux Mais

ce n'est pas de l'hypocrisie de garder exté-rieurement des marques de respect, sansnulle vue intéressée, pour une foi qu'on n'aplus. Ici se présentent un certain nombre dequestions délicates que je me suis efforcé detraiter sans choquer et scandaliser personne.

Plus nombreuxsont les hypocritesd'impiété

que de piété; plus nombreux surtout et plusdangereux sont les hypocrites en politique,hypocrites de toutes les couleurs et de tousles partis, hypocrites d'amour de la patrie,hypocrites d'amour de la liberté et de l'éga-lité. Combien n'importe-t-il pas de démasquer

ces hypocrites qui nous mènent à la honte et àla ruine!1

Tels sont les divers sujets qui, réunis par celien de la morale pratique, m'ont paru faire

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la matière suffisante de ce nouveau volume.J'espère que le public lui sera indulgent enraison de l'esprit qui l'anime,et que je résume

en ces quelques mots la sincérité avec soi

et avec les autres, l'amour du bien, l'honnê-teté, la droiture eu toutes choses, même enpolitique.

FnANCtSQUE BoMLUEtt.

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QUESTIONS

Du

MORALE PRATIQUE

PRNMiÊRE ÈTUDE

DES ALTÉRATIONSDU SENS MORAL

ET

DE LA FAUSSE CONSCIENCE

1

M LA FAUSSE COSSCtt~itiË

Sens moral inhérent à la nature humaine. Pourquoi ttn'est ni sur ni infaillible. Altérationscollectives de tarace, de l'époque, du milieu.–Altérationsindividuelles.

Différence de responsabilité entre les unes et tesautres. De la fausse conscience. Un hommage indi-rect à la conscience droite. Comment se forme unefausse conscience. Du grand nombre des consciencesplus ou moins faussées. Un sermon de Sterne surla fausse conscience dans Tristram Shandy. Qui estassuré d'avoir une bonne conscience? De la fausseconscience,selon Bourdaloue, chez les courtisans et les

<

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hommesau pouvoir. –Véritédes analyses de Bourdaloueappliquées au temps présent. MaMnementscroissantsdes fausses consciences par la multiplicité des affaires,des intérêts, des ambitions. Des fausses consciencesdans les affaires et dans la politique. Consciencedes hommes au pouvoir différente de celle des autreshommes.

En dépit des objectionsdes écolesempiriques,anciennes et modernes,nous persistonsà croireà l'existence d'un sens moral universel qui apour propre objet le bien et le mal, qui nouséclaire sur ce que nous devons ou sur ce quenous ne devons pas faire. Ce sens moral, sui-vant nous, consiste uniquement, comme nousl'avons développéailleurs', dans la conscience

que nous avons de notre nature propre et de

sa dignité. C'est à lui que tous les hommes enont appelé en dernier ressort depuis le com-mencement et en appelleront jusqu'à la fin des

siècles, de ce qui est juste ou injuste en touteschoses, dans les individus et dans les gouver-nements, et jusque dans les lois, elles-mêmes.Tel est le guide naturel que chacun porte ensoi pour le détourner du mal et le conduire au

t. D~ la t'rate CotMftMcf, itt-t&

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bien. Ce guide naturel est-il cependant toujoursbien sûr? Que de fois il se tait, ou se fait à peineentendre,quand il devrait parler le plus haut!1Que de fois le chemin qu'il a montré, ou qu'il

a semblé montrer, n'était pas le droit chemin!1Que de fois enfin ses indications ont reçu desinterprétations diverses ou même contradic-toires On dit que le remords accompagne ceuxqui méconnaissent cette voix intérieure; maisbien des grands coupables ne dorment-ils pastranquilles avec la conscience en paix? Com-bien d'ailleurs qui, pour se justifier eux-mêmesà leurs propres yeux, faussent et dénaturent cesens moral, sans parler de ceux qui, l'ayantétouffé, font désormais le mal sans nul scru-pule et en pleine connaissance de cause? Infi-niment plus nombreux sont ceux qui, au lieude le braver de front, cherchent à ruser et à

biaiser avec ce juge importun, et qui se for-gent une conscienceparticulière,artificielle, auservice de leurs intérêts et de leurs passions.Indélicats, malhonnêtes, à force de faux rai-sonnements, ils finissent par se persuader plus

ou moins qu'ils avaient le droit de faire ce

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qu'ils ont fait et que la conscience n'a rien àleur reprocher.

Il en est des nations comme des individus;icombien dans le passé et même dans le pré-sent, parmi les plus civilisées, auxquelles amanqué, dans les choses les plus graves, le

sens de ce qui est juste ou injuste? Combienont mis la force à la place du droit? Enfin,

à une première vue, l'histoire même tout en-tière, avec la diversité, suivant les temps etles lieux, des notions de justice ou d'injustice,

avec tant de pratiques monstrueuses qui ontété en honneur,semble protestercontre ce sensmoral que nous attribuons à tous les hommes.

Notre but n'est pas de refaire une réponsedéjà faite bien des fois aux objections histori..

ques contre l'existence d'une loi universelle dejustice. Nous voulons seulement montrer ici

comment la conscience s'altère, dans les indi-vidus, sans que néanmoins on puisse nier qu'elleexiste,pas plus qu'une loi n'est eHacéed'un codequelconque pour être plus ou moins souventviolée. D'ailleurs, nous pouvonsinduire du petit

au grand, de ce qui se passe dans la conscience

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de l'individu à ce qui se passedans la conscienced'un peuple tout entier en qui, de même façon,elle s'altère, par les mêmes causes, par les inté-rêts et les passions. De même aussi, chez les

uns et chez les autres, chez les individus lesplus pervertis,comme chez les peuples les plusbarbares, à travers toutes les éclipses et toutesles ténèbres, des lueurs intermittentes se mon-trent qui attestent l'existence de cette mêmeloi morale souvent méconnue, mais non moinssouvent reconnue et invoquée. Il en est de ceserreurs du sens moral comme des prétendues

erreurs des sens extérieurs ce ne sont pas les

sens extérieurs qui nous trompent, c'est nousqui nous trompons en altérant, en faussantleur témoignage. De même le sens moral nenous trompe pas; mais c'est nous, a vrai dire,qui nous trompons, soit en refusant de l'en-tendre, soit en altérant et faussant à plaisir cequ'il nous commande de faire ou de ne pas faire.

Le sens moral ou la conscience serait sansdoute un guide plus infaillible et plus s&r, sirien au dedans de nous ne nous empêchait del'écouter, ou ne nous sollicitait à lui faire dire

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autre chose que ce qu'il nous dit réellement.Suivant la remarque profonde de Leibniz, nosjugements moraux seraient aussi exacts etrigoureux que des déductions d'axiomes etde définitionsgéométriques, si rien n'allait a latraverse, s'ils ne contrariaient nos penchants,

nos besoins, nos passions et surtout nos inté-rêts. Otez l'intérêt et la passion, si souvent endésaccord avec la droite conscience, combienmoins y aurait-il de consciences altérées oufaussées!

11 peut paraitre étrange que la consciencecherche à se tromper elle-même. Que nouscherchions à tromper les autres, ou que lesautres cherchent à nous tromper, rien sansdoute n'est plus immoral, mais il n'est rien aussidont il soit plus facile de se rendre compte.Voici un acte qui tout d'abordm'est clairement

apparu comme déshonnête, je puis néanmoinsle faire, étant libre, et passer outre; mais com-ment puis-je vouloir me tromper moi-même,faire passer pour innocent à mes yeux ce qui,à mes yeux, est criminel? Commentquelqu'unpeut-il devenir sa propre dupe? II y a là, à ce

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qu'il semble, une sorte de cercle vicieux. Où

sont les deux personnages que réclame touteespèce de tromperie, à savoir le trompeur etle trompé, le fourbe et la dupe? Il n'y en a pasdeux, mais un seul qui est moi-même. « Quidonc trompe-t-on ici comme dit Basile dausle ~M'6<et' de -SeptMe. Autant au jeu d'échecsfaire jouer ma main droite contre ma maingauche, autant chercher à me voler moi-même

en faisant passer mon argent d'une poche dansl'autre, que de chercher à me mentir à moi-même.

Il n'est pas besoin cependant de descendrebien avant dans le cœur humainpour y trouverl'explication de cette énigme, si singulière enapparence, da la fausse conscience. Disonsd'abord qu'il ne faut pas h confondre avec laconscience erronée, telle que l'entendent lesthéologiens. La conscience erronée peut êtrel'eSet d'une ignorance invincible qui ne laissesubsister aucune responsabilité; tandis que lafausse conscience est de notre fait et n'admet

pas d'excuse.On a dit de l'hypocrisie qu'elle est un hom-

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mage rendu à la vertu; j'en dirai autant de cettehypocrisie tout intérieure, et, à notre propreregard, do la fausse conscience. La fausse con-science est un hommage indirect rendu à ladroite conscience par ceux-!a mêmes qui s'ap-

1prêtent à s'en écarter. Ne calomnions pas l'es-pèce humaine; ne la faisons pas plus perversequ'elle n'est en réalité. Je crois avec Voltaire

que bien peu d'hommes sont assez endurcis

pour dire tranquillement dans le fond de leur

cœur

Qu'il est beau, qu'il est doux d'opprimer i'!nnocence!

Sans doute il n'y a que trop dans le monde de

gens corrompus et pervers, de méchants etmême de scélérats. Mais il en est peu qui lesoient en toute franchise avec eux-mêmes et,pour ainsi dire, dans la sincérité de leurcœur. Les vrais monstres, ceux en qui le sensmoral fait totalement défaut et qui commet-tent le mal sans sourciller, sans nulle répu-gnance, et en se l'avouant franchement àeux-mêmes, sont moins communs qu'on ne le

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pense. Ce qui est plus commun, ce sont lesdemi-monstres, en quelque sorte, c'est-à-dire

ceux qui ne se débarrassent pas de la droiteconscience sans y mettre au moins quelquesfaçons. Ils ne vont pas de front contre elle;ils prennent des biais; ils imaginent une foulede subterfuges pour essayer de se donner lechange à eux-mêmes de là tant de faussesconsciences dans le monde sur lesquelles lesmoralistes n'ont peut-être pas encore tout dit.Voyons donc comment à la place de cette con-science droite, mais importune, du devoir àaccomplir, s'insinue peu à peu au dedans de

nous une autre conscience, de notre façon, quis'accommode mieux avec nos passions et nosintérêts; voyons surtout comment nous devons

nous mettre en garde contre les pièges quesans cesse nous tendent ces passions et cesintérêts. Qu'il faut être en effet vigilant, etvigilant à toutes les heures, pour ne jamais secroire autorisé, en aucune circonstance, et sousaucun prétexte, à s'écarter de la voie étroitedu devoir!

Parmi ces altérations de la conscience, les

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unes sont collectives, les autres personnelles.Il importe de ne pas perdre de vue cette dis-tinction pour faire équitablement la part desresponsabilités. J'appelle altérations collec-tives celles qui sont communes à tout un peu-ple, et même à toute une époque. Elles sont lefait de la race, du milieu, du temps, plutôt quede l'individu lui-même; elles lui ont été impri-mées presque en naissant. Ce sont des déBgu-rations morales analogues à ces déngurationsphysiques que certains sauvages font subir àla face et aux membres du nouveau-né. De là,

pour un grand nombre, de vrais cas d'igno-

rance invincible qui ne laissent plus aucuneplace à la responsabilité.

Il n'en est pas de même des altérationsper-.sonnelles elles sont le fait et le propre de l'in-dividu lui-même; il ne les a pas reçues enquelque sorte du dehors; lui-même il en estl'artisan.Les causesgénéralesqui ont engendré

et qui ont maintenu plus ou moins longtemps

ces altérations collectives qui sont propres àtel ou tel peuple, les lumières, les événementsqui les ont fait disparaitre, sont une des par-

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tics les plus intéressantes,sinon la principale,de l'histoire de la civilisation. J'y ai touchédans une étude sur la justice historique où j'aiplaidé en leur faveur les circonstances atté-nuantes j'ai réclamé plus d'indulgence qu'on

en a d'ordinairepour le passé, mais par contreplus de sévérité pour le temps présent Avecles progrès de la civilisation et des lumièress'accroissent en effet, pour les nations, commepour les individus, la connaissance du mal etla part de la responsabilité. Je laisse aujour-d'hui de côté ces altérations collectives, quitouchent autant à l'histoire qu'à la morale, pourne traiterque des altérationsindividuelles. EM"s

sont nombreuses, elles sont à divers degrés et

sous diverses formes, non pas seulement chezquelques-uns,mais chez la plupartd'entrenous.Qui peut en effet se flatterque, dans la pratiquedes hommes et des affaires, sa conscience mo-rale n'a rien perdu, par tel ou tel endroit, de sapureté et de sa droiture?

Si cette étude présente quelque intérêt, elle le

t. Êtudes /<tHM/M<e.! de jM~eAo/o~M et (~ Moro.'c, in-<8,Hachette et C".

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devra, pour la plus grande part, aux emprunts

que je vais faire, soit à des moralistes profanes,soit à des orateurs de la chaire les plus versésdans la connaissance du cœur humain. Il enest deux surtout que nous consulterons, Bour-daloue et Sterne. Peut-être quelques-uns s'éton-neront-ils que nous placions à côté l'un del'autre un des plus graves orateurs de la chaire

et l'auteur de TWs~atK Shandy. Mais dans leplus humoriste des écrivains anglais, et par-fois le moins sérieux, du moins en apparence,il y a un fin et pénétrant moraliste. D'ailleursSterne a rempli des fonctions ecclésiastiquesdans l'Église d'Angleterre; il a composé des

sermons qu'il a publiés sous le titre peu respec-tueux, ce dont il fut blâmé, d'i'<M'!< le bouffonde la tragédie d'~foM~.

Dans 7~M<t'<M~ Shandy, cet ouvrage si étin-celant de verve, d'esprit, de folie, et aussi debon sens, il a imaginé, au milieu de tantd'autres digressions, toutes plus inattenduesles unes que les autres, de glisser un de sessermons où il se rencontre précisément avecBourdaloue sur ce même sujet de la fausse

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conscience. Comment ce sermon se trouve-t-il en pareille place? Il est tombé, par le plusgrand des hasards,d'un in-Miosur l'art des for-tificationsqu'a envoyé querir l'oncle Tobiepourdécider une question militaire en litige. Le ca-poral Trim, son fidèle serviteur, a ramassé le-manuscrit, et aussitôt il a été invité a le liredevant le petit cercle d'amusants originauxqueSterne a mis en scène. Le caporal s'en acquitted'autant plus volontiers et d'autant mieux, qu'il

a été, pendant deux ans, clerc de l'aumônierde son régiment. Sterne nous le représentedebout au milieu de la salle, dans l'attitudeconvenable a un prédicateur, et se penchantsuivant le véritable angle persuasif d'incidencequi est, nous dit-il, de 85 degrés sur l'horizon.Je recommande en passant à tous les discou-

reurs et orateurscet angle persuasif d'incidencedont la mesure nous est donnée par Sterne.

Quoiquele cadre soit comique, etmême bouf*

fon, le sujet n'en est ni moins grave ni moinssérieux. Sommes-nous assurés d'avoir unebonne conscience?Tel en est le texte, empruntéà saint Pauh Rien n'importe plus, dit Sterne)

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que do savoir si nous avons en effet une bonneconscience. Or combien là-dessus se font illu-sion, et se persuadentl'avoir bonne, alors qu'ilsl'ont mauvaise! Qu'ils sont nombreux ceux qui

se rassurent à tort et qui persévèrent jusqu'aubout dans la fausse paix de leur âme, quoique

au sein du mal et de l'iniquité! Parce que leurconscience,telle qu'ils l'ont refaite à leur gré,neleur reproche plus rien, ces pécheurs endurciss'imaginent être des gens de bien. Comments'expliquer une semblable illusion, puisquetous nous avons sous les yeux tous les fils decette trame d'une fausse conscience, puisquec'est nous-mêmes qui l'avons tissée d'un boutà l'autre puisque tous les motifs en vertudesquels nous agissons, sont essentiellementnôtres? Comment comprendre qu'il en soit unseul dont la vraie nature puisse nous échapper,et dont nous n'ayons pas au dedans de nous laconfidence intime et complète?

Nous ne nous tromperions pas en effet, selonSterne, si notre conscience ne s'endurcissaitpas par une longue habitude du mal, commecertaines parties du corps par le frottement et

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par un travail continu. « La consciencene noustromperaitpas, s'il n'arrivaitpasque l'orgueil etl'amour-proprefissent changernotre jugement,si le vit intérêt,qui répandsi souvent des nuagesobscurs et ténébreux sur notre esprit, n'enve-loppait pas nos facultés; si la faveur, l'amitié,l'amour, les préventions ne dictaient pas nosdécisions; si les présents ne nous corrompaient

pas; si l'esprit ne devenait jamais l'apologisted'une cause injuste, et si la passion dans lestribunaux ne portait pas la sentence, au lieude la raison qui seule devrait nous servir de

guide. »Cependant la conscience a deux sortes d'of-

fices d'une part, elle approuve; de l'autre, ellecondamne. Quand elle nous condamne,c'est engénéral à fort bon droit, et il n'y a pas lieu d'enappeler; mais il n'en est pas toujours de mêmequand elle nous approuve. Il arrive que nousnous croyons sans reproche, et que notre con-science nous laisse tranquilles, quand noussommes coupables; mais cette conscience n'estrien moins que sûre. Emportés par ce tour-billon dans lequel nous vivons, combien de

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nous en est-il auxquels le temps reste de con-sulter et d'écouter leur conscience? Il a biend'autres affaires que de vous écouter, disaitironiquement le prophète Élisée aux adora-

teurs de Baal. Peut-être est-il en train de quelquenégociation, peut-être est-il en voyage, peut-être il dort.

De même, selon Sterne, en est-il de la con-science d'un homme corrompu, vicieux, intri-gant, ambitieux qui sacrifie tout à son ambition

et à ses plaisirs; il a bien d'autres affaires qued'écouter sa conscience. D'ailleurs, endurcieet faussée, elle ne lui dit plus rien, ou si ellelui dit encore quelque chose, c'est un si faible

murmure qu'il ne l'entend pas. Ils dorment,ils meurentpaisiblement, persuadés qu'ils n'ontrien à se reprocher,ces avares dont le cœursanscompassion a été fermé à la pitié et à toutesles misères humaines, ces hommes d'affairescoupables d'avoir ruiné tant de dupes. Cher-chez un état qui ne fausse plus ou moins laconscience par quelque endroit et qui ne l'ha-bitue à certaines indélicatesses. Il y a, dit-on,des grâces d'état; de même peut-on dire qu'il

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y a des malhonnêtetés d'état. Les mauvaisesactions que la conscienceréprouve sont celles,

prenons-ygarde, qui ne nous concernent pas, ouqui ne sont conformes ni à nos inclinations nià nos habitudes. Quant aux autres,elle s'efforce

de les colorer de prétextes spécieux et de les

parer de fleurs.Ainsi, malgré ce moniteur que Dieu a placé

au dedans de chacun de nous, il nous arrivede nous tromper nous-mêmes, faute de luiprêter l'oreille, ou parce que nous nous appli-

quons à le faire parler comme il nous plaît.Voilà pourquoi nous ne pouvons nous fier ànotre conscience, même quand elle ne nousreproche rien, si nous avons négligé de veiller

sur elle, et aussi de la contrôler par la io~ deDieu, par les enseignements de la religion et de

la morale absolue. Plitt à Dieu qu'il fut tou-jours vrai, comme on le lit dans un grandnombre de livres de morale, et suivant la thèse

en quelque sorte classique des moralistes, quele remords, à défaut de tout autre châtiment,

suivit toujours le crime comme son ombre1

Mais il faut convenir, avec Sterne, que dans

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la réalité il y a beaucoup à rabattre de ce lieu

commun de morale. Les exceptions sont nom-breuses, surtout si l'on ne confond pas avec leremords le regret de n'avoir pas réussi, d'avoirmal combiné ses mesures, de s'être laissé sur-prendre par maladresse, et d'avoir été soi-même victime de la fraude qu'on avait ourdie.Méfions-nous donc, et en nous-mêmes et dansles autres, de ces trompeuses apparences d'unebonne conscience qui peut n'être qu'une con-science fausse à tel ou tel degré de cécité etd'endurcissement.

Après avoir, avec Sterne, appelé l'attention

sur ces altérations de la conscience, nous avonsà montrer comment elles naissent et se déve-loppent, même dans des âmes qui paraissaientprédestinées au bien et à la vertu, et aussicomment on peut s'en préserver ou les guérir.L'auteur de Tristram Shandy nous a fait voirle mal dans toute son étendue, plutôt que dans

son origine et dans ses degrés successifs; il

nous en montre les ravages, plutôt qu'il n'enindique les remèdes. Or ces progrès et aussi cesremèdes du mal sont le sujet du beau sermon

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de Bourdaloue qui nous fait pénétrer dans lesplis et les replis de la fausse conscience.

Ces fausses consciences, qu'il met à nu impi-toyablement, sont, il estvrai, celles de la sociétéde son temps et surtout de la cour et des cour-tisans mais le cœur humain et ses passionsn'ont pas changé depuis Louis XIV; les faussesconsciences d'aujourd'hui sont au fond lesmêmes que celles d'autrefois. C'est de la mêmefaçon, par les mêmes détours et par des ino-tifs analogues, que nous nous efforçons de

nous excuser nous-mêmes, quand nous nousécartons de la voie droite. Je croirais même

que, depuis Pascal et Bourdaloue, nous avonsfait certains progrès dans cette mauvaise ca-suistique intime, un progrès correspondant aunombre, à la complexité croissante des inté*

rêts et des affaires, comme aussi des tenta-tions et des occasions de dérober ce qui est àautrui. Ajoutez la politique, les élections, lesuffrage universel, l'accès possible pour tousdes honneurs et des places, y compris la pre-mière de toutes dans la république, et mesurezcombiens'est agrandi le champ, jadis restreint,

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de l'ambition, de l'intrigue, de l'envie. De là desaliments nouveaux, des raffinements, des so-phismes de la fausse consciencedansdes classesde plus en plus nombreuses de la sociétécontem-poraine.

Je ne sais si nos aïeux faisaient plus de bien,mais ils étaient plus simples dans la manièrede faire le mal. En remontant haut dans lepassé, en allant jusqu'aux temps ou aux peuplesbarbares, l'état social, les relations, les inté-rêts et les mœurs donnaient moins de prise

aux finesses et aux duplicités de la fausse con-science. La force ouverte, la violence, sans nulsouci de l'apparence de la légalité ou du bondroit, la passion aveugle, l'emportaientchez cesbarbaresou ceshommes moins civilisés, sur les

ruses, les biais, les chicanes avec soi-même et

avecles autres. Il n'y avait pas encore tantd'ar-ticles de loi à torturer, tant d'araires à em-brouiller, tant de pièges à tendre à la simplicitéd'autrui.

Déjà il n'en était plus de même au siècle deBourdaloue. Combien d'incitations à la fausseconsciencedans la misère dorée des courtisans,

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dans la diversité des lois, des procédures, descoutumes, des tribunaux, des juridictions,dansles spoliations légales ou par décision du sou-verain,au défaut de spoliations par la violence! 1

Combien les gens en place, les courtisans, lesgrands seigneurs, les ministres, jusqu'aux sim-ples commis, étaient enclins à se persuaderqu'ils étaient en droit d'abuser de leur crédit!De nos jours, où les formes nouvellesde la spé-culation et de la richesse ont multiplié et faci-lité les moyens de porter préjudice à autrui etde faire des dupes, où chacun aspire à s'enri-chir vite à tout prix et à jouir, cette grandeplaie morale des fausses consciencesn'a fait ques'envenimer et s'étendre. Rien donc ne seraitplus à propos et plus salutaire, si nous avionschance d'être écouté, que de faire quelquesapplications du sermon de Bourdaloue à lasociété actuelle.

Tout homme naît avec certains sentimentsd'honnêteté une fausse conscience n'est paschose spontanée ni l'œuvre du jour. Nous sui-vons dans Bourdaloue, pas à pas, pour ainsidire, cette corruptionprogressive, cette perver-

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sion plus ou moins complète du sens moral quifinit par recouvrir, à nos yeux, les choses lesplus malhonnêtes d'une apparence d'honnêteté,qui nous fait regarder commelicite, non ce quiest juste, mais ce qui nous est avantageux ou

1nous agrée. Le principe de toutes les faussesconsciences est dans le texte de saint Augustin,admirablement développé par le grand prédi-cateur Tout ce que nous voulons est bien(Omne quodcumque volumus bonum est). Aulieu de régler nos désirs et nos actions sur laconscience, c'est notre conscienceque nous ré-glons sur nos actions et nos désirs.

Si nous nous faisons une fausse conscience,selon notre cœur et nos passions, plus sou-vent encore la faisons-nous suivant nos inté-rêts. Que notre intérêt ne soit en jeu à aucundegré, nous voyons naturellement clair, enfait d'équité, dans telle ou telle affaire; nousfaisons équitablement la part dé chacun; nousdiscernons très bien la limite entre ce qui estpermis et ce qui ne l'est pas, la conduite qu'ileût fallu tenir au lieu de celle qu'on a tenue.Mais sitôt que notre intérêt s'y mêle, cette

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vue, tout à l'heure si claire, se trouble et s'ob-scurcit nous cherchons quelque autre biais

pour prendre les choses, de sorte qu'elles com-mencent à nous apparaître sous un autre jour.D'abord nous n'avions point de doute sur laseule voie légitime à suivre; maintenant nouscommençons à en avoir. Bientôt, par un nou-veau degré d'illusion volontaire, du doute nouspassons à une sorte de persuasion que ledroit n'est pas du côté où nous l'avions vud'abord, mais du côté opposé, c'est-à-dire ducôté où est notre intérêt. Chacun par deverssoi est singulièrement habile, plus habile quetous les casuistes que Pascal a mis en scènedans les 7~'Ot)!HC!a~s, pour justifier le pire parti,s'il lui est le plus avantageux. Après avoir plus

ou moins longtemps disputé avec sa conscience,

on la contraint, de guerre lasse, à céder et àse plier à ce que veulent d'elle l'égoisme, l'in-térêt, la passion.

Un des meilleurs auteurs comiques de cetemps-ci a mis en scène, avec autant d'esprit

que de vérité d'observation morale, ces débatsintérieurs, ces luttes fréquentes, dans plus

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d'une conscience, entre un reste de scrupule etd'honnêteté et l'appât d'un gain au prix d'unefriponnerie. Les personnages sont deux bonsbourgeois qui discutent entre eux sur les

moyens de rester honnêtes, tout en dérobant à

une pauvre domestique un héritage de plu-sieurs miHions H y a eu sans nul doute desdébats de ce genre dans quelques familles à

propos de testament à cacher ou détourner,à le suite desquels ce n'est pas toujours l'hon-nêteté qui a triomphé, comme dans la pièce

que je viens de citer.On n'en finirait pas à énumérer tous les com-

promis des hommes d'affaires avec leur con-science, ni toutes les indélicatesses avec les-quelles ils se familiarisent et dont ils trouventmoyen de s'absoudre. Ils ne fontaprès tout, pen-sent-ils ou même osent-ils dire, que ce que faittout le monde, que ce que chacun ferait à leurplace. Une fois sur cette pente, ils s'y laissentglisser de plus en plus; une première fraude

1. Gotte, par HenriMeilhac.Dans un roman de Qaretie, leMMMn,U y a un cas de conscience intéressant et bien étudiéau sujet d'an testament dissimulé.

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en appelle une seconde, puis une autre encorequi renchérit sur les précédentes. S'ils ontperdu, s'ils ont été trompés, les moins mal-honnêtes se croient en droit de tromper à leurtour, comme celui qui a reçu de la fausse mon-naie s'imagine avoir le droit de la faire passerà d'autres.Ne faut-il pas rentrerdans ses fonds,

rattraper ce qu'on a perdu, pour soi d'abord et,s'it reste quelque chose, pour ses actionnaires?On se joue de la fortune d'autrui pour faire lasienne. Les affaires, a dit Emile Augier, sontl'argent des autres Quelle satire en troismots des moeurs financières du temps présent!

Si tant de consciencesse faussentet s'abusentà plaisir, quand il s'agit de faire tort à des par-ticuliers qui ont eu confiance en nous, combienmoindres sont en général les scrupules quandil s'agit de faire tortà un être collectif, à quelquegrande compagnie, à une ville entière et sur-tout à l'État!

La bonne conscience, celle qui parle la pre-mière, nous a bien dit d'abord qu'il n'est jamais

t. têt E/~onMf.

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permis de tromper, pas plus dans un cas quedans un autre, mais on a bientôt fait de laréduire au silence ou de lui faire tenir un autrelangage. Facilement plusieurs se persuadent

que léser tout le monde, c'est ne porter préju-dice à personne. Qu'importe à l'État le tort mi-nime que je lui cause par telle ou telle fraude?Cette somme retenue ou détournée, quoiquedue, n'est rien pour l'État, c'est comme unegoutte d'eau dans l'Océan, tandisque pourmoi,

pour les miens, c'est beaucoup.Il y a des personnes pieuses, et d'ailleurs

d'une grande délicatesse, qui ne se font aucunscrupule de mentir effrontément à un doua-nier et qui, au lieu de remords, éprouvent uncertain plaisir à penser qu'elles ont volé la ville

ou l'État, surtout sous le règne de la répu-blique. Y aurait-ildonc des directeurs de con-science plus ou moins relâchés à cet endroitde la morale, et trop portés à l'Indulgence etau pardon pour ce genre de mensonges et defraudes? Il semble me souvenir que, sous l'in-fluence des idées religieuses, on voyait autre-fois, surtout aux environs de Pâques, un cer-

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tain nombre de restitutionsà l'État enregistréesdans les colonnes du JoM!'H<~ o~?<*<e/; je croisqu'on n'en voit plus guère, si l'on en voit en-core. Est-ce donc qu'on s'acquitte plus con-sciencieusement de tous les droits, ou n'est-

ce pas plutôt que le scrupule est moindre defrauder, même avec tous les enseignements dela morale civique? Cependant qu'adviendrait-ilde notre pauvre trésor public et de tous les ser-vices, sans lesquels la société ne saurait sub-sister, si chacun prenait la même licence?

Ce n'est pas, selon Bourdaloue, chez le com-mun des mortels, chez les plus pauvres et lesmoins éclairés, mais chez les gens en place et àla cour qu'on rencontre les consciencesles plusprofondément faussées. Il n'y a plus de cour, ilest vrai, aujourd'hui, mais il y a, en plus grandnombre que jamais, des hommes publics, desfonctionnairesde tous les degrés, des ministres,des préfets, des députés, des sénateurs aux-quels s'applique tout ce que nous dit Bourda-loue de la fausse conscience des courtisans etdes grands seigneurs de son temps. Il suffit dechangerun mot et de mettre la politique au lieu

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de la cour, comme d'aitleurs le fait plus d'unefois Bourdaloue lui-même. « Le ressort de laconscience est souvent, dit-il, affaibli par lapolitique, ou plutôt la politique est presquetoujours la règle de leurs plus importantesactions. C'est là où la vue de se maintenir,où l'impatience de s'élever, où la crainte dedéplaire, l'envie de se rendre agréable, for-ment des consciences qui, partout ailleurs,passeraient pour monstrueuses, mais qui, setrouvant autorisées par la coutume et l'usage,semblent y avoir acquis un droit de possession

et de prescription. »Ne sont-ce pas là les mêmes ressorts qui

font mouvoir nos hommes politiques, petits ougrands, avec la différence que ces ressorts sontplus grossiers et se voient mieux à découvert?Ces consciencesmonstrueuses,commedit Bour-

daloue, semblent s'être multipliées à mesurequ'il y a plus d'hommes politiques ou aspirantà le devenir. Combien se figurent tout permis,soit pour assurer les chances d'une élection oud'une réélection quelconque, soit pour arriverà telle ou telle place, soit surtout pour mettre

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la main sur un portefeuille Quant à leur con-science, ils l'ont jetée avec leurs promesses ouleurs votes au fond de l'urne électorale ou de!'ume de la Chambre. C'est même peut-êtreleur faire trop d'honneur que de dire qu'ils ontune fausse conscience; il serait plus exact dedire qu'ils sont dégradés au point de n'en avoirplus aucune. Ils l'ont abandonnée aux mainsde tel ou tel comité ou club, de tel ou tel partiqui les fait tourner et voter dans le sens qui luiplaît. Désormais ils ne pensent plus que ce queleur comité pense, ils ne veulent plus que ceque le parti veut. Pour eux le mandat impératif

a remplacé l'impératif catégonque de Kant.Lors même que les grands principes de la mo-rale ou de la religion sont en question, lors-qu'il s'agit d'atteintes profondes à la liberté deconscience, ils votent contre leurs sentimentsintimes, contre les sentiments dont ils avaienttémoigné toute leur vie, avant d'êtrecandidats,députés ou sénateurs de la Gauche républi-caine. Ils votent à contre-cœur, il est vrai,mais avec une admirable docilité. Quelques-

uns même ont l'impudeur de s'en faire un

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mérite; ils veulent qu'on leur sache gré des'immoler au mot d'ordre, à la discipline deleur parti, de rester jusqu'au bout Mêlesa des

engagements qu'ils n'ont pris que par ambi-tion ou par lâcheté et faiblesse. Ce sont, à-lescroire, comme denouveaux Décius qui se sacri-fient, eux et leurconscience,à l'intérêt supérieurde la république.

Si, en dehors de ces grands et tristes votesattentatoiresà la liberté et à la tolérance reli-gieuse, vous considérez les intrigues quoti-diennes de la vie parlementaire et politique,

que de compromis avec soi-même et avec les

autres, pour garder ou pour gagner une majo-rité électorale, pour faire donner des placesà ses amis et pour perdre ses adversaires S

Point de délation, si vile, si fausse qu'ellepuisse être, qui, venant d'un certain côté, nesoit accueillieet n'atteigne son but. Plus de jus-tice administrative, rien que des passe-droits,

des faveurs et des privilèges, sous un prétendurégime d'égalité. La politique n'est pas tou-jours seule à intervenir dans ces faveurs et cesprivilèges; plus d'un a été convaincu d'avoir

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tranqué de sa position et d'avoir vendu soninfluence à un bon prix, sans qu'il ait paru quesa conscience lui reprochât quelque chose; plusd'un se persuade qu'il n'y a là qu'une juste ré-munérationde sa peine, de ses déboursés pourfrais électoraux et de l'emploi de son crédit.Ainsi ce désordre de la fausse conscience sem-ble-t-il atteindre son plus haut degré dans lemonde politique. On dirait que la consciencen'est plus un lien que pour le vulgaire, et que,comme le dit Bourdaloue, les hommes du pou-voir ont un titre « pour se faire une consciencedifférente en qualité et en espèce de celle desautres hommes »!

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REMÈDES CONTRE LA FAUSSE CONSCIENCE

Comment une conscience fausse pourra-t-elle se redresserette-m&met Cercle vicieux apparent. Lucidité de taconscience quand t'intéret propre n'est pas en jeu. -Rec-titude de nos jugementssur les actions d'autrui. Unegrande règle de pratique morale Se juger soi-mêmecomme on juge les autres. Critériumde Kant moine àla portée de tous. Distinction de la fausse conscienceet de la conscience perplexe. Une conscience fausséen'exclut pas la responsabilité. Des cas d'ignorancein-vincible. Si la responsabilitén'est pas dans l'acte lui-même, elle est dans les antécédents. Du fanatismereligieux et politique. Un vers odieux. Substitutionpar l'hypnotisme d'une conscience étrangère à la con-science propre du sujet. Abus criminelsdes pratiqueshypnotiques. Appel aux magistrats et aux lois pourfaire respecterla personnalitéhumaine.-Le troubledansla justice criminelle. Doubte responsabilitéde l'hyp-notiseur et de t'hypnotisé.

Quand il y a doute sur ce qui est juste

ou injuste, c'est à la conscience qu'on doit enappeler, mais si la conscienceest fausse, quelle

sera la valeur de cet appel? Il semble qu'il y aitlà encore un cercle vicieux, comme quand on

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cherche à se tromper soi-même. La conscienceétant la règle suprême, comment se rectifiera-t-elle, si elle-même elle a besoin d'être rectinée?Autant, à ce qu'il semble, prendre une faussebalance ou une fausse mesure pour avoir lepoids et la dimension de tel ou tel corps. H yaurait là en effet un cercle vicieux si la con-sciencetout entière, et dans tous ses jugements,était également corrompue. Mais cette corrup-tion totale est une monstruosité tout à faitexceptionnelle; une société même de brigands

ne saurait subsister, comme le dit Cicéron,

sans quelques restes, quelques lueurs de lanotion de justice.

Une conscience fausse ne l'est pas en tout et

pour tout; d'ordinaire, nous l'avons déjà dit,elle ne l'est pas quand ni l'intérêt ni la passion

ne sont en jeu; sur certains points elle garde

une lucidité partielle qui peut servir à dissiperdes nuages accumulés sur d'autres. Grâce à ceslueurs, il reste possible de discerner en nous-mêmecette conscience,que seule il faut écouter,de .cette autre consciencedont il faut repousserles suggestions perfides. Pour faire ce discer-

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nement il n'est pas besoin de recourir à quel-

que règle savante, empruntée aux philosophesanciens ou modernes ou a de subtils casuistes,règle qui aurait le tort grave de ne pas êtreà la portée du grand nombre. C'est de la con-science de chacun, bien que plus ou moinsaltérée, que nous pouvons la dégager. Pourêtre bien simple, elle n'en sera ni moins juste,ni surtout moins efficace. Faut-il juger la con-duite du prochain dans telle ou telle circon-stance où nous ne sommes pas intéressés, lesconsciences les plus perverties retrouvent leurlucidité et leur justesse. On ne voit pas, il estvrai, la poutre dans son œil, mais on voit lapaille dans l'œil d'autrui. Cette vérité est mise

en scène par La Fontaine dans sa fable de laBesace, dont je rappelle la conclusion

Le fabricateursouverainNous créa besaciers tous de même manière,Tant ceux du temps passé quedu tempsd'aujourd'huiIl Ht pour nos défauts ta pochede derrièreEt celle de devant pour les défauts d'autrui.

Ainsi cette même conscience, si fort engourdieet faussée à notre regard, est à l'endroit des

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autres merveilleusement éveillée, clairvoyanteet sévère; elle a une poche de devant pour lesdéfauts d'autrui.

« Pour tout ce qui touche lesdevoirs des autres, dit Bourdaloue, pour ce quin'a nul rapport avec nous et avec nos intérêts,c'est-à-dire pour le prochain, chacun est con-

sciencieux jusqu'à la sévérité. Pourquoi?Parcequ'on n'a jamais d'intérêt à être relâché pourautrui, et qu'on a plutôt intérêt à ne l'être

pas; parce qu'on se fait aux dépens d'autrui unhonneur et un intérêt de cette sévérité. » Nousvoulons bien, dit-il encore, une morale étroite,mais pour les autres et non pour nous.

Voilà comment nous retrouvons au sein dela fausse conscienceelle-mêmede quoi, si nousle voulons bien, la redresser. Il s'agit seulementde retourner, pour ainsi dire, sur nous-mêmescette face avec laquelle nous regardons lesautres.

Quand des doutes s'élèvent dans notre esprit

sur la conduite à tenir, sur ce qui est bien oumal, à cause de la difficulté des circonstances

ou de la compétition des devoirs, la règledonnée par Kant est sans doute excellente

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Agis d'après une maxime qui puisse être érigée

en toi universelle d'action dans tous les tempset tous les lieux. Quand on est tenté de fairetort à autrui, sous quelque prétexte plus oumoins spécieux, comme le peu de gravité dudommage comparé à t'avantage que nous enretirerons, demandons-nous, comme le prescritKant, ce qui arriverait de la société deshommes si chacun agissait d'après la mêmemaxime. H est clair qu'il n'y aurait plus ni foini loi dans le monde. Que celui qui serait tentéde se faire justice à lui-même, soumette à cettemême épreuve son motif, quel qu'il soit, il

verra clairement sans nul doute que la consé-

quence serait l'état de guerre de tous contretous et le retour à la barbarie.

Mais comme ce critérium renferme une cer-taine conceptionde l'ordre universel, il ne sau-rait être à la portée de tous. J'ajoute même,

comme nous le verrons dans la suite de cesétudes, que Kant en fait quelques applicationscontestables et qu'on pourrait retourner contrelui. Bien plus simple, et bien plus pratique aucontraire, est la règle de nous juger nous-

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mêmes comme nous jugeons les autres. Quidonc pourrait la récuser? Avoir deux poids

et deux mesures, l'une pour nous, l'autre pourautrui, se passer à soi-même ce qu'on ne veut

pas passer aux autres, est une contradiction àlaquelle un esprit sain ne peut s'arrêter. Cette

méthode morale, si bien analysée, si bien mise

en tout son jour et toute sa vérité par Bour-daloue, peut contenter le plus sévère moralisteet suffit à maintenir, ou à rétablir en nous-mêmes, la droiture du sens moral.

Cependant il y a une distinction à faire;toutes les hésitations morales, tous les doutes

sur telle ou telle conduite à tenir, ne viennent

pas de l'intérêt ou de la passion, tous ne sont

pas le fait d'une fausse conscience. Outre lesconflits dont nous venons de parler, entre undevoir unique qui s'impose et notre intérêt ounotre passion, il en est d'autres, plus rares, quirésultent de la compétition de deux devoirsdont l'un doit être sacrifié à l'autre. Nous nousgardons bien de mettre au compte des subter-fuges d'une fausse conscience ces doutés sin-cères qui, dansunpareilconflit, peuventtroubler

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l'âme la plus droite et la rendre légitimementperplexe sur le parti à prendre. Les doutes queseuls nous avons ici en vue, ne naissent pas dela nature même des choses, mais de notre mau-vais vouloir. Ce sont des doutes là où il ne de-

v dit pas y en avoir, des doutes qui ont pourbut, non de faire triompher le plus grand de-voir, mais tout au contraire de sacrifier le devoirà nos convenances.

Il y a des degrés divers dans la corruptionet la fausseté. Celui qui, avant de faire unemauvaise action, en est encore à hésiter, à sedébattre avec lui-même, à chercher des rai-

sons qui le justifient à ses propres yeux, celui

en un mot qui a encore des scrupules, estmoins

corrompu que celui qui n'en a plus. L'hommearrivé au point de se convaincre tout à fait quele mal dont il va se rendre coupable est chose àlui permise, est plus perverti que celuiqui n'enest encore qu'à demi persuadé. Mais ici nousrencontrons un grave problème de morale dansle domaine de ces questions relativesà la fausseconscience celui qui a perdu la consciencedumal qu'il fait, est-il plus excusable, ou t'est-il

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moins, que celui qui ne l'a plus, ou même neserait-il pas innocent?

Ce n'est pas ici une question de pure théorie,bonne à discuter seulement dans l'école. Entout temps elle a trouMé l'&me des historienset des moralistes. Presque à chaque sessiond'assises elle vient s'imposer aux magistrats,

aux juges et aux jurés dans l'exercice de leursfonctions. Se peut-il que la mauvaise foi et lafausse conscience, par une sorte de progrès deperversité, en arrivent à un aveuglement sicomplet, à une bonne foi si entière dans le mal,qu'il faille absoudre le coupable comme irres-ponsable, quelque grand que soit son crime?Le dernier degré de l'aveuglement et de l'en-durcissement confinerait-il pour ainsi dire àl'innocence, et porterait-ilavec lui sa justifica-tion ?

Le cas d'une conscience si profondémentdénaturée par la faute du coupable n'est pas ceque les théologiens appellent des péchés d'igno-

rance invincible. L'ignorance invincible sup-prime en effet la responsabilité si elle est abso-lue, si nous n'y sommes pour rien, si elle nous

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a pris, pour ainsi dire, dès le berceau, sans querien par la suite ait pu nous en faire sortir,et alors qu'il n'y a nulle faute, négligence oumauvais vouloir de notre part. Ces cas réelsd'ignorance invincible se rencontrent plutôtdans les altérations collectives, dont nousavons parlé, que dans les altérations indivi-duelles. Elles ont dù être plus nombreuses auxtemps passés qu'aujourd'hui, à cause d'un dé-faut plus général de lumières et de la barbarie

commune. Quant à la fausse conscience, enadmettant même qu'à un certain degré ellefinisse par être invincible, eUe ne l'a pas étéà ses commencements. Celui qu'elle abuse atravaillé à la fortifier, il s'y est enfoncé commeà plaisir; si elle est devenue invincible, c'est

par sa faute.Dans le siècle où nous vivons, nous pou-

vons le dire, avec encore plus de vérité queBourdaloue, il y a généralement trop de lu-mières pour supposer ensemble une consciencedans l'erreur et une conscienced'entièrebonnefoi. H est rare qu'à côté de la fausse conscience

ne subsistent encore quelques vestiges du sens

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moral non altéré, comme d'ailleursle témoigne

cette rectitude avec laquelle les plus pervertisjugent les actions des autres. L'immortelleet céleste voix, si éloquemment invoquée parRousseau, leur fait encore entendre, quoiquefaiblement, quelques-uns de ses accents.

Quand elle serait devenue tout a fait muette,quand celui qui fait le mal aurait réussi àse persuader qu'il fait le bien, ce n'est pas àdire que l'absolution doive lui être acquise,

~pas plus devant les hommes que devant Dieu.Nous n'avons pas seulement à le juger aumoment même de l'acte accompli en vertu decette conviction erronée, mais aussi dans lesétats antérieurs par lesquels il a passé avantd'arriver à ce comble dernier et fatal d'aveu-glement. Il n'y voit plus clair, il est vrai, mais

ne s'est-il pas lui-même crevé les yeux pourcesser de voirce qui contrariaitsa passion et cequi la condamnait? Rien né serait plus inique

que de l'absoudre. Par-devant la justicehumaine

et divine, y aurait-il donc meilleur compte às'enfoncer tout à fait dans le mal qu'à ne s'yenfoncer qu'à demi, avec quelque possibilité de

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retour au bien?La perversion totale de la notionde ce qui est juste ou injuste conférerait doncl'impunité et recevrait une sorte de prime etd'encouragement. J'accorde, si l'on veut, quece criminel, convaincu qu'il agit bien, n'estpeut-être pas coupable du crime même qu'ilvient de commettre, mais c'est à la conditionqu'on m'accorde qu'il est d'autant plus cou-pable de ce qui a précédé dans sa conscienceetdans son cœur. La responsabilité n'est pas sup-primée, elle n'est que déplacée; si elle n'est pasdans l'acte lui-même, elle est dans ses antécé-dents.

Celui qui, la raison égarée par le vin ou l'al-cool, frappe, incendie, tue, pendant un accèsd'ivresse, ne sait plus ce qu'il fait; cependantest-il innocent? Je veux qu'il ne soit pas cou-pable au même degré que le voleur et l'assassinqui ont agi avec préméditation et raison, maisil est responsable de l'état où il s'est mis enconnaissance de cause et aussi des suites qu'il

a pu prévoir. Il s'est ravalé volontairement auniveau de la brute; est-ce un titre à faire valoir

en sa faveur? Il a fait le mal sans le savoir,

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mais c'est en le sachant bien qu'il s'est exposéà le faire. La loi qui punit l'ivrognerie est donc

une loi juste trop rarement appliquée.C'est dans l'histoire du fanatisme religieux

ou politique que se rencontrent les faits qui1semblent les plus embarrassants en faveur de

la prétendue irresponsabilité d'une conscienceprofondément faussée sous l'empire d'une idée

ou d'une passion qui l'obsèdent. Il se peutque tel ou tel inquisiteur ait cru faire uneœuvre pie en brûlant des hérétiques, ou bientel ou tel ligueur en les assassinant. Quel-

ques assassins politiques ont cru peut-être bienmériter de leur pays en enfonçant un poignarddans le sein de tel ou tel tyran. Plus la vic-time est odieuse, comme Marat par exemple,plus l'assassin est assuré de l'indulgence oumême des sympathies et de l'admiration des

contemporains et de la postérité. Telle estCharlotte Corday, cet ange de l'assassinat,

comme l'a dit Lamartine alliant en son bon-

neur deux mots qui se repoussent mutuelle-ment.

Cependant, ce n'est pas a la première pensée

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qui lui en est venue à l'esprit que l'assassinpolitique s'est persuadé qu'un ordre du ciel,

que sa conscience lui faisaient un devoir de

frapper et de tuer de sa propre autorité. Saconsciencene s'est-elle pas d'abord révoltée outroublée? Avant de se faire à cette pensée, il ahésité, il a lutté. Il a dû lutter encore davan-

tage, le péril à courir mis à part, à la veillemême de frapper. Que n'a-t-il écouté sa con-science alors qu'elle n'était pas entièrementfaussée?Pourquois'est-il grisé en quelque sortede la pensée du crime? Il y a dans Victor Hugo

un vers détestable dont s'inspirerontsans doutedésormais tous les assassins politiques de rois

ou de présidents de république, ou de ministresinûuents, ou de chefs de parti

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.

Non, quel que soit cet homme, tu ne le tueraspas sans quelques troubles antérieurs, sinonactuels, de la conscience; tu ne le tueras pas

avec tranquillité. Pour me servir d'une expres-sion scolastique, si cet assassin n'est pas cou~

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pable a ~aWe post, il est coupable e~aWe ante.En dépit de tous les chantresde C'M<<MMM~, endépit de toutes les haines, de toutes les furiesamassées dans les cœurs, de tous les sophismesd'une conscience déviée, en dépit même dusacrifice qu'il fait de sa propre vie, il faut con-damner le fanatique qui, en son propre nom,ou au nom d'une secte, a trempé les mainsdans le sang. Il n'a agi qu'apr}. délibération,

et après une longue préméditation; il n'a pasmême l'excuse de ceux qui ont frappé dansl'entraînement subit de la passion et sans nulparti pris d'avance.

C'est une bien vieille question que celle dela fausse conscience et de la responsabilité ausein du fanatisme;en voici une plus nouvelle

que suscitent certaines pratiques magnétiques

ou hypnotiques. L'hypnotisme a ici sa place;

non seulement il altère le sens moral de l'hyp-notisé, mais il le bouleverse dé fond en comble;iil substitue une conscience étrangère à la con"science de l'hypnotisé. Je n'ai pas à examiner

ce qu'il y a de vrai et de faux dans les faitsmerveilleux qu'on nous raconte, et où il n'est

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pas toujoursfacile de démêler la part de la véritéet celle du charlatanisme. Ce qui parait démon-tré suffit bien d'ailleurs à émouvoir un mora-liste et à justifier les réflexions qui vont suivre.Il peut y avoir, disons-le d'abord, quelque em-ploi légitime de l'hypnotisme dans des cas par-ticuliers de médecine et de chirurgie; mais jevoudrais les restreindre, comme l'anesthésieelle-même, à des cas rares et d'une certainegravité. Il est bon sans doute de ne pas souf-frir, mais il est bon aussi de garder, autantque possible, la connaissance et l'empire desoi-même,sans quoi on cesse d'être un homme.Toutefois je ne confonds pas ranesthésic etl'hypnotisme. L'anesthésie suspend la con-science de soi avec la sensibilité; mais si elle lasuspend momentanément, l'opération achevée,elle la laisse intacte au réveil. L'hypnotisme, aucontraire, non seulement l'endort, mais l'altèreet, ce qui est pire, il substitue une autre con-science, une autre volonté, celle de l'opérateurlui-même à celle du sujet opéré. L'anesthésie

peut offrir des dangers pour la vie physique;¡elle en a endormi plus d'un qui no s'est pas

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réveillé; mais elle n'en offre pas pour la con-science et pour la vie morale. II n'en est pasde même de l'hypnotisme,au dire des hypnoti-

seurs eux-mêmes les plus accrédités. Aussil'abus qui s'en fait, par simple curiosité et pourl'amusement des oisifs, nous semble-t-il unscandaleet un danger.L'hypnotismeest devenu

un spectacle; il fait concurrence aux tours deprestidigitation et de physique amusante.

J'ai entendu dire qu'un chef d'établissementd'instruction publique avait eu l'idée de fairevenir, pour divertir ses élèves un jour de fête,

un hypnotiseur avec ses meilleurs sujets. Cesexpériences du laboratoire de la Salpêtrièretransportées sur la scène d un lycée auraientexcité, d'après ce qui m'a été assuré, des acci-dents graves et inquiétants chez un certainnombre d'élèves, soit par la contagion des ima-ginations, soit par l'imitation entre eux desprocédés de l'hypnotiseur. Quel triste jeu quede placer sous les yeux de l'enfance et de lajeunesse ces perturbations,ces anéantissementsde la personnalité humaine!

Dirait-on que ces altérations sont des effets

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momentanés dont il ne subsisteriende fâcheux,

une fois l'expérience achevée? Les hypnotiseurseux-mêmes nous assurent le contraire; ils sem-blentmême tirer vanité de l'ascendant prolongéqu'ils gardent sur leurs sujets. N'est-cepas déjà

une bien grave infirmité que la susceptibilitécontractée par des expériences répétées de de-venir hypnotisable et suggestifà merci? Il enest qui cessent, nous dit-on, de s'appartenir àeux-mêmes sur un seul signe, et même sansnul signe, sans la moindre passe, sans un seul

mot, sur une simple pensée, non manifestée audehors, selon le bon plaisir de celui auquel ilsont, pour ainsi dire, livré leur corps et leurâme. Cet empire absolu se prolongerait mêmebien au delà des expériences du laboratoire; il

y aurait ce qu'on appelle les suggestions à dis-tance de temps et de lieu, sans nulle limite dé-terminée et à l'insu du sujet lui-même.Pendantdes semaines, pendant des mois, il subirait cetétat anormalet immoral de soumission absolueà la volonté d'un autre, même pour des actesqui lui répugneraient le plus dans l'état ordi-naire, et qui le mèneraient en cour d'assises.

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Combien donc est dangereux et inquiétantl'abus de l'hypnotisme pour les individus etpour la société elle-même! Un pareil abus de-vrait être réprimé, condamné en vertu de cettemême loi qui défend d'aliéner sa liberté auprofit de qui que ce soit et qui casse tousles contrats de ce genre. Au sein du plus duresclavage, l'esclave conservait, à tout le moins,dans son for intérieur sa conscience et saliberté qu'aucun maître ne pouvait lui ravir.Il n'en est pas de même avec l'hypnotisme; àcelui qui s'est livré à l'expérimentateur il nereste rien, pas même son for intérieur. Quoide plus odieux que cette manipulation en quel-

que sorte de la personnalité humaine à laquelleles hypnotiseurs se livrent de plus en plus etsans aucun scrupule! Jamais peut-être l'expe-fMMeM<!MM in oMMMt vili n'a été pratiqué pluslargementet avec autant de cynisme.

Il est bon d'avoir le témoignage des hypno-tiseurs eux-mêmes, sur les dangers moraux del'hypnotisme,pour ne pas parler des dangersphysiques, et non p&~ seulement celui de mo-

ralistes qu'on pourrait soupçonner de s'alarmer.

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à tort et à l'excès. Or l'hypnolique,nous dit ledocteur Binet, peut devenir un instrument decrime d'une effrayante précision, et d'autantplus terrible qu'immédiatement après l'accom-plissement de l'acte, tout peut être oublié, l'im-pulsion, le sommeit et celui qui l'a provoqué'.M. Liégeois et toute t'éeo!e de Nancy soutien-nent que dans l'hypnotisme la suggestion esttoute-puissante, que l'automatisme est absolu 2.Si l'hypnotisme peut être funeste à la société,il n'est pas moins funeste à celui qui s'y soumetet que des expériences trop répétées exposentà la folie. M. Pierre Janet a protesté égale-ment contre l'abus de ces expériences

L'autorité publique s'en est émue dans des

pays étrangers. En Autriche, en Italie, il y ades défensesde faire des expériences publiques.J'emprunte au savant ouvrage de l'abbé Méricintitulé le Merveilleux et la Science l'extraitsuivant de l'avis du conseil supérieurde Rome

i. Binet et Feré, ~f~i~/Mme animal.2. De la M~M<Mtt et du MNMMMi&M<M<Medans leurs rap-

ports avec la yM)'Mp)'«<<eHce et la M~fee<Kelégale.3. De la suggestion <tatM <*A~<to<MtMe(Revue politique et

littéraire du 9 août 18M).

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« Considéraitqu'au point de vue de la protec-tion nécessaire de la liberté individuelle, on nepeut permettre des pratiques qui produisentdes faits psychiques morbides,commede rendre

un homme esclave de la volonté d'un autre,

sans qu'il ait conscience des dangers auxquelsil est exposé, les spectacles d'hypnotisme doi-

vent être interdits. » Espérons qu'il en serabientôt de même chez nous au nom de la li-berté individuelle.

La loi et les magistratspeuvent-ilsresterpluslongtempsindifférents et impassibles?Nul pou-voirn'interviendra-t-ilen faveur de ces pauvresêtres, femmes surtout et jeunes filles, sur les-quelles tous les jours dans les laboratoires etles amphithéâtres se répètent ces expériencesdésolantes pour la personnalité humaine. Ce

sont comme des vivisections morales sur lesâmes, qui devraient inspirer plus d'horreur queles vivisections sanglantessur le corps des ani-

maux. Législateurs et magistrats, les hypno-tiseurs se vantent bien haut d'exercer un pou-voir absolu sur le corps, sur les pensées, lesvolontés,les actions de ces sujets qu'ils pétris-

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sent à leur guise;vous savez qu'ils sont dressés,préparés, au risque de leur raison et même deleur vie, par des industriels plus odieux quetous les marchands d'esclaves du centre del'Afrique, et vous les laissez se livrer librementà ces pratiques inhumaines! Ils prétendentqu'ilspeuvent à leur gré suggérer à leurs patients,

non pas seulement tel ou tel acte insignifiant,mais l'acte le plus immoral, mais un crime,qu'ils peuvent en faire à leur gré des faus-saires, des voleurs et même des assassins,contrairement à leurs vrais sentiments, àleur propre conscience, à leur honnêteté, lors-qu'ils étaient hors de leurs mains; vous le

savez, et vous n'intervenezpas 1

Ne dirait-on pas d'ailleurs que dans ce temps-ci il y a une sorte de conjuration universelle

pour dégrader, pour anéantir notre personna-lité ?Psychologuesde certaines écoles, détermi-nistes, positivistes, physiologistes, médecins,romanciers, c'est à qui, par une sorte d'ému-.lation véritablement homicide, s'efforcera deravaler l'homme au niveau de la brute. Aupremier rang de cette ligue impie sont les hyp-

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notiseurs. Comment considérer leurs pratiquesde sang-froid? Encore une fois il ne s'agit pasici seulement de débats purement spéculatifset scientifiques, mais de la justice humaine,des tribunaux, des lois, de l'ordre social. Quela mode des pratiques hypnotiques vienne às'étendre, en même temps que la foi à leur puis-

sance merveilleuse, il n'y aura plus qu'à sup-primer le code pénal tout entier!

De quelle peine en effet peut-on frapper cecriminel inconscient, simple machine auxmains d'un autre, qui aura tué et volé, en étatd'hypnotisme, ou bien ce témoin qui aura fait

une fausse déposition sous l'empire d'une sug-gestion irrésistible? Qu'opposera le ministèrepublic aux avocats qui invoqueront le témoi-

gnage de MM Charcot, Liégeois et de leursélèves? Toutefois si l'auteur du crime est irres-ponsable, il y a derrière lui un coupable à frap-

per, à savoir l'auteur même de la suggestion.L'ivrognerie, nous l'avons dit, ne supprime

pas la responsabilité, elle ne fait que la dépla-

cer et la reporter en arrière sur le fait lui-mêmede s'être enivré. Il y a donc toujours là un cou-

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pable, mais il n'y en a qu'un seul. Dans l'hyp-notisme il y en a deux celui qui par l'appâtd'un gain, ou même par simple curiosité, oupar un motifquelconque, s'est laissé soumettreà cette épreuve dangereuse pour sa santé et saconscience, et celui, bien autrement coupable,qui, par ses pratiques et ses suggestions, estl'instigateur de l'action immorale et criminelle.Je le tiendrais encore pour coupable à un cer-tain degré, quand même il n'aurait pas laisséles choses aller jusqu'au bout, et que, retenupar un scrupule, il aurait arrêté les effets de

sa suggestion criminelle avant que l'acte futaccompli.

A défaut des magistrats et des lois, tous lesmoralistes, tous ceux qui ont quelque autorité

sur les consciences doivent être d'accord pourdéfendre d'hypnotiser et de se laisser hypnoti-

ser, plus encore que de s'enivrer, et de perdrela raison par le vin ou l'opium. Sosie dansl'MtpAt~'yoH se débat et brave les coups deMercure pour ne pas se laisser dérober sonmoi; l'hypnotisé le livre et l'abandonne sansnulle résistance.

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Quoi de plus contraire à cette belle et grandemaxime de Kant, de ne jamais faire de l'huma-nité un moyen, mais toujours une fin en soi.Qu'aurait-il pensé de tous ces hypnotiseursqui se jouent de la personne humaine?

En résumé,les consciences corrompues, faus-ses et relâchées sont de tous les temps, commeles faiblesses et les passions humaines, maiselles revêtent des tours particuliers plus oumoins subtils, elles se déguisent avec des raf-finements plus ou moins casuistiques, suivantl'état social et la culture des esprits. J'ai plusparticulièrementvisé dans cette étude les alté-rations qui sont de notre époque, qui ont leursracines dans nos mœurs actuelles, privées oupubliques. Remarquons ici combien la civilisa-tion sans la morale est ingénieuse à fournirdes prétextes pour justifier par devers nous lemal que nous sommes tenté de faire. Elles sontde plus en plus insidieuses lesmauvaises pen-sées qu'elle suggère à tous dans toutes lesconditions sociales, depuis le pauvre jusqu'auriche, depuis l'électeur jusqu'au député, jus-qu'au ministre.

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Un moraliste ne fait pas œuvre inutile enappelant l'attention de ceux chez lesquels le

sens moral n'est pas encore faussé, sur tant depièges du dehors et tant de pièges du dedansoù les consciences peuvent se laisser prendre.Que les jeunes gens, surtout à leurs débutsdans les affaires et dans la politique, au contactdes vieux corrompus du siècle, veillent à garderle sentiment du bien et du mal dans sa droiturenaturelle, avec toute la pureté de ses premiers

mouvements et de ses premières impressions!Ce n'est peut-être pas le meilleur moyen de

s'enrichir et de faire son chemin dans le monde,mais c'est le seul pour rester honnête. Qu'ils

sont beaux, et qu'ils sont ici à leur place cesconseils d'Énée à son nls

« Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem,Fortunam ex aliis »

i. Liv. XH, vers 434.

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DEUXIÈME ETUDE

PETITS PLAISIRSET PETITS DÉPLAISIRS

1

KtM;S SEKTOSS TOUJOURS

Les infinimentpetits de l'Ame humaine. De leur impor-tance. Mode innnitésimald'exercicede chaque faculté.

Petits plaisirs, petites perceptions, petites détermina-tions. Nous sentons toujours, comme toujours nouspensons. Petits plaisirs ou petits déplaisirs continusengendréspar l'union de l'Ame et du corps. Intimité,unité de la vie et de l'Ame pensante.-Touteproportiongardée, nous sommes plus sensiblesà la peine qu'au plai-sir. Le plaisir de la vie et de la santé est la résul-tante d'une multitude de petits plaisirs. Petits plai-sirs engendrés par les sens extérieurs. Union de l'élé-ment affectif à tout élément représentatif. Nous nopouvons faire un pas ni ouvrir les yeuxsans que quelquechose nous aOecte. Petits plaisirs d'ordre intellectuel.

De la sensibilitédans le sommeil.

Il y a des infiniment petits dans le mondemoral comme dans le monde physique. Leur

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rôle même n'y est pas moins considérable.Nous avons en nous des degrés divers à l'infinid'activité et de développement, depuis le plushumble jusqu'au plus élevé, depuis la plussourde et la plus obscure conscience jusqu'àcette même conscience dans toute sa plénitude

et sa clarté. Il y a de petites déterminations,de petites perceptions,de petites sensations dansles régions inférieures de la volonté, de l'in-telligence et de la sensibilité. Chaque faculté,

par intermittence ou à ses débuts, a ses infi-nimentpetits que le moraliste, pas plus que lepsychologue, ne doit négliger dans l'étude de

l'âme humaine. Pris à part et isolément, cesinfinimentpetits peuvent sembler n'avoirqu'uneinfluence à peu près nulle, et sont comme in-sensibles mais, de même que les petits mou-vements dans la nature, ils produisent deseffets notables par leur nombre et leur accu-mulation. Là est le secret, la racine cachée debien des phénomènes saillants de notre vieintellectuelle et morale. De toutes ces couchesinférieures de nos facultés, je n'en veux explorerici qu'une seule, celle de la sensibilité, en vue

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surtout d'y faire voir un élément, qui n'est passans importance, de l'évaluation comparée desbiens et des maux de cette vie.

La sensibilité ne consiste pas tout entièredans les grands plaisirs et les grandes douleurs,dans ces sentiments, ces passions qui font enquelque sorte saillie à travers le cours de la viehumaine. En dessous de cette sensibilité domi-nante qui nous émeut plus ou moins vivement,

en bien ou en mal, mais qui ne se manifestequ'a certains intervalles, il y a une sensibilitéqui nous efueure à peine, pour ainsi dire, maisà laquelle cependant il faut faire une part con-sidérable à cause de sa continuité. Entre tousles autres grands phénomènes de la sensibilité,les petits plaisirs et les petits déplaisirs, qui lesaccompagnentet s'y mêlent, forment une chaînequi ne souffre point de lacune, tant que nousrespirons la lumière du jour.

Il est équitable de tenir compte des uns etd"s autres dans l'estimation, si souvent tentée,et d'ordinaire si partialementfaite, de la sommecomparée de nos biens et de nos misères. De

ces deux sommes, quelle est celle qui l'emporto

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sur l'autre? C'est une bien vieille question, mais

que nous voyons se renouveler plus vivementaujourd'hui que jamais, entre l'optimisme et lepessimisme.Je n'ai pas la prétention de résoudreni de discuter les problèmes de métaphysiquetouchant la nature du mal et la providence,mais, en me tenant à un point de vue purementexpérimental, je voudrais relever à leur justevaleur la foule trop méprisée des petits plaisirs,et faire intervenir dans la question cet élément,généralement beaucoup trop négligé par lesphilosophes comme par le vulgaire.

Pour mieux établir leur continuité à traverstous les moments de la vie, et bieu que notrebut soit plutôt moral que psychologique, nousnous appuierons d'abord sur l'analyse du faitde conscience, sur la simultanéitéet l'indivisi-bilité de toutes nos facultés.

Le moi étant un de l'unité la plus absolue,

comme l'attestent la conscienceet la mémoire,et étant essentiellement actif, il ne se peut qu'il

y ait succession et intermittencedans l'exerciceet l'apparition de ses facultés, ce qui ne veutpas dire qu'elles soient toujours les unes et

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les autres au même niveau et parattetes dansle degré de leur développement. L intettigence

et la volonténe s'évcittcnt pas seulement lorsquela réflexion est venue; dans le premier fait deconscience dcjà elles sont l'n germo. La \utont~

y apparait sous fonno d !mputs!ons, at t!ons ouréactions !nstinetiv<'s; t'inteUtgcncc, au nx~ne

temps, s'annonce et s'éveittc par quctqucs p~tites perceptions obscures, dont la première estsans doute cette de la résistance des organes.

La sensibilité ne s'en sépare pas; on pourraitmême croire qu'ette les précède, parce que sesmanifestations sont plus nombreuses, et re!ati.vement plus vives, des les premiers temps dela vie. liais elle ne s'exerce jamais seule, pasplus à l'origine que dans le cours entier de

notre existence. Il n'y a pas un seul phéno-mène anectif qui ne soit lié à quelque percep-tion dans tout fait de conscience se trouvent,

avec un plaisir ou une douleur, une perceptionet une détermination. Cela ne veut pas dire

que, sans nulle discontinuité, nous ayons eutoujours présentes à la conscience des pensées,des sensations, des déterminations claires, dis-

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tinctes, notables mais toujours il y en a eu defaibles et d'obscures, sous un mode en quelque

sorte innnitésimal, l'unique au début de la vie,mais qui se continue à travers ou sous tous lesdéveloppements ultérieurs et qui les relie les

uns aux autres.Ainsi toujours notre intelligence est en exer-

cice,mais nonpas toujoursassurémentattentiveet rénéehie; aux pensées ou perceptions sail-lantes s'entremêlentune foule de petites pen-sées qui s'écoulent obscures, mais dont il n'est

pas impossible cependant de saisir quelquetrace. Ceci semble tout à fait en désaccord avecce propos vulgaire Je ne pense à rien; maisil ne faut pas l'entendre à la rigueur. Penser àrien, si l'on veut bien s'observersoi-même,c'est

encore penser à quelque chose, mais de peud'importance;c'est n'avoir qu'une pensée plus

ou moins obscure et confuse. « A quoi pensez-vous ? » demande un des personnages d'unepièce d'Alphonse Daudet à Numa Roumestan,qui, après avoir beaucoup péroré du haut d'unbalcon, devant dés compatriotes charmés dé safaconde, s'est assis fatigué au coin-du feu et

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demeure silencieux contre sa coutume. Je nepense à rien, répond cet expan~if et verbeuxpoliticien du Midi; quand je ne parle pas, jene pense pas. » Il se trompe assurément il

a beau se taire et ne plus s'enivrer de sa pa-role, la pensée avec la parole intérieure n'ont

pas arrêté leur cours dans son esprit. Lesimages et les tableaux s'y succèdent, mais,dans ce moment, aucun n'a assez de relief

pour fixer son attention.De même la volontéest constamment en acte,

non pas que nous voulions toujours, avec uncertain degré de force ou d'énergie ni avecpleine conscience et de propos délibéré; mais

une série de petites impulsions ou détermina-tions se succèdent en notre esprit jointes à unecertaine idée confuse de quelque chose de vouluà quoi on tend, en même temps qu'elles sontaccompagnéesd'une sensation, nonmoins faibleet confuse, mais non moins réelle, de plaisir etde douleur. Il est tout aussi inexact de direje ne sens rien, que de dire je ne veux rien,ou je ne pense rien. Je ne sens rien signifieseulement qu'en ce moment je n'éprouve au-

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cune sensation distincte de plaisir ou de dou-leur, mais non que ma sensibilité soit abolie.

Nous pouvons aussi d'ailleurs nous en réfé-

rer au principe même de la théorie du plaisir etde la douleur qui est généralementadmis, de-puis Aristote, par les psychologues. L'activité

essence de lame étant la source unique de toutplaisir et de toute douleur, pas un mode de

notre activité auquel ne doive s'attacher, selonqu'il est libre ou empêché, quelque sensationpénible ou agréable. Omniprésencede la penséeet omniprésence de la sensibilité, suivant uneexpression'de Lotze, sont deux chosesqui s'im-pliquent l'une l'autre.

Nos facultés n'ont d'existence à part que dans

nos classifications et non dans la conscienceelle-même. Quelle que soit la diversité de leurmode d'action et de leur intensité, l'une ne vapas sans l'autre. Quand il serait démontré qu'il

y a dans le cerveau des compartiments dis-tincts, des organes particuliers pour chacuned'elles, il ne suivrait pas qu'il y ait quelquechose de pareil dans l'âme une et indivisible.Nos facultés ne sont pas comme des person-

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nages de théâtre qui paraissent ou disparais-sent sur la scène de la conscience,qui rentrent,pour ainsi dire, dans la coulisse, pour de nou-veau en sortir ensuite; toujours elles sont enscène. La comparaison avec un faisceau, quel-

que fort, quelque étroit qu'on suppose le lienqui en unit toutes les parties, est inexacte,elles ne sont pas juxtaposées dans une unitécollective quelconque, mais ettes se pénètrentmutuellement dans une unité essentielte querien ne peut rompre.

Après avoir montré le lien qui les unit auxpetites perceptions et aux petites impulsions,

nous allons étudierparticulièrementet en eux-mêmes les petits plaisirs et les petits déplaisirs.Faisons d'abord une distinction entre les petitsdéplaisirs et ce qu'on appelle ordinairementles petites misères de la vie. Plus d'un mora-liste humoristique s'est raillé avec esprit etsans pitié de ces petites misères qui souvent,quoique petites, sont de trë& grands déplaisirs.Plusieurs même les sentent si vivement qu'ils

en sont malheureux, comme si elles étaientgrandes en réalité. Cependant nous ne les plai-

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gnons pas, et leur chagrin même nous paraitcomique, à cause du contraste, de la dispro-portion entre la futilité de la cause et la viva-cité de la contrariétééprouvée. Comment s'api-toyer sur le sort de celui qui maudit l'existence

pour le plus légercontretemps, pour le moindredérangement dans ses habitudes ou ses ma-nies ? Dans les petits déplaisirs dont nous par-lons cette disproportion n'existe pas; l'imagi-nation n'intervient pas pour de petits les faire

gros, sinon il faudrait leur donner place ail-leurs que dans la région des petits déplaisirs, etles élever au-dessus de ce degré intime de lasensibilité que nous ne voulons pas dépasser.

Les petits plaisirs et les petits déplaisirs s'en-tremêlent d'ordinaire; ils ne vont guère les

uns sans les autres; ils s'engendrent en quelque

sorte réciproquement;un petitplaisir qui cesse,cause un petit déplaisir, de même un petitplaisir succède à un petit déplaisir. A quiappartient la prépondérance ? C'est un compte

que nous tacherons de faire plus tard, aumoins d'une manière approximative. J'avertisd'abord que, dans le cours de cette analyse,

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j'insisterai plus sur les plaisirs que sur lesdéplaisirs; nous sommes en effet naturelle-ment plus portés à ne pas laisser passer ina-

perçus et même à exagérer les plus petits dé-plaisirs.

Eues sont innombrables ces légères impres-sions de plaisir ou de douleur qui prennent àchaque instant naissance dans toutes lesparties,dans toutes les fibres, pour ainsi dire, de notreêtre physique, intellectuel et moral, et qui nedisparaissent que pour faire place a d'autres.Petites aises ou petits malaises, empêchementset contrariétésou petites délivrances, il ne nousest pas donné un seul instant d'exister horsde cette alternative. L'état d'Indifférence abso-lue, le zéro de sensibilité ne se rencontre quechez les rochers et non dans aucun être vi-vant. Chez l'homme surtout par combiend'en-droits la sensibilité n'a-t-ellc pas un accès tou-jours ouvert? Elle pénètre par tous ses pores,elle imprègne son être tout entier.

Pour commencer par le corps, même dansl'état normal, et non pas seulement dans unétat maladif, une sensibilité plus ou moins

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sourde se mêle h toutes les fonctions de lavie organique. L'âme douée, selon nous, de lapuissance qui organise, anime et vivifie le

corps, n'est étrangère et insensible à rien de cequi s'y passe. Elle a une conscience confuse de

son action permanente sur les organes et dutravail interne de la vie, en même temps qu'elle

a de petites perceptions de tout ce qui se passedans les organes, dont le jeu s'accompagnede sensations vitales, agréables ou désagréa-bles, quelque infimes qu'elles soient, suivant

que tout va bien, ou suivant qu'il survient le

plus léger trouble ou dérangement.Grande a été l'erreur de ces philosophes,

trop spiritualistes,qui avaient fait de l'âme pen-sante et de la vie deux principes différents,étrangers l'un à l'autre. La foule de ces petitesperceptions, de ces petites sensations organi-

ques ne révele-t-elle pas incessamment, nonseulement leur étroite union, leur intimité,

tmais leur unité à toute conscience attentive à

ce qui se passe au dedans d'elle-même?Peut-être nous concédera-t-onplus volontiers

le fait de ces petites douleurs attachées à tout

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trouble organique, même le plus léger. quela réalité d'une séné de petits plaisirs inhérents

au jeu régulier de l'organisme. Il arrive en effetqu'à dose pour ainsi dire égale, la plus petitedouleur passe généralement un peu moinsinaperçue que le plus petit plaisir. Aristote,Descartes et d'autres moralistes ont fait la re-marque que, toute proportion gardée, les im-pressions de la douleur étaient plus durables

que celles du plaisir. Il importait d'ailleurs.dans l'intérêt même de notre conservation, quenous fussions plus attentifs même à la moindredes douleurs. Il n'y a pas de péril pour nous àgoùter trop faiblementun petit plaisir,ou mêmeà n'y prendre nulle garde; mais il peut y enavoir à négliger l'avis du trouble organique

que nous donne le plus léger des malaises. Cemalaise en effet peut être l'avant-coureur dequelque mal plus grave, si nous n'y prêtons

aucune attention.A l'égard des gens du monde, qui sont plus

ou moins délicats et soigneux de leur per-sonne, la recommandation d'y prendre gardeest en général assez inutile. De leur part, il y

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aurait plutôt excès de sollicitude qu'inadver-tance ou insouciance. Que de petites douleurs,de petits maux grossis outre mesure; que depetits riens pris pour de fâcheux symptômes;que de vaines alarmes et de soins ridicules;

que de malades par imagination ou par anti-cipation, qui sont des gens bien portants!

Si l'habitude efface davantage les petits plai-sirs, elle ne les annihilepas. Il est des fonctionsorganiques, comme la respiration, la digestion,la circulation du sang, les battements du cœur,où il est plus facile de les saisir; il en est d'au-tres, plus enfoncées dans l'organisme,où cetteobservation est plus difficile dans les circon-stances ordinaires. Toutefois, si le plaisir quenous croyons être inhérent à leur jeu régulier,

ne se laisse pas d'ordinaire apercevoir directe-

ment, il se décèle, par opposition pour ainsidire, dans la gêne que nous sentons au moindrede leurs empêchements, gêne 'à laquelle suc-cède le plaisir de la délivrance, la jouissance

à nouveau de l'aise confusément sentie anté-rieurement, et dont nous nous apercevons seu-lement à la transition du plaisir à la peine ou

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de la peine au plaisir. Nous ne sommes guèresensibles au plaisir de respirer quand la respi-ration est entièrement libre; mais nous le sen-tons, par opposition, quand elle ne l'est plus.quand du grand air nous passons à quelqueendroit enfermé, ou que nos poumons sontplus ou moins engorges. Qui jouit d'un bon

estomac n'est guère sensible au plaisir habi-tuel d'une bonne digestion; il n'en est pas de

même de celui qui ne l'a pas toujours facile.D'ailleurs, si chacune de ces petites sensa-

tions vitales prise à part est plus ou moinsimperceptible, elles produisent, reunies et parleur action commune, une impression générale,

une résultante notable qui est le sentiment, leplaisir de la vie et de la santé. Qu'il est grand

c<) plaisirde vivre, ce doux sentiment de l'exis-

tence, qui n'est pas un sentiment simple, maistrès complexe, composé de la multitude de cespetits plaisirs qui naissent de l'union de l'âme

et du corps. C'est la sensation générale quicomprend toutes nos petites sensations vitales.Le plaisir de l'existence doit surtout s'appré-cier et se mesurer par l'horreur que nous

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avons du non-être. Pour le plus malheureuxdes hommes, comme dit saint Augustin, t'êtrevaut mieux que je non-être.

A ce plaisir de la simple existence se sur-ajoute le plaisir de l'existence dans des condi-tions normales,c'est-à-dire le plaisir de ta santé,plaisir non moins générât, plaisir diffus danstout notre être, et auquel concourent l'harmo-nie, le bon état, le jeu régulier de l'organisme

tout entier. La santé, dit Mme de Grignan, estle plaisir des plaisirs. Ajoutons que, comme leplaisir de l'existence,elle est en quelque sortele résumé d'une multitude de petits plaisirs

« 0 bienheureuse santé, s'écrie Sterne, tu

es au-dessus de l'or et de toutes les richesses.C'est toi qui dilates l'âme et disposes toutes sesfacultés à recevoir l'instruction et à goûter lavertu! Celui qui la possède a peu de désirs il

former, et le malheureuxauquel elle manque,manque de tout dans le monde. » Quel mora-liste d'ailleurs n'a pas mis parmi les plusgrands des biens ce plaisirde la santé, quoiquesi peu apprécié par la plupart des hommes qui

en jouissent?Selon Kant, il est vrai, ce senti-

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ment ne serait qu'un bien-être négatif. Bien-être négatif, voUa deux mots qui semblent nepouvoir s'allier ensemble; bien-être ou êtrebien, tien, à ce qu it semble. qui soit plus po-sitif. Quel cas ne fait-on pas de ce plaisir, plus

ou moins méconnu et peu apprécie de la santé,lorsqu'on a eu le malheur de le perdre!

Dans ce fonds obscur et v.)gue de bien-êtreet de mal-être, que nous portons chacun audedans de nous, prennent naissance, à notreinsu, ces dispositions ou ces humeurs, bonnes

ou mauvaises, gaies ou tristes, dont nous nesaurions donner la raison, et qui inlluent si fort

sur notre tempérament et notre caractère. SelonMaine de Biran, Il le charme, l'attrait, le dégoût

ou l'ennui attacbés aux divers instants de notrevie dépendent presque toujours de ces dispo-sitions si profondément ignorées de notre sen-sibilité ».

Si du monde intérieur de notre organisme

nous viennent incessamment tant de petits plai-sirs, en compagnie de douleurs du même ordre,d'autres non moins nombreux nous arrivent dumonde extérieur parla voie de tous nos sens.

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Rien de ce que nous percevons au dehors nenous est absolument indifférent. Pour parler

comme les psychologues, dans toute sensationil y a deux éléments l'un représentatif, qui estla connaissancemême de l'objet; l'autre affectif,qui est la peine ou le plaisir qu'il nous faitéprouver. Si ces deux éléments coexistent entoute sensation, ils n'y sont pas toujours enmême proportion l'un avec l'autre tantôt c'estl'élémentaffectif qui domine, au point d'effacerplus ou moins l'élément représentatif; tantôtc'est le contrairequi a lieu.

Dans les sensations du goût et de l'odorat,la prépondérance ordinairement appartient àl'élément affectif. Nulle sensation du goût etde l'odorat qui ne soit sensiblement plus oumoins agréable ou désagréable. Les plaisirs dela table s'y rattachent, plaisirs à la portée de

tous, et non pas seulement des Lucullus oudes savants disciples de Brillat-Savarin. Dansle repas le plus frugal il y a un plaisir, quandla faim l'assaisonne; plaisir qui se renouvelle

tous les jours et, chaque jour, plusieurs fois.Ces petites jouissances journalières de la table,

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surtout en famille et en société, méritent biend'être comptées.

La part de l'élément affectif, quoique géné-ralement moindre, se retrouve dans toutes nosautres sensations, bien que le plus souvent enune proportionpresque imperceptible.

La main n'est entièrement insensible à riende ce qu'elle touche, a aucun contact. Touteforme tangible, quelle qu'elle soit, régulière ouirrégulière, une surface polie ou raboteuse,tout solide ou liquide, tout degré de tempéra-ture, même moyen, sans nul excès de troid oude chaud, se fait quelque peu sentir en mêmetemps que percevoir.

J'en dis autant de l'oreille. Nul son ne nousarrive, quelle qu'en soit la cause, et indépen-damment de toute idée associée, sans nousaffecter agréablement ou désagréablement, de-puis le son si doux d'une voix aimée, depuis laplus belle des harmonies,jusqu'aux sons aiguset discordants ou même les bruits les plusaccoutumés et les plus insignifiants. n en estqui charment, d'autres, comme on dit, qui dé-chirent l'oreille; mais entre ces deux degrés

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extrêmes,sur lesquels nous n'avons pas besoind'appelerl'attention, il y a des gradations infi-nies de petits plaisirs ou petits déplaisirs atta-chés à tout degré et toute espèce de son, qu'ilvienne de l'homme, des animaux ou de la na-ture.

Soumettons à la même épreuve les sensationsde la vue, même lesplus habituelles et les moinsnotables. Jamais notre œil n'est sec, pas plus

que notre main et notre oreille ne sont insen-sibles. Mettons de côté les grands spectacles dela nature, la beauté, la grâce d'objets vivants

ou inanimés; écartons tous ceux qui blessentvivement les yeux, comme ceux qui les char-ment tenons-nous-en aux objets les plus fami-liers, aux formes les plus vulgaires, aux cou-leurs les plus ternes il n'est pas impossibledeconstater que néanmoins elles nous déplaisent

ou nous agréent, si peu que ce soit, et mêmeà ce degré infiniment petit. au delà duquel plusrien absolument n'est senti.

Je n'ai pas la sensibilité et l'imagination del'auteur du Voyage autour de N:a chambre, oude l'auteur du Voyage sentimental; je ne suis

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pas ému au même degré par les plus petiteschoses, par les moindres rencontres; néan-moins, que je sois chez moi, dans ma chambre,dans la rue, sur une route ou dans les champs,voir et sentir sont pour moi deux choses insé-parables. Tous ces passants que je coudoie etqui me sont inconnus, ont des figures, des

démarches, des tournures, des costumes, destimbresde voix qui me plaisent ou iue déplai-

sent tel visage m'est plus ou moins sympa-thique, tel autre plus ou moins antipathique.Je souris à ce bel enfant joyeux, dont la figureest fraîche et rose, j'aime à voir ce beau chevalqui passe, ce grand lévrier qui bondit; mais jedétourne les yeux d'une figure disgracieuse,d'un animal laid et souffreteux.Je marche avecquelque plaisir sur ce trottoir large, propre etsec; mais voici de la boue qui salit mes bottesvernies, et aussitôt le petit plaisir que j'avais sechange en un petit déplaisir. Il est des chosesqu'il vaut mieux ne pas voir, d'autres qu'ilvaut mieux voir, mais il n'en est point qui nerentrent dans l'une ou l'autre catégorie et qui

nous laissent absolument induférents.

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D'ailleurs la lumière au sein de laquelle

nous apparaissent toutes choses, n'est-elle pas,à elle seule et par elle-même, un sujet perma-nent d'impressions agréables ou désagréables,selon ses divers degrésou ses diversesnuances?Le jour nous plaît, le soleil réjouit nos yeux

quand il brille de tout son éclat; l'ombre etl'obscurité nous attristent. Entre l'état du ciel

et celui de notre âme, entre les vicissitudes del'atmosphèreet la nature de nos humeurs il y aune correspondance que tous ont remarquée,le vulgaire, comme les poètes qui ont chantél'homme et la nature. Ces nuages qui passentsur le ciel, il semble qu'ils passent aussi surnotre âme. « L'airmême et la sérénité du ciel,

commea dit Montaigne,nous apportentquelquemutation. » Nousn'irons pas cependant jusqu'àajouter avec lui « Si la clarté d'un beau jourme rit, me voilà honnête homme. »

Nul plus que Montesquieu ne semble avoirgoûté ce grand bien de la lumière. « Jem'éveille, dit-il, le matin avec une joie secrètede voir la lumière; je la vois avec une sorte deravissement, et tout le reste du jour je suis

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content. La perte de la lumière, voilà pourles anciens le plus grand mal de la mort.Qu'ils sont touchants ces adieux à la purelumière du jour que mettent les poètes dansla bouche de ceux qui vont mourir Ils sem-blent ne faire qu'une seule et même chose de lavie et de la lumière; les morts sont ceux qui

ne voient plus la lumière, /«ce <'<M'<*H~s.

H y a aussi un plaisir à se mouvoir,à l'exer-cice de nos muscles, comme il y en a un at-taché à l'exercice de tous nos sens, plaisirmanifeste surtout dans l'enfant qui se meutpour se mouvoir, mais qui existe aussi dansl'homme fait. C'est un plaisir d'aller à la pro-menade, de marcher, de courir, de se livrer àdivers exercices du corps.

Après ce plaisir de l'activité motrice, ou dumouvement, en vient un autre qui lui succède,d'autant plus doux qu'il a été plus gagné, àsavoir le plaisir du repos, du lit et du sommeil,du sommeil qui est presque la moitié de la vie,et où nous puisons des forces pour goûter à

nouveau le lendemain les plaisirs de l'activité.L'insomnie est une peine des esprits troublés

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ou des malades, mais elle est l'exception, tandis

que le sommeil est le lot de tous, jeunes etvieux, riches et pauvres, du savetier mêmeplutôt que du financier. Le sommeil bienfai-

sant, le doux sommeil a inspiré les poètes, quil'ont chanté comme ils ont chanté la lumièredu jour.

Voilà une incon, plète esquisse des petitsplaisirs habituels et, par contre-coup, des dé-plaisirs, qui nous viennent de l'organisme, del'exercice des sens et du monde extérieur.

Voyons maintenant ceux qui naissent dudedans et de l'esprit lui-même. Il n'y a pas deperception sans quelque élément effectif; demême en est-il de toutes nos idées, de toutesles opérations intellectuelles sans exception,de la mémoire, de l'imagination,de la réSexion,du raisonnement. Nulle pensée, quelle qu'ellesoit, ne nous vient à l'esprit qui n'apporte avecelle une part, plus ou moins grande ou petite,de plaisir ou de déplaisir. L'association desidées, si souvent de nos jours analysée, et quijoue un si grand rôle dans la psychologiecon-temporaine, est une expression qui, prise à la

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lettre, n'exprime qu'inexactement la suite inin-

terrompue des phénomènes de l'esprit. Sansdoute dans cette suite apparaissent au premier

rang les idées distinctes; ce sont elles, en yjoignant les affections vives, qui sont les an-neaux les plus saillants de la chaîne, mais cesanneaux se relient les uns aux autres par unefoule d'idées latentes, qui elles-mêmes sontentremêlées par une innnité de modes obscursde la sensibilité.

Parmi ces pensées qui se succèdent sanscesse dans notre esprit, il en est qui sont tristes,noires, mélancoliques, douloureuses ou mêmedéchirantes;d'autres qui ne sont pas sans dou"

ceur, qui nous plaisent, qui nous charment, qui

nous donnent de la galté et de la joie; chacun lesait sans être psychologue. Ce qui est moinsévident pour tous, et sur quoi j'appelle l'atten-tion, c'est que toutes les idées, sans exception,

et non pas seulement quelques idées en quelquesorteprivilégiées, et hors ligne, sont affectives

à un certain degré, qui peut descendre bienbas,*sans doute, mais jamais jusqu'à zéro.

Rappelons d'abord que chaque idée, par cela

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seul qu'elle est un mode de l'activité de l'esprit,

source unique de la sensibilité tout entière,doit avoir, pour ainsi dire, une certaine faceaffective. Au fait lui-même de penser,de penserquoi que ce soit, est attaché quelque plaisir. Si

ce plaisir nous échappe, c'est à cause de l'im-

pressionplus forte, agréable ou désagréable, del'objet que l'on conçoit ou dont on se souvient.

Si, par exemple, nous ne remarquons pas leplaisir inhérent au seul fait de se souvenir,

nous le sentons bien par le contraste, c'est-à-dire par la peine éprouvée à ne pas se souvenirquand nous le voudrions, ou à se souvenir avecdifficulté. Je souffre plus ou moins d'un sou-venir, même sans importance,quine me revient

pas à point, d'un fait, d'un lieu, qui échappentàma mémoire, ou qui'n'y reviennentqu'incom-plets par contre, je suis aise quand je les re-trouve, d'autant quepour le retrouver il m'aurafallu plus de temps et d'effort. Tout manquede mémoire, quelque insignifiant qu'il soit,

nous fait éprouver le sentiment pénible d'unempêchement, d'une sorte d'arrêt de notreactivité intellectuelle.

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Nulle opération de l'esprit qui ne s'accom-

pagne de sensibilité, depuis les plus hauts jus-qu'aux plus bas degrés. Quels ravissementssont égaux à ceux de Pythagore, d'Archimëde,de Descartes, de Newton et de tous les hom-

mes de génie qui ont fait quelque grande

œuvre ou quelque grande découverte! Au-des-

sous, bien au-dessous de ces grandes et raresjoies de l'intelligence, il en est d'autres plusfréquentes, et d'ordre bien inférieur. Chacunsent quelque plaisir à découvrir le plus petitfait, à apprendre ce qui se passe, ce qui se ditici ou la, dans la ville, dans le quartier, dans levoisinage, ou bien à saisir le moindre rapport,une liaison quelconque, une ressemblance oudifférence entre les plus petites choses et lesplus à la portée de tout le monde. Joignons

encore les plaisirs de la conversation à tous cespetits plaisirs d'ordre intellectuel.

Si la sensibilité ne nous quitte pas un seulinstant pendant la veille, elle ne nous quitte

pas non plus pendant le sommeil, pas plus d'ail-leurs que la pensée elle-même. Quelque ima-ginairesque soient nos rêves et quelque légère

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ou futile qu'en soit la trame intellectuelle, ils'y mêle une autre trame semblable, non moinscontinue, de petits plaisirs ou de petites dou-leurs, selon les images, les scènes qu'ils nousreprésentent, suivant le rôle que nous croyonsjouer dans ces petits drames en mille actesdivers. On sait jusque quel degré nous trou-blent parfois leurs visions enchanteresses outerribles; mais, d'ordinaire, l'impressionqu'ils

nous laissent est confuse et s'enfuit au réveil.Toutefois, même quand nous n'en gardons au-cun souvenir distinct, il nous en reste uneimpression générale qui survit plus ou moins

au sommeil. Au moment de rentrer dans lavie active et réelle, nous nous levons avec unehumeur plus ou moins triste ou gaie, nousavons un entrain ou une mélancolie dont laraison nous échappe. Cherchez bien cependantet vous la trouverez dans ce rêve, d'abord ou-blié, qui tout à coup vous revient à la mé-moire.

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PRÉPONDÉRANCE DES PETITS PLAISIRS

Des petites humeurs bonnes ou mauvaises. Point d'in-sensibilitéabsolue, point de liberté d'indifférence. UnchapitredeMontaigne. tnOuence des pluspetitescausessurles actions humaines.- Somme comparée des petitsplaisirs et des petits déplaisirs. Ingratitude à régarddes plaisirs passés. Les douleurs plus sensibles,maismoins fréquentes. Le plaisir est la règle, la douleurl'exceptiondans les êtres vivants. Prépondérancedespetits plaisirs dans les vies humaines. Double et salu.taire influence de l'habitude sur la sensibilité. Petitsplaisirs de l'habitude. Douceur de l'habitude jusquedans la souffrance elle-même. Prépondérancedes petitsplaisirs assurée par l'habitude. L'habitude et l'amourde la vie. Deux conseils de sagesse pratique goûterdavantage les petits plaisirs; donner moins d'attentionaux petits déplaisirs.

De tout ce qui précède nous sommes endroit d'affirmer que la sensibilité ne souffre pasde lacune ou d'intermittence dans tout le coursde la vie. Nous ne résisterions pas à la conti-nuité des grandes douleurs qui bientôt auraientusé notre existence; nous ne résisterions pas

Il

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plus à celle de grands plaisirs qui ne l'use-raient pas moins vite; mais jamais nous nesommesexempts de ces petits plaisirs et de cespetitsdéplaisirs qui sont comme la trame mêmede la vie. Si peu qu'ils soient, comme nousl'avons dit, pris isolément, ils sont beaucoupà les prendre dans leur ensemble et leur suite;

on ne peut donc les retrancher du compte com-paré des maux et des biens de cette vie. Pouremprunter une comparaison à Leibniz, qui apénétré si avant dans la science des infinimentpetits de l'âme. ainsi que des infiniment petitsde la matière, il en est de leur impressiontotale

comme du grand bruit que j'entendssur le bordde la mer, bruit composé de celui, que je nediscerne pas, de chaque vague en particulier.Ainsi tous ces atomes pour ainsi dire de sen-sibilité engendrentpar leur masse un état gé-néral de bien-être ou de mal-être,changent nosdispositions et nos humeurs et entrent pourquelque chose dans ces déterminations dont lesmotifs nous échappent. A défaut de tout autremotif, ils sont un motif. Aussi, même a nousplacer exclusivement a ce point de vue de la

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sensibilité, nous devons tenir comme une chi-mère la liberté d'indifférence,tout autant quel'insensibilité absolue. Pour faire pencher labalance d'un coté ou d'un autre, souvent il suf-fira, à défaut de toute autre raison, du pluspetit des plaisirs ou des déplaisirs.. Ni l'&nc

célèbre de Buridan, ni jamais âne au monde,n'est mort de faim entre deux tas d'avoine par-faitement égaux, faute d'un motif ou d'uneimpulsion à commencer par l'un plutôt que parl'autre.

Montaigne, qui a si finement analysé unefoule de nos petits penchants, de nos petiteshumeurs, de nos petits motifs, a fait la meil-leure des critiques de la liberté d'indifférencedans le chapitre de ses Essais intitulé CoMMM

Mo<t'e esprit s'eM~c~ soMMctKe. « C'est, dit-il,

une plaisante imagination de concevoir unesprit balancé justement entre deux pareillesenvies car il est indubitable qu'il ne prendrajamais parti, d'autant que l'application et lechoix portent inégalité de prix. Pour pourvoirà cet inconvénient, les stoïciens, quand on leurdemande d'où vient dans notre âme l'élection

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de deux choses inditférentes, répondent que cemouvement de l'Ame est extraordinaireet déré-gle. Il se pourrait dire, ce me semble, plutôtqu'aucune chose ne se présente à nous où iln'y ait quelque différence,pour légère qu'ellesoit, et que, on à la vue ou à l'attouchement,il y a toujours quelque choix qui nous tente etattire, quoique ce soit imperceptiblement. »

Puisque aucune de nos facultés ne s'exerceisolément, il ne se peut, comme dit Montaigne,

que, dans les occasionset les démarches les plusinsignifiantes,jen'agissepas par quelqueraison,et aussi poussé par quelque attrait ou répul-sion.

Je reprends quelques-uns des exemplesdont

se servent ordinairement les partisans de laliberté d'indifférence. J'avais devant moi deuxpièces ou deux piles de monnaie identiques età même distance. D'où vient que, pour régler

un compte, j'ai pris celle-ci,plutôt que celle-là?Pourquoi,commençant à marcher, ai-je avancé

une jambe plutôt que l'autre? C'est sans nulmotif, disent les partisans de la liberté d'indif-férence, qui ont le tort de ne tenir aucun compte

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(te ces petits éléments de détermination quenous avons analysés. Cependantje n'ai pas agi

sans quelque motif, m~me dans cesactionsinsi-gailiantes. J'ai préféré prendre telle pièce, peut-être à cause de son aspect plus terne ou plususé, ou parce qu'elle était du côté de la maindont je me sers le plus habituellement; c'estaussi par habitude que je suis parti du piedgauche ou du pied droit; si j'ai passé dans la

rue d'un côté plutôt que d'un autre, c'est la

vue de quelque chose qui m'a plu ou déplu,c'est une simple bagatelle, un rien qui m'adéterminé;mais ce rien est quelque chose, c'est

un motif, si petit qu'il soit. Observez bien, tou-jours vous trouverez quelque petit poids,quelque chose de plus, comme dit Montaigne,qui a fait pencher la balance d'un côté plutôt

que d'un autre.Dans les affaires les plus importantes, si le

pour et le contre semblent peser également, cesera quelqu'un de ces petits motifs qui, venantà s'ajouter, mettra fin à l'indécision et nousdétermineraà prendre tel ou tel parti de grandeconséquence.

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Je ne crois pas que, dans l'ordre mstoriquc,les petites causes toutes soutes produisent degrands effets. Les événements considérablesdépendent, non d'un caprice individuel et dequelque petit incident, ou du moins n'en dépen-dent qu'en apparence, tandis qu'en réalité ilsdépendent de l'enchaînement de nombre de

causes diverses et de l'état généraldes esprits.H n'en est pas de même dans la vie des indi-vidus. Combien qui, à leur insu, et même dansde graves circonstances, se décident par cespetites impulsions, ces petites humeurs, ces pe-tits attraits ou ces petites répugnances? Quantà se décider sans aucune raison, grande oupetite, ce n'est au pouvoir de personne.Il sufSt

doncdes petitsplaisirs ou déplaisirs pourmettreà néant la doctrine de la liberté d'indifférence.

Quoique jusqu'à présent nous ayons placé

en première ligne les petits plaisirs, nous neméconnaissons nullement la part et le rôle despetits déplaisirs qui, ~lus fréquemment quenous ne voudrions, les accompagnent et s'ymêlent. 11 nous reste maintenant à établir unecomparaison entre les uns et les autres, à exa-

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miner s'ils se font équilibre et, si l'équilibren'existe pas, quel est le côté qui l'emporte,sinon dans tous les hommes, au moins dansla moyenne des conditions humaines. A euxseuls sans doute ils ne font pas le bonheur

ou le malheur de la vie, qui dépend plus encorede sentiments plus vifs et plus profonds, maisils y entrent pour quelque chose, et il est justed'en tenir compte.

Par ce côté de la sensibilité, quelque infé-rieur qu'il soit, nous touchons à la vieille etgrande question de l'optimisme et du pessi-misme. Que de nouveau il soit bien entenduqu'avec les petitsplaisirstoutseuls nous n'avonsnullement la prétention de la résoudre. Au-dessus d'eux il y a des joies et des douleursdominantes qui les rejettent dans l'ombre les

uns et les autres. Ces grands plaisirs et cesgrandes joies, ces grandesdouleurs et ces gran-des tristesses n'ont échappé à personne; tous,optimistes et pessimistes, les ont opposées les

unes aux autres, et les ont exagérées plutôtqu'atténuées, chacun dans leur sens. Ce qu'onpeut reprocherà la plupart,c'est de n'avoir pas

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tenu compte de tous ces infiniment petits de lasensibilité qui sont, pour ainsi dire, notre painquotidien et qui constituent un élément, nul-lement à négliger, de l'enquête préatable quidoit précéder la réponse & cette question Lavie vaut-elle la peine d'être vécue?

!i y a deuxmanières de justifiercette omission,soit en soutenant que ces petits plaisirs et cespetits déplaisirs se font équilibre, soit en neleur attribuant qu'un rôle insignifiant. Dans lesdeux cas, il seraitloisible de les retrancher sansaltérer on rien le comptefinal.Y a-t-il équilibre,c'est-à-dire les uns et les autres sont-ils enmême nombre et au même degré dans la majo-rité des existences humaines?Bien que d'ordi-naire ils s'engendrentmutuellement, et que les

uns n'aillent guère sans les autres, bien queles douleurs, les petites comme les grandes,laissentune trace relativementplus sensible etplus durable, nous croyons cependant que, toutbien pesé et tout considéré, leur somme estmoindre que celle des petits plaisirs. Nous

avons reconnu, il est vrai, que la mémoire desplaisirs est plus courte que celle des douleurs.

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En effet nous sommes en générât ingrats àl'égard des jouissances passées, et même des

petites jouissances actuelles de la vie; à peineécoutées, nous n'y songeons guère. Par contre,il n'est aucune amertume que nous ne notions,

pour ainsi dire, au passage, que nous n'analy-sions impitoyablement, et dont nous ne gar-dions un souvenir plein de rancune.

Quelque légères que soient les douteurs,simples gênes ou malaises, il est vrai que nousy sommes plus attentifs qu'aux sensationsagréables à un degré correspondant. Pour lesplaisirs, cette imperceptibilité, non pas absolue,mais relative, qui est le résultat de la faiblesseet de la confusion, commenceplus tôt que pourles déplaisirs. Ainsi s'explique comment, dans

ce compte double qu'il s'agit de dresser, lesomissions se rencontrent en général plus sou-vent dans la colonne des plaisirs que danscelle des douleurs.

Mais, si les douleurs, de toutes les sortes etde tous les degrés, sont généralement plus sen-ties et moins oubliées, par compensation, elles

sont moins fréquentes et moins durables que

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les plaisirs. De la nature même de la dou-leur il suit qu'elle doit être plus rare que leplaisir. Toute douleur vient de quelque dés-ordre, de quelque empêchement, de quelquechose d'anormal, d'un accroc quelconque dansnotre être physique ou moral. Un sentiment debien-être au contraire est attaché à tout ce qui

va bien dans notre constitution physique et mo-rale, à tout ce qui chez nous est dans l'ordre.Le plaisir, qui est l'expression même des con-ditions du jeu régulier de la vie, doit donc êtrela règle chez l'homme, comme chez tous lesêtres savants, tandis que la douleur n'est quel'exception..4 H W~&<, suivant une formuleusitée en Angleterre pour signifier que toutesi. prêt et en règle, voilà la condition du plai-sir, voilà, pour mieux dire, son essence même.Appuyons-nous de l'autorité de Buffon

« Si le plaisir, dit-il, est le bien, et la dou-leur le mal physique, on né peut guère douter

que tout être sentant n'ait en général plus deplaisir que de douleur, car tout ce qui est con-venable à sa nature,tout ce qui peut contribuer

à sa conservation, tout ce qui soutient son exis-

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tence est plaisir; tout ce qui tend au contraireà sa destruction, tout ce qui peut déranger sonorganisation, tout ce qui change son état na-turelest douleur.Ce n'est donc que parle plaisirqu'un être sentant peut continuer d'exister.Privé de plaisir, il languirait d'abord faute debien. Chargé de douleur, il périrait ensuite parl'abondance du mal »

Cela estvraide tous lesplaisirs,faiblesou vifs,et voilà pourquoi, s ~M'«M' dans le cours d'uneexistence ordinaire, les plaisirs doivent l'em-porter par le nombre et par la quantité sur lasomme des douleurs. Sans une certaine plus-value du bien-être sur la peine, nulle vie nesubsisterait

Peut-être ce principe paraîtra-t-il moins vraide la douleur morale que de la douleur phy-sique mais, en mettant de côté, comme nousle faisons, les grandes douleurs et les grandes

t. DMCOMi~~M' la MO~MM des OMtMMtM.2. M. Guyau,cité par M. FouHtée,a bien dit: a Cnecertaine

somme de bien-être corporel supérieure à la somme desmaux corporels est nécessaire à la subsistance même del'espèce. (BecKcdes OetMJthMd~, Octobre<SSS, Evotutionde t'idée morale.) w

a

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joies, sur la balance desquelles nous évitons de

nous prononcer, et en restant enfermé dans lasphère inférieurede la sensibilité,nouscroyonsque l'avantage demeure au plaisir et que, engénéral, les petits plaisirs en particulieroSrent;

un excédent dont il est injuste de ne pas tenircompte dans une comparaison totale des bienset des maux de la vie. L'attention plus grande

que nous sommesnaturellementportés à donner

aux maux ne change rien d'ailleurs à leur vrairapport avec les biens, et ne suffit pas à neutra-liser les petits plaisirs, plus continus et plusnombreux.

Dira-t-on que cet excédent, s'il existe, est denulle valeur, qu'on peut le négliger puisqu'il

se compose de plaisirs que nous goûtons enquelque sorte à notre insu, ou qui ne font passur nous une impression appréciable? Nous

avons déjà répondu en montrant que, par leurensemble et leur suite, ils rachètent cetteextrême petitesse qui est le propre de chacun

en particulier,et forment des composésqui ontleur place parmi les grandsbiens de la vie, tels

que le plaisirde l'existence, le plaisir de la santé,

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le plaisir d'agir. L'existence,la santé, la libertéd'agir ne sont-ils pas les grandset solidesbiens,suivant une expression de La Bruyère? Or, si

vous les analysez, vous verrez qu'ils résultentd'un amas, d'une suite de ces petits plaisirs qui,chacun à part, dépassent & peine le seuil dela conscience. Ces petits biens accumulés con-stituent de grands biens. Ce qui nous les faitd'ordinaire négliger, est précisément ce qui enfait la valeur, à savoir leur continuité et l'ha-bitude où nous sommes d'en jouir.

Si nous examinons plus attentivement cetteinfluence de l'habitude, nous allons voir quece qu'elle nous fait perdre d'un côté, elle nousle fait gagner d'un autre, et même gagner avecusure, de telle sorte que, quand même il y au-rait égalité et équilibre des deux parts, abstrac-tion faite de l'habitude, l'avantage, grâce à?lle, demeurerait du côté des petits plaisirs.

Ni les psychologues ni les moralistes n'ont

sans doute méconnu l'in&uence de l'habitude

sur nos diverses facultés et sur notre être toutentier. Mais peut-être n'ont-ils pas assez faitvoir comment en définitive elle augmente la

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somme des biens de la vie. Elle les augmente,quoique un de ses effets soit d'émousser lesplaisirs, parce qu'un autre de ses effets estd'émousser, d'effacer même les douleurs, etd'apporterpartout avec elle une nouvelle sortede plaisirs qui lui est propre.

On ne saurait apprécier trop haut l'adoucis-

sement qui découle de l'habitude pour tous lesmaux et toutes les misères de cette vie. C'estlà un des faits les plus considérables à opposeraux exagérations des pessimistes. Quel baumesalutairene verse-t-ellepas goutte à goutte surtoutes les plaies de l'âme et du corps! Le temps

ou l'habitude, ce qui est la même chose, voilàle grand remède, voilà la grande consolation.Grâce à l'habitude,nous nous faisons à nos in-firmités, à nos souffrances physiques, à moinsqu'elles n'aient un caractère aigu, qui les rendnécessairementbrèves. Les douleurs moralesressentent aussi sa bienfaisante influence; à lalongue elle atténue même les plus grandes, sielle ne réussit pas à les faire disparaitre et ou-blier. Quelles gênes, physiques ou morales,

ne diminue pas l'habitude! quelles aspérités

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n'adoucit-ellepas! quelles misères de tout genrene rend-elle pas supportables!

S'il est vrai, comme l'a dit Là Rochefoucauld,

que nous ne sommes jamais si malheureuxquenous avions cru de loin et d'abord, n'importedans quelle condition,c'està l'habitudequenousle devons. « Le moine, dit I'~t:<a<!OM, prendgoût avec le temps à sa cellule (cella coM<<MM<!<<!

<~ccsc!<). » Il n'est pas genre de vie si dur, simisérable dont on ne puisse en dire autant,mème sans faire intervenir les secours mys-tiques de la foi et de la prière.

A cette influence bienfaisante qu'elle exercesur la douleur, serait-il juste d'opposer l'in-fluence analogue qu'elle exerce sur le plaisir?Ces deux effets en sens contraire ne se font-ils

pas équilibre, de telle sorte qu'on peut mettrede côté l'habitude comme ne changeant rien

aux parts respectives du bien et du mal dansla vie, comme si un poids égal était enlevé desdeux plateaux d'une balance?

Si l'habitude n'avait en effet d'autre influence

que celle d'amoindrir et d'effacer également,soit le plaisir, soit la douleur, si d'un côté elle

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ôtait autant de bien que de l'autre elle enlèvede mal, nous devrions en effet la tenir pourneutre dans la question et nous pourrions lalaisser de côté, sans crainte d'altérer les résul-tats. Mais l'habitude a une douceur particu-lière, qui se substitue aux plaisirs qu'elle dimi-

nue, et qu'elle répand jusque sur la douleurelle-même.

Ce qu'elle nous avait fait seulement sup-porter, elle finit par nous le faire aimer; delà un nouveau plaisir qui prend la place decelui qu'elle a eQacé, ou qui s'ajoute à cequ'elle en a laissé subsister. Chacun, dans samanière de vivre, quelque rude qu'elle soit,dans l'emploi et la distribution de son tempset de toutes les heures de la journée, dans sesoccupations accoutumées, même les plus péni-bles, dans leur monotonie, comme dans leurvariété, dans leur importance comme dans leurfrivolité, finit par goûter ces plaisirs compen-sateurs de l'habitude'.

1. <t Nihit miserum est quod in naturam consuetudoper-duxit paulatim enim voluptati sunt quœ necessitatccœpe-rnnt. (Seneca,de ft'oM'<<M<<a, Mp. tv.)

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M en est, il est vrai, de ces plaisirs habituels

comme de ceux de la santé, on ne les apprécieguère tant qu'on en jouit. Mais, pour peu qu'ilssoient troubléset contrariés, on sent bien quelleplace ils tenaient dans notre vie. Quelle peinen'éprouve pas celui qui est dérangé dans seshabitudes, qui est contraint de changer sa ma-nière de passer son temps, sa manière de tra-vailler, ou même de se reposer et de s'amuser,qui est contrainten un mot de vivre autrementqu'il ne vivait!

Ce ne sont pas là encore tous les bienfaits dol'habitude elle atténue,nous l'avons dit, la dou-leur, mais elle fait plus encore que l'atténuer.Sielle n'a pas le pouvoir de métamorphoser unedouleur en un plaisir, elle a celui de faire par-fois pénétrerune certaine douceur jusqu'au seinde la douleur elle-même. Aux peines du cœurles plus douloureuses elle mêle un plaisir, et,dans les larmes elles-mêmes, elle peut nousfaire trouver un charme. C'est là une apparenteantinomie, un curieux mystère du cœur hu-main, qui n'a pas échappé aux moralistes et sur-tout aux poètes anciens ou modernes. Jouir de

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sa douleur,jouir de ses larmes, sont des expres-sions contradictoires en apparence, mais d'unevérité profonde, qu'on rencontre fréquemmentchez les uns et chez les autres. La Fontaine abien remarqué cette alliance dans les hérosd'Homère de la douleur, du deuit, des larmes ee

de la douceur, du plaisirqu'éprouve à s'y livrer

une âme affligée. '< Les larmes, dit-il, que nousversons sur nos propres maux sont, au senti-

ment d'Homère, une espèce do volupté. Car encet endroit où il fait pleurer Achille et Priam,l'un au souvenir de Patrocle,l'autre de la mortdu dernier de ses enfants, il dit qu'ils se saou-lent de ce plaisir. Il les fait jouir de pleurer,

comme si c'était quelque chose de délicieux »Platon, dans le 7'A!7<*&c, n'oublie pas ces

plaisirs dont les douleurs de l'âme sont rem-plies. « On s'afflige, dit Aristote, parce qu'unepersonne n'est plus, mais on trouve ducharme à se souvenir d'elle, à la voir dans

sa pensée, à se rappeler ses actions et toutesa personne » Inest ~«!<M<MK dulce <t':s<'<Mp,

i. ~MOto~de Psyché, tiu du premier livre.2. Rhétorique, liv. t, chap. xt.

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il y a quelque douceur dans la tristesse adit Séneque « Mes pleurs seuls m'étaient doux,

nous dit saint Augustin, et avaient succédé à

mon ami dans les délices de mon Ame Plusd'un poète a chanté, comme Homère, ce plai-sir, ce doux rassasiement des larmes. Electre,dans Euripide, se plaint de ne pouvoir goûter,autant que son cœur le voudrait, la voluptéde pleurer. De même Racine a fait direPhèdre

H Mta:t bien souvent me priver de mes larmes.

Philoctète ne quitte pas sans attendrissementcette caverne où il a tant souffert. Les mauxeux-mêmesnous laissent quelqueregret,commedit Œdipe dans Sophocle. On s'attache aussi à

ses douleurs, selon Chateaubriand. Citons en-core Rousseau en témoignage de cette vertubienfaisante de l'habitude « Dans toutes lesmisères de la vie, je me sentais constammentrempli de sentiments tendres, touchants, déli-cieux. qui, versant un baume salutairesur toutesles blessures de mon cœurnavré, semblaienten

i. ~M< M.2. C<M/<Ms., lib. IV, ça)', tv.

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convertir la douleur en volupté » Ailleurs,dans une lettre à Malesherbes, il dit avoiréprouvé « une tristesse attirante qu'il n'aurait

pas voulu ne pas avoir ».Combien qui ont souffert pour de grandes

causes, de nobles passions, pour l'accomplisse~

ment d'un devoir, se sont applaudis de leurssouffrancesdans le fond de leur cœur! La Car-mosine de Musset s écrie « 0 ma chèro douleur,délicieuse souffrance! » C'est le miracle de l'ha-bitude de mêler de la douceur à nos amertumeset de greffer, pour ainsi dire, du plaisir jusque

sur cette tige ingrate de la douleur.Voilà assez de témoignages qui viennent

confirmer une observation que chacun peutfaire en lui-même sur ces douleurs où l'âmesemble se complaire, sur ce charme amer decertaines souffrances'. Pour mieux montrerl'influence bienfaisante de l'habitude,nous som-mes quelque peu sorti de notre sujet; nousavons touché aux grandes passions et aux

i. Sixième promenaded'un solitaire.2. Pour plus de dévetoppement,voir,dans notre ouvrage

du Plaisir et de la Douleur, 3'! Mit., le chapitre sur le plaisirdans la douleur.

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grandes douleurs. Revenons maintenant à cespetits plaisirs auxquels l'habitude, soit en di-minuant les douleurs ou en les effaçant, soit encréant,pourainsi dire, une nouvellecouched'af-fections agréables, assure leur avantage sur !a

somme des petites sensations de malaise, degène et de souffrance. Mettons ensemble tous

ces menus plaisirs habituels,chaquejour renou-velés ou permanents; ajoutons au sentimentde l'existence, à la santé, à ta jouissance de lalumière, les plaisirs du mouvement, de la pro-menade, de la société de nos semblables, de latable, même la plus frugale, du repos, du som-meil, de la conversation, des jeux, et nous dé-couvrirons un fondspermanentde petites jouis-

sances qui font plus que compensation auxpetits chagrins et aux petites misères de la vie.

Il y a des petits plaisirs attachés à la maladieette-même, quand elle n'est pas trop aiguë, etqui font compensation à quelques-uns des en-nuis et des peines qu'elle apporte avec elle.Nul philosophe moraliste n'a fait aussi bienl'analyse de ces petites compensations qu'An-toine de Lasalle, dont le nom méritait mieux

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d'être conservé que celui d'Azaïs comme l'au-teur du système des compensations. Bien qu'ilait vécu dans la misère et qu'il soit mort, aban-donné de tous, à l'Hôtel-Dieu de Paris, il s'estplu toute sa vie à nous faire voir dans la dou-leur elle-même un auxiliaireet un assaisonne- f

ment du plaisir. « Sans le mal, dit-il, il n'y apas de bien senti, et l'on ne sent jamais si vive-ment le bien que dans le passage du mal aubien. »

Il trace un charmant tableau des soins, des

gâteries dont le malade est l'objet, des atten-tions qu'on a pour lui, des douceurs qu'on luiprodigue, qui lui font prendre son mal enpatience, et même y trouver un certain plaisir

« J'ai la nëvre, je cause avec mes amis; je sensbien la fièvre, mais le plaisir de babiller aveceux me fait passer par-dessus.De plus on vient

me voir et l'on me choie; tout le monde a plusd'égard pour moi qu'à l'ordinaire. Mon incom-modité me fournit une raison ou un prétexte

pour me donner du bon temps, et, si l'on con-sidère la paresse naturelle à l'homme, celapeut faire un motif. Je redeviens convalescent

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et je vois qu'on n'est plus occupé de moi;moins de visites, moins d'égards;me voilà resté

presque seul. Il me prend presque envie de re>devenir malade'. » Thackeray, dans un de sesromans, a aussi décrit avec beaucoup de vérité

ces petites joies de la convalescence J'inter-prète dans le m~me sens cette pensée de Jou-bert « II y a un degré de mauvaise santé qui

nous rend heureux »; sans doute par le soinqu'on prend de soi et par !e soin qu'on prendde nous. Grâce à tous ces adoucissements, nouspouvons, sans nous élever jusqu'à la hauteurdu stoïcisme, supporter bien des contrariétés,des misères, des petits chagrinspar lesquels untrop grand nombre se laissent troubler, aigrir,abattre et se tourmentent outre mesure. Enfait de mal, il ne faudrait pas tant s'écouter,tandis qu'en fait de bien, il serait peut-être bonde s'écouter davantage et de savoir mieuxgoûter, qu'on a coutume de le faire, toutes ces

t. Le D~o~re ~MHef, in-i2. Auxerre, i186. Lasalle estné en n8t et mort en 1829. Voir sur Lasalle t'étude sur lescompensations, dans mes P<'fM«'rf! ~M<M familières depsychologie et de morale.

a. ~M<o)re <f~ryy)tt)' Pendennis.

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légères impressions agréables qui n'ont d'autretort, si c'en est un, ou plutôt si ce n'est pas cequi en rehausse le prix, que d'être à chaqueinstant renouvelées, que d'être habituelles. Hserait équitable d'en faire une plus juste estime,

t

de les traiter moins dédaigneusement, et dp

les considérer au moins à l'égal des petitespeines qui leur correspondent. Si nous faisionsainsi, la vie nous apparaîtrait sous des couleursmoins sombres; il y aurait moins de gens mé-contents de leur sort en ce monde, moins depessimistes, sinon par de faux systèmes, aumoins par mauvaise humeur.

La vie a sans doute bien des mauvaiscôtés, mais elle en a aussi de bons, qu'il fautmettre dans la balance avant de récriminercontre la destinée. Un de cesbons côtés est sansnul doute celui de ces petits plaisirs et des plai-sirs habituels; mais je ne suis pas encore aubout du panégyriqueque j'en veux faire.

Aucun plaisir, il est vrai, ne cesse quenousn'éprouvions d'abordquelque douleur pro-portionnée au degré de la jouissance perdue,

comme aussi il y a quelque plaisir à se sentir

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soulagé d une douleur quelconque.Quels cruelsmécomptes, quelles déceptions,quellessouffran-

ces,quelvidene laissentpasaprès eux lesgrandsplaisirs,les grandes joies quand nous venons àles perdre! S'ils nous font moins jouir, les petitsplaisirs ont pour compensation cet avantage de

nous faire moins souurir, quand momentané-

ment nous en sommes privés. Ce qui leur suc-cède dans l'Ame, ce n'est pas la douleur, le motserait trop fort, mais seulement une sorte de di-minutif de la douleur, un malaise, un légerdéplaisir. Ils ont encore cet autre avantage de

n'êtrepas des plaisirsrares,exceptionnels,qu'on

ne puisse goûter que dans certaines conditionsdo rang et de fortune, qui ne sont à la portée

que des privilégiés de ce monde, qui exigent unheureux concours de circonstances. A tous ilest donné d'en jouir, dans toutes les situationsde la vie, dans les plus humbles,commedans lesplus élevées, et même dans les plus misérables.

Sans cette douceur secrète qu'ils y répan-dent, bien que nous ne nous en rendions pastoujours compte, à combien la vie ne serait-elle pas insupportable Ces plaisirs de l'habi-

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tude sont comme mille petits liena qui nous yattachent, qui nous y retiennent,même au seindu malheur et de la misère. Pour quelle partn'entrent-ils pas dans cet amour profond de lavie qui est au cœur de tous? Je conclus donc,

que, sans exagérer leur importance, ils ontdroit a être pris en une grande considération,quand il s'agit de répondre à cette méïancoliqueet sombre question La vie vaut-eUe la peined'être vécue? Telle est l'omission, que nousavons tenu à signaler, dans la plupart descomparaisons, plus ou moins partiales etinexactes, qu'ont faites les philosophes et lesmoralistes, que fait aussi le vulgaire, entre la

somme des maux et des biens de ce monde.Nous sommes arrivés à cette conclusion,

quelque peu optimiste, par une double voiel'une partant de la nature même du moi et de

ses facultés, l'autre de l'observation et de l'ana-lyse des phénomènes intérieurs. De même quetoutes nos autres facultés, la sensibilité est enacte, depuis le premier fait de conscience jus-qu'au dernier; elle est partie intégrante de laconscience. Mais d'ordinaire elle n'a cours que

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par une suite de petits plaisirs et do petitsdéplaisirs; les grandes sensations ne s'y ren-contrent qu'à des intervalles plus ou moinséteignes. Quelque faibles que soient ces petitesaffections, elles se laissent découvrir, quandnous voulons bien leur prêter quelque atten-tion, quand nous auscultons, pour ainsi dire,notre sensibilité. D'ailleurs, ajoutées les unesaux autres et accumu!ées, nous avons constatéqu'elles produisaient des etfets notables debien-être ou de mal-être.

Les petits plaisirs ne vont pas seuls desdéplaisirs correspondants, qui se glissent entreeux, ils s'engendrentréciproquement et se suc-cèdent, ils s'entremêlent constamment ils sont

en une sorte de connexion. Toutefois ils ne sefont pas équilibre, et, tout compensé, toute pro-portion gardée, il nous a paru que les petitsplaisirs, qui sont inhérentsà notre état normal,avaient la prépondérance sur les petits déplai-sirs causés par quelques empêchements qui nepeuvent être que l'exception, et non la règle,dans le cours d'une vie.

En dernier lieu, et comme pour leur assurer

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la victoire, nous avons fait intervenir l'habi-tude qui étend en quelque sorte une certainecouche de plaisir de seconde formation sur lesplaisirs qu'elle émousse ou même qu'elle efface,

et fait pénétrer une certaine douceur jusqu'ausein de la douleur et des larmes. Qu'elle soitdonc bénie cette grande consolatrice des mi-

sères humaines, cette fée bienfaisante de l'ha-bitude qui, avec sa baguette magique, faitsortir quelque plaisir du sein de la douleurelle-même 1

Par ces analyses psychologiques et morales,

sans nullement prétendre résoudre le grandproblème de l'existence du mal, nous avonsvoulu mettre en relief les petites jouissancesqui nous aident à support~r-~es maux de lavie. Grâce à elles, sachonsau moins nous mettreau-dessus des petits déplaisirs, dont nul n'estexempt, ce qui n'exige pas de notre part unebien grande force d'âme; d'un autre côté, pri-

sons davantage ces petits plaisirs dont tous

nous jouissons. Nous terminerons par ce pré-cepte modeste, mais excellent, de morale etde sagesse pratique.

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TtMMS~ËMË HTUUK

DELA

CIVILISATION SANS LA MORALE

ET DE LA

MORALE SANS LA REUGION

Ï

DE L'HOMME SEUL DËPËSD LE PROGRÈS

Le grand périt social. Possibilitédes décadences ou desretours en arrière. Prétentions orgueilleuses d'unecertaine philosophie de l'histoire. Comment il fautentendre que Dieu est dans l'histoire.- ~e~MM !M)- la~MoMpAM de <tM<ott~, par Jouffroy. Nul plan ..rovi-dentiel si ce n'est la nature même de l'homme. Vico etBunsen. La nature de l'homme donnée, tout suit ettout peut s'exptiquer dans l'histoire. -Lesgénéralisationstirées de la suite des faits, seules lois de l'histoire.Analyse des divers éléments du progrès. Moratitéet lumières ne sont pas toujours en proportion. Ce quin'est pas perfectible dans l'homme. Les beaux-arts et labonté morale. Les idées seules s'ajoutent et se trans-mettent. De l'unique garantiedu progrès et de la civi-lisation.

Nous sommes, à ce qu'il semble, à un de cesmoments critiques où les esprits ordinairement

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les plus calmes s'inquiètent, non pas seule-

ment de la stabilité de telle ou telle forme poli-

tique, mais de l'avenir de la civilisation elle-même. Il y a un péril moral, si éloquemmentsignalé par M.J. Simon', qui se confond avec,lepéril social, c'est-à-dire avec le péril de la civi-lisation elle-même. Quel que soit le brillant de

ses dehors, les plus clairvoyants ne sont pasrassurés sur la solidité de ses fondements. Nul

retour en arrière vers la barbarie n'est-il plus àcraindre?Le progrès dont nous sommes si fiers

ne court-il plus désormais aucun risque? II enest qui croient que le progrès est nécessaire,soit par une loi de la nature, soit par un planprovidentiel, et que rien, quoi qu'il arrive, nepeut en interrompre le cours. Mais cette foiaveugle à un progrès fatal qui s'accomplit toutseul, sans nous, et même malgré nous, n'est.qu'une dangereuse superstition qu'il importede combattre. Qu'aurions-nousà faire, sinon a

nous croiser les bras, même en présence de lacorruption et du mal, sous l'empire de cettecon-

1. Premier numéro de la /<et)t<e des /«M<tMe~.

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viction, que le bien en sortira nécessairement,

et que toutes choses d'elles-mêmes iront vers lemieux? Nous persistonsà croire qu'il n'y a riende plus faux, rien même de plus immoral queles systèmes qui déchargent les nations de touteresponsabilité dans leurs destinées, dans les

causes de leur grandeur ou de leur décadence.Quels dangers la civilisation ne courrait-elle

pas si, sur la foi d'une pareille doctrine, elleétait en quelque sorte abandonnée il cite même,

si nous ne la soutenions de nos bras et de noscœurs, si nous ne nous aidions nous-mêmes

en rien, persuadés à tort que le ciel fait tout?Il importe tout d'abord de bien établir que

la fatalité, de quelque façon qu'on l'entende,

ne préside pas toute seule au développementdes sociétés humaines, et que, si l'homme estfait pour le progrès, il ne suit pas que le pro-grès s'accomplisse sans sa libre participation.

D'après certains systèmes de philosophie del'histoire, tout arrive, tout se succède suivant

un plan divin immuable. C'est une science bienorgueilleuse que celle qui prétend pénétrer dola sorte dans les conseils de Dit'u, après un

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coup d'oeil, plus ou moins rapide et superficiel,

sur la marche des choses de ce monde. Je necrois pas que Bossuet, non plus que Vico, y aitréussi. A considérer la suite des événements,je vois bien, suivant une parole célèbre, quel'homme s'agite, je vois même qu'il s'agitebeaucoup, mais je vois moins clairement queDieu le mène avec sa sagesse infaillible etsuprême. Au milieu de tant d'erreurs et defolies, de tant de sang et de ruines, il est pluspieux de croire, pour son honneur, qu'il ne le

mène pas toujours par la main. II Fa mis sur laroute à suivre, il lui a donné pour viatique laliberté, l'intelligence, le sens moral, mais il alaissé d'ailleurs à son compte tous les risques du

voyage. Aide-toi, le ciel t'aidera, telle était l'ex-cellente devise d'une société autrefois célèbre.Parler de la sorte, ce n'est nullement nier qu'il

y ait un auteur de toutes choses, ce n'est pasnon plus exclure sa providence des choses de

ce monde, pourvu qu'on l'entende au sens leplus général et le plus élevé, comme le faitJouffroy dans ses ~e/ïe-MOKs SM)' la philosophiede l'histoire, les plus solides pages qu'on ait

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peut-être écrites sur cette grande question desrapportsdo Dieu et do l'humanité.« Le mot étaitbon, dit-il, à propos du rôle do la providencedans IW~ot're MH<Mvsf/~de Bossuet, mais nondans le sens d'une interventionactuelle de Dieu.Dieu n'intervient pas plus actuellement dans ledéveloppementde l'homme que dans la marchedu système solaire, et cependant il en est l'au-teur. En donnant des lois a l'intelligence hu-maine, comme il en a donné aux astres, il adéterminé à l'avance la marche de l'humanité

comme il a nxé cène des planètes. Voilà saprovidence, et cette providence est fatale pourl'humanité,commepour les corpscélestes,maiselle l'est d'une autre manière, car, loin de com-promettre ta Hherté de l'individu, elle la sup-pose et n'a lieu que par elle. »

En laissant à l'homme et aux nations la res-ponsabilité de ce qui arrive dans la sociétéhumaine, la responsabilité du mal et du bien,des progrès et des chutes, pas plus que Jouf-froy,nous n'entendons supprimerl'action d'uneprovidence divine. Pour ne pas vouloir la com-promettre dans la triste et effroyable mêlée des

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choses humaines, pour ne pas la rendre direc-tement complicede tant de crimes et d'erreurs,

nous ne croyons mériter nul reproche d'im-piété. Loin de l'exclure de l'homme et de l'hu-manité, nous la reportons à la source même do

toutes les pensées et do toutes les actionshumaines, c'est-à-dire & la nature même del'homme. L'humanité ne s'est pas faite elle-

même; cette nature, ces facultés, cette libertésurtout dont elle est douée, d'où les tient-elle,sinon de fauteur suprême? La nature, suivant

un vieil adage, n'est que la force déposée parDieu dans les choses « Natura est vis a Deoinsita ». Telle est f œuvre de Dieu, tel est le vraiet unique plan providentiel, qui laisse place!t l'action propre de l'homme, à la responsa-Mtité des nations et de l'humanité elle-même.Sans doute on peut dire avec vérité que Dieuest dans l'histoire, mais it y est d'une manièremédiate par l'intermédiaire de l'homme; il vest, pour ainsi dire, à travers l'humanité.

ZMeM dans F&M<oM'e, tel est le titre d'un ou-vrage de l'historien Bunsen; mais il ne l'y metqu'au sens que nous venons de dire; c'est

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en effet de la personnalité humaine qu'it fait,suivant son expression, le grand levier de Dieudans l'histoire. Matgré les cercles où il croitl'humanitécondamnéeà tourner, Vico tni-memcavait dit, avant Bunsen, que le monde des na-tions a été fait par les hommes, et qu'on doit

en chercher les principes dans les facultés del'esprit humain. Les hommes ont fait les na-tions, mais ils n'ont pas fait la nature humaine,

ses tendances, ses facultés, et c'est de là quedérive le cours des événements.

<~ctte nature une fois donnée, la cause est

en même temps donnée de ce qui arrive dansle monde de l'humanité.L'historien philosophen'éprouve plus le même embarras à se rendrecompte de toutes ces lignes tortueuses que suitl'humanité dans sa route, de ses pas en avant,de ses pas en arrière, de ses défaiHances et de

ses relèvements, des alternativesde bien et demal, des retours plus ou moins longs à la bar-barie, en plus d'un âge du monde et chez plusd'une nation. Si l'humanité était soumise àquelque loi fatale, providentielle ou cosmique,de progrès, ne la verrions-nous pas s'avancer

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toujours vers le même but, d'un pas égal,fermeet sûr, à travers tous los obstacles,commeles astres dans le ciel ? Mais si rien n'arrive qui

ne soit de l'homme et par l'homme, nous n'avons

pas à nous étonner que les choses se passenbd'une façon moins régulière. Co n'est pas auxdieux ni aux destins que les nations doivents'en prendre de leurbonne ou de leur mauvaisefortune, mais seulement à elles-mêmes. Elles

peuvent se dire, comme Turnus dans Virgile

Xttmina nnUa premunt; mortali urgemur ab hostcMortales

Ces ennemis qui nous pressent ne sont nides Dieux, ni des émigrés du ciel; ce sont deshommes, des mortels comme nona. Rien doncn'est dans l'histoirequi ne soit œuvre humaine,mais rien aussi qui ne soit divin a prendreles choses à leur origine, c'est-à-dire, encoreune fois, a la formation même et a la naturede l'homme

t. X* livre, discours de Turnus.2. Il ne faut pas parler témérairementde Dieu et de sa

providence, dit sagement l'Ecclésiaste Ne temere quidloquaris neque cor tuum sit velox ad proferendumsermo-

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Est-ce à dire que, si tout ne va pas dansl'humanité conformément à un programmetracé d'en haut, tout y aitte au hasard? I! n'y

a pas de système de philosophie de l'histoirequi puisse se vanter d'avoir découvert ce pro-gramme divin et de ravoir révélé au monde;mais, à défaut de cette science téméraire, il y aune histoire philosophique moins ambitieuse,mais plus sure et d'une application plus utile àl'intelligence et à la prévision de la suite desfaits. Cette histoire établit certaines lois, nonpas ? ~H'«M' ni déduites de quelque plan pré-conçu attribué à la providence, mais des loisexpérimentales fondées sur l'observation desfaits, comme les lois de la physique ou de lachimie. La différence est qu'elles ne présentent

pas le même caractère de certitude, à cause del'intervention de la liberté, et qu'elles récla-

ment l'observation d'un plus grand nombre defaits, à travers le temps et l'espace, dans di-

verses contrées et chez plusieurs nations.Rien ne serait plus téméraire que l'affirma-

nem coram Deo. Deus enim in ca'ht, et tu super terram.ldeirco sint panci sermones tui (V, i.)

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tion <ht retour à l'avenir d'un même fait social

ou politique qui n'aurait été constaté qu'uneseule fois, chez tel ou tel peuple et on tel outel temps. Toute généralisationhistorique fon-dée sur la série des causes qui produisent tels

ou tels effets, tel ou tel mode de gouvernement,tel ou tel changement dans les états et la viedes peuples, doit reposer, pour avoir quelquevaleur, sur une suite plus ou moins longued'observations et de comparaisons. Encorefaut-il toujours tenir compte des différencesquisubsistent au sein des événements les plussemblables en apparence et qui ont échappé

à plus d'un historien.Des généralisations de ce genre, de plus ou

moins de portée et d'exactitude, se rencontrentchez la plupart des historiens anciens et mo-dernes, chez tous ceux du moins qui n'ont pasété de simples chroniqueurs.De là ces maximesgénérales, et dont quelques-unes sont deve-

nues.presque proverbiales, sur la successiondes gouvernements, sur les conséquences detel ou tel régime politique ou social, sur les

causes des révolutions, de la grandeur ou de la

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chute des empires, sur l'influence du climat,des races, des institutions et des mœurs. Telleest la seule vraie science philosophique de l'his-toire, celle que je trouve dans Platon dansAristote, dans Thucydide, dans Polybe et Ta-cite,-citez les anciens, et, parmi les modernes,dans Voltaire, dans Montesquieu, dans Turgot,dans Condorcet, dans Guizot, pour ne pas citerles vivants.

Les plus hautes généralisations expérimen-tales, voilà donc en quoi consiste uniquementla vraie philosophie de l'histoire, si l'on veut

conserver ce nom équivoque, ni plus ni moins

que la philosophie de la chimie, de l'histoirenaturelle, du droit, etc.

Parmi toutes ces généralisationshistoriques,la plus haute, la plus communément admise,est sans contredit celle du progrès. Mais si

tous, ou à peu près, s'accordent à admettre cetteloi du progrès, combien peu sont d'accord surla façon de l'entendre et sur sa nature même!Que de visions, que de chimères qui la rendentfausse; dangereuse et quelquefois même ridi-cule Pour quelques-uns, le progrès est une

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sorte d'idole devant laquelle ils s'inclinentet àlaquelle même ils offriraient volontiers deshécatombes humaines. Ils n'écriventmême sonnom, dans leur respect superstitieux,qu'avec

une lettre majuscule, comme si c'était celui deDieu lui-même.

Pour savoirce que nous avons à faire, ce quenous avons à craindre ou à espérer, pour con-jurer les dangers qui nous menacent, il importede bien nous rendre compte de la nature, desconditions et des limites du progrès, d'analyserles divers éléments dont il se compose, et de

montrer les rapports de ces éléments les unsavec les autres.

De tous les progrès,celui qui nous importeleplus, qui d'ailleurs est le soutien, comme nousle verrons, de tous les autres, le seul qui lespréservede la corruption, c'est le progrèsmoral.

Sommes-nous pires, ou devenons-nousmeil-leurs, ce qui ne veut pas dire sommes-nousplus instruits, plus industrieux, plus habiles

et avisés, mais sommes-nous plus honnêtes,plus vertueux?voilà ce dont il importe, avanttout, de nous rendre compte. Pascal a bien

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distingué ces deux ordres de progrès « Lesinventions des hommes, dit-il, vont toujoursen augmentant, mais la bonté et la malicerestent les mêmes a.

Sainte-Beuvecite cette pensée de Pascal dans

son /o/~ <~ P<M'7~o~puis il ajoute,avecsa pénétration ordinaire « C'est là un correctifessentiel que je voudrais voir placé en tète detoutes les grandes théories du progrès ». Pour

ma part, s'il m'est permis de me citer, je croispouvoir me ranger au nombre des moralistesqui, dans leurs théories du progrès, n'ont pasnégligé ce correctif essentiel. Il y a déjà uncertain nombre d'années, j'ai conféré tout unlivre, Jtf<M'<ï<eet ~'o~'cs, à démontrerque bontéet malice, pour parler comme Pascal, ne secomportent pas de la même manière que lesinventions dans les développementsde 1'liuitia-nité. H est certain que les inventions vont enaugmentant; quant à la bonté, il se peut qu'ellen'augmente pas, ou même qu'elle diminue.Nous mettrons ces deux ordres de choses en

).Li\.MÎ,chap.tM.

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parallèle, et nous ferons voir de quelle façondifférente ils se comportent, tout en étant dans

une étroite relationl'un avec l'autre.Pour tous les gens sensés, les appréhensions

que je manifestais sur l'avenir, il y a quinze1

ou vingt ans, et les périls que je signalais,dans l'ouvrage que je viens de rappeler, n'ontfait qu'augmenter par l'aveuglementfanatiquede ceux qui nous gouvernent, par le progrèsde l'oeuvre détestable, au point de vue moral etreligieux, qu'ils poursuivent sans relâche dans

toutes les branches de l'éducationnationale, etprincipalement dans l'instruction primaire.

Qu'arriverait-ilde toute notre civilisation si,

au lieu de diminuer ou de rester la même, lamalice allait en croissant? Quel fondement està faire sur la civilisation sans la morale, etquel fondement sur la morale eUe-même sansl'élémentreligieux? C'est faute des distinctionsnécessaires qu'il y a eu, et qu'il y a encore,tant de débats contradictoires et passionnés surcette question du progrès, entre des adversairesd'égalebonne foi, entre ceux qui le nient d'unemanière absolue, ou ne l'admettent que sous

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certaines restrictions et réserves, et ceux pourlesquels c'est un article de foi, qui y croient

en tout, pour tout, j'ajoute, en dépit de tout. Onpourrait faire une longue et piquante liste des

termes injurieu;, des sobriquets ironiques etméprisants échangés entre les uns et les autresdans cette vieille polémique qui, sous desformes plus ou moins nouvelles, se reproduit

avec un redoublement de vivacité, à toutesles révolutions,à tous les changements de ré-gime politique ou social. Les uns et les autrespeuvent avoir tort ou raison, suivant le sensdans lequel ils entendent ce mot si vague de

progrès, et surtout le mot, encore plus vagueet plus ambitieux, de perfectibilité, qui d'ordi-naire signifie tous les progrès, non seulementpossibles, mais purement imaginaires, rêvés

par les utopistes du xvm~ siècle et par ceux de

notre temps.Pour éviter les illusions et les équivoques,

commençons par retrancher tout ce qui n'est

pas susceptible de changement, tout ce qui dansl'humanité n'est perfectible en aucun sens. Enpremier lieu, il faut mettre à l'écart la nature

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même de l'homme dans ce qu'eue a d'essentiel,quels que soient d'ailleurs ses divers degrés de

culture et de développement. De sauvage, debarbare, l'homme peut devenir civilisé et chan-

ger de mœurs; d'ignorant qu'il était, il peut de-venir un lettré, un savant. Sans doute l'homme

d'aujourd'hui, à bien des égards, n'est pas !c

même que l'homme d'il y a mille ans, ni celuid'il y a mille ans que l'homme de temps plusanciens.Mais, quels que soient ces changements,

une ressemblance fondamentale subsiste, cellede sa nature, c'est-à-direde la nature humaineelle-même. L'homme est resté, et il restera lemême dans les traits constitutifs de sa confor-mationphysique, intellectuflieet morale; il nelui poussera pas des ailes pour voler, il ne de-viendra pas un ange, en dépit de tous les pro-cessus, comme on dit aujourd'hui, ou de toutesles évolutions; il n'aurapas une faculté,pas unepassion de plus, il n'en aura pas une de moins.Le degré et la forme du développementdes fa-cultésvarient,maisnonles facultés elles-mêmes.Les méthodes, les machines, les inventions, les

ressources de tout genre ont augmenté à l'in-

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fini, mais rien ne prouve que se soit accrue lavigueur naturelle des esprits. Quelque grande

que soit la différence entre un sauvage et Des-

cartes, la différence, comme l'a dit Descarteslui-même,n'est pas dans le nombre des facultés,mais dans la culture, dans la méthode, dans laforce de l'attention et de la réflexion.

Il en est du cœur humain comme de l'esprit.Les mêmes sentiments, variables aussi dansleurs formes et leurs manifestations, délicats

ou grossiers, nobles ou vils, se retrouventdans la nature humaine de tous les lieux.Dans les drames imaginaires du théâtre,

comme dans les drames de la vie réelle, par-tout ce sont les mêmes ressorts qui font vibrerle coaur humain. Si haut que vous remontiezdans l'histoire, et jusque dans les premièreslégendes du monde, vous voyez les hommesagir en vertu des mêmes passions. Le premierfratricide a eu pour mobile l'envie ou la jalou-sie, qui n'ont pas péri, et même il a été l'objetd'une non moins vive réprobation que les fra-tricides d'aujourd'hui. Cain, qu'as-tu fait de tonfrère ? La même voix depuis le commencement

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a retenti dans lea consciences de tous les as-sassins.

« Les dehors de l'homme changent, a biendit Fontenelle, mais les cœurs ne changent

pas. » Or si le cœur n'est pas tout l'homme,il en est certainement une bien grande part.Voltaire n'a pas dit avec moins de vérité

« L'homme, considéré dans sa nature en géné-ral, a toujours été ce qu'il est; il a toujours lemême instinct qui le porte à s'aimer lui-mêmedans sa compagne, dans ses enfants ».

Quelle n'est pas la naïveté de ces réforma-teursvisionnairesqui ont imaginéque l'hommetransformé revêtirait un jour quelque naturenouvelle, qu'il renoncerait à la famille, à la pro-priété,qu'il mettraittout en commun,qu'ilferaitle bien sans effort, qu'iln'aurait plus à souffrir nià combattre, et que la mort, si elle n'était sup-primée, serait au moins indéfinimentreculée!

Laissons donc la nature humaine,qui ne com-porte pas en elle-même de changement, pourconsidérer les résultats de notre activité et de

nos facultés, de nos idées et de nos œuvresenqui seuls sontla matière et le champ du progrès.

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Encore ici y a-t-il des restrictionsà faire et deslignes de démarcation à tracer. D'abord, danscela même qui est perfectible, il faut distinguer

ce qui n'est perfectible qu'au sein même d'unindividu, ce qui demeure enfermé au dedansde lui, de ce qui se continue, se transmet d'unindividu à l'autre, et dont la somme peut aller

en croissant de générationen génération.Nous devons exclure du progrès général tout

ce qui ne se laisse pas détacher de l'individu,

ce qui ne nait qu'avec lui, et ce qui meurttnécessairement avec lui, en un mot tout cequi est essentiellement personnel; tels sontl'imagination, l'inspiration, le génie, et toutce qui ne dépend que des dons de la nature oubien de la volonté et de l'empire sur soi. Ainsil'art et la vertu sont sans doute susceptiblesde perfectionnement, mais d'un perfectionne-ment purementindividuel.

Aussi combien sont différentes les destinéesdes beaux-arts et celles des sciences qui vontsans cesse de progrès en progrès! Le seul côté

par où les beaux-arts sont susceptibles de seperfectionner, en dehors du génie de l'artiste,

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c'est la partie technique, les procédés, le sa-voir-faire qui relèvent de la science et de l'in-dustrie et non de l'art lui-même. Un peintre,

un sculpteur d'aujourd'hui ont une palettemieux garnie et des instruments plus pertec-tionnés qu'Apelle ou Phidias, mais ont-ilsplusde génie? Les plus grands savants de l'anti-quité sont infiniment dépassés par la moyennedes savants de notre temps, même par les élèvesde nos écoles, tandis que les plus grands ar-tistes, les plus grands poètes du siècle deLouis XIV, ne dépassent pas, si même ils éga-lent, ceux du siècle de Périelès. S'il y avaitcontinuité de progrès pour les arts, commepour les sciences, notre École des beaux-arts

ne serait pas mons peuplée de Phidias ou deRaphaëls que l'École polytechnique d'habilesmathématiciens. L'intelligence,les idées, l'élé-ment intellectuel et scientifique, voilà la seulecarrière, carrière sans fin, ouverte au progrèsgénéral de l'humanité.

Le progrès intellectuel lui-même doit se divi-

ser en deux grandes branches, le progrès dansl'ordre physique, dans les sciences physiques

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et dans tout ce qui en dépend, et le progrèsdesidéesmorales, dans l'ordresocial,dans la moraleelle-même, comme science, et dans toutes lessciencesmoraleset politiques. Nul aujourd'hui,même parmi les plus mécontents du présentet les plus épris du passé, ne s'avise sérieu-sement de nier le progrès des sciences phy-siques, de l'industrie, des machines, des dé-couvertes et des inventions en tout genre. Ce

progrès n'a pas été reconnu et proclamé seu-lement de nos jours, ou à la fin du xvm" siècle,mais dans l'antiquité elle-même, par Aristote,

par Sénèque, alors qu'il était, pour ainsi dire,bien près de ses débuts, et n'avait pas encorel'éclat dont il devait briller plus tard.

Le progrès de l'élément purement intellec-tuel et scientifiquen'a pas été sans doute éga-lement manifeste et rapide en tous les temps eten tous les lieux; il a éprouvé des langueurs,des défaillances, sinon même des intermit-tences. Il a pu être contrarié, ou même inter-

rompu, soit par des invasions de barbares, soit

par des guerres civiles ou étrangères et desbouleversements sociaux, soit par de grandes

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calamités physiques. Mais, si parfois H s'arrête,

ou se dérobe au regard, s'il recule, ou paraitreculer, en des temps plus propices il reprend

sa marche, à partir du point même où il étaitantérieurement parvenu. En général, tout ce

¡qui dans cet ordre de progrès est acquis, de-

meure acquis, et devient le point de départ denouvelles acquisitions. J'ai entendu parler d'unlivre intitulé jRepe~a Moea <M!<«a. S'il y a eudes découvertes à nouveau de choses ancien-

nement découvertes, je ne pense pas qu'ellesaient été en grand nombre et de grande im-portance, et les pertes ont été bientôtréparées.

Une de ces pertes, dont parlentles historiens,est celle du feu grégeois, fort peu regrettable

sans doute pour le bien de l'humanité, et dont

nous sommes si bien dédommagés aujourd'hui

par la dynamite, la mélinite et autres sub-

stances, ou moyens plus puissants de destruc-tion. Ainsi les gains font-ils plus que com-penser les pertes, et, s'ajoutant sans cesse les

uns aux autres, ils augmentent la puissance del'homme sur la nature et améliorent les condi-tions de la vie matérielle.

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Toutes les idées tl'ailleurs sont égalementtransmissibles, Le progrès des idées moralesn'est pas moins réel que celui des autres idées.Ce ne sont pas seulement les inventions et lesdécouvertes matérieltes qui s'ajoutent les unesaux ar'res, et grossissent le patrimoine dol'humanité, mais toutes les idées sans excep-tion, de quelqueordre qu'elles soient, de l'ordremoral comme de l'ordre physique. De même

que les lumières sur la nature matérielle, setransmettentaussi les lumières sur la nature del'homme, sur la société et son organisation,surla justice, sur les devoirs et les droits.

Ce progrès des idées morales ne frappe pasautant les yeux et n'est pas aussi évident que Je

progrès des notions de physique et d'histoirenaturelle ou des inventions de l'industrie. tta lieu plus lentement, d'une façon plus latente

et moins sûre, que le progrès des inventionsmatérielles dont les bons et utiles effets sevoient, se touchent et s'apprécient aisément.La valeur des idées morales est plus sujette àêtre discutée et méconnue; n'étant pas suscep-tibles des mêmes démonstrations, elles ont à

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luttercontre plus de pr~ugés, et surtout contredes coutumes et des iniquitésenracinées, contredes intérêts et des passions. Cependant, malgré

tous les obstacles,nousvoyons tôt ou tard triom-pher, je ne dis pas dans la pratique, mais dansla spéculation et la théorie, celles qui sont con-formes à la vérité et à la justice.

D'abord elles ne se rencontrentque dans l'es-prit et les enseignements de quelques sages,philosophes ou moralistes. Mais des écrits et desleçons de ces hommes d'élite elles passent peuà peu, par une foule de canaux, jusque dans

la multitude elle-même. Un jour enfin arriveoù elles prennentrang parmi les vérités acqui-

ses, un jour où elles font partie de la raison

commune, et obtiennent désormais leur placedans les sciences morales, comme l'électricité

ou le magnétisme dans la physique. Combien ceprogrès n'est-il pas sensible, si vous comparez,à la distance de quelques siècles, les institu-tions, les codes, les lois de tel ou tel peuple!si vous comparéz l'antiquité au moyen âge, etle moyen âge aux temps modernes!1

Une fois répandues dans les esprits, les véri-

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tés morales tendentà passer de la sciencepuredans l'ordre des faits et des applications. Deslois plus humaines et plus justes remplacentsuccessivement des lois iniques et barbares,l'organisation sociale devient de plus en plusconforme à la justice et à l'équité. Grâce à ceprogrès des idées et des sciences morales etpolitiques, la législation de notre temps estaussi supérieure à celle de Lycurgue, de Solon,

ou bien des Douze Tables, que l'astronomie deCopernic à celle de Ptolémée. La vie, la liberté,la propriété des citoyens sont mieux garanties,du moins en temps ordinaire, hors des révolu-tions et des crises.

La violencen'a pas encore disparu du mondeactuel; mais elle n'est plus la règle, elle estl'exception; exception, il est vrai, redoutable,et encore trop fréquente, qui reste aujourd'huimême, et à l'heure qu'ilest, comme une menacesuspendue sur nos têtes. En dehors des lois, il

y a un adoucissement dans les mœurs. Il s'enfaut bien sans doute que nous en soyons à cetteère de la paix perpétuelle rêvée par des âmespleines de générosité, mais aussi d'illusion.

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L Europe toutentièreesten armes; jamais il n'yeut tantd'hommesdresséspourcombattreetpourtuer, jamais tant de soldats l'arme au bras surtoutes les frontières. La guerre, une fois enga-gée, se poursuitimpitoyablement;nous enavonsfait la triste expérience.Toutefoiselleest moinsbarbare qu'aux temps passés; la croix rouge deGenève protège plus ou moins les malheureuxblessés des deux partis, les vaincus comme lesvainqueurs,contre les bombes et les obus. Enfin

nous vivons dans un ordre social relativementmeilleur, quoique encore mal assuré.

Voilà dans son ensemble, esquissé à grandstraits,le doubleprogrès matérieletmoralen quoiconsistelacivilisation.Maispourqu'elle se main-tienne et se développe, il faut quelque chose deplus qui n'est pas du domaine de la pure intelli-

genceet des idées; il lui faut un élément de vie,

sans quoi elle est exposée à périr,malgré tousles progrès scientifiqueset intellectuels, malgrémême tout le progrès des idées morales. Appli-

quons-nous maintenant à montrer quel est cetélément de vie et son rôle essentiel dans ledéveloppement des sociétés humaines.

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DE L'ÉLÉMENT MORAL

Déttnition de t'étément moral. Conséquences sociales del'affaiblissement de cet élément. Transfèrementsd'hc-gémonie d'un peuple à un autre. Nul empire stablesans les forces morales. Pertectibitité de l'élémentmoral limitée à la personne elle-même. Les plus in.struits sont-ils toujours les meilleurs! Où mènent unesociété les défaittances morales. Nous ne subsistonsquepar un reste de vertu. Ce qu'il y a de meilleur peutdevenir le pire. Témoignages et appréhensions dessages de ta république. Comment, sans la morale, peu-vent tourner au profit du mal tous les progrès scientifi-ques. L'art des falsifications en avance sur l'art de lesdécouvrir. Prédiction sinistre de Mercier sur les des-tinées de Paris. De l'usage des richesses. Point debon usage des richesses sans la moralité.

Je ne méconnais pas, on vient de le voir, leprogrès des lumières intellectuelles, ni mêmecelui des lumières morales à travers les âges

je crois avoir fait au progrès une assez largepart pour qu'on ne puisse m'accuser, sans quel-

que injustice, de parti pris contre le progrès,contre la civilisation et le temps présent. Mais

II

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après avoir admiré du dehors ce grand et bril<lant édince de la civilisation moderne, il y alieu d'examiner s'il est aussi solide dans sesfondements que superbe et magnifique dans sesapparences. Ne lui manque-t-il pas quelque élé-

1ment essentiel de solidité et de durée?

Je vais encore ici parler du progrès moral,mais à un autre point de vue que dans le cha-pitre précédent, où je fai considéré seulementdans l'ordre des idées et comme une branchedu progrès Intellectuel. Nous avons maintenantà voir si, en dehors de la spéculation et de lascience, en dehors des idées, il y a un progrèsparallèle au regard de la bonne volonté, desbonnes mœurs -et de la bonne conduite. Pouréviter l'équivoque, si féconde en erreurs, de cedouble sens du progrèsmoral, j'appelleraidés-ormais élément moral ce qui est du domainedes volontés, des actes et des intentions,toutce qui constitue la force morale et la vertu.

Supposezque la somme existante demalice,aulieu de diminuer, aille en augmentant au seind'une société civilisée quelconque, pour ne pasmettre la nôtre directement en cause, qu*ad-

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viendrait* de tous ces autres progrèsque nousvenons d'énumérer,qu'adviendrait-il de la civi-lisation eUe-même?Ma fermeconvictionest qu'iln'est pas d'ordre social qui ne fat au risqueimminent de se désorganiseret de se dissoudre,quelque bien policé et quelque solide qu'il pûtsembler, à ne considérer que les dehorset la sur-face. Quelle instabilité, quelles intermittences,quels retours en arrière, quels bouleverse-

ments,pour cause de corruption, dans l'histoiremême des peuples les plus civilisés Depuis cent

ans, jusqu'au jour où nous sommes, c'est-à-direà la veille du fameux centenaire, il y a eu chez

nous plus d'une année terrible, et non pas uneseule. Qui sait combien d'autres non moins ter-ribles peut voir la génération présente?

H est vrai que, malgré ces alternatives et cescrises, la civilisation ne meurt pas en tout lieu,et ne disparait pas de la face de la terre. Com-promise, bouleversée chez tel ou tel peuple,elle y renait plus tard, ou bien elle change deplaceet s'en va neurir sur quelque autre rivage.Où son flambeau avait jeté le plus vif éclat,

nous le voyons pâlir et s'éteindre pour s'en

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aller briller ailleurs, au nord ou au midi, àl'orient ou à l'occident, chez quelque peuple,moins éclairé peut-être, mais moins corrompu.Ces éclipses ou ces transfèrementsde la civi-lisation, semblables à ceux de la grâce dontFénelon a si éloquemment parlé, dans son ser-mon sur l'Épiphanie, sont bien faits pour nousdonner à penser et à craindre. Que d'ennemis

au dehors, quelle formidable coalition pournous écraser! Que d'ennemis au dedans, plusdangereux encore peut-être, qui n'attendentqu'une occasion et un signal! Par la faiblessede l'autorité, par l'affaissement des courages,faute de ressort moral, nous risquons de de-venir tour à tour la proie des uns et des autres,sinon de tous les deuxa la fois. Des peuples, nonpas plus lettrés et plus savants, ni plus rafnnés

en fait d'art, de luxe et de délicatesses de toutgenre, mais moins corrompus, plus disciplinés,doués de plus de vertus morales et civiques,

peuvent être encore une fois nos vainqueurs.Pour juger de la puissance d'un empire, de seschances de durée et de progrès, il faut consi-dérer les forces morales, et non pas seulement

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les forces matérielles.Gardons-nousde prendre

pour unique mesure les richesses, les raffine-ments du bien-être, la politesse des mœurs, le

degré même de culture intellectuelle; mettons

en compte, et en première ligne, les âmes, les

caractères, les courages, les vertus morales etciviques. J'entends craquer, je vois s'affaisser

un ordre social et politique qui ne repose passur ces fondements.

Qu'arriverait-il de la tour Eiffel si elle étaitfondée sur le sable? Plus elle serait élevée, etplus grande serait la chute. De même en sera-t-il de notre civilisation si elle ne repose sur le

roc qui n'est autre chose que l'élément moral.Tâchons de préciser encore davantage la na-

ture et le rôle de cet élément essentiel. Il estle soutien et la condition du progrès, mais lui-même il n'est pas progressif. Hélas! que nel'est-il, comme la science! De même qu'à bondroit nous nous vantons d'être plus instruits

que nos aïeux, de même aussi nous pourrions

nous vanter d'être meilleurs, et toutes choses

sans doute iraient mieux dans !o monde et sur-tout chez nous.

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Mais n'est-ce pas une erreur de nier le pro-grès dans la sphère du bien et la vertu?N'est-ce

pas allercontre le sentiment debiendes sages etmême contre l'opinion commune?Pour acheverde dissiper tout malentendu, pour couper courtaux objections,revenons un peuà la distinction,déjà faite, entre le progrès général de l'huma-nité, à savoir le progrès intellectuel qui s'étendet se transmet de génération en génération, etle progrès purement individuel et personnel,

que chacun emporte avec lui dans la tombe.Ce progrès, le seul qui soit propre à l'élé-

ment moral, chacun de nous peut et doit l'ac-complir en lui-même; c'est là même le granddevoir qui comprend tous les autres. Mais ceperfectionnement individuel ne s'étendpas horsde nous-mêmes c'est l'œuvre de notre volonté

propre, l'œuvre personnelle par excellence, qui

ne saurait entrer dans le patrimoine général del'humanité,paradditionet paraccumulationsuc-cessive des effortset des bonnes volontésde cha-

cun, comme il en est des idéeset des inventions.Il se forme de siècle en siècle un héritage, un

fonds commun de science, de plus en plus con-

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sidéraMe, où chacun peut puiser à volontépouracquérir tout ce qui a été acquis avant lui, etpour y ajouter à son tour. Il n'en est pas demême, comme nous l'avons déjà fait entrevoir,de ce que nous avons compris sous le nomd'élément moral, il n'en est pas de même de lavertu, pas plus que du génie. En vain se suc-cèdent, et se sont succédé dans le monde, desgénérations d'hommes de bien, des hommeshonnêtes, justes, vertueux, courageux, il ne seforme pas un trésor accumulé de leur moralitéet de leurs vertus où chacun n'ait plus qu'àpuiserpour devenir plus facilement, à son tour,grâce au travail et au mérite des ancêtres, unhomme de bien agissant en toutes choses sui-vant la conscience et le devoir. L'hérédité,quoi qu'on ait pu dire, n'y fait rien.

J'accorde qu'elle transmetteun sang plus oumoins bon, telle ou telle qualité ou vice orga-nique je concéderai mêmequ'elle communiquecertaines dispositions plus ou moins heureusesdes pères aux enfants. Mais les meilleures dis-positions resteront stériles, ou même tourne-ront à mal, selon qu'elles seront ou ne seront

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pas cultivées, selon qu'elles seront bien ou maldirigées. Quant à l'élément moral lui-même, iléchappe totalement à l'hérédité.

C'est donc une tâche qui demeure toujoursla même pour tous, que chacun doit reprendre,

pour l'accomplir tout entière par ses propresforces et pour son propre compte. Aux pèresles plus nobles que de fils indignes ont succédé!Après les Romains des beaux temps de la ré-publique sont venus les Romains de la déca-dence. Ni père, ni maitre, ni magistrats, nicodes ne nous dispensent du bon vouloir, del'effort personnel, de l'empire sur soi, sans les-quels il n'y a que les dehors trompeurs de lavertu, et non la vertu elle-même. C'est là unechose, comme a bien dit Sénèque, qui n'admet

pas de délégation M<a fes <!e<eya<!OKeMt non!'ec~pî<

Après avoir ainsi constaté cette dinérenceessentielle de l'élément intellectuel et de l'élé-ment moral, voyons comment ils se compor-tent l'un à l'égard de l'autre et quelles sont les

i. Epitre xx~t.

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conséquences, mauvaises ou bonnes, de leurtrop grande disproportion ou de leur rapportharmonieux.Si l'élément moral ne peut croître

par accumulation, de lamômemanièreque l'élé-ment intellectuel, il peut augmenter cependant

ou diminuer, mais seulement par le nombre desindividus vertueux, par le nombre des hommesactuellement existant dans Famé desquels il ason foyer pourainsi dire, et suivant le dévelop-

pement, le degré de force qu'il a en chacund'eux. Il diminue quand il ne se renouvelle paschez le même nombre à chaque génération, oubien qu'il perd de sa force chez les nouveauxvenus sur la scène sociale.

Il n'y a sécurité pour le progrès et la civili-sation qu'autant que ces deux éléments soient

en une certaine harmonie, qu'autant du moins

que l'élément moral ne demeure pas en arrièrede l'élément intellectuel, et quand, au lieu des'affaiblir, il va se fortifiant davantage à me-sure que les lumières se développent. Malgréles illusions de quelques esprits trop confiantset trop optimistes, trop souvent cette harmonie

manque chez les peuples, comme chez les in-

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dividus. Telle était, par exemple, l'erreur del'abbe Grégoire disant à l'Assemblée consti-tuante, à la veillemême des plus grands crimes,

que la vertu a toujours sa place à côté deslumières et de la liberté. Combien d'individdséclairés qui sont sans force pour le bien, mous,vicieux, corrompus! Combien même qui sontd'autant.plus pervers qu'ils sont plus éclairés!

Il en est des sociétés comme des individus.Il y a des populations fort peu instruites, lespopulations ruralespar exemple,qui lisent peu,qui écrivent encore moins, qui ne savent quefort peu ou point du tout de géographie, quicomptent sur leurs doigts, mais qui sont fortes,

courageuses, honnêtes, de bonnes moeurs, tan-dis que, dans les grandes villes, dans les fau-bourgs, dans les fabriques et les usines, lacorruption semble marcher de pair avec l'in-struction laïque et obligatoire.

On connaît ces cartes de France où les dé-partements sont teintés de toutes les nuances,du blanc au noir, suivant le nombre de ceuxqui savent ou qui ne savent pas lire et écrire.Dernièrement, à la tribune du Sénat,un ministre

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de 1 instruction publique, grand chimiste, maismoraliste médiocre, étalait une de ces cartesoù la Bretagne était marquée en noir, pour sejustifier d'un jugement peu favorable qu'il avaitlégèrement porté sur les Bretons dans unePséance précédente. Que ce ministre, ou quel-qu'un de ses collègues, le ministrede la guerreou de la marine par exemple, ait besoin d'unetroupe d'hommes dévoués, courageux, fidèles,disciplinés, il les trouverait peut-être chez cesmêmes Bretons plutôt que chez des populationsmarquées d'une teinte plus claire. S'il y avaitdes cartes du même genre, avec des départe-

ments teintés de nuances plus ou moins som-bres selon le degré de la moralité, je crois queles Bretons prendraient leur revanche et queles teintes seraient bien souvent à l'inversel'une de l'autre, surtout depuis que l'instructiondans les écoles est telle que la donne la Répu-blique. N'a-t il pas été constaté que là où il ya le plus de conscrits illettrés, il y a le moinsd'accusés?

Je ne fais pas peu de cas des progrès de l'élé-ment intellectuel, du progrès des lumières,

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des sciences, de l'industrie; mais, s'il était né.cessaire d'opter, je n'hésiterais pas à donner lapréférence à l'élémentmoral. L'honnêteté sansles lumières est un moindre péril que les lu-mières sans l'honnêteté.

« Nous ne subsistons, a dit M. Renan, cettefois bien inspiré, que par un reste de vertu »Je crois qu'il faut ajouter par un reste d'en-seignement religieux qui, joint à l'enseigne-ment moral, doit encore laisser des traces pen-dant quelques années.

S'il est possible qu'une société d'athées sub-siste, ou, ce qui revient au même, une sociétéde matérialistes,suivantune hypothèse célèbredans laquelle Bayle a paru se complaire, c'est,j'imagine, à la condition qu'ils ne soient pasdes athées ou des matérialistes effectifs et par-faits, et qu'il leur soit resté quelque chose de

ces sentiments spiritualistes,etmême religieux,dont ils se vantent par fanfaronnade d'être pourtoujours entièrementaffranchis.

Ces précieux restes sont aujourd'hui notre

t. Discours à l'Académie française, réponse à Cherbuliez.

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espoir suprême, notre ancre de salut. Quel n'est

pas le vertige de ces singuliershommes d'Ëtat,grands ou petits, qui, au lieu de les cultiver,s'attachent à les détruire, à les extirper dansleur germe, de Famé même des enfants, avecune sorte d'acharnementdiabolique! Supposezqu'ils y réussissent, et qu'il ne reste plus riende ces sentiments moraux et religieux qui setiennent si étroitement ensemble et se forti-fient les uns~ par les autres, tout tombe en cor-ruption, et les meilleures choses tendent à de-venir les pires. Quoi de meilleur, par exemple,

que la liberté, mais quoi de pire, quoi de plusperfide, quand des gouvernants et des sophistes,

sans nul scrupule, en font un prétexte d'op-pression, et la retournent, pour ainsi dire,contre elle-même C'est aussi sans doute unebonne chose que le choix des représentantsremis à l'universalité des citoyens; mais quoide pire quand, par l'ignorance, l'égoïsme, l'en-vie, les intérêts et les passions, les choix nevont plus qu'aux plus médiocres ou même auxplus mauvais!1

Rien de meilleur encore que les lois; mais

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quoi de plus pernicieux et de plus perfide quandelles deviennent l'arme même et l'instrumentde l'arbitraire contre lequel elles étaient desti-nées à nous garantir, quand elles sont arbitrai-rement appliquées et interprétées, impunémentviolées, de front on de biais, par des magistratsépurés,serviteursdocilesdespassionsdesminis-

tres, des députés et des préfets 1 n n'est pas be-soin de faire ici le tableau de tant de scandales,d'abus, d'injustices qui s'étalent au grand jourdans la presse, dans les Chambres, dans les tri-bunaux, dans les cris de la rue. Jusqu'où lacorruption n'a-t-elle pas pénétré et où n'avait-elle pas établi, pour notre honte à tous, un de

ses principaux sièges? De quoi dans ce temps-ci n'a-t-il pas été fait trafic et marchandise?L'empireà Rome a été un jour à vendre; doit-il en être de même chez nous de la république?

Je veux bien que la république en elle-mêmesoit de toutes les formes de gouvernementlaplus conforme à la raison, la plus en harmonie

avec les droits de tous. Oui, sans doute, maisà la condition qu'elle repose sur le fondement

que lui a donné Montesquieu, c'est-à-dire sur

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la vertu, ou, comme nous disons, sur l'élé-ment moral. Si nulle forme de gouvernement

ne peut se passer de cet élément, celle-là eneffet peut-être encore moins que toute autre,puisque nul autre régime ne donne carrière àautant d'ambitions, d'intrigues, de sentimentsenvieux, de passions dangereuses, quels périlsla société n'a-t-elle pas à courir avec le suf-frage universel, même avec des amendements

comme ceux de la toi du 31 mai, si le préser-vatif de l'élément moral vient à manquer!

Je n'aurai garde d'invoquer les témoignagesqui pourraient sembler suspects, de ceux qu'onappelle des cléricaux, des conservateurs ou desréactionnaires. Je préfère les aveux des répu-blicains eux-mêmes. Quelles ne sont pas leursdoléances, leurs alarmes, leurs sombres ap-préhensions, aux États-Unis,comme en France 1

Voici deux lignes d'Horace Mann, ce grandcitoyen des Ëtats-Unis, cet apôtre dévoué dela démocratie et de l'instruction populaire, quisont bonnes à méditer en France « Tout cequi a été dit, et dit avec vérité, de l'excellencede nos institutions, si elles sont appliquées par

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un peuple sage, doit être renversé si le peuple

est corrompu Que de faits énormes, écla-

tants, de corruption, de dilapidation, de con.cussion sont venus confirmer dans sa patriemême les paroles d'Horace Mann 1

Pour revenir chez nous et pour citer un des

doyens les plus respectables de notre répu-blique, ou est-elle cette démocratie sage, tem-pérante, courageuse, tolérante, que réclameM. Barthélémy-Saint Hilaire pour le salut de larépublique '?

Il n'est pas permis de mettre en doute labonté du progrès des lumières, du progrès del'industrie dans l'ordre intellectuel, mais c'està la condition du concours de l'élément moral.Voyons ce qui peut arriver, et ce qui arrive,si la moralité fait défaut ou reste en arrière.La. science elle-même, dans ses applications,deviendra pernicieuse et maltaisanteaux mainsde gens sans conscience.La plupart des inven-tions et des découvertes sont susceptibles de

t. De l'importance de t'éducation <&MMune f'pttttt~tte, bro-chure in-8. Paris, Lechevaller, i<H3.

2. A la <MMO<'f<t~e/)'Mpa~e.

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servir au mal non moins qu'au bien, selon

ceux qui les exploitent. Telle substance nou-velle, utile pour l'industrie ou la médecine,

sera un poison mortel, un poison perfectionnéqui ne laissera pas de traces. Ces engins, cesnouvelles et formidables substances explosiblesqui ne doivent servir qu'à défendre la patrie

contre l'ennemi et à repousser l'invasion, desscélérats s'en empareront pour les pires des-seins. Si Paris doit être par eux incendié de

nouveau, ce sera par des moyens perfectionnéset d'une manière encore plus scientifique.Com-bien Érostrate n'est-il pas dépassé! Le revolverqui se cache dans les poches est plus souventemployé à assassiner les autresqu'à se défendresoi-même.

Avec ces nouveaux moyens de destructionquel mal ne peuvent pas faire, non seulementles anarchistes,mais des gouvernements ou desnations qui mettent la force avant le droit? Lemonde épouvanté n'aura peut-être jamais vuencore la destruction et le carnage sur une aussigrande échelle. Voilà où se consument l'ordes nations et une partie du génie inventif de

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nos savants et de nos ingénieurs. Ce que de-

mandent aujourd'hui à la science, non pas desbarbares, mais les nations les plus civiliséesdel'Europe, ce n'est pas le moyen d'adoucir le

sort des hommes, mais le moyen de les exteminer sur terre et sur mer, en plus grand nom- i

bre à la fois et dans le moins de temps possible.A la fin du xvn" siècle, La Bruyère disait

« Les hommes ont enchéri sur les moyens de sedétruire réciproquement u. Que dirait-il dutemps présent, lui qui, d'ailleurs, a fait en quel-

ques lignes, d'une terrible ironie, une si vive

et si repoussantepeinturedes.mauxde la guerreet de la folie des combattants? Quel avenir

encore plus sanglant ne nous prédirait-il pas,à moins que quelque soume de paix et de jus-tice ne vienne enfin à passer sur le monde?

Il est vrai que les mêmes sciences qui abon-dent en procédés, en recettes; en combinaisonsde tout genre pour tromper; falsiner et tuer,fournissent aussi, par une sorte de compensa-tion, les moyens de découvrir la fraude et de

i. Du SeMMf<t(Met de la Rdpublique.

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se mettre en garde. Dans l'industrie, commedans la guerre, il y a un développement, plus

ou moins parallèle, une sorte d'émulation entreles progrès d~ la défense et ceux de l'attaque.Un certain nombre de fraudesn'échappentpasaux analyses du laboratoire municipal. Mais

elles se reproduisentsi vite, sous tant de formes,

et toujoursde plus en plus habiles à se déguiserqu'elles devancent trop souvent les moyens de

les découvrir. Le contrepoison ne vient qu'aprèsle poison.

« Les sciences,a dit Leibniz, qui apprennentà faire du mal croissent avec tant de succès

qu'il serait a souhaiterque les sciences du réelet du salutaire puissent suivre celles du fard etdu nuisible'. Quels progrès n'ont pas faits

ces sciences du nuisible et du fard, c'est-à-direde tout ce qui n'a du réel que l'apparence, et de

tout ce qui peut empoisonner ou tuertDans un chapitre de son T~Me~M de

qui a pour titrf Il Ce que deviendra Paris »,Mercier, il y a plus d'un siëclc, s inquiétait

1. DtMOMMsur la M«todede la certitude.

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déjà pour l'avenir de Paris de ces progrès, oude ce que j'appellerai le mal scientifique. « LesQéaux de la nature ne sont plus rien, dit-il, encomparaison de ceux que l'homme a créés poursa ruine et pour la ruine des cités populeusesqu'il habite. » Ne semble-t-il pas qu'il ait en-1

trevu la Commune, le pétrole et la dynamite?Bientôt il sera au pouvoir de quelque misérablemalandrin, anarchiste ou socialiste, de fairesauter tout un quartier de Londres ou de Paris.Cependant ne soyons pas, à notre tour, un pro-phète de malheur; ne crions pas sur les placespubliques Encore quarante jours et Ninive

sera détruite! Mais soyons vigilants, et gar-dons-nous d'une foi absolue dans un avenir depaix et de félicité.

Il est bon d'être riche, pour les États et pourles individus, mais c'est à la condition de bien

user de la richesse. Or le bon usage de la ri-chesse a, pour principale' sinon pour uniquegarantie, la moralité. Hors la moralité, quelsinstruments et quelles excitations dans les ri-chesses, pour le mal et la corruption! Tous lesmoralistes, anciens et modernes, ont signalé

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leurs pernicieux effets sur tes sociétés où te

ressortmoral est affaibli. Par t'amour du plai-sir, l'oisiveté, la mollesse, le relâchement des

mœurs, elles abattent les courais, elles accé-lèrent la ruine des empires. Les ri< hes sont Mn

uéau pour l'État s'ils n'accomplissent pas lesdevoirs que la richesse impose An moinsfaudrait-il garder la force et le courage néces-saires pour défendre ses milliards contre desravisseurs étrangers ou contre les pillards dudedans. Prenons garde qu'ils ne soient une leu-tation et comme une proie offerte & d'autresplus courageux qui, par de là nos frontières.toujours éveillés et de plus en plus avides,guettent te moment opportun pour s'en em-parer. Ils en ont déjà gonté, ils veulent engoùter encore. Ce n'est pas le progrès intel-lectuel et scientifique, sans le concours de laforce morale, qui nous sauvera. Il est bond'avoir la bourse bien garnie, mais à quoi celaservira-t-il ~i nous n'avons pas la force de la

t. Sur les devoirs que la morale impose aux nehes, voirun récent opuscule de M. Courcelle-Seneeil la Morale <f!tMj~ des tt~M.<M.

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défendre contre le premier voleur qui se ren-contrera au coin d'un bois? « De toutes lesmauvaises choses, a dit un grand romancieranglais, il n'y en a pas de pires que les bonnesquand on en fait un mauvais usage'. » Nous

venons d'en donner amplement les preuves.

I. Dickens, Barnabé Nt«~<

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DE L'!M~U(:M)?i DANS L'ÉB~CATtOS

Comment faut-il juger de ta valeur des maîtres et desécoles? Comparaison des résultats moraux. Du der-nier des soucis de nos hommes d'Etat. Danger del'instruction sans la moralité. Une page de Maudstcy.

Proscription de l'instruction religieuse. tnefacacitéde l'enseignementdes devoirs dans t'écote sans le nomde Dieu. Témoignages de philosophes rationalistes etde libres penseurs. Expérience dangereuse dans leslycées de Nttes. Nutte amélioration possible du sortdes classes populairessans un progrès dans la moralité.

Vanité des enseignements économiques. Vanité del'augmentation des salaires. Le vice et la misère in-dissolublement unis. Quelles sont les forces pour lebien à opposer à tant de forces pour le mat? Descauses de la supériorité de nos vainqueurs. Courtedurée du Culturkampf en Allemagne. Continuationen France d'une guerre impolitique et aveugle contreles prêtres. Comment suppléer à leur concours pourles bonnes mœurs et la bonne éducation? Répliqued'Origène à Celse. Hors une recrudescencede forcemorale, point de salut.

Au premier rang de ces choses excellentes

en elles-mêmes, mais qui, détournées de leurvéritable but, peuvent devenir les plus grands

HI

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des maux, rien ne prend place avant l'instruc-tionen généralet l'instruction du peuple en par-ticulier. Quoi assurément de plus louable quede faire partout la guerre à l'ignorance,non seu-lement dans les villes,mais danslescampagnes,et jusque dans le dernierdes hameaux,au fonddes vallées et sur le haut des montagnes? Ilfaut applaudir à laconstructiondécotespartoutoù les écoles manquaient, partout où ellesétaientinsuffisantes ou insalubres,pourvu tou-tefois qu'on n'en fasse pas des monuments quiruinent l'Ëtat et les communes, et qui donnent

aux enfants le dégoût de la chaumière de leurpère. Mais si je m'inquiète du bon état et dunombre des bâtiments scolaires, on ne trouverapeut-être pas étrange que je m'inquiète davan-

tage de ce qu'on y enseigne ou de ce qu'on n'yenseigne pas. En sort-on meilleur, ou en sort-on pire? Voilà la question qui domine tout etqui laisse toutes les autres bien loin derrièreelle.

Si l'instruction officielle du peuple reste cequ'elle est, c'est-à-dire sans nul enseignementreligieux, si le fanatisme irréligieux continue

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à sévir, malgré les protestations des communeset des familles, quelles tristes générations vontsortir de nos palais scolaires! H semble qu'avantde rayer Dieu de l'instruction primaire, avantde s'appliquerà dessécher dans les jeunescœurstout sentiment religieux, des hommes d'État,

même non croyants, pourvu qu'Us fussent douésde quelque sens politiqueetde quelqueombre de

sagesse, auraientdù avoirsouci de ce que l'édu-cation nationale en souffrirait. Avant de chas-

ser des maîtres éprouvés qui enseignaient, nonpar intérêt, mais par vocation religieuse, etd'imposer partout à leur place des maîtreslaïques, il y avait lieu de s'enquérir des résul-tats comparés des écoles tenues par ces deuxclasses de maîtres, non pas seulement au pointde vue de l'instruction, mais à celui, qui im-porte encore plus, de l'éducation morale. Au-raient-ils donc oublié ce grand axiome de la

sagesse universelle, qu'on juge de l'arbre parses fruits?

D'où sortent,en plus ou moins grandnombre,les bons ou les mauvais sujets, les plus labo-rieux, les plus tempérants, les plus braves et

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les plus disciplinés sous les drapeaux, ou bienles débauches, les ivrognes, les grévistes deprofession, les émeutiers, les anarchistes? Aqui surtout s'en prendre de cette redoutahleaugmentation du nombre des assassins, desvoleurs, des récidivistes et des criminels de

de toute espèce et de tous les degrés. Jetez

les yeux sur les statistiquesofficielles de la jus-tice criminel~, surtout des deux années de 4885et de 1886. Quoi de plus sinistre que ce crid'alarme de M. Yvernès, directeur de la sta-tistique « Nous sommes en présence d'un dé-bordement de démoralisation » « La grandecriminalité, dit M. d'Haussonville, a doublé de-puis soixante ans, et la petite a quadruplé'. »Quels sont les républicains béats qui oseraient

encore nous dire aujourd'hui que l'instructiongratuite, laïque et obligatoire ferait fermer lesprisons? Tout au contraire; jamais il n'a fallutant en ouvrir que depuis qu'il n'y a plus demaîtres ni d'enseignement religieux, et que lesmanuels du Conseil municipal de Paris ont

<. Combat coutre le vice, Revue des Deu.cMondes, 1" avril1887.

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pris la place du catéchisme et de l'évangile.Où s'arrêtera ce progrès dans le crime, dansl'immoralité et la perversité?

La neutralité inscrite dans la loi, fût-elle sé-rieuse, seraitdéjà,je l'ai dit ailleurs',un grandmal,mais le masque est partout jeté, et, au lieude cette neutralitéhypocrite, nous avons le mé-pris non dissimulé ou même la guerre ouverteet acharnée contre toutes les idées religieuseset tous les cultes, contre tout ce qui entretient,développe et fortifie l'élément moral. On nesaurait trop le redire, même après tant de voixplus autorisées que la mienne sans lamoralité,l'instructionne fait qu'augmenterles tentations,

en même temps que les moyens de mal faire.Elle donnera un degré d'astuce et de méchan-ceté dont un ignorant, un illettré ne seraitpas capable. L'ignorance est un mal, mais unemauvaise instruction est un mal plus grandencore « Un méchant européen, a dit Leibniz,est plus méchantqu'un sauvage il raffine dansle mal. »

i. Nouvelles Etudes familières, etc., Du fanatisme irréli-gieux.

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Sur les dangersde cette instructionà l'usagedes écoles publiques je n'invoquerai, pas plus

que tout à l'heure, des témoignages qui pour-raient être suspects de parti pris et de par-tialité à cause de la robe ou de la foi de leursauteurs. Je ne citerai pas les mandements deMgr Perraud ou de l'archevêque de Paris, niles excellents livres de M. l'abbé de Broglie'tou de M. l'abbé Sicard ni même le discoursde M. le duc de Broglie à la réception deM. Gréard, ou ~<M!SHM et <e Code civil deM. Duverger;je ne citeraipas même les témoi-

gnages, d'ailleurs si souvent reproduits, de Vil-lemain, Guizot, Cousin, Saint-Marc Girardin etThiers, J'irai prendre mes autorités dans uncamp tout opposé, commeSéneque, qui passe de

temps à autre dans le camp d'Ëpicure pour luiemprunter des maximes qui viennent à l'appuide celles de Zénon'. Comment tenir pour sus-pect, par exemple, le témoignage du philosophe

i. La Morale ~Mt Dieu, de Pabbé de Brogtie.2. Les DettB Ma<b'e~ de !'en/<Mee, !*<)M<t<M<e)«'et le pr<'<fe.3. « Soteo enim et in aliena eastra transire,non tanquam

transtuga, sed tanquam explorator. » (Epist., M.)

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anglais Maudsiey,positiviste et non moins libre

penseurque M. Hovelacque lui-même, du Con-seil municipal de Paris? Or c'est lui qui a écrit

cette page, qui mérite d'être citée tout entière,

sur l'insuffisance de la science toute seule pourle progrès véritableet le salut social

« La science n'est pas nécessairement bonne,elle est une puissance pour le mal comme pourle bien. Une fraternité fondée sur la scienceseule serait un édifice sans ciment. Ceux qui

en sont enthousiastes et la jugent un si grandbien devraient s'occuper de démontrer aumonde qu'il est plus moral de voyager à cin-quante milles à l'heure derrière une locomotive

que de faire dix milles dans une diligence. Lesgrands progrès dans les arts, les sciences, l'in-dustrie, dans tous les genres du progrès maté-riel, ont eu pour effet d'engendrerbeaucoup dedésirs égoïstes nouveaux dont la satisfactionimmédiate est une source de corruption. Lascience a-t-elle fait beaucoup, ou même quoi

que ce soit, pour compenser le développementde l'égoïsme? N'a-t-elle pas affaibli la religion,cette grande force de contrôle, qui tenait autre-

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fois l'égoïsme en échec, sans mettre aucuneforce abstraite à sa place? H serait malaisé de

prouver qu'il y a avantage d'accumuler desrichesses, si l'humanité décline d'avoir debeauxvêtements et de belles manières, de rem-placer de tranquilles villages par d'intermi-*

nables faubourgs de nos villes. Les gens quihabitent ces faubourgs monotones sont-ils enréalité plus nobles et meilleurs que les simpleshabitantsqu'ils ont remplacés.Après tout, unacte héroïque de sacrifice est quelque chose deplus noble, de plus civilisateur que l'envoi enquelques secondes d'une dépêche de Londresà Hongkong. » Il dit plus loin, de même queLeibniz « La civilisation peut faire des brutesplus brutes et surtout plus dangereuses qu'àl'état de nature ».

Maudsley a raison. Malheur à la nation, si

nos législateurs persévèrent dans leur théo-phobie insensée, s'il re sort plus de nosécolesqu'une génération avec l'ardeur de toutes les

convoitises,sans frein moral ni religieux!1 Mau-

dite soitmême l'instructionpopulaire, si, commedit Sénèque, on cessed'être bon à mesure qu'on

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devient plus savant .S/ ~osf~<MM< doeti ~t'o-<f<0'!H~ <'0)t< <~MM<

Platon dans sa M<'pM~Mc, Plutarquc dans

son 7't*at<e de f~M<*a</OM ~pKMf~sf, veulent

que les gardiens de l'Etat ou les pères de familleveillent à ce que rien ne corrompe l'éducationdes enfants. Ils doivent, d'après Platon, aspirer

par tous les pores le beau et le bien. Que noussommes loin de cet idéal dans notre répu-blique Ne semble-t-il pas que nos gardiens del'Ëtat aient pour but de leur faire aspirer toutle contraire du beau et du bien? Leur uniquesouci est de leur faire apprendre à écrire, à

compter, à détester la France d'avant 89, à ad-mirer les crimes de la Révolution et a fouler

aux pieds le catéchisme. Quant à les rendremeilleurs, nul n'y songe. Nos pédagogues ofti-ciels sont satisfaits s'ils ont réussi, non à lesformer aux bonnes mœurs, mais à déracinerles pieux enseignements de la mère, à les déta-cher des croyances religieuses qui sont la plusefficace, sinon la seule garantie, de leur mo-

t. Et<M< xcv.

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ralité. Les maîtres laïques de leur choix ont

pour tâche d'en faire de petits esprits forts, qui,

au sortir de l'école, insultent dans la rue Je

prêtre ou la sœur de charité,en attendantqu'ilsfréquentent les cabarets et les clubs et s'enrô-lent dans les bandes d'anarchistesqui iront àl'assaut de l'ordre social.

Je ne parle pas ici en croyant; je ne me place

pas au point de vue de la foi, pas plus qu'ncelui de la métaphysique; je m'en tiens à l'expé-rience et à la sagesse pratique; je n'examine

pas si, dans certaines âmes de penseurs et dephilosophes, la morale sans la religion peut sesuffire à elle-même, si la religion eh est le fou-dement ou bien si elle en est le faite. Prenantla question de moins haut, j'examine l'impres-sion causée par cette suppression de la religionet de Dieu dans les écoles primaires des villeset des campagnes. Quel trouble a dû se produirechez ces pauvres enfants quand tout à coup, parun ordre d'en haut, la rupture religieuse s'estopérée, quand la prière et le catéchisme ontété proscrits, quand le crucifix pendu à la mu-raille a été enlevé, quand il a été interdit au

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curé de venir désormais leur recommander, aunom de Dieu, la sagesse, l'obéissance, le tra-vail, la bonne conduite! Comment ne pas s'ef-frayer de l'autorité qu'ont dû perdre les vérités

morales qui ne sont plus imposées que sur laparole du maître? Comment des familles toutle jour absorbées par les rudes travaux des

champs ou de l'usine, enseigneront-elles lecatéchisme banni de l'école?

Dans l'immense majorité des communes deFrance il n'y a pas deux hommes, il n'y en aqu'un seul, le curé, magistrat moral et reli-gieux, comme disait M. Guizot, qui soit com-pétent en fait d'éducation or le curé a été

exclu des commissions scolaires; il lui a étéinterdit de mettre les pieds dans l'écote, il ena été banni comme un pestiféré. Quelle auto-rité cependant peut remplacer !a sienne et venir

en aide a l'oeuvre morale de l'instituteur? L'en-seignement des devoirs, sans le nom de Dieuqui les a imposés et qui commande, pénétrera-t-il bien profondémentdans l'âme des enfants?Dieu le veut, Dieu le défend, nulle autre paroledu maître, nul système de philosophie, ne

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sauraient avoir la même prise sur l'âme desenfants. H restera peu de chose, j'en ai peur,de ce sec enseignement civique et moral pres-crit par le programme. Qu'on se renseigne con-fidentiellement, comme je Fai fait, auprès desinstituteurs les plus expérimentés et les plusautorisés sur les tristes fruits de ce nouveausystème d'éducation.

Tout à l'heure j'ai cité Maudsley en témoi-

gnage du péril que court la civilisation quandles progrès de la science sont séparés de la mo-rale j'invoque maintenant les témoignages dephilosophes rationalistes et libres penseurssur le péril que court la morale elle-mêmesansl'appui de l'idée et du sentiment religieux. Enpremier lieu je mets le beau livre, tant de foiscité, de M. J. Simon, Dieu, liberté, patrie. Quimieux que lui dans ce livre, et dans ses dis-

cours au Sénat, a fait justice du danger, du

mensonge et de l'hypocrisie de l'école neutre,c'est-à-dire de l'école sans Dieu?Si cette grandeet belle cause avaitpu être gagnée, elle l'eût été

par lui.M. Janetdéclare inefficaces les préceptes mo-

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raux sans les croyances religieuses'.M. Beaus-sire croit que la religion est le couronnementde la morale, et non sen fondement, mais iltient que ce couronnement est nécessaireM. Vacherot, esprit plus hardi, dans la conclu-sion même de l'ouvrage où il analyse si libre-mont les éléments moraux et psychologiquesde la religion, s'épouvante du vide que la reli-gion en se retirant laisse dans les Ames. M

C'est

un vide, dit-il, qu'il est urgent de combler, maissi l'on n'a pas, comme il est trop évident, de

quoi le combler, que dire de l'aveugle et cou-pable imprévoyance de ceux qui travaillentau-jourd'huià le faire avec tant d'acliarnemeni et

un véritable fanatisme 3?

Encore moins récusera-t-on sans doute letémoignage de M. Taine qui, aussi vivement

que M. Vacherot, signale le danger d'un pareilvide.

'< Dans toute société, dit-il, la religionestun organe précieux et naturel. D'une part, leshommes ont besoin d'elle pour penser à l'infini

t. Voir la Morale, dernier chapitre.9. Principes du droit, préface.3. La Religion, conclusion.

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et pour bien vivre; si elle manquait tout àcoup, il y aurait dans leur âme un grand videdouloureux, et ils se feraient plus do mal les

uns aux autres. D'autrepart, on essayerait envain de l'arracher; les mains qui se porteraient

sur elle n'atteindraient que son enveloppe; ellerepousseraitaprès une opération sanglante. Son

germeesttrop profondpourqu'on puisse l'extir-per*. ? »

L'amour de la patrie lui-même s'affaiblira

avecle sentiment religieux, comme le démontresi bien M. J. Simon dans le livre que nousavons déjà cité; il s'affaiblira en dépit de tousles manuels d'enseignement civique, en dépitdu jeu puéril des petits bataillons scolaires.Prenez garde de faire des recrues, non pourune vraie ligue des patriotes, mais pour celle

des antipatriotes. Qu'il y ait un parti, fat-cedansles plus bas fonds de la démagogie, qui oseprendre ce nom, qui ose dire-à la tribune duclub qu'il n'y a pas de patrie,alors que de toutesparts la France est menacéepar l'étranger, c'est

1. Origines de la France contemporaine, liv. lU, chap. m.

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là une impiété, une monstruosité inouïe dont

un enseignement populaire athée, fermé à tousles sentiments élevés, et dédaigneux de tout lepassé de la France, porte la responsabilité.

L'instruction religieuse des filles n'a pastrouvé grâce devant les laicisateurs plus quecelle des garçons, Il y a bien à Paris un lycéedefilles qui s'est mis sous la protection du beau

nom de Fénelon, mais il n'en a guère pris quele nom, et renseigne est trompeuse. N'est-ce

pas un mensonge de placer une maison d'édu-cation d'où l'instruction religieuse est bannie

sous le patronagede l'auteur de I'~Mca<:oK des

filles, qui lui fait une si grande place ? L'expé-rience cependant est ici encore plus cruelle etplus brutale, car chez les femmes le vide du

cœur sera plus grand et plus difficile à com-bler.

Les motifs de religion, dit Rousseau, dansl'~MM~e, empêchent souvent les hommes demal faire. Je crois que cela est vrai plus encoredes femmes, qui généralement se conduisentdavantage par le sentiment. Combien, dans lemonde et dans le peuple, ne sont retenues au

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devoir que par le sentiment religieux Otez cefrein de la religion, combien peut-être serontplus près de succomber! Il y aura sans douteplus de bas-bleus;déj& sur les trottoirset dansles tramways de Paris, je ne rencontre que de

1grandesjeunes filles pâtes ayant un lorgnon oudes lunettes sur les yeux, avec des livres et descahiers sous le bras. S'il doit y avoir plus debas-bleus, il y aura moins, je le crains, debonnes épouses et de bonnes mères de famille.Je ne suis vraimentpas sans quelque appréhen-sion sur le sort réservé dans l'avenir aux mé-

nages et aux maris républicains par cette édu-cation républicaine.

Qui, plus vivement que Plutarque,a exprimécette nécessitéde la religion dans un État, etl'indispensable appui dont les Dieux sont à lacité? « Je concevrais plutôt, dit ce sage, uneville bâtie dans les airs qu'une république quin'aurait pas pour principe lé culte des Dieux. »Quant aux singuliers pédagogues qui ont faitles lois sur l'instruction primaire et rédigé sesprogrammes, ils ne sont pas de l'avis de Plu-tarque ils ont biffé les Dieux de partout; ils

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ne craignent pas d'entreprendre de bâtir leurrépublique dans les airs. Qu'il en coûtera cherà la France pour avoir eSacé de la loi actuellel'instructionreligieuse,qui étaitau premierrangdans les lois antérieures!Qu'il est à craindre

que l'enseignement de la morale civique etrépublicaine n'arrête pas la démoralisationde

ces jeunes générations sur lesquelles on recom-mence impitoyablement l'expérience si malheu-

reuse de la Conventionet du Directoire!Combien n'avons-nous pas d'exemples sous

les yeux qui montrentque les meilleurs ensei-

gnementsde la scienceéconomique et les meil-leures œuvres en faveur du peuple, les sociétéscoopératives, les caisses de secours les mieuxorganisées, ne peuvent produire, sans la mo-rale, aucune amélioration solide dans le sortdes classes populaires. Un certain nombre d'éco-nomistes se font illusion sur l'efncacité de leursenseignements, et attribuent à leur science unevertu que par elle-même elle n'a pas. A lescroire, lorsque l'économie politique serapartoutenseignée, même dans les écoles primaires,lorsque la vérité économiqueaura lui à tous les

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yeux, partout régneront la paix et l'harmonie,chacun sera content de son sort, ou du moinschacun se résignera au sein de sa misère.

Je ne prétends pas assurément qu'il n'y aitpoint d'avantage à rectifier de fausses notionséconomiques par des notions plus exactes; ilfaut y travailler sans doute, mais cela ne sumt

pas. Quand mêm~ vous auriez réussi à con-vaincre tous les ouvriers du monde des loisinexorables de l'offre et de la demande et desbeautés philosophiques du libre-échange, ils nese tiendront nullement satisfaits et tranquillesle jour où leurs salaires viendront à dimi-

nuer ou leur ouvrage à manquer. Vousn'aurezpas en effet triomphédes vices qui sont la prin-cipale cause de la misère,qui le plus souvent lafont naître, qui l'entretiennent,qui la poussentjusqu'au dernier degré. En vain les plus sainesdoctrines, grâce au louable zèle de ces apôtresde l'économie politique, seront-elles partoutprêchées au peuple, l'envie, la convoitise, laparesse, l'intempérance, la débauche, l'impré*

voyance n'en subsisteront pas moins, ou même

ne feront que croltre, si, enmême temps que les

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ouvriers seront plus éclairés, ils ne deviennent

pas meilleurs. La misère sera au foyer domes-tique, tandis que le père de famille dissipera

tout au cabaret; les grèves, avec violences et

menaces contre les maltres, avec sévices contreles camarades qui veulent continuerle travail,n'en seront ni moins fréquentes ni moins dan-

gereuses.Je suppose que tous les salaires soient dou-

blés, l'ouvrier n'en sera pas moins sans res-sources à la fin de la semaine, ou au premierjour de chômage, s'il ne met rien de côté, s'il

ne devient pas plus économe, plus sobre, plusrangé. Sans le concours de la morale, toutes lesprédications de l'économie politique sont doncimpuissantes. Vous aurez beau dire et beaufaire, entre le vice et la misère il y a une asso-ciation indissoluble. En vain encore, l'hygiène,qu'on enseigne maintenant dans les lycées etdans les écoles, ajoutera-t-elle ses leçons àcelles de l'économie politique, sans la pratiquede ce grand devoir de la tempérance qui, s'il nela contient pas tout entière, en contient certai-nement la plus grande partie. L'ouvrier sans

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doute n'ignore pas les tristes effets de l'alcoo-lisme sur lui et sur les siens. Quelque bienaverti qu'il soit, il n'en sera pas plus sobre,si la morale ne vient en aide aux conseils del'hygiène ou de la médecine.

Aux partisans trop confiants du progrès parles seules lumières de l'école, il suffirait d'op-

poser ce vice croissant de l'alcoolisme dont lestristes effets s'étendent du père aux enfants,qui infecte, abâtardit, abrutit une partie de lapopulation de certains départements et centresouvriers. L'alcoolisme à lui seul peut dégrader

une partie de la nation, corrompre ses forcesphysiques et morales et faire reculer la civilisa-tion. Loin de combattre ce Seau, il semble quele gouvernementrépublicain ait voulu le favo-riser par la liberté et la multiplication desdébits de vins et liqueurs, plus ou moins fal-sifiés, à l'usage des classes,populaires. Il s'estrencontré un ministre qui avait pensé qu'en faitde nouveaux impôts pour combler le dé6cit dutrésor public, le mieux était d'imposer davan-

tage cette liqueur homicide de l'alcool. Mal lui

en a pris d'oser toucher aux profits des mar-

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chands de vin, ces grands électeurs des députéset des conseillers radicaux on socialistes de laville de Paris. Quelques jours après, il n'étaitplus ministre, et son successeur s'empressaitde retirer ce malencontreux projet. Quel estle village si petit qui n'ait au moins deux caba-rets ? Je vois le jour où, à part quelques grandsmagasins qui auront absorbé tous les autres, iln'y aura plus dans les rez-de-chausséede Paris

que des cafés, des débits de vin et de liqueurs.Ainsi par tous les côtés la civilisation tient à

lamorale. Nousavonsailleurs combattu Buckle,l'historiende la civilisationen Angleterre,qui aprétendu démontrer qu'elle n'y tient par aucunlien, qu'elle dépend tout entière de l'élémentintellectuel, sans nul concours de l'élémentmoral, et qui a même osé soutenir que la mo-rale ne peut que lui porter préjudice.

Sans nous laisser éblouir par les progrèsdessciences et de l'industrie, si nous voulons sa-voir ce que nous avons à craindre ou à espérer,il faut avant tout regarder à l'élément moral.Demandons-nous s'il y a dans notre France

un développement parallèle de ces forces, de

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ces vertus morales hors desquelles, selon nous,pas de salut. « Nous pouvons nous enorgueillirà bon droit, a dit le Michelet d'avant 1846, detant de progrès accomplisvoilà tantôt un demi-siècle mais le cœur se serre à voir que, dans

ce progrès de toutes choses, la force moralen'a pas augmenté. » Combien ne doit-il passe serrer encore davantage à voir ce qui sepasse aujourd'huit

Y a-t-il parmi nous plus d'hommes justes,soumis en toutes choses à la loi du devoir, plusd'hommes d'honneur au cœur droit et ferme,

et plus purs de toute corruption qu'aux tempspassés? Non seulement il n'y en a pas certai-nementdavantage, mais il est à craindre qu'il yen ait moins, d'après le progrès de la crimina-lité et de la corruption des mœurs. Or, pouréchapper aux périls dont nous sommes mena-cés, il faudrait non seulement que la quantitéde bonté n'eut pas diminué, mais qu'elle futbeaucoup plus grande, afin de faire le contre-poids à l'augmentation des tentations et des

moyens de mal faire. Ce minimum de moralitérequis pour le salut d'une société, Jtous sommes

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exposés à le perdre par les diverses causes quenous avons indiquées, dont la première est r&f-

faiblissement du sentiment du devoir détachéde Dieu, le législateursuprême, par l'irréligionlégale, par l'irréligion obligatoire de l'écoleprimaire et de l'éducation nationale.

Il ne faut pas sans doute désespérer nis'abandonner à un trop sombre pessimisme.Nous n'en sommes pas encore réduits à cedegré de démoralisation dont le psalmiste adit Non est qui faciat &OMtMK, non est usque ad

unum. « II n'en est pas un qui fas:,e le bien, il n'enest pas même un seul ». Grâce à Dieu, il en estencore plus d'un parmi nous qui fait le bien;il y a plus de justes dans la Babylone moderne

que dans Sodome ou Ninive pour détourner lacolère du ciel. Nous ne sommes peut-être pasencore à la veille de la destruction, mais nousen sommes menacés dans un avenir prochain,à moins d'une transformation intérieure etd'une recrudescence de vigueur morale.

Nous nous associons pleinementà ces parolesdu père Gratry « La morale, la justice,voilà, dans tous les ordres de choses, la simple

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et sainte condition de tout propres, de toutbien* ».

Il serait au pouvoir de l'Ëtat d'y concourir

en diminuant les causes de corruption et sur-tout.par un retour à la loi de l'instruction pri-~

maire de i833. Que ne cède-t-il à tantde voeux,à tant de protestations qui se font entendre de

toutes parts? Mais il semble se plaire à aug-menter le mal, au lieu de le combattre il per-sévère plus que jamais dans la laïcisation àoutrance et dans la guerre à tous sentimentsreligieux.

Quelques-uns ont imaginé de dire que laPrusse devait ses victoires, Sadowa et Sedan,à ses maîtres d'école. Il est possible qu'ils ysoient en effet pour quelque chose, mais nonpas au sens où l'entendent ces naïfs républi-cains. S'ils ont contribué à la victoire, ce n'estpas pour avoir mieux enseigné à tous à lire età écrire, mais par la supériorité de leur éduca-tion nationale, animée de la foi en Dieu, com-mune à toutes les sectes; c'est par l'enseigne-

i. &. WOM& et la loi de M~M'M.

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ment du respect de la loi et de la dis-iipline,de l'obéissance au souverain, de l'amour de lapatrie allemande. Voilà ce qui a rendu fortsles enfants de la Prusse, et non l'alphabet oula table de Pythagore, à ces jours de grandcombat où se décide le sort des nations; voilà

par où nous devons chercher à les vaincre ànotre tour.

Il est vrai que, depuis ces victoires, les chosesavaient quelque peu changé dans les écoles de

la Prusse; elles avaient aussi subi une sorte delaïcisation, à l'image de la nôtre; l'enseigne-ment religieux confessionnel, mais non pasDieu cependant, en avait été exclu. Il y a eu lerègne du Culturkampf; mais ce règne a peuduré. L'habile homme d'État qui préside auxdestinées de l'Allemagne n'a pas tardé à seraviser; il y a renoncé, sans nulle honte de secontredire. L'empereur Frédéric III, dans labelle proclamation par laquelle il a inauguré

un règne trop court pour la paix du monde, ena achevéla défaite.« Il faut, a-t-ildit, éviterqu'àforce de chercher à accrottre l'instruction, onarrive à oublier la mission éducatrice. Une race

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élevée dans les principes sains de la crainte doDieu et dans des mœurs simples pourra seuleavoir assez de force de résistance pour sur-monter les dangersqu'à notre époqued'ardenteagitation économique, les exemples de la vie àoutrancedonnés par quelques-uns font courir àla vie collective, » Puissions-nous ne pas mé-connaître nous-mêmesplus longtemps la mis-sion éducatrice de l'enseignementpopulaire 1

D'où vient cette haine aveugle que le clergé,tel qu'il est aujourd'hui, inspire à nos politi-ciens et gouvernants,au point de sacrifier toutà cette haine, même la liberté des consciences,même la paix sociale, même l'avenir de la ré-publique? Ne dirait-on pas que l'Eglise fait

peser sur eux un joug insupportable?On com-prendrait cette guerre et cette haine au tempsdes abus et des privilèges, alors que le clergéétait riche, qu'il levait des dîmes, qu'il étaitpuissant dans l'État, et aussi plus ou moinsintolérant et persécuteur. Nous n'en sommesplus là; l'Église actuelle n'a ni privilèges, nirichesses;elle n'a pas de force autre que la per-suasion pour imposer ses croyances. Ceux qui

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règnent aujourd'hui, ceux qui donnent le pou-voir et les places, ce ne sont pas les jésuites,mais les francs-maçons voila la nouvelle con-grégation, le nouveau pouvoir occulte, auquel

pouravancer,ou pourse maintenir,il fautplaire.Le cléricalisme est l'ennemi, suivant une pa-

role célèbre et malheureuse; c'est même au-tour seulement de cette déclaration de guerreà la religion qu'~ pu réussir jusqu'à présent às'opérer la concentration républicaine. Qu'ils

nous disent donc, ces opportunistes, ces radi-

caux, ces jacobins, quel mal leur font les prê-tres ? On les accuse, il est vrai, de ne pas aimerla république; peut-être, si elle les persécutaitmoins, l'aimeraient-ils davantage; peut-êtremême seraient-ils républicainssi la républiqueleur laissait la liberté.

Avez-vous peur qu'ils vous demandent de

nouveau des billets de confession, ou qu'ilsprélèvent quelques dimes sur vous et sur lepeuple? Il ne faut pas intervertir les rôlesc'est vous qui exigez des billets, non pas deconfession, mais de civisme, des attestations derépublicanisme, non seulement de vos hauts

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fonctionnaires, mais de débitants de tabac etmême des gardiens de cimetière; c'est vousqui, pour faire face à vos dilapidations, pré-levez des dimes, dîmes toujours plus lourdes,

sur les villes et les campagnes, de plus en plus

appauvries! Enfin c'est vous, et non pas eux,qui êtes les intolérantset les fanatiques du jour,à la veille même de la célébration du cente-naire de 89, c'est-à-dire de la proclamation de

ces mêmes libertés que vous violez effronté-ment

Si les prêtres ne peuvent plus faire de mal,

que de bien ne peuvent-ils pas faire encorepour combattre la corruption, pour fortifierl'élément moral! A ceux qui veulent les re-pousser de la société française et les réduireparmi nous à l'état d'ilotes, ne pourraient-ils

pas répondre, comme autrefois Origène à Celsequi les accusait d'agir sur les femmes et lesenfants « De quoi ~'ous plaignez-vous? Vosfemmes, nous les rendons plus chastes, plus

pures, meilleures épouses, mères plus appli-quées à leurs devoirs. Vos enfants, nous lespréservons du vice; nous développons en eux

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de généreuxsentiments. Que Celse nous montreoù est le sage père, le précepteurvertueux àl'obéissance duquel nous avons soustrait vosenfants. Tout au contraire, nous empêchons lesfemmes d'être infidèles et fâcheuses à leursmaris; nous les arrachonsà la fureur des théâ-tres, aux danses criminelles do la scène, auxterreurs de la superstition. Nous mettons unfrein à cette jeunesse qui bondit sous les pre-mières atteintes du plaisir; etc. »

Quelle belle et éloquente apologie! Quellevictorieuse réponse aux ennemis et aux persé-cuteurs du christianisme primitif! Comme elles'applique bien aux Celses et aux persécuteursde ce temps-ci!

Pour résumer ce qui précède, j'ai d'aborddéterminé en quoi le progrès consiste et d'où ildépend. La marche de l'humanitédans la voiede la civilisation et du progrès n'est pas enligne droite, mais en une ligne singulièrementbrisée. Que d'écarts sur cette route, que dezigzags, ou même que de pas en arrière quil'éloignentdu but final où elle semblait s'ache-miner A qui la responsabilité de tous ces mou-

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vements irréguliers et rétrogrades, de toutes

ces fausses démarches? Elle est en nous, elleest le fait de l'exercice, bon ou mauvais, denotre activité intellectuelle et morale, et nonde quelque puissance supérieure et fatale qui

nous pousse soit en avant, soit en arrière.C'est nous seuls qui faisons le progrès, qui

faisons le bien, comme nous faisons le mal; cen'est pas je ne sais quelle Déité du progrès quitantôt nous conduit, qui tantôt nous abandonne

en chemin. Parnotre organisationintellectuelle

et morale, qui est l'œuvre de Dieu, noussommes sans doute prédestinés au progrès;nous naissons avec une sorte de faculté du pro-grès, qu'il est de notre devoir d'exercer. Cettefaculté du progrès n'est pas telle ou telle facultéspéciale, omise par les psychologues dans leursthéories des facultés de l'âme, c'est, pour parlerplus exactement, la résultante de toutes lesacuités dont nous avons été doués.

Le progrès,saufparfoisd'insurmontables em-pêchements du dedans ou du dehors, est donc lasuite naturelle, mais non nécessaire, de ce quenous sommes.De là toutes ces intermittences et

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ces irrégularités,ces éclipses qui embarrassentsi fort ceux qui veulent voir dans le progrèsun fait divin ou fatal, tandis qu'il n'est qu'unfait humain. Outre sa plus grande conformité

avec la suite des faits historiques,quel n'estpasl'avantage moral de cette doctrine sur celle dela fatalité du progrès? Le progrès surhumain,l'optimisme historique absolu, consacre tout cequi arrive, dans le monde, victoires et défaites,succès et revers, et ôte aux nations la respon-sabilité de leurs destinées. Si tout va vers lemieux ou vers le mal, sans nous, ou mêmemalgré nous, à quoi bon agir, lutter et combat-tre ?La sagesse est de laisser faire le destin, des'abandonnerà ce cours irrésistible des choses.Sénèque a raison de dire « A quoi me sert laphilosophie, si le destin a tout réglé? à quoi mesert-elle encore si Dieu conduit tout » (QK:<<

MM~!JtM'<K~~A:7oSO~!<si /a<tMK Mf ~M!</JtM'O-

dest si Deus t'ec<<M' est ?)

Rien de plus propre au contraireà nous tenir

en éveil, à soutenir, à stimuler les courages que

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le sentiment de notre responsabilité, que la foià des destinées qu'il dépend des nations elles-mêmes de faire bonnes ou mauvaises! Quellenation plus que la France a besoin aujourd'huide cette foi qui empêche les découragements?Dans les cooNits des nations, ce ne sont quedes hommes, de simples mortels qui sont auxprises; les Dieux ne combattent pas, commedans l'Iliade d'Homère, dans l'un ou dansl'autre camp. Pour qu'une nation se relève, ilfaut un relèvement des individus dont elle secompose. Si les unités sont gâtées, faute del'élément moral, le corps tout entier est cor-rompu. « C'est la multitude de sages, dit leMvre des Proverbes, qui fait que le monde estsain (~fM~M~O SM~M SSp?eM<!MM S<M!!<as <M'&S

<<Mfsf<MM). 11 n'y a pas chez nous une multi-tude de sages, de là nos appréhensions surl'avenir.

Pour avoir montrénotre grande plaie et pouravoir jeté un cri d'alarme, j'ai été accusé, il ya déjà longtemps, d'être un ennemi du progrèset de la civilisation. Qui les a!me le mieux, de

ceux qui ont les yeux ouverts et qui signalent

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le péril, ou de ces sots et dangereuxamis qui,

par esprit de parti, ou par un naïf optimisme,s'obstinfntà ne pas le voir, et encouragent leschefs de !a république à continuer de marcherdans la voie qui conduit à l'abîme?

Tachons de ne pas ressemblerà ces Romainsde la décadence qu'a représentés Couture dans

sa belle et grande toile du musée du Luxem-bourg. Voyez-les mollement étendus, couronnésde roses, la coupe à la main, le bras autour du

cou de leurs maitresses, tandis que s'avancent,sortant de l'Asie et des forêts de la Germanie,les hordes d'Alaric et d'Attila!

Nous pouvons sans doute ne pas succomberdans les luttes qui se préparent; cette espé-

rance nous reste, en dépit de tout, au fond du

cœur, mais à la condition d'un relèvementmoral, hors duquel, encore une fois, il n'y a pasde salut.

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QUATMEME ÉTUDE

DE L'ENCOURAGEMENT AU BIEN

ET DES PRIX DE VERTU

L'ÉTAT ET LES MCNICtPAUTÉS

L'encouragementau bien essentiel à l'ordre social. Lesrécompenses publiques à ceux qui ont bien fait sont detous tes temps. Les prix de vertu académiques nedatent que de la Bn du xvm" siècle. Fondation à lamême époque de diverses fêtes en l'honneur de la vertu.

Couronnes aux rosières. Couronnes aux vertuschampêtres. La Convention abolit tous tes prix devertu. L'Académiefrançaiseen reprend la distributionen i8i9. Quelques réttexionssur tes rapports annuelsdes prix de vertu. Point de vue trop étroit et exclu-sif. Les prix de vertu ne sont qu'une des formes par-ticulières de l'encouragementau bien. Décorations,médailles, mentions d'honneur, pensions données part'État. Prix de vertu décernés dans toute la France parun grand nombre de municipalités et de sociétés par-ticulières. A quel titre de pareilles récompenses sontméritées.–Cetui-taseul en est digne qui a fait plus queson devoir.

L'encouragementau bien, dont les prix de

vertu ne sont qu'une des formes particu-

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lières, intéresse au plus haut point la moraleet l'ordre social. J'accorde que la répressiondu mal est d'une nécessité plus impérieuse, etqu'une société pourrait plutôt se passer deprix de vertu que de châtiments; je ne crois

pas, comme le philosophe économiste Gioja,qu'un code de récompenses puisse jamais rem-placer le Code pénal. Néanmoins les récom-

penses, par leur attrait, comme les peines, parla crainte qu'elles inspirent, concourent à unmême but les unes encouragent au bien, lesautres détournent du mal, quoique avec desdegrés divers d'emcacité. Je n'entreprends pasde combattre les moralistes austères, anciens etmodernes, disciples de Zénon ou de Kant, quiont enseigné que la vertu était à elle-même saplus douce, son unique récompense, et que lebiencessait d'être le bien, s'il était fait en vuedequelque motif intéressé. Sans nulle prétentionde descendre jusqu'au fond des consciences,jeme place ici au point de vuede la pratique,plutôt

que de la théorie, de l'utilité sociale, plutôt quedu mérite absolu des individus. Sans doute lavaleur morale du bien diminue s'il a été fait

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uniquement en vue d'une récompense, maisl'avantage, au point de vue social, peut néan-moins demeurer le même.

L'encouragement au bien, sinon aux vertusprivées, du moins aux vertus publiques ou civi-

ques, est de tous les temps et de tous les lieux,de la part de la tribu, de la cité ou de l'État.Partout il y a eu des couronnes, des palmes, deshonneurs décernés à celui qui a le mieux fait,qui a le mieux mérité de ses concitoyenset de lapatrie, pour le récompenser lui-même et pourencouragerd'autresà suivre sonexemple.Quellegloire ne jetaientpas sur leur patrie ces palmeset ces couronnes des vainqueurs aux jeux dela Grèce, récompenses glorieuses accordées auxqualités les plus en honneur, aux vertus lesplus estimées de ce temps-là! Le prytanée, oùSocrate demandait ironiquement une place à

ses juges, était la retraite honorée, la récom-

pense insigne des meilleurs citoyens. Les ova-tions et les triomphes des généraux romainsvictorieux, les honneurs et les dignités accordés

auxmeilleurs citoyens,étaient les prix éclatantsde la valeur militaire et des vertus civiques.

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On n'honore pas seulement les mérites desvivants, mais aussi ceux des morts. Les hon-

neurs, les éloges funèbres, les tombeaux ma-gnifiques, les inscriptions, les statues, ont été,et sont encore, en quelque sorte des prix pos- 1thumes de leurs vertus. Le moyen âge a euaussi des institutions, des coutumes, des hon-

neurs pour récompenser, non pas seulement lavaillance, mais d'autres vertus plus modernes,des vertus chevaleresques, comme la foi à sadame, à son seigneur, le dévouement à son roi,la magnanimité pour les vaincus. La religionelle-même,chez les juifset les chrétiens, commechez les païens, abonde en pieux récits ou lé-gendes au sujet des récompenses terrestresga-gnées par ceux qui pratiquent la vertu et hono-rent sur terre Dieu ou les saints. Ces favorisdu ciel, en attendant les récompenses d'uneautre vie, échappent miraculeusementaux plusgrands dangers, ils prospèrent dans leurs fa-milles et dans leurs biens leurs vœux sontaccomplis,comme celui de Philémon et Baucis.

On a faitplus d'une fois l'histoire des peines;celle des récompensespour la vertuaurait aussi

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son intérêt.Jen'ai pas voulu refairecettehistoireaprès le traité du ~e< et des TÏecoMpeHscs doGioja, mais seulement rappeler combien sontnombreux et anciens, aussi anciens que l'huma-nité, les antécédents de nos prix de vertu.

Les prix de vertu, au sens large où nous l'en-tendons, datent donc de bien loin, et non passeulement des académieset de la fin duxvm*siè-cle mais c'est seulement à cette époque qu'ilsfurent institués à l'Académie française telsqu'ils existent aujourd'hui. En 1183, presqueà la veille de la Révolution, l'Académie, pourla première fois, joignit à ses deux prix d'élo-

quence et de poésie un prix dû vertu, prixunique d'abord, mais qui devait de nos jours

en enfanter d'autres et se multiplier, grâce à de

nouveaux dons de Montyon et aux générositésde ses imitateurs. Des larmes coûtèrent de tousles yeux d'une assemblée d'élite quand la bonnevieille femme jugée la première digne de ceprix s'avançapour le recevoir des mains du pré-sident, Mgr de Boisgetin, archevêque d'Aix 1.

t. Voir le rapport sur les prix de vertu par M. Boissier,novembre <M4.

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L'exempte donné par l'Académie française

ne fut pas perdu,d'autant qu'alors la vertu était,

pour ainsi dire, à la mode, et que son nométait dans toutes les bouches, sinon dans tousles cfBurs et dans toutes les consciences. Aux,environs de Paris, et dans la province, furentinstituées des fêtes et des récompenses, les

unes religieuses, sous le patronage de l'Église

et du curé, les autres, plus mondaines, souscelui du seigneur ou de la dame du lieu avecdes danses sur la pelouse du château.

Les rosières datent déjà de plusieurs siè-cles, s'il est vrai que saint Médard, évoque deNoyon, ait établi au v° siècle la fête de larosière de Salency qui se célèbre encore aujour-d'hui mais l'origine de la plupart des couron-nements de rosièresest- de cette même époque.Je citerai autour de Paris les rosières deMontmorency, de Fontenay-aux-Roses, de Su-

resnes, d'autres encore dont quelques-unes secélèbrent aujourd'hui, plus ou moins laïcisées

t. Il y a aussi des rosières dans d'autres départementsje citerai tes communesde Selles-sur-Cher, de Mehun-sur-Yevre, de Châteauneuf-sur-Cher; à Lignères, dans le Cher;

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le maire ayant pris la place du curé. On vit

au même temps se multiplier tes fêtes cham-pêtres ou les plus vieux et les meilleurs ser-viteurs des champs recevaient des couronnes dela main du seigneur ou de la dame du châ-teau. La plupart de nos comices ou syndicatsagricoles ont aussi aujourd'hui des primes pourles vertus champêtres et pour les meilleursserviteurs de la ferme. Mais bientôt ces douceset attendrissantes scènes, académiques ou agri-coles, allaient être remplacées, la Révolution

venue, par d'autres, terribles et sanglantes.Avec les académies, les châteaux et les égli-

ses, tous les prix de vertu furent supprimés.L'Académie française avait décerné neuf fois leprix de vertu, de {783 en 1790, année où il futaboli, comme bientôt après l'Académie elle-même. Dans cet intervalle, plus d'une fois ilavait été doublé par la générosité de nobles

personnages, du duc de Penthièvre ou de

Marie-Antoinette,quelquefois même par une

il y en a aussi à Foix, à Montferrand près de Clermont, àBeauvais en vertu d'une fondation du libraire J.-B. Bait-lière, et sans doute dans bien d'autres localités quej'ignore.

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quête improvisée au milieu do l'auditoire ému.De 1790 à i8i9, pondant trente ans, la distri-bution des prix de vertu fut interrompue. Eni8i9 c'est M. le comte Daru qui, dans laséance du 23 aoitt, fut le premier rapporteurde ce concours heureusement rétabli.

Dès l'origine, les prix de vertu avaient étél'objet de critiques, d'épigrammes, de plaisan-teries, dont il reste aujourd'hui des traces chezcertains feuilletonistes et chez les détracteursde l'Académie. Le plus redoutable et le plusviolent de leurs adversaires a été Chamfort, cetacadémicien renégat, dont les invectives et lesdéclamationsont été plus d'une fois reproduites,

et aussi réfutées, dans les rapports annuels del'Académie sur les prix de vertu. Chamfort s'estindigné contre des récompenses pécuniaires

pour la vertu, comme « un outrage aux ver-tus indigentes, un salaire insolent, une avilis-sante aumône qui humilie et profane ces grandssacrifices que rien ne peut payer et qui établis-

sent une roture de la vertu ». Sur un ton nonmoins tranchant ni moins superbe, et avec uneemphase stoïcienne, la Convention nationale

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devait bientôt prononcer en ces termes l'arrêtde mort des prix do vertu « Il est immoralde récompenser des gens qui n'ont fait que leurdevoir de citoyens ».

Depuis i 819 il y a eu, chaque année, à l'Aca-démie des rapports sur les prix de vertu. J'aiparcouru les plus anciens dans un recueil quiles comprend depuis i8i9 jusqu'à 1856'; j'aientendu moi-mêmeles plus récents. Parmi cesrapporteurs se rencontrent les noms les plusdivers et les plus illustres, Cuvier, Laplace, unancien ministre de la guerre, de Cessac, unévoque, Mgr Frayssinous, M. de Salvaudy. Pasplus que Mgr de Boisgelin, l'archevêque d'Aix,Mgr Frayssinous, l'évoque d'Hermopolis, nefait mauvaise grâce à ces récompenses profanesde la vertu, données en dehors de l'Ëglise.Quatre fois M. de Salvandy a rempli, avec éclatet avec la plus chaleureuse émotion, ce rôle derapporteur. Je me rappelle l'impressionéprou-vée par l'auditoire tout entier quand il célébrale dévouement de cet officier de cuirassiers,

1. 2 vol. in-t2, 1858, chez Garnier.

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Martinet, qui, à l'issue d'une fête au Champ deMars, sauva, au risque de sa vie, des femmes,des enfants qui périssaient sous les piedsd'une multitude affolée s'écrasant aux grillesde l'École militaire; je me rappelle aussi lapeinturenon moins émouvante qu'il fit, dans unautre rapport, de cette servante héroïque qui,seule courageuse, au milieu des scènes sau-vages et sanglantes de Busançay, sauva samaîtresse en la couvrant de son corps.

Parmi les rapporteurs les plus récents j'ai en-tendu MM. Renan, Alexandre Dumas, MaximeDu Camp, Caro, Boissier, Sully Prudhomme.Tous ont excellé à raconter, à faire aimer etadmirer les vertus couronnées; tous ont atten-dri, ont ému l'auditoire. Mais peut-être, dansleurs considérations générales en faveur des

prix de vertu et sur lavertu elle-même,ne sont-ils pas à l'abri de quelques critiques.

Je crois que les prix de vertu n'avaient pasbesoin d'être défendus à nouveau, comme ilsl'ont été à peu près chaque année, au risqued'un certain nombre de répétitions. Du moinsfallait-il les défendre d'un point de vue moins

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étroit et moins exclusif, et sortir un pou plus duiicerclede l'Académiefrançaise,tl eût été à proposd'éleveret de généraliserdavantagela question

par le rapprochement des prix de vertu acadé-miques avec une fouie d'autres, et en les ratta-chant à ce grand principe, d'où tous ils décou-lent, de l'encouragementau bien. Autant vaut

ce principe de l'encouragementan bien, autantvalent les prix de vertu de l'Académie françaiseet en général tous les prix de vertu. Mettre enquestion Futilité, la convenance, la moralité desprix de vertu/c'est contester la légitimité de l'en-

couragementau bien lui-même, c'est condamnertoutes les récompensespubliques à la vertu, qui

ont été et qui sont encore si variées, si nom-breuses,etquijouent un si grand rôle dans l'édu-cation nationale, dans la vie publique et dans lavie privée. Il en est pour l'enfant à j'école ouau collège il en est pour les cheveux blancs,

pour les bons et vieux services; il en est de

communesà toutes lescarrières,et d'autres spé-ciales à quelques-unes;il en est pour la vertuen général, d'autres pour telle ou telle espèce de

vertu et de dévouement, particulièrementpour

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la piété filiale, pour les vertus de famille; il enest qui sont décernées par l'État, par des villes,d'autres par -des sociétés particulières, par desacadémiesde province qui, grâce à de généreuxdonateurs, disposent, comme l'Académie fran-

1çaise, de sommes plus ou moins considérables

pour encourager et récompenser le bien.En première ligne de ces récompenses je

mets les décorations que l'austère M. Barodet,

comme le maréchal des logis Thomas, promuau commandement de la garde nationale eni848, voudrait abolir, au moins dans l'ordrecivil. Sans doute la plupart des croix de laLégion d'honneursont la récompensede mériteslittéraires et artistiques ou de services admi-nistratifs et politiques, exceptionnels ou non,qui n'ont rien de commun avec la vertu. Mais

il y a aussi des décorations données à degrandes, à de belles actions, à des actes dedévouement. La valeur militaire pour la dé-fense de la patrie n'est-elle pas d'ailleurs elle~

même ~ae vertu?Outre les décorations, il y a des médailles

militaires ou civiles, en bronze, en argent, en

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or, des primes, des mentions insérées dans leJ<MM'M<~ officiel d'actes de dévouement. Le mi-nistre de l'intérieur, les préfets les donnent àdes citoyens ou à des agents qui ont exposéleur vie pour arracher une victime du feu

ou des eaux, dans un incendie ou une inon-dation, qui se sont jetés au-devant d'un chevalemporté ou d'un chien enragé, qui ont arrêté

un assassin au péril de leur vie. Il y a eu desmédailles spéciales, par exemple les médaillesdu choléra, pour récompenser le courage dé-ployé contre tel ou tel fléau. Ajoutons les so-ciétés particulières qui, comme celles des sau-veteurs bretons, de la morale chrétienne, desvictimesdu devoir, de l'encouragementau bien,et d'autres encore, donnent aussi des médailles

ou des récompenses pécuniaires et des secoursaux familles laissées dans la misère par ceuxqui sont tombés victimes du devoir et de leurdévouement.

Outre l'État et les sociétés particulières, uncertain nombre de municipalités distribuentdesprix de vertu en argent, en médailles d'hon-neur ou en livrets de la Caisse d'épargne.

i

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M. Boucher de Perthes, véritable Montyonmunicipal, a fondé, il y a quelques années,

un prix annuel de 500 francs dans un certainnombre de villes de France, en faveur de l'ou-vrière qui a montré le plus de zèle à venir en,aide à ses parents. Ce sont des récompensesdécernées à la piété filiale.

Le Conseil municipal de Paris dispose dequelques fondations qui se rangent dans la ca-tégorie de l'encouragementau bien. Une desplus récentes est la fondation Batifol, d'une

somme annuelle de 10000 francs en faveurd'une ouvrière recommandable par sa capacitéet sa bonne conduite. Citons encore les legsPascal Faval et Préau, dont le revenu doitêtre distribuéen dot, chaque année, à des filles

pauvres et honnêtes; le legs Narabutin pourdes ouvriers économes, et le legs Reverdy enfaveur de bons pères de famille.

La ville de Lyon a une fondation consi-dérable, la fondation PIéney, qui s'élève à43 000 francs de rente, et se partage chaqueannée en livrets de la Caisse d'épargne deSOO francs en faveur de garçons et de filles

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âgés de vingt ans, « ayant, suivant les termesdu testament, soutenu, par leur travail et leurdévouement prolongé, leurs frères et sœursorphelins ou leurs parents malheureux H. Laville de Reims, en une séance solennelle àl'hôtel de ville, le premier dimanche de décem-bre, distribue chaque année une somme do14 000 francs pour récompenser « le travail, lavertu, le dévouement, l'attachementau devoir ».

A Bordeaux il y a une société d'encourage-ment au bien qui distribue des prix de vertu.A Marseille, deux fondations, l'une de M. Le-

moyne, de 20 000 francs, l'autre de M. Desau-tels, de 40 000, sont destinées à récompenserdes fils et filles de cultivateurs qui se sont dis-tingués par leur piété filiale et leur assiduité àremplir tous leurs devoirs. Rouen dispose de

7 500 francs de rente pour les filles et garçonsles plus méritants de ses écoles, pour leur con-

t. La ville est entrée en possession de ce legs importanten iMt. Les choix sont faits par une commission composéede sept membresdu conseil des prud'hommeset sept de lacommission des hospices. La distributiona lieu le i4 juillet.-L'Union chrétienne de fabricants distribue aussi chaqueannée des primes aux ouvriers les ptus dignes.

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duite comme pour leur travail. Caen a un legsLair pour prix de courage et de moralité. A

Clermont, je signale l'intéressante fondation,

par Mme veuve Bonnabaud, d'une rente dei2 500 francs à partager entre les vieux domes~tiques qui se sont fait le plus remarquer parleur probité et leur fidélité à leurs maîtres;cette rente est divisée en vingt-cinq pensionsde deux cents francs pour les plus âgés, etde soixante ou cent francs pour ceux qui n'ont

pas plus de soixante-cinq ans.La ville de Chambéry a hérité en 1860 de la

fortune de M. Nicolas Burdin, qui doit êtredistribuée en prix de vertu pour les bons exem-ples, pour la piété filiale et les faits de dévoue-ment. Amiens a plusieursfondations (Vagniez-Piquet et Soyer) pour encouragerla vertu dansles classes ouvrières. Le majorLouis Robichon,né à Orléans et mort à Moulins en 1848, alégué à sa ville natale et à la ville de Moulinsdeux sommes considérables destinées à récom-

penser les actes de bravoure et de dévouement.Au Havre il y a une fondation Lemaistre

pour récompenser « une grande action ou un

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acte de courage et de dévouement H. La Sociétéamicale de Loir-et-Cher, fondée par MM. Bozé-rian et Chapu, distribue, non seulement des

secours à ses membres, mais des récompenses

pour l'encouragementau bien. Alby et Castresdécernent alternativementun épi d'or pour ré-compense de l'amour du travail.

Il y a des fondations pour prix de vertu dansdes villes de moindre importance. J'en citeraitrois à Honfleur, parmi lesquelles il en est unepour encouragerl'ordre et la propreté dans lesclasses pauvres.Gardons-nous de sourire cetterécompense est bien méritéepar la femme qui,malgré sa pauvreté, tient proprement son mé-

nage, son mari et ses enfants. Une somme im-portante a été récemment léguée à Isso'.dun,dont les revenus doivent être attribués à desfamilles de vignerons pauvres, d'une conduiteirréprochable. Il n'y a pas jusqu'à quelqueschefs-lieux de canton qui n'aient des prix devertu. Citons tout au moins, pour terminercetteénumération déjà longue quoique bien incom-plète, Vatan, dans le Cher, où un prix existe

en l'honneur de la piété filiale.

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Ainsi, même en mettant à part pour le mo-ment lesprix académiquesauxquels nous allonsrevenir, se sont multipliés par toute la Franceles prixde vertu. Ils portentdes noms différents,ils varient de forme et de valeur, mais ils onttous un même but, l'encouragementau bien, àla charité, au dévouement. On ne peut attaquerles uns sans attaquer les autres, sans s'en pren-dre à ce sentiment universel qui applaudit auxrécompenses pour le bien, non moins qu'auxchâtiments pour le mal. Y a-t-il rien de plusmoral au monde, et j'ajoute rien de plus op-portun dans le temps où nous sommes?

Ces récompenses ne sont dues qu'aux bonnesactions librement accomplies, et qui dépassentle niveau commun du devoir. La liberté d'ail-leurs, sans laquelle nulle récompense ne sau-rait être méritée, n'est pas seulement dans lesactions plus ou moins rénéchies à l'avance, elle

est aussi dans l'entratnement spontané de celuiqui se dévoue pour sauver son semblable, decelui qui, sans nul calcul, sans nulle hésitation,fait le bien dont il a l'intuition, ou qui est arrivéa l'accomplir sans effort par une habitude lon-

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guement et péniblement acquise. Quant à celuiqui n'aurait réellement agi que par instinct,c'est-à-dire par une noble mais aveugle impul-sion de sa nature, je ne crois pas qu'il ait droità une récompense, quelque belle et utile quefut son action. Cependant il m'a paru que, chezquelques-uns des derniersrapporteurs des prixde vertu, il y avait un certain penchant, quipeut-être leur venait des théories déterministesà la mode, à nous faire voir un pur instinctdans cet entraînementcontinu au bien qui estle caractère distinctifde la plupartdes lauréats.On aurait dit qu'ils se les représentaientcommeun bon chien de chasse toujours sur la piste dugibier. Cette comparaison peu flatteuse n'a pasété faite, mais elle m'a été plus d'une fois sug-gérée par leur manière d'expliquer et de louerles vertus de leurs héros.

Je viens de parler du devoir et du sentimentdu devoir qui entrent dans toute action vrai-ment vertueuse, et qui seuls méritent d'êtrerécompensés. Mais qui n'a fait que son devoirmérite-t-il une récompense? Est-il, je ne dirai

pas immoral, comme le prétendait la Conven-

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tion, mais convenable et à propos de récom-

penser des citoyens qui n'auraient strictementfait que leur devoir, c'est-à-dire ce qu'ils n'au-raient pas pu ne pas faire sans être dignes deblâme? Je n'hésite pas à répondrequ'à ceux-là

en effet nulle récompense n'est due. Le soldatqui n'a fait que ne pas lâcher pied à la bataille

ne reçoit pas la croix. Quelque opinion qu'onpuisse avoir de l'immoralité du siècle, nous in-clinons à croire que ceux qui font leur devoir,dans les circonstances communes, sont plusnombreux que ceux qui ne le font pas; com-bien donc ne faudrait-il pas multiplier les ré-compenses, et à quel médiocre degré d'estimeet de valeur ne les ferait-on pas descendre!Lesprix de vertu sont, ou doivent être, pour ceux-là seuls qui ont fait, non pas seulement leurdevoir, et rien que leur devoir, mais quelquechose de plus que ce qui est exigé de tous. Au-dessus de ce niveau commun du devoir quis'impose à tous également et où chacun doit semaintenir, sous peine de manquer à ce qu'ildoit, il y a des actes vertueux, accomplis dansdes circonstances exceptionnelles et difficiles,

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auxquels nul, à la rigueur,ne saurait être tenu,d'autant plus louables qu'ils ne sont pas obli-gatoires en un mot, au-dessusdu devoir il y ale dévouement.

Il peut sans doute se présenter des cas oùl'un se rapproche plus ou moins de l'autre, etoù il est plus ou moins difficile de marquer latimito précise qui les sépare, mais la distinc-tion n'en existe pas moins, et c'est à tort quequelques moralistes ont voulu l'effacer. Nullemunicipalité, nulle académie, par exemple, nesongera à récompenser celui qui, de son avoir,

ou même de son travail, a entretenu ses vieux

parents sans avoir à supporter des privationsextraordinaires, ni celui qui, sans s'Imposer

aucun pénible sacrifice aura plus ou moinscontribué de sa bourse à des œuvres de bien-faisance, ni à celui qui, de la rive, ou même

en se mouillant jusqu'au genou, au risque de

quelque rhume, aura tendu une perche à qui

se noyait.Il n'en est pas de même de ceux qui ont tout

sacrifié, leur fortune, leur santé, pour le soula-gement des misérables, pour le soin des ma-

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lades étrangers, sans aucun lien avec eux quecelui de l'humanité et de la charité, et pourceux-là qui se sont, au risque de leur vie, pré-cipités dans les flammes ou dans les flots pourleur arracher quelques victimes. Suivant laprofession, l'état, les engagements, il y a desactes, il est vrai, qui pour les uns relèvent dudevoir commun, et qui pour les autres sontplus que du devoir. Dans un naufrage, le de-voir du capitaine est de rester le dernier surson bord et de veiller au salut de tous avant lesien. Mais le simple passager qui reste avec lui,qui se dévoue pour sauver les autres, sans son-ger d'abord a se sauver lui-même, dépasse la

mesurede ce qu'il doit. Elle dépasse aussi cette

mesure la femme du monde qui, sœur de cha-rité volontaire, se consacre pendant la conta-gion au soin des malades. Celui qui a pris lefusil, quoique dispensé par la jeunesse ou parson grand âge, pour repousser l'invasion, aplus de mérite assurément que celui qui y aété contraint par la loi. Quiconque risque savie pour le salut d'autrui fait plus qu'il ne doit.

Pour l'honneur de l'humanité, des actes pa-

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reils, dont plusieurs demeurent ignorés, sontplus fréquents qu'on ne le suppose. A s'en teniraux journaux et aux faits divers que chaquejour its relatent, combien de dévouements dontles modestes auteurs cherchent à échapper auxapplaudissements de la foule émue, et cachentleur nom, qu'il importerait cependant, pourl'exemple et pour le bien public, de divulguer?Ces excédents, pour ainsi dire, du devoir, cesactes de dévouement, voila la matière des prixde vertu, voilà seulementà quels titres,aujour-d'hui, et dès l'origine, l'Académie et les autrescorps chargés de distribuer de semblables ré-

compenses, ont couronné les lauréats du plusbeau, selon moi, de tous les concours.

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II

L'ACACEMtE FRANÇAtSE ET LES ACADÉMtES

DE PROVINCE

Accroissement du nombre et de l'importancedes prix devertu académiques. Réponse aux sarcasmesde Cham-fort contre l'argent donné en récompense à la vertu.Nul de ces lauréats n'a pensé faire un bénéfice avec lavertu. Ils ne se sont pas présentés eux-mêmes; il afallu tes découvrir,tes dénoncerà l'Académie. Montyona eu raison de donnerd'abord la préférence aux Françaispauvres. Mais it faut aussi des récompenses pour lesriches qui ont bien usé de leurs richesseset qui ont rendudes services à l'humanité. Avantages d'un dédouble-ment de la séance mixtedes prix littéraires et des prix devertu. La vertu doit être entendue dans sa plus largeacception.- Toutes les formes du courage, tous tes dé-vouements à la science, tous tes services à l'humanitédoivent y être compris. Grands prix à réserver pourta séance annuelledes cinqAcadémies. Kombreux prixde vertu dans tes Académies de province. Pourquoi lesdons affluent aux Académies. Jamais ne furent plusopportuns tes encouragementsau bien pour combattretant d'excitationsau mal.

Distribués par l'Académie française, par laplus ancienne et la plus illustre des classes del'Institut, par un des corps qui présentent le plus

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de garanties d'indépendance et de lumières, cesprix reçoivent une importance et un éclat qu'au-

cune société particulière, aucune institutionlocale, ou même aucune municipalité, ne pour-raient leur donner.Les autres classes de l'Insti- `

tut, l'Académie des sciences et l'Académie dessciences morales et politiques, disposent d'uncertain nombre de prix dont les fondateurs ontété inspirés, non pas seulement par l'amour deslettres ou de la science, mais par amour del'humanité, et qui sont destinés à récompenserles auteurs de quelque découverte qui diminue

nos misèresetnos souffrances. Tels sont les prix

pour l'extinction du paupérisme ou pour l'amé-lioration du sort des classes pauvres, pour lesmeilleurs moyens de préserver la santé des ou-vriers d'industries insalubres, pour les progrèsde l'hygiène, pour les ouvrages les plus propresà répandre l'instruction dans le peuple et àdévelopperl'amour de la patrie. Mais à l'Acadé-mie française seule, jusqu'à présent, il est donnéde distribuerdes prix de vertu. Qu'il nous soitpermis de lui envier ce glorieux privilège.

Les autres classes de l'Institut, et particuliè-

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rement l'Académie des sciences morales et poli-tiques, qui a une section de morale dans sonsein, sembleraient devoir être appelées à par-tager cette tâche avec elle. Il est probable que,si elle eut existé au temps de la donation doMontyon, elle aurait eu sa part, si même ellen'eût pas été préférée.

Depuis ce premier prix de i*!83, qui étaitunique, les prix de vertu, comme les prix litté-raires et scientifiques, se sont accrus en nombreet en importance, soit par les effets de plus enptus considérables du legs Montyon, soit parles dons de nouveaux bienfaiteurs. Outre lesprix Montyon,l'Académie en possèdeun certainnombre d'autres, pour récompenser la vertu engénéral, ou telle ou telle espèce particulière de

vertu et de dévouement. Je ne donnerai pas laliste entière de ces imitateurs de Montyon,jeme borne à citer quelques-uns des plus gé-néreux, comme M. Honoré de Sussy qui alégué à l'Académie française une somme de200000 francs, et Mlle Camille Favre qui lui

a légué 14 500 francs de rente à distribuerchaque année en prix de 800 francs avec une

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médaille. Le legs de Mlle Camille Favre étaitfait à l'Institut, non à l'Académie française; jesuis de ceux qui ont regretté que l'Institutneles ait pas gardés pour les distribuer en sonnom dans la séance annuelle des cinq Acadé-mies. Il faut ajouter le legs que vient de fairele docteur Buisson de sa fortune entière « pouraugmenter le nombreet l'importance des prixde

vertu. » Aujourd'hui l'Académie dispose à peuprès d'un aussi .riche budget pour encouragerle bien que pour encourager les belles-lettres.J'ose même prédire que bientôt les sommesconsacrées aux prix de vertu l'emporteront

Récompenser, encourager la vertu n'est pasassurément la moins considérable ni la moinsnoble part de sa double mission. Il est bien dedonner des couronnes à qui l'emporte dans leslettres, dans F éloquenceet la poésie, mais il estmieux encore d'encourager la vertu; bien faire

est au-dessus de bien dire, en'prose ou en vers.L'Académie ne donne pas seulement des

1. M. Émile Robin vient d'offrirà l'Académie un nouveauprix de 1000 francs, principalementdestiné à récompensertes actes de dévouementà la famille

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mentions d'honneur, ou même des médailles,elle y ajoute une certaine somme d'argent pourses lauréats do la vertucomme pour ses lauréatsdes bettes-lettres; c'est un des griefs des adver-saires des prix de vertu. Rétribuer, salariercelui qui fait le bien, donner de l'argent pourla vertu, la tarifer au prix de quelques piècesd'or, combien, suivant eux, n'est-ce pas rabais-

ser la vertu! Montyon a voulu que ces prixfussent décernés non à des riches, mais à desFrançais pauvres, ce qui, selon Chamfort, est

un outrage aux vertus indigentes, une avilis-

sante aumône.Je crois que Montyona eu raison de mettre

en première ligne les Français pauvrespour le

concours des prix de vertu. La charité, l'abné-gation, ne pr ennent-elles pas plus de valeurchez ceux qui sont eux-mêmes pauvres et misé-rables, et qui seraient plus excusables, dans lagêne où ils sont, de songer à eux avant de

songer à autrui? Que celui qui est dans la mi-sère vienne néanmoins au secours de qui meurtde faim, ou que tout aussitôt, et sans hésiter,il porte chez le commissaire de police le billet

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de banque qu'il a trouvé dans la rue, combienplus qu'un riche n'est-il pas digne d'éloge!Peut-on d'ailleurs soupçonner ces Français pau-vres d'avoir agi par Intérêt, en vue d'une bienfaible, bien tardive et bien incertaine récom-;

pense, eux qui probablement ne savaient pasqu'il y eût au monde une Académie françaiseet encore moins des prix de vertu? Lauréatsd'un genre particulier, ils ne se sont pas pré-sentés eux-mêmes comme candidats; ils ne sesont pas mis sur les rangs, ils n'ont pas sol-licité des juges, ils n'ont pas fait valoir leurstitres ni envoyé leurs pièces à l'Institut. L'Aca-démie ou leurs concitoyens doivent faire toutcela pour eux; il a fallu qu'on réussit à lesdécouvrir dans l'obscurité où ils se cachaient

pour faire le bien, et qu'ils fussent en quelquesorte dénoncés par les témoignages spontanésdes autorités locales ou par,l'opinionpublique.

D'ailleurs, que cet argent, secours inattenduqui leur arrive par une sorte de providence, estbien placé! Ils ne s'en ferviront pas, soyez-ensûrs, pour le mettre à la caisse d'épargne, ni

pour acheter une action, ni pour se procurer

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plus d'aise et de plaisir ils ne l'emploieront

que pour continuer, pour étendre l'œuvre cha-ritable à laquelle ils se sont dévoués. Quant à

eux, avant, comme après, ils vivront de priva-tions au profit des autres. Qu'il est même àregretterque l'Académie ne dispose pas en leurfaveur de sommes plus considérables pour leurpermettre de faire plus de bien encore!

Toutefois je voudrais des prix de vertu, nonpas seulement pour les Français pauvres, maisaussi pour les riches, pour les grands et lespuissants de tous les pays qui ont fait quelquebien à l'humanité, sauf à donner à ces prix

une autre forme, comme celle d'une médailled'or frappée en leur honneur. Il y a déjà biendes années, j'assistai, simple correspondant, à

une séance où l'Académie des sciences moraleset politiques eut à se prononcer sur l'accepta-tion d'un legs pour fonder une médaiiïe d'orde 500 francs à décerner à l'homme riche quiaurait fait le meilleur usage de sa fortune. Laproposition fut fort mal accueillie, ou mêmetournéeen ridicule parla majorité des membresprésents, parmi lesquels des hommes comme

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MM. Guizot, Cousin ou Mignet. SOO francs pourun hommeriche, dirent-ilsen levantles épaules,cela n'est pas sérieux En moi-même je son-geais qu'au contraire rien n'était plus sérieux,et je trouvais qu'un tel refus était regrettable.

1Je ne sais ce que vaut cette rose d'or que le

pape envoie chaque année à la princesse la plusméritante du monde catholique mais je suisassuré que la reine ou l'altesse royale qui lareçoit s'estime fort honorée, quand même elle

ne vaudrait pas 500 francs 1.De même aussi quel honneur pour le mil-

lionnaire qui serait jugé digne d'une pareillemédaille et qui viendrait la recevoir dans uneséance solennelle des mains du président del'Institut! A qui a fait le meilleur usage de safortune? De combien d'interprétations et d'ap-plications diverses, toutes excellentes, est sus-

1. Elle a été donnée cette annéç à la princesse régentedu Brésil, pour l'abolition de l'esclavage dans ses Etats.J'imagine aussi que la noble reine qui se cache sous lenom, déjà glorieux dans les lettres, de Carmen Sylva, aurareçu avec reconnaissancela grande médaille d'or que vientde lui décerner l'Académie française, et aussi M. Pasteurl'épi d'or d'Alby et de Castres. J'ai d'ailleurs lieu d'espérerqu'une récompense semblable pourra être bientôt décernéepar l'Académiedes sciences morales et politiques.

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ceptible cette belle formule! L'Institut aurait pu

d'abord donner cette médaille à Montyon lui-même plus tard, au duc de Luyncs, pour lesservices rendus aux beaux-arts et à l'érudition.A des titres semblables, et pour le don magni-fique qu'il a fait à l'Institut, elle serait aujour-d'hui bien méritée par le duc d'Aumalc. qui,

sans doute, ne la dédaignerait pas. Wallacel'aurait aussi méritée pour tant de belles fon-dations, pour tant de bienfaits envers l'huma-nité. Tel grand industriel, comme Dollfus, qui

se serait signalé pour avoir consacré une partiede son gain et de sa richesse à l'améliorationdu sort de ses ouvriers ou des classes ouvrières

en général, serait un de ces lauréats d'élite.Celui qui aurait sacrifié sa fortune pour con-tribuer à quelque découverte qui diminue lessouffrances de l'humanitéaurait également desdroits a ces récompenses insignes.

Que de millionnaires eussent été fiers de

transmettre dans leurs familles cette médailled'honneuravec leurs millions

Non seulement l'Académie doit continuer

avec zèle cette grande oeuvre d'encouragement

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au bien, soit à l'égard des Français pauvres,soit même des Français riches, mais eUe nedoit rien négliger pour l'étendre et pour enrehausser l'éclat. Je ne suis pas de ceux qui,

comme certains membres de la Commissiondubudget, trouvent l'Institut trop riche je suisde ceux, au contraire, et je ne perds pas uneoccasion de le dire, qui voudraient qu'il le futbien davantage, pour les prix de vertu, commepour tous les autres.

Rien ne me paraitrait plus propre à attirerde nouveaux dons qu'une plus grande solennitédonnée à la distribution des prix de vertu.D'abord l'Académie a bien fait de changer, il ya cinq ou six ans, l'époque de cette distribution.Elle avait lieu autrefois au mois d'août, et lesbancs de l'Institut, même ceux de l'Académiefrançaise, étaient à peu près vides. Aujourd'huiqu'elle a lieu vers le milieu de novembre, lesbancs sont tous remplis, et l'amphithéâtre esttrop petit pour un public empressé.Je voudrais,

en outre, qu'elle fit moins de besogne à la fois,c'est-à-direque les deux distributions des prixde vertu et des prix littéraires fussent séparées,

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à l'avantagecommundes uns et des autres,qui,chacun en particulier, mériteraient bien uneséance tout entière, et non pas seulement unedemi-séance. Contre les inconvénients de cetteséance unique, beaucoup trop remplie et pardes sujets si divers, je puis d'ailleurs invoquer

en témoignage M. le secrétaire perpétuel et lesrapporteurs eux-mêmes. Chaque année, à me-sure que les deux sortes de prix augmentent,je les entends se plaindre du temps qui leur

manque soit pour raconter tes actions ver-tueuses dont ils ont à rendre compte, soit

pour la critique et l'éloge des ouvrages cou-ronnés.

C'est un véritable tour de force que d'en-fermer tant do noms, tant de faits, tant d'appré-ciations, tant d'éloges ou de critiques, dans unrapport ou discours qui ne doit pas durer plusd'une heure. Ils n'évitent qu'a force d'esprit, detraits ingénieux, de fines transitions, la séche-

resse et l'ennui d'une simple énumération oud'un catalogue, mais non pas sans bien de fâ-cheuses coupures ou lacunes. Comment, en si

peu de temps, faire dénier tant de livres en

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prose ou en vers, et en dire, même do la façonla plus sommaire, les qualités et les défauts?Encore moins le temps laissé au rapporteur desprix de vertu, qui a le désavantage de parlerle second, lui permet-il de faire la part qui re-~viendrait à chacun de ses lauréats ou plutôt de

ses héros do charité et de dévouement. Aussià chaque page de leur manuscrit, l'un et l'autres'excusent-ils auprès du public de la gêne oùils sont pour dire tout ce qu'ils auraient à dire.Il serait cependant facile de les mettre plus àl'aise en accordant aux lettres, comme à lavertu, l'honneur, dont elles sont également di-

gnes, d'une séance tout entière, au lieu seule-ment d'une moitié ou d'un tiers. Chaque annéel'Académie aurait deux séances solennelles,l'une pour les prix littéraires, l'autre, nonmoins attrayante, exclusivement réservée auxprix de vertu. Elle n'aurait assurémentqu'à seféliciter d'une innovation qui accroitrait sa re-nommée et sa popularité.

Chacune de ces deux séances solennellespourrait être remplie, sans qu'il fut nécessaired'imposeraux orateurs la fatigue d'untrop long

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rapport ou discours. Pour la séance exclusi-vement littéraire, il suffirait de faire une placeplus grande à la lecture de fragments d'couvrcscouronnées, en prose ou en vers, qui ont tou-jours un grand succès dans la bouche de M. Ha-lévy ou de M. Coppée. Quant aux prix de vertu,la t&che, si elle paraissait trop lourde pour unseutf pourrait être divisée entre deux rappor-teurs, qui se feraient une sorte de partage desdivers genres de belles actions et de vertus.D'ailleurs, qu'on le veuille ou non, d'une façon

ou d'une autre, ces deux séances s'imposerontbientôt nécessairement à l'Académie à causedu nombre toujours croissant des legs et desdonations pour les lettres et pour la vertu. Letemps ne suffira plus, mème pour une simpleénumération.

Je ne crois pas qu'il soit à craindre que cettefête de la vertu doive perdre de son attrait enperdantde sa nouveauté, comme paraissait s'eninquiéter un des derniers rapporteurs, aprèsavoir d'abord heureusement rappelé la viveeémotion excitée par le premier prix de vertudécerné en 1783. A défaut du charme de la

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nouveauté,les prix de vertu auront toujours, il

nous semble, ce qui ne périt pas, l'attrait quis'attache aux belles actions, les sentimentssympathiques qu'elles éveillent, l'enthousiasme

pour le dévouement; le simple récit en demeu-1

rera toujours touchant, même sans nul effet

oratoire. Que de larmes en l'entendant prêtes

à s'écouler, non pas seulement des yeux desdames et du public, mais des académiciensles plus habitués à ces cérémonies! Faitesparaître l'humble et pieuse héroïne ou le hérosmodeste, si toutefois ils consentent à se mon-trer, de quelque grande œuvre de charité et dedévouement, faites-les traverser rassemblée,

pour recevoir leur récompense des mains duprésident, et vous verrez se renouveler desscènes non moins vives d'attendrissement etd'enthousiasme qu'en iTf83.

Après avoir parcouru la plupart des noticesdes prix de vertu, nous pouvons dire que tous

ces prix nous semblent avoir été bien donnés,

et qu'il n'est pas un seul lauréat qui n'ait mé-rité cette juste et solennelle récompense. OùM. Maxime Du Camp a-t-il puisé tous les beaux

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traits de cette morale en action du xtx° siècle

avec lesquels il a composé son livre de lat~WM CM ~t'aKce? Il nous dit, dans la pré-face, qu'il les a puisés surtout dans les archivesde l'Académie française, « où il a recueilli unemoiss a si abondante qu'il a éprouvé parfoisquelque peine à décider de son choix ». Quelleprécieuse et édinantc collection, que de beauxexemples à suivre, que de traits admirablesdans toutes ces notices que l'Académie publiechaque année à part et répand à un grandnombre d'exemplaires! Ce sont comme les an-nales de la vertu, c'est la morale en action con-temporaine. Voilà des documents, qui sont bienaussi des documents humains, parfaitement au-thentiques, et que l'Académie peut opposer atous ces documentsde l'immoralitéet du crimesi soigneusement recueillis, pour charmer leurpublic blasé, par nos poètes et romanciers réa-listes.

Qu'elle continue donc à honorer, à récom-

penser et à mettre au grand jour, en dépit de

la modestie de leurs auteurs, ces actes decharité privée d'autant plus admirables qu'ils

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étaient destinés à demeurerobscurs, si elle n'eneût pas fait la découverte. Je ne ris pas, il s'enfaut bien, comme se l'est permis l'auteur si malinspiré de <~MtMMM'<e<, « de ces vieilles bonnesdévouées et de ces infirmiers modèles », aux-

1quels elle donne des couronnes. Mais peut-être,surtout à mesure que ses ressources et ses prixaugmentent, ferait-elle bien d'étendre ses choix

au delà des limites dans lesquelles elle semblejusqu'à présent s'être plus ou moins renfer-mée. Ses récompenses se sont en effet géné-ralement adressées plutôt aux vertus privéesqu'aux vertus publiques.

Il serait bien qu'elle prit davantage aujour-d'hui ce grand mot de vertu dans toute l'exten-sion que lui donne Montesquieu,quand il en faitla base du gouvernement républicain. Je saisqu'il appartient plus particulièrementà l'État,

comme l'ont remarqué quelques rapporteurs,de récompenser les vertus publiques, la valeurmilitaire par exemple. Mais, la valeur militairemise à part, combien d'autres genres de vertuspubliques et de courages qui seraient aussi lelot de l'Académie, et qu'elle pourrait récom-

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penser, concurremment avec l'Etat, ou à dé-faut de l'État? La vertu, au sens large, com-prend tous les courages, non pas seulement le

courage du soldat, mais le courage sous toutesles formes, le courage civil, si rare aujour-d'hui, le courage scientifique, le dévouement àla science,tous les sacrifices au bien de la patrieet de l'humanité.

Dans ce programme élargi des prix de vertu,je ferais place aux savants qui ont risqué leursanté, leur vie même dans les expériences dulaboratoire, dans la combinaison et le manie-ment de substances dangereuses, mais utiles

pour la médecine ou l'industrie,ou pour l'avan-

cement de la science elle-même. Je n'oublierais

pas ces aéronautes intrépides qui, au péril deleur vie, tentent de nouveaux moyens de sediriger dans les airs et de communiquer depeuple à peuple, ou de continent à continent,par-dessus les montagnes et les mers. J'auraisdes prix pour les médecins, pour les internesdes hôpitaux, pour les admirables sœurs de cha-rité, si elles voulaient bien les recevoir, qui sedévouent dans une épidémie au soin des ma-

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lades et bravent la contagion; j'en aurais pourceux qui, comme Thuillier, par amour de l'hu-manité et de la science, s'en vont au loin étu-dier sur place, dans leur foyer, les plus redou-tables infections.

De pareils prix ne devraient-ils pas êtredécernés aux voyageurs savants et intrépidesqui pénètrent, à travers tous les dangers, dansdes régions inconnues et barbares, qui ou-vrent des voies nouvelles à la civilisation, quil'introduisent, avec le nom de la France, làoù régnait la barbarie, comme Savorgnan deBrazza au Congo?

Si l'on pouvait donner des récompenses àceux qui vont au-devant du martyre, j'en de-manderais de bien grandespour cette sainte etintrépide milice placée sous les ordres du car-dinal Lavigerie, pour ces missionnaires quicombattent,au centre de l'Afrique, l'anthropo-phagie et l'esclavage. Sans doute, pas plus queles sœurs de charité, ils ne songent à des ré-compenses, ou du moins à celles que les hom-

mes peuvent donner, mais il s'agit de témoi-

gner, pour notre honneur à nous, que nous ne

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sommes pas insensibles à la beauté de ces dé-vouements, non moins que d'exciter d'autres àles imiter dans l'intérêt de l'humanité 1.

Je voudrais même qu'il fût donné une so-lennité exceptionnelle à quelques-uns de cesgrands prix de dévouement a la science, àl'humanité, au bien public. Au lieu de lesdécerner au nom de l'Académie française touteseule, je les mettrais sous le patronage del'Institut tout entier, dans la séance annuelledes cinq classes réunies. H me semble qu'ilsgagneraient en prestige, surtout les prix dedévouement à la science, si parmi les juges il

y avait les représentants de la science. Pourdonner un exemple, le grand prix décerné parl'Académie française à M. Pasteur, il y a deux

ans, pour ses travaux sur la rage, au milieu de

tant d'autres prix d'ordre inférieur avec les-quels il a été confondu, eût certainement gagnéà être mis à part, et à être réservé pour cetteséance des cinq classes de l'Institut. Un prix à

i. L'Académie des inscriptions vient d'accorder, sur lelegs Garnier, des prix à trois de ces missionnaires, pourleurs découvertesdans l'intérieur de l'Afrique.

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M. Pasteur où n'entrent pour rien les suffragesde l'Académie des sciences & pu paraître quel-

que chose d'un peu étrange au public et à unepartie de l'Institut. La part de l'Académie fran-çaise demeureraitencoreassezbelle pour qu'elle

1

ne dùt en éprouver aucune sorte de jalousie.L'Académiedes sciences sera sans doute plus

compétente pour décerner le grand prix Bréantde iOO 000 francs au médecin d'Odessa', ou àtout autre qui, sous l'inspirationde M. Pasteur,aurait trouvé le remède contre le choléra; mais

ce prix'lui-même aurait plus d'éclat donné enséance extraordinairepar l'Institut tout entier.Ajoutons que cette séance des cinq Académies

y gagnerait un intérêt qu'en général elle n'apas, et qu'il faudrait chercher à lui donner.Comment se fait-il que la séance annuelle del'Institut tout entier n'ait pas au moins autantd'attrait que les séances publiques de chaqueacadémie particulière?

Si l'Académie, comme on l'a vu, a de puis-

sants et nombreux auxiliaires dans les muni-

1. M. Gamateta.

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cipalités, dans les sociétés particulières et dansFËtat Itti-même,pour cette tâcbe de l'encoura-gement au bien, elle en a d'autres encore plusdirects, et à son image pour ainsi dire, dans

un certain nombre d'académies de provincequi, elles aussi, ont des prix de vertu à dis-tribuer dans leur ressort, en même temps quedes prix pour les sciences et les lettres.

L'Académie de Rouen a des récompenses,indépendantes de celles que la v ille distribue(fondation Dumanoir), pour de belles actionsaccomplies, à Rouen même ou dans le dépar-tement, et pour encourager la piété filiale, lesvertus de famille (fondation de Mme veuveRouland).

L'Académie d'Aix dispose de deux dona-tions (Regnier et Rambot), l'une de 1000 francs

et l'autre de 500 francs de rente, pour récom-

penser des actes de dévouement dans l'arron-dissement d'Aix.

La Société des sciences, arts et agriculturede Lille, de même que la Société d'agriculturede Rennes, de même qu'un grand nombre desyndicats ou comices agricoles, décerne chaque

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année un certain nombre de médaiUes d'hon-

neur aux bons et vieux serviteurs ou ouvriersde l'arrondissement,« pour leurs bons et longsservices sans interruption chez le mêmepatron,joints à une conduite irréprochable ».

La mieux dotée des Académies de province

en faveur de la vertu, la plus riche aprèsParis, est celle de Lyon. Elle a jçu, il y aquelques années, de M. Lombard de Buffière,

un legs de 200 000 francs dont les intérêts sontdestinés à récompenser les instituteurs laïques

ou religieux du département du Rhône et del'Isère qui, suivant les termes du testament,pénètrent le mieux le cœur et l'esprit desenfants, de l'amour du bien, du sentiment deleurs devoirs envers la patrie et envers Dieu.Pourquoi faut-il que toutes nos écoles publi-

ques soient mises en dehors de ce concourspar l'exclusion de l'enseignementreligieux deleur programme?

Les dons appellent les dons, en province

comme a Paris. Il y a trois ans, un riche négo-ciant, M. Clément Livet, donnait,de son vivant,à la même Académie 100000 francs pour un

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prix destinéà récompenser « un acte de dévoue-

ment spontané ou soutenu, un service renduà l'humanité ». Eniin, et presque en mêmetemps, elle recevait une donation plus considé-rable encore, la donation Chazières, qui s'élèveeà la somme de 238 000 francs, dont les inté-rêts doivent être consacrés à donner un seulprix, tous les trois ou même tous les quatreans, et qui, par conséquent, sera plus considé-rable qu'aucun des grands prix de l'Institut.Le legs Chazièresne s'applique pas, il est vrai,exclusivement à la vertu; il est destiné aussià couronner quelque grande œuvre dans lessciences et les arts, mais, à défaut d'un chef-d'oeuvre scientifique, artistique ou littéraire,il peut être la récompense d'un grand acte dedévouement. Il n'est pas besoin d'être habitantdu Rhône ou de l'Isère, il suffit d'être Français

pour pouvoir prétendre à ce prix de 30 000 ou40 000 francs dont va disposer l'Académie deLyon. Mon énumération ici encore est incom-plète, et je ne doute pas que plusieurs autressociétés savantes aient en leur possession desprix de vertu.

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H est à prévoir d'ailleursque les prix de vertuacadémiques, comme tous les autres prix lit-téraires ou scientifiques, iront en augmentant.Parmi les causes qui font affluer aujourd'huitant de donations vers les Académies, il fautmettre sans doute en première ligne l'amourdu bien, comme aussi des lettres, des sciences

et des arts. Mais il en est encore une autreraison. Dans le désordre où nous sommes de-puis un certain nombre d'années, par suite desprogrès de l'intolérance, de l'esprit de secte etde la tyrannie administrative, beaucoup d'insti-tutions pieuses et charitables, qui attiraient à.

elles les legs et les dons de citoyens généreux,ont cessé d'exister ou du moins ont perdu leurindépendance. Les commissions des hôpitaux,les bureaux de bienfaisance, sont dans la maindes préfets ou des maires; les fondations qui

ont un caractère religieux, en dépit de toutesles protestations et de la loi elle-même, sontimpudemment détournées de leur but et appli-quées à des œuvres animées d'un esprit toutcontraire.

Dans cette instabilité de toutes choses, il

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ne reste plus guère aujourd'hui que les Acadé-mies ou corps savants qui présentent quelquesgaranties de stabilité et d'indépendance. De là,lafaveur dont elles jouissent aujourd'hui dansl'opinion publique, et la place plus grande

qu'elles ont dans les pensées de ceux qui tien-nent à laisser après eux un bon et durable sou-venir de leur passage dans cette vie; de là, lesdons qui leur affluent à Paris et en province.

Quand fut-il d'ailleursplus opportun de rele-

ver, d'augmenter les excitations au bien, alorsqu'il semble que partout nous voyons multi-plier comme à dessein les excitations en senscontraire? Dans le monde officiel, dans lesChambres, dans bon nombre de conseils mu-nicipaux, qui donc a quelque souci de vertu etde moralité? Gardez-vous de parler d'ordremoral, si vous ne voulez pas qu'on se moquede vous. Que dire de tant d'œuvres de plus

en plus immorales, scandaleuses, obscènes, quis'affichent librement sur les murs, qui s'étalentsous les vitrines, qui répandent dans toutes lesclasses de la société la corruption et le goùtdu mal, mais qui valent des croix à leurs au-

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tours! Comme pour en finir plus promptementavec la moralitépublique et l'étouMcr dans songerme, on s'attaque au cœur même de l'en-fance. Tout va bien dans les écoles, tout est aumieux pourvu que la religion n'y entre pas, oupourvu, si elle y entre, qu'elle y soit bafouée.Aussi le nombre augmente-t-il de ceux quin'ont ni foi, ni loi, ni amour de la patrie; peuimporte, semble-t-il,pourvu qu'ils puissent lired'horribles pamphlets, des livres orduriers etqu'ils apprennent à admirer, non pas les prin-cipes de 89, mais les crimes de la Révolution.

Si l'Académie a reçu de son fondateur lamission de veiller sur la langue, les lettreset le bon goût, en acceptant les donations deMontyonet de ses successeurs pour les prix devertu elle a accepté la mission non moinsnoble, à laquelle elle n'a pas manqué, et àlaquelle elle ne manquera pas, de veiller surla vertu en France, selon le titre de l'ouvragede Maxime Du Camp, et d'encourager les bellesactions comme les belles-lettres.

Sans m'exagérer l'influence de toutes cesrécompenses à la vertu, sans mettre en com-

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paraison cette influence avec celle que peuventavoir, pour le bien, comme ils l'ont aujourd'hui

pour le mal, l'éducation nationale, le théâtre,la littérature, l'action gouvernementale,j'es-time cependant qu'elle n'est pas à mépriser, Il

y a la contagion du mal, mais il y a aussi unecontagion, quoique moins puissante et moinsprompte, du bien et des bons exemples. Nousapplaudissons donc à toutes ces nouvelles fon-dations de prix de vertu que nous venons designalerà l'Académie française et dans toute laFrance. Puissent-ils au moins contre-balancerquelque peu ces encouragements au mal, sipernicieux pour les individus et pour la société,dont commencent eux-mêmes à s'alarmer lessatisfaits, les indifférents d'il y a quelques an-nées et les tristes railleurs de l'ordre moral1

Les prix de vertu se justifient donc, commetous les encouragements au bien, par les consi-dérations morales de l'ordre le plus élevé, endépit des plaisanteries, des sarcasmes d'espritslégers, ou même des scrupules de moralistestrop austères.

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ONQMÊME ÈTUDE

SUR LE MENSONGE

1

LA RÈGLE DE DIRE LA VÉMTË EST-ELLE ABSOLCE?

Opinions de saint Augustin,de Montaigne, de Corneille, deKant. Une des pluscruellesinjures aux yeux du monde.

Diverses espèces de mensonges. Mensonges héroï-ques. Sentimentsopposés de Jacobi et de Kant. Men-songes officieux. Nécessité pour l'union en société decette mutuelle tromperie. Alceste lui-même ment troisfois avant de dire la vérité à Oronte. La grande règlede Kant retournée contre lui. Des mensonges pourrire. Distinction des mensongesofficieux et des men-songes obséquieux. Condamnation absolue de toutmensonge au détrimentd'autrui ou pour son propre bien.

Nulle exception ou excuse que pour les mensonges envue du bien d'autrui. Devoir de dire la vérité, bienqu'elle puisse perdre un coupable, devant un tribunal.Exemple de Jeanie Deans dans Waller Scott. Du ser-ment. Deux mensonges de Rousseau. Vérités à direou à ne pas dire.

Cette étude sur le mensonge se rattache étroi-tement à une de celles qui précèdent. Nous

avons vu dans l'étude sur la fausse conscience

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commenton cherche à se tromper soi-même; ici

nous allonsvoir comment on cherche à tromperles autres. Distinguons d'abord diverses sortesde mensonges, puis déterminons les circon-

stances dans lesquelles le mensonge est plus

ou moins condamnable,dans lesquelles même il'peut devenir légitime. Qu'il est difficileaux plushonnêtes et aux plus droits de dire toujours lavérité! Qui n'a jamais menti? OMH<?s AoMM men-<&M?, selon l'Écriture. Tout homme ment, a ditle sage, a en croire aussi La Fontaine

L'Église chrétienne a fait de Satan le pèredu mensonge, et, parmi les commandementsdeDieu, elle a mis celui-ci Tu ne mentiras aucu-nement. Dans son horreur du mensonge, saintAugustin a été jusqu'à dire qu'il ne serait paspermis de mentir quand il s'agirait du salut dumonde.

Plusieurs philosophes ou moralistes, parmiles anciens et parmi les modernes, ne sont pasmoins sévères contre le mensonge. Ils le flétris-sent comme chose lâche, indigne de l'homme,

non moins que pernicieuse à la société. Selon

1. Le Dépositaireinfidèle.

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Plutarque, mentir est chose servile, justementdétestée de tous les hommes et qu'on ne peutpardonner même a des esclaves, si ce n'est dela dernière condition'.

Montaigne, qui n'est pas, en général, un mo-raliste bien sévère, quelque indulgent qu'il soit

pour bien des faiblesses humaines, ne l'est paspour le mensonge. « En vérité, dit-il, le men-songe estun mauditvice. Nous ne sommeshom-

mes et nous ne tenons les uns aux autres quepar la parole. Si nous en considérions l'borreuret le poids, nous le poursuivrionsà feu plusjustement que d'autres crimes

De la part de Corneille, le poète de l'honneuret du devoir, je ne m'étonne pas d'une con-damnation non moins sévère du mensonge.Qu'elle est éloquente, dans le J~M<c«r, cetteprotestation d'Alcippe contre les mensonges oùDorante semble se complaire

Tout homme de courage est homme de parole;A des vices si bas it ne peut consentir,Et fuitplus que la mort la honte de mentir.

t. De l'Éducation,chap. xn'. ·2. Chapitre Des mente'o'

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Kant n'est pas moins sévère que saint Au-gustin lui-même contre le mensonge. Il y voitla plus grande transgressionde ce que l'hommedoit à sa nature morale. Le déshonneur accom-pagne, dit-il, le menteur comme son ombre;c'est moins un homme véritable que l'apparence

trompeuse d'un homme. Rien, selon lui, n'égalela honte du mensonge c'est l'avilissement,l'anéantissementde l'espèce humaine.

A cette règle de ne jamais mentir,il n'admet

pas une seule exception, quelles que soientla grandeur et la générosité du motif, et alorsmême qu'il s'agirait de sauver la vie d'un amiet d'un innocent. Il applique ici inflexible-ment le critérium par lequel il tranche toutesles questions où il peut y avoir doute dansnotre esprit sur ce que nous devons faire oune pas faire. Essayez, dit-il, d'ériger en règleuniverselle d'action de l'humanité tout entièrela tentation où vous êtes de mentir en telle outelle circonstance, et il vous apparattra claire-ment que vous n'en avez pas le droit. Nul men-songe, suivant lui, ne résiste à cette épreuve.Supposez en effet que tout le monde mente,

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comme vous avez dessein de mentir, nulle so-ciété ne serait possible.

Les gens du monde, quoique d'ordinaire si

peu scrupuleux en fait de mensonge, manifes-tent cependant, en certaines circonstances, unlouable et vif amour de la vérité rien ne lesblesse plus que l'accusation jetée en face, oumême le simple soupçon, d'avoirmanquéà leurparole. Vous en avez menti! c'est l'injure su-prême qui semble ne pouvoir se laver que dansle sang. Qu'est-ce à dire, sinon que la consciencepublique, bien que si fort relâchée en ce pointde morale, comme en tant d'autres, se réveilleparfois, et proteste que rien n'est plus contraire

que le mensonge à la dignité de l'homme.Il est bien vrai qu'au point de vue de la

morale théorique rien n'est plus condamnable

et plus indigne de l'homme que le mensonge.Mentir, c'est faire servir à un usage contre na-ture la parole qui ne nous a été donnée quepour la vérité. De la parole; si elle sert pourtromper, on peut dire comme du glaive dontDidon s'emparepour se percer le sein

Non hos qtKBsitom monas in usus.

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Loin de moi la pensée d'entreprendre uneapologie du mensonge et d'aller sur les

traces de casuistes relâchés qui ont enseignéà mentir sans péché par la seule directiond intention. Jamais au contraire il ne fut plus

opportun qu'en un temps si fort enclin à tousles mensonges, de prêcherle respect de lavérité,de travailler à fortifier la bonne foi et à discré-diter la mauvaise sous toutes ses formes. Tou-tefois les maximes de saint Augustin et de Kant

ne sont peut-être pas susceptibles d'une appli-cation absolue et sans nulle restriction, à tousles cas qui peuvent se rencontrer dans la vie;la crainte d'un mal pourrait quelquefois nousjeter dans un pire. Il s'agit d'examinersi le res-pect du à la vérité en général, à la vérité abs-traite,ne peutsouffriraucune exception& l'égardde vérités particulières et concrètes. Le men-songe est-il toujours une faute, non seulement

grave, mais même légère? N'y a-t-il pas unedistinction à faire entre des mensonges illicites

et des mensonges licites jusqu'à un certainpoint, ou même tout à fait? D'après ces douteset ces distinctions, qu'on ne se hâte pas de.

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m'accuser d'une trop grande disposition àl'indulgence pour les menteurs. Ceux qui meliront jusqu'au bout me trouveront peut-êtretrop sévère, plutôt que trop indulgent, sur-touten tenant compte des mœurs du temps pré-sent.

Il y a bien des espèces de mensonges. Quelleinnnic diversité dans leurs motifs, dans leurobjet, dans leurs suites Il en est de généreux,il en est d'ignobles; il en est qui ont pour butde nuire, d'autres de rendre service; il en estd'insignifiants, il en est de la dernière gravité.Faut-il tous les condamner indistinctement et

en masse, en leur appliquant le paradoxe stoï-cien de l'égalité des fautes?

Mettons tout d'abord à l'écart, comme indi-

gnes d'entrerdans cette discussion, ceux qui, enaucun cas, ne sont susceptibles d'indulgence,même de la part du moraliste le plus relâché,et que la conscience publique réprouve sansnulle hésitation. Tels sont les mensonges audétriment d'autrui, de sa réputation, de sonhonneur, de ses biens, mensonges flétris des

noms d'improbité, de fourberie, de vol, de per"

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fidie, de diffamation, de calomnie; tels sontaussi les mensonges à notre profit. Ce n'est pasparmi ceux-là que nous trouverons des excep-tions justifiées à la règle de ne pas mentir;mais peut-être il n'en est pas toujourb demême des mensonges dont l'objet est de ser-vir et non de nuire, de servir autrui et non pasnous-même.

N'hésitons pas à faire parmiceux-là une placed'honneur à ces rares mensongesque j'appel-lerai héroïques,dont le but est de sauver la vied'autrui, même aux dépens de la sienne. Nonseulement ils échappent à tout Marne, en dépitdes scrupules de quelques théologiens ou phi-losophes rigides à l'excès, mais ils font la justeadmirationde tous les pays et de tous les àges.Nul ne peut hésiter, non seulement à lesabsoudre, mais à les mettre au-dessus de tousles éloges, sans s'exposer au reproche d'être in-sensible à ce qu'il y a de plus beau et de plusgrand dans le monde, c'est-h-dirc au dévoue-

ment. Ce sont des mensonges glorieux, des

mensonges d'élite, ~a ~teMt!ac«t commedisent Cicéron et Tacite, ou encore des men-

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songes splendides, comme dit Horace dUy-permnestre

Splendide mendax, et in omne virgoNobilis asvum.

Qui n'applaudirait à Oreste se disant Pylade

pour mourir à la place de son ami? ou à Nisuss'écriant pour sauver Euryale

« Me, me, adsum, qui feci, m me convortite ferrum,0 Rutuli, mca fraus omnis; nihil iste nec ansus,Kecpotuit.

Qui n'applaudiraitaussi au magnanime men-songe de Sofronie pour sauver son peuple, etd'Olinde pour sauver Sofronie '?

Ces mensonges splendides qui honorent l'hu-manité ne se rencontrent pas seulement dansl'antiquité classique et dans les fictions despoètes, mais dans les temps modernes et dansla vie réelle. On en citerait plus d'un exemple

non moins héroïque, quoique moins célèbre,dans les guerres civileset dans notre révolution.A la barre des tribunaux révolutionnaires, il y

i. 2" chant de ht ~'Ma/cM f/<Wt't'A'.

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eut des pères répondant pour le fils et des fils

pour le père & l'appel des condamnés à mort.Benjamin Constant, dans une brochure de

1797, intitulée Réactions politiques, avait atta-qué, faisant allusion aKattt, la maxime absoluede ne jamais mentir. Kant lui a répondu parun opuscule sur un Pt'e<eH<~« droit de ~«Mo-

~<M' humanité, où il soutient l'inuexibilité dela règle, même au cas du salut de la vie d'unami. Rien de plus subtil, de plus embarrassé

que son argumentationtout entière fondée surle mal possible qu'on peut causer dans l'avenir

pour avoir voulu empêcher un mal certain etprésent. Opposons-lui Mme de S'~el qui s'ap-plaudit d'avoir pu sauver par plusieurs men-songes la vie du comte de Narbonne caché chezelle pendant la Révolution. « C'est la premièrefois, dit-elle, que se soit offerte à moi une cir-constance dans laquelle deux devoirs luttaientl'un contre l'autre avec une égale force, maisje pense encore, comme il y a vingt-trois ans,que le danger présent de la victime devait l'em-porter sur les dangers incertains de l'avenir, nII n'y a pas,ajoute-t-elle,debonheurplus grand

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dans tout le cours de l'existence que de sauverla vie d'un innocent'. On cannait t'étoquenteprotestation de Jacobi contre ce sec et impi-toyahtc dogmatisme de Kant.

« Je mentirais, s'écric-t-it, comme Desde-

mona mourante qui, pour sauver son époux,s'accuse de s'être tuée ette-mèmc je trompe-rais comme Oreste quand il vont mourir a laplace de Pytadc! »

Dans cette protestation contre l'inQcxibilitéde la loi, nous applaudissons avec Jacobi à

ces deux mensonges héroïques, mais non àd'autres exemples qu'il y ajoute, comme celuide Timotéonassassinant son frère, ou même deCaton se déchirant les entrailles.

Nous pensons de ceux-là, avec Mme de Staël,qu'il y aurait lieu de s'inquiéter de cette mo-rale t. Mais à ne considérer que les mensongeshéroïques tels que nous les avons définis, iln'y a pas de raison d'avoir les mêmes scru-

t. Considérations sur la Révolution /r<tofaf!e. X* partie,chap. ïYtH.

2. De !4HenM~H<chap. sur Jacobi. o Je ne me sens pasassez de vertu,dit Chateaubrianddans tes Jf~NOft~ (/'ot<<tf-<om~, pour tuer mon frère, »

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putes. De semblables mensonges deviendraient-ils la règle de tous dans ces cas extraordinaires,

non seulement la société n'en souffrirait nulleatteinte, mais elle gagnerait en dignité et engrandeur. Ce sont des mensonges qui élèventl'humanité, loin de la rabaisser.

S'il est des mensonges qui sont dignes de

tout éloge, il en est d'autres qui échappent auMarne, en dépit de l'Alceste de Molière, soit

parce qu'ils sont insignifiants et inoffensifs,soit parce qu'ils sont entrés dans les usageset les convenances, et qu'ils font en quelque

sorte partie du code de la civilité puérile ethonnête. Pour s'en affranchir il faudraitrompreen visière avec le genre humain. Tels sont lespetitsmensonges officieuxqui s'échangententregens du monde dans toutes les rencontres,dans toutes les réunions, dans les salons et

sur la place publique.Je ne vois aucun mal dans ces petits men-

songes, simples formules de politesse.Non seu-lement ils ne sont pas un mal, mais ils sont unbien, étant à peu près indispensables à l'harmo-nie sociale. Ce ne sont que des péchés véniels,

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selon le cardinal Gousset, dans sa T~o~~MM~'a/c. Pour notre part, plus indulgent, nousn hésitons pas a les absoudre tout à fait, pourvutoutefois qu'ils se contiennent dans les bornesordinaires et ne soient pas suspects de natterie.

L'adversaire le plus célèbre, le plus intrai-table, de ces mensonges officieux, c'est Alceste,le misanthropede Molière. Bien qu it vive dansle monde et à la cour, il fait profession de n'ensounrir aucun; il ne supporte pas plus de lesrecevoir que de les donner, et il exige de touthomme honnête

que ses sentimentsNe se masquent jamais soui- de vains compliments.

Cela est fort beau sans doute et fort à dési-

rer mais c'est comme un idéal auquel il n'est

pas facile d'atteindre. Hors de ces petites con-ventions de politesse, il est mal assurémentdeparler autrement qu'on ne pense et de trahir

son âme, comme dit encore Atces'c. Mais com-ment aussi ne pas convenir avec Philinte

Qu'il est bien des cùtés où la pure franchiseDeviendrait ridicule et serait peu permise.

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D'ailleurs, prenons Alceste lui-même à témoinde l'impossibilité de se soustraire à ces petits

mensonges officieux, quelque culte qu'on pro-fesse pour la vérité pure et pour une franchiseà toute épreuve. Ne le voyons-nous pas toutaussitôt se contredire lui-même dans la scènedu sonnet? M ne flatte pas, il est vrai, les mé-rites poétiques d'Oronte, mais ce n'est pas d'em-Née, et sans quelque détour, qu'il en viendra àlui dire que son sonnet « est bon à mettre aucabinet?. Il le dira sans doute, mais a la fin,poussé à bout par l'insistanceet par l'opiniâtrevanité du poète importun; encore, pour moinsle blesser, il commence par prendre un biaiset un détour qui n'est qu'un vrai mensonge.Comme Socrate, dans l'Hippias, il invente unpersonnage qu'il interpose entre Oronte et lui,et auquel il feint d'adresser les critiques qui

vont droit à l'auteur du sonnet

Mais un jour, à quelqu'un,dont je tairai le nom,Je disais.

Oronte cependant, qui n'est qu'à mt!tié dupede cette trop transparente fiction, le presse de

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s'expliquer plus clairement. Alceste voudrait-ildire que c'est lui Oronte qui ressemble à cette

personne, que c'est lui qui écrit mal, lui qui atort de faire des vers et dont le sonnet n'est passans défaut? Là-dessus, nouveaux petits men-songes d'Alceste qui répète jusqu'à trois fois

« Je ne dis pas cela tandis qu'en réalité il

ne dit pas autre chose.Lui donc aussiest obligéde pratiquer plus ou moins cette tache méthodequ'il a si vivement flétrie, et de ne pas dire enface aux gens tout le mal qu'on pense d'eux etde leurs oeuvras.

Ces félicitations banales, ces formules depolitesse

t ces compliments d'usage qu'onéchange de vive voix ou par écrit, dans laconversation ou au bas d'une lettre, avec desindifférents, des étrangers ou même avec des

gens dont on pense peu de bien, rentrent doncdans les convenancessociales; elles font partiedu savoir-vivre, plutôt qu'elles ne relèvent dela morale. Pour qu'il y ai~ véritablement trom-perie dans ces vains échanges de paroles com-plimenteuses, il faudrait que quelqu'un pûtsérieusement s'y tromper. Or chacun sait par-

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faitement à quoi s'en tenir sur leur véritablevaleur.

Qu'arriverait-il, d'ailleurs, dans la vie ordi-naire, si les rapports entre les membres d'unemême société n'étaient facilités et adoucis pa}*

tous ces petits mensonges officieux, si chacundisait en face à son prochain tout ce qu'il pensede lui, de sa conduite, de ses mœurs, de soncaractère, de ses prétentions, de ses travers, de

ses ridicules et même de ses vers, s'il n'y avait

pas enfin quelque différence entre ce qu'on dit

et ce qu'on pense? Que de vanités profondémentblessées, que d'irritations réciproques, que dehaines souvent irréconciliables, que de duels etde vendettas! Il serait prudent de ne sortir dansla rue qu'un revolver à la main. Je retourne ici

contre lui-mêmele critériumde Kant; la vie encommun, la société ne serait plus possible; ceserait l'état de guerre continu, la guerre detous contre tous. Pascal & bien dit « L'unionn'est fondée que sur cette mutuelletromperie ».Sous une forme légère et comique, Labichequ'on me pardonne de le citer après Pascalfait dire la même chos" à un personnage du

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J/<SOM~'0/)<' < /lKt'<MOr~, HUC de ses piècesles plus spirituelles « Si on se disait toujoursla vérité, on passerait sou temps à se dire desinjures ».

Si je fais grâce aux mensonges officieux, c'estcependant a ta condition qu'ils ne dépassent pasles bornes de ce qui est strictement requis parles convenancessociales. Pour ma part je vou-drais une sorte de milieu entre les rudesses d Al-ceste et l'amabilité excessive de Pbiuntc. Jevoudrais surtout que ces mensonges ne fussentqu'officieux, et nullement obséquieux, ce quin'est pas la même chose. Gardons-nous qu'ilspuissent être suspects de quelque arrière-pen-sée ou de quelque flatterie intéressée. Évitons

le soupçon d'une expression hypocrite de sen-timents d'approbation et de sympathie pour quin'en est pas digne. En général, soyons aussisobres que possible de protestations exagéréesd'affection, de sympathie, de dévouement en-vers des indifférentset des inconnus.

Soyons-en encore plus sobres à 1 égard de

ceux que nous savons certainement en être Indi-

gues. Ne souriez pas trop à cet homme taré

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et déconsidéré; je ne vous dis pas de ne saluerabsolument que des gens vertueux, mais neprodiguez pas les salutations à ce riche auxrichessesnotoirementmal acquises; n'allez pasau-devant des embrassades de ce pied plat qui,

au su de tous, comme dit Alceste,

Par de sales cheminss'est poussé dans le monde.

Ne pas donner la main à tout le monde est unvieux précepte de Pythagorecité par Plutarquedans son Traité de l'éducation.

Je sais bien que cette froideur, cette réserveà l'égard de personnages haut placés, riches,influents, n'est pas la meilleure manière de

faire son chemin dans le monde. Peut-êtredira-t-on de vous que vous êtes un original peusociable, si l'on ne dit pas pire. Toutefois uneréputation de loyauté et de franchise a bienaussi quelques avantages. Un simple compli-

ment de votre part, une seule parole dite pèseraplus, en bien des circonstances, que les protes-tations de bon nombre de Philintes. Telles sontles réserves expresses sous lesquelles nouscroyons devoir amnistier les mensonges offi-

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cieux, et ne pas même, comme le cardinalGous-set, les ranger parmi les péchés véniels.

11 est encore une autre classe de petits men-songes, les mensonges pour rire, ou, comme les

nomment quelques théologiens, les mensongesjoyeux, dont il est bon de dire ici quelquesmots, avant de passer à des sujets plus graves.

Quelque légers et inoffensifs qu'ils semblent,je n'aurai pas pour eux autant d'indulgence quepour les mensonges officieux. On ne peut, eneffet, invoquer en leur faveur la moindre raisond'utilité et d'harmonie sociale.Mentir pour rire,on pour faire rire, ou pour rendre son récit plusintéressant, faire des contes à plaisir, c'estmentir pour mentir, mentir pour son amuse-ment et pourcelui des autres,c'est s'accoutumerà se jouer de la vérité. Dans un de ses traités,Lucien met en scène deux de ces personnagesqui se plaisent à mentir, qui mentent pour leseul plaisirde mentiret qui renchérissentlesunssur les autres en fait de faussetés, d'exagéra-tions et d'hyperboles Tel est aussi, dans La

t. L'Ami dt< )MefMOM~e.

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Fontaine, celui qui a vu un chou plus grandqu'une maison à quoi son compagnon répliquequ'il a vu un pot plus grand qu'une église

Tout écart de la vérité doit répugner à une âmehonnête, et ne peut s'excuser qu'en vue de

quelquebien à faire ou de quelque mal à éviter.Il va sans dire que nous exceptons les fictions

des auteurs, des poètes, des romanciers qui

nous charment plus ou moins, mais qui netrompent, ni ne prétendent tromper personne.Une iiction n'est pas un mensonge; souventmême, comme dit encore La Fontaine

Elle offre la ventéSous les habits du mensonge.

Passons à des mensonges d'autre espèce, deplus grande conséquence,et où la limite est plusdifticile à marquer entre ce qui est permis et cequi ne l'est pas. Il est des mensonges, non pashéroïques, parce qu'il n'y va pas de sa proprevie, mais où il peut y aller, si l'on se refuse àles faire, de la réputation,de l'honneur et mêmede la vie des autres.Quand, et jusqu'à quel point

t. Le Dépositaire M/M<<

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ces mensonges secourables, ces mensonges parhumanitéet par chanté, peuvpnt-Hsétre licites?Combien les amis, les parents d'un accusé nesont-ils pas tentés de ne pas dire aux juges hlvérité qui le perdrait! Cependant devant un tri-bunal régulier, je ne dis pas devant un tribuna!révolutionnaire ou devant des assassins érigés

en juges, c'est un devoir de la dire et de la diretout entière, quelles qu'en doivent être les con-séquences. Sans doute il est bien dur de perdre

par son témoignage celui qu'on voudrait sauverau prix des plus grands sacrifices, mais la con-science nous y oblige.

Quel pla~ bel exemple de ce douloureuxdevoir héroïquement accompli que celui de lanoble Jeanie Deans dans la /<soH <fAW!Mt6oKt'~

de Wat!er Scott? Appelée comme témoin devantle tribunal qui juge sa soeur, d'un mot elle

peut sauver sa vie. Ce mot que, de toutes parts,non seulement par l'avocat, mais par les jugeseux-mêmes, elle est sollicitée de dire, ce motqu'attend avec angoisse cette sœur chérie, etqu'implorent ses regards suppliants, ce motqu'cDc-méme voudrait pouvoir dire, au prix

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des plus grands sacrinces, eUe ne le dira pas,parce que c'est un mensonge et que sa foi mo-rale et religieuse lui défend absolument de men-tir. Mais, à part de violer la loi de Dieu,que nefera-t-ellepas pour le salut de cette sœur?Seuleà travers toutes les fatigues et tous les dangers,

cette jeune paysanne écossaise ira d'Edim-bourg à Londres, elle se jettera aux pieds dela reine et obtiendra la grâce, sans avon menti.

Le devoir de dire la vérité devant les jugess'accroît encore par la solennité religieuse du

serment. Le serment prêté ajoute au mensongeun caractère d'impiété et de sacrilège. « Ser-ment auguste, dit Walter Scott à propos de

cette déposition de Jeanie Deans, qui manquerarement de faire impression sur les hommesles plus corrompus et qui pénètre les plus justesd'une crainte respectueuse 1 Ces paroles de-vraient être méditées par les législateursétour-dis qui ont voulu proscriré le serment par-de-

vant Dieu comme une vaine ou superstitieuseformalité, et qui ne l'ont provisoirement con-servé que faute de s'entendre sur ce qu'il fau-drait mettre & sa place.

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Il est bien beau aussi, d'autant plus beau quel'indulgence peut sembler acquise à de pareils

mensonges, de ne pas consentir & mentir, nonplus pour sauver les autres, mais pour sauversa propre vie. Honneurà tous ceux qui, plutôt

que de laisser tomber de leurs lèvres le men-songe qui les eût sauvés, plutôt que de renierleur foi religieuse ou politique, ont bravé lamort ou même le martyre Honneur à ces no-bles femmes qui, pendant la Révolution, aimè-rentmieux se livrer au bourreau que de déclarerfaussement qu'elles étaient enceintes f

Laissons ces circonstances dramatiques etces suprêmes épreuves pour passer à des casqui se présentent plus souvent dans la vie or-dinaire. Si celui qui n'a menti que pour fairequelque bien à autrui ne se sent pas la con-science à l'abri de tout reproche, combien doit

se juger coupable celui qui a menti pour fairele mal et pour nuire, qui a porté préjudice àla réputation, à l'honneur, ou même & la for-tune et à l'avancementd'autrui, dans les plus

t. Telle la princesse 'te Monaco, née <)e StainviXe.

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modestes comme dans les plus hautes condi-tions, par de faux bruits et des calomniesJ'entrouve un exemple dans les CoM/essMHsdeRous-

seau, où il raconte qu'il a eu toute sa vie leplus cuisant remords d'un mensonge qu'il avaitfait, à quinze ou seize ans, au préjudice « de la

pauvre Marion' ». Ce remords nous semble unebien juste expiation d'une faute insigne. Je nepense pas qu'un mensonge en sens contraire,dont il se vante fort, puisse faire compensa-tion à celui-là, quoiqu'il soit cependant plutôtdigne d'éloge que do blâme. Il se loue, en effet,

non sans quelque emphase, d'avoir menti ens'accusant d'être lui-même l'auteur d'un acci-dentdont il avait failli être victime par l'impru-dence de son camarade Fazy. Rousseau semblecroire qu'ila fait quelque chosed'aussihéroïque

que Desdemona, que Pylade ou Nisus, alorsqu'il n'a couru risque que de quelque gron-derie à son retour au logis~ II cite même en son

i. C'était une servante à peu près du même âge que lui,qu'il accusa du vol d'un mouchoirqu'il avait commis lui-même. En vain la pauvre OUe en pleurs le suppliade dire lavérité il persévéra opiniàtrément dans son mensonge,etMariou fut mise à ta porte de la maison.

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honneur ces deux vers de la ~KM~w <??-<)<'<?' oM Tasse célèbre te double mensoage deSofronie et d'OMnde,at dont il semble que Ja-cobi se soit inspiré dans son é!oqueatc apologiedes mensonges héroïques

Magaanima *B6MogM! or quando é il veroSi beUo, ':he si possa a te preparrc!I

« Magnanimemensonge! quand le vrai est sibeau qu'il puisse t'être préféré! »

1. 2* chant, épisode d'OMnde et de Sofronie.

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DOtT-ON LE BtRE?

De la sincérité dans les renseignementsdemandés. Dis-tinction des cas et des personnes. A quoi est tenu unfonctionnairepuMic. A quoi nn simple particulier.Des cas où la vérité à dire serait nuisible.- Règles àsuivre. Tenir compte de l'importanceet de la gravitêdes faits à révéler. Mettre en balance le mat qu'on peutfaire aux uns ou aux autres en parlant ou en se taisant.–TeUe vérité imprudemmentdite équivaudraà une dé-nonciation et à une perfidie. Des mensongesdans lesnégociationsmatrimoniales. Les fausses promessesdemariage. Les médecinset le mensonge. Du secretprofessionnel. Mensonges au tit des malades. Descas où le médecin doit la vérité.-Les avocatset le men-songe. Penchant à se faire illusion sur la bonté detours causes et à mentir dans l'intérêt de leurs clients.

Nul ne doit défendre celui qu'il sait coupabic.Exception pour l'avocatd'office. La police et le men-songe. Les espions à la guerre. Perfidies héroïques.

Mensonges excusables pour la défense de la société etde la patrie.

La vérité est-elle toujours due? C'est unequestion que Rousseau discute avec beaucoupde pénétration et de sagacité dans sa quatrièmePt'OMMMa~e <fMM so~<<m'e, où il traite du meu-

n

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songe. Suivant lui, toutes les vérités particu-lières ne sont pas bonnes à dire; quelques-unes

sont indifférentes, quelques autres peuvent êtrenuisibles. Mais qui sera juge de la convenancede les dire ou ne les pas dire en chaque occa-sion ? L'avantage de l'un fait le préjudice del'autre; l'Intérêt particulier est en opposition

avec l'intérêt public; enfin, indépendamment dupréjudice fait aux autres, il y a aussi ce qu'on

se doit à soi-même. Voilà bien des questionsdélicates, des cas embarrassants que nous exa-minerons tels qu'ils se présententdans bien descirconstances de la vie commune, où il y aconflit entre le devoir d'être sincère et celui de

ne pas nuire. Nous ne nous flattons pas de lesrésoudre par des règles fixes et absolues; nousen appellerons à l'instinct moral encore plusqu'à une savante casuistique.

Les renseignements demandés sur les per-sonnes sont un des cas les plus fréquents quimettentà l'épreuve les consciencesles plus déli-

cates. Il est fait appel à notre bonne foi; noussommes consultés sur les faits~ quelquefoislesplus graves, sur des faits qu'on sait devoir être

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à notre connaissance. H s'agit de renseigne-ments sur les antécédents, sur la moralité,

sur la capacité de tel ou tel individu dont vousn'avez que du mal à dire, si vous parlez sincè-

rement faut-il le dire, faut-il le déguiser?Il ya lieu, croyons-nous, de faire des distinctions;suivant les cas et les personnes, la règle àsuivre, la conduite à tenir ne saurait être par-tout la même.

D'ahord je distinguerai les fonctionnairespublics et les simples particuliers. C'est ledevoir de tout chef hiérarchique, directeur, chefde division, préfet, chef de service, inspecteurde tout ordre, de dire la vérité entière à l'auto-rité supérieure sur leurs subordonnés. Bonne

ou mauvaise, avantageuseou nuisible, dût-elleentrainer une disgrâce, ils la doivent en tout

ce qui concerne l'ordre et le bien du servicepublie qui leur est confié. Sont-ils incapables,négligents, indélicats, leurs rapports doivent ledire en toute sincérité.

Il n'en est pas de même à l'égard des simplesparticuliers;pour eux, la règle ne peutêtreaussiabsolue. Doit-on le dire, suivant le titre même

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d'une pièce qui a eu un certain succès, doit-on

ne pas le dire? C'est une question qui peut légi-timement s'agiter dans la conscience de plusd'un de ceux qui, comme souvent il arrive, sontpriés de faire connaître ce qu'ils savent surle compte de telle ou teUe personne La véritéentière est-elle due, non seulement au jugequi interroge au nom de la loi, ou à un chefhiérarchiqueau nom de l'intérêt public, mais àun particulierqui, en son propre nom, et pourson intérêt privé, vous demande des renseigne-ments sur les personnes et les choses.

Quand il n'y a que du bien à dire, la diffi-culté n'est pas grande; d'ordinaire on s'em-

presse de le dire; le cacher serait de la mal-veillance. Quelquefois même, par bonté d'âme

ou par sympathie, certaines personnes ampli-fient le bien et dépassent la mesure, ce qui estencore du mensonge à un certain degré, mais

un mensonge par excès de bienveillance. Est-cele mal au contraire qui est la vérité? Votretémoignage sincère peut-il perdre quelqu'un,

ou même gravement lui nuire? H est permisd'avoir des doutes, d'hésiter sur la réponse à

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faire et sur le degré de sincérité qu'on ymettra.

Je prends des faits qui se présentent tous tesjours dans la vie commune. On vient demanderdes renseignements à une maîtresse de maison,à un patron, à un chef d'usine sur un domes-tique ou un ouvrier qui ont été à leur service,qui les ont quittés pour se placer ailleurs, ouqu'ils ontcongédiés. Si vous les avez congédiés,

vous ne l'avez pas fait, je suppose, pour unmaigre sujet, comme dit Chrysale se plaignanta Philaminte du renvoi de Martine vous avezeu de bonnes raisons. Ces raisons, les direz-

vous, sans nulle atténuation, sans nul dégui-sement ? Si vous les dites, ce domestique, cetouvrier risquent de ne plus trouver nulle part& se placer; vous les condamnez à mourir defaim ou à devenir des malfaiteurs. Pour voustirer d'embarras, refuserez-vous de répondre?ils n'y gagneront rien, votre refus même serapeut-être interprété comme le pire des ren-seignements. En vous taisant, vous aurez dit

contre eux plus qu'il n'y avait à dire. Que fairedonc dans cette impossibilité absolue de ne

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pas nuire, soit en parlant, soit en gardant lesilence?

Rien, à ce qu'il me semble, d'absolu ne sau-rait être preacrit pour se guider sûremententreces deux écueils, et pour tirer d'embarras desconsciences justementhésitantes.Plusieurs cho-

ses sont à peser et à considérer. Je conseille demettre dans la balance, d'une part, le mal qu'onpeut faire à celui sur qui vous direz la véritétout entière, et, de l'autre, le malqui peut résul-ter, en ne le disant pas, pour celui qui vous ledemande. S'agit-il de fautes non habituelles,de fautes légères ou qui laissent l'espoir d'unamendement, par exemple de négligence, depetites indélicatesses, d'un manque de respect,d'un moment d'emportement, mon avis seraitde n'en rien dire. Ce sont des fautes qui n'ontqu'une gravité relative et qui, grâce à la leçon

reçue, peuvent ne pas se renouveler sous desmaitres nouveaux. J'en dirai même autant defautes plus graves, mais qui n'excluent pas lapossibilitéd'un retour au bien. Voiciunepauvreiitle séduite, devenue mère, mais dont la fauten'est connue que de vous. Quelle responsabilité

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& prendre que celle de la déshonorer, de laperdre à tout jamais, avec les perspectives dusuicide, de l'infanticide ou de la prostitution!

Il y a lieu sans doute aussi de faire entrer

en ligne de compte l'intérêt, la sûreté même de

cette famille ou de cet industriel qui, sur lafoi de vos renseignementsincomplets ou men-songers, va prendre à son service ce mauvais

et infidèle serviteur, cet ouvrier fauteur dedésordre et de grève. Je sais bien que ceux quifont l'enquête doivent en général rabattre pru-demment quelque chose des renseignementsfavorables que vous leur donnez et chercher àles contrôler, s'il se peut, par d'autres témoi-

gnages. Mais si l'individu que vous avez ren-voyé de chez vous, vous est connu comme per-vers et dangereux, comme capable des plusmauvaises actions, vous ne pouvez pas, en con-science, ni par écrit ni en paroles, lui délivrerun certincat de bonnes vie et mœurs. Quelremords pour vous d'avoir introduit dans unemaison, sur la foi de vos faux renseignements,

un voleur, peut-être même un assassinAjoutons qu'il est toujours permis d'éluder

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quelque peu les questions, ou même d'abuser

par quelque fable celui qui vous interroge parsimple curiosité ou pour donner matière à sescommérages, un bavard, un indiscret, ou même

un reporter. En général, toute vérité n'est pasbonne a dire; bien des fois une vérité échap~

pée par imprudence ou par légèreté a pu équi-valoir à une lâche dénonciation et à une per-fidie.

Nulle part une entière sincérité ne serait plusjustement requise que dans les négociationsmatrimoniales, et nulle part peut-être elle n'estmoins scrupuleusement observée. Le caractèredes personnes, la position sociale, la fortuneactuelle ou future, les espérances, comme ondit, les chances d'avancement ou d'héritagesont, de part et d'autre, l'objet de dissimula-tions ou d'exagérations de toute espèce. Les

personnes du monde qui mentent volontiersplus ou moins pour faire réussir un mariage,serendent-elles bien compte de la responsabilitéqu'elles encourent? Que de tristes déceptions

peuvent être la suite de ce qu'elles ont caché

ou faussement avancé! Plus tard, que de froi-

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deurs, que de récriminations entre les deuxfamilles et aussi entre les époux!

Parmi les pires mensonges plaçons les pro-

messes fallacieuses de mariage pour satisfaire

une passion qui, une fois la passion satisfaite,sont oubliées, sans nul souci de ce que devien-dra la femme abusée. Brutale sensualité, lâcheperfidie, insensibilité et cruauté, il y a toutcela dans les mensonges de tant de débauchés,jeunes et vieux, sans cœur et sans honte.

S'il est impossible d'être trop sévèrea l'égarddu mensonge qui abuse une jeune fille jusque-là innocente, je serai moins sévère, sans nulle-ment lesapprouver, pour les mensongesd'amourdans les intrigues entre des femmes du monde

coquettes et corrompues, entre des comédien-

nes et les amants plus ou moins naïfs qu'ellestraînent à leur char. Là du moins nulle inno-

cente n'est abusée, et d'ordinaire il n'est pasquestion de mariage.M. Bourget nous a dépeint

avec des couleurs vives, et même un peu crues,ces mensonges de sentiment entre amoureuxet amoureuses de cette catégorie. C'est un ta-bleau de mœurs qui n'a rien d'édifiant, mais

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où du moins l'on ne voit pas de jeunes fillesinnocentes séduites et abusées

Il y a aussi des mensonges professionnels,c'est-à-dire des mensonges auxquels on estplus ou moins sujet dans certaines professions.

1Il est bien difficile de s'empêcher absolumentde mentir quand on est médecin, ou avocat,

ou même journaliste.Que de vérités à ne pasdire, que de mensonges difficiles à éviter, men-songes presque obligatoires pour un médecin;

que de fréquents conflits doivent s'élever dans

sa conscience entre son devoir d'homme et sondevoir de médecin! Bien des questions com-plexes et délicates se présentent à lui dans les-quelles interviennent, et sont aux prises, l'in-térêt des clients, l'intérêt de l'ordre social et dela justice, les prescriptions de la loi et la con-science professionnelle. Je n'ai ni l'intention,nil'expérience nécessaire pour entrer dans le dé-tail de ces questions; je renvoie aux ouvragesspéciaux où elles ont été traitées, et particu-lièrement a celui de M. Brouardel, non moins

t. Les Mensonges.

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bon moraliste, à ce qu'il m'a sembla que grandmédecin Je me borneraià quelques-unes descirconstances les plus ordinaires où un médecinconsciencieux peut hésiter à dire le vrai ou lefaux, à parler ou à se taire.

Le médecin est une sorte de confesseur, nonau point de vue des infirmités morales, maisa celui des infirmités physiques, qu'il ne doit

pas plus révéler que le prêtre les péchés qu'unpénitent lui a confiés. Telle est la règle, maiselle peut être difficile à suivre dans tous les cas;elle peut même souffrir quelques exceptions.

Le médecin sait le fort et le faible des per-sonnes de sa clientèle; il sait le mal dont celui-ci ou celle-là sont atteints, ou même seulementmenacés; il a le secret de plus d'une infirmitécachée, de quelque tare, physique ou mentale,personnelle ou héréditaire. Or voici des mem-bres d'une famille amie, et dont il a toute laconfiance, qui, à la veille d'un mariage, vien-

nent le consulter sur la santé du jeune homme

ou de la jeune fille. Y a-t-il quelque vice orga-*

t. te Seo'e< M~'ca<, in-ttf, i888.

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nique, quelques inquiétudes à avoir du côté dela poitrine ou du ccanr, quelque mal secret etcontagieux? Le médecin sait tout cela; il saitmême que l'un on l'autre est menacé d'une fin

à court terme. Que fera-t-il? Quelle sera s~réponse? Comment ne pas nuire à l'une desdeux familles, soit en disant ce qui est, soit endisant ce qui n'est pas?

Il est vrai qu'il peut ne rien répondre et seretrancher derrièrele secret professionnel; mais

son silence, son silence obstiné, ne sera-t-ilpassusceptible d'une mauvaise interprétation,et nedonnera-t-il pas lieu de soupçonner le pire?S'il n'avait rien que de bon à dire, ne le dirait-il pas? S'il se tait, c'est qu'il y a quelque choseà cacher. Pour qu'il puisse invoquer le secretprofessionnel, sans donner lieu à aucune sup-position fâcheuse, il faudrait qu'il eut la répu-tation bien établie de s'être constamment refuséà répondre à toute question de ce genre,même quand il n'aurait eu que du bien à dire,

même quand son témoignage sincère aurait étéde la plus haute importance pour l'avenir et lafortune d'un client et d'un ami.

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Ne jamais ouvrir la bouche en do pareillescirconstances, pas plus pour dire te bien quepour dire le mal, tel est en enct le conseil

que donne M. Brouardel, conseil sage, maisbien difficile à suivre, et que peu de médecins

sans doute ont suivi à la rigueur en touteoccasion.

H y a des cas où le secret professionneln'existe pas. Il n'existe pas, par exempte, pourle médecin d'une Compagnie d'assurances surla vie; celui-ci est tenu de déclarer à la Com-pagnie les chances probables de vie plus oumoins longue des clients qui se présententpourtraiter avec elle. Le médecin militaire d'unconseil de revision n'y est pas, je crois, tenudavantage.

Combien de mensonges tout médecin ne fait-il pas, et combien ne faut-il pas lui en pardon-

ner, au nom de l'humanité et de la pitié,auprèsdu lit des malades!1

Quel moraliste, quel disciple de Kant aurale cœur de -le condamner s'il donne des espé-

rances, alors qu'il n'y en a plus, à ce moribondqui l'interroge anxieusement de ses derniers

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regards, ou à sa famille éplorée, à sa femme età ses enfanta? Restera-t-il obstinément muet,ou, ce qui reviendrait au même, leur dira-t-il

que tout est fini? Ne devra-t-il pas dissimulerla terrible vérité? Toutefoisil est peut-être eet~taines circonstances d'ordre public et d'ordreprivé où ce serait un devoir de ne pas la cacherà qui de droit, ou même au malade qui la de.mande avec instance et avec une sincérité nonsuspecte, pour mettre ordre à ses affaires defamille ou aux affaires de sa conscience. Il ladevra peut-être encore à un roi mourant ou à

sonhéritier, à un premierministre responsable,

pour des raisons d'État, pour des mesures ur-gentes à prendre en prévision d'un changementde règne. C'est un cas qui a du se poser à laconscience des médecins anglais ou allemandsauprès du lit de mort de l'empereur d'Allé"

magne Frédéric III.Où le médecin ast tenu absolument à dire la

vérité, c'est dans les expertises judiciaires quilui sont confiées et devant les tribunaux. A-t-il,

par exemple, aperçu dans ses analyses quelques

traces de poison, il doit le déclarer, quand

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même son témoignage devraitcertainement en-tramer une condamnation à mort.

Si un médecin est par état exposé à mentir,combien plus encore un avocat, sam avoir lesmêmes excuses, et dans des cas généralementmoins perplexes et moins difficiles. tt semblemême qu'en faveur des avocats il y ait une sortedo privilège de soutenir le pour et le contre,le juste et l'injuste, les mauvaises comme lesbonnes causes, c'est-à-dire un droit de mentir.En vain tel ou tel qui occupe un rang consi-dérable dans le barreau, a-t-il été cent fois con-vaincu de mensonge et de mauvaise foi dans

ses plaidoiries, il n'en porte pas moins la tctchaute, et même jouit de la considération dupublic et de ses confrères, s'il a bien menti,s'il a fait absoudre de grands coupables; quel-

ques-uns même diront qu'il est l'honneur dubarreau.

Je ne prétends pas que tous les avocats aienttoujours le mensonge à la bouche, et surtoutavec ta pleine conscience de l'iniquité de lacause qu'ils défendent. Il en est sans doute quigardent des scrupules il en est qui ne pren-

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nent une cause qu'assurés du bon droit de leursclients et dont le nom seul recommande auprèsdes juges celui dont ils ont accepté la défense.Mais je ne crois pas calomnier l'ordre des avo-cats si je suppose qu'ils ne sont peut-être pasles plus nombreux. Combien, même des plusrenommés, qui s'empressentde mettre leur élo-

quence au service des plus grands criminels,qui vont au-devant des plus mauvaises causesdevant les tribunaux civils, comme à la courd'assises, pourvu qu'elles soient retentissanteset surtout lucratives!

Plus dignes d'indulgence seraient peut-êtrede jeunes avocats qui débutent et qui ont unnom et une clientèle à se faire. Il leur fautplus de conscience et de courage pour ne pasaccepter, sans trop s'enquérir où est le droit,la première cause qui se présente, et dont ilsont besoin pour vivre ou pour se faire con-naître. J'accorde d'ailleurs que le droit peutêtre douteux en certains cas, qu'il y a destextes de loi, des clauses de contrat et de tes-tament qui sont susceptibles de plusieurs in-terprétations,et où des avocats peuvent plaider

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l'un contre l'autre avec une égale bonne foi.

Mais trop souvent il arrive que, si l'un est sin-

cer< l'autre ne l'est pas, quand ce ne sont

pas tous les deux en même temps.H faut bien admettreaussiqu'ily a des degrés

dans la mauvaise foi des uns et des autres, quetous à la barre n'ont pas également consciencequ'ils soutiennent le faux et l'injuste,qu'ils ontcherché à se faire illusion, qu'ils ont considéréla cause par le côté qui leur convient et d'unemanière exclusive. Ajoutez l'excitation de lalutte et des plaidoiries; ils se grisent, pourainsi dire, de leur parole; ils se font une con-science d'audience, conscience momentanée,qui s'évanouira avec la plaidoirie elle-mêmeet au sortir de la salle du tribunal.

A l'égard de ces menteurs en robes et enrabats, même les plus connus comme tels, jem'étonne de l'indulgence, non pas de confrèresqui la plupart en ont plus ou moins besoin

pour eux-mêmes,mais des magistrats,des juréset de l'opinion publique. Ce n'est pas cepen-dant un vain jeu que ces mensonges d'audiencesi fréquents dans la bouche des avocats; ce

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n'est pas une simple lutte oratoire, un vainassaut de paroles. Il y va de la fortune et del'honneur des familles, de la condamnation desinnocents, de l'impunité des coupables; il y vade la justice elle-même. Donc, en aucun cas,sauf un seul, dont nous allons parler, nous neconcédons à un avocat, malgré son diplôme etsa robe, le droit d'ouvrir la bouche par-devant

un tribunal pour dire un mensonge. Rien nel'oblige à plaider une cause qui lui semblemauvaise; son devoir est de s'abstenir.

Je ne pense pas qu'il faille faire aucuneexception en faveur de la justice criminelle,bien que là il s'agisse, non pas de faire ga-gner les uns au détriment des autres, maisde sauver un coupable de la prison ou del'échafaud. Sous prétexte, comme on dit, quecela ne fait tort à personne, quelques-uns sepersuadent que l'avocat de cour d'assises a ledroit de mettre en œuvre tous les mensongespour tromper, pour attendrir le jury et pourlui arracher un verdict d'acquittement.Est-cedonc ne faire tort à personne que de porterpréjudice à tous, à la société tout entière, par

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l'impunité d'un assassin, par l'encouragementdonné à ceux qui seraient tentés de suivre sonexempte?

Tout à l'heure j'étais plus indulgent que lecardinal Gousset à l'égard des mensonges offi-

cieux ici je crois devoir être plus sévère quelui. Il admet en effet qu'un avocat en matièrecriminello peut prendre la défense d'un accuséqu'il sait certainementêtre coupable, par cettemauvaise raison, que nous venons à l'avance deréfuter, qu'il ne fait tort à personne. Sans doutenul, quel que soit son crime, et quelquespreuvesaccablantes qui pèsent sur lui, ne doit être con-damné sans avoir été défendu; mais la loi y apourvu par la désignation d'un avocat d'office.

L'avocat d'office, voilà le seul auquel il soitpermis de mentir. Ce n'est pas volontairementqu'il a choisi la cause qu'il défend il rem-plit une mission dont il est charge au nom dela loi; il se trouve momentanément investidu droit de tout dire pour faire paraltre inno-cent, ou moins coupable, son triste client, pourdonner le change, s'il le peut, aux juges et auxjurés par tous les artifices de sa dialectique,par

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tous les mouvements passionnés de sa rhéto-rique déclamatoire. C'est à ceux qui l'écoutent,et qui sont bien prévenus à l'avance, de ne passe laisser prendre par cette plaidoirie d'office.

Ce n'est pas seulement à ce rôle d'avocatd'office, mais à certaines fonctions que, dansl'intérêt de l'ordre social, dans l'intérêt mêmede la vérité et de la justice, il parait indis-pensable d'accorder quelque tolérance en faitde mensonge. Je crois que, dans une certaine

mesure, elle doit être accordée à un juge d'in-struction pour arracher des aveux à un cou-pable, pour amener à se contredire et à sedévoiler les rusés coquins qu'il interroge. Com-

mentles confondre,s'iln'use lui-mêmed'adresseet de ruse? Toutefoisle magistrat a une dignité

à garder qui ne lui permet pas de tendre à l'ac-cusé certains pièges, de lui faire de fausses

promesses Je ne puis admettre sans restric-tion un adage espagnol cité par Bacon, diemendacium et enees we~<:<<M.

Une tolérance plus grande doit être accor-

1. La cour de cassation en a jugé ainsi dans une affairerécente qui a eu un grand retentissement.

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dée à la police et à ses agents, qui n'ont pasla même dignité à garder. L'agent de policen'a-t-il pas, comme l'avocat d'office, sans vou-loir les comparer, un mandat ofuciel, non pas,il est vrai, de défendre, mais tout au contrairede poursuivre, de découvrir, de saisir lesvoleurs et les assassins, ou de déjouerles com-plots contre l'ordre public? Comment accom-plira-t-il ce mandat, sinon à la condition dedéguiser sa personne et son langage, c'est-à-dire de mentir et de tromper? Quel criminel,voleur ou assassin, surprendra-t-il,s'il se donne

pour ce qu'il est? Interdisez tout mensonge àla police, et il n'y a plus de police, plus desécurité sociale.

Cette même immunité qu'il est bien difficilede refuser aux agents de police, je l'étendrais

aux espions d'une armée en campagne, à ceuxqui accomplissent une mission duchef d'armée,surtout s'ils risquent leur vie par dévouementpatriotique, et non par l'appât d'un gain. Il fautdes espions pour prévenirou pour préparer dessurprises,pour faire connaître la force, la posi-tion, les mouvements de l'armée ennemie, pour

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pénétrer et déjouer les projets de l'adversaire,

pour ne pas aller au hasard. Ils servent doncleur patrie, et ils la servent au risque de leurvie. Je n'ai pu m'empêcher de quelque sym-pathie pour cet officier prussien qui, au débutde la guerre, futfusillé comme espion au Champde Mars, bien que ce fut la loi militaire et quenos ennemis en aient largement usé.

Quand j'expliquais le deuxième livre del'~MëM~e au collège, rien, mon professeuraidant, ne me paraissait plus odieux que leperfide Sinon. J'avoue qu'aujourd'hui Sinon

ne m'inspire plus la même répulsion; II netrahit pas sa patrie tout au contraire, il sedévoue pour elle; ce n'est pas un Troyen, c'est

un Grec qui brave la mort pour la perte deTroie et pour le triomphe de la Grèce

ïn utrumque paratus,Sen versare dolos, seu certes occumbere mort).

Je ne méprise pas non plus l'héroïque perfidiede Zopire, ce généraleDarius qui, selonHéro-dote, aprës~~fe~MteUementmutilé lui-même,se présente a~:Babyloniens comme une vie-

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time du roi de Perse qui les assiège et dont ilveut se venger. Je plains les Babylonienstrompés qui lui donnent le commandement dela ville, dont il ouvre les portes à Darius; maisj'admire le dévouement de Zopire. Que d'es-pions volontaires dans nos guerres modernesont servi la patrie au péril de leurs jours etsont morts comme des héros, mais sans gloire,

pourprocurerun renseignementutile aux chefsde nos soldats! Les déguisements dont ils sesont servis, leurs ruses, leurs mensonges sontennoblis par le sacrifiee de leur vie et par unservice rendu à leur pays.

M. Rousset, dans sa belle histoire de laconquête de l'Algérie, raconte qu'un Arabe s'of-frit volontairement pour servir de guide à unecolonne qui menaçait sa tribu. Afin de donner

aux siens le temps d'échapper, il l'égara dansdes défilés, où, après bien des marches et desheures perdues, elle se trouva ramenée aupoint d'ou elle était partie. Le guide, commeil s'y attendait, eut la cervelle brûlée, mais satribu était sauvée. Comment le Sétrir et l'accu-

ser de trahison? Nous sommes de l'avis de

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M. Rousset « Cet homme qui avait fait lesacrifice de sa vie est un héros ». Condamne-

rons-nous ces officiers qui, sur un ordre de leurchef, et par la plus périlleuse des missions, ontpris le costume et la langue de l'ennemi pourpénétrer dans son camp et s'assurer de ses 1

forces et de ses projets? Tel Sertorius péné-trant dans le camp des Teutons tel voyons-nous dans l'histoire d'Angleterre un roi qui n'apas cru s'abaisser en remplissant lui-même lerôle d'espion, Alfred le Grand, qui se déguisa

en ménestrel pour épier ce qui se passait dansle camp des Danois. Condamner d'une manièreabsolue l'espionnage la guerre, autant vau-drait condamner comme perfides une poudre

sans fumée ou un fusil qui partirait sans bruit.Concluonsqu'il y a des mensonges excusables,quelquefois même héroïques, pour la protec-tion de la société et pour la défense de lapatrie 1

t. Telles sont aussi tes conclusions de savants et intéres-sants articles sur l'espionnagepar M. Numa de Chilly,dansle CotfMpoMda~du 25 août et du <0 septembrei8M.

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DE LA BONNE FM DANS LES AFFAIRES

ET'DANS LA PRESSE

Règle absolue de toutes les transactionscommerciales.Degrés divers dans la mauvaise foi. Tromperie parréticence. -Le marchandde blé d'Alexandrie et les Rho-diens. A quoi ce marchand deblé était-!)tenu! –Deuxphilosophes stoiciens mis aux prises par Cicéron.Opinion de Marmontel. Le premier des Rothschildetla nouvelle de la bataille de Waterloo. Tromperiesdela part des acheteurs. Progrès de la fraude depuis tes0/j~M et Pythias, le banquier de Syracuse. Les men-songes ministériels. Les mensonges dans la presse.

Mensonge continu de t'esprit de parti. Mensongesmême sur les questions de fait et de nombre. Nou-velles fausses. Nouvelles vraies dissimulées ou inexac-tement reproduites. Un journal pour et contre. Lafable du Satyreet du Passant souMant le chaud et le froid.

Le mensonge, nous Favons dit, est toujourscondamnable et digne de tous les mépris, sansnulle distinction casuistique, quand il a lieu ànotre propre avantage et au détriment d'autrui.La fourbe, nom général qu'on peut donner auxmensonges de cette classe, est ce qu'il y a de

III

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pire dans la société des hommes. La Fontaine

a eu raison de dire

Des malheurs qui sont sortisDe la boite de Pandore,Celuiqu'à meilleurdroit tout l'univers abhorre,C'est la fourbe, à mon avis

Tels sont les mensonges trop fréquents parmiles hommes ou les faiseurs d'affaires, les com-merçants, les marchands, les vendeurs et ache-teurs de toute espèce, depuis le marchand des

quatre saisons jusqu'à l'agent de change, aubanquier ou au directeur d'une grande com-pagnie. Ces mensonges sont synonymes duvol ou de la fraude, sur une plus ou moinsgrande échelle, et plus ou moins dissimulés ouà découvert. Quelques-unsmènent directementleurs auteurs en police correctionnelle, et sontQétris par la loi, ou même par les considérantsde tel ou tel acquittement;mais il en est d'au-tres, plus perfides, plus subtils, et d'autant plusdangereux, qui font encore plus de victimes,et qui néanmoins échappent aux prises de la

i. JM~/f, la Laie e«a C&oMe.

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justice. L'opinion publique los condamne, ilest vrai, mais pas toujours avec une suftisantesévérité. Combien,dans le monde des affaires, de

casuistes indulgents pour des indélicatessesdontils tirent profit, ou qu'ils sont prêts à imiter1

Cependant aucun doute en saine morale nepeut exister sur la règle à suivre et dont nul,qu'il vende ou qu'il achète, ne doit s'écarter.Cette règle, il y a déjà bien des siècles, Cicéron,dans son livre des Offices, la proclamait au nomde la conscience universelle, dans toute sa ri-gueur et dans son éternelle vérité « Aec !<<

CMM< Mteh'tM, nec M/ tWH~, ~M«~K<MH S<M!«7a'A<<

<!M< <~ss<MtM~<!&!<vil' &OMMS (Ni pour mieux acitc-

ter, ni pour mieux vendre, un homme honnête

ne dissimulera ou feindra quoi que ce soit) ».Telle est la loi qui doit présider à toutes lestransactions commerciales, grandes ou petites,et qui devrait être afnchée en lettres d'or danstous les marchés du monde, depuis la Boursejusqu'à la Halle.

Que nous sommes loin, sinon dans la théorie

et dans les livres de morale, au moins dans lapratique, et même dans la pratique de ceux qui

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ne passent pas tout à fait pour des malhonnêtes

gens, de cette stricte justice prescrite parCicé-

ron et exigée par la conscience, au défaut de laloi écrite! Toutes les fois qu'il s'agit de gagnerquelque chose, peu ou beaucoup, aux dépensd'autrui, et même de s'enrichirde sa ruine, qued'hommes d'affaires peu scrupuleux et dont leprincipal souciest de ne pas tombersous le coupdes articles du code criminel, et de tourner laloi, quand ils n'osent la violerouvertement1

Ici, comme partout, il y a des degrés dansla mauvaise foi et l'indélicatesse. Tel, en faitde déloyauté et de mensonge, a des scrupulesjusqu'à un certain degré, qui n'en a plus audelà; tel en a sur un point qui n'en a pas surun autre. Le romancier Dickens, chez qui l'ontrouve des trésorsd'observations morales,a mis

en scène, dans f.~wtcoMtMMm,un écumeurde laTamise qui dépouiUe les morts retirés de l'eau,mais qui se ferait scrupule deprendrela moindrechose sur ceuxquirespirentencore De même,

t. Son raisonnement est curieux et mérite d'être cité. Nest impossible, dit-il, de voler un mort. Est-ce qu'un morta de l'argent Est-ce qu'il en use A quel monde est-ce

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dans le monde des affaires, tel qui ne v olerait

pas un portefeuille, même bien garni, volera

sans remords tout un peuple d'actionnairestrompés par des prospectus mensongers, pardes promesses et des manœuvres frauduleuses.Tel encore qui n'aurait pas menti d'une ma-nière positive, et en termes exprès, ne s'abs-tiendra pas de tromper par simple réticence,c'est-à-dire en taisant, en dissimulant ce qu'ilimporteraitle plus à l'acheteur de savoir pourne pas être dupe, qu'il s'agisse de titres debourse, d'actions, de valeurs ou de marchan-dises quelconques.

Un des cas les plus spécieux de cette trom-perie par simple réticence est l'exemple célèbredonnépar Cicérondu marchand de blé d'Alexan-drie. Ce marchand arrive le premier, avec sacargaison de blé, d'Alexandrie a Rhodes, où ilsait que le blé manque et qu'il y a disette. S'il

qu'appartiennent les morts? A l'autre monde, n'est-ce pas?Et l'argent, à celui-ci. H ne peut donc pas être aux noyés.Un mort n'en a pas besoin; il n'en dépense pas, it n'en demande pas, it ne s'aperçoit pas qu'il lui en manque. H nefaut pas confondre l'envers et l'endroit des choses, le justeet l'injuste. Après tout, c'est digne d'un lâche de voler lesvivants.

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est seul sur le marché, ou s'il laisse croire qu'il

sera seul, quoiqu'il sache bien que d'autresvaisseaux chargés de blé le suivent de près,H vaudra cher, et il est assuré d'un gros béné-lice. En conscience que doit-il faire? Laissera-t-il ignorer leur approche aux Rhodiens, oubien les en informera-t-il, saufà ne vendre sonMe qu'au prix ordinaire? Le cas peut paraitredélicat a quelques-uns. Cicéron nous apprend

que la question était controversée de son tempsentre les philosophes; elle le serait sans doute

encore aujourd'hui,sinon entre les philosophes,

au moins entre les hommes d'affaires. Qu'ellesoit soumise aux courtiers de Marseille ou deParis, je ne doute pas que, malgré le progrèsdes lumières morales, elle ne soit immédiate-ment résolue, et à l'unanimité, en faveur duplus gros bénéBce à faire. Il n'y aurait pas chez

eux deux avis, comme entre les deux philoso-phes de l'école stoïcienne que Cicéron met auxprises l'un, Diogène de Babylone; l'autre,Antipater. Sont-Ils bien tous les deux de vraisstoïciens? En tout cas, il en est un, Diogene deBabylone, qui ressemble plutôt à un des ca-

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suistes Qétris par Pascal qu'à un vrai disciplede Zénon; si c'est un stoïcien, c'est un stoïciensingulièrement dégénéré et retaché. Qu~at àAntipater, il représente bien la morale stoï-cienne qui est celle de la droite raison. Le mar-chand d'Alexandrie, selon Diogene, n'est nul-lement tenu d'informer les Rhodiens de laprochaine arrivée d'autres vaisseaux chargés

de blé. H expose son blé sur le marché, il levend au taux auquel la disette l'a fait monter;il ne fait tort à personne. Suis-je donc coupableà votre égard parce que je ne vous dis pas toutce que je sais, si je ne vous dis pas, par exem-ple, quelle est la nature des dieux, ce qui im-porte bien davantage que l'arrivage des blésdans le port?

Avec Antipater, avec Cicéron, avec la con-science morale, nous tenons pour l'avis con-traire. Il n'est pas vrai que ce marchand nefasse tort à personne il fait tort à tous les Rho-diens en leur vendant son blé, par l'ignoranceoù il les laisse à dessein, deux ou trois fois pluscher qu'il ne vaudra le lendemain. Il ne s'agit

pas d'apprendre à l'acheteur tout ce qu'on sait,.

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comme dit Diogène, ni sur la nature des dieuxni sur celle de l'homme, mais tout ce qu'il doitsavoir pour ne pas être dupe, c'est-à-dire pourne pas être volé.

Parmi les moralistes modernes, Marmon-<

tel a discuté le cas proposé par Cicéron et asoutenu l'avis de Diogène de Babylone. Ce

marchand, selon Marmontel, n'était pas plustenu d'informer les Rhodiens de l'arrivée desvaisseaux que les Rhodiens eux-mêmesde l'in-former de la disette où ils se trouvent Leraisonnement,au premier abord, peut paraitrespécieux, mais entre le marchand et les Rho-diens la parité n'existe pas. La disette est unecirconstance dont le marchand ne doit pas pro-fiter pour vendreson blé au-dessus de sa valeur,et les Rhodiens ne sont nullement tenus de lui

en fournirle prétexte.Voici au x)x" siècle un exemple analogue

de tromperie par réticence qu'on peut rappro-cher du cas imaginé par Cicéron. Il s'agit d'ungrand coup de bourse auquel Nathan Mayer

t. Traité de morale.

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Rothschild, de Londres, aurait du son immensefortune. Il avait quitté l'Angleterrepour suivrede près los événements de la campagne de I8iSen Belgique. Parti le soir même en toute hâtedu champ de bataille de Waterloo, après avoir,malgré une tempête, traversé la mer dans unebarque au risque de sa vie, il arrive à Londresoù aucun autre que lui ne connaît encore lanouvelle de la défaite de l'empereur. Il affectel'abattement,comme s'il avait eu quelque infor-mation en sens contraire; il fait même osten-siblement vendre quelques fonds, tandis que,sous main, il a des agents qui font pour lui

en secret d'énormes achats à la baisse. Grâceà ce coup de bourse, il réalise des millions

aux dépens de tous les autres joueurs, quenon seulement il n'a pas avertis de ce que luiseul savait, mais qu'il a trompés par son abat-tement simulé, et par les quelques ventesostensibles qui dissimulaient sa grande et véri-table opération

Il peut y avoir également fraude et mensonge,

t. Revue des Dctcc Mondes du iS juin t8M, article de Va-rigny sur tes grandes fortunes en Angleterre.

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quoique peut-être plus rarement, du côté desacheteurs, comme de celui des vendeurs. Il ya bien des exemples d'indélicatesse dans lesachats comme dans les ventes. Acheter sciem-

ment un objet à un prix fort au-dessous de savaleur, c'est tromper comme si on le vendaitau-dessus de ce qu'il vaut. Ce serait tromper,par exemple, que d'acheter au prix ordinaire

un champ où l'on sait certainement, ce quele propriétaire ignore, qu'il y a une mine decharbon ou de métal, comme ce serait tromperd'acheter pour du cuivre et du verre ce quel'on saurait être de l'or et du diamant.

Il y a de nombreuses tromperies de la part del'acheteur, comme du vendeur, surtout en faitd'objets d'art ou de choses rares, tels que destableaux, des médailles, des livres, des meubles

rares, des curiosités quelconques.Certains ama-teurs, fort honnêtes gens d'ailleurs, académi-ciens, bibliophiles, faiseurs de collections, nese feront aucun scrupule d'abuser de l'igno-

rance d'un marchand pour acheter à vil prix

un tableau de maître ou une édition rare. Nonseulement ils ne s'en font pas scrupule, mais

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volontiers ils en tirent vanité, comme d'une

preuve de leur habileté et de leur flair.Hélas! que de progrès n'a pas faits, depuis

Cicéron, cet art de mentir et de tromper! Sousquelles formes nouvelles et variées à l'infini,le fraudeur de nos jours ne sait-il pas se dis-simuler pour faire un plus grand nombre dedupes, tout en échappant à la loi 1 Combien sontdépassés tous ces anciens fraudeurs du Forum,tous ces vendeurs de mauvaise foi qu'il uétris-sait, au nom de la règle immuable de l'honnête,depuis celui qui vend, sans le dire, une maisoninfectée de serpents, jusqu'à ce Pythias, ban-quier à Syracuse, qui, par une ruse grossière,persuade au trop candide chevalier romainCas-sius que tous les poissons qui se mangent dansSyracuse se prennentdans les eaux de sa villa,

et qui la lui vend en conséquence! Ce Pythias

ne serait qu'un fourbe bien vulgaire au tempsd'aujourd'hui'. Quant auxCassius,il s'en trouvede non moins candides qui se laissent prendre

en masse, d'un même coup de filet, par des ban-

1. Voir dans tes Offices, livreUÏ, paragraphei4, le piquantrécit de la fraude imaginéepar Pythias.

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ques, des sociétés par actions, des coups debourse, des jeux à la hausse ou à la baisse.

Une fausse nouvelle habilement répandue,

une nouvelle vraie connue seulement de quel-

ques spéculateurs privilégiés,par l'indiscrétion 1

calculée et la connivence d'une personne hautplacée, suffit à faire, en quelques instants, lafortune ou la ruine d'un grand nombre. Entreles fripons d'lm côté, et de l'autre la multitudedes dupes, un jeu se joue où les chances nesont pas égales, et où les mensonges par simpleréticence peuvent être aussi nuisibles que les

mensonges formels en parole ou .par écrit.Les partis et les passions politiques n'en-

fantent pas moins de mensonges, de trom-peries de tout genre, que l'amour du gain,

comme on peut le voir par les ministres, lesdéputés, les journalistes. Ce sont de vrais

mensonges professionnels que la plupart des

programmes ministériels et des professions defoi des candidats à la députation ou au sénat.Cette qualification de mensonges profession-nels est une satire sans doute de nos mœurspolitiques, mais une satirebien méritée. Passer

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en revue ces mensonges ou fausses promessesnous entraînerait beaucoup trop loin dans lesdétails de la politique du jour. Je ne m'arrêtequ'à un mensongegénéral qui en enveloppeunefoule d'autres. Ce mensonge consiste à pro-mettre ce qu'on oubliera, ce qu'on ne tiendracertainementpas, ce qu'on ne voudra pas, ouce qu'on ne pourra pas tenir, quand on seraministre ou député. Les élections à peine ter-minées, ces mêmes députés qui viennent dedonner cours, dans les comités, dans les assem-blées électorales, à toute leur indignationcontre

ceux qui n'ont pas accompli, quoique ayant lamajorité et le pouvoir, telle ou telle réformequ'ils avaient promise, qui ont, disent-ils, trahileur mandat une fois arrivés eux-mèmjs,s'ap-pliquent à n'en pas faire davantage, et à es-quiver tous leurs engagements.

Pourquoi ce président du conseil a-t-il prisla place de son prédécesseur? Il ne l'a renverséqu'en opposant sans cesse, et avec une violencetoujours croissante, ce qu'on aurait du faire etce qu'on n'a pas fait, ceci ou cela. Or, la place

une fois prise, il met toute son influence et

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toute son habileté à ne pas faire davantage ouà ne rien faire. Tout mensonge d'ailleurs leurest bon pour abuser la multitude et prendre laplace de ceux qui ne valaientpas moins qu'eux,

ou qui même valaient davantage.Je passe aux journalistes. Quelle grande

fabrique de mensonges et sans nul chômage,

que le journalisme! Uniquement placé à unpoint de vue moral, je laisse la politique pro-prement dite de côté; je suppose qu'il y a, ouqu'il peut y avoir, de la bonne foi chez tous,chez les républicains, comme chez les roya-listes, chez les radicaux, ou même les intran-sigeants, comme chez les opportunistes. Maiscombien cette bonne foi s'égare, l'esprit departi et la passion s'en mêlant! Quelles appré-ciations contradictoires sur les événements, leschoses et les hommes! Que l'histoire contem-poraine est différente, faite par celui-ci ou parcelui-là! Il y a une sorte dé mensonge con-tinu, presque inconscient par l'habitude, inhé-rent à l'esprit de parti et dont je n'ai pas lanaïveté de vouloir guérir la presse, d'autant

que, dans cette mauvaise foi commune, il y a

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encore une sorte de bonne foi. Comment nepas voir tous les objets de la couleur du verrequ'on s'est mis sur les yeux?

Mais s'il n'est pas possible de ramener lespartis à plus de modération, à plus d'équitédans la polémique, à un accord sur les principeset les questions politiques, peut-être pourrait-

on au moins leur demander, dans leur intérêtà tous, la véracité, l'exactitude, la bonne foidans de simples questions de fait qui sont dudomaine, non des opinions, mais tout simple-ment des yeux et des oreilles. C'est là tout aumoins qu'il devrait y avoir accord; c'est làqu'il est difucile de ne pas encourir le repro-che de mensonge volontaire. Or les journa-listes ne sont pas plus d'accord sur le simplerécit des faits qui se passent en public, auxyeux de tous, que dans la discussion des réfor-mes à faire ou des mesures à prendre poursauver la république. Voyez comment chaquejournal rapporte à sa manière le même faitdont ses reporters ont été témoins, dans la

rue, sur la place publique. Je prends l'exempled'un attroupement, d'une manifestation quel-

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conque. Je comprends les dissidences sur lebut et la portée qu'ils peuvent avoir, mais nonsur le fait lui-même, sur le nombre, sinonexact, au moins approximatif; des émeutiers

ou des manifestants. Or, en cela môme, les1contradictions entre ceux de la gauche ou de

la droite vont jusqu'au ridicule, si bien qu'ilsemble difficile de croire à la bonne foi des

uns et des autres. Selon tel journal, la fouleétait immense; selon tel autre, il y avait peude monde. Lequel dit la vérité? Très probable-ment ni l'un ni l'autre

S'agit-ild'undiscours prononcé à la Chambre

par quelque orateur plus ou moins renommé?Je ne m'attends pas à ce que ses idées soient,de part et d'autre, équitablement appréciées;mais il y a un fait matériel, celui des marquesd'approbation ou d'improbation, qui tombeégalement sous les yeux et les oreilles de tousles journalistes, et qui devrait se retrouverconsigné de même façon dans leurs comptes

t. Pour prendre un exemple récent, tes uns ont dit qu'ily avait 200 000 hommes à la manifestation Baudin, lesautres 20 000 ou même M 000 seulement.

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rendus. Cependant, tandis que je lis citez tes

uns, entre parenthèses applaudissements ré-pétés, je lis chez les autres nombreux mur-mures,ou même silenceglacial. Il semblemême

encore que, les opinions à part, tous devraientrendre hommage au talent de l'orateur, s'il ena donné quelque preuve éclatante et incontes-table. Or les uns vous diront que jamais il nes'était élevé plus haut, les autres qu'il n'étaitjamais tombé si bas; les uns qu'il a été au-dessus, et les autres qu'il a été au-dessous delui-même, etc. Que s'est-il passé à l'arrivée entelle ou telle ville du Président de la Répu-blique ou de quelqu'un qui aspire à prendre

sa place? Celui-ci n'a entendu que des simets,celui-là rien que des applaudissements.

Au moins ne devrait-il pas y avoir diversesmanières de compterà l'usage de chaque parti;l'arithmétique est une, la même pour tous. Ilsemble cependant qu'il y en ait deux, à la façondont vainqueurs et vaincus font, chacun de leurcôté, le compte final des votes d'un scrutin.Au dire de ceux qui triomphent, leur can-didat remporte d'un grand nombre de voix;

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selon leursadversaires au contraire,de bien peuil s'en est fallu qu'il éeltouAt. Les uns comp-tent tout l'excédent des suffrages d'un parti surl'autre parti, les autres le divisent par la moi-tié, moitié dont le déplacement eut changé lesdestinées. Tantôt ils se placent au point de vuede la majorité absolue, tantôt de la majoritérelative, suivant l'avantage qu'ils croient yavoir et l'effet qu'ils veulent produire.

La bonne foi n'est pas moins suspecte dansla plupart des nouvelles, soit du dedans et dudehors, que la presse prodigue chaque jour àses lecteurs. Tel ou tel journal est moins préoc-cupé de donner dos nouvelles exactes que d'endonner beaucoup, au risque d'avoir à les dé-mentir le lendemain; il veut paraitre mieuxinformé que ses confrères, il a le désir de fairesensation et peut-être de vendre quelques nu-méros de plus dans les kiosques et sur lesboulevards. Cependant ces nouvelles fausses,légèrement, je ne veux pas dire sciemmentaccueillies et lancées dans le public, peuventavoir de graves conséquences sur l'état desesprits, sur les fonds publics, sans compter

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qu'elles contribuent singulièrement au discréditdu journalisme.

Il y a deux manières de tromper le puMic,soit en disant ce qui n'est pas, soit en taisant

ce qui est. Tel ou tel fait sera rapporté, mais

avec des omissions à dessein qui en changentplus ou moins la nature et le caractère, qui

en augmentent ou en diminuent l'importanceet la gravité, ainsi que l'avantage qu'en pour-raient tirer les adversaires. Un peu moins departialité, un peu plus de bonne foi, ne nuiraità aucune cause, quelle qu'elle soit.

Comment aussi ne pas suspecter la sincéritédu journaliste qui,à brève distance,pour ne pasdire d'un jour à l'autre, soutient des thèsescontraires, suivant les passions du jour, sui-vant tel ou tel nouveau ministre, ou même sui-

vant le nouveau directeur entre les mainsduquel le journal a passé? Rien de plus légi-time que de prêter sa plume à telle feuilleplutôt qu'à telle autre, pourvu toutefois quecette feuille soit de la même couleur, défendela même cause et soutienne les mêmes prin-cipes. Pour un journalistequi passe d'un parti

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à un autre, l'opinion publique doit être plussévère que pour l'avocat qui, du jour au lende-main, plaide, dans des affairessans nulle impor-

tance politique ou sociale, le pour et le contre.Le PoMt' et CoM~'c, tel est, je me le rappelle,

le titre d'un grand journal, dont l'existence n'apas été de longue durée, publié sous Louis-Philippe. H avait, le même jour, deux colonnes

en regard, l'une pour le juste milieu, l'autre

pour l'opposition. Ainsi était-il assuré de nejamais plaire à tout le monde et de ne conten-ter qu'une moitié de ses lecteurs, si toutefoismême ils n'étaient pas tous indisposés par lacolonne d'à coté. C'était un véritable sic et

non politique. Le ~fa~M, qui se publie aujour-d'hui, et qui a plus de succès, grâce au talent de

ses rédacteurs, et aussi grâce au nombre de

ses informations, vraies ou fausses, semble unerésurrection de ce journal PoMf et CoH~'e. Il ya seulement cette différence que le pour et le

contre, au lieu d'être, pour ainsi dire, côte àcôte dans un même numéro, s'y succèdentalternativement, chaque semaine, du jour aulendemain,ce qui rend la contradiction un peu

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moins choquante. Un jour est au royalisme, unautre au bonapartisme, un autre à la répu-blique modérée, un autre à la république radi-cale. Ainsi ce journal en a-t-it pour tout lemonde et pour tous les goûts. I! est à croire

que ses fondateurs n'ont aucune espèce de foipolitiqueet queleuréclectismen'estque du scep-ticisme, ou plutôt une pure spéculation indus-trieUe. Ils sont sans doute profondément indiffé-rents au blanc et au rouge, sans nul autre souci

que celui du nombre des abonnés. C'est une tri-bune successivement louée il tous les partis,

comme teUe ou telle salle de réunion dans Paris.Si ces réQexions s'appliquent a la direction

du journal, elles n'atteignent en rien, ij va sansdire, les rédacteurs eux-mêmes, appelés tour atour, à tel jour de la semaine, a défendre leursprincipes et leur parti. Chacun a ses opinions,

ses convictionsqu'il garde, et qu'il défend, avectout son talent, et en toute liberté, sans s'in-quiéterde ce qu'a dit en sens contraireson con-frère de la veille, ou de ce que dira à son tourle contradicteur du lendemain, sans autre préoc-cupation que de défendre sa cause le mieux pos-

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sible, et d'avoir un grand nombre de lecteursqui achèteront le journal pour son article an-noncé à l'avance. Toutefois, si j'avais l'honneurd'être l'un d'eux, il me déplairait peut-être de

penser qu'à cette même place, en quelque sortetoute chaude, où j'écris aujourd'hui, le con-traire sera écrit demain.

Rien de plus propre,à ce qu'il me sembte, àdiscréditer 1 autorité de la presse et à détruire,s'il en reste, les illusions sur son prétendu sa-cerdoce, que de voir ainsiun même journaldirealternativement oui et non, soutenir ou atta-quer ministèreet gouvernement, éteindre, pourainsi dire, le feu, après l'avoir allumé, le rallu-

meraprès l'avoir éteint, et souffler, de la mêmebouche, le froid et le chaud, suivant le reprochedu satyre au passant son hôte, dans la fable deLa Fontaine. Le satyre, qui a vu lepassant souf-fler d'abord sur ses doigts pour les réchauffer

et qui le voit ensuite souffler sur sa soupe pourla refroidir, s'irrite de ce double manège ensens contraire, et le chasse de son foyer

Ne plaise aux Dieux que je coucheAvec vous sous même toit!

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Volontiers nous ajouterons avec lui, non passeulement à l'encontre de tel ou tel journal etde la presse, mais de tous ceux qui tiennent undouble langage, c'est-à-dire de tous les men-teurs

Arrière ceux dont la boucheSouffle te chaud et le froid!1

Nous arrêterons ici cette revue déjà longue,mais à laquelle il y aurait encore tant à ajou*

ter, de toutes les altérations de la vérité quecomprend le mensonge. A la défense généralede mentir, comme contraire au respect quenous devons aux autres et à nous-mêmes,il y a, nous l'avons vu, des exceptions; il y ades mensonges innocents, et même des men-songes héroïques, comme d'autres au dernierdegré de la perversité et de l'ignominie. Entreles deux il en est de plus ou moins blâmables

ou excusables, selon les circonstances et lesmotifs.

Je crois avoir amplement justifié, en dépitde Kant, ces distinctions et ces exceptions,

non seulement au point de vue de l'utilité

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sociale, mais au point de vue de la conscienceelle-même.

Néanmoins j'espère, je le répète, qu'on vou-dra bien ne pas me ranger parmi ces casuistesrelâchés dont Cicéron et Pascal ont fait justice.Malgré cette part inévitable concédée au men-songe, quand il se trouve aux prises avec deplus grands devoirs, c'est la cause de la sin-cérité, de la franchise, de la bonne foi, et noncelle des équivoques et de la dissimulationdont j'ai pris la défense contre bien des relâ-chements de la morale du jour. Un précepte

non moins grand que celui de ne pas mentirest le précepte de ne pas tuer. Cependant nesoumre-t-il pas des exceptions, soit à la guerre,soit dans le cas de légitime défense, poursauver sa propre vie ou celle de son sem-blable ?

De même en est-il de la règle générale dedire la vérité il peutêtrepermis de l'enfreindredans certainescirconstances, en vue d'un mal àéviterplus grand que le mal du mensonge, envue d'un service à rendre plus grand que le

bien de la vérité. Il y a du vrai dans ce dicton

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populaire, que toutes les vérités ne sont pasbonnes à dire.

Loin de multiplierces exceptions,nous avonscherché à les restreindre, et nous avons Marnéplus d'un mensonge toléré, sinon approuvé,autour de nous.

Nous l'avons dit en commençant, nous lerépétons en unissant le difficile est de mar-quer la limite exacte qui sépare ce qui est per-mis de ce qui n'est pas permis. Nous n'avonsfait que donner des indications et desdirections

sans prétendre formuler pour tous les cas desrègles précises et strictes. Dans les cas douteux

et difficiles il y a lieu, si cela <)st possible, do

consulter des personnes sages, mais surtout,comme le recommande Rousseau, de consulter

sa conscience, en supposant qu'elle ne soit pasfaussée par la passion ou l'intérêt. Le mieux,c'est de travailler constamment à maintenir ennous ces sentiments de dignité, d'honneur, dedroiture qui sont les meilleurs guides dans lavie morale.

Que si nous nous trouvons entraînésparfoisà mentir pour rendre service à autrui, seul cas

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où le mensonge peut être excusable, du moins

ne mentons jamais par intérêt ou par lâcheté.Hors quelques exceptions, suivant nous légi-times, souvenons-nous de ces paroles de Plu-tarque « Mentir est le propre d'un esclave,

non d'un homme libre ».

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StXtÊME ÉTUDE

DE L'HYPOCRISIE

De l'hypocrisie. Diverses sortes d'hypocrisie. Del'hypocrisiereligieuse au xvn* siècle. Double guerre duthéâtre et de la chaire contre tes faux dévots. Motiëreet Bourdaloue. Les plus grands des criminels, d'aprèsFéneton et Massitton. Pourquoi cette <~ande sévé-rité contre tes hypocrites de pieté. L'hypocrisiesousla Restauration. De l'hypocrisie en sens contraireprédite par La Bruyère, ou hypocrisie d'impiété. Del'hypocrisiereligieuse chez un prêtre. Devoirdu prêtrequi a cessé de croire. Le laique qui manifeate desmarques de respect pour un culte auquel ii n'a ptusfoi est-il un hypocrite? Devra-t-il rester à ta portedu temple pendant un mariage ou un enterrement!Un cas suprême de conscience, ou alternatived'un enter-rement civil ou religieux. De l'hypocrisieen politique.

De l'hypocrisie par ambition ou par tacheté. Fauxrouges ou jacobins. Hypocrisie des regrets tardifs.De l'hypocrisie des diplomates. Les faux pacifiques.

Dicentes pax, e< non erat pax. Des faux convertis.L'hypocrisieet la persécution.

Mensonge et hypocrisie se tiennent de près.L'hypocrisie est un mensonge, mais d'uneespèce particulière. Elle ne consiste pas à tra-

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hir la vérité à un moment donné, par un oui

ou par un non, dans une circonstance plus oumoins grave; c'est une feinte continue pendantdes années, et même pendant une vie entière.Elle n'est pas seulementdans le langage, maisdans toute la personne, dans son attitude, dans

ses démarches et dans son extérieur, depuisle visage jusqu'à l'habit. L'hypocrisie est unmasque que l'hypocrite a attaché sur sa figureet qu'il ne détache jamais que contraint etforcé.

Pour un grand nombre, il n'y a d'hypocrites

que dans l'ordre religieux. Les faux dévots, oules bigots, comme on disait au xvn" siècle,voilà les hypocrites dans le langage ordinaire.Nous donnons ici à l'hypocrisie une plus largeacception. Toute feinte, dans un but intéressé,d'opinions, de sentiments, de croyances qu'onn'a pas, est de l'hypocrisie. Nous allons voircombien il y en a de différentes sortes, tant

sous le régime de la libre pensée, que souscelui d'une Église dominante ou d'une religiond'État, tant dans l'ordre politique que dansl'ordre religieux. Commençons par les hypo-

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crites dans l'ordre religieux qui passent, ou dumoins qui ont passé, sinon pour les seuls hypo-crites, au moins pour les hypocrites par excel-lence.

Il y a eu de tout temps de ces hypocritesdepuis le triomphede la religion chrétienne, si

nous en croyonsFËglise elle-mêmequi n'a cesséde leur faire la guerre. Saint Jean Chrysostomeet saint Augustin n'ont pas épargne tes ana-thèmes à ces faux chrétiens; mais nous laisse-

rons les pères de l'Église, le rv" siècle et lessièclessuivants,pourne nous arrêter,plus près de nous,qu'au xvne. Sous le règne de Louis XIV, et sur-toutà partir de la révocation de l'édit de Nantes,les manifestations extérieures d'orthodoxie etde piété étantdevenuesla condition de la faveurdu souverain, la voie unique des grâces et deshonneurs, il y eut sans doute des hypocrites engrandnombre. Nousdevons,d'ailleurs, en croireBourdaloue qui nous dit, dans son sermon surl'hypocrisie, « que jamais l'abus de la dévotionapparente et déguisée n'a été plus grand ».11 faut en croire aussi Molière, La Bruyère

et Boileau, qui poursuivent de leurs traits, de

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leurs épigrammes, de leurs satires, les fauxdévots, et noua les représentent sur la scène

non moins odieux que ridicules et méprisables.La guerre en ce temps-là était vive, on le

sait, entre le théâtre et la chaire; rappelons lalettrede Bossuet au P. Caffaro et les anathèmesde Port-Royal contre les auteurs de comédies

ou de tragédies.Cependantces deux puissancess'unissent pour flétrir et confondre les hypo-crites.

En quels traits ironiques, Molière, dans leFestin de ~ett'~ne dépeint-il pas les avantageset profits attachés à cette profession de l'hypo-crisie, de ce vice privilégié qui, selon don Juan,jouit en repos d'une impunité souveraine, desbénéfices d'une liaison étroite avec tous les

gens du parti, avec une cabale puissante qui

vous défend envers et contre tous. Aussi l'envielui prend de se faire hypocrite « C'est souscet abri favorable que désormais il veut mettreses affaires. C'est le moyen de faire im-punément tout ce qu'on veut. Il s'érigera encenseur des actions d'autrui; il jugera mal de

tout le monde; il se fera le vengeur de la vertu

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opprimée, it accusera ses ennemis d impiété,excitera contre eux de zélés indiscrets qui lesdamneront hautement de leur autorité privée. »

Le pauvre Sganarelle, terrifié de voir sonmaître tomber à ce dernierdegré de la corrup-tion et de la perversité, ne peut s'empêcher des'écrier, au risque de perdre ses gages Qu'en-tends-je ici? Il ne vous manquait ptus que d'êtrehypocrite pour vous achever de tout point, etvoilà le comble des abominations! » Il continue

sur ce ton jusqu'à ce qu'il s'embrouille dans

son discours, comme il s'embrouille aussi dans

sa défense des causes finales.La terrible tirade de don Juan devient tout

un drame dans le 7~r<M/c. Là l'hypocrisie estpersonnifiée dans le type immortel de ce per-sonnage odieux, bien plus que ridicule etcomique,qui, après s'être introduit chez Orgon,

avec sa haire et sa discipline, veut séduire

sa femme et s'emparer de sa maison. Ciéante,le sage de la pièce, achève le portrait de l'hy-pocrite par don Juan

Ces gens qui, par une âme & Hnterét soumise,Font de dévotion métier et marchandise,

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Et veulent acheter crédit et dignitésA prix de faux clins d'yeux et d'élans aNectes.D'autant plus dangereux dans leur âpre oolère,Qu'itsprennentcontrenous des armesqu'on révère,Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,Veut nous assassineravec un fer sacré.

La Bruyère n'est pas plus tendre que Molière

pour les hypocrites ou les dévots, comme il les

appelle sans autre épithète, « qui font, dit-il, ser-vir la piété à leur ambition et vont à leur salut

par le chemin de la fortune a. Comme Molière,il a mis en scène les bassesses et les fourbe-ries de l'hypocrite personniBé dans Onuphre.

Onuphre est plus prudent, plus circonspect,plus habile à cacher son manège, mais il n'est

pas moins odieux et méprisable que Tartufe.Peut-être échappera-t-il à la justice d'un roi,

« ennemi de la fraude », mais non aux mépris etaux dégoùts de tous les gens honnêtes. Boileaus'en prend aussi aux bigots ou faux dévots, endivers passagesde ses épitres et de ses satires,principalement dans la satire sur l'honneur

Un bigot orgueilleux qui, dans sa vanité,Croit duper jusqu'àDieu par son zète affecté,Couvrant tous ses défauts d'une sainte apparence,Damne tous les humains de sa toute-puissance.

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Que des moralistes profanes et surtout des

auteurs dramatiques, comme Molière, fassentvivement la guerre aux hypocrites, il n'y a paslieude s'enétonner; ils usaient en quelque sortede représailles ils combattaientjM'o o'~ et /b<*M.

En frappantsur les hypocrites, ils frappaient surles plus dangereux ennemis du théâtre, animésd'un zèle faux ou sincère; ils avaient & se défen-dre contre le fer sacré, suivant l'expression doMolière, avec lequel on voulait les assassiner.Mais l'Église ne courait pas de leur part, & cequ'il semble, le même danger et elle n'avaitpoint de représailles à exercer contre eux. Leshypocrites de piété, à ne considérer que les de-hors, et non les cœurs, lui rendaient une sorted'hommage et augmentaient le nombre apparentde ses serviteurset de ses fidèles. Ne donnaient-ils pas le bon exemple?A tout le moins, l'hy-pocrisie devait être à ses yeux un moindre mal

que l'affectation d'impiété, que le scandale etle libertinage.Mieux vaut, comme dit don Qui-chotte à Sancho, l'hypocrite qui fait semblantd'être bon que celui qui pèche au grand jour

1. D<M Quichotte, 2' partie, chap. xxtv.

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Mais, d'un autre côté, quelle arme contre elle

que ces faux dévots faisant de la dévotion mé-tier et marchandise Avec quelle dextérité per-fide les libertins ne s'en servaient-ils pas pourrendre suspects les vrais dévots pour jeter lediscrédit sur les pratiques religieuses et sur lareligion elle-même! Voilà pourquoi, par unmotif digèrent, et en raison de ce dommagequ'ils font & la vraie piété, Bourdaloue, Massil-lon, Fénelon, pour n'en pas citer d'autres, met-tent les hypocrites au-dessous des impies, aurang des plus détestables pécheurs et même desplus grands des scélérats. M. Janet, dans un ré-cent ouvrage', a dit que l'Église au xvn* sièclen'avait pas été sans quelque indulgence pourl'hypocrisie;il nous semble facile de prouver lecontraire par quelques citations.

Deux des meilleurs sermons de Bourdaloue,l'un sur l'hypocrisie, l'autre sur la vraie et lafausse piété, sont destinés à combattre les hypo-crites. Toutefois, en les combattant, il a biensoin de se séparer de Molière et des libertins

<. Types et C«tV!e<du xvu* .~c/e.

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qu!, dit-il, n'attaquent si fort l'hypocrisie quepourfaire diversionà leur libertinage. « Voilàcequ'ils ont prétendu en exposant sur le théâtreà là risée publique un hypocrite imaginaire, si

même vous le voûtez, un hypocrite réel, ettourner dans sa personne les choses saintes enridicule. » Le but de Bourdaloue est surtout dedévoiler cette tactique des libertins à l'encontrede l'hypocrisie, et d'en montrer les suites et leseffets sur ceux qui ne sont pas des hypocrites.

Ils se prévalent de la fausse piété pour pré-tendre qu'il n'y en a point de vraie. Leur jeuest de se flatter que les autres au fond ne sontpas meilleurs qu'eux, et que même ils valentmieux, parce qu'ils ont sur eux l'avantage do

la bonne foi. « L'hypocrisie, dont ils profitent

pour se confirmer dans leur libertinage, est,dit-il, pour les âmes faibles un sujet de trouble

et une tentation pour les détournerde la vraiepiété. Crainte d'essuyerles railleries,à cause de

cet odieux soupçon d'hypocrisie, on se dégo&tede la piété, et, pour s'en mettre à l'abri, ontombe dans une autre hypocrisie, celle de ca-cher les sentiments qu'on a dans le cœur pour

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en affecter de tout contraires » « Le termed'homme dévot et de femme dévote, dit-il dansle sermon sur la vraie et la fausse piété, qui,dans sa propre signification, exprime ce qu'il

y a dans le christianisme de plus respectable,porte présentementavec soi une tache qui enobscurcit tout l'éclat et le ternit, » Moins perni-cieuses lui semblaient les railleries des impies

que les faux dehors de ces sépulcres blanchis.Massillon fait de l'hypocrisie le plus grand

de tous les crimes, digne de l'exécration deDieu et des hommes a cause de l'abus que faitl'hypocrite de la religion. « Les dérisions etles satires sont trop douces pour décrier unvice qui mérite l'horreur du genre humain, et

un théâtre profane a eu tort de ne donner quedu ridicule à un vice si abominable, si hon-teux, si affligeant pour l'Église, et qui doitplutôt exciter les larmes et l'indignationquela risée des fidèles'. H Si Massillon est moinsdur pour le Tartu fe que Bourdaloue, il n'est

i. Sermon sur l'hypocrisie.2. Sermon sur l'injustice du monde à l'égard des gens de

bien.

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pas plus doux, on le voit, pour les hypocrites.Fénelon semble avoir détesté encore plus

les hypocrites que Bourdloue et Massillon.Dans sa description des enfers, comme dansl'enfer de Dante, les hypocrites sont au premier

rang parmi les plus coupables et les plus dure-mentchâtiés. « Télémaquey remarquabeaucoupd'impies hypocrites qui, faisant semblant d'ai-

mer la religion, s'en étaient servis comme d'unbeau prétexte pour contenter leur ambition etse jouer des hommes crédules. Ces hommesqui avaient abusé de la vertu même, quoi-qu'elle soit le plus grand don des dieux, étaientpunis comme les plus scélérats des hommes. »

Le nombre des hypocrites ou des faux dévotsdiminuasans nul doute à la mort du grand roi,la piété n'étant plus à la mode, et en si grandhonneur et profit sous le Régent. Il y eut dèslora, et dans tout le cours du xvm" siècle, desfanfarons d'impiété et d'athéismeen regard deshypocrites dc piété. Combien n'y en eut.il pas,par peur ou par ambition, pendant toute la Ré-volution ? Au commencement de ce siècle, l'hy-pocrisiereligieuse devait encore avoir quelques

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beaux jours sous la Restauration,comme à la fin

du règne de Louis XIV. Faut-il rappeler les an-nées où florissait la Congrégation, où les pra-tiques religieuses, les billets de confession ou-vraient la voie des grâces et des honneurs?Leschoses ont changé sous la monarchie de Juilletet sous l'Empire, à plus forte raison ont-elleschangé aujourd'hui où, à feindre la piété, il n'yaurait rienà gagner,et au contraire tout àperdre.

Mais si l'hypocrisie religieuse n'est plus demise aujourd'hui, du moins à l'égard de l'Ëtat,elle a fait place à une autre hypocrisie en senscontraire, digne du même mépris et plus dan-

gereusepeut-être.La Bruyèreavait bien dit « Un dévot, c'est

celui qui serait athée sous un roi athée ». Nousn'avons pas un roi athée, mais nous avons ungouvernementathée sous lequel il est très avan-tageux de faire profession d'impiété, ou mieux

encore d'athéisme, pour être assuré de plaire,

pour parvenir ou pour se maintenir. Combienaujourd'hui à la Chambre, au Sénat, dans lesemplois publics, depuis les plus grands jus-qu'aux plus petits, qui ont des sentiments reli~

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gieux et qui votent ou ont voté des lois irréli-gieuses Combien de fonctionnaires qui ontenvie d'aller à la messe et qui n'y vont pas,qui croient à Dieu, car il n'est pas facile d'êtresincèrement athée, et qui feignent de n'y pascroire! Tel percepteur fera des lieues le di-manche pour aller à la messe dans une autrecommune,n'osant mettre les pieds dans l'églisequi est à sa porte. Nous vivons en effet sous unsouverain aussi puissant que l'a jamais étéLouis XIV, auquel il faut plaire sous peine dedisgrâce et de révocation. Il y a des radicaux

et des jacobins au pouvoir; il y a un conseilmunicipal de Paris, devenu un des grands pou-voirs de l'Ëtat, qui ne veulent pas entendreparler de Dieu, et qui biffent son nom partoutoù ils le trouvent, ni plus ni moins que celuid'un roi ou d'un empereur.

Si ceux qu'on appelle aujourd'hui des cléri-

caux, quelle qu'ait été leur bonne foi, ont puêtre soupçonnés, sous certains régimes et cer-tains ministres, de quelque arrière-penséeintéressée, du désir de plaire et de parvenir,ils doivent se réjouir aujourd'hui d'être bien a

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l'abri d'un pareil soupçon; ils peuvent porter latète haute, car il est manifeste qu'ils sacrifientleur intérêt à leur foi. Pour eux, non seule-

ment point de faveurs, mais point de justice.Je ne veux pas direcependant que l'hypocrisie

religieusen'ait saplace aujourd'huinulle part.Sielle n'a plus rien à attendredes faveurs de l'Ëtat,il n'en est peut-êtrepas de même dans les rela-tions privées et dans un certain nombre de fa-milles. Elle est un piège tendu à la bonne foi

des personnes sincèrement pieuses, qui ne sepersuadent pas facilement qu'on peut se jouerdes chosessaintes. Plus d'un, parexemple, affec-

tera une piété qu'il n'a pas, pour faire un bonmariage, pour gagner, ou pour ne pas perdre,tel ou tel héritage. C'est une hypocrisie parexemple, dont ne se font pas faute bon nombrede ceux qui demandent un appui quelconque

ou des secours, au curé, à la paroisse, à telle

ou telle société de charité chrétienne. Quant

aux clients de l'assistance publique, s'ils sonthypocrites, c'est en un sens tout contraire.

Je passe à l'examen d'un cas plus graved'hypocrisie dans l'ordre religieux et à l'égard

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des choses saintes. Il est mal sans doute, de lapart d'un simple particulier,de se couvrir, dans

un but intéressé, des dehors d'une croyancereligieuse qu'il n'a pas. Mais combien le malest plus grave, l'hypocrisie plus profonde, laprofanation plus grande de la part du ministred'un culte qui enseigne, qui prêche, qui im-pose, en vertu d'un caractère réputé sacré, lesdogmes, les pratiques de cette religion qu'il

a abjurée dans le fond de son cœur; qui, nonseulement feint de croire, mais qui commandeà tous de croire, au nom de ce Dieu ou de cetteÉglise auxquels il ne croit plus! Je ne parle pasd'une hypocrisie de moeurs, mais d'une hypo-crisie d'état et de croyance.

Telle est l'hypocrisie des prêtres, de tous lescultes et de tous les temps, qui ont gardé lesfonctions, les honneurs et les avantages dusacerdoce, alors qu'ils ne croyaient plus auDieu, auxdogmes,aux mystères dont ils étaientles ministres et les prétendus interprètes. Telsétaient, par exemple,ces augures de Rome qui,d'après Caton, ne pouvaient se regarder sansrire. Il est probable que ces prêtres païens

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n'avaient pas grand scrupule à faire fumerl'encens et immoler des victimes devant lesstatues de ces dieux, dont en eux-mêmes, etentre eux, ils se riaient. Tel était César lui-même qui remplissait les fonctions de grandpontife après s'être déclaré athée dans le Sé-nat, ni plus ni moins que M. Schœlcher dansle palais du Luxembourg.Qu'on s figure Vol-taire avec la tiare et les clefs de Saint-Pierre.Mais dans ces religionstout extérieures de l'an-tiquité, la conscience du prêtre, comme celledes fidèles, était moins engagée que dans desreligions plus intérieures, plus spiritualistes,

et d'une orthodoxie plus sévère.Dans les consciences plus délicates de prê-

tres chrétiens, à toutes les époques sans doute,et non pas seulement aujourd'hui, il s'est peut-être livré bien des combats douloureux entrele doute et la foiCombien ont été tentés, etplus ou moins séduits, sinon par le scepticismeet l'impiété, au moins par les hérésies, commeil y en a eu en si grand nombre dans l'histoirede l'Eglise combienau temps de la Renaissanceet de ta Réforme, combien'plus encore dans les

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temps modernes, et surtout de nos jours,par lesprogrès de la critique et de l'esprit d'examen!Je supposequ'unjour soit venu où le doute l'aitemporté dans des consciences sacerdotales, etque le scepticisme, ou quelque foi nouvelle, yait remplacé définitivementla foi ancienne dontils sont les représentantsconsacrés. Alors s'im-

pose à eux, s'ils sont honnêtes, l'obligation de

se démettre. Mais qu'une pareille décision estpénible à prendre! En échange de cette con-sidération dont le prêtre est environné, il faut

se résigner à encourir le blâme de l'opinionpublique, peu indulgente,même chez les moinsdévots, pour ceux qui, comme on dit vulgai-rement, ont jeté le froc aux orties; il faut avoirle courage de braver le reproche d'apostasie.Peut-être même devra-t-on sacrifier tout moyend'existence.

A côté de ces motifs d'intérêt personnel, desmotifs d'un autre ordre peuvent augmenter letrouble d'une conscience hésitante, tels que lacrainte du scandale, la certitude de contristerles âmes simples et pieuses et d'ébranler chezplusieurs, par l'éclatant exemple de cette défec-

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tien, la morale en même tempsque la foi, toutesdeux liées ensemble chez le plus grand nombre.

Dans un des meilleurs romanciers anglais,mistress Gaskell, je trouve un émouvant ta-bleau de ces luttes intérieuresqui doivent agiterl'àme d'un prêtre à la consciencehonnête, maisqui a cessé de croire'. Un de ses principauxper-sonnages, M. Hale, ministre de l'Église angli-

cane, a conçu des doutes sur la vérité de quel-

ques dogmes de son Église. Rien de plus noble

et de plus touchant que la simplicité, la fer-meté résignée, avec laquelle cet homme excel-lent, par scrupule de conscience, renonce à sonministèreet aux avantages d'un riche bénéfice.

Il accomplit courageusement le sacrifice final,malgré ses supérieurs eux-mêmes qui l'esti-ment et voudraient le retenir, malgré lessupplications d'une femme malade, d'une filleadorée, malgré la gêne, sinon la pauvreté, qui

va succéder à l'aisance.Telle est la conduite qu'impose la conscience

à tout prêtre, catholique ou protestant, qui a

t. Nord et Sud.

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cessé de croire, ou même qui, comme M. Hale,

a cessé d'être orthodoxe. Quant aux fidèles quile voient se séparer de leur communion etabandonner le temple, non seulement ils nedoivent pas le honnir, mais plutôt devraient-ilslouer la grandeur de son sacrifice, lui savoirgré du respect dont il témoigne si hautement

pour un ministère que désormais il ne se croitplus digne de remplir. Ce prêtre, qui ne peutplus en conscience rester prêtre, se retirerasilencieusement du sanctuaire, l'âme brisée,

sans nul bruit, sans nul éclat, pour vivre dansla retraite. Nous ne parlons pas de ceux quin'auraient d'autre but que de satisfaire leurspassions ou leur ambition, que de dresser autelcontre autel, pour se faire, comme Mathau, le

chef de quelque secte ou Église rivale.Quant à celui qui demeure à l'autel n'ayant

plus la foi, il est impossible de l'absoudre d'unesacrilège hypocrisie. J'ai dit sacrilège; telle

surtout elle doit paraitre à l'Eglise, aux théo-logiens et aux fidèles. La solution que je viensde donneren simple moraliste est d'accord avecla discipline de l'Église, qui exclut de son sein,

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qui interdit a <~nM<s tout prêtre qui n'est pasen parfaite communion de croyance avec elle.Ce prêtre d'ailleurs ne s'est-il pas en quelquesorte moralementexcommunié lui-même?

La révolution qui peut se faire même dansl'esprit d'un prêtre, malgré tous les liens ma-térielset moraux qui le rattachent à son Église,

arriveplus fréquemmentchez des laïques,moinsenchaînés à leurs premières croyances et plus

ouverts à la libre pensée et à l'examen. La crisemorale et religieuse décrite par Jouffroy, endes pages si profondément émues, s'est passéeplus ou moins brusque et aiguë, plus tôt ouplus tard, dans plus d'une conscience sincèreet rénéchie. Quelledevra être à l'égard du culteextérieur la conduite de ce fidèle qui a cesséde l'être? Il n'a pas, comme le prêtre, de démis-sion à donner, sous peine d'encourir le doublereproche d'hypocrisie et de sacrilège, il n'ac-complit aucunrite, il n'officie pas, n'administre

pas de sacrements, il n'a aucun caractère offi-ciel. Je pense qu'il demeure libre de se mêler

par sympathie à la foule des fidèles qui prientdans le temple, d'assister à des cérémonies qui,

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si elles ne parlent plus à sa raison, parlent

encore à son cœur. Qui peut l'accuser d'hypo-crisie, s'il salue une croix qui passe, s'il assisterecueilli à la première communion d'un enfant,

au mariage religieux de sa 811e? Restera-t-il,

comme certains francs-maçons, à la porte del'église pendant que le prêtre bénit le cercueilde son ami? Si la foi est éteinte, il a gardé aufond de son âme le respect pour la religion quifut la sienne, qui est celle de sa femme et de

ses enfants, celle des ancêtres et de la grandemajorité de ses concitoyens.Commentd'ailleurss'empêcher d'une sympathie profonde pour unereligion qui fait du bien à un si grand nombred'âmes, et en qui la morale trouve son plussolide appui? Un respect sincère est-il donc del'hypocrisie?`~

Ce respect peut nous suivre jusque dans lesein de la mort. Il y à aujourd'hui plusieursmanières de mourir ou plutôt plusieurs sortesde funérailles, les funérailles religieuses et lesfunérailles civiles. On pourrait dire avec Vir-gile

Nec via mortis erat simptex.

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Quel parti prendra, à sa dernière heure,celui qui a v~cu et qui va mourir en dehorsde l'Église? Exigera-t-il des siens de le faireporter droit au cimetière sans passer parl'église? Ou bien, sans inconséquence, et sansnulle hypocrisie posthume, pourra-t-il accep-ter ou même réclamer les dernières cérémo-nies de l'Église? C'est là en quelque sorte uncas suprême de conscience digne du plus sé-rieux et du plus impartial examen.

Je suis de ceux qui pensent qu'il faut res-pecter la volonté d'un mourant, quelle qu'ellesoit. Aller contre son dernier vœu seraitviolerla liberté de conscience alors qu'elle n'estplus susceptible d'aucun changement, et quedéjà en quelque sorte elle est consacrée parla mort. Aussi je trouve inconvenantes lesplaisanteries et les grossièretés de quelques-

uns à l'endroitdes enterrementscivils. Celui-là

ne meurt pas comme une bête qui, en pleineconnaissance de cause et librement, manifestela volonté de finir comme il a vécu. Je compareles personnespieuses qui, par scrupule, ne veu-lent pas accompagner son convoi à ces exaltés

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d'un autre genre qui attendent à la porte dutemple la fin d'une cérémonie religieuse. Je

me révolte contre un enterrementcivil imposé

et exploité par un parti, quand le mort est enquelque sorte contisqué, comme souvent ilarrive, au profit d'une manifestation anticléri-cale, sans tenir compte de sa famille, ou mêmede ses dernières volontés.

D'un autre côté, je n'ai garde de Marner,

et d'accuser d'une feinte suprême, celui qui,bien que non croyant, a opté pour un enterre-ment religieux. Qui osera lui faire un reproched'avoir voulu être enseveli selon la coutumede ses pères, MtM'e ~a/ofMH!, comme l'ont été

tous les siens, comme presque tous ses cou-citoyens autour de lui? Ne doit-on pas mêmelui savoir gré de n'avoir pas voulu se singu-lariser, au risque d'augmenter l'amiction dessiens, de cette famille en pleurs qui entoure

son lit de mort, au risque de scandaliser tout

un quartier, tout un village, toute une popu-lation pieuse, par ces funérailles insolites, sansprières, sans croix et sans prêtre?

Les cérémonies funèbres en l'honneur de

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parents et d'amis, les enterrements religieuxauxquels il a assisté tant de fois profondémentému, ces belles prières, ces dernières paroles,MOMMMMa o<M*&a, avec les sons de l'orgue etles chants du chœur, et jusqu'aux tristes tinte-ments des cloches lui sont sans doute revenusà la mémoire, et il n'a pas voulu d'un froid

et sec enterrement civil. Combien d'ailleursprennent plus de force, à cette heure de lamort, toutes ces raisons morales qui, pendant

sa vie, l'avaient engagé à conserver des témoi-

gnages extérieurs de déférence et de respect

pour la foi de ses pères 1 combien est excu-sable ce mensonge, si tant est qu'il y en aitun! Le plus sincère respect, je le répète, serait-il donc de l'hypocrisie?

Le seul obstacle à ce vœu suprême, alorsqu'il n'est pas précédé ou accompagné del'appel d'un prêtre, pourrait venir de l'Égliseelle-même.L'Église est bien sans doute mai-tresse de refuser ses prières à qui ne les a pasdemandées pendant sa vie, à qui n'est pas dessiens. Mais l'Église d'aujourd'hui n'est pas cequ'elle était autrefois; elle n'exige plus des

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mourants les mêmes formalités, les mêmes

marques de soumission et de repentir; elle neleur impose plus des professions de foi et desrétractations publiques. Plus tolérante, et peusoucieuse aussi de multiplier les enterrementscivils, elle se contente d'un simple vœu du

mourant, ou même d'un désir de la famille.Si les hypocrites dans l'ordre religieux de-

viennent de plus en plus rares, à cause du peude profit que rapporte aujourd'hui ce genred'hypocrisie, il n'en est pas de même dansl'ordre politique. Là les hypocrites sont plusnombreux, à ce qu'il semble, que jamais, et

non moins nuisibles au bon ordre social que leshypocrites de piété à la religion. Je distinguedeux grandes classes d'hypocrites politiquesles hypocrites par lâcheté, les hypocrites parambition.

Les hypocrites par lâcheté sont ceux qui,

par crainte des violences du parti qui domine,

ou qui va dominer, affectent des opinions qu'ilsn'ont pas, ou exagèrent leurs vrais sentiments;ice sont ceux qui approuvent de leurs votes des

mesures violentes qu'ils blâment intérieure-

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ment, ceux qui applaudissent aux proscriptionsdes autres, de peur d'être eux-mêmes proscrits.N'était cette pour de se compromettre, ilsseraient libéraux, modérés et humains; ils nesont rien moins que des loups, mais ils hur-lent avec les loups, de peur d'être dévorés.

Quelle part de responsabilité ne revient pasàces hypocrites par lâcheté dans les excès et lescrimes de toutes les révolutions!1

Ils encouragent, ils aggravent le mal, nonseulement pour ne pas s'y opposer, mais pours'en faire les complices. Je parle surtout deshommes politiques, des membres d'une assem-blée, de représentants du peuple qui sont pardevoir tenus à plus de courage que de simplesparticuliers. Combien n'y en a-t-il pas eu de

ces lâches et de ces hypocrites dans les assem-blées, les municipalités et les clubs, ou comitésde tous les degrés, même dans le comité deSalut public, aux plus mauvais jours de notreRévolution! Que de sang retombe sur leurstêtes Toutefois, quand on songe qu'en cetemps-la il y allait peut-être de la vie à nepas se déguiser en jacobin ou en monta-

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gnard, il y a lieu peut-être d'avoir pour euxquelque indulgence dans ces temps tragiques.

Il n'en est pas de même pour les hypocritespolitiques d'aujourd'hui; ceux-là en effet n'ont

pas pour excuse, du moins jusqu'à présent,d'être au risque de perdre leur tète ou leurliberté. Ils n'ont à craindre que de se compro-mettre avec les puissants du jour, d'encourirquelque disgrâce électorale ou ministérielle; ilssont d'autant plus coupables qu'ils n'avaient

pas besoin d'être bien courageux pour n'êtrepas des I&ches.

Les hypocrites par ambition sont encore pluscriminels et plus dangereux que les hypocrites

par lâcheté. Ceux-là sont hardis pour le mal,autant que les autres sont timides pour l'em-pêcher ils dissimulent aussi leurs vrais sen-timents, ils feignent des opinions radicales,révolutionnaires ou même anarchistes qu'ilsn'ont pas, pour donner des gages aux meneursde leur parti, pour monter d'un rang dans ladémagogie, pour devenir à leur tour des chefsde file, ou bien pour garder ou pour prendreun portefeuille. Ce sont de faux fanatiques,

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d'autant plus odieux qu'ils n'ont pas l'excusede la passion politique, et qu'ils n'agissent quepar des vues intéressées et personnelles. Ilsjouent le rôle de ces agents provocateurs qui,de peur qu'on ne les soupçonne de froideur,d'arrière-pensée, de connivence avec la police,tiennent à renchérir sur les exaltés sincèresdu parti et à se signaler par la violence deleurs motions.

Il serait injuste de mettre uniquement aucompte de la république démocratique tousles hypocrites d'ambition. Ils y sont peut-êtreplus nombreux que sous d'autres gouverne-ments mais on en rencontre plus ou moins

sous tous les régimes, et surtout dans les

nuances extrêmes de tous les partis. La monar-chie a eu sans doute plus d'un ultra sansbonne foi, comme nous voyons sous la répu-blique de faux rouges, de faux jacobins etdes laïcisateurs sans conviction, ou même con-trairement à leur conscience, qui font éleverleurs enfants en cachette chez les jésuites.

Que de sous-espèces, que de variétés d'hy-pocrisie dans notre monde politique et par-

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tementaire! Un amour affecté de la liberté, l'ity-

pocrisio libérale, est en politique une des plusgrandes hypocrisies de notre temps. Qui ne sedit ami de la liberté, qui n'inv oque la liberté

et toutes les libertés, à gauche et à droite,

dans tous les partis, sauf peut-être certaines

sectes socialistes? On les veut bien pour sonparti, on les réclame énergiquement pour soi et

pour ses amis, mais, comme l'expérience s'enfait chaque jour, on n'en veut pas pour sesadversaires. Comment hésiter à traiter d'hypo-crites tous ces faux libéraux de la Chambre etdu journalisme?

Certains républicains veulent qu'on ait ledroit de tout discuter, sauf ce qui leur tient aucœur, sauf la république elle-même; ils pro-clament que le peuple est souverain; oui, maisà la condition qu'il ne touche pas à la répu-blique, et surtout à leur propre souveraineté.Que ne diraient pas les libres penseurs, lesfrancs-maçons, les athées, si, par un retourde la fortune, ils étaient contraints d'aller àl'église et de faire apprendre a leurs enfants lecatéchisme dans quelque école religieuse et

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obligatoire?Quant à la liberté et à la consciencedes autres, ils s'en font un jeu; les protesta-tions des pères de famille, les protestations de

communes entières sont comme non av nues.Là-dessus tout est dit; il n'y a plus qu'à conti-

nuer, sans se lasser, nos protestations indignéescontre ces hypocrites de libéralisme, jusqu'aujour où la vraie liberté sera rétablie parmi

nous. En vain, pour se défendre, ajoutent-ils

une autre hypocrisie; en vain se retranchent-ils derrière cet impudent mensonge de la neu-tralité, qui n'est qu'une hostilité, d'autant plusdangereuse peut-être qu'elle est plus perMc etplus déguisée.

Dans tout ce monde des hommes politiques

et des politiciens, que d'hypocrites pour duperle pays et les électeurs! Combien dont le tonet le langage changent suivant les lieux et lesauditeurs! Je ne suis pas le seul à connattre de

ces députés à deux faces, qui, dans les clubs de

la ville, font la guerre au clergé et au budgetdes cultes, qui demandent la suppression dutraitement de quelques pauvres curés et qui, àla campagne, surtout à la veille des élections,

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se vantent de subventions qu'ils ont obtenues

pour achever ou réparer un clocher, ou pourvenir en aide à quelque prêtre malade.

S'il y a des hypocrites d'amour de la liberté,il y a aussi des hypocrites d'amour de la pa-trie. Je tiens pour tels ceux qui n'ont nul soucid'affaiblir et de désorganiser t'armée, pourvuqu'ils plaisent à quelques électeurs et fassent

passer les séminaristes du séminaire à la ca-serne. Le Tartufe feoo~otMMM'e, tel est le titred'une pièce de Lemercier que je ne connaispas.Mais quel beau sujet à traiter aujourd'hui! SiMolière vivait, il prendrait assurément le typede son Tartufe ailleurs que là où il l'a pris.

N'y a-t-il pas aussi de l'hypocrisie dans cestardifs regrets de certains hommes politiques,qui ne commencent à se repentir que lorsqu'ilssont eux-mêmes menacés d'être atteints par lemal qu'ils ont déchaîné?

Je n'ai nul scrupule de ranger parmi les hy-pocrites tous ces empereurs ou rois, tous cesministres, tous ces diplomates qui abusent lespeuples par de fausses protestations d'amourde la paix. Ils n'ont à la bouche que des pa-

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ro!ea pacifiques, tandis que tout est à la guerredans leurs coaurs et dans leurs arsenaux. Ce

sont des loups qui tâchent de se cacher sousune peau d'agneau.Jamais la paix n'aurait étémieux assurée ni plus fermement voulue, en

raucun temps du monde, par les chefs des na-tions, s'il était vrai, suivant le vieil adage, quecelui qui veut la paix prépare la guerre! Qued'alliances, sous prétexte de consolider la paixeuropéenne, qui sont des coalitions formidables

et des menaces prochaines de la plus grande

et la p!as terrible des guerres qui aura ensan-glanté le monde! Il s'agit de tromperjusqu'aubout l'opinion européenne et (''entraîner à la

guerre, malgré eux, des peuples qui préfèrent lebien de la paix; il s'agit surtout de surprendredes voisins qui ne seront pas dupes, nous l'es-pérons, de cette hypocrisie diplomatique.

Assurément on ne peut demander à desministres des affaires étrangères et à des am-bassadeurs de révéler des secrets d'Ëtat, sitoutefois il en reste chez nous, en ce temps de

reportage continu et de plus en plus osé, et de

ce commérage quotidien de toutes les gazettes

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du monde. Toutefois il y a plus que de la discré-tiou, il y a une véritable hypocrisie dans toutcet échange des assurances pacHiques par les-quelles on cherche a se tromper les uns les

autres. A ces rois, à ces ministres, a ces diplo-

mates, applique les paroles d isatc ~<tCM<es

~<M', et MOM erat ~M.t'.

Avant d'en finir, faisons encore une justedistinction entre rbypocrisia volontaire et l'hy-pocrisie par contrainte, soit d.ms Fordre reli-gieux,soit dans l'ordre politique. J'ose réclamerl'indulgence pour l'hypocrisie forcée, par où jen'entends pas celle qui n'a, pour se justifier,

que la crainte d'une diminution de fortune,de crédit, d'une défaveur, d'une disgr&ce, oumême la simple appréhension d'un danger quel-

conque, mais l'hypocrisie qui s'impose, pourainsi dire, le couteau sur la gorge, et alorsqu'il faut feindre sous peine de la persécutionet même de la vie. Tels furent les chrétiens despremiers siècles qui, pour échapper au mar-tyre, reniaient le Christ des lèvres et brùtaientde l'encens devant les autels des faux dieux.Toutes les persécutions ont eu pour effet de

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faire de ces faux convertis que je n'ai pas te

courage de qualifier d'hypocrites, mais que jeplains de toute mon Ame. Tels ont été cesmalheureux protestants qui, sous Louis XIV,après la révocation de l'édit de Nantes, ont

tabjuré leur foi par crainte de l'exil, de la con-fiscation et des galères. Tels ont été pendantla Révolution ces prêtres qui ont prêté serment

sous la menace de la déportation ou de la guil-lotine tels ceux encore qui, pour les mêmesraisons, ont dissimulé leur foi politique.

Qu'ils sont dignes d'admiration tous ceuxqui, dans tous les temps, et pour toutes les

causes, plutôt que de renoncer à leur foi, ontbravé la persécution, la mort, le martyre! Mais

peut-on exiger de tous un pareil degré d'hé-roïsme ? Sans doute le courage de ces faux con-vertis a faibli, mais combien n'ont-ils pas droità notre pitié et à notre indulgence? Nous sen-tons-nous donc de l'étoffe dont on fait les mar-tyrs ?Devant les tyranset lesbourreauxaurions-

nous montré plus de courage? C'est sur lespersécuteurs que retombe la faute des fauxconvertis.

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En résumé, il y a hypocrisie chez quiconqueaffecte par làcheté, par intérêt ou par ambitiondes opinions et des croyances qui ne sont pasles siennes. Si le mensonge est contraire à ceque nous devons aux autres et à ce que nousnous devons a nous-mêmes, à plus forte raisonl'hypocrisie, qui est un mensonge prolongé. Leshypocrites de piété ont été suffisammentnétrisdans la chaire, sur la scène, par les écrivainssatiriqueset par l'opinion du monde, mais il enest d'autres,les hypocritesen politique, qui peut*

être n'ont pas encore encourutoute la flétrissurequ'ils méritent. J'ai été bien aise de signalerleur bassesse et les dangers qu'ils font courir àla chose publique, Encore une fois, ces tartufes-là sont aujourd'hui plus à craindre que le Tar-tufe de Molière ou l'Onuplire de La Bruyère!

Telle est l'extension qu'en saine morale ilfaut donner à ce mot et à ce vice d'hypocrisie;telles sont les principales distinctions à faireentre les cas où l'accusation d'hypocrisrc estméritée et ceux où elle ne l'est pas.

FIN

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TABLE DES MATtÈRES

AYKMtSSMEST. V

PRMitKRE ÉTUDE

DES At.T~KATmsSM' SEXS XOHAt N M: tA Mt SSK COXSCUiXCK

1. De la fausse co;).tcMt)ce. tSens morat inhérentà la nature humaine. Pourquoi

il n'est ni sur ni infaillible. –Attérations collectivesde la race, de t'epoque, du milieu. Altérationsin-dividuelles. Di<féren<'e de responsabilité entn'les unes et les autres. De la fausse conscience.Un hommageindirectà la conscience droite. Com-ment se forme une fausse conscience. Du grandnombre des consciences plus ou moins faussées.Un sermon de Sterne sur la fausse conscience dansTristram SAa<!(<y. Qui est assuréd'avoir une bonneconscience De ta fausse conscience, selon Bour-daloue, chez les courtisans et les hommes au pou-voir. Vérité des analyses de Bourdaloue appli-quées au temps présent. Raffinements croissantsdes fausses consciences par la multiplicité desaffaires, des intérêts, des ambitions. -Des faussesconsciences dans les auaires et dans la politique.Conscience des hommes au pouvoir différente decette des autreshommes. t

Il. J<MMe<fec<M<fc la /a«MeeotMCtMCt. ?Comment une conscience fausse pourra-t-ette se re-

dresser ette-mëmef Cerctcwieux apparent.

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Lucidité (te la conscience quand l'intérêtpropren'estpas en jeu. Rectitude de nos jugements sur lesactions d'autrui. Une grande règle de pratiquemorale Se juger soi-même comme on juge lesautres. Critérium de Kant moins à la portée detous. Distinctionde la fausse conscience et de laconscience perplexe. Une conscience fausséen'exclut pas la responsabilité. Des cas d'igno.ranec invincible. Si la responsabilitén'est pasdansl'acte lui-même, elle est dans les antécédents.Du fanatisme religieux et politique. Un versodieux. Substitution par l'hypnotismed'une con-science étrangère à ta conscience propre du sujet.Abus criminels des pratiques hypnotiques. Appelaux magistrats et aux lois pour faire respecter lapersonnalitéhumaine. Le trouble dans la justicecriminelle. Double responsabilité de l'hypnoti-seur et del'hypnotisé. 33

DEUXIÈME ÉTUDE

PMtTS H-AtSmS ET PMMS DÉPLANtM

t. Ko)M sentons~Ot~'Ott~ 39

Les infiniment petits de l'âme humaine. De leurimportance. Mode infinitésimal d'exercice dechaque faculté. Petits plaisirs, petites percep-tions, petites déterminations. Nous sentons tou-jours, comme toujours nous pensons. Petits plai-sirs on petits déplaisirs continus engendrés parl'union de l'âme et du corps. tntimité, unité dela vie et de l'âme pensante. Toute proportiongardée, nous sommes plus sensiblesà la peine qu'auplaisir. Le plaisir de la vie et de la santé est larésultante d'une multitude de petits plaisirs. Pe-tits plaisirs engendrés par les sens extérieurs.Union de t'ëtément affectif à tout élément représen-tatif. Nous ne pouvons faire un pa" ni ouvrir lesyeux sans que quelque chose nous affecte. Petitsplaisirsd'ordre intellectuel. De la sensibilitédans)o sommeit. 59

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tt. /')'~Mt)<~)'<)t)Mdes pc<t~p~MM' 81

Des petites humeurs bonnes ou mauvaises. t'ointd'insensibilité absolue, point de liberté d'inditîc-rence. Un chapitrede Montaigne. influence desplus petites causes sur les actions humaine:Somme comparée des petits plaisirs et des petits dé-plaisirs. Ingratitudeà l'égarddes plaisirspasses.Lesdouleursplus sensibles,mais moins fréquentes.Le plaisir est la règle, la douteur t'exctption dansles êtres vivants. Prépondérancedes petits plai-sirs dans les vies humaines. Double et salutaireinfluence de l'habitude sur la seni-ibitité. Petitsptaisirs de l'habitude. Douceurs de l'habitudejusque dans la souffrance ette-mcme. Prépondé-rance des petits plaisirs assurée par l'habitude.L'habitude et l'amour de la vie. Deux conseils desagesse pratique goûter davantage les petits ptai-sirs donner moins d'attention aux petits déplai-sirs. 81

TROISIÈME ÉTUDE

DB LA CtVtMSATM!) SASS LA MOttAMET M LA MORALN SANS LA MUMO!t

t. Ûe P/tomme seul dépend lepregf~ H:i«,;

Le grandpérit social. Possibilitédes décadences oudes retours en arrière. Prétentions orgueilleusesd une certaine philosophie de l'histoire. Commentil faut entendre que Dieu est dans l'histoire. Ré-/!M*M)t«M)' ~<tpAt&MopAfe<~cl'histoire, parJoutTroy.Nul plan providentielsi ce n'est la nature même det'homme. Vico et Bunsen. La naturede t'hommedonnée, tout suit et tout peut s'expliquerdans l'his-toire. Les généralisations tirées de la suite desfaits seules lois de l'histoire. Analyse des divers<Mments du progrès. Moralité et lumièresne sontpas toujours en proportion. Ce qui n'est pas per-fectible dans t'homme. Les beaux-artset la bonté

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moratc. Les idées seules s'ajoutent et se trans-mettent. De l'unique garantie du progrès et de lac:viHsation. US

tL–De l'élément tMOt-at. litDéfinition de l'élément moral. Conséquences so-

ciales de l'affaiblissementde cet élément. Trans-terement d'hégémonie d'un peuple à un autre.Nu! empirestable sans les forces momies. Perfee-tibilité de l'élément moral limitée à la personne elle-méme. Les plus instruits sont-ils toujours lesmeilleurs? Oil mènent une société les défait-lances morales. Nous ne subsistons que par unreste de vertu. Ce qu'il y a de meilleur peut de-venir le pire. Témoignages et appréhensionsdessages de la république. Comment, sans la morale,peuvent tourner au proOt du mai tous les progrèsscientifiques. L'art des falsifications en avancesur l'art de les découvrir. Prédiction sinistre deMercier sur les destinées de Paris. De l'usagedesrichesses. Point de bon usage des richesses sansla moralité. Ht

111. De f!n-<'K~«Mdans t'~McatMtt. t63Comment faut-il juger de la valeur des maîtres et des

écoles? Comparaison des résultats moraux. Dudernier des soacisde nos hommes d'État.–Dangerdel'instruction sans la moralité.-Une page de Mauds-ley. Proscription de l'instruction religieuse.Inefficacitéde l'enseignementdes devoirs danst'écotesans le nom de Dieu. Témoignagesde philosophesrationalistes et de libres penseurs. Expériencedangereuse dans les lycées de tittes. Nulle amé-liorationpossible du sortdes classes populairessansun progrès dans la moralité. Vanité des ensei-gnementséconomiques. Vanité de l'augmentationdes salaires. Le vice et la misère indissolublementunis. Quel.es sont les forces pour le bien à op-poser à tant de forces pour le mal? Des causesde la supériorité de nos vainqueurs.-Courtedurée

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du Cutturhampf en Allemagne. Continuation enFrance d'une guerre impolitique et aveugle contreles prêtres. Comment suppléer à teur eoncourspour les bonnes mœurs et ta bonne éducation?Réplique d'Origène à Cetse. Hors une recrudes-cence de force morale, point de satnt. <63

QUATRfËMR KTUDE

M L'EtiCOCRAOEHEXTAC MM ET BM PK!X DE VMTf

t. ~Ë~< et les B)MM''CtpaM<< t'nL'encouragementau bien essentiel à t'ontre social.

Les récompenses publiquesà ceux qui ont bien faitsont de tous les temps. Les prix de vertu acadé-miques ne datent que de la fin du xvnt* siècle.Fondation à la même époque de diverses fêtes enl'honneur de la vertu.- Couronnes aux t'osi&res.Couronnesaux vertuschampêtres. La Conventionabolit tous les prix de vertu.– L'Académiefrançaiseen reprend la distribution en t8tM. Quelques re-flexions sur les rapportsannuels des prix de vertu.Point de vue trop étroit et exclusif. Les prix devertu ne sont qu'unedes formes particulièresde l'en-eouragement au bien. –Décorations, médailles,mentions d'honneur, pensions données par t'Ktat.Prix de vertu décernésdans toute la France par ungrand nombre de municipalités et de sociétés par-ticutieres. A quel titre de pareilles récompensessont méritées. Celui-là seul en est digne qui afait plus que son devoir. <97

H. Mcadcmte française et les ~ca<M*MM d? pro.t'Htce. 22iAccroissement''n nombre et de l'importancedes prix

de vertu académiques. Réponse aux sarcasmesde Chamfort contre l'argentdonné en récompenseàtt vertu. Xut de ces lauréats n'a pf'nsé faire unbénéRce avec la vertu. Ils uc se sont pas présentéseux-mêmes; il a fallu les découvrir, les dénoncer

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à l'Académie.– Montyon a eu raison de donnerd'abord la préférence aux Français pauv res. Maisil faut aussi des récompenses pour les riches quiont rendu des services à l'humanité. Avantagesd'un dédoublementde la séance mixte des prix litté-raires et des prix de vertu. La vertu doit êtreentendue dans sa plus large acception. Pourquoin'y pas comprendre toutes les formes du courage,tous les dévouements à la science, tons les servicesà l'humanité. Grands prix à réserverpour la séanceannuelle des cinq Académies. Xombreux prix devertu dans les Académies de province. Pourquoiles dons affluent aux Académies. Jamaisne furentplus opportuns les encouragements au bien pourcombattre tant d'excitationsau mal, 221

CINQUIÈME ÉTUDE

SUR M MNSOfiOB

t. La règle de <Ht-e la vérité est-elle absolue7. 2M

Opinions de saint Augustin, de Montaigne, de Cor-neille, de Kant. -Une des plus cruelles injures auxyeux du monde. Diverses espèces de mensonges.

Mensonges héroïques. Sentiments opposés deJacobi et de Kant. Mensonges officieux. Néces-sité pour l'unionen sociétéde cette mutuelle trom-perie. Alceste lui-mème ment trois fois avant dedire la vérité à Oronte. La grande règle de Kantretournée contre lui. Des mensonges pour rire.

Distinctiondes mensonges officieux et des men-songes obséquieux. Condamnation absolue de toutmensonge au détriment d'autrui ou pour son proprebien. Nulle exception ou excuse que pour lesmensonges en vue du bien d'autrui. Devoir dedire la vérité, bien qu'elle puisse perdre un cou-pable, devant un tribunal. Exemple de JeanieDeans dans Walter Scott. Du serment. Deuxmensonges de Rousseau. Vérités à dire ou à nepasdire. 249

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M.–Pot<-o«<ett)«?. ~sDe la sincérité dans les renseignementsdemandes.

Distinction des cas et des personnes. A quoi esttenu un fonctionnaire pubtic. A quoi un simpleparticulier.-Descas où la vérité a dire serait nui.sible. Règles à suivre. Tenir compte de t'im-portanceet de la gravitédes faits à revoter. Mettreen balance le mal qu'on peut faire aux uns on auxautres en parlant ou en se taisant. Telle véritéimprudemmentdite équivaudraà une dénonciationet à une perfidie. Des mensonges dans les négo-ciations matrimoniales. Les fausses promesses demariage. Les médecins et le mensonge. Du se-cret professionnel. Mensongesau lit des matades.-Des cas où le médecin doit la vérité. Les avocatset le mensonge. Penchant à se faire illusion surla bonté de leurs causes et à mentir dans t'intérétde leurs clients. Nul ne doit défendre celui qu'itsait coupable. Exception pour t'avocat d'office.La police et le mensonge. Lesespions à la guerre.-Perfidieshërotques. Mensongesexcusables pourla défense de la société et de la ftatrie. 2~35

M!. De la ~Ot.M foi dans les affaires et <h)M laP<~e. 299

Règle absolue de toutes les transactions comtncr-ciales. Degrés divers dans la mauvaise foi.Tromperie par réticence. Le marchand de bléd'Alexandrie et les Mhodiens.– A quoi ce marchandde blé était-it tenu? Deux philosophes stoïciensmis aux prises par Cicéron. Opinion de Mar-montel. Le premier des Rothschild et la nouvellede la bataillede Waterloo. Tromperiesde la partdes acheteurs. Progrès de la fraude depuis lesOffices et Pythias, le banquier de Syracuse. Lesmensonges ministériels. Les mensonges dans lapresse. Mensongecontinu de l'esprit de parti.Mensonges même sur les questions de fait et denombre. Nouvelles fausses. Nouvelles vraiesdissimulées ou inexactement reproduites. Un

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368 TABLE DES MATt&RES

journal pour et contre. La fable du Satyre et duPassant soufflant le chaud et le froid. 2M

StXtÈME ÉTUDE

BB L'mPOCMStE

De l'hypocrisie. Diverses sortes d'hypocrisie. Del'hypocrisie religieuse au xvif siècle. Double 1

guerre du théâtre et de la chaire contre les fauxdévots. Molière et Bourdaloue. Les plus grandsdes criminels,d'après Fénelon et Massitton. Pour-quoi cette grande sévérité contre les hypocrites depietc. L'i)\pof'risiesons la Restauration. Del'hypocrisie en sens contraire préditepar La !'ruycre,ou hypocrisied'imjticte. De l'hypocrisiereligieusechez un prêtre. Devoir du prêtre qdi a cessé decroire. Le tai'tue qui manifeste des marques derespect pour un culte auquel il n'a plus foi est-il unhypoeritet –Dc\ra-t-M rester à la porte du templependant un mariage ou un enterrementt Un cassuprême de conscience, ou alternative d'un enterre-ment civil ou religieux. De l'hypocrisie en poli-tique. De l'hypocrisie par ambition ou par lâ-cheté. Faux rouges ou jacobins. Hypocrisie desregrets tardifs. De l'hypocrisiedes diplomates.-Les faux pacifiques. Meen/M ~M.r, e< non ft'a/})<E. Des faux convertis. L'hypocrisie et la per-sécution. 325

Coatommiem. Typ. P. BtMMMKHet GALLOIS.