QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

17
Pierre de BOISDEFFRE QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE ? _ // est difficile de commenter l'actualité sans s'exposer à la critique. Pour avoir analysé les raisons de l'échec de la droite (il est vrai que c'était dans « le Monde » et que l'article parut en pleine campagne électorale), Pierre de Boisdeffre a suscité l'amertume de quelques-uns de ses amis. Mais il n'a jamais appartenu à aucun parti, et ne doit rien à aucune des formations qui se sont succédé au pouvoir. Il suit, ici, l'exemple de Raymond Aron, qui n'a jamais hésité à critiquer les grands de ce monde, même le général de Gaulle, et à parler avec liberté de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d'Estaing. L e mois de mai est fou », disait François Mitterrand, successivement échaudé en mai 1958, puis en mai 1968. Mais au mois de mai 1988, quelle revanche ! Le voici maintenant bien placé pour battre le record de longévité du général de Gaulle, seul président de la République élu au suffrage universel

Transcript of QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

Page 1: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

Pierre de BOISDEFFRE

QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE ? _

// est difficile de commenter l'actualité sans s'exposer à la critique. Pour avoir analysé les raisons de l'échec de la droite (il est vrai que c'était dans « le Monde » et que l'article parut en pleine campagne électorale), Pierre de Boisdeffre a suscité l'amertume de quelques-uns de ses amis. Mais il n'a jamais appartenu à aucun parti, et ne doit rien à aucune des formations qui se sont succédé au pouvoir. Il suit, ici, l'exemple de Raymond Aron, qui n'a jamais hésité à critiquer les grands de ce monde, même le général de Gaulle, et à parler avec liberté de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d'Estaing.

Le mois de mai est fou », disait François Mitterrand, successivement échaudé en mai 1958, puis en mai 1968.

Mais au mois de mai 1988, quelle revanche ! Le voici maintenant bien placé pour battre le record de longévité du général de Gaulle, seul président de la République élu au suffrage universel

Page 2: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

42 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

à avoir été réélu avec une majorité accrue. Qu'est-il donc arrivé à la droite, qui, voici vingt ans, paraissait toute-puissante ?

La droite et la gauche existent, je les ai rencontrées

Contrairement à tant de beaux esprits qui nient l'opposition de la droite et de la gauche - et s'évertuent, tel Etienne Borne, à faire surgir un centre qui n'existe plus en tant que force autonome - , la droite et la gauche existent. Ce sont des réalités qui ont survécu, jusqu'ici, à tous les changements de régime, ainsi qu'au recul des idéologies, même si leur affronte­ment, et c'est heureux, a pris des formes plus courtoises qu'au temps de la Révolution ou de la Commune de Paris. Le général de Gaulle lui-même, qui a tant fait pour dépasser cette opposition, en était conscient. « Personne n'est plus convaincu que moi que la France est multiple. Elle l'a toujours été et le sera toujours. Il y a en France beaucoup de familles spirituelles. C'est là notre génie1. »

Trois de ces familles au moins - légitimiste-ultra, bonapartiste et libérale, pour reprendre la distinction classique de René Rémond 2 - appartiennent à la droite. Ce qui me frappe, à l'encontre de l'historien de Notre siècle3, c'est - aujourd'hui plus qu'hier - son unité. Il n'y a pas de différence fondamentale entre les électeurs de l ' U D F et ceux du RPR, et beaucoup de ceux qui ont voté pour le Front national ne savaient pas qu'ils risquaient de franchir le fossé qui sépare la démocratie du fascisme. Le clivage droite-gauche s'enracine chez nous dans une longue histoire - André Siegfried a même cru que l'habitat, sinon la géologie, expliquait cette opposition4 - et s'est figé il y a

1. Déclaration faite le 12 novembre 1947. 2. René Rémond, les Droites en France (Aubier, 1982). 3. René Rémond, Notre siècle, 1918-1988, 1 volume, 1012 pages (Fayard, juin 1988).

Ce tome est le sixième et dernier de l'excellente Histoire de France parue sous la direction de Jean Favier. Ouvrage de référence que l'on peut discuter, mais essentiel.

4. Cette thèse fameuse - à habitat dispersé, vote de droite ; à habitat concentré, vote de gauche - , développée dès 1913 dans le Tableau politique de la France de l'ouest, s'appuyait aussi sur la géologie : à terrains primaires, vote conservateur ; à terrains sédimentaires, vote réformateur ou révolutionnaire. Des enquêtes statistiques minutieuses, dans le Massif central, puis en Languedoc-Roussillon, ont permis de compléter les observations d'André Siegfried, dont se gaussait, bien à tort, Raymond Aron. Emmanuel Todd a repris la même analyse dans la Nouvelle France.

Page 3: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 43

près de deux siècles. La commémoration du bicentenaire de la Révolution française sera une bonne occasion de vérifier si le fossé s'accroît ou s'il est en voie de se combler. Examinons sereinement cet interminable affrontement.

La résistance et le mouvement

Dans ma Lettre ouverte aux hommes de gauche5, qui avait retenu l'attention du général de Gaulle 6, je prédisais le retour de la gauche au pouvoir, au moment où celle-ci était encore divisée et où la droite était au plus haut dans les sondages. Il ne me paraissait ni juste ni souhaitable d'exclure du pouvoir la moitié des Français ; on risquait d'en faire des aigris ou des nihilistes. Lorsque, comme c'est le cas aujourd'hui en Amérique latine, la démocratie représentative fonctionne pour le profit exclusif d'une minorité, la jeunesse et les intellectuels prennent les chemins de la guérilla.

Tel a pu être le cas en France à la veille de 1830, de 1848 et en 1871. La droite avait pour elle l'exercice du pouvoir et la longue durée. Mais ce règne paraissait synonyme d'immobi­lisme. La droite se bornait à gérer et à défendre l'ordre social. Les bouleversements politiques, les avancées sociales, l'adapta­tion des lois aux mentalités nouvelles étaient ou semblaient être l'œuvre de la gauche. Logiquement, le parti du mouvement, qu'elle incarnait, aurait dû, sous l'influence des couches nouvel­les, l'emporter sur la résistance. Mais les pesanteurs institution­nelles étaient telles qu'il fallait une révolution pour emporter les bastions conservateurs. On l'a dit souvent : « Les Français préfèrent les révolutions aux réformes. »

Celles-ci, pourtant, ont souvent été l'œuvre de gouver­nements méconnus. Directoire et Consulat, plus encore que la Convention, ont créé les institutions et l'organisation admi­nistrative sur lesquelles nous vivons encore. Ce n'est pas la II e République mais bien Napoléon III qui a donné aux travailleurs le droit d'association. Avant 1914, les gouver-

5. Albin Michel, collection « Lettre ouverte », 1969. 6. La lettre - pessimiste - que lui inspira le livre a paru dans le dernier tome de la

Correspondance (Pion).

Page 4: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

44 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

nements de gauche de la IIP République n'ont guère pris d'initiatives sociales. Celles-ci venaient d'hommes de droite comme La Tour du Pin ou Albert de Mun, de réforma­teurs chrétiens comme Marc Sangnier, ou de socialistes. Les grandes réformes de la Libération seront le fait du géné­ral de Gaulle et de son cabinet ; douze ans plus tard, Michel Debré sera notre Colbèrt. Plus tard encore, c'est le président Giscard d'Estaing qui abaissera l'âge de la majorité et fera voter la loi sur l'interruption de grossesse.

Quant à la gauche, elle passe comme un météore, mais se soucie peu d'inscrire son action dans la durée. Elle l'emporte en 1914, mais la Chambre, élue en mai, devra voter la loi de trois ans et faire la guerre. Victoire du Cartel des gauches en 1924 : Alexandre Millerand doit quitter l'Elysée. Mais la gestion d'Edouard Herriot est telle qu'il faut faire appel, dès 1926, à Raymond Poincaré. 1936 : le Front popu­laire arrive au pouvoir, de grandes avancées sociales mais l'échec économique est patent. La même Chambre, rose ou rouge, abdiquera, le jour du désastre, entre les mains du maréchal Pétain.

Si Vichy était « à droite », la collaboration parisienne était « à gauche »

En vertu de la vieille dichotomie droite-gauche, on classe « à droite » le régime de Vichy et aussi - mais cette fois, c'est un abus du terme - tous les « collaborateurs ». A gauche, la Résistance est vue comme un bloc. C'est oublier que l'immense majorité des Français, gauche comprise, s'est précipitée, à l'été de 1940, dans les bras du vieillard étoile ; la plupart des radicaux, les deux tiers des parlementaires SFIO lui ont livré la Républi­que. Les premiers résistants étaient, sinon des marginaux, du moins des isolés qui, tels les pêcheurs de l'île de Sein, avaient fait leur, et d'instinct, le défi du général de Gaulle : intellectuels, paysans, Juifs et aristocrates, hommes de gauche mais aussi d'anciens « Camelots du Roy » et des fidèles de l'Action française. Comme l'a rappelé opportunément Alain Griotteray,

Page 5: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 45

la Résistance à ses débuts n'était pas encore politisée, c'est peu à peu que les partis politiques l'ont rejointe, puis investie.

Le retour de la droite

On le constate en lisant la chronique, si instructive, d'Edouard Bonnefous : Avant l'oubli7, la droite, atomisée en 1944, a peu à peu reconstitué ses forces. Les communistes comptaient sur l'épuration pour s'en débarrasser - une épura­tion qui, avec 160 000 arrestations, 40 000 condamnations, dont 7 000 à la peine capitale, et plusieurs dizaines de milliers d'exécutions sommaires (voir à ce sujet l'Epuration sauvage, de Philippe Bourdrel8), a été moins douce que ne le prétend M . René Rémond. Mais i l est vrai que l'épuration n'a pas réussi à éliminer définitivement les adversaires bourgeois du PC. Elle a provoqué, par ses excès mêmes, un effet de boomerang : implacable à l'égard des écrivains et des journalistes, alors qu'elle épargnait les constructeurs du mur de l'Atlantique ; frappant automatiquement les hauts fonctionnaires de Vichy, dont beaucoup n'avaient fait que leur devoir ; se privant des concours qui auraient été bien utiles à la reconstruction du pays (comme ceux de Louis Renault ou de Marius Berliet), elle a finalement mécontenté tout le monde.

Relevés de l'indignité nationale ou triomphant d'une réprobation morale trop affichée pour être authentique, des hommes comme Paul Reynaud, Edouard Daladier, Georges Bonnet avaient déjà retrouvé le chemin du Parlement. Le Rassemblement du peuple français avait été pris d'assaut par certains notables de la droite, dont plus d'un avait commencé par suivre le maréchal Pétain. Le PC lui-même avait accueilli ou réhabilité des hommes qu'on ne savait pas si progressistes : un résistant comme Emmanuel d'Astier, venu de l'Action fran­çaise ; un poète comme Guillevic, patronné, sous l'occupation, par Drieu La Rochelle.

7. Edouard Bonnefous : Avant l'oubli, 2 volumes. I - « la Vie de 1900 à 1940 » ; II - « la Vie de 1940 à 1970 » (Nathan). Remarquable panorama de trois quarts de siècle de vie française qui recoupe celui de René Rémond. L'un et l'autre ont un point commun : ils ne sont pas gaullistes et affichent un faible pour la IV e République.

8. Philippe Bourdrel : l'Epuration sauvage, 1944-1945, I, 439 pages (Librairie académique Perrin, 1988).

Page 6: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

46 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

Avec les élections de juin 1951, la droite entre en force à l'Assemblée nationale ; elle a trouvé un chef - qui va devenir un symbole - en la personne de M . Pinay, l'homme au petit chapeau, celui qui, selon Edouard Herriot, s'était fait « une tête d'électeur », qui n'avait jamais milité dans la Résistance mais, bien au contraire, appartenu au Conseil national de Pétain. Elle continue à gouverner avec le médiocre Laniel. Il faudra l'enlisement de la guerre d'Indochine et le désastre de Diên Bien Phû pour imposer la pilule de Pierre Mendès France, dont la tentative courageuse rompt avec l'archaïsme de la gauche et préfigure, paradoxalement, certains aspects de ce que fera, dans une autre République, le gouvernement du général de Gaulle.

De Gaulle était-il de droite ?

Le 13 mai 1958, les colonels prennent le pouvoir à Alger et s'apprêtent, à Paris, à donner le coup de grâce à une république impuissante, à un Etat vermoulu. Le général de Gaulle, bien meilleur stratège qu'il ne l'avait été en 1945-1946, profite de ce coup d'Etat, dont il n'est pas l'auteur, et se hisse sur les épaules de ces colonels auxquels il ne doit rien. Dès qu'il aura les mains libres, i l réduira leur influence (suppression des comités de salut public), avant de les éliminer.

C'est à gauche et au centre qu'il rencontrera les résistances les plus obstinées. Il s'appelle de Gaulle et i l a libéré la France. De plus, c'est un général ! La gauche, par principe, s'en méfie. On l'a accepté, faute de mieux, pour sortir du bourbier algérien, avec l'intention bien arrêtée de le congédier, une fois l'opération faite. Mais lui ne l'entend pas de cette oreille ; bousculant partis et notables, i l va doter la France d'une constitution neuve, d'un président élu au suffrage universel et d'institutions solides.

Ce n'est pas un « homme d'Action française », comme on le répète sottement à gauche (il est plus proche de Péguy et de Marc Sangnier), ce n'est pas un « fasciste », comme le croient (ou le font dire) les communistes ou même certains libéraux 9, ce

9. Qui parlaient, à la suite de Raymond Aron, de « l'Ombre de Bonaparte ». Maurice Schumann avait qualifié de « mauvaise action » l'article publié à Londres par Aron sur « l'Ombre de Bonaparte » à un moment où le président Roosevelt soupçonnait, en effet, le

Page 7: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 47

n'est même pas un « homme de droite » au sens classique du terme, c'est un « révolutionnaire d'Etat10 », qui fera, en Algérie et ailleurs, une politique toute différente de celle que l'on atten­dait : i l décolonisera, i l affranchira la France de la tutelle anglo-saxonne et du commandement intégré de l ' O T A N , il proposera à l 'URSS de mettre fin à la guerre froide et de pratiquer, de l'Atlantique à l'Oural, la détente, l'entente et la coopération.

Venu de la droite bourgeoise, provinciale et catholique (comme François Mitterrand), i l rêvait d'une France au-delà de la gauche et de la droite, transcendant les idéologies et les intérêts, qui réconcilierait l'Ordre et l'Aventure. L'Ordre, c'était pour lui la ménagère qui tient la maison lorsque le père et les fils sont au travail ; l'Aventure, c'était le risque et la conquête, le soldat veillant aux marches de l'empire, le chercheur dans son laboratoire. Faute de pouvoir être compris par une gauche méfiante et surannée, le Général a rendu ses chances à la droite, ouvrant la voie aux jeunes ambitieux de l ' E N A . En dépit des apparences, son règne s'achève aux Champs-Elysées le 30 mai 1968. Il aura duré dix ans, la onzième année ne comptera pas.

Georges Pompidou : une certaine dérive du gaullisme

Avec Georges Pompidou commence une autre ère. C'est encore l'héritage gaulliste et pourtant c'est déjà autre chose. De tous les héritiers, c'était en somme le moins gaulliste - il n'avait participé ni à l'épopée de la France libre ni à la Résistance - et le plus proche de la tradition radicale. L'affaire algérienne avait éliminé Soustelle, usé Michel Debré ; Chaban n'avait jamais été ministre ; Palewski, Louis Joxe manquaient de panache ; Malraux en avait trop. Restait ce professeur, entré dans les affaires, côté Rothschild, que Mauriac avait surnommé Raminagrobis.

Général de desseins dictatoriaux ; en fait, de Gaulle se proposait, comme l'avait dit un siècle plus tôt Louis Napoléon Bonaparte, de « personnifier la démocratie ». Le Général, dont l'oubli des injures n'était pourtant pas le fort, devait montrer, en faisant place quelques années plus tard à Raymond Aron au sein du Rassemblement, qu'un prince éclairé peut et doit accepter le concours de ceux qui l'ont critiqué.

10. Voir Pierre de Boisdeffre, De Gaulle malgré lui (Albin Michel, 1977).

Page 8: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

48 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

Edouard Balladur m'a reproché un jour avec vivacité d'avoir parlé du Président défunt avec désinvolture et, le comparant à François Mitterrand, d'avoir suggéré que le moins gaulliste n'était peut-être pas l'auteur du Coup d'Etat permanent. La fidélité de M . Balladur, celle de Jacques Chirac et de Michel Jobert à la mémoire de leur ancien patron les honore. Mais elle ne doit pas empêcher l'historien de développer son analyse.

La culture et l'humanité, la détermination et le sang-froid et, pour finir, le courage, nul ne les a jamais déniés à Georges Pompidou. Mais, à mon sens, il a fait deux erreurs majeures.

La première concerne l'Université. Dès la fin des années cinquante, i l était devenu évident que l'irruption des masses - 600 000 étudiants en 1968 contre 75 000 en 1938 - dans la vieille Université napoléonienne, cette « explosion scolaire » qu'avait décrite mon ami Louis Cros et dont un expert avait fixé la date - 1968 - , exigeait une refonte complète du système. Il ne suffisait pas d'ériger du béton, ni même de multiplier les postes pour éviter l'explosion. Mais Georges Pompidou refusait d'en convenir. A ses yeux, « le bâtiment était bon » ; i l saluait l'effort - essentiellement financier : 4,5 milliards en 1958 ; 20,5 mil­liards, dix ans plus tard - accompli par la V e République. En mai 1968, il est parti pour l'Afghanistan, je ne sais si c'était le cœur tranquille. A son retour, i l a fait rouvrir la Sorbonne.

La seconde erreur concerne les socialistes. Lui-même avait été proche d'eux dans sa jeunesse, lorsqu'il militait à la Ligue d'action universitaire républicaine et socialiste de Pierre Mendès France, mais il avait évolué vers un conservatisme éclairé, pour ne pas dire louis-philippard, et i l avait fini par considérer que le socialisme et même la social-démocratie n'avaient pas d'avenir en France. Il m'a dit un jour que les chefs socialistes étaient des « zozos ». Le projet d'une « nouvelle société », ébauché par Jacques Chaban-Delmas à l'instigation de Jacques Delors, suggérait un renouveau social du gaullisme, un élargissement de la majorité vers les socialistes. Or, ce discours et ce projet qui auraient dû séduire le Président ne suscitèrent que ses sarcasmes. « 77 ne faut pas laisser les Français rêver », répétait-il. Il n'y avait aucune nécessité d'ouvrir la majorité à gauche, il suffisait de « faire la politique de ceux qui ont voté pour nous ».

Page 9: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 49

Comme l'a dit son ministre Léo Hamon, « l'interrup­tion de la politique de la "nouvelle société " a constitué un tournant qui n'a pas porté bonheur au gaullisme ». Exclure les dirigeants socialistes de toute participation au pouvoir, c'était les obliger, à terme, à s'entendre avec les communistes pour retrouver une majorité électorale.

Quant à la « participation », dernier volet de la doctrine gaulliste, M . Pompidou n'y avait jamais cru.

Georges Pompidou aura beaucoup contribué à ancrer à droite l'héritage du général de Gaulle. La notion même de « majorité » était étrangère au Général. Celui-ci transcendait les courants et les partis ; à ses yeux, la gauche pas plus que la droite suffisaient à définir la France, ni à répondre d'elle. Mais pour M . Pompidou, le gaullisme n'était plus un guide pour l'action, une inspiration pour l'avenir, seulement une référence historique et morale qui appartenait au passé. Le Général tenait les deux bouts de la chaîne ; le passé de la France répondait de son avenir. M . Pompidou s'intéressait au présent, aux transfor­mations de l'économie. Il a passionnément lutté pour que la France devienne une grande puissance industrielle. On ne saurait, certes, le lui reprocher, mais i l aurait pu mettre un peu d'âme dans un discours politique terre à terre. Il aura contribué à acclimater le gaullisme dans les mœurs politiques, tout en laissant la droite investir peu à peu l'Etat républicain. Il n'a pas vu que la société civile, depuis mai 1968, était en train de changer radicalement. Il y a dans le Nœud gordien11 un intéressant cours de politique, doublé d'une prédiction sur la « présidentialisa-tion » du régime, mais le changement des mœurs n'y apparaît pas.

Trois hommes pour un même destin : Giscard, Chirac et Barre

La stature du Général dominait le mouvement gaul­liste. M . Pompidou aura été le dernier fédérateur : du gaullisme, de la droite et du centre. Sa mort a laissé le champ ouvert à toutes les ambitions.

11. Fayard. Livre inachevé, mais remarquable.

Page 10: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

50 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

Peut-on tenir Valéry Giscard d'Estaing pour un « homme de droite » ? Sociologiquement parlant, sans aucun doute : i l descend de la droite orléaniste. Mais il a gouverné au centre, pratiquant « le changement dans la continuité », et i l a rêvé de faire évoluer la société française 1 2, de parachever la triple mutation politique, économique et sociale - commencée sous le général de Gaulle.

Giscard en quête d'une révolution libérale

Son mot clef était la modernité. A ses yeux, la société française était pleine d'archaïsmes, archaïques aussi les rêves de grandeur du général de Gaulle, conçus pour une petite France dont le poids mondial ne ferait que diminuer. (En outre, Giscard avait un compte à régler avec les barons du gaullisme qui l'avaient fait exclure du gouvernement en 1969.)

Le septennat débuta en fanfare avec un Président que beaucoup comparaient à John Fitzgerald Kennedy. Mais les réformes de société auxquelles i l voulait attacher son nom ne séduisaient guère son électorat ; d'autres tournèrent court. En politique étrangère, après avoir essayé d'innover, cet Européen convaincu finit par se rallier à l'héritage du Général, défendant non sans audace en Afrique (à Kolwezi) la sécurité des Blancs.

Les élections de 1978 étaient données comme perdues. Elles furent gagnées grâce à l'engagement personnel du Prési­dent, à Verdun-sur-le-Doubs, en faveur du « bon choix », grâce aussi à l'appui du RPR. C'était le moment, pour le Président, de se réconcilier avec son ancien premier ministre (l'Elysée avait prétendu imposé - c'était en novembre 1976 - son candidat à la mairie de Paris ; Chirac fut élu triomphalement). L'occasion fut manquée ; Verdun-sur-le-Doubs ne devint pas le Valmy du septennat. La défection du RPR - bien plus que la campagne diffamatoire du Canard enchaîné sur « les diamants de Bokassa », campagne relayée par le Monde - devait rendre impossible la réélection du Président candidat.

12. Voir à ce sujet : Démocratie française (Fayard, 1976) ; l'Etat de la France (Fayard, 1981) ; Deux Français sur trois (Flammarion, 1984).

Page 11: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 51

L'erreur initiale était sans doute d'avoir fait équipe avec Jacques Chirac. Il est vrai que le Président lui devait le coup de pouce sans lequel i l n'aurait jamais été élu. Sans le « complot des 43 », l'appoint gaulliste aurait fait défaut, comme il manquera en 1981.

Rien de plus différent que ces deux hommes, rien de plus surprenant que leur attelage ! Giscard, souverain par l'intelligence, par l'élégance des manières, et par l'élégance tout court ; non seulement « propre », comme l'a décrit Jean Cau dans un portrait fameux, au physique et au moral, mais presque inhumain d'altitude et de concentration, passant tout au filtre de son intelligence, laissant - quoi qu'il en ait dit dans la réplique célèbre qui, en 1974, lui assura les 300 000 voix qui lui manquaient encore : « M. Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du cœur » - le cœur à d'autres, incapable, par exemple, d'apprécier l'impact affectif du phénomène juif ou de mesurer le ressentiment des gaullistes frustrés.

A côté, Chirac paraît tout d'une pièce (ce qu'il n'est pas13), aussi extraverti que le premier est introverti, ouvert à toutes les influences, en prise directe sur le peuple, animaj d'action qui se jette d'instinct dans le moment présent, quitte à dire le lendemain le contraire de ce qu'il aura dit la veille, prodigieux animateur politique, excellant à susciter les dévoue­ments et à conserver les fidélités. L'homme d'Etat secret, altier, hautain qu'était Giscard aurait pu s'attacher l'exécutant habile, capable déjouer avec talent une partition qu'il n'avait pas écrite. Hélas ! comme aurait pu l'écrire M . de Saint-Simon, « leurs sublimes n'ont pu s'amalgamer ». Le premier ministre fut traité avec peu de considération. La rupture de l'attelage introduisait une division irrémédiable au sein de l'électorat majoritaire, dont les chefs, hier intimes, devinrent bientôt deux ennemis.

Giscard, à la télévision, avait manifesté de si grands dons de pédagogue qu'on avait pu croire qu'il influencerait

13. On se trompe souvent sur Jacques Chirac, décrit par Raymond Aron comme « radical-socialiste par la manière dont ilflatte les paysans, démagogue par son style battant et sa capacité presque infinie de serrer des mains, toujours en quête d'un slogan électoral qu'il abandonne quelques jours après l'avoir inventé, force de la nature et force politique dont nous pouvons attendre et craindre beaucoup » ! (Mémoires.) Mais le jeune ministre un rien rustique qui se vantait de n'apprécier que la musique militaire et les poèmes de Déroulède, celui qui surprend ses hôtesses par son goût pour les escargots et les tripoux est aussi un bon connaisseur de la littérature française et un véritable amateur de poésie. Ami de Pierre Emmanuel et de Pierre Seghers, il a confié à Marcel Landowski les affaires culturelles de la Ville de Paris.

Page 12: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

52 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

durablement un peuple rebelle à l'autorité mais sensible au prestige de l'intelligence. Il crut aussi qu'il suffirait de quelques gestes symboliques - petit déjeuner avec des éboueurs ; change­ment du rythme de la Marseillaise ; poignées de main aux détenus - pour faire évoluer les mentalités. Ce ne fut pas le cas. A u même moment, et malgré de visibles efforts pour « aller au peuple », le président s'isolait dans les fastes d'un pouvoir quasi monarchique. Ainsi descendit-il, sans même s'en apercevoir, du comble de la popularité aux abîmes de l'impopularité.

Apparition de M. Barre

Lorsque Jacques Chirac, rompant les rênes de l'atte­lage - une « première » dans l'histoire de la V e République - , reprit sa liberté, le Président fit appel au « meilleur économiste de France », qu'il tenait en réserve depuis quelque temps. C'était échanger le soutien de la droite populaire du RPR, inséparable du gaullisme, contre celui d'une droite de notables, plus nettement bourgeoise. Avec sa rondeur, plus apparente que réelle, sa puissance de travail, son réalisme têtu, M . Barre joignait aux qualités des grands commis celles des grands professeurs : clarté de l'exposé, bon sens, didactisme, autorité 1 4 . Il en avait aussi les défauts : i l n'aime pas qu'on le chahute, ni même qu'on le contredise ! Premier ministre loyal, i l tint tête à tous les orages, attendant patiemment son heure.

Depuis, M . Barre a décidé de jouer seul sa partie, trop indépendant pour s'agréger à un parti, trop orgueilleux pour se plier aux lois du « microcosme ». Si le suffrage censitaire existait encore, le député de Lyon aurait eu de grandes chances de l'emporter. Mais le suffrage universel est une coquette qui cède au charme, à la voix, au langage du cœur... et même, parfois, à la peur, bien plus qu'à la froide raison. Comme Thémistocle, M . Barre souffre d'avoir trop souvent raison. Il change aussi d'arguments, prenant à contre-pied une opinion qu'il décon­certe. Faute d'avoir trouvé sa place entre ses deux grands rivaux

14. Même dans ses entretiens à bâtons rompus avec Jean-Marie Colombani (Questions de confiance, 1 volume, 343 pages, Flammarion, 1988), il n'abaisse jamais sa garde et ne concède aucune erreur.

Page 13: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 53

de la droite, M . Barre acceptera-t-il de servir François Mitter­rand ? Ce n'est pas impossible.

François Mitterrand ressuscite le PS

Mais depuis plus de sept années maintenant, le vrai meneur du jeu, c'est François Mitterrand. Tout a été dit, et pas seulement par Catherine Nay 1 5 , mais aussi par Jean Daniel 1 6, Franz-Olivier Giesbert17 et par bien d'autres, sur le prodigieux acteur, sur le politicien revenu de loin, sur l'enfant de la vieille droite française, provinciale et catholique, passé au socialisme du côté de Jaurès et de Léon Blum. Car ce Charentais est resté plus proche de Barrés que de Karl Marx. Bref, 1'« aventurier » d'hier, mué en homme d'Etat, a su, à sa manière, et tout autant que le général de Gaulle, « épouser son siècle ». Il a eu le mérite, qui n'est pas mince, de refaire un grand parti socialiste, totalement distinct de la secte démodée qu'était la vieille SFIO. C 'est en appelant auprès de lui les représentants d'une nouvelle génération où se mêlaient des étudiant gauchistes, descendus des barricades de mai 1968, et des syndicalistes, des militants chrétiens et des animateurs de clubs, des enseignants et des techniciens, que François Mitterrand allait reconstruire le parti socialiste. Celui dont i l prit le contrôle à Epinay était bien distinct de la vieille SFIO.

Il accueillit sans problème des chrétiens de gauche comme Jacques Delors, qui n'auraient pas été à l'aise sous la férule de Guy Mollet. L'Eglise, i l est vrai, souffletée par le grand vent de mai 1968, avait beaucoup évolué. « Dieu n'est pas conservateur ! » avait déclaré Mgr Marty en arrivant à Paris. (Qu'en savait-il ? Dieu lui avait-il confié son penchant pour les révolutions ?) Soucieux de rattraper le temps perdu, les « nou­veaux prêtres », maintenant, votaient à gauche et applaudis­saient au changement des mœurs 1 8 . Le socialisme avait cessé de faire peur.

15. Dans le Noir et le Rouge. Biographie classique et décapante. (Grasset, 1984.) 16. Dans les Religions d'un Président, livre nourri des entretiens de l'auteur avec son

modèle. (Grasset, 1988.) 17. François Mitterrand ou la Tentation de l'Histoire (Seuil, 1977). 18. Cf. l'Eglise au mileu du gué (Grasset).

Page 14: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

54 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

Exclus du pouvoir pendant vingt-trois ans, ivres d'avoir gagné, les socialistes compensèrent leur manque d'expé­rience par une furieuse volonté de revanche : à la présomption des gaullistes (le « si nous ne faisons pas de bêtises, nous sommes au pouvoir pour trente ans ! » d'Alain Peyrefitte) répondirent les cris de victoire quelque peu puérils du congrès de Valence. Quant à l'économie française, affaiblie par la crise du pétrole, le vieillissement de son appareil industriel et le coût social de l'emploi, générateur de chômage, on ne trouvait rien de mieux à lui administrer que la médecine euphorisante qui avait ruiné le Front populaire.

Sans les institutions en béton de la V e République, le Président lui-même aurait eu bien du mal à faire face à la déception de l'opinion, à endiguer la manifestation de masse en faveur de l'école libre - qui fut le tournant du septennat. Il changea de cap et de premier ministre. A u moment des élections du printemps de 1986, le gouvernement Fabius-Bérégovoy avait commencé à rétablir les grands équilibres, et le budget était de nouveau géré avec rigueur. U D F et RPR capitalisèrent le mécontentement antérieur, mais ce ne fut pas un raz de marée ; le PS, grâce au scrutin proportionnel, maintint ses positions. En revanche, le Front national devenait une force politique.

Le pari de la « cohabitation »

Edouard Balladur, devenu le conseiller intime de Jacques Chirac, lui avait dit : « Si vous devenez premier ministre, vous ne serez peut-être pas élu Président. Mais si vous ne le devenez pas, vous ne serez jamais élu. » M . Barre pensait, tout au contraire, que la « cohabitation » était un pari impossible à gagner. Chirac écouta Balladur et perdit son pari.

Diverses erreurs allaient occulter d'autres efforts, méritoires ceux-là : le rétablissement progressif d'un climat de sécurité dans les grandes villes, menacées par la violence et par le terrorisme international ; le succès des privatisations, entre autres. La politique économique, celle de M . Balladur, était la bonne, même si elle mettait du temps à porter ses fruits. Mais i l était dangereux de brandir le drapeau du libéralisme dans une société en crise.

Page 15: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 55

Jusqu'au bout, les chefs du RPR crurent que « Jac­ques » - malgré deux millions et demi de chômeurs - avait le vent en poupe : il lui suffirait de faire « une campagne à l'américaine » pour l'emporter.

La montée du Front national

La montée en puissance du Front national posait un tout autre problème. Certes, le Président, tacticien de talent, avait favorisé cette montée, enfonçant, grâce au scrutin propor­tionnel, un coin d'acier redoutable dans le bloc majoritaire. Mais l'audience de Le Pen avait une autre cause : les Français voyaient bien qu'on n'avait ni traité ni même osé poser le problème de l'immigration.

Le succès de Jean-Marie Le Pen était dû aussi à l'impuissance de la droite à assumer ses propres valeurs : famille, patrie, drapeau tricolore, morale. On avait laissé le fils du marin breton développer ces thèmes, tandis que la télévision, privatisée, livrée aux puissances d'argent et aux films améri­cains, devenait une formidable entreprise d'abêtissement et de démoralisation de la jeunesse.

L'érosion de la droite

L'effritement de la droite, masquée par les élections de 1986, continuait. Largement majoritaire en 1969, elle ne gagnait plus, en 1974, l'élection présidentielle que de 400 000 voix à peine ; elle la perdait, par plus de 1 million de voix, en 1981 ; et elle la perdait encore, mais en doublant l'écart, en 1988. Parce qu'elle avait remporté les élections législatives de mars 1986, à quelques sièges près, elle avait cru qu'elle était redevenue, définitivement, la majorité. Mais elle ne l'était, majoritaire, qu'avec les voix de Le Pen, qui allait mobiliser, en mai 1988, 14 % de l'électorat français. Au hasard des circonscriptions, ses députés acceptaient ou non les voix des électeurs de Le Pen selon le besoin qu'ils en avaient. Comment les refuser, ces voix, sans faire élire des socialistes ? Mieux aurait valu s'en tenir aux principes, comme le demandaient Simone Veil et Bernard Stasi.

Page 16: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

56 QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ?

Car l'avenir d'une société ne se définit pas seulement au niveau des urnes, ni même par la défense d'intérêts catégoriels. Aucune société, si évoluée soit-elle, ne peut jeter à la poubelle ses propres valeurs. C'est pourtant ce qui se passe en France, les médias aidant, depuis quinze ans.

Que les chefs de la droite s'interrogent sur ce phéno­mène hallucinant, sans lequel l'émergence du Front national reste incompréhensible ! Qu'ils prennent le métro aux heures de pointe et constatent ce qu'on a fait du service public ! Qu'ils réfléchissent sur la démoralisation de la jeunesse, la multiplica­tion des viols, le déferlement de la violence...

En politique, comme au bridge, rien n'est jamais joué...

Il y a l'Ordre et i l y a l'Aventure. Il y a la droite et i l y a la gauche. Pourquoi la première aurait-elle honte de défendre l'ordre ? Pourquoi tient-elle à tout prix à reprendre à la gauche son bien ? Il est vrai que la gauche a repris à la droite des thèmes comme la défense de la nature, des petites communautés, de la régionalisation, de l'écologie. La droite ne doit pas craindre, mais au contraire « s'honorer », comme l'a dit fort justement Raymond Barre, de défendre le travail, la famille et la patrie.

Nul ne peut prévoir l'avenir. La droite a perdu une et même plusieurs batailles. Elle n'a pas encore perdu la guerre.

Esquissons pourtant quelques hypothèses. Le parti socialiste, fort d'une majorité de gauche incluant les communis­tes, peut imposer une politique partisane, indépendantiste outre-mer, égalitariste en métropole, qui redistribuera les reve­nus au profit des inactifs et des immigrés. Il peut ausssi, comme le souhaitent le Président et Michel Rocard, mettre l'idéologie entre parenthèses et s'efforcer de réconcilier les Français.

Le centre en quête d'une boussole

Ici se pose le problème du centre. Il a du mal à se constituer en force autonome, laminé qu'il est entre les gros bataillons de la droite classique et ceux du PS. Si l'on a

Page 17: QU'EST-IL ARRIVÉ À LA DROITE

QU'EST-IL ARRIVE A L A DROITE ? 57

beaucoup parlé d'« ouverture » jusqu'ici, les socialistes n'ont pas fait grand effort pour s'attirer des concours dont ils n'ont arithmétiquement pas besoin pour gouverner, puisqu'ils dispo­sent, à l'Assemblée nationale, d'une majorité au moins relative. De fait, les apports n'ont été jusqu'ici que des ralliements individuels : Michel Durafour, Jean-Pierre Soisson, Jean-Marie Rausch. Mais il s'agit de savoir si les centristes veulent prendre le risque de rejeter - une fois de plus - les socialistes dans un tête-à-tête mortel avec le parti communiste. Faute de soutenir, coup par coup, comme le demande M . Barre, le gouvernement de Michel Rocard, ils s'exposent à recourir, au moment des élections, à l'arbitrage de Jean-Marie Le Pen. Sans doute est-il trop tôt pour envisager un vrai recentrage de la politique française, mais celui-ci paraît inévitable.

Il est facile de rejeter sur le seul Jacques Chirac l'échec de la droite. Il est plus équitable de se demander si cet échec ne provient pas d'un mouvement de fond. Dans son enquête, passionnante, sur la Nouvelle France, Emmanuel Todd 1 9 met en parallèle, statistiques à l'appui, le déclin du parti communiste et celui de l'Eglise catholique. Il minimise l'opposition de la droite et de la gauche - « les tribus aborigènes australiennes ont aussi leurs moitiés totémiques », note-t-il avec humour -, qui tendrait à s'effacer depuis 1980. En revanche, la coïncidence d'une contre-révolution industrielle - née de la crise du pétrole et génératrice de chômage - et d'une révolution culturelle, héritière de mai 1968, aurait fait « imploser » le système politique français, imposant au parti socialiste une métamorphose qui passe par la redécouverte de l'identité française. Sa conclusion reste opti­miste, et remarquablement sereine pour un homme de gauche : « La France existait avant la révolution industrielle, avant la révolution de 1789 ; elle survivra à la disparition de la classe ouvrière et à la crise terminale du catholicisme. »

Et j'ajoute que la droite a dans son sein assez d'hom­mes de talent pour ne pas désespérer de l'avenir. C'est à cette génération nouvelle qu'il appartient de lui donner enfin une doctrine, une stratégie, des objectifs.

PIERRE D E BOISDEFFRE

19. Emmanuel Todd : la Nouvelle France (Seuil).