Quelques poussières de vie · 2010. 5. 29. · 28 LE MAG Lundi 3 mai 2010 Le Nouvelliste dc - bru...

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28 Le Nouvelliste LE MAG Lundi 3 mai 2010 dc - bru GAËL MÉTROZ Longue marche dans l’Hi- malaya. De l’autre côté du glacier brillant de lune, l’Afghanistan. Et sous ce glacier, un village resserré comme un essaim d’abeilles. Une oasis de bonheur en pleine zone talibane où les derniers païens du Pakistan vivent isolés, loin des pressions islamistes, loin des villes, loin des néons, loin des re- gards, des bombes. Tout a commencé là. C’était il y a cinq ans, mon film «Nomad’s Land» avait en- core pour titre «Si je devais ne pas re- venir». C’était comme le premier jour de ma vie, et depuis je ne suis ja- mais vraiment revenu. A la frontière iranienne, un vieux bus ronchon m’avait posé de l’autre côté du désert dans la ville pakista- naise de Quetta. Des maisons basses, en pisé, qui se confondent avec le sable. Et, le soir, arrivant avec les lé- gions du crépuscule, des fusillades éclairaient ma ruelle. Devant la mosquée, deux talibans enturbannés m’ont très galamment dit: «Barre-toi!». Alors j’avais es- sayé de me barrer. Quand j’ai eu le courage de sortir en- fin de ma chambre, j’ai sauté dans une jeep qui m’a jus- tement amené là. Là, chez ces Kalashs qui cultivent le bonheur comme d’autres l’opium. Ils vivent tout au nord-ouest du Pakistan, ces infidè- les Kalashs, à la frontière de l’Afghanistan et des zones tribales. La nuit où je suis arrivé chez eux, vermoulu par la route, les gamines dansaient en farandole autour du feu. Cette nuit-là, j’ai compris que j’étais prêt à croire à nouveau aux fées. Mais pas aux fées des contes, et sur- tout pas à celles des livres qui nous expliquent ce qu’il faut croire – les livres qui nous apprennent à bien mou- rir. Non, les Kalashs ont la folie de croire encore en cette vie. Alors, depuis cinq ans, ils m’apprennent à vivre. Et le bonheur me revient comme un vice ancien. Kalash, le paradis païen Tout autour donc, il y a l’Himalaya, les fées y ripoli- nent les glaciers et nous décochent des avalanches si l’on s’y aventure. Tout en bas, vers 2000 mètres d’alti- tude, il y a notre village. La carte ressemble à celle d’As- térix: en haut à gauche de cette vaste patrie d’Islam, il y a le petit village d’irréductibles Kalashs que tout le monde nomme «infidèles» ici. Leur druide est un cha- man, et leur potion magique est… de l’abricotine (si, si, je le jure)! Dans une de ces maisons, il y a quatre lits de corde pour les cinq enfants de la famille, les deux parents, et moi. Dans un de ces lits, un réalisateur crasseux et ma- ladroit essaie de ne pas déranger la gamine qui dort à son côté comme une poupée de porcelaine. D’abord on dort mal près d’une fillette de 6 ans, tant on a peur de la réveiller, de la bousculer, tant ce signe de confiance semble exagéré. Mais avec les mois, les années, la petite Nasia est devenue une sœur: je lui ai appris à utiliser ma caméra et elle m’a enseigné la lan- gue kalash. L’hiver, tous les cols sont fermés par la neige, et l’on ne quitte pas le village. Un temps à ne pas sortir un sa- pin. Les Kalashs s’immobilisent aussi avec le froid. Plus de champs à culti- ver, plus de chèvres à mener de pâtu- rage en pâturage: on vit amassés au- tour du foyer qui nous patine de suie comme de vieilles casseroles. La fra- ternité attisée par le combat du même ennemi – le froid – c’est su- perbement primitif tout ça! Ça ne se pense pas, ça se vit, ici, maintenant, sans programme. Ce lent rythme de vie est devenu le meilleur antidote à mon an- cienne vie trop bien réglée: liste des ren- dez-vous quotidiens, trop ponctuels, le réveil si ponctuel qu’on ouvre les yeux trois secondes avant qu’il ne sonne, les repas ponctuels, les apéros ponctuels… la vie déjà écrite comme du papier à mu- sique. Et moi qui n’avais plus la force de tourner la manivelle. Depuis cinq ans, j’ai toujours peine à croire que cette vie est la mienne. Un rêve étrange, peut-être trop heureux pour véritablement être la vie. Un rêve qui ne doit pas être le mien et que je m’empresse de consom- mer avant que son propriétaire ne vienne me le récla- mer. Pour me prouver que je le vis réellement, ici et si heureux, moi le fils du menuisier de Liddes et de l’insti- tutrice, je capture les choses. Je filme, j’enregistre, j’écris, comme un entomologiste fou épingle des papil- lons. Et je n’attrape jamais qu’un bout de couleur. Le reste me glisse entre les doigts. Gangotri, à 3000 mètres vers les sources du Gange Ce matin, cinq ans plus tard, après être reparti chez les Kalashs, puis revenu, reparti, revenu, je m’éveille dans une grotte, au cœur de l’Himalaya indien, aux sources du Gange. Les glaciers réapparaissent lente- ment avec la fonte des neiges. Dans la grotte voisine, un sâdhu vêtu d’un simple pagne médite depuis sept ans. En homme saint et renonçant hindou, il a fait vœux de pauvreté et de chasteté. Si je veux bien l’accompagner et le soutenir dans son retour au monde, il prévoit par- tir toute une année pour son grand pèlerinage. «Est-ce que je veux bien le suivre toute une année?» qu’il me ré- pète en me tendant un thé au lait? Une offre qui ne se refuse pas, si vous m’accompagnez. Continuer le voyage avec Gaël Métroz en Inde sur son blog http://gaelmetroz.lenouvelliste.ch Quelques poussières de vie LES VAGABONDS DE L’HIMALAYA 1/12 Le journaliste et réalisateur Gaël Métroz, lauréat du Golden Gate Award de San Francisco pour son film «Nomad’s Land», repart toute une année dans l’Himalaya. Chaque mois, il nous partage un extrait de son carnet de route. Le documentaire «Kalash» nous im- merge dans le quotidien d’un peuple qui vit en parfaite osmose avec la na- ture, dans une joie contagieuse. Mais depuis un siècle, les 300 000 Kalashs ont été convertis pour n’être que 3000 aujourd’hui. Les derniers païens du Pakistan vivent encerclés par la communauté musulmane et les réfugiés afghans. A l’annonce du solstice d’hiver, ils prient, chantent et dansent pour la renaissance des sai- sons et de leur culture. Parmi eux, la jeune Najiba se découvre femme et prend conscience des périls crois- sants qui menacent sa communauté. Ce printemps, les talibans ont passé les portes de son village. En quittant l’insouciance de l’enfance, Najiba est au tournant de l’histoire Kalash. Elle doit choisir entre se convertir à l’is- lam, rejoindre la modernité ou per- mettre à sa tradition de perdurer. C’est avec le choix de sa génération que l’éternel retour des saisons sanc- tifié par les Kalashs peut s’arrêter. Leur histoire nous est racontée à tra- vers le regard d’une des quatre fillet- tes de ma famille, Najiba. A chacune de mes visites, elle devenait toujours plus femme. A chacune de mes visi- tes, les talibans s’approchaient tou- jours plus. L’été passé, lorsque je les ai quittés, un ami grec fut enlevé par une armée d’insurgés. Je n’ai pas de nouvelles de lui, mais j’en ai des Ka- lashs, qui sont toujours bien plantés là, au soleil, sans voile, les racines dans un bonheur dès lors précaire. Je sais au moins que ce film n’est pas posthume. C’est déjà ça de gagné. «Kalash – les derniers infidèles du Pakistan», le dernier documentaire de Gaël Métroz aujourd’hui lundi 3 mai à 21 h 35 sur TSR2. KALASH - LE FILM Le choix de Najiba Nasia, la petite Kalash qui prêtait son lit de corde à Gaël. Najiba dans les pâturages durant le tournage du film «Kalash». Embrassade kalash. «Les Kalashs ont la folie de croire encore en cette vie» Sri Lanka I nde Ch Ch Chi in ine e Népal al Népal Kirghiz. hiz. Kirghiz K Vallée Kalash Vallée de Gangotri AVENTURE Après avoir pérégriné sur les Routes de la Soie, le réalisateur valaisan Gaël Métroz est reparti pour une année dans l’Himalaya. Confidences entre Pakistan et Inde.

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  • 28 Le NouvellisteLE MAG Lundi 3 mai 2010dc - bru

    GAËL MÉTROZ

    Longue marche dans l’Hi-malaya. De l’autre côté duglacier brillant de lune,l’Afghanistan. Et sous ceglacier, un village resserrécomme un essaimd’abeilles. Une oasis debonheur en pleine zonetalibane où les dernierspaïens du Pakistan viventisolés, loin des pressionsislamistes, loin des villes,loin des néons, loin des re-gards, des bombes. Tout acommencé là. C’était il y a cinq ans,mon film «Nomad’s Land» avait en-core pour titre «Si je devais ne pas re-venir». C’était comme le premierjour de ma vie, et depuis je ne suis ja-mais vraiment revenu.

    A la frontière iranienne, un vieuxbus ronchon m’avait posé de l’autrecôté du désert dans la ville pakista-naise de Quetta. Des maisons basses, en pisé, qui seconfondent avec le sable. Et, le soir, arrivant avec les lé-gions du crépuscule, des fusillades éclairaient maruelle. Devant la mosquée, deux talibans enturbannésm’ont très galamment dit: «Barre-toi!». Alors j’avais es-sayé de me barrer. Quand j’ai eu le courage de sortir en-fin de ma chambre, j’ai sauté dans une jeep qui m’a jus-tement amené là. Là, chez ces Kalashs qui cultivent lebonheur comme d’autres l’opium.

    Ils vivent tout au nord-ouest du Pakistan, ces infidè-les Kalashs, à la frontière de l’Afghanistan et des zonestribales. La nuit où je suis arrivé chez eux, vermoulu parla route, les gamines dansaient en farandole autour dufeu. Cette nuit-là, j’ai compris que j’étais prêt à croire ànouveau aux fées. Mais pas aux fées des contes, et sur-tout pas à celles des livres qui nous expliquent ce qu’ilfaut croire – les livres qui nous apprennent à bien mou-rir. Non, les Kalashs ont la folie de croire encore en cettevie. Alors, depuis cinq ans, ils m’apprennent à vivre. Etle bonheur me revient comme un vice ancien.

    Kalash, le paradis païenTout autour donc, il y a l’Himalaya, les fées y ripoli-

    nent les glaciers et nous décochent des avalanches sil’on s’y aventure. Tout en bas, vers 2000 mètres d’alti-tude, il y a notre village. La carte ressemble à celle d’As-térix: en haut à gauche de cette vaste patrie d’Islam, il ya le petit village d’irréductibles Kalashs que tout lemonde nomme «infidèles» ici. Leur druide est un cha-man, et leur potion magique est… de l’abricotine (si, si,je le jure)!

    Dans une de ces maisons, il y a quatre lits de cordepour les cinq enfants de la famille, les deux parents, etmoi. Dans un de ces lits, un réalisateur crasseux et ma-ladroit essaie de ne pas déranger la gamine qui dort àson côté comme une poupée de porcelaine. D’abord ondort mal près d’une fillette de 6 ans, tant on a peur de laréveiller, de la bousculer, tant ce signe de confiancesemble exagéré. Mais avec les mois, les années, la petiteNasia est devenue une sœur: je lui ai appris à utiliser ma

    caméra et elle m’a enseigné la lan-gue kalash.

    L’hiver, tous les cols sont ferméspar la neige, et l’on ne quitte pas le

    village. Un temps à ne pas sortir un sa-pin. Les Kalashs s’immobilisent aussiavec le froid. Plus de champs à culti-ver, plus de chèvres à mener de pâtu-rage en pâturage: on vit amassés au-tour du foyer qui nous patine de suiecomme de vieilles casseroles. La fra-ternité attisée par le combat dumême ennemi – le froid – c’est su-perbement primitif tout ça! Ça ne sepense pas, ça se vit, ici, maintenant,

    sans programme. Ce lent rythme de vieest devenu le meilleur antidote à mon an-cienne vie trop bien réglée: liste des ren-dez-vous quotidiens, trop ponctuels, leréveil si ponctuel qu’on ouvre les yeuxtrois secondes avant qu’il ne sonne, lesrepas ponctuels, les apéros ponctuels…la vie déjà écrite comme du papier à mu-sique. Et moi qui n’avais plus la force de

    tourner la manivelle.Depuis cinq ans, j’ai toujours peine à croire que

    cette vie est la mienne. Un rêve étrange, peut-être tropheureux pour véritablement être la vie. Un rêve qui nedoit pas être le mien et que je m’empresse de consom-mer avant que son propriétaire ne vienne me le récla-mer. Pour me prouver que je le vis réellement, ici et siheureux, moi le fils du menuisier de Liddes et de l’insti-tutrice, je capture les choses. Je filme, j’enregistre,j’écris, comme un entomologiste fou épingle des papil-lons. Et je n’attrape jamais qu’un bout de couleur. Lereste me glisse entre les doigts.

    Gangotri, à 3000 mètresvers les sources du Gange

    Ce matin, cinq ans plus tard, après être reparti chezles Kalashs, puis revenu, reparti, revenu, je m’éveilledans une grotte, au cœur de l’Himalaya indien, auxsources du Gange. Les glaciers réapparaissent lente-ment avec la fonte des neiges. Dans la grotte voisine, unsâdhu vêtu d’un simple pagne médite depuis sept ans.En homme saint et renonçant hindou, il a fait vœux depauvreté et de chasteté. Si je veux bien l’accompagneret le soutenir dans son retour au monde, il prévoit par-tir toute une année pour son grand pèlerinage. «Est-ceque je veux bien le suivre toute une année?» qu’il me ré-pète en me tendant un thé au lait? Une offre qui ne serefuse pas, si vous m’accompagnez.

    Continuer le voyage avec Gaël Métroz en Inde sur son bloghttp://gaelmetroz.lenouvelliste.ch

    Quelques poussières de vie

    LES VAGABONDS DE L’HIMALAYA 1/12

    Le journaliste et réalisateur Gaël Métroz, lauréatdu Golden Gate Award de San Francisco pour sonfilm «Nomad’s Land», repart toute une annéedans l’Himalaya. Chaque mois, il nous partage unextrait de son carnet de route.

    Le documentaire «Kalash» nous im-merge dans le quotidien d’un peuplequi vit en parfaite osmose avec la na-ture, dans une joie contagieuse. Maisdepuis un siècle, les 300000 Kalashsont été convertis pour n’être que3000 aujourd’hui. Les dernierspaïens du Pakistan vivent encercléspar la communauté musulmane etles réfugiés afghans. A l’annonce dusolstice d’hiver, ils prient, chantent etdansent pour la renaissance des sai-sons et de leur culture. Parmi eux, lajeune Najiba se découvre femme etprend conscience des périls crois-sants qui menacent sa communauté.Ce printemps, les talibans ont passéles portes de son village. En quittantl’insouciance de l’enfance, Najiba estau tournant de l’histoire Kalash. Elledoit choisir entre se convertir à l’is-lam, rejoindre la modernité ou per-mettre à sa tradition de perdurer.C’est avec le choix de sa générationque l’éternel retour des saisons sanc-tifié par les Kalashs peut s’arrêter.Leur histoire nous est racontée à tra-vers le regard d’une des quatre fillet-tes de ma famille, Najiba. A chacunede mes visites, elle devenait toujoursplus femme. A chacune de mes visi-tes, les talibans s’approchaient tou-jours plus. L’été passé, lorsque je lesai quittés, un ami grec fut enlevé parune armée d’insurgés. Je n’ai pas denouvelles de lui, mais j’en ai des Ka-lashs, qui sont toujours bien plantéslà, au soleil, sans voile, les racinesdans un bonheur dès lors précaire.Je sais au moins que ce film n’est pasposthume. C’est déjà ça de gagné.

    «Kalash – les derniers infidèles du Pakistan»,le dernier documentaire de Gaël Métrozaujourd’hui lundi 3 mai à 21h35 sur TSR2.

    KALASH - LE FILM

    Le choix de Najiba

    Nasia, la petite Kalash qui prêtait son lit decorde à Gaël.

    Najiba dans les pâturagesdurantle tournage dufilm «Kalash».

    Embrassade kalash.

    «Les Kalashsont la folie decroire encore en cette vie»

    Sri Lanka

    Inde

    ChChChiininee

    NépalalNépal

    Kirghiz.hiz.KirghizKVallée Kalash

    Vallée de Gangotri

    AVENTURE Aprèsavoir pérégriné surles Routes de la Soie,le réalisateur valaisan Gaël Métroz est reparti pourune année dans l’Himalaya.Confidences entrePakistan et Inde.