Quelques considérations générales à partir de mon expérience  · Web view« L’Histoire du...

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Marco Consolini. Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 - « L’Histoire du théâtre comme histoire globale », in Marianne Filloux-Vigreux, Pascale Goetschel, Joël Huthwohl et Julien Rosemberg (dir.), Spectacles en France. Archives et recherche, Paris, Publibook, 2014, pp. 113-126. L’histoire du théâtre comme histoire globale. Quelques considérations générales à partir de mon expérience et un exemple. Mon initiation concrète à la pratique de l’histoire du théâtre s’est faite avec la recherche sur la revue Théâtre populaire, mais les enjeux précis de cette activité ne me sont apparus qu’au terme de ce travail. C’est plus tard, en effet, que j’ai compris qu’une longue période d’« imprégnation » est nécessaire à toute recherche qui veut démêler les fils embrouillés d’une histoire – par exemple celle d’une revue théâtrale des années Cinquante – où différentes expériences individuelles se sont croisées. Revenir sans cesse sur les détails, sur les versions parfois diamétralement opposées d’un fait, même anecdotique, permet effectivement d’entrer dans une matière historique avec toutes ses contradictions, ses non- dits, ses points obscurs : à l’historien, ensuite, de sélectionner et de choisir l’ordre du récit, en prenant sa responsabilité d’interprète. Or cette « imprégnation » n’est possible qu’avec une fréquentation assidue et prolongée des sources, notamment d’archive.

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Marco Consolini. Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

- « L’Histoire du théâtre comme histoire globale », in Marianne Filloux-Vigreux, Pascale Goetschel, Joël Huthwohl et Julien Rosemberg (dir.), Spectacles en France. Archives et recherche, Paris, Publibook, 2014, pp. 113-126.

L’histoire du théâtre comme histoire globale.Quelques considérations générales à partir de mon expérience et un exemple.

Mon initiation concrète à la pratique de l’histoire du théâtre s’est faite avec la recherche

sur la revue Théâtre populaire, mais les enjeux précis de cette activité ne me sont apparus

qu’au terme de ce travail. C’est plus tard, en effet, que j’ai compris qu’une longue période

d’« imprégnation » est nécessaire à toute recherche qui veut démêler les fils embrouillés

d’une histoire – par exemple celle d’une revue théâtrale des années Cinquante – où différentes

expériences individuelles se sont croisées. Revenir sans cesse sur les détails, sur les versions

parfois diamétralement opposées d’un fait, même anecdotique, permet effectivement d’entrer

dans une matière historique avec toutes ses contradictions, ses non-dits, ses points obscurs : à

l’historien, ensuite, de sélectionner et de choisir l’ordre du récit, en prenant sa responsabilité

d’interprète. Or cette « imprégnation » n’est possible qu’avec une fréquentation assidue et

prolongée des sources, notamment d’archive.

Concernant Théâtre populaire j’ai eu la chance de disposer, dès le début du travail,

d’une suffisante pluralité de sources pour appréhender mon objet de recherche. En effet, j’ai

eu accès non seulement à un nombre important de témoignages directs d’anciens

collaborateurs, mais aussi à un fonds documentaire plus ou moins vierge : les archives privées

de la maison d’édition de l’Arche1. Voilà une leçon méthodologique très importante, dont la

formalisation théorique ne m’est apparue que plus tard, à la lecture du célèbre ouvrage de

Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien : la nécessité de toujours se doter

d’un ensemble synchrone et/ou d’une série chronologique de documents pour mener à bien

une recherche historiographique2. Or, la lecture de ce petit livre admirable devrait être rendue

obligatoire pour tous ceux qui s’occupent d’histoire du théâtre, même si l’art dramatique n’y

est jamais mentionné… Pourquoi ? Je vais essayer de l’expliquer en continuant à réfléchir sur

mon parcours d’apprentissage.

1 Ce fonds est actuellement disponible auprès de l’IMEC.2 « On n’interprète jamais un document que par insertion dans une série chronologique ou un ensemble synchrone. […] A la base de presque toute critique s’inscrit un travail de comparaison. » (Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (1944), Paris, Armand Colin, 1993, p. 107).

***

A l’occasion de la publication du livre tiré de ma thèse3, je participai à une petite

présentation publique organisée par une librairie théâtrale dont je ne cesse de regretter la

fermeture : la librairie Bonaparte. En répondant à une question sur la nature de mon travail, je

me rappelle avoir affirmé de manière non préméditée, comme si je réfléchissais à haute voix :

« Celui qui fait de l’histoire du théâtre, en réalité, mène un travail bien différent de celui de

ses collègues qui s’occupent des autres arts. Son objet – le théâtre – lui échappe, donc il est

obligé de lui tourner autour, de faire une histoire globale, comme l’historien “tout court”… »

D’où venait cette assurance, un peu dédaigneuse vis-à-vis des « autres arts » ?

D’histoire globale j’avais sans doute entendu parler mes professeurs de l’Université de

Bologne, Claudio Meldolesi et Fabrizio Cruciani notamment, mais j’avoue que je ne m’étais

jamais interrogé de manière consciente sur ces questions théoriques, sur ce qu’on pourrait

appeler l’épistémologie de l’histoire du théâtre. C’est que l’expérience concrète au contact des

documents d’archive, une fois le travail terminé, me poussait à creuser dans cette direction.

***

C’est à cette époque, en effet, que j’ai effectué des lectures ou, souvent, des relectures

avec un œil plus attentif à la question que je viens d’évoquer. Je pense en particulier à la

préface de Claudio Vicentini à l’édition italienne de l’Histoire du théâtre d’Oscar G. Brockett

où j’ai trouvé un passage aussi simple qu’éclairant et qui m’a aidé à mieux formuler ce que

j’articulais de manière fragmentaire et maladroite :

L’histoire du théâtre ressemble à ce que serait l’histoire de la peinture si tous les tableaux, les fresques et toutes sortes de peintures du passé avaient disparu, et que nous ne disposions que de quelques descriptions de témoins de l’époque, de quelques documents concernant les activités des ateliers et les règlements des corporations des artistes, de quelques lettres et notes des peintres les plus célèbres. La situation serait évidemment désespérée. […] La situation dans laquelle se trouve l’historien du théâtre, dès qu’on sort du secteur des historiographies artistiques, toutefois, n’est pas spécialement particulière ou exclusive. Au contraire, c’est la plus commune. Le chercheur qui étudie la bataille de Waterloo, la vie de Jules César ou les conditions économiques de l’agriculture sous le règne d’Henri VIII ne se trouve jamais en présence des objets de son étude, mais il les reconstruit par voie hypothétique, interprétant de la manière la plus rigoureuse possible les documents dont il dispose […]. L’historien du théâtre agit exactement de la même manière. L’absence de l’objet ne l’oblige pas à errer entre des approximations et des incertitudes plus grandes que celles que rencontrent les chercheurs d’histoire politique, économique, sociale. Et nous pouvons nous consoler en pensant que si le spectacle théâtral ne se conserve pas dans le temps, mais s’évanouit irrémédiablement à la fin de la représentation, notre connaissance du théâtre n’est pas plus précaire ou de moindre qualité par rapport à celle que les études historiques nous offrent des faits politiques, des guerres, des processus économiques et des tensions sociales du passé.4

Mais ce qui a véritablement fourni le cadre conceptuel à ma réflexion « après-coup » a

été un tout petit texte de Fabrizio Cruciani, sorte de testament épistémologique écrit peu de 3 Marco Consolini, Théâtre Populaire (1953-1964). Histoire d’une revue engagée, Paris, IMEC Éd., 1998.4 Claudio Vicentini, Introduction à Oscar G. Brockett, Storia del teatro, Venezia, Marsilio, 1988, pp. XIX-XXI. [C’est moi qui traduis].

temps avant sa mort, dont le titre reprend celui d’un cours qu’il assurait à l’Université de

Bologne : « Problèmes d’historiographie ». Je m’essaie à l’exercice très difficile de traduire et

de résumer à la fois son écriture extrêmement dense :

L’historiographie du théâtre étudie la manière dont le théâtre a existé dans l’histoire. La tautologie n’est que formelle car, dans son fondement, cette énonciation a au contraire de fortes implications idéologiques et programmatiques… elle tend à expliciter que le mot « théâtre » définit un champ d’investigation plutôt qu’un objet d’étude… le théâtre trouve sa continuité et sa durée dans l’histoire dans la mesure où il ne laisse pas derrière lui des œuvres [opere] mais plutôt des modes d’œuvrer [modi d’operare] 5… Des œuvres ne « restent » que des témoins partiels ou sectoriels, comme le texte joué (lorsqu’il y en a un), les structures architecturales utilisées, les décors, les critiques, les souvenirs des spectateurs, les projets, les intentions, les témoignages ou les souvenirs des hommes de théâtre (et, aujourd’hui, ces documents très partiels que sont les enregistrements audiovisuels). Les modes d’œuvrer existent en revanche dans la « durée » des hommes de théâtre et des spectateurs, dans la civilisation qu’ils produisent et dont ils font partie… dans ce sens, le théâtre n’est pas éphémère, tout comme ne l’est pas l’œuvrer des hommes : il est une catégorie de longue durée au-delà de l’événement présent qu’est le spectacle. […]Parmi les caractéristiques de l’historiographie théâtrale émerge tout d’abord sa globalité, historique et problématique. Il peut y avoir des histoires sectorielles : par éléments constitutifs (acteur, scénographie, texte, édifice, etc.) ; par genres (comédie, tragédie, mélodrame, farce, etc.) ; par aires culturelles (théâtre italien, français, espagnol, anglais, etc.). Il peut y avoir des approches disciplinaires spécifiques, comme la sociologie ou la sémiologie du théâtre. Mais aucun de ces regards partiels n’a mis en discussion la nécessité d’effectuer des intégrations et des interrelations avec les autres approches… et la nécessité d’étudier cette histoire particulière qu’est l’histoire du théâtre, en tant qu’histoire globale, est apparue comme évidente6.

Ce court texte de Cruciani me semble synthétiser magistralement le fondement

théorique qui définit les particularités de l’historiographie théâtrale. Le constat de la nature

périssable du phénomène spectaculaire, dans la perspective de Cruciani, au lieu d’alimenter

les habituelles considérations sur la nature irrémédiablement éphémère du théâtre, devient un

atout méthodologique. L’historien du théâtre doit en effet prendre conscience que, vu son

impossibilité de disposer des œuvres (sauf des œuvres partielles : le texte dramatique, d’abord,

et ensuite les costumes, les décors, etc.), donc de mener une activité philologique comparable

à celle de l’historien de la littérature, des arts plastiques, du cinéma7, etc., son travail prend

forcément une qualité différente, qui l’oblige justement à une histoire globale. D’où son

rapprochement, souligné par Vicentini, à la pratique des « chercheurs d’histoire politique,

économique, sociale ».

***

5 Je suis conscient de la maladresse de cette traduction, mais je tiens à garder cette formulation pour reproduire au moins en partie la dualité établie par Cruciani entre opere et modi d’operare.6 Fabrizio Cruciani, « Problemi di storiografia », introduction à Fabrizio Cruciani, Nicola Savarese, Guide bibliografiche. Teatro, Milano, Garzanti, 1991. [C’est moi traduis et qui souligne].7 Ce constat n’empêche pas l’historien du théâtre de faire des travaux philologiques partiels : sur les textes dramatiques, sur l’architecture théâtrale, etc. : au contraire, il l’oblige à pratiquer constamment une pluralité d’activités philologiques.

Voici la réponse à la question posée plus haut : le livre de Bloch est une mine de

renseignements et de conseils méthodologiques pour la simple raison que l’historien du

théâtre est « obligé » à se conduire comme un historien « tout court ».

Pour Cruciani, ce changement de perspective signifie ne pas s’entêter à concentrer

toutes les énergies dans d’improbables reconstructions des œuvres (les spectacles), mais se

résigner, ou plutôt revendiquer fièrement de s’occuper des modes d’œuvrer des individus et

des groupes qui ont fait le théâtre et de ceux qui y ont participé en tant que spectateurs ; ce qui

fait penser à la célèbre définition de Marc Bloch : l’histoire n’est pas « la science du passé »,

mais plutôt la « science des hommes, dans le temps8 ». Ceci veut dire, en définitive,

privilégier une activité d’enquête historiographique concentrée sur les processus du théâtre

plutôt que sur les résultats, car c’est là que le phénomène théâtral se manifeste en tant que

« catégorie de longue durée au-delà de l’événement présent qu’est le spectacle ».

On peut en conclure que l’historien du théâtre, s’il veut faire une histoire vraiment

globale, doit s’employer à investiguer et les processus de création – ceux qui concernent les

multiples activités des individus qui l’ont fait – et les processus de réception – ceux qui

concernent les individus qui l’ont vécu (ou même ignoré) en tant que spectateurs. Ceci

signifie prendre en compte le théâtre dans sa globalité, c’est-à-dire, en essayant de le saisir

dans l’entrelacement de ces deux processus, rendre compte de sa relation avec la civilisation

(un mot particulièrement affectionné par Cruciani) « qu’il a produit et dont il a fait partie ».

En définitive, on pourrait synthétiser la pensée de Cruciani de la manière suivante :

8 Marc Bloch, op. cit., pp ; 49-52. Si nous lisons le détail du texte de Bloch, l’analogie avec l’analyse de Cruciani apparaît encore plus évidente : « “Science des hommes”, avons-nous dit. C’est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter : “des hommes, dans le temps”. L’historien ne pense pas seulement “humain”. L’atmosphère où sa pensée respire naturellement est la catégorie de la durée. » (Ibid., p. 52).

Ce qui veut dire que l’historien du théâtre, en raison même de la nature de son objet, est

toujours amené à travailler sur une pluralité de documents qui sont soit structurellement liés

au fait théâtral examiné, soit apparemment étrangers à ce même fait et relevant d’un autre

contexte, mais qui peuvent être reliés à un contexte culturel général (la civilisation dont parle

Cruciani) dont fait partie le fait théâtral en question9.

***

Pour distinguer et traiter cet ensemble de documents, le magistère de Bloch est

éclairant, notamment lorsqu’il rappelle :

En dépit de ce que semblent parfois imaginer les débutants, les documents ne surgissent pas, ici ou là, par l’effet d’on ne sait pas quel mystérieux décret des dieux. Leur présence ou leur absence dans tels fonds d’archives, dans telle bibliothèque, dans tel sol, relèvent de causes humaines, qui n’échappent nullement à l’analyse…10

Et encore plus lorsqu’il précise :

Beaucoup de personnes et même, semble-t-il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient-ils volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi et après quoi seulement, il les met en œuvre… Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais, n’a procédé ainsi. Même lorsque, d’aventure, il s’imagine le faire. Car les textes ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger.11

Ces avertissements méthodologiques sont extrêmement précieux pour l’historien du

théâtre qui – il faut le répéter encore une fois – se trouve exactement dans la même condition

de travail que l’historien « tout court » : il est contraint de travailler sur des traces, des

documents qui ne peuvent en aucune manière remplacer l’objet théâtral dans sa globalité.

Avec une particularité, toutefois, qu’on ne peut pas risquer d’oublier : le théâtre reste, jusqu’à

preuve du contraire, un art, et demande une stratégie de connaissance qui tienne compte avant

tout de ses enjeux esthétiques. Les questions que l’on posera aux documents, dans cette

9 Marco De Marinis, à ce propos, parle de documents stricto sensu et de documents lato sensu. Pour expliquer cette distinction méthodologique, il fournit un exemple particulièrement efficace et probant avec le cas des trois célèbres tablettes d’Urbino, Baltimore et Berlin, des peintures non attribuées du début du XVe siècle qui représentent des vues urbaines. Elles ont été longuement considérées, de manière absolument erronée, comme des projets scénographiques (on a même essayé de les rapprocher, maladroitement, des trois scènes canoniques de Sebastiano Serlio), donc comme des documents stricto sensu, en adoptant le point de vue typiquement finaliste qui consiste à attribuer à une trace du passé une qualité de préfiguration d’un phénomène qui se vérifiera plus tard, en l’occurrence la formalisation de la scène en perspective. Se rendre compte que ces objets n’avaient strictement rien à faire avec un projet théâtral, toutefois, ne signifie pas les exclure en tant que témoignages utiles à l’histoire du théâtre. Ces trois tablettes, en tant que documents lato sensu, contribuent en effet à un climat culturel, celui du débat autour de la « ville idéale », qui sera parmi les éléments contextuels déterminants pour l’éclosion de la scène en perspective du théâtre de la renaissance italienne. Cf. Marco De Marinis, Capire il teatro. Lineamenti di una nuova teatrologia, Roma, Bulzoni, 1999, pp. 52-54.10 Marc Bloch, op. cit., p. 81.11 Ibid., p. 77.

discipline « bâtarde » par définition qu’est l’histoire du théâtre (car elle est obligée

d’emprunter tour à tour les outils d’une pluralité d’autres disciplines plus ou moins proches,

comme l’histoire de la littérature, l’histoire des arts plastiques, l’économie, la sociologie,

l’anthropologie, etc.), seront donc d’abord et avant tout des questions d’ordre esthétique car,

en dépit de la tentation assez récurrente de réduire le phénomène théâtral à son unique

dimension sociale, c’est dans son existence artistique que se trouve sa première raison d’être :

on ne comprendra jamais l’esthétique d’un Meyerhold, pour ne prendre qu’un exemple

particulièrement probant, sans tenir compte de ses engagements idéologiques, de ses choix

politiques, mais ces derniers n’épuisent nullement son portrait de metteur en scène, ni son

apport au théâtre du XXe siècle.

Il n’en reste pas moins que c’est des traces, des documents qu’il faut interroger, et que

ceux-ci doivent être pris en tant que tels même lorsqu’ils se présentent comme des objets

artistiques (une pièce, une maquette, etc.), forcément partiels par rapport à l’approche globale

évoquée plus haut. Faire de l’histoire du théâtre, donc, comporte inévitablement de se

confronter à des matériaux d’archive.

***

Non seulement. Dans n’importe quelle recherche, l’historien est appelé à assumer au

moins partiellement le rôle de l’archiviste, même lorsque les fonds documentaires sur lesquels

se base son travail sont connus, triés et catalogués. D’où l’importance d’établir un rapport de

confiance avec les conservateurs : si ces derniers possèdent les clés et les plans nécessaires à

l’orientation du chercheur, celui-ci a le devoir de leur passer les informations dont il est le

seul à disposer et qui sont toujours susceptibles de changer l’architecture du fonds

documentaire. C’est justement là que commence le « libre arbitre » de l’historien qui

sélectionne et choisit les documents et, comme le dit Jacques Le Goff, étant donné qu’« il

n’existe pas de document objectif, innocent… […] C’est à l’historien de ne pas jouer les

naïfs12 ».

C’est que, lorsqu’on est seul devant ces documents, sans filtre ni contrôle extérieur, les

risques de ne voir que ce que l’on cherche ou, comme le signalent Carlo Ginzburg et Adriano

Prosperi, de « trouver à tout prix ce qu’on est en train de chercher13 », augmentent de manière

exponentielle, à plus forte raison si cette tentation est parfaitement involontaire ou inavouée.

Or, étant donné que parfois celui qui s’occupe d’histoire du théâtre n’est pas précisément 12 Jacques Le Goff, « Documento/Monumento », Enciclopedia Einaudi, Vol. IV, Torino, Einaudi, 1978, pp. 44-45, repris dans Storia e memoria, Torino, Einaudi, 1982. Ce texte est malheureusement absent dans la version française de cet ouvrage: Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988. [C’est moi qui traduis].13 Carlo Ginzburg, Adriano Prosperi, Giochi di pazienza. Un seminario sul Beneficio di Cristo, Torino, Einaudi, 1975, p. 180. [C’est moi qui traduis].

conscient d’être en train de faire cette histoire globale évoquée plus haut, surtout lorsque son

objectif de départ, plus que légitime, est celui de peindre des portraits d’artistes, ou des

paysages de mouvements ou d’époques théâtraux, ces risques sont encore plus graves.

***

Ceci me conduit à introduire un exemple concret, rencontré dans une recherche récente

et encore en cours, autour d’un metteur en scène presque totalement oublié du début du XXe

siècle : Arsène Durec (1873-1930), actif à Paris entre 1907 et 193014. Un travail de ce genre –

que je qualifierais de « micro-histoire théâtrale », puisqu’il choisit délibérément de se

concentrer sur une figure marginale et exclue du panthéon théâtral établi – se prête assez bien

à montrer à quel point l’historiographie théâtrale est naturellement amenée à fréquenter une

pluralité de sources documentaires. Pour reconstituer ne serait-ce que le parcours

biographique de Durec, en effet, mon point de départ a été la Collection Rondel (sorte de

carrefour documentaire obligé pour toute recherche sur le théâtre français de la première

moitié du XXe siècle), mais il m’a été nécessaire de passer en revue une pléthore de

collections : Henry-René Lenormand, Saint-Georges de Bouhélier, Jacques Copeau, Jacques

Rouché, etc., jusqu’à un fonds documentaire privé rassemblant une partie des archives de

Durec lui-même, repéré très récemment et encore en cours de dépouillement. Mais au-delà de

la valeur exemplaire de ce type de recherche-limite, obligée par l’absence de portraits officiels

même succincts, à glaner les informations dans un rayon d’enquête très élargi, c’est un

document précis que je voudrais convoquer. Un document qui d’un côté témoigne de cette

tentation de « trouver à tout prix ce qu’on est en train de chercher » qui guette le chercheur en

histoire du théâtre, de l’autre incite ce dernier à ne jamais se contenter des sources de seconde

main, mais au contraire d’aller systématiquement aux sources primaires, car un même

document parle des langues étonnamment différentes selon les questions qui lui sont posées.

***

Il s’agit d’une lettre écrite par un peintre et décorateur de théâtre, René Piot, qui a

collaboré de manière stable avec Jacques Rouché, d’abord au Théâtre des Arts et ensuite à

l’Opéra de Paris. Mais, avant de présenter le détail de ce document, il faut introduire les

éléments qui composent le contexte dans lequel il s’insère.

14 Cf. à ce propos Marco Consolini, « Arsène Durec : un metteur en scène oublié du début du XXe siècle. Quelques réflexions à propos d’un métier qui ne laisse pas de traces », dans Laurent Creton, Michael Palmer et Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Arts du spectacle, métiers et industries culturelles. Penser la généalogie, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005 et « D’Antoine à Durec : amateurisme révolutionnaire et professionnalisme impuissant », dans Jean-Pierre Sarrazac, Marco Consolini, Avènement de la mise en scène/Crise du drame. Continuités-discontinuités, Bari, Edizioni di Pagina, 2010.

Arsène Durec a été d’abord un acteur qui a fait ses premières expériences

professionnelles, à partir de 1900, dans la troupe de Sarah Bernhardt. On le retrouve, encore

une fois en qualité d’acteur, au Théâtre des Arts, en 1907, sous la direction de Georges

d’Humières, mais cette fois à son activité de comédien s’ajoute celle de metteur en scène.

Peut-on, toutefois, utiliser correctement et sans hésitations ce terme de metteur en scène ?

Tout l’intérêt de la recherche autour de Durec réside d’ailleurs dans ce questionnement, car

même s’il s’agit incontestablement de la figure qui s’occupe de la réalisation scénique des

spectacles du Théâtre des Arts, il n’intervient qu’après l’aval de la « direction artistique » de

d’Humières. S’agit-il donc d’un metteur en scène au sens moderne du mot, ou bien d’un

régisseur, d’un exécutant de plateau ? Les choses changent de nature lorsqu’au début de

l’année 1910 Durec ouvre sa propre entreprise théâtrale, le Petit Théâtre, où le suivent

plusieurs comédiens de la troupe du Théâtre des Arts (parmi lesquels il y aussi le débutant

Charles Dullin) : la responsabilité artistique cette fois lui revient entièrement, et avec elle le

statut de metteur en scène à part entière. Mais il ne s’agit que d’une très courte période  : le

Petit Théâtre fait faillite très rapidement (en partie à cause des inondations de janvier 1910,

qui coïncident avec son ouverture) et le début de la saison 1910-1911 voit Arsène Durec

revenir à son statut « subalterne ». La direction du Théâtre des Arts a été effectivement

relevée par Jacques Rouché, qui fait revenir Durec à son ancien poste, suivi encore une fois

par un groupe de comédiens fidèles (Dullin en fait toujours partie).

La courte expérience du Théâtre des Arts dirigé par Rouché (1910-1913) est très

célèbre, notamment grâce à la collaboration d’un groupe de peintres-décorateurs (Maxime

Déthomas, Drésa, Delaw, Georges d’Espagnat, etc., ainsi que le déjà cité René Piot) et

souvent citée – de manière assez contradictoire – comme une sorte de prélude à l’ouverture du

Vieux-Colombier de Copeau. On a presque complètement oublié, toutefois, que les spectacles

du Théâtre des Arts étaient matériellement préparés, montés et dirigés par Arsène Durec,

revenu dans l’ombre d’un directeur, Jacques Rouché, qui tout en étant très sensible aux

nouveautés scéniques européennes (c’est grâce à son livre publié en 1910, L’Art du théâtre

moderne, que les idées d’Appia, Craig, Stanislavski, Reinhardt, etc. seront connues pour la

première fois en France) n’avait aucune expérience de mise en scène, ni surtout aucune

intention de la pratiquer concrètement.

Parmi les spectacles montés et dirigés par Durec, il y a aussi, en 1911, la célèbre

adaptation des Frères Karamazov, par Jean Croué et Jacques Copeau. Ce dernier fait

effectivement ses premières expériences de plateau aux côtés de Durec, lequel d’ailleurs le

convainc à confier le rôle délicat de Smerdiakov à celui qui sera le principal compagnon et

collaborateur de Copeau dans l’aventure du Vieux-Colombier : Charles Dullin. Dans ce sens,

il existe effectivement un lien génétique entre le Théâtre des Arts et le théâtre ouvert par

Copeau sur la rive gauche (Louis Jouvet, lui aussi, entrera dans le noyau fondateur du Vieux-

Colombier grâce aux Frères Karamazov), et ce lien passe en bonne partie par la personne de

Durec. C’est avec lui, en effet, que Copeau préfigure son premier projet théâtral, conçu

comme une véritable dyarchie entre un directeur littéraire, Copeau, et un directeur scénique,

Durec. Cette perspective prend forme, à l’automne 1911, dans un climat de plus en plus

conflictuel à l’égard de Rouché qui décide, vraisemblablement à cause des « manœuvres » en

cours, de se séparer de Durec : le contrat qui lie le directeur à son metteur en scène est rompu

en octobre, en pleine période de reprise des Frères Karamazov, qui ont été créés en avril.

Le projet d’ouverture d’un nouveau théâtre, sous la double direction Copeau-Durec,

s’élabore donc vers la fin de 1911, lorsque commence à se mettre en mouvement le réseau

d’amitiés littéraires, liées notamment à la NRF, qui sera l’un des ingrédients de la réussite et

de l’originalité du futur Vieux-Colombier. Mais c’est justement de ce côté-là que viennent les

premiers doutes, les premières réticences : les amis de Copeau trouvent que trop de

compromissions avec le marché théâtral semblent inévitables dans l’ouverture d’une telle

entreprise, que trop de capitaux sont nécessaires pour exploiter une salle… Copeau hésite de

plus en plus, notamment face à l’enthousiasme un peu démesuré et à la hâte de Durec. Après

de longs pourparlers, le projet est définitivement abandonné en avril 1912, lorsque Copeau

annonce à son partenaire à sa décision d’y renoncer. Il s’agit d’un renoncement temporaire,

comme on le sait bien, car Copeau se jettera dans la mêlée théâtrale seulement un an plus tard.

Avec le Vieux-Colombier, cependant, ouvert en octobre 1913, il fera le pari d’assumer

intégralement la responsabilité directoriale du théâtre : l’homme de lettres qu’il est se muera

en metteur en scène et acteur. Pari gagné, car il s’affirmera comme l’un des principaux

réformateurs du théâtre du XXe siècle.

***

Voici le cadre dans lequel s’insère notre document, la lettre de René Piot. A quelle date

remonte-t-elle ? Et à qui est-elle adressée ? Ces deux questions apparemment simples vont se

révéler assez problématiques et lourdes de conséquences. La première constitue l’incitation

qui a déterminé l’approfondissent de la recherche ; la deuxième, apparemment incongrue, va

être la clé d’un retournement surprenant.

Ce document est cité dans un ouvrage de référence : les Registres de Jacques Copeau,

plus précisément le troisième volume de la série : Les Registres du Vieux-Colombier I, qui

retracent la genèse et la vie du théâtre, ainsi que les activités de son directeur, jusqu’au départ

pour les Etats-Unis en 1917. Les pages consacrées aux prémisses du Vieux-Colombier

mentionnent le projet Copeau-Durec, en décrivant le parcours qui a mené de l’enthousiasme

initial aux hésitations et au renoncement mentionnés plus haut. La lettre qui nous intéresse y

est présentée ainsi :

Les amis de Rouché s’inquiètent. René Piot écrit à Jacques Rouché :[…] Je sais de source très sérieuse que Durec a vraiment trouvé des fonds et que son théâtre est plus avancé qu’on ne le croyait le mois dernier. Or Durec seul n’est pas dangereux car il n’a pas de goût littéraire mais si, comme on le dit, il veut s’associer Copeau, là est le grand danger pour le Théâtre des Arts. Car depuis deux ans vous êtes à la peine et c’est un nouveau théâtre qui récolterait tout ce que vous avez semé. Je crois donc de grande politique d’essayer de séparer ces deux hommes15.

Marie-Hélène Dasté et Suzanne Maistre, qui ont recueilli et établi les textes de Copeau

et dirigé la publication, ne donnent qu’une très vague indication quant à la datation du

document : en tête de la page où celui-ci est reproduit on peut lire, en effet : « 1912 ». Aucune

note bibliographique n’accompagne la citation. Oubli ? Simple carence de précision dans

l’explicitation des sources (un défaut objectivement récurrent dans les volumes des

Registres) ?

Ce manque de renseignements chronologiques précis a provoqué une sorte de besoin

impérieux d’en savoir plus. A quel moment exact Rouché et Piot s’inquiètent pour la

« concurrence » du projet Copeau-Durec ? Une lettre présentée avec la mention, très

récurrente, « sans date » aurait probablement excité moins de curiosité. Et que dire des points

de suspensions qui précèdent le passage cité ? Voilà une autre puissante incitation à la

recherche

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Cette recherche se dirige évidemment vers la correspondance Piot-Rouché, qui se trouve

dans le Fonds Jacques Rouché, conservé à la Bibliothèque de l’Opéra. Or dans cette riche

correspondance il n’y a aucune trace de notre document. Piot parle souvent de Durec, toujours

de manière très négative, mais jamais dans les termes cités. A part le repérage d’une seule

indication factuelle – les lettres de Piot ne sont presque jamais datées – le mystère reste donc

intact.

L’élucidation, partielle, de cette petite énigme se trouve en revanche dans le Fonds

Jacques Copeau, conservé au Département des Arts du Spectacle de la Bibliothèque Nationale

de France, notamment dans la correspondance Piot-Copeau. On peut y lire une lettre, non

15 Jacques Copeau, Registres III. Les Registres du Vieux-Colombier I, textes recueillis par Marie-Hélène Dasté et Suzanne Maistre, Paris, Gallimard, 1979, p. 50.

datée, qui se compose de deux feuilles manuscrites. La première s’adresse à Copeau

directement :

Mon Cher ami,Dullin que je vois en ce moment (car je lui ai demandé de poser en Pierrot) me dit que la combinaison Durec vous intéresse moins qu’autrefois et me dit une idée qu’il trouverait intéressante, c’est-à-dire que Rouché s’adonne de plus en plus à ses spectacles musicaux et vous prête la salle trois fois par saison pour que vous y fassiez ce que vous voulez.Je lui ai répondu qu’il est très difficile d’entourer Rouché d’hommes intelligents car il les craint, et qu’on ne pourrait obtenir cela que de sa haine pour Durec. Je vous soumets donc ci-joint une lettre que je pourrai écrire à Rouché à propos du Théâtre, si la combinaison que je vous propose vous plaît.Mais encore une fois, l’idée n’est pas de moi et pour ne pas faire d’impair je vous envoie cette lettre que je recopierai si vous le voulez ou que vous déchirerez si cela ne vous convient pas.Je ne sais pas du tout si Rouché qui devient de plus en plus important daignera même répondre à cette lettre si vous voulez que je l’envoie et surtout j’ignore si cela vous intéresse en quoi que ce soit.Excusez-moi donc et ne voyez dans tout cela que mon désir de voir un endroit où on fait de l’art.AmitiésRené Piot59 rue Scheffer

La deuxième feuille est donc ce « projet de lettre » destiné à Rouché et soumis à

l’évaluation de Copeau : Bravo, mon cher ami, pour votre dernier spectacle. C’est là votre vraie voie car elle plaît à votre grande fantaisie et à votre passion musicale et vous avez là libre cours pour vous amuser à vos recherches décoratives qui dans aucune pièce de théâtre moderne ne peut [sic] hélas, trouver place.Vous allez nous donner une série épatante.A ce propos, laissez-moi vous prévenir des bruits qui courent.Je sais de source très sérieuse que Durec a vraiment trouvé des fonds et que son théâtre est plus avancé qu’on ne le croyait le mois dernier.Or Durec seul n’est pas dangereux car il n’a pas de goût littéraire mais si comme on le dit, il veut s’associer Copeau, là est le grand danger pour le Théâtre des Arts. Car depuis deux ans vous êtes à la peine et c’est un nouveau théâtre qui récolterait tout ce que vous avez semé.Je crois donc de grande politique d’essayer de séparer ces deux hommes. Et puisque votre passion pour les spectacles musicaux est toute votre joie et qu’en somme le spectacle Comédie est un empêtrement dont il serait bien agréable de se priver, pourquoi ne penseriez-vous pas à la combinaison suivante pour la saison prochaine.Vous réserveriez trois spectacles musicaux par semaine en soirée et les trois autres jours, vous prêteriez la salle à Copeau qui serait libre de [sic] à ses risques et périls et avec la preuve qu’il a un minimum de capitaux pour commencer l’entreprise de faire jouer les spectacles littéraires qu’il aurait donnés chez Durec.Je ne sais si Copeau accepterait une telle combinaison.Mais si oui, réfléchissez aux avantages.1° vous séparez deux hommes qui réunis peuvent prendre toute la clientèle et le renom du Théâtre des Arts.2° vous vous donnez la possibilité d’avoir des représentations musicales à votre fantaisie le soir, ce que vous ne pouvez pas faire en ce moment en ayant une troupe de comédie à contester.3° vous diminuez vos frais puisque vous ne perdez plus sur les spectacles de comédie.4° enfin vous vous donnez tout entier à ce qui est votre vraie joie, les spectacles musicaux.Et vous êtes sûr que les autres soirs, on ne donnera que des œuvres purement littéraires, à la place du Grand nom ou de Marié d’Août.Excusez-moi de m’occuper de ce qui ne me regarde pas, mais je crois qu’en y réfléchissant, vous trouverez l’idée intéressante16.

16 René Piot, Lettre à Jacques Copeau, s.d., 2ff manuscrits autographes, Fonds Copeau, Bibliothèque National de France, Département Arts du Spectacle.

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Quant à la première question, concernant la datation du document, l’incertitude ne peut

être levée. Les indications factuelles qu’on y trouve sont en effet trop vagues pour en déduire

des informations chronologiques certaines. Dullin, à qui Piot a demandé de «poser en

Pierrot », a effectivement assumé ce rôle dans la pièce qui a inauguré la direction de Rouché,

Le Carnaval des enfants de Saint-Georges de Bouhélier… mais celle-ci a été créée bien

avant : en novembre 1910. Le « dernier spectacle » de Rouché, où il a pu donner « libre

cours » à sa « passion musicale », pourrait être Ma mère l’Oye, le ballet de Maurice Ravel,

créé au Théâtre des Arts avec les décors et costumes de Drésa, le 28 janvier 1912. Mais

l’auteur de la lettre pourrait aussi se référer aux « concerts de danse » que Rouché a organisés

au Théâtre du Chatelet, avec la danseuse Natacha Trouhanowa, du 22 au 27 avril 1912, et qui

furent un essai des « spectacles de musique » qui seront programmés dans son théâtre à partir

de décembre. Les deux pièces citées, quant à elles – Le Grand Nom de Victor Léon et Léo

Feld, adaptée de l’allemand par Pierre Veber et Marie d’août de Léon Frapié – seront crées au

Théâtre des Arts à l’automne de la même année, respectivement le 8 novembre et le 13

octobre17.

En récapitulant : la lettre de Piot pourrait effectivement remonter aux premiers mois de

1912, avant que la « rupture » entre Durec et Copeau ne soit consommée – comme le laisse

entendre implicitement sa collocation dans le récit chronologique des Registres du Vieux-

Colombier – mais cette hypothèse comporte le fait peu probable que Piot connaisse en avance

et en détail les programmes de Rouché en matière de répertoire. Il est plus vraisemblable, en

revanche, que le document remonte à la fin de 1912, lorsque les deux pièces citées avec un

certain mépris par Piot ont déjà été montées sans grand succès et, surtout, lorsque Dullin

commence à s’activer pour le nouveau projet de Copeau, celui qui mènera à l’ouverture du

Vieux-Colombier, alors que Durec continue de son côté à chercher des fonds pour ouvrir son

propre théâtre. Le « dernier spectacle » pour lequel Piot félicite Rouché serait alors le premier

de la série inaugurée le 12 décembre 1912, et cette datation justifierait aussi la phrase adressée

à ce dernier : « depuis deux ans vous êtes à la peine », étant donné que Rouché dirige le

Théâtre des Arts, rappelons-le, depuis novembre 1910. Cependant, aussi cette deuxième

hypothèse comporte un élément d’incohérence : le spectacle musical en question voit une

participation importante de René Piot – la conception des décors et des costumes d’une partie

17 Tous les renseignements concernant les titres des spectacles et les dates des créations, sont tirés de Paul Blanchart, « Jacques Rouché et le Théâtre des Arts », Revue d’Histoire du Théâtre, 3/1958.

du programme : le troisième acte d’Idoménée de Mozart18 – et il semble assez insolite qu’il ne

la mentionne pas, en se référant au contraire à « votre dernier spectacle ».

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Quant à la deuxième question, concernant l’adresse de la lettre, la réponse est cette fois

très claire et surprenante, car elle renverse de 180° la perspective dans laquelle le document a

été présenté. Rouché n’était que le destinataire possible ou même fictif – très probablement il

n’a jamais reçu ce projet de lettre – alors que celui qui n’apparaissait que comme un « objet »

du message, Jacques Copeau, en était en réalité le premier et principal destinataire. Les

rapports entre les personnages en sortent complètement bouleversés : Piot feint de ne pas

savoir que le projet Durec-Copeau a déjà avorté et essaie d’exploiter la « haine » de Rouché

vers Durec pour favoriser un autre projet, celui qui associe Copeau à Dullin, une figure qui

n’avait même pas été mentionnée et qui pourtant semble être à l’origine de la combinaison

proposée.

Nous ignorons malheureusement la réaction de Copeau (il ne mentionne cet épisode ni

dans son journal, ni dans sa correspondance avec Dullin), mais il est évident que sa position

vis-à-vis de l’ancien « partenaire » Durec apparaît sous une toute autre lumière par rapport à

celle qui ressort de la lecture des Registres du Vieux-Colombier.

En conclusion, cet exemple montre bien que, pour reprendre la phrase déjà citée de

Marc Bloch, « les textes ou les documents archéologiques, fût-ce les plus clairs en apparence

et les plus complaisants, ne parlent que lorsqu’on sait les interroger. » Et la première

interrogation à laquelle il faut les soumettre est bien évidemment celle qui consiste à bien les

récupérer dans leur intégralité et dans leur collocation d’archive : les manipulations,

volontaires ou involontaires, sont partie intégrante de leur nature : l’historien du théâtre,

même s’il ne s’occupe que de faits artistiques, n’y échappe pas !

18 Le programme du « premier spectacle musical » organisé par Jacques Rouché au Théâtre des Arts, le 12 décembre 1912, prévoyait aussi Les Deux vieilles gardes, opéra bouffe en un acte de Villeneuve et Lemonnier, musique de Léo Delibes, décors et costumes de Bernard Boutet de Monvel et La Source lointaine (miniatures persanes) pantomime mystique en 4 tableaux d’après un conte de Victor Goloubew, décors et costumes de H. Doucet, ibid.