Quand vient la nuit. Les imaginaires de la nuit à l’hôpital

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2010) 9, 157—162 EXPÉRIENCES PARTAGÉES Quand vient la nuit. Les imaginaires de la nuit à l’hôpital Night in hospital: The imaginary realm of the patient and the real world of the healthcare professional Jean-Philippe Pierron 1 EA 4129 Santé, individu et société, faculté de philosophie, université Jean-Moulin, Lyon 3, rue de l’université, 69007 Lyon, France Rec ¸u le 18 mai 2009 ; accepté le 20 janvier 2010 Disponible sur Internet le 29 mars 2010 MOTS CLÉS Nuit ; Imagination ; Lumière ; Prendre soin ; Ambiance ; Poétique Résumé Quand vient la nuit, l’imagination s’éveille chez le patient, et l’inquiétude de la veille est là pour le soignant. Dans la relation de soin, la nuit peut être un temps privilégié ; elle est aussi souvent, et dans le même temps, un temps redouté. C’est à porter son attention à l’épreuve du soin et du « être soigné la nuit » que cet article voudrait porter attention. Il voudrait montrer que la nuit, le geste de soin se trouve transformé, en raison d’une moindre activité du faire des soins, délivrant alors la force du « prendre soin ». En effet, à sa fac ¸on, la nuit ne requalifie-t-elle pas l’expérience humaine du souffrir et du soigner ? © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Night; Imagination; Light; Taking care; Environment; Poetic Summary In hospital, nighttime inaugurates a realm of imagination for the patient, and a world of worrisome surveillance for the healthcare professional. This exceptional moment can enhance the patient-caregiver relationship, or on the contrary, and at the same time, be a source of stress. The purpose of this article is to draw attention to the challenge of care delivery, and reception, in the nighttime environment in hospital. The goal is to show how the lower activity level in hospitals at night can change ‘‘giving care’’ into ‘‘taking care’’. © 2010 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Adresse e-mail : [email protected]. 1 Rue Brillat-Savarin, 21000 Dijon, France. 1636-6522/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2010.02.004

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2010) 9, 157—162

EXPÉRIENCES PARTAGÉES

Quand vient la nuit. Les imaginaires de la nuit àl’hôpital

Night in hospital: The imaginary realm of the patient and the real world of thehealthcare professional

Jean-Philippe Pierron1

EA 4129 Santé, individu et société, faculté de philosophie, université Jean-Moulin, Lyon 3,rue de l’université, 69007 Lyon, France

Recu le 18 mai 2009 ; accepté le 20 janvier 2010Disponible sur Internet le 29 mars 2010

MOTS CLÉSNuit ;Imagination ;Lumière ;Prendre soin ;Ambiance ;Poétique

Résumé Quand vient la nuit, l’imagination s’éveille chez le patient, et l’inquiétude de laveille est là pour le soignant. Dans la relation de soin, la nuit peut être un temps privilégié ;elle est aussi souvent, et dans le même temps, un temps redouté. C’est à porter son attentionà l’épreuve du soin et du « être soigné la nuit » que cet article voudrait porter attention. Ilvoudrait montrer que la nuit, le geste de soin se trouve transformé, en raison d’une moindreactivité du faire des soins, délivrant alors la force du « prendre soin ». En effet, à sa facon, lanuit ne requalifie-t-elle pas l’expérience humaine du souffrir et du soigner ?© 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Summary In hospital, nighttime inaugurates a realm of imagination for the patient, and a

Night;Imagination;

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Adresse e-mail : [email protected] Rue Brillat-Savarin, 21000 Dijon, France.

1636-6522/$ — see front matter © 2010 Elsevier Masson SAS. Tous droitsdoi:10.1016/j.medpal.2010.02.004

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Le patient, la nuit, est-il toujours le même patient ? Ete soignant, le même soignant ? Souvent seuls, c’est-à-direans la présence de cadres médecins, mais très sollicités,es soignants entrent dans la nuit de l’hôpital avec la pos-ure du veilleur, plutôt que dans la splendeur du sauveur aueste technique impressionnant. Les patients, quant à eux,e manifestent autrement. Momentanément, leurs corps,ans le répit du faire des soins, connaissent ou cherchent leepos dans le repli. Contractés le jour dans le « faire face »u la tentative de la « bonne figure », ils se dilatent. La nuites corps se relâchent. Les cheveux se défont, les corps seaissent aller au plaisir du laisser-aller (la douce langueuru sommeil qui vient) ou se préparent à un nouveau front :a solitude d’avoir à combattre les imaginations morbidesans l’insomnie ou dans la plainte du gémissement). Le jour,e corps du malade est principalement envisagé comme unorps qu’on peut dévisager ; comme un corps connu en sesxtériorisations objectives — celles de la connaissance ana-omique et physiologique, de l’imagerie médicale ou de laiologie. La nuit, quant à elle, dans l’accalmie des servicese soin, exacerbe le corps vécu [1] qui s’exprime de faconoins policée, ce corps éprouvé parfois comme éprouvant.

l n’est donc pas vrai que la nuit est un temps où il ne seasse rien. Pourquoi alors la nuit à l’hôpital n’est-elle pasu’une prosaïque transition séparant deux journées de soin ?omment la nuit donne-t-elle de réinventer le malade ? Nousoudrions nous attacher à ces questions, rendant attentif auait que ce qui paraît un temps mort est souvent la fractureibérant un temps plein : celui de la vie, de la spontanéité,u sauvage. En effet, le temps de la nuit, en raison duythme hôpital du jour/hôpital de la nuit, ne distend-il pasa tension entre le temps fonctionnel du « faire des soins » ete temps relationnel du « prendre soin » ? N’est-ce pas pour-uoi la nuit encouragerait à la fois la hantise des peurs et desngoisses, et à la fois une poétique mettant sur le devante la scène une relation humaine fondamentale : le faireorps ensemble dans la veille ? La beauté du soin la nuitiendrait-elle au fait que certains veillent sur le sommeilt la peine des autres, au-delà de la seule fonctionnalité,ans ce faire corps ensemble que Régis Debray appelle « leoment fraternité »[2] ?Quand vient la nuit, l’imagination s’éveille chez le

atient, et l’inquiétude est là pour le soignant.

La nuit, temps privilégié, est aussi un tempsredouté.

La relation de l’homme à la nuit est passionnelle et ambi-alente. Vécue dans des rêveries d’intimité apaisantes, elle’est aussi dans des attentes inquiétantes ou angoissantes.yx (la nuit) et Erebe (les ténèbres infernales) étaient’ailleurs, pour la mythologie grecque, ces deux divinitésrères, engendrant aussi bien des jours féconds que desnquiétudes obscures. La nuit à l’hôpital, ténébreuse ouégénératrice, donnera ainsi une « ambiance » particulière.ne ambiance n’est pas une idée claire et distincte, sus-

eptible d’évaluations analytiques. L’ambiance se vit deacon subtile. Elle se comprend, mais elle ne se connaît pas.’est sans doute pourquoi la nuit, à l’hôpital, est négligée.lle nous saisit sans qu’on s’en saisisse. Alors, on l’oublieomme un presque rien. Pourtant l’expérience de la nuit, à

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J.-P. Pierron

’hôpital tout particulièrement, condense sur elle une triplexpérience : l’expérience cosmique de la nature qui imposeon rythme dans l’alternance nuit-jour ; l’enjeu psychiquee la hantise des peurs et des angoisses nocturnes liées à’épreuve archaïque de la solitude et la perte du monde ;t l’enjeu poétique des images nocturnes qui réveillent leouci éthique.

a nuit : temps de la nature et temps desommes

uelle conception de la nature sous-tend notre pra-ique médicale ? Aussi décalée qu’elle puisse paraître,’expérience de la nuit à l’hôpital confronte, à cette ques-ion, soignants et soignés. En effet, la nuit rappelle àos institutions humaines, au monde des artifices et dea culture, qu’ils prennent place dans la nature. La nuitst un « connecteur temporel » [3] dirait Ricoeur, articu-ant le cosmique, le social et l’individuel, réinscrivant leemps des hommes dans le grand temps de la nature,vec ses rythmes propres. Car l’humain, animal diurne,eprend le fait physique de l’obscurité matérielle dans lesmaginaires de sa culture, pour en faire un événement signi-ant.

La grande alternance du rythme jour/nuit inscrit le tempses hommes, de leurs passions et de leur vulnérabilité, danse temps de la nature. Elle rappelle que le rituel des soinst des interactions sociales à l’hôpital se déploie sur cetrrière-fond où la nuit succède au jour. Plus, le balance-ent nuit/jour est cet élément omniprésent de la natureont nous n’avons pu éradiquer la présence à l’hôpital,lors que notre modèle thérapeutique a congédié d’autresléments naturels concus comme agents pathogènes. On aejeté le monde animal — le refus hygiéniste des animaux

l’hôpital — et, à partir du modèle pasteurien, circons-rit la prolifération du vivant microbien. On a contrôlé leonde végétal, ce témoin silencieux et sommeillant de la

ie des hommes, ne tolérant que les plantes de passageu des mimes synthétiques, comme si l’offrande du végé-al demeurait l’ultime célébration acceptable, rattachante vivant malade au monde des vivants. Aussi l’alternanceuit/jour à l’hôpital demeure l’élément naturel le plus pré-ent. Enveloppant à la manière d’une ambiance, il est enême temps le moins palpable. Dans le cadre biomédical,

a nuit/le jour est la part de la nature acceptable en raisone son « aspect abiotique » comme dirait J. Baird Callicott.adre du cadre, l’alternance nuit/jour est le cadre naturelur le fond duquel se déploie le cadre thérapeutique, liantans une grande communion du sensible tous les êtres, là où’hospitalisation, pour être efficace, travaille à les délier.

La nuit dans l’institution hospitalière fait résonner leropos de Hans-Georg Gadamer parlant du « lieu caché dea santé »[4], demandant qui, de la thérapeutique ou dea nature, est à l’origine de la production de la santé duatient ? Dans une biomédecine qui se pense comme une

cience soucieuse d’être actrice dans le processus de gué-ison, la nuit peut court-circuiter l’élaboration du cadrehérapeutique et pratique de la clinique concue comme unspace et un temps homogènes et continus. La naissance dea clinique repose sur une option épistémologique, qui est en

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Quand vient la nuit. Les imaginaires de la nuit à l’hôpital

même temps une rupture : les seuls signes qui fassent sensseront ceux de la sémiologie médicale patiemment conquisecontre les impressions premières. Selon ce prisme interpré-tatif, la nuit produit une impression — l’obscurité — ; uneperte de visibilité qui détrône la puissance du voir —, et ledéferlement des puissances de l’imagination.

Avec ce que Michel Foucault a appelé La naissance dela clinique, la médecine se veut rationnelle et positive.Dans cette perspective, le savoir médical, qui se pensecomme un voir, orchestre la dichotomie de l’obscur et dela clarté. La clarté attendue des sciences de la nature faitde la nuit une obscurité supplémentaire à chasser, menta-lement et matériellement. Luttant doublement contre lanuit, elle privilégie les signes cliniques qui naturalisent lamaladie — recherche des causes —, et s’oppose à la méde-cine des influences — l’influence de la nuit et de ses effetssur l’imagination —. La nuit n’y porte guère conseil. Aussile service de soins intensifs, dans son 24 heures/24 heures,est-il l’illustration d’une biomédecine guidée par l’exigenced’assurer une continuité des soins. Il est significativementsitué dans les sous-sols des structures hospitalières, indé-pendant des effets de la nuit, la lumière artificielle disantque l’on a banni la nature au profit du combat pour maîtri-ser et contrôler le corps souffrant. On est loin alors, d’unemédecine reconnaissant que la nature, la nuit, peut aussiêtre agent du soin, grand enveloppant.

La nuit : le retour du refoulé

La nuit est le retour du refoulé du modèlebiomédical à l’hôpital.

Elle l’est particulièrement à l’égard de l’hôpital concucomme « machine à guérir » (Foucault). La machine à guéririnstitue un espace sécurisé, organisé à partir de la valori-sation généralisée de l’optique, concue comme un voir auservice d’un savoir, pour pouvoir soigner. Dans ce contexte,tout geste, toute activité, doit être pensé comme médical.Cela vaut aussi pour les moindres gestes : manger, dormir,toucher, éclairer. Aussi, nuit et jour rentrent sous la rubriquetechnique de l’éclairage. Le traitement de la lumière àl’hôpital en neutralise les effets naturels subis pour en fairela conséquence d’un dispositif technicomédical. La lumièren’est pas vécue comme l’objet d’une ambiance poétique,mais relèvera du service thérapeutique de la surveillance,d’une nosopolitique, un techno-optique. Tels sont la lumièredu bloc opératoire, le signal, l’éclairage, les usages tech-nologiques des veilleuses. Au mieux, le traitement de lalumière fera de la lumière un traitement (les lux théra-pies pour lutter contre la somnolence, les expositions ausoleil dans les cures et les sanatoriums). Aussi le geste soi-gnant est-il bien souvent à l’intersection entre la dominationdu souci de sécuriser et l’ambiance poétique des éclairagessécurisants.

Le pilotage de l’hôpital-machine, la nuit, trouve sa méta-

phore dans l’aviation nocturne, organisée contre ce queGide a appelé « le perfide mystère de la nuit ». Pour un espritpositif, il n’y a pas de lecons de la nuit, ou de « lecons deténèbres ». Il s’agit de lutter contre les imaginaires prolifé-rants qu’encourage la nuit. La scrutation du voir, servant le

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ouvoir médical, contient la force des images mentales (laeur, l’anxiété, l’angoisse, mais aussi la poésie de la nuit, leemps de rêver). La nuit encourage une autre pathologie queelle pour laquelle on est soigné à l’hôpital : une pathologiee l’imagination débordante à combattre et à terrasser. Onntendra ainsi l’analogie des pilotes de l’aéropostale volanta nuit : « Le vol de nuit durait comme une maladie : il fallaiteiller » [5] et un peu loin : « si je l’écoute, si je le plains, sie prends au sérieux son aventure, il croira revenir d’un paysu mystère et c’est du mystère seul que l’on a peur. Il fautue des hommes soient descendus dans ce puits sombre,t en remontent, et disent qu’ils n’ont rien rencontré. Ilaut que cet homme descende au cœur le plus intime de lauit, dans son épaisseur, et sans même cette petite lampee mineur, qui n’éclaire que les mains ou l’aile, mais écarte’une largeur d’épaules l’inconnu » [6]. Pour une rationalitéositive, la nuit est tout au plus une contrainte, sûrementas l’objet d’une expérience vécue spécifique.

a symbolique de la nuit

ais la nuit, la puissance des chimères, des désordres, desxplorations de l’imagination ne sont-ils que bruits à faireaire, par la force des dispositifs thérapeutiques, des som-ifères et des anxiolytiques ? Ou manifestent-ils un mondeu soin compris comme un univers symbolique dans et parequel les hommes élaborent, mettent en récits et en imageseurs inquiétudes, leurs expériences et leurs souffrances ?ette part faite à l’univers symbolique n’autorise-t-elle paslors, avec la nuit, le retour du temps hétérogène, dans cetnivers spatialisé qu’est l’hôpital ? Malgré nos soifs de trans-arence, n’y-a-t-il pas, dans la relation soignante la nuit,ne expérience expressive de l’obscur ou de l’ombre qui’est pas celle du malentendu ou des préjugés ?

u point de vue physique

e pâtir du malade et l’agir du soignant relèvent d’unexpérience du corps vécu, laquelle revient au premier planorsque se calme et se tait l’activité hospitalière qui seoncentre sur le corps connu. Ce dernier est essentiellementn modèle du jour : voir, faire la lumière, éclairer. C’estourquoi la présence de l’obscurité physique fait apparaîtree poids normatif du paradigme optique attaché à notre sys-ème thérapeutique. Dans Les structures anthropologiquese l’imaginaire, Gilbert Durand rappelait l’importance dea grande polarité des régimes diurnes et nocturnes desmages. Les images du jour, solaires travaillent à séparer,istinguer, mesurer, analyser, là où les imaginaires de lauit encouragent des figures du grouillant, de l’indistinct,u mêlé et de l’insaisissable.

La part de la chronobiologie, bon gré mal gré, fait sonntrée, avec les rythmes naturels — les cycles jour-nuit ;es saisons — dans un dispositif hospitalier qui a cherché

la neutraliser et à la contrôler. La relève des équipese jour ou de nuit, l’alternance lumière du jour/obscurité

e la nuit reposent son rythme et son ambiance pour desersonnes malades qui ne vivent l’espace qu’à partir de laosition horizontale qu’impose la clinique. La nature, parette effraction imprévisible qu’est l’entrée de la lumièreu de la nuit dans la chambre, vient toucher la peau et

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es yeux. Elle orchestre une phénoménologie de la per-eption dans une proprioception subtilement porteuse poures identités vulnérabilisées, à la sensorialité extrêmementéceptive. Pensons à ce propos d’un écrivain japonais :J’ai toujours pensé que les murs d’une chambre d’hôpital,

es vêtements médicaux, les instruments chirurgicaux neevraient pas, lorsque le patient est japonais, avoir cet éclatétallique ou cette uniforme blancheur, mais des teintes uneu plus sombres et plus douces. Si le malade était soignéans une pièce de style japonais aux murs sablés, étenduur des nattes, il est certain que son appréhension seraitoindre. [. . .] Il serait fâcheux que les instruments chirur-

icaux fussent ternis par l’âge, mais il est probable que sia médecine moderne s’était constituée au Japon, l’on eûtmaginé des installations et des instruments plus en har-onie avec la maison japonaise » [7]. On pense égalementl’activité de l’hôpital la nuit, à son ambiance bruyante,

ux bruits de la ville révélant une nature sous-jacente à laratique hospitalière.

La nuit à l’hôpital encourage la présence d’une expé-ience phénoménologique de la nature, qui n’est pas sansroduire de l’anxiété, de l’inquiétude. L’impossibilité duoir, entendue comme ce qui met à distance le monde pouri possible s’en saisir et y projeter, rend disponible à uneorme de la réception, aux sensations du monde qui vienters nous, et peut nous envahir. « La nuit noire qui suspendes fonctions de l’œil, rend l’oreille plus prompte à perce-oir. De ce qu’elle prend au sens de la vue, elle rend leouble à l’ouïe » [8].

u point de vue social

ocialement, la nuit révèle combien nos sociétés se sontrganisées contre elle — des veilleurs aux éclairages publics, au point de produire une « pollution lumineuse ». La nuitourt-circuite l’ensemble des médiations sociales qu’il y antre soi et sa situation de malade.

La nuit modifie substantiellementl’expérience du être malade, induisant une

socialité différente.

Au modèle hiérarchique diurne aux interactions socialesarquées par le rapport de domination du thérapeutique

qui exige la lumière) sur le soin, la nuit replace le soincare) au centre de la vie hospitalière, libérant un tempson fonctionnalisé où peut se livrer l’intime, l’angoisse, laéditation, la disponibilité. Là où la vitesse des activitésu jour rend parfois difficile l’échange et le partage, la nuitst souvent propice à laisser s’exprimer des inquiétudes, desoucis, des partages. Il s’orchestre là une dialectique entree formel du diurne et l’informel du nocturne, ce que danse songe d’une nuit d’été, Shakespeare a appelé « la clartéecourable du jour » et « les tentations de la nuit ».

Du point de vue social, l’expérience de la veille commeelle de l’insomnie ou du sommeil, rappelle que la socialitél’hôpital se vit sur fond d’une hypersensibilité à la sen-

orialité. Même si les dortoirs ou les salles communes ontisparu, le sommeil des malades, dans un service hospitalier,xige du tact, de la part des soignants. Il s’agit d’arbitrer desythmes de sommeil différents et peu commandés, veillantéteindre des veilleuses, régler l’intensité des postes de

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J.-P. Pierron

élévision, réguler les bruits du corps, etc. Ici, le sécu-isé a besoin d’être relayé par le sécurisant qu’autorise laonfiance en l’autre. Comme l’observe un aide-soignant,eilleur de nuit : « je suis heureux de pouvoir vivre danses deux dimensions opposées mais complémentaires qui’appellent ‘‘le jour’’ et ‘‘la nuit’’, dans ce mouvementumain qui mène de l’un à l’autre. Prendre en charge auein d’une équipe les besoins d’une personne dans sa globa-ité me demande de lui offrir mon être entier : les astres duour (intelligence, savoir-faire, volonté), mais aussi les éner-ies de l’ombre (mémoire, imagination, faculté symbolique,ffectivité). Accompagner la nuit peut être un chemin quiéconcilie en nous la terre et le ciel »[9]. Étrange socialitée la nuit où la voix se fait chuchotante, les mouvementsontrôlés dans un souci de discrétion. Le vivre ensembleest tonalisé par l’obscurité, créant une communauté des

ndormis où la qualité du silence et des bruits en fait unilence qualifié, augmenté de toute l’intensité auditive àaquelle rend disponible la pénombre.

u point de vue symbolique

’expérience de la nuit à l’hôpital révèle quelle expériencet conceptualisation spécifique de la nature sous-tend notrexpérience du soin. L’épreuve de la nuit nous situe à’entre-deux d’une expérience phénoménologique de l’êtreu monde et de ce milieu construit et instrumenté, média-isé qu’est l’hôpital. Entre la nature physico-mathématiqueui désymbolise la nuit en un cours du temps homogène, eta nature comme cosmos qui sert de rythme enveloppant,a nuit cultive une symbolique singulière. S’y télescopentrois types d’expériences distinctes. Comme l’observe Paulicœur « ces trois dimensions — cosmique, onirique etoétique — du symbole sont présentes en tout symboleuthentique » [10].

e cosmique

e symbolisme religieux des hiérophanies (manifestationatérielle du sacré) cultive le sacré dans les éléments de

a nature : le ciel, la nuit. Lorsque l’on évoque la nuit, onend à valoriser le symbolisme des images mentales ou par-ées — nos obscurités, les nuits psychiques, le trou noir duésespoir —. Mais les hiérophanies insistent sur les racinesosmiques du symbolisme. Sur des aspects de la nature — lauit —, l’homme trouve de quoi épeler un sens à sa situation.a nuit devient un symbole, concentrant une multiplicité deignifications que l’on ne cessera d’élucider. On n’a jamaisni de dire le sens de la nuit pour soi ! Elle exprimera la tra-ersée vertigineuse du nocturne dans la perte de la maîtrise,a possible fusion avec l’autre de la nuit mystique, la plon-ée dans des gouffres où le pire s’imagine, l’expérience de laénèbre et de l’abandon, une manière de mystère, etc. Cetspect cosmique demeure actif à l’hôpital, par l’expérienceerceptive de cette « ambiance nocturne » que médiatise’architecture hospitalière.

e psychique

e symbolisme nocturne du rêve sollicite également lesychisme humain pris entre les images régressives freu-iennes et les archétypes jungiens. Les images psychiques

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Quand vient la nuit. Les imaginaires de la nuit à l’hôpital

manifestent une activité symbolique, relative à des appro-priations et à des expériences plus ou moins intégrées(les terreurs nocturnes, la capacité d’être seul, etc.),que l’arrivée de la nuit malmène. Nos repères visuelss’estompant, en perdant pied quant à l’idée d’une per-manence sensorielle du monde, une incertitude sur lapermanence de notre être s’instille. La nuit prend alors unedimension phobogène, que chacun prend en compte à samanière : de l’insomnie aux bouffées d’angoisses jusqu’ausyndrome confusionnel (ce drame nocturne de la personneâgée inversant le rythme veille/sommeil).

La nuit, on saisit moins qu’on est dessaisi.

Le lâcher prise du sommeil suppose ces petites régres-sions (les bras de Morphée) autorisant à se laisser aller dansle manteau enveloppant de la nuit. La nuit éveille certesdes images psychiques privées (ses angoisses intimes) maisaussi un onirisme de grandes images, partageables par toutel’humanité. Il y a là quelque chose de très archaïque, rele-vant des peurs attachées à toutes les agressions que la nuitautorise. L’épreuve de la nuit, pour les soignants commepour les soignés fait plonger dans un archaïsme originel : nosterreurs nocturnes mais aussi nos rêves d’enfants —, retrou-vant l’archaïsme de l’humanité entière. Dans l’effacementdes repères visuels qui dominent, notre prise/emprise sur leréel révèle une épreuve originaire de la précarité où patientet soignant se retrouvent dans l’épreuve d’une solidaritépartagée.

La poétique

En un troisième sens, le symbolisme de la nuit est poétique.Le symbolisme poétique — on pense ici aux Hymnes à lanuit de Novalis, à cette fascination romantique pour « la nuitentendue comme le fond primitif dont surgit toute vie » —développe une imagination créatrice. L’image n’est pas iciqu’une représentation de ce qui est absent, mais ce qui nousrend présent au monde, à son fond expressif premier [11].L’imagination de la nuit n’est plus alors ce qui nous détournedu monde, mais ce qui intensifie le lien à ce dernier. Peut-être alors que le symbolisme de la nuit rend-il présent à lasource de toute expression, le malade retrouvant là, lui quiest blessé dans sa confiance en la vie, la naissance des forcescréatrices et germinatrices à l’issue indéterminée ? Bache-lard n’écrivait-il pas « que certaines rêveries poétiques sontdes hypothèses de vie qui élargissent notre vie en nous met-tant en confiance dans l’univers » [12] ?

L’ambiance architecturale et la nuit

C’est dans l’architecture de l’hôpital que ce triple sym-bolisme de la nuit se déploie et prend forme. Au-delàde la seule rationalisation de l’espace, dans l’inventionde l’hôpital moderne, l’architecture hospitalière assumeune double contrainte fonctionnelle et esthétique : confi-

gurer un espace qui soit thérapeutiquement opérationnel,mais également poétiquement et esthétiquement vivable.Si l’architecture est une mise en scène de l’espace, — elleproduit une ambiance — ; la nuit, le jour sont aussi une spa-tialisation alternant les ambiances. Cette conjugaison entre

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mbiance de l’artifice/ambiance de la nature fait de chaquerchitecture hospitalière une réponse spécifique, augmen-ant expressivement l’espace de vie des hommes. À titre’exemple, on peut, dans le traitement de la lumière inflé-hir une maison de retraite du côté de l’hôpital en faisante la lumière un problème de signalétique ; ou du côté de laaison, en donnant à la lumière naturelle la possibilité de

e manifester avec ampleur, en créant des ouvertures moinstandardisées.

Un hôpital comme édifice renvoie à la fois, du point deue interne au but qui lui est assigné — un lieu du soin —,t du point de vue externe à l’endroit où il est implanté. Ilrchestre, par conséquent, des modes de vie, mais s’adapteu milieu naturel et aux contraintes techniques. Le pro-lème de la nuit est donc aussi une question architecturalen plus d’être un problème technique à contrôler. La fonc-ionnalité doit se conjuguer avec la spatialité, l’alternanceuit/jour étant l’espace naturel général au sein duquel’espace architectural prend place, pour accompagner ainsies hommes dans leur traversée du temps du soin. Beau-oup de structures architecturées ne considèrent la nuitue comme un problème factuel de construction : préserver’intimité du regard extérieur, faire de l’opacité, sécuri-er l’espace par le traitement des lumières. On croit ainsiouvoir bâtir identiquement n’importe où. Mais dans leséritables architectures hospitalières est pris en comptee souci de l’ambiance hospitalière ! C’est cette interac-ion entre l’architecture et la texture lumineuse de laature qui produit une ambiance qui peut être une solutionéussie : sécurisante, apaisante, vivante (à titre d’exemplee 11e étage du service de réanimation pédiatrique de’hôpital de Lausanne). Celle-ci, simultanément, gère lesroblèmes fonctionnels liés à la nuit, mais elle en libèreussi la force expressive. « Il est certain qu’un édifice doitésoudre un problème artistique et, comme tel, attirer surui l’admiration étonnée de l’observateur. Cependant, il doit’intégrer à une manière de vivre et ne pas viser à être unen en soi. En tant qu’ornement, qu’arrière-fond destiné àréer l’ambiance, cadre englobant, il entend correspondreune manière de vivre. . . Il doit non pas attirer l’attentionais se confondre entièrement avec sa fonction décorative’accompagnement » [13].

La force d’une architecture hospitalière est donc triple.lle se fait oublier comme architecture pour être unieu fonctionnel d’exercice du soin (le corps malade yevient corps spatialisé par l’anatomie) ; elle est aussi’exercice d’un attrait décoratif plaisant pour le regard (leorps du bâtiment comme monument public) ; et enfin unspace à recomposer des vécus différents de l’espace,aisant rentrer ceux qui y vivent dans l’ensemble de’environnement social et naturel, les rendant sensibles

la présence du monde. La nuit est donc cet arrière-ond poétique de l’architecture, replacant l’expériencesychique des hommes souffrants ou soignants dans unaste cadre symbolique. L’architecture hospitalière, depuise bâtiment, son orientation jusqu’à la manière de pen-er les ouvertures dans les chambres, signale que la prise

n compte des rythmes naturels y trouve sa transcriptionpatiale.

La nuit requalifie l’expérience humaine dupâtir.

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[12] Bachelard Gaston. La poétique de la rêverie. PUF; 1961,p.7.

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Elle réinscrit la temporalité thérapeutique continue, rec-iligne, et homogène — la continuité du service de soin —,ans le temps large, varié, discontinu des nuits et des jours.e ce fait, elle contribue à reconfigurer le cadre symboliqueans lequel se déchiffre une expérience d’homme souffrant.lle resitue le temps thérapeutique dans un cadre inter-rétatif plus riche. Le symbolisme du pâtir est activé par’environnement ambiant, la dialectique de la nature et de’histoire étant engagée dans l’épreuve de la nuit. Dans ceymbolisme nocturne se déploie un lieu du combat entreorces nocturnes et forces diurnes, forces de mort et forcese vie. Empruntant à la nature des éléments pour éprouver,aconter son expérience, l’élaborer et l’expliciter, la nuitour l’homme malade n’est pas qu’un fait mais une image.lle se fait médiation par laquelle expliciter, verbaliser etormaliser sa vulnérabilité. Dans l’expérience de la maladie,a nuit métaphorise l’expérience d’une trajectoire dont one connaît pas le terme, disant l’épaisseur obscure de saituation. Pour le soigné comme pour le soignant, réunis dansa veille, c’est l’occasion d’enrichir le regard thérapeutique’une épreuve poétique, qualifiant l’expérience vécue de laelation de soins, l’humanisant et la singularisant.

onflit d’intérêt

ucun.

[

J.-P. Pierron

éférences

[1] Ancet P. Le corps vécu chez la personne âgée et la personnehandicapée. Paris: Dunod; 2010.

[2] Debray Régis. Le moment fraternité. Paris: Gallimard;2009.

[3] Ricœur P.Temps et récit, Tome 3. Paris: Seuil; 1983.[4] Gadamer HG. Philosophie de la santé. Paris: Grasset; 1998,

p. 113.[5] Saint-Exupéry (de) A. Vol de nuit. Paris: Gallimard; 1931,

p. 75.[6] Saint-Exupéry (de) A. Vol de nuit. Paris: Gallimard; 1931,

p. 98.[7] Tanizaki J. Éloge de l’ombre. Tokyo: Publications orientalistes

de France; 1993, 38—39.[8] Shakespeare W. Le songe d’une nuit d’été (acte III scène 2).

Paris: Éditions Garnier/Flammarion; 1966, 66—67.[9] Baud RC. « La nuit à l’hôpital ». Christus 2005;208, p. 458.10] Ricœur P. Finitude et culpabilité. Paris: Aubier-Montaigne;

1960, p. 20.11] Gens JC. Eléments pour une herméneutique de la nature. Cerf;

2008, p. 220.

13] Hans-Georg, Gadamer. Vérité et méthode. In: Les grandeslignes d’une herméneutique philosophique. Seuil; 1996,p. 177.