Quand le handicap s’invite au cours de la vie

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Ont participé à cet ouvrage

Nathalie AngeardGuillaume BassezBettina BeaujardAnthony BehinLéa Castanon

Bruno EymardYolande Govindama

Ariane HersonFlorian Leblond

Sarah LouisMarion MasingueSandra Misdrahi

Lisa OussPhilippe Petit

Myriam RoudevitchChristian Sarralié

Sabrina SayahHenri-Jacques Stiker

Tanya StojkovicFrançois Tasseau

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Sous la direction de

Anne Boisselavec Marco Araneda, Albert Ciccone,

Marcela Gargiulo, Simone Korff-Sausse, Sylvain Missonnier, Roger Salbreux, Régine Scelles

Quand le handicap s’invite au cours de la vie

connaissances de la diversité

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Conception de la couverture :Anne Hébert

Illustration de couverture :Raphaël (1483-1520),

L’incendie du Bourg en 847 : Enée portant Anchise.

Version PDF © Éditions érès 2019CF - ISBN PDF : 978-2-7492-6567-4

Première édition © Éditions érès 201933, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France

www.editions-eres.com

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre français d’exploitation du droit de copie (cfc), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, tél. 01 44 07 47 70, fax 01 46 34 67 19.

Cet ouvrage est issu du 13e colloque du siiclha, qui s’est déroulé à l’université de Rouen le 30 novembre et le 1er décembre 2018 et qui avait pour thème « Quand le handicap s’invite au cours de la vie ».

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Table des matières

Introduction ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

i approches psychanalytiQue,

artistiQue, anthropologiQue et culturelle du handicap acQuis

Un invité indésirable

Le handicap acquis dans la clinique et la littératureSimone Korff-Sausse ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

Basquiat, l’accident et le filtre rouge

La thématique accidentale dans l’œuvre de Jean-Michel BasquiatAnne Boissel... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

La brisure du handicap en cours de vie

Aspects anthropologiquesHenri-Jacques Stiker .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

Aspects culturels de la survenue du handicap au cours de la vieYolande Govindama ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

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ii enfances

Quelle psychopathologie des handicaps neurologiques précoces ?Lisa Ouss ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

L’art du kintsugi. Vertus et vertiges de la résilience à l’aube de la vieSylvain Missonnier .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

Quand le handicap s’invite dans le berceau d’un foyer hostile

Du bon usage d’une pulsion sadique en rééducationMyriam Roudevitch ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

Quand le handicap s’invite à l’école Une aventure singulièreChristian Sarralié .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

iii de l’adulte à l’ultime vieillesse

L’annonce d’une maladie neuromusculaire à un patient adulte : et après ?Marcela Gargiulo, Nathalie Angeard, Guillaume Bassez, Bettina Beaujard, Anthony Behin, Ariane Herson, Sarah Louis, Marion Masingue, Sandra Misdrahi, Sabrina Sayah, Tanya Stojkovic, Bruno Eymard ... . . . . . . . . . . . . . . . . . 147

Co-construire la trajectoire de patients cérébro-lésés : mise en place d’un partenariat entre soignants et familles/proches de patients evc/eprLéa Castanon ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

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table des matières

Les aidants familiaux et professionnels face au défi de la communication après un coma très sévèreFlorian Leblond, François Tasseau, Philippe Petit, Anne Boissel .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181

Quand le handicap s’invite vers la fin de la vie ou le combat des aidantsRoger Salbreux ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195

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Introduction

Le handicap peut s’inviter au cours de la vie à tout âge, à la suite d’un accident ou d’une maladie évolutive géné-tique ou neurologique, mais ses conséquences psycho-logiques sur le sujet et son entourage sont peu étudiées, d’autant plus lorsqu’elles concernent des atteintes cérébrales. Pourtant, la survenue brutale ou insidieuse du handicap, inat-tendu ou prévisible, bouleverse le sujet dans sa relation au monde, change son statut social, modifie ses liens avec ses proches, remet en cause ses investissements les plus fonda-mentaux comme ses amours, ses rôles familiaux, son parcours professionnel et, quand il s’agit d’un enfant, ses apprentissages et parfois même son envie de grandir.

Cet ouvrage aborde des situations diverses – du berceau, en passant par l’école, à l’âge adulte et au grand âge –, comme celles de la survenue d’un traumatisme crânien ou d’un coma prolongé, d’une maladie évolutive ou d’une maladie neuro- évolutive telle la maladie d’Alzheimer. Il propose aussi des points de vue transdisciplinaires à partir de la clinique mais également de la littérature, de l’art, de l’anthropologie, sur ces situations qui bouleversent la personne atteinte ainsi que son entourage. Comment ce dernier devient-il « aidant » ? Comment les profes-sionnels co-construisent-ils des projets de vie, de soin avec le sujet et sa famille ? Comment, dès lors, transformer cette épreuve de la vie en expérience structurante ?

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approches psychanalytiQue, artistiQue, anthropologiQue et culturelle du handicap acQuis

La première partie de ce livre propose différents regards sur le handicap acquis. Tout d’abord, Simone Korff-Sausse pose la question de la différence entre handicap acquis et handicap congénital d’un point de vue psychanalytique. À travers l’évoca-tion de deux figures de la littérature, le mythe de Faust et Le roi se meurt d’Eugène Ionesco, elle nous parle d’un invité indési-rable, voire maléfique. À charge pour celui qui le reçoit, d’as-surer la transformation de cette malédiction, pour qu’un avenir psychique reste possible.

Cette transformation peut advenir par l’art, comme pour Jean-Michel Basquiat, gravement accidenté à l’âge de 7 ans. Anne Boissel propose une lecture de ses œuvres à partir de cet événement qui a bouleversé sa vie.

C’est cette notion d’accident que Henri-Jacques Stiker, d’un point de vue anthropologique, va mettre au travail, dans ce qui fait différence entre handicap acquis et handicap congénital. Il nous rappelle que si, dans les sociétés traditionnelles, le handicap avait tendance à être essentialisé, dans nos sociétés modernes ce n’est plus possible avec l’arrivée par milliers d’invalides créés par un fait social, guerre ou progrès industriel, comme pour les invalides de guerre et invalides du travail.

Dans les cultures extra-occidentales, il y a bien une distinction entre handicap congénital et handicap acquis : la responsabilité du groupe familial ou celle de l’individu isolé qui est imprudent. Cependant, dans les deux cas, Yolande Govindama nous montre, à travers deux situations cliniques passionnantes, comment la question de la différence à la norme est la même et propulse ces enfants hors de la transmission.

enfances

À l’aube de la vie, Lisa Ouss développe les spécificités d’une psychopathologie du handicap neurologique précoce. Mais face

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introduction 9

à la catastrophe, à l’accident dans les tout premiers temps de la vie, Sylvain Missonnier interroge la résilience humaine et la compare à un art, celui du kintsugi, qui souligne de poudre d’or les cicatrices de l’objet cassé.

Ce sont des enfants cassés que Myriam Roudevitch accom-pagne, en leur proposant des séances de rééducation pour réparer leurs corps défaillants. Elle nous fait part ici de l’impact inattendu, sur le développement psychique d’une petite fille jusque-là triste et solitaire, d’un jeu issu d’un fantasme sadique.

Mais le handicap s’invite aussi à l’école, et Christian Sarralié nous montre combien cette rencontre suscite de tension entre besoins éducatifs particuliers et exigences de l’école, entre « élève à part entière et élève entièrement à part ».

de l’adulte a l’ultime vieillesse

Comment accompagner l’adulte lors de l’annonce du diagnostic d’une maladie neuromusculaire ? Marcela Gargiulo et toute l’équipe de l’Unité clinique de pathologie neuromusculaire du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière nous détaillent les effets de l’annonce aussi bien sur le patient que sur l’équipe médicale et remettent au centre de cette épreuve nécessaire la relation humaine, la rencontre avec un prochain à l’heure du patient autonome et acteur de son parcours de soin.

Nous sommes bien loin du patient autonome dans le cas des situations extrêmes de conscience altérée suite à un trauma-tisme crânien, un avc ou une anoxie cérébrale. Léa Castanon, sociologue, nous parle de la construction de la trajectoire de soin de ces patients entre soignants et familles. Ces familles et ces professionnels évoqués par Florian Leblond, François Tasseau, Philippe Petit et Anne Boissel, vont relever le défi de la commu-nication avec les patients en état végétatif chronique et en état pauci- relationnel en remarquant et décryptant les moindres manifestations corporelles, émotionnelles.

Enfin, Roger Salbreux nous rappelle que le handicap ne connaît pas d’âge, même si les procédures administratives séparent artificiellement, à 60 ans, les personnes en situation

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de handicap et les personnes « dépendantes ». Ces situations, de plus en plus nombreuses, sont portées par les aidants : « Les soutenir, les accompagner, les sécuriser, c’est un enjeu pour l’avenir de notre société et son humanité », nous rappelle-t-il, car la condition humaine est bien celle de l’interdépendance et de la solidarité.

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approches psychanalytiQue, artistiQue, anthropologiQue

et culturelle du handicap acQuis

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Simone Korff-Sausse

Un invité indésirableLe handicap acquis dans la clinique

et la littérature

L’intitulé de cet ouvrage consacré au handicap acquis m’a amenée à m’interroger sur le terme d’« invité », car pour moi une invitation évoque plutôt une situation agréable, c’est-à-dire tout le contraire du handicap. On invite quelqu’un pour un apéritif. Ou encore à son mariage. Pour un anniversaire, il y aura des invités. Le mot, avec cette notion d’une convivialité sympathique, est telle-ment loin de ce que représente le handicap que l’association des deux termes suscite un trouble. Il faudra donc prendre le mot « inviter » avec une autre connotation. Il ne s’agit pas d’un invité au sens d’un convive qu’on accueille avec plaisir et avec lequel on va partager un moment agréable, mais d’un invité indésirable. Il n’est pas invité, mais s’invite lui-même, c’est-à-dire qu’il se rend chez vous sans être convié. On ne l’attendait pas. On aurait préféré qu’il ne soit pas venu. On aimerait bien le chasser.

L’invité indésirable est toujours une surprise. Une mauvaise surprise. Il a un impact destructeur. Il arrête l’effet du temps. Il y a un avant et un après. Son arrivée fait qu’on ne peut plus jamais revenir en arrière, retrouver l’état « normal » de celui qui

Simone Korff-Sausse, psychanalyste, membre de la spp, anciennement maître de conférences à l’université Paris 7-Denis Diderot, ufr études psychanalytiques.

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se dit : « Ça n’arrive qu’aux autres. » Cet état d’innocence est perdu à tout jamais. Lorsqu’il arrive, cet invité bouleverse la vie de celui qu’il touche, il prend tout le groupe familial au dépourvu, il suscite des réactions en chaîne dans l’environnement sociétal.

Le handicap acquis ne concerne pas seulement un individu et sa famille, mais c’est un fait de société et de culture. On retrouve ainsi cet invité indésirable dans beaucoup d’œuvres littéraires.

l’invité indésirable dans la cliniQue et la littérature

Afin d’approfondir et d’étoffer cette métaphore, je propose deux évocations de cette figure dans la littérature. La première concerne le mythe de Faust et le pacte faustien. Dans la légende de Faust, Méphistophélès est en effet un invité malfaisant qui s’impose. Incarnation du mal, Méphistophélès tient le discours du démon. Dans le texte de Goethe, voici ce qu’il dit : « Tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal, voilà mon élément » (Goethe, 1790). Méphistophélès se caractérise par une froide méchan-ceté, par son rire amer qui se moque des souffrances, par la joie féroce que suscite en lui l’aspect des douleurs. C’est à ce personnage diabolique, foncièrement maléfique, que Faust va se lier, voire se soumettre. Fasciné et docile, il s’exclame avec une grande exaltation : « Grand et magnifique esprit […] pourquoi m’as-tu enchaîné à cet être vil, qui se repaît du mal qu’il cause et se délecte de la perte de ses victimes ? »

Faust est donc enchaîné à Méphistophélès, comme la personne atteinte d’un handicap acquis est liée indissolublement à l’invité indésirable du handicap. « La maladie me colle à la peau », dit un patient. Il voudrait s’en séparer. Mais la sépara-tion est impossible. C’est pourquoi on observe fréquemment des clivages, qui ont une fonction de survie de la vie psychique. Tout se passe alors comme si la personne était partagée en deux : une partie qui sait et une autre qui nie. Une partie qui admet la réalité, mais une autre qui garde l’espoir. Illusion et désillu-sion alternent ou coexistent. Sándor Ferenczi (1932 ; 1933) a

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admirablement décrit ce mécanisme, qu’il nomme « autoclivage narcissique », chez des personnes ayant subi des traumatismes, souvent précoces.

Une autre œuvre littéraire m’est revenue à l’esprit en réflé-chissant à cette problématique : c’est la pièce d’Eugène Ionesco Le roi se meurt (1962), où l’on voit le personnage principal, le roi, se révolter contre un invité très indésirable, qui est la mort. Ce roi, dans sa toute-puissance infantile, est scandalisé par ce qu’il vit comme une trahison et, tel un enfant, s’insurge contre une promesse non tenue.

Eugène Ionesco a écrit cette pièce au moment où il a fait lui-même l’expérience de l’atteinte somatique. En 1962, au sortir d’une grave maladie qui l’a confronté à la perspective de sa mort prochaine, il écrit Le roi se meurt en quinze jours, dans un état d’urgence, comme pour conjurer le mal. Dans un style grotesque et absurde, il met en scène un roi, Bérenger, à qui le médecin annonce qu’il va mourir dans une heure et demie. Tantôt, dans une attitude de déni total, il refuse de se voir mourir. Tantôt il se révolte contre cette réalité insupportable et inévitable. La mort, cet invité indésirable, il veut l’ignorer, la faire disparaître, la soumettre à ses impératifs. Face à elle, il a des caprices d’enfant, des désirs mégalomaniaques de despote. Mais surtout, il dénonce cette réalité qu’il vit comme une trahison. « On m’avait promis que je ne mourrais que lorsque je l’aurais décidé moi-même. » Promesse non tenue. « On m’a trompé, on aurait dû me prévenir, on m’a trompé. »

Cette parole fait écho à l’expérience des personnes atteintes d’un handicap acquis. Surprises, incrédules, révoltées. « Je ne m’attendais pas à ça… » « Ça » n’était pas au programme. Le programme d’une existence qui se déroule sans problèmes majeurs, dominé par la croyance universelle que « Ça n’arrive qu’aux autres ».

Ces évocations littéraires succinctes éclairent les situa-tions diverses que nous rencontrons dans la clinique lorsque le handicap s’invite.

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l’invité indésirable dans le groupe familial

L’invité indésirable affecte non seulement la personne concernée, mais également son entourage, c’est-à-dire tout le groupe familial, enfants et adultes. Il convoque plusieurs géné-rations, car le handicap mobilise fortement les questions de filiation. La transmission est aussi bien ascendante que descen-dante. Lorsqu’une personne est atteinte d’un handicap acquis, cela concerne autant ses pairs que ses descendants, ses ascen-dants. La personne elle-même devient une « personne en situa-tion de handicap », ses enfants deviennent enfants d’un parent handicapé, les parents deviennent des « parents handicapés », et les grands-parents se trouvent tout d’un coup impliqués dans une filiation avec un petit-enfant atteint d’une anomalie.

La personne en situation de handicap devient elle-même cet invité indésirable pour les autres. C’est la place qu’occupe l’enfant handicapé pour sa famille. Il ne correspond pas à l’enfant désiré, celui qui était attendu, conforme à l’image de l’enfant idéal, ou au moins normal (Korff-Sausse, 1996). Une première question se pose : y a-t-il une différence entre handicap acquis et handicap de naissance ? À première vue, la réponse est affirmative. Néan-moins, on peut remarquer qu’au regard d’une approche psycha-nalytique, il y a une similitude, car dans les deux cas il y a un objet perdu, qui est le même, à savoir celui de la normalité. En effet, je soutiens l’hypothèse qu’un enfant handicapé de nais-sance a conscience de sa différence. C’est une erreur de penser qu’il « ne se connaît que comme ça » et que par conséquent il n’aurait pas conscience de son état et n’en souffrirait pas. À la limite, tout handicap est acquis, car l’enfant, aussi bien que les parents, a une idée de la normalité que le handicap vient doulou-reusement remettre en question, que ce soit à la naissance ou à la suite d’une maladie ou d’un accident.

Face à cette situation, la famille est complètement boule-versée, voire sidérée. J’ai remarqué que les enfants ont souvent des capacités plus grandes que les adultes pour y faire face. Mieux que les parents ou les soignants, ils parviennent à ne pas

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refuser à cet invité une place à table. Ils ont une grande lucidité, comme en témoigne Ginette Raimbault dans son livre L’enfant et la mort (1975). Lors de ses rencontres avec des enfants hospi-talisés atteints d’une grave maladie, et qui doivent envisager la mort, elle a fait la même constatation : « L’adulte méconnaît le savoir de l’enfant sur la mort, de même qu’il méconnaît son savoir sur la sexualité » (p. 26). Les enfants sont prêts à aborder la question de la mort, à condition toutefois qu’ils rencontrent un adulte, un interlocuteur, qui soit prêt lui aussi à en parler. Ginette Raimbault observe également chez ces enfants la coexistence de la dénégation et de la lucidité : « Cette clairvoyance frappe. Elle n’empêche pas tous les mécanismes de défense contre l’idée de la mort qui les assaille parfois au point de les obséder. Déné-gation, isolement, projection, déplacement, annulation, maîtrise, humour... » (p. 25). On retrouve tous ces mécanismes dans les réactions du roi Bérenger décrites dans la pièce de Ionesco.

Fabien est atteint d’une myopathie évolutive détectée à 5 ans. C’est un enfant intelligent de 10 ans. Il s’exprime beaucoup et sponta-nément, sur un registre un peu maniaque, mais abordant ouverte-ment sa peur de la maladie et sa dépression liée aux frustrations inhérentes à celle-ci. Il traverse une période difficile, marquée par une forte anxiété, car il doit subir une opération importante. Il évoque alors la phrase d’un des Pokémons, dont il parle souvent : « Chaque jour qui passe, ça me rend dingue. » Ces Pokémons se transforment, subissent des « évolutions ». Je lui demande quelle est cette évolution. « S’il y en a une, je ne la connais pas. » Avec ces deux phrases, l’enfant décrit exactement sa propre situation, lui qui a reçu la visite de cet invité indésirable qu’est la maladie, lui qui se bat avec une temporalité traumatique, lui qui se confronte aux menaces et aux incertitudes de son avenir. Il est fasciné par ces personnages qui subissent des évolutions dont il dit qu’il ne connaît pas l’échéance, mais en même temps il ne la connaît que trop et il y a bien de quoi devenir dingue.

Dans une très belle étude, Lorraine Joly (2018) s’est penchée sur la question de savoir comment parler à l’enfant atteint d’un handicap génétique. « Ce que j’ai appris de mes petits patients, c’est que, quels que soient l’âge ou les difficultés

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de compréhension, il y a un appétit à comprendre, à savoir » (p. 170). On pense à la pulsion épistémologique que Melanie Klein a décrite dès les premières années de la vie. Pour Lorraine Joly, ces enfants « acquièrent un savoir, je dirais un savoir philo-sophique, que n’ont pas les autres enfants. Nous sommes tous des mutants ». Elle leur explique les chromosomes avec des métaphores. « Tout à coup, ces enfants comprennent qu’ils font partie de cette grande évolution de l’espèce humaine » (p. 177). Ces enfants sont sages, au sens des Sages de l’Antiquité, capables de réfléchir sur la vie et la mort comme des philosophes, mais aussi très préoccupés de ce que leur situation provoque dans l’entourage.

Ils tentent souvent de protéger leurs parents. « Je suis au courant pour ma maladie. Je ne le dis pas à mes parents parce que ça les rend trop tristes, dit Gilbert. Et puis ça les inquié-terait de savoir que je sais, donc on va faire comme si je ne savais pas. » D’autres protègent leur parent devenu handicapé. Ils manifestent de la sollicitude, se montrent aidants et répa-rateurs, peuvent jouer le jeu du déni, de la banalisation. Mais ne sont-ils pas privés de pouvoir exprimer leur vrai ressenti, qui comprend également la peur, la honte, l’agressivité ? Les proches font l’objet de leur sollicitude, ce qui n’empêche pas la colère et la révolte, souvent réprimées, mais sournoisement actives.

Philippe Rahmy (2013), écrivain-poète atteint de la maladie des os de verre, n’hésite pas à évoquer les sentiments ambi-valents qui habitent celui qui vit avec un corps abîmé et doulou-reux à l’égard de ceux qui vivent dans l’insouciance du corps. Dans son ouvrage, il évoque un oncle maternel, personnage bril-lant, décédé après avoir été torturé par la maladie de Parkinson : « J’éprouve aujourd’hui un étrange vertige à voir mourir cet oncle qui me dépassait en tout. Survivre aux êtres sains est la vraie consolation des incurables » (p. 23). Les fantasmes de mort évoquent des fantasmes de meurtre et le fantasme inconscient serait dès lors : « Qu’ils meurent ceux qui sont valides et moi je leur survivrai. » Mais ce fantasme fait l’objet d’un refoulement et produit des formations réactionnelles, où l’agressivité camouflée se transmue en gentillesse et soumission. « Moi qu’on admirait

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pour mon courage et pour ma gentillesse, moi qui voulais tuer les gens avec la haine que je mettais dans mes sourires. » Derrière le courage et la gentillesse se cachent la révolte et le désir de vengeance, tel un Méphistophélès invisible.

le handicap acQuis est un traumatisme

L’invité indésirable est un messager du malheur. Il apporte des mauvaises nouvelles. Et surtout, il est celui qui vient annoncer le handicap. L’annonce du handicap est un moment traumatique qui implique inévitablement un travail de deuil. Quelque chose est perdu qui ne reviendra jamais plus. Ce deuil est en fait quasi-ment impossible tant le remaniement qu’implique le handicap acquis est massif et brutal.

La survenue d’un handicap est un traumatisme au sens psychanalytique du terme, à savoir un choc totalement inat-tendu, d’une intensité telle qu’il fait effraction dans le psychisme, dont il désorganise le fonctionnement. Cette épreuve anéantit toutes les défenses habituelles et en fait apparaître d’autres, parfois beaucoup plus pathologiques. On voit alors des patients ou des parents qui ont des réactions « anormales » ; mais il s’agit surtout de personnes qui réagissent à une situation anor-male. Les situations extrêmes appellent des solutions extrêmes.

Le psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi (1932), contem-porain de Freud, a donné des analyses cliniques particulièrement fines de patients marqués par des événements traumatiques. Le premier effet du traumatisme est qu’il provoque un état de sidération, qui met en échec la capacité de penser. Face à cet événement qui la déborde, la psyché ne parvient pas à assurer sa tâche habituelle, qui est d’intégrer les éléments du monde extérieur. Comme le dit le chœur antique dans la tragédie de Sophocle, c’est une nouvelle que l’esprit ne peut ni accueillir ni fuir. Il s’ensuit une suspension des facultés mentales : « Un choc inattendu, non préparé et écrasant, agit pour ainsi dire comme un anesthésique. Mais comment cela se produit-il ? Apparem-ment par l’arrêt de toute espèce d’activité psychique » (Ferenczi, 1932).

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