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PSYCHODRAME ET THEATRE MODERNE

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DU MÊME AUTEUR

Poésie :

Les Midis du Sang (Éd. Debresse, Paris 1956), Prix Paul Valéry 1956. ,

Archipels (Éd. Voyelles, Paris 1958), Prix Fénéon 1958. Identité provisoire (Éd. Two Cities, 1965).

Essais :

Situation of French Poetry in 1960 (Calder, London 1961). La Psychose de John Clare (en collaboration avec P. Leyris), Mercure

de France, 1969. Baudelaire et la névrose (émission pour France-Culture, octobre

1967).

A paraître :

Les Chroniques d'octobre (roman).

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JEAN FANCHETTE

PSYCHODRAME ET THEATRE MODERNE

P r é f a c e d e J . L . M O R E N O

ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL 18, rue de Condé, Paris-VI

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© 1971 by Éditions BUCHET/CHASTEL, Paris.

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à la mémoire de mon père

au professeur J. L. Moreno qui m'encouragea à mener ce travail à son terme, à Pierre Bour qui m'aida à explorer à mon tour les terres immergées du psychodrame.

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Traduction de la Préface de J . L. Moreno.

L'une des joies les plus profondes que puisse connaître un maître qui fait œuvre de pionnier est d'être capable de transmettre à des élèves cette vision du monde qu'il a acquise lui-même après un long voyage ardu et solitaire dans le cosmos. Cette entreprise n'est recom- mandée à aucun de ceux qui ont la patience courte. Mais pour celui qui en est bien pourvu, pareilles occasions sont des expériences majeures. Lorsque, de surcroît, l'élève se met à voler de ses propres ailes et trace à son tour de nouvelles pistes lumineuses pour les autres, les efforts du maître sont dignement et vraiment couronnés.

Tel a été le cas dans nos relations avec l'auteur de ce livre, Jean Fanchette. Nous lui adressons ici, ainsi qu'à son livre et à la poursuite de ses efforts créateurs, nos souhaits les plus chaleureux.

J . L . M O R E N O .

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A V A N T - P R O P O S

Sans doute faudrait-il faire appel au sociologue pour expliquer la fortune extraordinaire du mot « psycho- drame », qui a débordé avec véhémence le cadre de la spécialité psychiatrique où il est né pour investir le domaine public. Il ne se passe pas de jour que la grande presse elle-même n'emploie ce terme dans un contexte qui le plus souvent ne ressortit pas davantage au théâtre qu'à la psychiatrie. « Psychodrame », moins cependant que le mot-valise « happening » (enfant illégitime dont se sont emparé aussi bien le snobisme que la publicité) recouvre de ce fait des significations différentes selon qui l'utilise. Pourtant il ne s'agit pas ici de « jeu de la vérité » ou de « théâtre au deuxième degré », comme on le croit trop souvent encore en dehors des milieux spé- cialisés. On peut s'étonner en effet qu'après plus d'un demi-siècle d'existence, après l'affirmation de l'intérêt considérable des psychothérapies de groupe en général, après cinq Congrès internationaux de Psychodrame (Paris 1964, Barcelone 1966, Vienne-Baden 1968, etc.) on peut s'étonner que l'excellent outil thérapeutique que constitue la géniale découverte de J. L. Moreno

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soit encore entouré d 'un halo d'ambiguïté. Et il n'est pas jusqu'à de nombreux psychiatres modernes qui ne soient rebutés par ce qu'il y a d'empirique et d'approxi- matif selon eux dans la méthode psychodramatique. D'autres en France, comme pour se sécuriser, ont refondu le psychodrame au creuset de la psychanalyse (R. Diatkine, S. Lebovici, D. Anzieu et leurs dis- ciples), créant un « psychodrame analytique » qui semble donner d'excellents résultats, mais qui ne nous paraît pas « économique » par rapport au psychodrame morénien, susceptible de traiter de nombreux sujets en même temps. Pour d'autres comme D. Widlöcher, le psychodrame a un intérêt surtout pédagogique, et cet auteur l'utilise du reste avec bonheur auprès des enfants et des adolescents.

J . L. Moreno, qui fut un temps l'élève de Freud, est psychiatre. Pour lui, donc, le psychodrame ne saurait être que thérapeutique et, si le psychodrame n 'a pas vraiment opéré cette « Troisième Révolution psychia- trique » (après celle de Pinel et celle de Freud) que ses détracteurs accusent Moreno de vouloir y trouver, il n 'en reste pas moins que des centaines de milliers de malades mentaux sont aujourd'hui traités selon cette méthode à travers le monde. Il faut donc poser d'emblée que le psychodrame n'est pas un jeu de la vérité ou une forme de théâtre expérimental. Il s'agit avant tout d'un instrument relationnel original, d 'un des outils les plus efficaces de l'arsenal thérapeutique de la psychiatrie moderne. A cet égard, l'impressionnante bibliographie de l'exégèse psychodramatique, les très nombreuses observations de thérapie psychodramatique, l'extraor- dinaire essor du psychodrame dans un monde aliénant-

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aliéné où la Rencontre reste un phénomène quasi exceptionnel, parlent pour eux-mêmes.

Tel sera le thème du premier versant de ce travail. L 'autre versant concernera le théâtre moderne, ce théâtre qui restera peut-être comme une des réalisa- tions incontestables de notre temps. En effet, la décou- verte du psychodrame par J . L. Moreno tout de suite après la Première Guerre mondiale, dans une Vienne tourmentée, coïncida avec une grande tentative de transformation du théâtre axée sur cette même Europe centrale. L'œuvre des Constantin Stanislawski, des Max Reinhardt, pour rendre le théâtre à sa véritable vocation, cathartique de nature, alors qu'il était devenu divertissement digestif, devait d'ailleurs gagner l 'Eu- rope occidentale de proche en proche, susciter l 'enthou- siasme des Gordon Craig, des Jacques Copeau et, d 'une certaine manière, contribuer à allumer chez Antonin Artaud ce feu « sacré » avec lequel il voulait consumer le théâtre existant pour en faire quelque chose de pur et de salvateur, de dangereux et de cruel aussi comme les Mystères d'Eleusis. La capitale de l'Autriche où œuvrent Freud et Moreno est, dans les années 20, un véritable foyer consacré à la rénovation du théâtre. Au milieu du foisonnement des tentatives les plus diverses dans la Vienne d'alors, Moreno concentre ses efforts sur l'art dramatique dont il devine les possi- bilités explosives, et la richesse de ses ferments. La mise en place du Stegreiftheater (Le Théâtre de la spontanéité) éclaire ses intentions déjà. Sa quête n'a pas dévié

1. Das Stegreiftheater, par J. L. Moreno, Potsdam Kiepenheuer Verlag, 1923-

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depuis. Il est à cet égard particulièrement éclairant que le premier protocole psychodramatique, celui de Die Gotheit als Komoediant (La Divinité en tant que comédien), que Moreno publie en 1911, est une sévère mise en accusation du théâtre conventionnel.

Ailleurs dans le monde, nous l'avons dit, des hommes luttaient pour une révolution du théâtre. Les théories, la discipline de Stanislawski telles qu'il l'exprime dans Ma vie dans l'art ou dans La Formation de Vacteur ; la profonde angoisse et la gravité de l'œuvre de Luigi Pirandello dont le moteur est le théâtre qui est dans le théâtre, avec ses labyrinthes de miroirs, ses masques (mais ne disait-il pas lui-même qu'on « ne choisissait pas ses masques au hasard»?) ses télescopages de l'identité; l'émergence aussi d'hommes de théâtre comme Gordon Craig ou Copeau, Max Reinhardt et Berthold Brecht, préfiguraient la véritable révolution qu'Artaud allait définir dans ses Manifestes et dans les autres textes qui composent Le Théâtre et son double 3 ce livre qu'on pourrait appeler l'Evangile du théâtre moderne et dans lequel n'ont cessé de puiser la plupart des hommes de théâtre de notre temps, tels P. Brook, J.-M. Serreau, R. Blin et surtout J. Grotowski.

Où commence le théâtre moderne? Son sens du rituel, tel qu'on le trouve dans le grand cérémonial du théâtre de Genet par exemple, pourrait le faire remon- ter aux rites de possession ou aux danses chamaniques

1. C. Stanislawski : Ma Vie dans l'Art, traduction N. Gourfinkel et L. Chancerel, 2 édition, Librairie Théâtrale, Paris 1950.

2. C. Stanislawski : La Formation de l'acteur, trad. E. Janvier, Librairie Académique Perrin, Paris 1963.

3. In t. IV, A. Artaud : Œuvres Complètes, Gallimard, 1965.

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de la préhistoire... Songeant à cette fameuse « cathar- sis » généralement associée au nom d'Aristote (on trouve aujourd'hui que la portée que le philosophe grec don- nait à ce terme a été bien exagérée au cours des siècles), on pourrait citer la plupart des grandes tragédies grecques et la maïeutique socratique nous proposerait comme exemples évidents des dialogues comme Euthy- phron, ces dialogues socratiques qui ressemblent parfois à des protocoles de psychodrame touchés par la grâce. L'éclairage freudien quant à lui souligne la modernité de pièces comme Hamlet ou Le Songe d'une nuit d'été (ainsi qu'A. Mnouchkine l'a récemment démontré à Paris). Mais Lope de Vega, Calderon (dont Le Prince Constant a été adapté par Grotowski, l'homme de théâtre le plus moderne et le plus exigeant qui soit), des auteurs influencés par la commedia dell'arte où la partie dépassait le cadre du simple divertissement (l'Eglise qui s'acharna contre elle en se référant à saint Augustin ou à saint Thomas d'Aquin ne s'y trompa pas), Gol- doni, Molière, Marivaux même dont Les Comédiens de bonne foi ont l'allure d'un véritable psychodrame jusque dans les moindres détails, on pourrait tous les appeler des auteurs « modernes » ou des précurseurs du « théâ- tre moderne » avant une longue période d'hibernation qui allait durer près de deux siècles. Mais pour resserrer le propos de ce travail que nous placerons sous le signe d'Antonin Artaud (dont la quête débouche directement sur la grande révolution du théâtre qui se déroule sous nos yeux, à l'heure où le théâtre descend dans la rue 1 et se met en prise directe avec l'événement) ainsi que

1. Voir F. Jotterand : Le nouveau théâtre américain, Le Seuil, 1970.

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sous celui de J. L. Moreno, le génial inventeur du psychodrame, nous entendrons « Théâtre moderne » dans le sens qu'Artaud précisément voulait lui donner, suivi en cela par ces auteurs qui, tels Ionesco, Beckett, Adamov, Genet dès le début des années 50, affirmèrent avec éclat la souveraineté du « Nouveau Théâtre » (auquel on a attaché aussi la terminologie contestable du « Théâtre de l'Absurde »).

Dans l'introduction de sa remarquable Histoire du Nouveau Théâtre , s'en prenant à R. Barthes qui s'était gaussé de l' « avant-garde », « cette portion un peu exu- bérante, un peu excentrique de l'armée bourgeoise », G. Serreau définit ainsi les objectifs du théâtre moderne : « Donner corps à nos 1 vérités fondamen- tales ' et par une innovation radicale (celle que pres- sentait Artaud), faire de la scène le lieu même d'un nouveau réel aussi étranger au naturalisme qu'aux conceptions idéalistes, telle est l'originalité profonde de notre avant-garde, la seule démarche qui soit commune, par-delà leurs évidentes divergences, à tous les drama- turges dits de l'absurde. »

« Nous voulons faire du théâtre une réalité à laquelle on puisse croire, écrit Artaud dès 1933, et qui contienne pour le cœur et les sens cette espèce de morsure concrète qui comporte toute sensation vraie. » Commentant cette déclaration d'intention sans équivoque, G. Serreau a le mérite de situer le Nouveau Théâtre dans son climat de contestation, de renouvellement, de révolution radi- cale enfin : « De ce réalisme-là, écrit-elle, de cette

1. G. Serreau : Histoire du « nouveau théâtre », Coll. Idées, Gallimard, 1966.

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« morsure concrète », toute l 'avant-garde des années 50 se réclame, qu'il s'agisse de l'univers intensément concret de Beckett, de la littéralité chère à Adamov, du théâtre dans le théâtre propre à Genet. En finir avec la psychologie « qui s'acharne à réduire l ' inconnu au connu» (Artaud), en finir avec les «dentelles du dialogue et de l ' intr igue» (dont parle J e a n Vilar), tel est bien leur propos, et ils se rencontrent sur ces deux points essentiels : mise en question de la réalité, mise en ques- tion des formes du théâtre traditionnel. L 'un ne va pas sans l 'autre. »

L'une des plus belles définitions du psychodrame a été proposée par J. L. Moreno lui-même : « Science qui explore la vérité par des moyens dramatiques. » L'ac- cent est sur science et vérité. Artaud lui aussi, en sa quête convulsive, était à la recherche de cette vérité et c'est bien par là que l'investigation psychodramatique rejoint les recherches exigeantes auxquelles s'est consacré le théâtre moderne. Aussi voulons-nous souligner de nou- veau que ce travail s'inscrira sous les noms de Moreno et d'Artaud, précurseurs géniaux qui, sans jamais s'être rencontrés et sans que l'un ait été au courant des démarches de l'autre, ont œuvré vers un même but : la recherche de la vérité qui « désaliène », qui donne à l'individu le goût d'un dialogue réel, d'une rencontre réelle avec soi-même et avec l'Autre, qui le replace enfin dans le contexte de sa propre vérité et de la réalité du monde qui l'entoure.

Notre propos est de rappeler l'histoire du psycho-

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drame et sa préfiguration à travers l'histoire du théâtre, de dégager les courants qui ont alimenté et donné nais- sance au théâtre moderne. Nous tenterons de montrer

les interférences entre psychodrame thérapeutique et théâtre moderne et de souligner combien la brèche entre le texte fini du théâtre et les séquences improvi- sées du psychodrame situé par définition dans le hic et nunc, tend à se combler avec les alluvions successives du théâtre moderne. Ensuite nous nous attacherons à défi-

nir le champ psychodramatique, ainsi que la technique et l'arsenal propres à cette séduisante méthode de psychothérapie de groupe. Enfin, pour illustrer ce tra- vail qui se veut une modeste contribution au champ d'application du psychodrame thérapeutique, nous pui- serons dans une somme d'expérience constituée par trois années de travail en milieu institutionnel (un ser- vice de femmes internées en hôpital psychatrique) et trois années encore de travail en tant que coanimateur d 'un groupe de malades en cure ambulatoire. Nous décrirons dans le détail quelques cas, notamment celle d 'une jeune malade dont la guérison dut beaucoup au psychodrame et nous évoquerons aussi le psychodrame des psychotiques selon une méthode utilisant des objets intermédiaires dont la paternité revient à P. Bour, dont nous fûmes l'interne à l'hôpital dont il est question plus haut.

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INTRODUCTION

SENS D U SACRÉ E T C A T H A R S I S

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La notion du sacré.

La notion du sacré dans le théâtre et dans la repré- sentation en général ainsi que sa nécessité sont intime- ment associées à l'histoire de l'Homme. Ainsi qu'il apparaît dans une trajectoire qui va des danses cha- maniques et des dessins au burin de silex sur les parois rupestres de Lascaux jusqu'aux danses rituelles des « Orishas » du Brésil. De même la retrouve-t-on dans la théâtralité des religions à possession telles que le Vaudou haïtien magistralement étudié par A. Métraux ou Y. Lorelle notamment.

La représentation (ce qui redonne à voir, ce qui réactualise quelque chose frappé malgré tout du sceau de l'irréversibilité) permet l'exorcisme, envoûtement et désenvoûtement ensemble. Ainsi, à Lascaux ou à Alta- mira, lorsque l'homme des cavernes, d'une main qui découvre ses possibilités, dessine le contour de bisons, de mammouths, etc., peut-être essaie-t-il en même temps d'affirmer en les représentant sa domination sur les bêtes qui rôdent autour de la grotte préhistorique. Mieux, en représentant l'animal qu'il allait chasser, l'homme préhistorique croyait s'assurer un mystérieux

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pouvoir sur l'esprit de l'animal. Mais par une sorte d'effet-boomerang, il craignait de devenir à son tour la victime de ses propres pratiques d'envoûtement. C'est là ce qui, pour l'anthropologue J. Maringer 1 explique le fait que l'homme lui-même est si rarement représenté dans les peintures rupestres de la Préhistoire ou alors schématisé à l'extrême, comme le fameux chas- seur blessé de Lascaux, ou masqué par un déguisement de bête précisément.

De même, lors des danses chamaniques au cours des- quelles l'homme préhistorique mime les événements réels de sa vie, son objectif est la domination de ces événements, de la terreur qui pèse sur la grande nuit préhistorique. Nous en trouvons un exemple dans les danses rituelles d'avant la chasse où le chaman est déguisé en renne ou en mammouth, en assume à pro- prement parler le rôle et où le chasseur, en mimant les gestes qu'il fera bientôt dans la réalité afin de vaincre dans la lutte pour survivre, « apprivoise » en quelque sorte sa peur.

Voilà qui n'est pas sans nous rappeler une notion sur laquelle nous reviendrons souvent au cours de cet ouvrage, à savoir cette théorie de la « deuxième fois » de Moreno qui sous-tend l'armature essentielle de la méthode psychodramatique. En effet dans Das Stegreif- theater 2 Moreno explique en un raccourci saisissant comment, en répétant volontairement (dans des condi- tions bien agencées, au sein du groupe sécurisant), ce qu'il a subi dans un réel traumatisant, l'homme le sur-

1. J. Maringer : L'Homme préhistorique et les dieux, Arthaud, 1958. 2 . O p . c i t .

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m o n t e e t s ' e n r e n d m a î t r e : « C h a q u e v r a i e s e c o n d e f o i s

e s t u n e l i b é r a t i o n d e l a p r e m i è r e . . . C h a c u n p r e n d p a r

r a p p o r t à c e q u ' i l a f a i t l e p o i n t d e v u e d u c r é a t e u r » ,

n o t i o n q u e D . A n z i e u d é v e l o p p e a i n s i : « G r â c e à

l ' i m p r o v i s a t i o n d r a m a t i q u e , l e p a s s é e s t r e s t i t u é a u

p a s s é e t c e s s e d e d é t e r m i n e r l ' i n d i v i d u a u q u e l e s t r e n -

d u e , p a r l ' e x p é r i e n c e m ê m e q u ' i l e n f a i t , s a l i b e r t é

c r é a t r i c e . »

D e s d a n s e s c h a m a n i q u e s a u V a u d o u h a ï t i e n , a u x

d a n s e s d e p o s s e s s i o n d e s S o n r a ï d u N i g e r , o u a u x

M a î t r e s F o u s d u f i l m d e J . R o u c h ( r e p o r t a g e d ' e t h n o -

g r a p h e d o n t J . G e n e t d e v a i t t i r e r s o n c h e f - d ' œ u v r e

L e s N è g r e s ; v o i r p p . 1 7 6 - 1 7 9 ) , l e t e m p s s e m b l e a v o i r é t é

c o u r t - c i r c u i t é ; o u p e u t - ê t r e e s t - c e l à l a p r e u v e d e l ' u n i -

c i t é d e l ' h o m m e , i d e n t i q u e à s o i - m ê m e p a r - d e l à l e s

m i l l é n a i r e s . E n e f f e t , c h e z l ' h o m m e d e l a P r é h i s t o i r e e t

c h e z n o s c o n t e m p o r a i n s s o u m i s à l ' a c c é l é r a t i o n a p p a -

r e n t e d e l ' H i s t o i r e , n o u s r e t r o u v o n s l e s m ê m e s p r é o c c u -

p a t i o n s e s s e n t i e l l e s , l a m ê m e t e n t a t i v e d e d o m i n a t i o n

d e l a s i t u a t i o n p a r l a r e p r é s e n t a t i o n a u s s i b i e n p a r r a p -

p o r t à D i e u p a r l e b i a i s d u s a c r é q u e p a r r a p p o r t à l a

c o n d i t i o n d e d é p e n d a n c e e n v e r s l ' é v é n e m e n t .

L e s t r a v a u x d e P . M a r s , M . L e i r i s , P . B a s t i d e ,

P . V e r g e r , A . M é t r a u x , J . R o u c h n o t a m m e n t o n t é t é

d é t e r m i n a n t s p o u r d é g a g e r l a n o t i o n d e d a n s e s d e p o s -

s e s s i o n d ' u n c o n t e x t e p a t h o l o g i q u e e t l a f a i r e r e s s o r t i r

à l a s o c i o l o g i e o u à l ' h i s t o i r e d e s r e l i g i o n s . A c e t é g a r d ,

V e r g e r i n s i s t e s u r l a v a l e u r d e l ' i d e n t i f i c a t i o n à D i e u e t

s u r l ' a s p e c t m i m i q u e d e s d a n s e s c h a m a n i q u e s . V o i l à

q u i n o u s r a p p e l l e e n c o r e c e q u ' é c r i t M o r e n o d a n s

1. D . A n z i e u : P s y c h o d r a m e a n a l y t i q u e c h e z l ' e n f a n t , P . U . F . , 1 9 5 6 .

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W h o S h a l l S u r v i v e ? 1 : « L e s e u l m o y e n d e s u r m o n t e r l e

s y n d r o m e d e D i e u e s t d e l ' e x t é r i o r i s e r . »

L a t h é â t r a l i t é e s t i n s é p a r a b l e d e s r e l i g i o n s à p o s s e s -

s i o n . C ' e s t à A . M é t r a u x q u e n o u s e n d e v o n s l a d é f i -

n i t i o n . C o m m e n t a n t l e s i d é e s d e c e l u i - c i , Y . L o r e l l e 2

a p r è s a v o i r é v o q u é u n e « p o s s e s s i o n c u l t u r e l l e » e n c a -

d r é e p a r d e s p r o c e s s u s r e l i g i e u x q u i e n a s s u r e n t l e

c o n t r ô l e e t l ' e f f i c a c i t é , r e m a r q u e : « A l ' i n v e r s e d u

m y t h e c h r é t i e n o ù D i e u p r e n d l e s a s p e c t s d ' u n h o m m e

p o u r s e m a n i f e s t e r , d a n s l e s m y t h e s a n i m i s t e s c ' e s t

l ' h o m m e q u i t e c h n o l o g i q u e m e n t p r e n d l ' a s p e c t d e

D i e u . » C e q u i e s t r e m a r q u a b l e , c ' e s t l a g r a n d e r e s -

s e m b l a n c e d e s d a n s e s d e p o s s e s s i o n e n t r e e l l e s , q u ' i l

s ' a g i s s e d u v a u d o u d é c r i t p a r M é t r a u x , d e s r i t e s d e s

É t h i o p i e n s d e G o n d a r d é c r i t s p a r M . L e i r i s , o u d e s

O u b i s d e C ô t e - d ' I v o i r e t e l s q u e V e r g e r l e s a r a p p o r t é s ,

c e u x p r o p r e s a u x D o g o n s o u a u x p a y s o ù l a c u l t u r e

Y o r u b a s ' e s t p r o p a g é e , c ' e s t - à - d i r e t o u t e l ' A m é r i q u e

l a t i n e . ( N o u s e n t r o u v o n s l e s t r o u b l a n t s r e f l e t s d a n s

l ' œ u v r e c i n é m a t o g r a p h i q u e d e G l a u b e r R o c h a . ) I n s i s -

t a n t s u r c e q u ' i l y a d e c o m m u n e n t r e r e l i g i o n e t

t h é â t r e , L o r e l l e p o u r s u i t : « L ' a s p e c t t h é â t r a l d e s r e l i -

g i o n s à p o s s e s s i o n n ' a p a s é c h a p p é à M é t r a u x ( . . . )

C o m m e a u t h é â t r e , l a n o t i o n d e t e m p s s ' a b o l i t . L ' é t a t

o u l ' a l i é n a t i o n é p h é m è r e d u p o s s é d é e s t u n é t a t q u e

l ' o n p e u t c o m p a r e r e n p a r t i e à l ' a l i é n a t i o n d u c o m é -

d i e n . M a i s i l f a u t a j o u t e r q u e c e t t e c o m p a r a i s o n n e

t i e n t q u ' e n r e l a t i v i s a n t l a n o t i o n d e r i t e ( . . . ) e n t e n a n t

1. J. L. Moreno : Who Shall Survive?, 2 édition, Beacon House, N e w Y o r k 1953.

2. Y. L o r e l l e : « Les t r a n s e s e t le t h é â t r e », Cahiers J . - L . Barraul t ,

n 38-39 .

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c o m p t e d ' u n c o n t e n u d i f f é r e n t i e l . » A j o u t o n s p o u r n o t r e

p a r t c o m m e n t e n c e q u i c o n c e r n e l e m i m é t i s m e , q u ' o n

r e t r o u v e c o m m e u n e c o n s t a n t e d e s d a n s e s d e p o s s e s -

s i o n ( c f . l e s « g u é d é s » d u V a u d o u ) , u n f i l m c o m m e « L e s

M a î t r e s - F o u s » i l l u s t r e l e p o s t u l a t c o n t e n u i m p l i c i t e -

m e n t d a n s l e s r i t u e l s c h a m a n i q u e s : « P u i s q u e j e p a r -

v i e n s à ê t r e t o i , j e t e d o m i n e . » A l a l i m i t e , o n a t t e i n t

l ' i n c o r p o r a t i o n c a n n i b a l i q u e . A i n s i d a n s l e f i l m d e

R o u c h l e s a c r i f i c e d ' u n c h i e n d é p e c é e t e n g l o u t i p a r

l e s p a r t i c i p a n t s à c e « p s y c h o d r a m e » ( q u i n ' e s t m o n s -

t r u e u x q u ' à d e s y e u x d ' O c c i d e n t a u x ) n ' e s t , à p e i n e

a t t é n u é , q u e l ' a b r é a c t i o n n o r m a l e , l a c o n c l u s i o n

n o r m a l e d e c e t t e m o n t é e d e p a s s i o n s n o u r r i e s p a r l a

r e p r é s e n t a t i o n . G e n e t d a n s L e s N è g r e s s e c o n t e n t e q u a n t

à l u i d ' u n c e r c u e i l a u m i l i e u d e l a s c è n e .

Après ce rappel schématique de la communauté d'es- sence entre théâtre et religion telle qu'on la retrouve au au cours de toute l'Histoire de l'homme, nous envi- sagerons maintenant la notion aristotélicienne de cathar- sis qui relève du même phénomène et qui est la voca- tion la plus haute du théâtre dans ce qu'il comporte de profondément religieux précisément. Or, c'est à ce même niveau que porte l'impact psychodramatique.

Profondément enraciné dans l'histoire de l'Homme, nourri aux ferments d'une nécessité obscure, le théâtre n'est pas un jeu mais la révélation à l'homme de son propre mystère, de l'envers dérangeant du décor, plein de ténèbres et de fulgurances, de l'envers terrible de l'évidence. Et le comédien, en recréant l'homme,

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devient Dieu le temps de cet acte de recréation. C'est ce qui a tellement troublé l'homme pensant, d'Eschyle à Diderot et à Shakespeare.

C'est aussi ce qui a fait Augustin et Thomas d'Aquin considérer avec tant de suspicion, puis condamner sans appel possible, ce théâtre qui pouvait déboucher sur une autre Epiphanie. Utilisant l'impulsion millénaire du théâtre, Moreno devait démontrer avec le psycho- drame comment on pouvait atteindre à la désaliénation par le chemin paradoxal de l'aliénation.

La catharsis.

Dans un passage de sa Poétique cité ad nauseam, Aris- tote écrit que la « tragédie est l'imitation (ou la repré- sentation) d'une action vertueuse et accomplie qui, par la médiation de la crainte et de la pitié, suscite la purification de telles passions », soulignant ainsi dans un raccourci saisissant l'influence de l'expression dra- matique sur l'économie des passions.

Il est dès lors tout à fait naturel que la vocation cathartique du théâtre ait été très souvent évoqué dans tous les travaux didactiques sur le théâtre moderne et encore davantage en rapport avec le psychodrame, qui ne perd pratiquement jamais de vue cette notion.

Mais une certaine ambiguïté pèse sur cette notion de catharsis, de « purgation », aussi bien en ce qui concerne la portée qu'a pu lui assigner Aristote que pour ce qui est de son importance dans le champ psy- chodramatique. Nous nous attacherons au cours de ce travail à essayer de lever cette ambiguïté; tout en

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reconnaissant que la notion de catharsis s'insère bien dans celle de la sacralisation du théâtre dont il a été question plus haut.

On associe souvent à la catharsis cette autre notion de maïeutique, telle qu'on la retrouve dans la philosophie socratique, concept qui fut souvent l'objectif des flèches satiriques d'Aristophane. Mais cela même, paradoxale- ment, finit par servir Socrate. Rappelons-nous l'anec- dote suivante rapportée par Moreno : « Ayant appris qu'Aristophane avait écrit une pièce où lui, Socrate, avait un rôle ridicule, il vint, selon la véritable manière psychodramatique, se montrer lui-même en chair et en os aux Athéniens du public et montrer que l'acteur qui le représentait en miroir sur la scène ne lui faisait pas justice 1 »

Pour resserrer notre propos, nous n'aborderons pas cette notion de maïeutique dont on retrouve des exemples dans les grands dialogues mettant en scène le philo- sophe du Portique, tels qu'« Euthyphron» ou « Criton », et nous nous contenterons d'inscrire ici la définition donnée par le Petit Larousse : « Maieutique, du grec maïeutikê, art de faire accoucher. Dans la philosophie socratique, art à faire découvrir à l'interlocuteur par une série de questions les vérités qu'il porte en lui. » Nous le voyons bien, nous ne sommes pas loin de la notion d'abréaction, et la dialectique socratique, si nous l'étirons un peu, n'est pas sans rappeler l'approche, au sein du psychodrame, d'un meneur de jeu quelque peu directif.

Il semble bien pourtant qu'on ait exagéré la portée

1. Das Stegreiftheater, op. cit., XXIII.

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de la notion de « catharsis » et qu'au cours des siècles la pensée bien circonscrite d'Aristote ait été dépassée. (Nous verrons plus loin comment Moreno a littérale- ment adapté la notion de catharsis et l'a intégrée dans sa doctrine du psychodrame, où il s'agit davantage de « dédramatisation » par la représentation (théorie de la deuxième fois) que de « purgation des passions au moyen de la dramatisation ».)

Ainsi J. Moreau 1 commentant le texte de la Poétique sur la tragédie essaie de ramener à des dimensions plus objectives l'importance accordée par Aristote lui-même à la catharsis et peut écrire : « On cherche au théâtre des émotions qui nous affligeraient dans la vie, la styli- sation artistique en effectue la « purification » (xαθαραiς). La stylisation artistique accentue (dans la tragédie) les caractères moraux-esthétiques (Beau-Laid) de la conduite humaine et produit deux émotions qui sont les ressorts de l'intérêt : pitié et effroi. Ce sont ces deux émotions qui sont soumises à l'action de la catharsis. Celle-ci nous décharge de la violence comme celle de la vie mais donne « des émotions esthétiques qui sont « l'occasion d'une joie sereine ». »

Mais J. Moreau considère qu'Aristote a plutôt cher- ché à se défendre des attaques des moralistes comme Platon contre l'art lyrique, en présentant l'art de la tragédie comme un plaisir innocent qui situe le pro- blème au niveau de l'influence de l'œuvre et qu'il serait trop audacieux de parler de sublimation si l'on s'en tient aux textes.

Un autre auteur, J. Houdry 2 va encore plus loin, 1. J. Moreau : Aristote et son école, P.U.F., 1962 (rééd.). 2. J. Houdry : Aristote : Poétique, Coll. Les Belles Lettres, 1965.

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qui réfute toutes les applications qu'on a pu donner à la pensée d'Aristote et trouve qu'on a étiré jusqu'à la méconnaissance le sens restrictif qu'Aristote donnait à la catharsis : « L'expression : purification des passions, dit J. Houdry, a pu rendre à la philosophie de l'art et susciter des doctrines plus ou moins ingénieuses ou profondes sur l'essence du drame ou de la poésie : elle n'en est pas moins un contresens flagrant : « Aristote « ne parle de catharsis que relativement à la crainte et « à la pitié. Donc, on ne peut parler chez lui de puri- « fication des passions. Aristote emploie catharsis au « sens physiologique : comme une médication, une « hygiène de l'esprit. Apaisement du besoin d'éprouver « la crainte et la pitié. Celles-ci sont éprouvées, mais « sans dommage, avec plaisir. »

En effet, en considérant les thèmes du théâtre grec classique, la « saga » des Atrides par exemple, on découvre très nettement les deux versants du propos du dramaturge : divertir d'une part (principe de plaisir) et d'autre part guérir, améliorer, car par le jeu de l'identification du spectateur au héros, à Œdipe par exemple, le drame devient leçon au sens le plus élevé du terme (le spectateur vit l'inceste et la punition de l'inceste lors même que le héros n'est que l'instru- ment passif, ductile, du fatum : il est purifié par la repré- sentation de cette leçon) ; voilà qui nous ramène à la notion de deuxième fois de Moreno. C'est peut-être la même raison qui pousse Artaud à rechercher comme répertoire de son théâtre de la cruauté des pièces illus- trant des situations asociales, comme l'Annabella de Ford où « nous voyons pour notre plus grande stupeur, et dès le lever du rideau, un être rué dans une revendi-

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cation insolente d'inceste, et qui tend toute sa vigueur d'être conscient et jeune à la proclamer et à la justi- fier 1 ». Le postulat est celui-ci : il est du plus haut intérêt pour le spectateur de voir ses problèmes tels qu'ils sont ou tels qu'ils pourraient être (remords ou tentation) ainsi représentés dans le cadre sécurisant du théâtre ce qui, paradoxalement en ce qui est de son économie personnelle, leur enlève toute charge drama- tique, bref, les dédramatise. Tout se passe comme si l'actualisation du drame dédramatisait en dernière analyse une situation traumatisante. C'est ce qu'a par- faitement compris Moreno qui a dès lors élaboré une nouvelle application de la notion de catharsis : ici, dans l'économie propre au psychodrame cette notion déboucherait finalement sur la dédramatisation des conflits.

Comme nous le rappelle D. Anzieu, Aristote se référait à une tragédie finie et fixée, ce qui n'est pas le cas du psychodrame, qui épouse les fluctuations de l'instant, les exigences de la spontanéité. En effet dans le théâtre spontané « la catharsis est d'abord celle de l'acteur qui extériorise son propre drame et qui se libère des personnages intérieurs en les produisant au dehors. La catharsis est aussi celle du public par un effet secondaire : en voyant représenter sur scène ses propres conflits, le spectateur y trouve une détente, parfois une solution. Toutefois, l'extériorisation entraîne la catharsis, mais ne l'explique pas ».

1. A. Artaud : « Le Théâtre et la peste », in Le Théâtre et son double, op. cit.

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D. Widlöcher insiste lui aussi sur l'ambiguïté du sens qui a graduellement obscurci le sens originel attaché à la catharsis. Cette purification dont on a gardé le terme grec de catharsis peut être comprise de différentes manières : on peut l'appliquer à la création artistique, au jeu de l'acteur ou à l'émotion du specta- teur.

C'est dans cette dernière perspective que l'esthétique occidentale l'a jusqu'à présent admise. « Chez le spec- tateur, la vue du spectacle excite des passions et des émotions salutaires. Si la catharsis a été ainsi conservée dans son sens restrictif, c'est comme l'ajustement souli- gnée Moreno, parce que notre théâtre occidental est devenu une œuvre strictement littéraire.

« Dans le théâtre classique (...) dès que l'auteur a écrit son texte, il n'y a plus de place pour l'esprit créateur. Il ne peut s'agir que d'une reproduction vide de toute spontanéité, qui se répète sur la scène, n'offrant à l'acteur que des possibilités de jeu stéréotypées et au spectateur qu'une participation passive. Une telle perspective méconnaît un double héritage : celui de l'improvisation et celui de l'art magico-religieux que Moreno va reprendre à son compte pour donner nais- sance au théâtre de la spontanéité 1

Comme A. Artaud, œuvrant à la même époque sans que lui ou l'inventeur du psychodrame aient jamais été au courant des démarches de l'autre, Moreno devait prendre la défense du théâtre de l'improvisation, où se trouvait pour lui la seule voie de salut d'un théâtre en pleine décadence et s'attaquer au caractère littéraire,

1. Widlöcher, D. Le Psychodrame chez l'enfant, Coll. Paideia, P.U.F., Paris, 1960.

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figé comme l'écriture, du théâtre occidental. Cette référence à la vocation essentielle du théâtre ainsi que, pour Moreno, la remise en question de la notion aris- totélicienne de catharsis qu'il convenait d'élargir pour retrouver au-delà de ce qu'elle avait de restrictif, un cadre plus vaste, un grand souffle sacré propre à remuer l'homme (« et je veux avec l'hiéroglyphe d'un souffle retrouver une idée du théâtre sacré », écrit Artaud), c'est là le dénominateur commun de toutes ces tenta- tives de rénovation du théâtre, de ces véritables lames de fond révolutionnaires qui déferlèrent sur le théâtre européen au cours des années qui suivirent la Première Guerre mondiale. Les noms de Brecht et de Stanislawski, de Max Reinhardt, de Copeau y sont attachés, dont les recherches constituent de saisissants parallèles avec celles de Moreno et tendent plus ou moins consciem- ment vers cette perspective thérapeutique contenue implicitement dans la fonction du théâtre.

Pour citer encore D. Widlöcher, toutes ces recherches convergentes tendaient vers « un renouveau de l'art dramatique dont le but était de faire du théâtre un lieu vivant où spectateurs et acteurs participent à une émotion collective... La conception du rôle en sortait renouvelée, car l'acteur ne peut plus être le technicien réduisant le jeu du rôle à une mécanique parfaitement ajustée comme le souhaitait Diderot ».

Moreno adapta dans une perspective réaliste et renouvela le concept de catharsis et lui redonna une nouvelle vigueur, moins restrictive et plus généreuse, en l'intégrant à l'économie psychodramatique.

« L'originalité de Moreno fut de voir que ces pers- pectives nouvelles redonnaient tout leur sens au concept

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de catharsis, non plus simple effet du spectacle mais somme de toutes émotions qu'entraîne la participation active au jeu dramatique. En retrouvant cette nouvelle forme de l'efficacité théâtrale et en tirant la quintes- sence de la potentialité cathartique du théâtre, Moreno rejoignait les préoccupations de toute une tradition magico-religieuse. Il existe une véritable parenté entre la dramaturgie magique et le psychodrame. »

En considérant l'utilisation du concept de catharsis rénovés par J. L. Moreno, D. Wildlöcher et D. Anzieu devaient aboutir à des conclusions assez éloignées les unes des autres.

Pour D. Widlöcher, le psychodrame est créateur. Car, alors que le théâtre thérapeutique permet au sujet « de jouer ses propres rôles, rôles du passé ou rôles actuels, voire rôle virtuel que la vie ne lui permet pas d'assumer », le psychodrame « inclut l'existence réelle et la dépasse même, puisque celui-ci était simplement virtuel, et toutes les dimensions seulement ébauchées de la personnalité se réalisent dans la création drama- tique ».

Quant à D. Anzieu, il tente de faire profiter la situa- tion psychodramatique de l'acquis psychanalytique. Il considère que si l'improvisation, le discours du groupe et les autres phénomènes de groupe sont du ressort du psychodrame, les relations inter-personnelles, au contraire, peuvent être l'objet d'une interprétation dans l'esprit psychanalytique. De même, la très grande spon- tanéité, présidant au choix des rôles, rappellerait la libre association, etc. Mais, dans le psychodrame les interprétations doivent se faire dans l'esprit du hic et nunc et doivent être données dans le jeu et par le jeu

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surtout. Nous verrons plus loin, en essayant de définir le « champ psychodramatique », combien les démarches du psychodrame sont éloignées de celles de la psycha- nalyse, les unes se fondant sur la passivité et les autres se voulant par définition actives, axées sur une dyna- mique qui est celle de la vie même.

Mais il convient d'ajouter en ce qui concerne la position de D. Anzieu, position d'une grande honnêteté intellectuelle, faut-il le dire, qu'en gardant toute leur valeur à la « dramatisation » des conflits d'une part (« dramatisation » qui selon le principe de la deuxième fois énoncé par Moreno, débouche paradoxalement sur la dédramatisation, car le sujet se décentre et consi- dère le problème du dehors, dégagé de ce qu'il a pu y projeter) et à la catharsis de l'autre, cet exégète du psychodrame thérapeutique reste fidèle à l'esprit de Moreno.

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PREMIÈRE PARTIE

LA RÉALITÉ PSYCHODRAMATIQUE

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C H A P I T R E P R E M I E R

HISTOIRE DU PSYCHODRAME

De même qu'on a pu dire avec raison (A.-P. de Mandiargues) que le surréalisme était la « propriété » d'André Breton, l'histoire du psychodrame, aboutis- sement d'une trajectoire forçant le hasard, d'une longue quête inspirée, se confond avec celle de Jacob Lévy Moreno, son inventeur dans toute l'acception du terme.

On peut distinguer trois périodes dans l'histoire du psychodrame, trois périodes pouvant être reliées aux mouvements de l'aventure de Moreno lui-même :

1° Vienne (la mise en place). 2° L'Amérique (la réalisation). 3° L'appropriation du monde (le grand dessein morénien).

Vienne.

Né à Bucarest en 1892, c'est à Vienne, la grande ville indissociable du destin de Sigmund Freud, que J. L. Moreno passa son enfance et les années forma- trices de sa jeunesse.

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On rappelle volontiers, et non sans malice parfois, que dès l'âge de quatre ans et demi, il assumait le rôle de Dieu dans un de ces jeux d'enfants où réel et imagi- naire s'interpénètrent — comme au psychodrame bien e n t e n d u Jeune étudiant en médecine à Vienne, où il fut l'élève de Wagner von Jauregg et surtout celui de Freud avec qui il devait bien vite se brouiller, Moreno prend l'habitude de fréquenter les jardins publics, de s'entourer d'enfants, illustrant à sa manière la parole évangélique. Ces enfants, touchés naturellement par la grâce de la spontanéité, il les fait participer à des jeux d'improvisation sur les thèmes généralement poétiques. « Improvisation » et « poésie » sont déjà des maîtres- mots pour cet étudiant en médecine pas comme les autres. Il songe aussi à l'impact vital de la religion, à ses interférences avec une poésie de l'essence. Aussi n'est-il pas étonnant que, dans la revue Daimon qu'il fonde et dirige de 1918 à 1919, les premières collabo- ration de Moreno aient pour thème, la religion, « une religion nouvelle et dramatique destinée à rénover l'humanité ». Ces trois premiers textes inspirés des dia- logues socratiques sont de véritables protocoles de psy- chodrame avant la lettre et ont pour titres : « Dieu comme Acteur » « Dieu comme Auteur » et « Dieu comme Orateur ». Mais l'auteur de ces dialogues ira plus loin encore. En 1920, sous le coup d'une inspiration troublante et dans ce qu'il appellera une sorte de transe, Moreno écrit Das testament Des Vaters (Le Tes-

1. Pour rédiger ce bref historique nous avons emprunté aux ouvrages de Moreno lui-même ainsi qu 'à l'excellente étude de D. Anzieu : Psy- chodrame analytique chez l'Enfant (P.U.F., 1956).

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PSYCHODRAME ET THÉATRE MODERNE

Le psychodrame appar- tient à J.-L. Moreno, comme on a pu dire que le Surréa- lisme appartient à André Bre- ton ou la psychanalyse à Freud.

Le principe du psycho- drame repose sur les notions de spontanéité et d'improvi- sation dramatique — dans l'ici et maintenant. Le décou- vreur du psychodrame qui

fut un temps l'élève de Freud est psychiatre et pour lui, l'instrument relationnel original qu'est le psychodrame ne saurait être que thérapeutique.

Or, il est intéressant de constater que la découverte du psychodrame dans la Vienne tourmentée des années vingt coïncida avec une grande tentative de transforma- tion du théâtre pour le rendre à sa véritable vocation. La quête des Reinhardt, des Stanislawski, des Copeau et surtout celle convulsive d'Antonin Artaud ont débouché sur le théâtre moderne, le théâtre « avec » qui se veut en prise directe avec l'événement et qui a investi jusqu'à la rue elle-même (« Living Theater », « Bread and Puppet », etc.).

Psychodrame et théâtre moderne tendent en définitive à s'interpénétrer, l'un empruntant à l'autre son espace et son rituel et mettant à sa disposition sa spontanéité et sa réalité.

Ce livre d'un psychiatre qui définit le champ psychodra- matique, qui tente de dégager à partir de l'histoire du théâtre une sorte de préhistoire du psychodrame et de cerner l 'espace commun au psychodrame et au théâtre de notre temps, relate aussi une expérience de plusieurs années de thérapie par le psychodrame dans le lieu clos par excellence qu'est un hôpital psychiatrique, notam- ment avec ces exilés de l'intérieur que sont les schizo- phrènes.

Jean Fanchette est né à l'île Maurice en 1932. Méde- cin neuro-psychiatre, il exerce à Paris où il vit depuis vingt ans. Il a déjà publié des essais et des recueils de poèmes qui lui ont valu notamment les prix Paul-Valéry et Fénéon. Jean Fanchette fonda et dirigea de 1959 à 1964 la revue bilingue Two Cities.

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