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  • PRÉSENCE DE L'HISTOIRE

    COLLECTION HISTORIQUE

    dirigée par ANDRÉ CASTELOT

  • LOUIS MADELIN de l'Académie française

  • LES HOMMES DE LA RÉVOLUTION

  • DU MEME AUTEUR

    A LA LIBRAIRIE ACADEMIQUE PERRIN

    Fouché (1759-1820). Avec 16 planches hors-texte.

    A LA LIBRAIRIE PLON

    Foch. Un volume in-16. (Epuisé.) Les Hommes de la Révolution. Un volume in-8° écu avec 8 planches

    hors-texte.

    La France de l'Empire. Un volume in-16. (Epuisé.) La Fronde. In-8° écu avec 8 gravures hors-texte. (Epuisé.) La France du Directoire. Un volume in-16. (Epuisé.) Fouché (1759-1820). Deux volumes in-8° avec un portrait.

    (Couronné par l'Académie française, prix Triennal Thiers.) La Rome de Napoléon. La Domination française de 1809 à 1814.

    Un volume in-8° avec deux cartes. (Epuisé.) (Couronné par l'Académie française, prix Triennal Thiers.)

    France et Rome. La Pragmatique Sanction. — Le Concordat de François I — Un Français à Rome. — La Politique religieuse de Louis XIV. — La Constitution civile du clergé. — Le Concordat de 1801. Un volume in-16. (Epuisé.)

    L'Aveu. La Bataille de Verdun et l'opinion allemande. Documents inédits. (Epuisé.)

    La Contre-révolution sous la Révolution (1789-1815). In-8° carré. (Epuisé.)

    La Victoire de la Marne (1914). Un volume in-16 avec deux cartes. La Bataille de France. (21 mars-11 novembre 1918). Un volume in-8°

    écu avec 15 cartes en noir et en couleurs.

    La Mêlée des Flandres. L'Yser et Ypres (1914). Un volume in-16 avec deux cartes.

    L'Expansion française. De la Syrie au Rhin. Un volume in-16. (Epuisé.)

    Le Crépuscule de la Monarchie. Louis XVI et Marie-Antoinette. In-8° écu. (Epuisé.)

    Le Chemin de la Victoire (1914-1918). Deux volumes de la Biblio- thèque Plon.

    Histoire de la Nation française. Tome IV, Histoire politique, 1515-1804. Un volume in-4° abondamment illustré. (Epuisé.)

    Le Fauteuil de Clemenceau. Discours de réception à l'Académie française. In-8° 1/4 colombier sur alfa.

  • LOUIS MADELIN de l'Académie française

    LES H O M M E S DE

    LA R É V O L U T I O N

    LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS

  • La Loi du 11 mars 1957 n 'au tor isant , aux termes des alinéas 2 et 3 de l 'art icle 41, d ' une par t , que les « copies ou reproduct ions s t r ic tement réser- vées à l 'usage privé du copiste et non destinées à une uti l isation collective » et, d ' au t re par t , que les analyses e t les courtes citations dans un but d 'exemple e t d ' i l lustrat ion, « toute représentat ion ou reproduct ion intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l ' au teur ou de ses ayants droi t ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l 'art icle 40).

    Cette représentat ion ou reproduct ion, pa r quelque procédé que ce soit, consti tuerai t donc une contrefaçon sanctionnée pa r les articles 425 et suivants du Code Pénal.

    © L i b r a i r i e P l o n 1928. L i b r a i r i e A c a d é m i q u e P e r r i n 1979. I S B N : 2-262-00159-6.

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    LA FAYETTE OU LES ILLUSIONS

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    LA FAYETTE OU LES ILLUSIONS

    Au cours d'une des années dernières, je rendais visite à un de nos plus célèbres hommes d'Etat. Après avoir fourni une carrière politique longue et agitée, cet illus- tre vieillard, encore si vert, s'enferme dans une retraite pleine d'une dignité tantôt un peu hautaine, tantôt un peu narquoise et, ayant beaucoup agi, se donne le divin plaisir de penser sa vie. Il s'était jadis, dans une cir- constance singulière, fait, à la tribune, l'apologiste violent et absolu des hommes de la Révolution, qu'il fallait, disait-il, exalter ou maudire « en bloc ». — Le mot est resté célèbre. — Pour lui, ces hommes étaient alors, comme pour bien des gens de sa génération, ces demi-dieux, que Michelet, Quinet, Lamartine, Thiers lui-même avaient entourés d'une fulgurante auréole, tandis que, tout au contraire, ils n'apparaissaient, à d'autres, indistinctement, que comme des démons vomis par l'enfer et indignes de la moindre indulgence.

    Le vieux chef politique qui cependant n'a, pour ainsi dire, rien abdiqué de ses opinions et de ses sentiments, me dit, à mon vif étonnement : « Vous avez bouleversé mes idées sur les hommes de la Révolution : c'étaient

  • des gens comme nous et ils se sont souvent rudement trompés. » Je n'étais pas sûr qu'il ne m'en voulût pas un peu, mais je n'étais pas sûr non plus que je dusse endosser entièrement la responsabilité — flat- teuse — d'un si grand changement de vues : il suffit d'avoir agité, puis gouverné les hommes pour mieux juger des choses du passé et donner raison aux histo- riens qui, se dérobant aux passions politiques, se sont toujours efforcés de regarder froidement et de conclure avec équité.

    Pour ceux-là, il n'y a pas de dieux ni de démons, — même de demi-dieux ni de demi-démons. Il y a toujours des hommes faits de chair et d'esprit, capa- bles assurément de se surexciter dans le bien et le mal, mais exposés à se tromper — « rudement » — dans le bien comme dans le mal, parce que, hélas ! si la chair est faible, l'esprit est prompt — et par là toujours susceptible d'errer.

    Des hommes se sont trouvés en face d'une crise qui eût débordé les génies les plus forts ; je ne suis pas certain qu'un Richelieu eût été capable de ne s'y pas aliéner. Presque tous ceux qui étaient enveloppés dans la tourmente se sont égarés. Comme bien d'autres depuis des siècles, ils ont fait (la plupart du temps à leurs dépens) la terrible expérience que, des siècles encore, d'autres feront comme eux. Mirabeau, dont nous parlerons sous peu, écrivait, dès le 10 octo- bre 1789 : « Quand on se mêle de diriger une révo- lution, la difficulté n'est pas de la faire aller, c'est de la retenir. » Et, quarante ans après, Casimir-Perier, qu'a d'abord satisfait la convulsion de juillet 1830, sou- pire bientôt : « La difficulté n'est pas de faire descen- dre le peuple dans la rue, mais de l'en faire rentrer. »

  • L'un et l'autre sont morts, très vite et encore jeunes du cruel souci que leur causaient les mouvements mêmes qu'ils avaient contribué à déchaîner. Certains, moins tenaillés par ce souci, ont su traverser les années effroyables et tirer plus tard les profits de la révolution à laquelle ils avaient concouru ; suivant le mot célè- bre de l'un d'eux, Sieyès, « ils ont vécu » et, s'il s'agit d'un Talleyrand, assez vécu pour bâtir finalement leur fortune sur les ruines accumulées, mais en reniant les doctrines qui leur avaient permis de se hausser. La plupart ont, au contraire, tragiquement péri les uns après les autres. C'est l'un d'eux, Vergniaud, qui s'écriera : « La Révolution, comme Saturne, dévore ses propres enfants. » Bailly et Barnave, les Girondins et Manon Roland, leur Egérie, Danton et Desmoulins, Hébert et Chaumette, Saint-Just et Robespierre en feront la sanglante expérience. Et tous, avant de mourir sous le couperet, auront tenté d'arrêter, au moment même où ils l'auront vu devenir plus vio- lent, le mouvement qui, tour à tour, les aura menacés et finalement balayés. De 1789 à 1795, ils se succéde- ront dans les mêmes illusions, les mêmes déceptions et les mêmes disgrâces.

    C'est un drame psychologique : dix chapitres nous permettront de suivre ce drame à travers quelques- uns des acteurs qui, après avoir, un instant, occupé la scène, en seront les uns après les autres brutale- ment et plus souvent cruellement expulsés.

    Le personnage qui entre le premier en scène — il est même et surtout du prologue — présente cette sin-

  • gularité qu'ayant survécu de plus de quarante-cinq ans aux événements auxquels il s'était trouvé si émi- nemment mêlé, connu, après les plus enivrants triom- phes, les disgrâces les plus mortifiantes, et, par ail- leurs, traversé bien d'autres crises issues de la pre- mière il ne parvint jamais, lui, à voir tout à fait clair dans son cas ni dans celui de la Révolution.

    Gilbert de La Fayette est né, a vécu et est mort — presque octogénaire — dans un mirage que je dirais heureux, s'il n'avait été fort malheureux pour la plu- part de ceux qui lui tenaient de près. Ceux qui le connaîtront dans son extrême vieillesse feront tous cette remarque — très caractéristique — que le front de ce septuagénaire ne présentait aucune ride. Les uns en concluront qu'il possédait cette foi qui ne transporte pas seulement les montagnes, mais qui va jusqu'à faire ignorer et nier les précipices où l'on est soi-même tombé, les autres, avec Napoléon — après Mirabeau, Talleyrand et Danton — tout simplement que « M. le marquis de La Fayette était un niais » — ce qui est certainement excessif.

    Il était Auvergnat, étant né, en 1757, dans le château de Chavagnac, — entre Brioude et Le Puy, — d'une race très ancienne. Dans une autobiographie qu'il a laissée, il déclare qu'étant Auvergnat, il espère être un Gaulois et non un Franc, parce qu'il a toujours mieux aimé Vercingétorix que Clovis. Il est possible qu'il fût un pur Celte : il sera toujours physiquement très courageux et même audacieusement courageux, mais, par ailleurs, un parleur avantageux, très vaniteux de ses idées et de son prestige, toujours prêt au pro- sélytisme le plus imprudent et grand coureur d'aven- tures lointaines — tous traits caractéristiques que les

  • Romains attribuaient aux Gaulois. Nous dirons donc que Gilbert de La Fayette était un Gaulois, ce qui est pour lui faire plaisir au seuil d'un propos où, à mon vif et sincère regret, je ne dirai pas que des choses agréa- bles pour sa mémoire.

    A dix-huit ans, c'était un grand garçon aux che- veux d'un roux pâle, au teint uni et blanc, aux yeux sans éclat, à la figure très fermée et le plus souvent immobile, à l'expression entêtée et à la contenance un peu gauche. Quoique ayant déjà passé par l'Académie militaire de Versailles et s'étant marié dans un âge tendre à une charmante jeune fille, Adrienne de Noail- les, il semblait encore un adolescent poussé trop vite et resté maladroit. Quand il parut à la cour, il y provoqua des sourires et, parce qu'il dansait mal, encourut les plaisanteries de la jeune reine Marie- Antoinette. On ne sait pas de quelle conséquence a pu être la première impression de la légère princesse, de quelle conséquence plus grave encore la rancune silen- cieuse du jeune officier mortifié.

    On le tenait pour un « benêt » : il ne l'était pas. Sans qu'il fût très cultivé, il était assez instruit et, derrière cette face comme barrée, il pensait ou croyait penser. Gilbert de La Fayette a toujours pensé, mais pas en largeur : en longueur. Je veux dire par là qu'il a, dans sa longue vie, poursuivi une seule idée et celle-ci n'avait son fondement que dans un sentiment. Il y avait, chez ce Gaulois d'Auvergne, du croisé ; mais ce croisé avait, comme les neuf dixièmes de ses contem- porains, pour évangile le Contrat social. On s'imagine mal à quel point la philosophie avait pénétré toutes les classes dès 1760. La noblesse en était plus qu'au- cune autre imbue déjà — et jusqu'aux moelles. Les

  • grandes dames avaient été accueillantes à Montesquieu, à Voltaire, à Diderot, à d'Alembert, et, par-dessus tous, à Rousseau. Tous les hommes que nous étudie- rons ici, nés entre 1749 et 1759, avaient sucé la philo- sophie avec le lait ; mais les petits gentilshommes, notamment, avaient presque joué enfants sur les genoux des vieux maîtres de l'Encyclopédie. Gilbert de La Fayette était philosophe, mais ayant dans les vei- nes du sang de paladin, il devait mettre au service des nouvelles pensées l'ardeur obstinée des croisés, ses pères. Il ne comptait pas délivrer le tombeau du Christ, mais aller chercher dans son tombeau la Liberté, princesse charmante endormie par un magicien, et la réveiller. Il ne savait où le mènerait son mirage ni s'il était si bon pour lui, les siens et son pays que la Liberté fût réveillée. Il était par destination naturelle son cava- lier servant et l'aimait sans plus calculer ni prévoir.

    La Fayette était déjà, à dix-huit ans, l'homme du mirage qu'il poursuivra encore à soixante-dix-sept ans. C'est une espèce de gens respectable et parfois admi- rable, mais extrêmement dangereuse pour la nation qui les a vus naître. Ils ne sont bons que pour l'usage externe.

    Il venait d'être envoyé en garnison à Metz quand lui parvinrent les premiers bruits de la révolution d'Amé- rique. Les colonies s'insurgeaient contre l'Angleterre, parce que celle-ci entendait faire peser sur elles de trop lourds droits. Ne nous dissimulons pas que ce fut là le grand motif ; mais quiconque s'insurge, même au nom des droits trop pesants sur le thé et le cacao, fait

  • immédiatement appel aux plus hautes, aux plus nobles idées. C'est la règle du jeu. Les consommateurs trop imposés du thé se proclamaient, devenus insurgents, les soldats de la Liberté.

    Vous pensez si, dans la France de 1775, préparée par les travaux des philosophes à acclamer toute idée sédi- tieuse, cette cause suscita de passions. Par surcroît, on avait une revanche à prendre de l'Angleterre qui, depuis un siècle, nous battait, nous dépouillait et nous humi- liait. L'opinion entendit entraîner à la guerre le gou- vernement de Versailles. Celui-ci devait hésiter. Pour soutenir les insurgents, il fallait s'endetter quand déjà on allait à la ruine et qu'on ne savait — de Turgot à Necker — à quel saint se vouer. Etait-il raisonnable, par une nouvelle guerre, de précipiter l'heure — déjà fatale — où la monarchie désargentée devrait, à ses risques et périls, faire appel à la nation ? En tout cas, M. de Vergennes, ministre des Affaires étrangè- res, était-il autorisé à penser qu'il fallait attendre, cal- culer, surveiller, saisir le moment apportun.

    Mais, lorsqu'à l'été de 1776, on apprit que, réunis à Philadelphie, les députés des colonies insurgées avaient voté la Déclaration d'Indépendance appuyée sur les Droits de l'Homme, il y eut une poussée plus forte encore, notamment dans la noblesse « libérale ». J'ai fait, un jour, le pèlerinage de Philadelphie ; j'ai vu la salle de l'Indépendance, l'Independance Hall, les tables de bois noirci devant lesquelles s'assirent les fondateurs de la liberté américaine, de John Hancocke à Benjamin Franklin, et la cloche, aujourd'hui fêlée, qui, le 4 juillet 1776, à onze heures, annonça à la foule que le geste décisif était fait — la Liberty Bell. Je suis probablement un Celte, moi aussi, car je ne me suis

  • pas défendu, devant ces témoins austères d'un si grand événement, d'une cordiale émotion que mes compagnons anglo-saxons ne paraissaient point parta- ger. C'est que je songeais à l'horizon où cette cloche de la liberté avait porté ses ondes frémissantes. Il n'est pas contestable que ses sons graves ont traversé l'Océan, venant en France soulever, avec les cœurs, les pensées et les volontés. Ce mot de République que Rousseau n'avait prononcé que pour apporter à l'ap- plication pratique du concept les restrictions les plus étroites, il éclatait sur le ciel des nouveaux Etats- Unis. Et soudain les esprits les moins propres à en définir les conditions et à en prévoir les conséquences, acclamaient ce verbe mystique auquel les citoyens, d'un si froid caractère et de sens si pratique, réunis à Phi- ladelphie, ne craignaient pas de donner une réalité. Que ceux-ci conçussent, tout différemment que les phi- losophes français et leurs adeptes, la Liberté, l'Egalité et les Droits de l'Homme, on n'y pensait guère. Sou- dain la mode passa du Westminster parlementaire — cher aux philosophes — à la Philadelphie républi- caine. Et il fut de bon ton, même dans les salons de Versailles, de se dire républicain à la façon de l'Amérique.

    Vous pensez bien que Gilbert de La Fayette ne se tenait pas d'impatience dans sa garnison de Metz. L'Indépendance proclamée à Philadelphie, les nou- veaux Etats-Unis allaient avoir à la défendre — avec

    la Liberté. Il leur fallait des soldats. Le jeune paladin

  • n'examina rien et, après quelques négociations secrè- tes avec les agents que les insurgents entretenaient en France, il contractait un engagement et s'embar- quait pour l'Amérique — d'autant plus précipitam- ment que son beau-père, le duc d'Ayen, avait obtenu du roi une lettre de cachet qui empêcherait le jeune écervelé d'aller compromettre sa famille et le pays dans une échauffourée.

    Je n'ai pas aujourd'hui à raconter ce chapitre d'his- toire, à décrire l'enthousiasme du jeune marquis devant cette « douce égalité » qui fait qu'il n'y a en Amérique, écrit-il, « ni riches ni pauvres » — ce qui est bien contestable — à entrer dans le détail de la

    première entrevue avec « le vénérable » Georges Washington, souriant paternellement — peut-être un peu ironiquement — devant ce jeune gentilhomme illuminé, à conter les premiers combats d'où ce jeune don Quichotte sortit blessé : « Nous autres républi- cains », écrit à sa femme avec ivresse le descendant des barons d'Auvergne. Les vrais « républicains » américains, eux, le regardaient avec surprise. C'étaient des fils de fermiers puritains, graves, pieux, mesurés, pratiques, qui menaient leur opération avec une volonté dure, mais une âme prudente et froide. Ce petit officier voulait des gestes éclatants et de fou- droyantes passes d'armes. Oui c'était bien le Gaulois, et déjà ces quakers hommes d'affaires avaient, devant cette vaillance agitée, cette curiosité à peine bienveil- lante qui conclut : « Un cerveau brûlé... donc un vrai Français ! »

    Le jeune officier courut même chez les Peaux-Rou- ges. Vous savez qu'ils étaient, depuis un siècle, volon- tiers cités en exemple par les philosophes aux civi-

  • lisés corrompus : ces « sauvages » — tous vertueux puisque sauvages — ne le déçurent pas ; ils lui don- nèrent le nom d'un de leurs chefs ; Gilbert, reçu aux wigwams, fut baptisé Kayerwla — ce qui devait dire bien des choses agréables, et fuma le calumet. Quelle joie pure ! Il les vit, « ces seuls vrais amis de la France », plus vertueux encore que ne les avaient rêvés Raynal et Marmontel, après Voltaire et Rousseau.

    Mais, vaillant et audacieux, tout de même, il impo- sait la sympathie : « Mon ami, lui écrivait Washing- ton, le généreux esprit de chevalerie, chassé du reste du monde, a trouvé un refuge dans la sensibilité de votre nation seulement. » Et sur cette belle parole, qui, à l'Américain, ne coûtait pas un dollar, La Fayette, le 11 janvier 1779, se rembarquait à Boston, ayant continué à vivre dans son mirage et porté son enthou- siasme de l'année précédente jusqu'au délire.

    Ce délire, la France le partageait, et il était, dès lors, fatal — et juste — que La Fayette en devînt le grand bénéficiaire. Ce départ de 1776, accompli sous la menace d'une lettre de cachet, cette croisade pour l 'Indépendance et la Liberté — et contre Albion par surcroît, les échos venus d'Amérique, l'amitié du « vénérable » Washington, le baptême chez les Peaux- Rouges, quel prestige dans un pays qui déjà fermen- tait pour la Liberté et l'Egalité ! Le roi, en souriant, infligea à l'officier, parti en rupture de ban, huit jours d'arrêts à faire chez son beau-père apaisé, puis le reçut cordialement à Versailles où l'intervention était maintenant décidée. Et quand, sous le comman-

  • dement de Rochambeau, une armée fut enfin dirigée sur l'Amérique, La Fayette fut tout naturellement envoyé en éclaireur, en introducteur.

    Ce furent encore deux années magnifiques pour lui : il se battit bien, et quand il rentra derechef en France, ce n'était pas seulement dans son pays qu'il était célè- bre — à trente ans — mais dans l'Europe entière. Les témoins de la vie de La Fayette sont d'accord sur un point : chez lui la vanité la plus insatiable se dissimulait mal sur un masque de modestie grave. Elle avait de quoi se satisfaire : de la cour à la ville, de la ville aux provinces, on le combla d'hommages. Mais l'accueil triomphal reçu à Versailles ne lui suffi- sait pas, pas plus les ovations de l'Opéra, pas plus l'affiliation de la « Loge maçonnique de Saint-Jean d'Ecosse du Contrat social », « avec toutes les dis- tinctions réservées pour les héros », pas plus les faveurs d'une des dames en vue de la cour — et ce suprême triomphe, Marie-Antoinette invitant à danser le maladroit danseur de 1775 : il voulut chercher à travers les cours les hommages des rois. On est répu- blicain ou on ne l'est pas.

    Ne quittant pas l'uniforme américain — glorieuse et austère livrée de la République — il alla à Madrid où il jugea « bien petits les grands d'Espagne » et plus tard à Berlin où le vieux Frédéric le Grand le reçut, tandis que Catherine II le sollicitait de venir la voir en Crimée. Il jugeait de haut ces princes — ce « républicain ». Frédéric II s'en amusa. C'était encore un autre réaliste que le roi de Prusse. Tandis que le héros de la Liberté décrivait, devant ce Hohen- zollern, l'Amérique républicaine : « Monsieur, inter- rompit Frédéric, j'ai connu un jeune homme qui après

  • une visite des contrées où régnaient la Liberté et l'Egalité, se mit en tête d'établir tout cela dans son pays. Savez-vous ce qui lui arriva ? — Non, Sire. — Monsieur, il fut pendu. »

    Je ne sais si, en juillet 1792, notre paladin enten- dant la populace, enfin appelée à la Liberté, crier : « La Fayette à la lanterne ! », se rappellera la figure sardonique du vieux roi, mais il est certain qu'en 1785, il n'était pas homme à méditer de pareils pro- pos. D'ailleurs il allait se retremper en Amérique où, la paix faite, il connut un triomphant voyage : un chef Huron le harangua, Washington l'embrassa, la Liberté lui sourit. Que comptaient, près de ces ivresses, les malices d'un vieux tyran — et ses leçons ?

    Gilbert de La Fayette vivait bien dans l'ivresse : les nègres des colonies, les protestants en France, il fallait tous les affranchir, Noirs et Blancs après les Rouges, de jougs odieux. Et il fallait aussi réformer l'Etat. Certes on ne jetterait point bas la vieille monarchie ; car La Fayette sera surtout « républi- cain » pour l'exportation ; mais on en ferait déjà, en la réformant, la meilleure des Républiques. Chez lui, en effet, vivait, malgré tout, le vieil atavisme loyaliste qui, essayant de se concilier avec les aspirations philo- sophiques, lui faisait bâtir rêves sur rêves encore. Louis XVI, qui, après tout, était bon prince, devien- drait, si chacun y mettait du sien, le président d'une république des provinces unies de France. Il suffisait de le débarrasser d'un entourage qui, insensible aux nouvelles aspirations, le séparait du peuple — ce peuple qui, disait-il, était bon parce que simple — presque aussi simple, donc aussi bon que ces Peaux- Rouges qui ne scalpaient après tout que leurs enne-

  • mis et dans de regrettables moments d'oubli. Un visi- teur trouva aux côtés du héros un sauvage d'Amé- rique en grande tenue de Huron et qui l'appelait « son père ». Paris raffolait de ce Peau-Rouge de M. de La Fayette.

    Tout se préparait, cependant, pour une subversion du Régime. Pour éviter la réunion des Etats géné- raux, la cour demandait de l'argent aux notables. La Fayette était trop notable pour ne pas être de ces assemblées d'essai : il y prit l 'attitude la plus oppo- sante et réclama une représentation élue. « Quoi, s'écria le comte d'Artois, le futur Charles X, quoi, Monsieur, vous demandez la convocation des Etats généraux ? — Oui, Monseigneur, et même mieux que cela ! » Et il prononça le premier le mot : Assemblée nationale, sans avoir d'ailleurs un instant réfléchi à ce que pouvait représenter ce terme retentissant. En attendant que son vœu se réalisât, il flétrissait dans ses lettres à Washington le « pouvoir oriental du roi et les dépenses de la cour ». Tout cela serait jeté bas, mais une révolution était-elle nécessaire ? Mais non ! Qu'on laissât faire et tout se terminerait « sans grande convulsion. » Oui, « sans grande convulsion » ! On peut se tromper de moins !

    Soudain la convocation désirée des Etats le sur-

    prend presque et d'ailleurs son embarras est grand. Chaque ordre doit élire ses députés ; or la noblesse d'Auvergne ne partage point, par hasard, les ivresses républicaines ni même les idées libérales de La Fayette : il s'en faut du tout. Un Mirabeau, nous le verrons, ne s 'embarrassera guère de cette situation ; de cerveau

  • puissant et de volonté indomptable, il va rompre avec son Ordre et se jeter dans les bras du Tiers. Chez un La Fayette, les idées les plus avancées s'allieront toujours à une sorte d'aristocratisme persistant et s 'empêtreront parfois de timidité en face des gestes de rupture. Il fit ce que font, me dit-on, de nos jours encore, quelques candidats : il accepta, puisqu'il le fallait pour être élu, les cahiers qu'il n'approuvait pas, et sortit de l'assemblée noble, avoue-t-il à un ami, « élu, mais pas content ».

    Tenu par ses engagements, il se sentait paralysé. Il le fut quelques semaines. Parmi les nobles élus, comme lui, par leurs pairs, tout un groupe se mon- trait, dès le premier jour des Etats, disposé à se fondre avec le Tiers Etat pour vérifier les pouvoirs en commun — premier pas vers la formation d'une Assemblée nationale, et ce groupe, au cours d'ora- geuses séances, se grossissait assez vite : Latour-Mau- bourg, Virieu, Castellane, Liancourt, cinquante autres disposés à entrer déjà dans la voie des grandes réformes ; et La Fayette dont (affirmait-il encore à l 'ambassadeur des Etats-Unis à Paris, gouverneur Morris) toutes les préférences allaient à une « répu- blique », restait muet à sa place, n'osant s'affirmer. Peut-être aussi, l'âme restant ferme, l'esprit, que nous savons sans envergure, vacillait-il un peu. Ayant, devant ce même Morris, déclaré ses aspirations à la démocratie qu'il se définissait mal, il avait vu l'Amé- ricain fort méfiant : « Je lui ai déclaré, écrit celui-ci, que je suis opposé à la démocratie par amour de la liberté, que je les vois (La Fayette et ses amis) courir à leur ruine et que je voudrais les retenir ; que leurs vues, leurs projets, leurs théories sont incompatibles

  • avec les éléments qui composent la nation française et que ce qui pourrait arriver de plus fâcheux, c'est que leurs espérances, leurs plans fussent réalisés. » Voilà bien le réalisme impitoyable de l'Anglo-Saxon. La Fayette aurait répondu « qu'il sentait bien que son part i avait perdu la raison et qu'il le lui avait dit, mais qu'il n'était pas moins déterminé à périr avec lui. » J'hésite à croire à la vérité de cette réponse ; elle dénoterait encore une sorte de claivoyance peu conforme aux illusions et, d'ailleurs, au caractère de La Fayette.

    Cependant, les Etats s'étaient, sans l'intervention du marquis démocrate, transformés en Assemblée natio- nale et celle-ci avait abordé les grands problèmes. La Fayette alors reparut. Le 11 juillet, il déposait sa Déclaration européenne des droits de l 'homme et du citoyen mise en réserve depuis dix ans — Tables de la loi rapportées de Philadelphie. Mais déjà l'Assemblée, suivant les prévisions de Morris, voulait plus : dépas- ser l'Amérique et légiférer non point même seulement pour l 'Europe, mais pour l'Univers — j'y reviendrai. Le projet fut écarté comme faible, mais, consolation à l 'auteur, La Fayette était, le 14 juillet, élu vice-prési- dent et ce fut le début d'une fortune nouvelle.

    Ce 14 juillet même, le peuple, se soulevant à la nouvelle du renvoi de Necker, s 'emparait de la Bas- tille du faubourg Saint-Antoine et, après avoir massa- cré quelques officiers du roi, installait à l'Hôtel de Ville un nouveau pouvoir municipal, une Commune ayant à sa tête l 'astronome Bailly — un astronome

  • qui allait se jeter dans un puits. Les bourgeois, égale- ment effrayés par le mouvement populaire et par les menaces de répression de la cour, avaient, dès le 14, institué à deux fins — résistance au gouvernement et résistance à l 'émeute — une milice qui, dans leur esprit, devait, tout en protégeant les premières conquêtes révolutionnaires, maintenir l 'ordre dans la rue. Cette milice de bourgeois armés allait devenir cette garde nationale destinée dès le berceau, suivant les fortes paroles de Joseph Prudhomme, « à soutenir nos institutions et, au besoin, à les combattre. » Mais elle avait besoin, pour s'imposer tout à la fois au gou- vernement de Versailles et au peuple de Paris, d'un prestige, que, seul, un chef ou nom populaire, soldat et patriote, lui pouvait procurer.

    Il se trouva que, le 15 juillet, La Fayette, en qua- lité de vice-président de l'Assemblée nationale, fut désigné pour conduire à Paris la députation chargée de féliciter les électeurs parisiens, réunis à l'Hôtel de Ville, de la chute de la Bastille. Ceux-ci eurent à peine aperçu le « héros des deux mondes » que, d'une voix unanime, ils l 'acclamaient chef de la milice. Le héros ne saura jamais résister aux acclamations popu- laires. Aussi bien voyait-il là — il faut être juste — un moyen de sauver la Liberté naissante des menaces de la démagogie comme de celles de la contre-révo- lution. Tirant son épée, il fit le serment de sacrifier sa vie « à la conservation de la Liberté ».

    Le peuple, à la vérifé, l 'inquiétait : « Ce peuple furieux, ivre, ne m'écoutera pas toujours, » disait-il avec un début d'inquiétude. Mais, pour le calmer, il donnait ordre, on ne sait au nom de quoi, de démolir la Bastille conquise. De telles mesures excitent plus

  • qu'elles ne calment. Le 16, le peuple massacrait encore les malheureux Bertier et Foulon et promenait leur tête au bout des piques. La Fayette sera, au cours de sa longue vie, toujours très étonné que le peuple, proclamé « généreux » au lendemain du jour où il a mis en pièces de bons citoyens, manifeste immédiate- ment sa « générosité » par un nouveau massacre. Le peuple avait, le 14 juillet, dépecé de Launay et Flais- selles et on l'avait félicité ; il massacrait donc Bertier et Foulon. La Fayette, inconséquent, s'indignait. Il offrit sa démission : « Je suis dans la terrible situation, écrivait-il, de voir le mal sans pouvoir y remédier. » On insista pour qu'il restât : il resta, et derechef pro- clama le peuple généreux.

    Le 31 juillet, il y eut à l'Hôtel de Ville une scène attendrissante : la foule, assemblée sur la place, vit le marquis paraître au balcon, l'air sentimental et les yeux inspirés. Il brandissait la cocarde nouvelle for- mée des couleurs rouge et bleue à la ville de Paris additionnées du blanc des Bourbons, et c'est alors qu'aux acclamations de la foule, il s'écria : « Je vous apporte une cocarde qui fera le tour du monde ! » Pour une fois, au moins, Gilbert de La Fayette voyait juste — encore qu'il n'imaginât certainement pas dans quelles conditions les trois couleurs seraient, avant vingt ans, promenées du Rhin au Nil et de Cadix à Moscou.

    Il était maintenant dans la note : pendant ces semaines chaudes de 1789, il y eut une débauche de sentimentalité patriotique, où le « général » jouait un rôle admirablement adapté à son caractère. Il y avait chez cet homme un mélange de foi exaltée et de vanité poussée au paroxysme, d'intentions héroïques et de

  • naïfs désirs de parader, qui trouvait dans le Paris des mois d'août et septembre une abondante satis- faction. Il ne paraissait plus à l'Assemblée nationale, mais, revêtu du nouvel uniforme de la garde nationale, juché sur le cheval blanc vite célèbre, ou bien par- lant du haut de tous les perrons, de tous les balcons, de tous les paliers, il haranguait, encourageait, cal- mait, excitait, suivant les circonstances, le peuple toujours « généreux » qui, ravi d'être si généreux, couvrait de ses acclamations les paroles de l'infati- gable chef — qu'aussi bien il n'entendait guère. Il allait à Notre-Dame — car on était encore dans la

    phase religieuse de la Révolution — faire bénir les drapeaux tricolores de la garde, puis courait dans les faubourgs embrasser des citoyens qui avaient eu, huit jours, la gentillesse de ne massacrer personne. Il par- lait avec émotion de Dieu qui protégeait la liberté, du roi qui la voulait, du peuple qui l'avait fondée. Et cela dura deux mois.

    Il fut brusquement réveillé de ce rêve par les jour- nées d'Octobre.

    Le 5 octobre, la populace de Paris, pour arracher le roi à son entourage, accusé (non sans raison d'ail- leurs) de préparer la contre-révolution, se porta sur Versailles, envahit l'Assemblée, puis tenta de forcer le Château. A peine les émeutiers en route, la garde nationale manifesta le désir d'aller les appuyer à Versailles, d'en rapporter les têtes des gardes du corps coupables de manifestations antirévolutionnaires et peut-être d'en ramener les souverains à Paris.

  • Le général avait eu, peu de jours auparavant, la fâcheuse idée — toujours pour enlever les applau- dissements — de déclarer qu'un jour ou l'autre, il faudrait marcher sur Versailles « pour activer les décisions de l'Assemblée. » Le 5 octobre, les gardes nationaux se rassemblèrent d'eux-mêmes. La Fayette courut les dissuader d'une résolution, à son sens, nettement attentatoire à la majesté, et du souverain, et de l'Assemblée, refusa de prendre leur tête et fit mine de les quitter : « Morbleu, cria-t-on de toutes parts, morbleu, général, vous resterez avec nous ! » Il céda — comme toujours — mais entendit se faire couvrir d'un ordre de la Commune de Paris. Les

    Ponce Pilate de l'Hôtel de Ville lui enjoignirent de part ir « vu qu'il était impossible de s'y refuser ». On voit ici poindre tous les Kerensky de l'avenir.

    Il était leur chef : il les suivit. Il parut soudain sous les armes à l'Assemblée ; Mounier, royaliste libéral, qui présidait, l'interpella vivement : « Que venait-il faire ? » — « Protéger le roi, » affirma-t-il — et il était sincère. Si le souverain prononçait un seul mot favorable aux couleurs nationales, l'avant-veille insul- tées par les gardes du corps, tout s'apaiserait. Il se rendit au Château et pénétra jusqu'au salon de l'Œil- de-Bœuf au milieu de la sombre réprobation des cour- tisans. On le tenait pour coupable de tout conduire quand il subissait tout, pour un meneur alors qu'il était déjà un mené. « Voilà Cromwell ! » cria quel- qu'un. Lui, haussa les épaules. « Cromwell, monsieur, dit-il, ne serait pas entré seul. » Il vit Louis XVI. Celui-ci le reçut avec cette souriante lassitude qui était, hélas ! son attitude ordinaire. Puisque le géné- ral lui proposait de faire garder le Château par ses

  • hommes, il retirerait les postes de gardes suisses et dormirait sous la protection, des « soldats de la nation ». Ainsi fut fait : le général posa ses gardes. Mais il était fatigué et s'en alla, lui aussi, dormir, tandis que, cependant, on entendait la foule, bivoua- quant dans les avenues, hurler comme un refrain : « Nous aurons les têtes des gardes du corps ! » Riva- rol devait écrire cruellement de celui qu'il appela dès lors le « général Morphée » : « Lorsque j'étais couché, le crime était debout. »

    On sait ce qui se passa : les issues peu à peu inves- ties, la populace se ruant, le Château envahi jusqu'à la porte de la reine, menacée par les plus épouvan- tables injures, les gardes du corps qui défendaient l'accès de la chambre massacrés, Marie-Antoinette contrainte de courir, à moitié nue, chez le roi, celui-ci obligé de consentir à quitter Versailles, la famille traînée aux Tuileries par la populace enlevant « le boulanger, la boulangère, et le petit mitron », et l'As- semblée suivant le roi à Paris où elle va, ainsi que les souverains, être sous la main des émeutiers.

    La responsabilité de La Fayette était strictement, nous dit-on, à l'abri ; n' importe : à part ir de ce jour, ses ennemis eurent beau jeu pour insinuer ou dire ouvertement que peut-être, de propos délibéré, il avait — le mot resta célèbre — « dormi contre son roi ».

    De cette défaveur de la cour il trouvait une compen- sation suffisante dans ce qu'il appelait « l 'amour du peuple ».

    De fait, elle restait extrême ; peu d'hommes ont été

  • à ce point populaires : le fameux cheval blanc était déjà entré dans une légende sur un fond de drapeaux trico- lores : « le Général » — comme on disait tout court à

    Paris, car il semblait n'y en avoir plus d 'autre — dominait la Révolution. Mirabeau, qui le détestait, l'accusait de prétendre à être « maire du palais ». Cependant — j'y reviendrait à propos du grand tr ibun — celui-ci chercha à étayer ses ambitions violentes sur cette popularité prodigieuse ; il offrit son alliance à La Fayette ; lui serait ministre, l 'autre maréchal, et à eux deux ils sauveraient l 'Etat en arrêtant court

    la Révolution qui, déjà, dépassait son but, et restau- reraient l'autorité. La Fayette ne comprit rien à Mira- beau, comme il ne devait rien comprendre à Bonaparte dix ans après, rien comprendre à Louis-Philippe qua- rante ans après : son puritanisme répugnait au com- merce de ce « débauché » ; dans ce politique au cer- veau puissant, il ne vit jamais qu'un intrigant qui peut-être se servirait de lui pour l 'écarter ensuite ; il opposa une froideur têtue et hautaine aux déclara- tions fougueuses du tribun. Celui-ci, furieux, s'enra- geait au contact d 'un esprit qu'il jugeait inepte, de ce « sous-grand homme », un imbécile, un Jocrisse, un Gilles des trétaux — « Gilles César », ricanait-il. Mais, sa popularité croissant tous les jours, chacun voulait son concours, les Jacobins comme certains hommes du roi et, après Mirabeau, Talleyrand. L'évêque d'Au- tun le sonda, lui aussi, en vue d'une alliance mais, à son tour, se découragea vite devant ce personnage à la figure impassible qu'il estimait finalement « vide d'idées et de décisions. »

    C'était vrai : La Fayette ne voyait rien de ce qui se préparait. Une lettre à Georges Washington, du 12 jan-

  • vier 1790, le montre satisfait de tout ce qui se faisait : on construisait une excellente Constitution, « suffi- sante pour assurer la liberté ». L'avenir lui paraissait rose. Or il était tout rouge. Et emporté par le désir de ne point paraître réagir, lui, le chef de l'armée de l'ordre, il s'écriait : « Pour la Révolution il a fallu des désordres ; l 'ordre ancien n'était que servitude et, dans ce cas, l 'insurrection est le plus saint des devoirs. » Sa vanité s'exaltait cependant : « J'ai, confiait-il à Fro- chot, vaincu le roi d'Angleterre dans sa puissance, le roi de France dans son autorité, le peuple dans sa fureur. »

    Cet orgueil avait une excuse : sa popularité attei- gnait son apogée ; la fête célèbre de la Fédération — où le côté sentimental de la Révolution se manifesta

    en une scène si grandiose — fut la journée de La Fayette. Il y parut à la tête des délégués de toutes les gardes nationales du royaume. Quand il monta déposer, en un geste emphatique, son épée sur l'autel de la patrie, élevé au centre du Champ-de-Mars, l'en- thousiasme de la foule alla jusqu'au délire : « On ne voulait pas le laisser redescendre de l'autel, écrit un témoin ; on semblait exiger qu'il y restât exposé à la vénération publique. A peine redescendu, les fédérés s'élancèrent vers lui, les uns lui baisant le visage, les autres les mains, les autres, moins heureux, les habits. Il n'eut pas moins de peine à remonter à cheval. A peine fut-il en selle qu'on baisa ce qu'on put encore : ses cuisses, ses bottes, le harnais du cheval, enfin le cheval lui-même. » Et quand, sortant du Champ-de- Mars à cheval, il semblait porté par une énorme vague d'acclamations, quelqu'un s'écriait : « Voyez-vous M. de La Fayette, qui galope dans les siècles à venir ? »

  • Soudain, tout allait s'affaisser de cette popularité sans précédent.

    La Révolution s'aggravait. Déjà toute une équipe de meneurs poussait à un nouvel accès. L'insurrection n'était-elle pas proclamée, par le chef même de la milice, « le plus sacré des devoirs » ? Elle le redeve- nait aux yeux d'un Danton quand il fallait écarter ceux qui, ayant présidé aux premiers pas de la liberté, l 'arrêtaient, disait-on, en chemin et, ainsi, « trahis- saient ». La Fayette restait monarchiste et, malgré des paroles d ' imprudente démagogie, désirait le rétablis- sement de l 'ordre ; on le devinait et il commençait à gêner. Au lendemain de la Fédération, Marat l'avait dénoncé comme un faux ami du peuple odieusement t rompé par lui. Sur ces entrefaites la révolte des trou- pes à Nancy émut La Fayette. C'était un soldat ; sou- dain il aperçut, pour un instant, le gouffre qui se creusait si la dissolution de l'armée, suivant — logi- quement — celle de la nation, n'était pas arrêtée par des mesures de rigueur. Il les conseilla, les réclama à l'Assemblée, participa à la répression des révoltés.

    Ce fut, dans les partis de désordre, un grondement de fureur et, dans le peuple, aliéné par les publicistes d'extrême gauche, une hésitation, sinon un revirement violent. Comment en un plomb vil l 'or pur s'est-il changé ? Marat attaquait l 'homme avec une croissante âpreté : La Fayette — de son nom patronymique Motier de La Fayette — n'était plus que « l'infâme Motier, vil suppôt de la cour ». Desmoulins dénonçait la trahison de cet artificieux voleur de popularité.

  • Les pamphlets pleuvaient. Alors qu'à la cour, la reine, qui détestait le général, détournait le roi de se confier à lui, on publiait un libelle : Soirées amoureuses du général Motier et de la belle Antoinette. Il y eut chez lui un moment — très court — de doute : une lettre

    à Washington trahit ses inquiétudes. Il était temps de résister : il résisterait. Mais il repoussait les avances intermittentes des royalistes. Sur qui, dès lors, s'ap- puierait-il ? La fuite du roi força le général à assumer une sorte de dictature et quand les malheureux souve- rains, repris et ramenés à Paris, eurent été séquestrés aux Tuileries, à y assumer presque le rôle de geôlier. Lorsque, le soir de la journée du retour, il se présenta au roi avec ses grands airs froidement déférents — qui paraissaient à la cour la suprême impertinence — pour « prendre les ordres » du souverain « sus- pendu », celui-ci, toujours bonhomme, lui répondit en souriant : « Il me semble que je suis plus à vos ordres que vous n'êtes aux miens. » Mais Marie-Antoinette reçut, pâle de fureur contenue, celui qui devait les surveiller.

    La Fayette souffrait d'une situation qui allait contre ses espérances. Il s'en énervait, prenait des résolutions de fermeté contre les excès de la Révolution. Il opina pour que, la Constitution votée, le roi suspendu fût rétabli sur le trône, et, soutenu cette fois contre les révolutionnaires extrêmes par ses gardes nationaux, se montra résolu à réprimer toute protestation. Lorsque, le 17 juillet 1791, la foule, appelée par les tribuns de la deuxième équipe, Desmoulins et Danton, à manifester contre le rétablissement du roi, se fut portée au Champ-de-Mars, le général s'y rendit à la tête de la garde nationale pour dissiper le rassemblement, avec

  • le maire, l'infortuné Bailly, déjà roulé, lui aussi, dans cette tourmente. Et les sommations ayant été faites devant le peuple révolté, soudain, droit sur le fameux cheval blanc, La Fayette, toujours impassible, tirant son épée, donna le signal du feu qui couchait par terre quelques centaines de manifestants et provoquait la fuite éperdue, mais hurlante, des gens épargnés.

    C'était fini : ce qui subsistait de sa popularité croula, s'abîmant dans cette mare de sang à laquelle, hélas ! l'acheminaient depuis trois ans — presque fatalement — tant d'événements, bien imprévus de Gilbert de La Fayette quand, un an encore auparavant, sur ce même Champ-de-Mars, la foule baisait jusqu'à la croupe de son cheval. Le règne de La Fayette était fini, bien avant celui de Louis XVI lui-même.

    Il ne regrettait cependant rien, incapable, dans sa foi aveugle, de tirer aucune leçon des événements. La cour le tenait éloigné et la Révolution le reniait. Lui se tenait pour plus grand que jamais. Mais sa situation était impossible à Paris. Une nouvelle Assemblée était élue où, à la vérité, ses amis semblaient en majorité ; appuyé sur elle, il eût pu garder le commandement de la garde nationale, mais il sentait souffler dans Paris un vent de haine et en était gêné. Il se démit et se fit donner à la frontière — déjà menacée — une armée. C'était un vaillant chevalier, ce n'était pas un grand chef de guerre : la guerre déclarée, il parut empêtré, n'agit pas. D'ailleurs l'équipe girondine était parvenue, nous le verrons, à s 'emparer du pouvoir.

  • Elle détestait l'homme, tout en le craignant un peu. Les folliculaires réclamaient son rappel, son arresta- tion, son châtiment. Il alla au-devant de son destin.

    Lorsqu'en juin 1792, la foule, jetée sur les Tuileries par les clubs, y eut insulté le roi sans oser plus, le vieil atavisme monarchique du général se révolta. Le cou- rage ne lui a jamais fait défaut, je l'ai dit. Soudain, abandonnant son armée à Metz, il parut à la barre de l'Assemblée ; il y dénonça le crime de lèse-majesté qui venait d'être commis ; et encore que la Gauche réclamât violemment sa mise en accusation pour avoir déserté son poste, la Législative passa à l 'ordre du jour. Ces gens le croyaient suivi de son armée et — indignés, au fond, de l'émeute de la veille, tremblants devant l'émeute menaçante pour le lendemain — ils se fussent déjà arrangés d'un coup d'Etat militaire matant les tenants de la seconde Révolution, celle qui prétendait subjuguer l'Assemblée et jeter bas le trône.

    Or, La Fayette n'avait pas amené un soldat. Il res- tait le paladin qui fait blanc de sa seule épée et, d'ail- leurs, orgueilleusement féru d'une popularité qu'il ne possédait plus, il pensait que son seul nom allait faire rentrer sous terre les ennemis de la Constitution et les siens.

    Il fit offrir à la cour un projet de répression ; elle gardait vis-à-vis de lui une irrémédiable méfiance ; le roi accueillit froidement ses ouvertures. « Je vois bien, disait la reine, que M. de La Fayette veut nous sauver, mais qui nous sauvera de M. de La Fayette ? » Il convoqua ses anciens soldats de la garde nationale pour les passer en revue. Le nouveau maire de Paris, Pétion, tout dévoué aux meneurs jacobins et averti absurdement par des courtisans, contremanda la revue

  • sans une évidente aigreur aux Conseils, qu'un homme qui, depuis la Révolution, a été en butte à tous les partis, puisse rallier toutes les confiances. Ma véri- table place est au Conseil des Cinq-Cents. Mon choix est fait. J'y reste. » Et s'obstinant dans cette démis- sion, il s'ensevelit dans la Commission des Finances où il put, mieux qu'en toute autre, constater que la France était en ruines.

    Il n'était cependant pas pour une restauration roya- liste. Son vote régicide pesait là sur sa politique comme sur celle de toutes ces gens. Il approuva donc le coup d'Etat de Fructidor qui faisait sombrer tout espoir de contre-révolution, disant simplement que l'événement prouvait la nocivité de la Constitution et la nécessité de la reviser. Déjà il rêvait d'une autre restauration : un prince étranger à la France ou bien un soldat populaire accepterait peut-être une Consti- tution faite de ses mains, à lui, et qui organiserait, sous le couvert d'une autorité forte, un Etat hiérar- chisé suivant les règles de la philosophie rationnelle, un Etat pyramidal, disait-il, et terminé non plus par la plate-forme directoriale, mais par la pointe — la fameuse pointe dont il avait, en 1791, fait argument en faveur de la monarchie.

    Il restait dans l'ombre, remuant ses pensées, essayant de perfectionner son système. On ne parla pas de lui pendant un an. Seul un incident bizarre fit prononcer son nom ; il fut — ce qui étonne — l'objet d'une tentative d'assassinat : un prêtre, l'abbé Poulle, un détraqué, ayant obtenu de lui une audience, lui fra- cassa le bras d'un coup de pistolet. Il resta calme et dit seulement à son portier : « Quand il reviendra me voir, vous lui direz que je n'y suis pas. » Il se

  • partageait entre des salons où on l'encensait, de chez Mme de Staël — autre chimérique — à Mme Helvé- tius, à Auteuil, rendez-vous, depuis longtemps, des philosophes. Il allait à l 'Institut où, naturellement, il avait été appelé — et y exerçait une grande influence sur ses collègues, tous représentants de l'esprit philo- sophique. Ses idées sur la restauration de l 'Etat y étaient en faveur. On sait que c'est là que Brumaire recrutera ses meilleurs partisans. Mais, déjà il ouvrait les voies au coup d'Etat, car il blâmait tout ce qu'on faisait au Luxembourg, souriait amèrement si l'on par- lait des excentricités de Larevellière, et des débauches de Barras, dénonçait la faiblesse du Gouvernement qui, ayant proscrit avec les royalistes nombre de bons citoyens, laissait les Jacobins relever la tête et la racaille peser sur les élections. « Le Directoire, note Barras, en germinal an VI, est importuné par les bourdonnements qu'il suscite. »

    Afin de s'en débarrasser, on l'envoya à Berlin avec mission d'y faire triompher son système d'alliance prussienne. « Désabusé sur les républicains modernes, écrit-on, bien plus encore que sur les républiques, il voudrait s'éloigner de sa patrie qui n'a plus aucun attrait pour lui. » On le vit apparaître à Berlin où il dut figurer, dès le lendemain de son arrivée, au cou- ronnement du nouveau roi Frédéric-Guillaume III, le futur vaincu d'Iéna. Albert Sorel a bien décrit

    l'effet produit par l'apparition de ce singulier person- nage : « Parmi les diplomates chamarrés de cordons, les généraux, les ministres, revêtus des uniformes tra- ditionnels, on vit s'avancer un étranger de haute taille au profil tranchant, au teint blême, avec un habit austère qui parut funèbre, des cheveux noirs sans

    CouverturePRÉSENCE DE L’HISTOIREDu même auteurPage de titreCopyright d'origineI - LA FAYETTE OU LES ILLUSIONS